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Date : 20070103

Dossier : T-618-05

Référence : 2007 CF 1

ENTRE :

JAMIE GALLANT, STEPHANIE STANGER

et SHELLEY LEWIS

 

demanderesses

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

et LA MI’KMAQ CONFEDERACY OF PRINCE EDWARD ISLAND

défendeurs

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

Le juge Pinard

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision prise par Ressources humaines et Développement des compétences Canada (RHDCC), le 1er avril 2005 ou vers cette date, de conclure une seule entente sur le développement des ressources humaines autochtones (l’Entente) à l’Île‑du‑Prince‑Édouard avec la Mi’kmaq Confederacy of Prince Edward Island (la Mi’kmaq Confederacy).

 


I.          Les faits

[2]               Le 1er avril 1999, RHDCC a annoncé la création d’un programme visant à accroître les possibilités d’emploi des Autochtones, appelé « Stratégie de développement des ressources humaines autochtones » (la Stratégie). La phase I de la Stratégie a commencé le 1er avril 1999 et a pris fin le 31 mars 2005. Dans le cadre de la Stratégie, RHDCC a conclu des ententes sur le développement des ressources humaines autochtones (EDRHA) avec des organisations autochtones dans tout le Canada.

 

[3]               Trois de ces ententes ont été conclues avec des organisations autochtones de l’Île‑du‑Prince‑Édouard pendant la phase I. Ces trois organisations étaient la Première nation Abegweit, la Première nation de Lennox Island et le Native Council of P.E.I (le Native Council). La Première nation Abegweit et la Première nation de Lennox Island, deux nations mi’kmaq, sont les deux seules bandes indiennes de l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Le Native Council est une organisation sans but lucratif qui défend les droits des Autochtones vivant hors réserve à l’Île‑du‑Prince‑Édouard.

 

[4]               Les demanderesses sont membres du Native Council; ce dernier les a aidées de différentes façons et leur a permis d’avoir accès à divers programmes gouvernementaux. Elles ne vivent pas dans une réserve et ont peu de rapports, voire aucun, avec les bandes de l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Jamie Gallant, qui est la chef et la présidente du Native Council, est une Autochtone non inscrite. Stephanie Stanger est une Autochtone inscrite appartenant à une bande de l’extérieur de la province. Quant à Shelley Lewis, elle est inscrite comme membre de la bande Abegweit à l’Île‑du‑Prince‑Édouard, mais elle ne vit pas dans une réserve.

 

[5]               La phase II de la Stratégie a débuté le 1er avril 2005. RHDCC a décidé de modifier le nombre d’EDRHA qu’il était disposé à conclure dans différentes régions et, en particulier, de n’avoir qu’une seule EDRHA à l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Au cours de la phase II de la Stratégie, l’unique EDRHA a été conclue avec la Mi’kmaq Confederacy. Celle‑ci a été constituée en personne morale en 2002 par la Première nation de Lennox Island et la Première nation Abegweit. La Mi’kmaq Confederacy, qui devait à l’origine servir de conseil tribal, se décrit maintenant comme une organisation à fonctions multiples qui fournit des services à tous les Autochtones de l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Son conseil d’administration est constitué des conseils de la bande de Lennox Island et de la bande Abegweit.

 

II.         La décision contestée

[6]               La possibilité de regrouper les trois EDRHA en une seule au cours de la phase II de la Stratégie a été étudiée dès 2003. Selon RHDCC, le Native Council et la Mi’kmaq Confederacy étaient au courant du projet en novembre 2003. La décision de regrouper les trois EDRHA a été prise en janvier 2005.

 

[7]               Au lieu de procéder à une demande de propositions, RHDCC a pris des dispositions pour discuter de la décision de regroupement avec chacun des titulaires d’une EDRHA séparément. Prévoyant le regroupement, la Mi’kmaq Confederacy a décidé de présenter à RHDCC une proposition spontanée afin de devenir la titulaire de l’unique EDRHA de l’Île‑du‑Prince‑Édouard. RHDCC a informé le Native Council de la proposition de la Mi’kmaq Confederacy au début de 2005.

 

[8]               RHDCC a rencontré le Native Council à plusieurs reprises au début de 2005. À chaque rencontre, le Native Council a fait valoir que la Mi’kmaq Confederacy ne pouvait pas représenter les intérêts des Autochtones vivant hors réserve et qu’il devait y avoir deux EDRHA à l’Île‑du‑Prince‑Édouard : une pour les Autochtones vivant dans les réserves et une autre pour les Autochtones vivant hors réserve. Le Native Council a aussi proposé, si deux EDRHA ne pouvaient pas être conclues, que l’unique EDRHA soit conclue avec la Mi’kmaq Confederacy, mais que les aspects concernant les Autochtones vivant en milieu urbain ou hors réserve soient gérés par le Native Council aux termes d’une entente auxiliaire.

 

[9]               Après avoir examiné les préoccupations du Native Council, RHDCC a décidé de s’en tenir au projet de regroupement des trois EDRHA en une seule. RHDCC ne voulait pas conclure une entente auxiliaire comme le proposait le Native Council, parce que la conclusion d’une entente de ce genre avait déjà causé des problèmes dans d’autres provinces. Le 11 février 2005, RHDCC a communiqué sa décision au Native Council et l’a invité à présenter sa propre proposition s’il voulait être titulaire de l’unique EDRHA de l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Le Native Council a refusé parce qu’il n’avait pas le mandat de représenter les Autochtones vivant dans les réserves.

 

[10]           Les membres du Native Council ont entrepris différentes actions pour contester cette décision. Ils ont écrit des lettres à des directeurs de RHDCC, ils ont tenu une assemblée publique pour discuter de la question et ils ont manifesté devant les bureaux de RHDCC. Cette réaction du Native Council n’a pas surpris RHDCC. Selon des documents ministériels datant de 2004, RHDCC prévoyait qu’il pourrait être difficile de regrouper les EDRHA, car [traduction] « il sera difficile de vendre l’idée de regrouper en une seule entente les deux ententes conclues avec les Premières nations et le groupe d’Autochtones non inscrits, ces deux groupes n’étant pas visés par un accord unique ailleurs dans les Provinces maritimes ou au Canada » (documents divulgués en application de l’article 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles), pages 18 et 19 du volume 1 (de 3) du dossier des demanderesses).

 

[11]           En février et en mars 2005, RHDCC a continué de tenir des réunions avec le Native Council et a aussi organisé une rencontre au cours de laquelle la Mi’kmaq Confederacy a présenté sa proposition au Native Council.

 

[12]           Le 1er avril 2005 ou vers cette date, RHDCC a conclu une EDRHA avec la Mi’kmaq Confederacy, faisant de celle‑ci la titulaire de l’unique EDRHA de l’Île‑du‑Prince‑Édouard. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle.

