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Dossier : 2010-2651(IT)G

ENTRE :

VINCENZO BARRASSO,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

____________________________________________________________________

Appel entendu le 12 février 2014, à Montréal (Québec)

 

Devant : L'honorable juge B. Paris

 

Comparutions :

 

Avocat de l'appelant :

Me Serge Fournier

Avocate de l'intimée :

Me Natalie Goulard

 

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JUGEMENT

Les appels interjetés à l’encontre des nouvelles cotisations établies en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu pour les années d’imposition 2003, 2004, 2005, 2006 