 

III.       Les questions en litige

A.        La question préliminaire

(1)        Certains paragraphes des affidavits de Shelly Lewis, de Stephanie Stanger, de Sheila Chaisson et de Jamie Gallant devraient‑ils être radiés?

 

B.         Les questions principales

 

(1)        La décision de RHDCC de conclure une seule EDRHA avec la Mi’kmaq Confederacy était‑elle discriminatoire parce qu’elle portait atteinte aux droits à l’égalité garantis aux demanderesses par l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte)?

 

(2)        Le cas échéant, la décision pouvait‑elle être justifiée en vertu de l’article 1 de la Charte?

 

(3)               La participation de RHDCC à la décision était-elle contraire à la justice naturelle et RHDCC a-t-il ainsi manqué à l’équité procédurale?

 

 

IV.       Analyse

 

A.        La question préliminaire

 

[13]           Le procureur général soutient que certaines parties des affidavits de Shelley Lewis, de Stephanie Stanger, de Sheila Chaisson et de Jamie Gallant ne sont pas conformes à l’article 81 des Règles parce qu’elles ne se limitent pas aux faits dont la déclarante a une connaissance personnelle. Il estime que les paragraphes suivants devraient être radiés :

(1)               affidavit de Shelley Lewis : paragraphes 4 et 8 à 10;

(2)               affidavit de Stephanie Stanger : paragraphes 7, 15 et 16;

(3)               affidavit de Sheila Maureen Chaisson : paragraphes 10 et 11;

(4)               affidavit de Jamie Gallant : paragraphes 34, 47 à 49 et 50 à 52.

 

 

 

[14]           Le paragraphe 81(1) des Règles prévoit ce qui suit :

81. (1) Les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle, sauf s’ils sont présentés à l’appui d’une requête, auquel cas ils peuvent contenir des déclarations fondées sur ce que le déclarant croit être les faits, avec motifs à l’appui.

 

81. (1) Affidavits shall be confined to facts within the personal knowledge of the deponent, except on motions in which statements as to the deponent’s belief, with the grounds therefore, may be included.

 

(1)               L’affidavit de Shelley Lewis

[15]           Paragraphe 4 – Shelley Lewis allègue qu’elle savait que des personnes vivant dans des réserves recevaient des primes de Noël. Il ressort clairement du contre‑interrogatoire qu’elle n’avait pas une connaissance personnelle de ce fait, mais qu’elle l’avait plutôt appris d’autres personnes.

 

[16]           Paragraphe 8 – Shelley Lewis allègue qu’il sera difficile et compliqué, sous le régime de l’EDRHA, de demander des fonds par l’entremise de la Mi’kmaq Confederacy. Il est évident qu’elle n’en sait rien personnellement et elle a admis, au cours de son contre‑interrogatoire, qu’elle n’avait jamais demandé de fonds par l’entremise de la Mi’kmaq Confederacy.

 

[17]           Paragraphe 9 – Shelley Lewis est d’avis que, compte tenu du mandat de la Mi’kmaq Confederacy, le fait que celle‑ci est titulaire de l’unique EDRHA risque d’entraîner de la discrimination pour les Autochtones vivant hors réserve. Or, elle n’a pas une connaissance personnelle du mandat de la Mi’kmaq Confederacy. Lors de son contre‑interrogatoire, elle a admis que c’est Jamie Gallant qui lui avait expliqué le mandat de la Mi’kmaq Confederacy.

 

[18]           Paragraphe 10 – Shelley Lewis affirme que ce n’est que par les efforts du Native Council qu’elle a pris connaissance de la décision de la RHDCC d’adopter une approche de « guichet unique ». Cette affirmation ne pose pas problème, à mon avis.

 

[19]           Par conséquent, les paragraphes 4, 8 et 9 de l’affidavit de Shelley Lewis seront radiés.

 

(2)        L’affidavit de Stephanie Stanger

[20]           Paragraphe 7 – Stephanie Stanger affirme qu’elle n’est pas visée par le mandat de la Mi’kmaq Confederacy puisqu’elle n’est pas une Mi’kmaq et n’appartient pas à l’une des deux bandes de l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Comme je l’ai mentionné précédemment, les observations concernant le mandat de la Mi’kmaq Confederacy peuvent être radiées au motif que la déclarante n’en a pas une connaissance personnelle, étant donné qu’elle n’a produit aucune preuve démontrant le contraire.

 

[21]           Paragraphe 15 – Stephanie Stanger affirme que, depuis qu’il a été décidé de faire de la Mi’kmaq Confederacy la titulaire de l’unique EDRHA, plusieurs étudiants qui reçoivent des fonds en vertu de l’EDRHA par l’entremise du Native Council ont communiqué avec elle pour exprimer leur inquiétude quant à savoir si la Mi’kmaq Confederacy assurerait un accès équitable aux fonds. La Cour ne peut pas accepter en preuve les propos des étudiants.

 

[22]           Paragraphe 16 – Stephanie Stanger affirme qu’elle craint d’avoir un accès moins équitable aux fonds prévus par l’EDRHA sous le nouveau régime parce qu’elle croit, à la lumière de l’[traduction] « Avis public important » diffusé par la Mi’kmaq Confederacy, que celle‑ci essaiera d’obtenir plus d’argent pour les communautés autochtones vivant dans des réserves, ce qui en laissera moins pour les Autochtones vivant hors réserve. L’« Avis public important » indiquait que [traduction] « les dirigeants des deux communautés de Premières nations estiment qu’en confiant l’EDRHA à la Mi’kmaq Confederacy, plus d’emplois et plus de possibilités de formation seront créés pour tous les membres de la communauté de Lennox Island et de la communauté Abegweit ».

 

[23]           Il ressort clairement de son contre‑interrogatoire que Stephanie Stanger croit personnellement que la Mi’kmaq Confederacy a l’intention d’essayer de réserver la plus grande partie des fonds pour les communautés autochtones vivant dans des réserves, mais qu’elle ne présente pas cela comme un fait. Par ailleurs, le contre‑interrogatoire clarifie la préoccupation de Mme Stanger au sujet de l’« Avis public important ». Mme Stanger ne croit pas que la Mi’kmaq Confederacy représentera ses intérêts parce que, selon elle, l’emploi de l’expression « Premières nations » au lieu d’« Autochtones » dans l’Avis indique que la Mi’kmaq Confederacy se préoccupe davantage des intérêts des membres des Premières nations de l’Île‑du‑Prince‑Édouard que des Autochtones.

 

[24]           Par conséquent, les paragraphes 7 et 15 de l’affidavit de Stephanie Stanger seront radiés, mais non le paragraphe 16, auquel j’accorde cependant peu de poids.

 

(3)        L’affidavit de Sheila Maureen Chaisson

[25]           Paragraphe 10 – Sheila Maureen Chaisson déclare qu’elle ne présentera pas de demande en vue d’obtenir des fonds prévus par l’EDRHA par l’entremise de la Mi’kmaq Confederacy, parce que les rapports qu’elle a eus dans le passé avec l’administration de la bande de Lennox Island l’amènent à croire que sa demande ne serait pas dûment prise en considération. Dans ce paragraphe, la déclarante décrit ses sentiments et ses projets d’avenir. Je ne crois pas qu’il soit réellement nécessaire de radier ce paragraphe. Je lui attribue cependant peu de poids.

 

[26]           Paragraphe 11 – Sheila Maureen Chaisson affirme que la Mi’kmaq Confederacy n’a cherché à obtenir le droit exclusif d’administrer les fonds publics visés par l’EDRHA que pour s’assurer que ces fonds servent uniquement à ses membres. Il s’agit clairement d’une opinion et ce paragraphe sera radié.

 

(4)        L’affidavit de Jamie Gallant

[27]           Paragraphe 34 – Jamie Gallant fait état de l’« Avis public important » diffusé par la Mi’kmaq Confederacy . Elle souligne que, si le montant des fonds visés par l’EDRHA est le même et que les membres de la communauté de Lennox Island et de la communauté Abegweit reçoivent plus d’argent, cela signifie que les membres de la communauté hors réserve en recevront moins. Il s’agit d’une opinion et ce paragraphe sera radié.

 

[28]           Paragraphe 47 – Jamie Gallant affirme que l’existence d’une seule EDRHA à l’Île‑du‑Prince‑Édouard entraîne un risque de discrimination. Il s’agit aussi d’une opinion et le paragraphe sera radié.

 

[29]           Paragraphe 48 – Jamie Gallant affirme que l’Île‑du‑Prince‑Édouard est la seule province atlantique où il n’y a qu’une seule EDRHA et où une telle entente n’a pas été conclue avec une organisation autochtone hors réserve. En sa qualité de présidente d’une organisation autochtone qui était titulaire d’une EDRHA, Mme Gallant pourrait avoir une connaissance personnelle de ces faits. Je ne vois aucune raison de radier ce paragraphe.

 

[30]           Paragraphe 49 – Jamie Gallant affirme qu’elle a été victime de discrimination en tant qu’Autochtone non inscrite vivant hors réserve et que, selon son expérience, les Autochtones non inscrits reçoivent moins d’argent que les Autochtones inscrits vivant dans des réserves car la priorité est accordée à ces derniers. Elle affirme qu’elle l’a constaté personnellement, ainsi que grâce à son rôle au sein du Native Council. Mme Gallant étant la présidente d’une organisation qui représente des Autochtones non inscrits vivant hors réserve, il n’est pas étonnant qu’elle ait une connaissance personnelle du fait que les Autochtones non inscrits reçoivent moins de soutien de l’État que les Autochtones inscrits.

 

[31]           Paragraphe 50 – Jamie Gallant affirme qu’elle ne se sentirait pas bien si elle demandait des fonds à la Mi’kmaq Confederacy sous le régime de l’EDRHA. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de radier ce paragraphe, mais cette affirmation est loin d’avoir un effet déterminant en l’espèce.

 

[32]           Paragraphe 51 – Jamie Gallant affirme qu’elle croit que les Autochtones vivant hors réserve hésiteront à avoir recours à une organisation qui représente les Autochtones vivant dans des réserves. Elle affirme également qu’elle craint que la Mi’kmaq Confederacy n’ait pas la détermination et les ressources nécessaires pour servir adéquatement les Autochtones vivant hors réserve. Ce paragraphe devrait être radié car ces deux affirmations ne concernent pas des faits dont la déclarante a une connaissance personnelle.

 

[33]           Paragraphe 52 – Jamie Gallant affirme qu’elle craint que la présente instance serve de cause type visant à vérifier si l’approche de « guichet unique » devrait être utilisée dans d’autres provinces. Elle n’a pas une connaissance personnelle de la politique de RHDCC.

 

[34]           Par conséquent, les paragraphes 34, 47, 51 et 52 seront radiés, mais non les paragraphes 48, 49 et 50.

 

B.         Les questions principales

(1)               La discrimination

[35]           Les parties conviennent que le droit applicable a été énoncé dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, au paragraphe 88 (Law). L’analyse fondée sur l’article 15 comporte trois questions :

(A)       La loi a‑t‑elle pour objet ou pour effet d’imposer une différence de traitement entre le demandeur et d’autres personnes?

 

(B)       La différence de traitement est‑elle fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?

 

(C)       La loi en question a‑t‑elle un objet ou un effet discriminatoires au sens de la garantie d’égalité?

 

 

[36]           La Cour suprême du Canada a souligné, dans Law et dans l’arrêt Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950 (Lovelace), que l’analyse fondée sur l’article 15 est de nature comparative. Ainsi, le choix du groupe de comparaison approprié est un élément fondamental de toute analyse fondée sur l’article 15. Au paragraphe 62 de Lovelace, la Cour suprême du Canada a écrit que « [p]our trouver les groupes de comparaison appropriés, il faut examiner l’objet et les effets des dispositions législatives, du programme ou de l’activité, en plus de tenir compte du contexte dans son ensemble ».

 

[37]           Les demanderesses soutiennent que le groupe de comparaison approprié est formé des membres de la communauté autochtone vivant dans des réserves. Le procureur général fait valoir que les demanderesses n’ont pas indiqué quel est le groupe demandeur qu’elles proposent, mais, à mon avis, il ressort clairement de leur thèse que le groupe demandeur est constitué des membres de la communauté autochtone vivant hors réserve à l’Île‑du‑Prince‑Édouard. La comparaison doit donc être faite entre les Autochtones vivant hors réserve et les Autochtones vivant dans des réserves.

 

[38]           Le procureur général soutient que le groupe demandeur visé se compose des Autochtones résidant à l’Île‑du‑Prince‑Édouard qui ont présenté ou pouvaient présenter une demande d’accès aux programmes relatifs au marché du travail par l’entremise d’une organisation qui était titulaire d’une EDRHA avant avril 2005. Le procureur général semble proposer que le groupe de comparaison approprié est constitué des Autochtones résidant à l’Île‑du‑Prince‑Édouard qui ont présenté ou pouvaient présenter une demande d’accès aux programmes relatifs au marché du travail dans le cadre de l’EDRHA actuelle.

 

[39]           Je ne peux accepter les groupes proposés par le procureur général parce que ces groupes ne sont pas suffisamment représentatifs de la nature de la discrimination alléguée par les demanderesses, lesquelles prétendent être victimes de discrimination du fait qu’elles sont des Autochtones vivant hors réserve. La Cour suprême du Canada a statué, au paragraphe 57 de Law et au paragraphe 62 de Lovelace, que c’est généralement le demandeur qui choisit l’élément de comparaison pertinent. Comme les demanderesses le soulignent, le groupe de comparaison qu’elles ont proposé est celui qui a été utilisé dans l’affaire Misquadis et al. c. Procureur général du Canada, [2003] 2 C.F. 350, conf. par [2004] 2 R.C.F. 108 (Misquadis) (aussi connue sous le nom de Première nation algonquine d’Ardoch c. Canada (Procureur général)), une affaire présentant de nombreuses similitudes avec celle dont je suis saisi actuellement.

 

[40]           Dans Misquadis, il s’agissait du contrôle judiciaire de la décision de Développement des ressources humaines Canada (DRHC) de ne pas conclure une EDRHA avec des organisations autochtones chargées par les communautés des demandeurs de les représenter. Les demandeurs prétendaient que DRHC avait agi de manière discriminatoire à leur endroit en décidant de conclure des EDRHA uniquement avec les organisations provinciales ou régionales affiliées à l’Assemblée des Premières Nations, avec le Ralliement national des Métis et avec Inuit Tapiriit Kanatami. Mon collègue le juge Lemieux a statué que les droits à l’égalité garantis aux demandeurs par l’article 15 avaient été violés et que la discrimination n’était pas justifiée en vertu de l’article 1. Sa conclusion a été confirmée par la Cour d’appel fédérale.

 

[41]           Le Native Council est censé représenter les Autochtones vivant hors réserve. Lors de son contre‑interrogatoire, Jamie Gallant, qui est la chef et la présidente du Native Council, a reconnu que celui‑ci a notamment pour objectif de guider et d’aider l’ensemble des populations autochtones, mais aussi de collaborer avec tous les ordres de gouvernement afin d’améliorer les possibilités en matière sociale, économique et éducative offertes aux Autochtones vivant hors réserve à l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Même si le Native Council a notamment pour objectif de soutenir la communauté autochtone en général et de favoriser son autonomie, il n’en demeure pas moins que son rôle principal est d’aider et de soutenir la population autochtone vivant hors réserve.

 

[42]           Par conséquent, le groupe demandeur en l’espèce est formé des Autochtones vivant hors réserve à l’Île‑du‑Prince‑Édouard et le groupe de comparaison, des Autochtones vivant dans des réserves dans cette province.

 

a)         La preuve de la différence de traitement

[43]           La première étape de l’analyse fondée sur l’article 15 consiste à déterminer si le programme a pour objet ou pour effet d’imposer une différence de traitement entre le demandeur et d’autres personnes.

 

[44]           Les demanderesses soutiennent qu’il y a une différence de traitement entre les membres de la communauté autochtone vivant hors réserve et ceux de la communauté autochtone vivant dans des réserves parce que la décision contestée permet à la population vivant dans des réserves d’exercer un [traduction] « contrôle communautaire » sur la titulaire de l’EDRHA – la Mi’kmaq Confederacy – en élisant ses conseils et ses chefs, lesquels la contrôlent.

 

[45]           De son côté, la communauté vivant hors réserve n’a aucun moyen de contribuer à la composition du conseil de la titulaire de l’EDRHA, sauf pour ce qui est des membres de cette communauté qui ont le droit de voter lors des élections de la bande de Lennox Island. Les membres de la Première nation Abegweit qui vivent hors réserve ne peuvent pas voter aux élections de la bande. Aucune des demanderesses n’est membre de la bande de Lennox Island.

 

[46]           Le procureur général soutient que les demanderesses n’ont pas démontré qu’elles avaient été traitées différemment du groupe de comparaison à cause d’une caractéristique personnelle. Il souligne que la preuve n’indique pas que les demanderesses n’ont pas pu avoir accès aux services visés par l’EDRHA actuelle ou qu’elles ont été exclues de la conception des programmes prévus par cette EDRHA.

 

[47]           Je suis toutefois d’avis que l’attribution de l’unique EDRHA à la Mi’kmaq Confederacy, une organisation autochtone dont le conseil est composé des conseils de bande des deux Premières nations de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, fait en sorte que les demanderesses et les autres Autochtones vivant hors réserve à l’Île‑du‑Prince‑Édouard ne jouissent pas du même avantage que les autres Autochtones de cette province qui, parce qu’ils peuvent élire les membres du conseil de l’organisation titulaire de l’EDRHA, exercent un certain contrôle sur cette organisation. La situation était analogue dans Misquadis, où le juge Lemieux a statué que :

[111]     La première étape de l’examen relatif à la discrimination fondé sur l’article 15 de la Charte consiste à se demander si le programme établit une distinction qui nie l’égalité du bénéfice de la loi, impose un fardeau injuste ou, en d’autres mots, impose un traitement inégal entre les demandeurs et les membres du groupe de comparaison.

 

[112]     L’avantage nié ou le traitement inégal imposé qu’allèguent les demandeurs est l’incapacité des communautés dans lesquelles ils vivent de faire, dans le cadre de la SDRHA, ce que les membres des Premières nations vivant dans les réserves peuvent faire pour leurs membres, qu’ils vivent dans la réserve ou hors réserve : c’est‑à‑dire décider de la meilleure façon de concevoir et de mettre en œuvre des programmes de formation, décider quel type de programme est nécessaire pour desservir les membres de leurs communautés, allouer le financement à cette fin et s’assurer que les fournisseurs de services fonctionnent de façon appropriée dans un contexte de responsabilité.

 

[113]     Déléguer la prise de décisions pour les programmes liés au marché du travail aux communautés autochtones était la prémisse à partir de laquelle les stratégies Les chemins de la réussite et Vers une nouvelle relation et la SDRHA ont été construites; la raison en est manifeste et reconnue par DRHC. L’expérience a démontré que les programmes de développement du marché du travail visant à desservir les peuples autochtones ne fonctionnent pas à moins que les décisions soient prises sur le terrain.

 

[114]     J’accepte les témoignages de David Hallman, David McCulloch et Robert Hawson, qui ont déposé pour le compte de DRHC, selon lesquels la SDRHA n’envisageait pas que toutes les communautés autochtones signeraient un ADRHA. L’efficacité et les économies d’échelle sont des facteurs pertinents.

 

[115]     Toutefois, je n’accepte pas leur témoignage concernant le fait que la masse critique était une question pertinente pour les communautés dans lesquelles les demandeurs vivent.

 

[116]     La SDRHA établit une distinction entre les communautés des demandeurs et celles du groupe de comparaison. Les communautés des Premières nations constituées en bandes profitent des avantages du contrôle exercé par la communauté locale alors que les communautés des demandeurs ne peuvent en faire autant. La distinction n’est pas compensée par le volet urbain de la SDRHA dont l’objectif est différent : assurer aux communautés urbaines et rurales l’accès aux programmes pour aider les signataires des ADRHA (les Premières nations constituées en bandes) à s’acquitter de leur responsabilité primordiale, savoir desservir leurs membres dans ces collectivités. Comme l’avocat représentant le Canada l’a fait valoir, il ne s’agit pas d’un cas où les demandeurs allèguent qu’on leur a refusé du financement quand ils en ont fait la demande. Les demandeurs ont satisfait au premier critère.

 

 

[48]           Le procureur général fait valoir que la preuve ne révèle pas que les demanderesses ont été privées de l’accès à des services dans le cadre des EDRHA actuelles. Je n’aurais aucune difficulté à conclure, en me fondant sur la preuve, que la décision d’attribuer l’unique EDRHA à la Mi’kmaq Confederacy n’a pas eu pour effet d’empêcher les Autochtones vivant hors réserve d’avoir accès à des fonds en vertu de l’EDRHA. Ce n’est toutefois pas la thèse avancée par les demanderesses en l’espèce. Comme dans Misquadis, les demanderesses allèguent être victimes de discrimination du fait que les deux groupes sont traités différemment, puisque la décision contestée donne à la population vivant dans des réserves la possibilité d’exercer un [traduction] « contrôle communautaire » sur la titulaire de l’EDRHA, ainsi que les moyens d’assurer la reddition de comptes quant à la réalisation de la Stratégie, parce qu’elle a le droit d’élire ses conseils et ses chefs, lesquels contrôlent la titulaire de l’EDRHA.

 

[49]           Les données sur la population recueillies par Statistique Canada pour 2001 indiquent qu’il y a 1 345 personnes qui se déclarent Autochtones à l’Île‑du‑Prince‑Édouard, dont 845 sont des Indiens inscrits. Ces données révèlent également que 735 personnes qui se déclarent Autochtones habitent à Charlottetown. Même si l’on tient compte du fait que certains Autochtones qui vivent hors réserve en milieu urbain peuvent aussi exercer un contrôle communautaire sur la titulaire de l’EDRHA parce qu’ils sont membres de la Première nation de Lennox Island, les statistiques indiquent qu’une proportion importante de la population autochtone de l’Île‑du‑Prince‑Édouard se trouve dans une situation semblable à celle des demanderesses et n’exerce aucun contrôle communautaire sur la titulaire de l’EDRHA.

 

[50]           Il est évident que les fonctionnaires de RHDCC étaient au courant de cette situation. Le 7 mars 2005, John Kozij, directeur des politiques à RHDCC, a écrit dans un courriel (divulgué en application de l’article 317 des Règles, page 66 du volume 1 (de 3) du dossier des demanderesses) adressé à un certain nombre de ses collègues, dont William Hayward :

[traduction] Compte tenu de la décision Misquadis et de la forte proportion de personnes non inscrites vivant hors réserve (plus de 50 % selon mes calculs), le regroupement des trois EDRHA en une seule devrait permettre à d’autres Premières nations que celle de Lennox et la Première nation Abegweit d’être représentées au sein du conseil responsable de la nouvelle et unique EDRHA. Ce conseil comptera‑t‑il également des représentants du Native Council?

 

 

[51]           Un courriel adressé à des collègues du ministère par Gerald Gosselin, gestionnaire de programmes, Affaires autochtones, RHDCC, révèle aussi que RHDCC savait que le regroupement des trois EDRHA en une seule et la conclusion de l’unique EDRHA avec une organisation qui ne représentait pas les Autochtones vivant hors réserve poseraient des difficultés à cause de Misquadis. M. Gosselin écrit que [traduction] « le problème, c’est que Misquadis pend au‑dessus de nos têtes ». Il ajoute que RHDCC a d’excellentes raisons d’aller de l’avant avec le projet de regroupement et d’écarter le Native Council de la nouvelle EDRHA parce que cette organisation est faible et [traduction] « ne peut soutenir solidement l’ensemble des programmes de l’EDRHA ».

 

[52]           À mon avis, le fait que la Mi’kmaq Confederacy est composée des conseils de bande des deux Premières nations de l’Île‑du‑Prince‑Édouard est suffisant pour conclure qu’elle ne représente pas adéquatement les besoins et les intérêts des Autochtones vivant hors réserve. La Mi’kmaq Confederacy soutient que, bien qu’elle ait été créée à l’origine à titre de conseil tribal, elle est maintenant une organisation ayant de multiples fonctions qui fournit des services à tous les Autochtones de l’Île‑du‑Prince‑Édouard. Or, fournir des services à des Autochtones et représenter des Autochtones vivant hors réserve ne sont pas tout à fait la même chose. Si la Mi’kmaq Confederacy s’était réellement efforcée de représenter tous les Autochtones de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, la composition de son conseil aurait été modifiée en conséquence.

 

[53]           Compte tenu de la preuve dont la Cour dispose, j’estime que la décision contestée a créé une différence de traitement et, en outre, que les fonctionnaires de RHDCC savaient qu’elle aurait cet effet.

 

b)         Un motif énuméré ou analogue

[54]           Les demanderesses soutiennent que la différence de traitement est fondée sur l’autochtonité‑lieu de résidence, un motif analogue, et que la résidence hors réserve a été reconnue comme un motif analogue par la Cour suprême du Canada dans Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203 (Corbiere), ainsi que par le juge Lemieux dans Misquadis.

 

[55]           Dans Corbiere, la juge L’Heureux-Dubé a conclu, au paragraphe 62, que le lieu de résidence d’un Autochtone pouvait constituer un motif analogue (la juge L’Heureux‑Dubé a rédigé des motifs séparés, mais la majorité a souscrit à son raisonnement sur cette question) :

     Dans le présent cas, plusieurs facteurs amènent à conclure que la reconnaissance, comme motif analogue, de la qualité de membre hors réserve d’une bande indienne serait compatible avec les objets du par. 15(1). Du point de vue des membres hors réserve des bandes indiennes, la décision de vivre dans la réserve ou à l’extérieur de celle‑ci, si ce choix leur est ouvert, est importante pour leur identité et leur personnalité et revêt donc un caractère fondamental. Cette décision les oblige à choisir entre vivre avec les autres membres de la bande à laquelle ils appartiennent ou vivre à l’écart de ceux‑ci. Elle se rattache à une communauté et à un territoire qui ont une importance sociale et culturelle significative pour plusieurs ou la plupart des membres de la bande. Constitue également un facteur crucial, le fait que, comme nous le verrons ci‑après au cours de la troisième étape de l’analyse, les membres hors réserve des bandes indiennes ont généralement souffert de désavantages, stéréotypes et préjugés, et font partie d’une « minorité discrète et isolée », définie par la race et le lieu de résidence. En outre, en raison du manque de débouchés et de logements qui sévit dans de nombreuses réserves et du fait que, auparavant, la Loi sur les Indiens retirait à diverses catégories de membres la qualité de membre d’une bande indienne, les personnes qui vivent à l’extérieur de la réserve n’ont bien souvent pas eu le choix à cet égard ou, si elles l’ont eu, elles n’ont pris leur décision qu’à contrecœur ou qu’à un prix très élevé sur le plan personnel. Pour ces raisons, la seconde étape de l’analyse est satisfaite, et la « qualité de membre hors réserve d’une bande indienne » est un motif analogue. Elle sera par conséquent reconnue comme telle dans toute affaire ultérieure mettant en cause cette combinaison de caractéristiques. [...]

 

 

[56]           Le procureur général ayant proposé un groupe de comparaison différent de celui des demanderesses, sa thèse sur cette question ne peut être utilisée dans le cadre d’une analyse où les Autochtones vivant hors réserve constituent le groupe de comparaison. Le procureur général traite brièvement, dans ses prétentions, du motif analogue du lieu de résidence d’un Autochtone. Il soutient que le lieu de résidence d’un Autochtone ne devrait pas être considéré comme un motif analogue en l’espèce parce que les faits sont différents de ceux qui étaient en cause dans Corbiere. Il fait valoir que cet arrêt avait trait à des Autochtones vivant hors réserve qui ne pouvaient pas voter lors des élections au sein de la bande.

 

[57]           Or, aucune des demanderesses en l’espèce ne peut voter pour élire l’un ou l’autre des conseils de bande à l’Île‑du‑Prince‑Édouard, de sorte qu’elles ne peuvent influer sur la composition du conseil de la Mi’kmaq Confederacy. Il est vrai que les membres hors réserve de la bande de Lennox Island feraient partie d’une catégorie différente parce que la bande permet à ces personnes de voter. Or, aucune des demanderesses n’appartient à la bande de Lennox Island et, comme je l’ai mentionné précédemment, les statistiques indiquent qu’une proportion importante de la population autochtone de l’Île‑du‑Prince‑Édouard se trouve dans une situation similaire à celle des demanderesses.

 

[58]           Par conséquent, je ne vois aucune raison de faire une distinction entre la présente affaire et Corbiere et je conviens que le lieu de résidence d’un Autochtone est un motif analogue. Je conviens également que la différence de traitement est fondée sur le lieu de résidence des Autochtones en l’espèce.

 

c)         Le caractère discriminatoire du programme

[59]           La troisième étape de l’analyse fondée sur l’article 15 consiste à déterminer si la loi ou la décision contestée a un objet ou un effet discriminatoires au sens de la garantie d’égalité. Pour le savoir, il faut procéder à une analyse contextuelle fondée sur les quatre facteurs suivants :

  1. la préexistence d’un désavantage;
  2. la correspondance, ou l’absence de correspondance, entre le motif sur lequel l’allégation est fondée et les besoins, les capacités ou la situation propres au demandeur ou à d’autres personnes;
  3. l’objet ou l’effet d’amélioration de la loi, du programme ou de l’activité contestés eu égard à une personne ou un groupe défavorisés dans la société;
  4. la nature et l’étendue du droit touché par l’activité gouvernementale contestée.

 

 

[60]           S’appuyant sur Corbiere, Lovelace et Misquadis, les demanderesses font valoir que les Autochtones qui vivent hors réserve sont vulnérables, désavantagés et à la merci de stéréotypes. Le procureur général soutient que le premier facteur est neutre étant donné que tant le groupe de comparaison que le groupe demandeur subissent un désavantage préexistant.

 

[61]           Dans Corbiere, la Cour suprême a reconnu que les membres hors réserve de bandes des Premières nations sont vulnérables aux traitements injustes du fait qu’on attache à ce groupe le stéréotype que ses membres sont « moins autochtones » que les membres de bandes vivant dans des réserves. Dans Lovelace, la Cour suprême a reconnu que les membres non inscrits des Premières nations pouvaient, de la même manière, être vulnérables aux traitements injustes. Me fondant sur ces deux arrêts, je conviens que les Autochtones non inscrits et les Autochtones vivant hors réserve sont vulnérables aux traitements injustes, mais je me rappelle également que le juge Lemieux a dit, au paragraphe 122 de Misquadis, que les communautés autochtones constituées en bandes et celles qui ne le sont pas ont subi un désavantage historique et qu’il n’est pas nécessaire de comparer les deux groupes pour savoir lequel est le plus désavantagé ou vulnérable.

 

[62]           Le deuxième facteur concerne la correspondance, ou l’absence de correspondance, entre le motif sur lequel l’allégation est fondée et les besoins, les capacités ou la situation propres au demandeur. Les demanderesses soutiennent que la Stratégie est un programme qui est censé être offert à tous les Autochtones et, pourtant, les membres de la communauté autochtone qui vivent hors réserve n’ont aucun moyen de demander à la Mi’kmaq Confederacy de rendre des comptes. Le procureur général soutient, quant à ce deuxième facteur, que la Cour devrait tenir compte du fait que la Mi’kmaq Confederacy est plus représentative de la communauté autochtone de l’Île‑du‑Prince‑Édouard que le Native Council et qu’elle a démontré qu’elle est en mesure d’offrir les programmes visés par l’EDRHA.

 

[63]           Comme l’allégation est fondée sur le contrôle communautaire de la titulaire de l’EDRHA et non sur l’accès aux fonds prévus par cette entente, les besoins des demanderesses dont la Cour doit tenir compte à cette étape‑ci s’entendent du besoin de la communauté hors réserve d’exercer un [traduction] « contrôle communautaire » sur la titulaire de l’EDRHA. Les demanderesses n’ont produit aucune preuve particulière démontrant qu’il s’agit effectivement d’un besoin de la communauté hors réserve. Elles invoquent toutefois Misquadis, où le juge Lemieux a écrit au paragraphe 132 :

[...] Les demandeurs n’ont pas à démontrer qu’ils sont plus défavorisés que les membres des Premières nations vivant dans des réserves. La SDRHA est un programme universel dont le but est de fournir de meilleures possibilités d’emploi à tous les peuples autochtones du Canada et les avantages que procure le contrôle communautaire local ne diffèrent pas selon qu’un membre d’une Première nation vit dans une réserve ou non. [...]

 

 

Et au paragraphe 138 :

 

     Ils ont été traités de façon différente et injuste par DRHC et exclus de l’objet et des bienfaits importants offerts par la SDRHA, savoir le contrôle local des programmes et du financement adapté aux besoins différents de chaque collectivité relativement au marché du travail, bienfaits sans lesquels, DRHC le reconnaît lui-même, le programme sera un échec.

 

 

[64]           Évidemment, l’Entente conclue entre la Mi’kmaq Confederacy et RHDCC reconnaît que le programme a pour objet de soutenir la création et la mise en œuvre, par des organisations autochtones, de programmes de développement des ressources humaines qui sont adaptés aux besoins des peuples autochtones. En conséquence, j’estime qu’il y a une correspondance entre l’allégation des demanderesses et les besoins du groupe demandeur.

 

[65]           Les parties s’entendent sur le troisième facteur. Elles conviennent que les EDRHA visent un objet d’amélioration. Les demanderesses insistent sur le fait que la Stratégie doit aider tous les Autochtones de l’Île‑du‑Prince‑Édouard et n’est pas censée être un programme qui confère des avantages particuliers à un seul groupe de la population autochtone.

 

[66]           Le quatrième facteur est la nature et l’étendue du droit touché par l’activité gouvernementale contestée. Les demanderesses soutiennent que, en ne permettant pas aux Autochtones vivant hors réserve d’exercer un contrôle sur le conseil de la titulaire de l’unique EDRHA, on [traduction] « ne [les] reconnaît pas » en tant qu’Autochtones vivant hors réserve et on ne reconnaît pas non plus la communauté que ces personnes forment à l’extérieur des réserves. Le procureur général soutient que la preuve ne démontre pas que le fait que RHDCC n’a pas signé une EDRHA distincte avec le Native Council a eu une incidence sur les droits de l’une ou l’autre des demanderesses.

 

[67]           Je reconnais que les demanderesses n’ont pas démontré que la décision contestée a eu une incidence sur leurs droits d’accès aux fonds, mais cette décision a certainement eu des répercussions sur leur capacité de contrôler et de gérer les fonds. Le juge Lemieux a écrit dans Misquadis :

[141]     Ce que DRHC n’a pas reconnu, ce sont les communautés urbaines et rurales des Premières nations que représentent les demandeurs, le fait qu’elles fonctionnent comme une communauté à laquelle participent les membres des Premières nations, qu’elles ont des formes traditionnelles d’administration et qu’elles disposent d’organismes qui sont chargés de mettre en œuvre les programmes qu’elles estiment nécessaires pour répondre aux besoins des membres de cette communauté. DRHC ne reconnaît pas qu’un Roger Misquadis, une Mona Perry, un Peter Ogden, et bien d’autres ont construit une communauté autochtone là où ils vivent.

 

 

[68]           Prenant en compte les quatre facteurs contextuels mentionnés ci‑dessus, j’estime que la décision contestée a un effet discriminatoire au sens de la garantie d’égalité.

 

(2)        La justification de la violation en vertu de l’article 1

[69]           Les demanderesses soutiennent que le procureur général a le fardeau de convaincre la Cour que la violation de l’article 15 est justifiée en vertu de l’article 1 de la Charte. Elles ne proposent pas une analyse de l’article 1 et affirment simplement que RHDCC avait à sa disposition d’autres solutions qui auraient eu un effet moins discriminatoire sur elles.

 

[70]           Le procureur général soutient que le premier volet du critère de l’article 1, à savoir que l’objectif du gouvernement est suffisamment urgent et réel pour justifier la violation du droit garanti par la Charte, est rempli. Il fait valoir que la Cour fédérale a statué dans Misquadis que la Stratégie satisfaisait au critère de l’objectif urgent et réel de l’article 1. Je ne vois aucune raison de modifier cette conclusion.

 

[71]           Conformément à R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, la deuxième partie du critère relatif à l’article 1 exige que le gouvernement prouve :

1)      que les moyens choisis sont proportionnés à l’objectif, en ce sens que la mesure gouvernementale contestée a un lien rationnel avec son objectif;

 

2)      que les moyens ne portent pas atteinte au droit garanti par la Charte plus qu’il n’est nécessaire pour réaliser l’objectif;

 

3)      que les bienfaits de l’action qui limite les droits garantis par la Charte l’emportent sur les atteintes au droit.

 

 

[72]           Le procureur général soutient que la Stratégie a un lien rationnel avec l’objectif d’aider les Autochtones à entrer sur le marché du travail.

 

[73]           L’action gouvernementale en cause en l’espèce a nettement un lien rationnel avec l’objectif de la Stratégie, étant donné que la décision de conclure une EDRHA fait partie intégrante de la mise en œuvre de la Stratégie. Plus particulièrement, je conviens que la décision de RHDCC de faire de la Mi’kmaq Confederacy la titulaire de l’unique EDRHA a un lien rationnel avec l’objectif de la Stratégie d’offrir des programmes efficaces liés au marché du travail. Selon la preuve présentée à la Cour, le Native Council avait de la difficulté à répondre aux exigences de l’EDRHA lors de la phase I de la Stratégie. Par contre, RHDCC a reconnu que la Mi’kmaq Confederacy avait la capacité institutionnelle de réaliser efficacement les programmes et, ainsi, de répondre aux besoins des clients et des communautés autochtones.

 

[74]           La décision ne satisfait toutefois pas au deuxième volet du critère – l’atteinte minimale.

 

[75]           Le procureur général fait valoir que la Stratégie porte très peu atteinte au droit garanti par la Charte car elle permet toujours à la communauté autochtone de l’Île‑du‑Prince‑Édouard d’avoir accès à des programmes gouvernementaux par l’entremise d’une organisation autochtone régionale qui représente tous les Autochtones de cette province. Cette thèse n’explique cependant pas adéquatement si RHDCC disposait d’autres moyens de mettre en œuvre la Stratégie sans porter atteinte aux droits des Autochtones vivant hors réserve.

 

[76]           Les demanderesses ont proposé un certain nombre de solutions de rechange à la décision, notamment la conclusion, avec le Native Council, d’une entente auxiliaire pour la population hors réserve. RHDCC a rejeté cette idée parce que la conclusion d’ententes auxiliaires dans une autre province avait causé des problèmes auparavant. Les demanderesses ont aussi suggéré qu’on aurait pu exiger de la Mi’kmaq Confederacy qu’elle inclue le Native Council dans son conseil. Ces deux solutions porteraient moins atteinte aux droits garantis aux demanderesses par l’article 15 que la décision prise par RHDCC. De plus, elles conféreraient à la communauté hors réserve un certain contrôle local, tout en ne laissant pas toute la responsabilité d’une EDRHA au Native Council, ce que RHDCC souhaite éviter parce qu’il craint que ce dernier n’ait pas une aussi grande capacité institutionnelle de gérer une EDRHA.

 

[77]           En conclusion, j’estime que la violation de l’article 15 n’est pas justifiée en vertu de l’article 1 parce que les moyens de mettre en œuvre la Stratégie ne portent pas une atteinte minimale au droit en cause en l’espèce.

 

(3)        L’équité procédurale

[78]           La thèse des demanderesses concerne essentiellement deux droits liés à l’équité procédurale : le droit d’être entendu et le droit à une décision.

 

[79]           Je dois d’abord mentionner que le fait que la décision en l’espèce a été rendue par un ministère et non par un tribunal administratif (voir Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 23) et le fait que cette décision est fondée sur une politique et ne concerne pas une personne donnent à penser que l’équité procédurale est moindre que ce qu’elle serait dans d’autres circonstances (voir Chiau c. Canada (M.C.I.), [2000] A.C.F. no 2043 (C.A.F.) (QL), au paragraphe 43).

 

[80]           Les demanderesses soutiennent que RHDCC aurait dû mener des consultations publiques avant de décider de faire de la Mi’kmaq Confederacy la titulaire de l’unique EDRHA. Elles soutiennent également que RHDCC aurait dû tenir une audience à laquelle elles auraient pu faire valoir leur point de vue. Ainsi, les demanderesses semblent croire qu’elles n’ont pas eu la possibilité de se faire entendre.

 

[81]           La preuve montre que RHDCC a rencontré le Native Council à plusieurs reprises au début de 2005 afin de discuter du regroupement des trois EDRHA, de la proposition de la Mi’kmaq Confederacy et des réactions du Native Council à cette proposition. Il est vrai que RHDCC n’a rencontré les demanderesses qu’à titre de représentantes du Native Council. Malheureusement, les demanderesses n’invoquent aucune décision jurisprudentielle établissant que le droit d’être entendu exige des ministères qu’ils consultent les intervenants avant de conclure des ententes de partenariat avec des organisations communautaires. J’estime que les consultations publiques avec les intervenants ne sont pas obligatoires. En outre, les réunions tenues avec le Native Council étaient suffisantes, à mon avis, pour permettre aux demanderesses de se faire entendre par l’entremise de l’organisation qu’elles ont choisie pour les représenter, soit le Native Council.

 

[82]           Le deuxième aspect de l’obligation d’équité procédurale qui, selon les demanderesses, n’a pas été respecté est l’obligation de motiver les décisions. Les demanderesses n’ont pas prétendu que des motifs écrits auraient dû être donnés, mais simplement que les motifs auraient dû expliquer pourquoi RHDCC a choisi d’écarter toutes les solutions de rechange proposées par le Native Council. Encore une fois, elles n’ont produit aucune décision jurisprudentielle démontrant que le gouvernement est tenu d’expliquer pourquoi il choisit de rejeter des suggestions faites par des intervenants d’un programme gouvernemental. Les demanderesses n’ont pas présenté de proposition en bonne et due forme par suite d’une demande de propositions. Elles ont simplement proposé des solutions de rechange à la proposition présentée par la Mi’kmaq Confederacy. Dans les circonstances, je ne crois pas que l’obligation d’équité procédurale exigeait que RHDCC motive sa décision.

 

V.        Conclusion

[83]           Pour tous les motifs qui précèdent, je ne crois pas que RHDCC a manqué à l’obligation d’équité procédurale à l’égard des demanderesses au cours du processus qui a mené à la signature de l’EDRHA avec la Mi’kmaq Confederacy. J’estime cependant que RHDCC a violé les droits garantis aux demanderesses par l’article 15 de la Charte et que le procureur général ne peut pas démontrer que la violation était justifiée en vertu de l’article 1.

 

VI.       La réparation

[84]           Dans les circonstances, la réparation appropriée consiste, comme dans Misquadis, à supprimer l’exclusion, de l’EDRHA, de la communauté autochtone hors réserve de l’Île‑du‑Prince‑Édouard – dont les demanderesses font partie – en ordonnant son inclusion. RHDCC, représenté par le défendeur, le procureur général du Canada, devra consulter la Mi’kmaq Confederacy ainsi que les organisations représentant les Autochtones vivant hors réserve à l’Île‑du‑Prince‑Édouard afin de trouver la meilleure façon de concevoir, pour cette province, une EDRHA qui englobe les Autochtones vivant hors réserve dans la province.

 

[85]           Au plus tard douze (12) mois après la date des présents motifs de jugement, RHDCC devra mettre la Stratégie en œuvre à l’Île‑du‑Prince‑Édouard d’une manière qui n’exclut pas la population autochtone vivant hors réserve dans cette province et qui n’est pas discriminatoire à son endroit, en lui accordant un contrôle communautaire sur une EDRHA.

 

[86]           L’EDRHA conclue entre la Mi’kmaq Confederacy et RHDCC continuera de s’appliquer jusqu’à ce que RHDCC consulte la Mi’kmaq Confederacy et les Autochtones vivant hors réserve à l’Île‑du‑Prince‑Édouard et négocie une nouvelle EDRHA ou une EDRHA modifiée en conformité avec les présents motifs de jugement.

 

[87]           Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie avec dépens.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

 

Ottawa (Ontario)

Le 3 janvier 2007

 

 

Traduction certifiée conforme

Lynne Davidson-Fournier, traductrice-conseil

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                 T-618-05

 

INTITULÉ :                                                JAMIE GALLANT, STEPHANIE STANGER

                                                                     et SHELLEY LEWIS

                                                                     c.

                                                                     LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                     et LA MI’KMAQ CONFEDERACY OF PRINCE EDWARD ISLAND

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                        LE 5 DÉCEMBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                     LE JUGE PINARD

 

DATE DES MOTIFS :                               LE 3 JANVIER 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

D. Bruce Clarke                                            POUR LES DEMANDERESSES

Brian K. Awad

 

Jonathan D. N. Tarlton                                  POUR LE DÉFENDEUR, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Donald K. MacKenzie                                   POUR LA DÉFENDERESSE, LA MI’KMAQ CONFEDERACY OF PRINCE EDWARD ISLAND

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Burchell Hayman Parish                                 POUR LES DEMANDERESSES

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

John H. Sims, c.r.                                          POUR LE DÉFENDEUR, LE PROCUREUR

Sous-procureur général du Canada                GÉNÉRAL DU CANADA

 

Foster Hennessey MacKenzie                        POUR LA DÉFENDERESSE, LA MI’KMAQ

Charlottetown (Île-du-Prince‑Édouard)          CONFEDERACY OF PRINCE EDWARD ISLAND

 

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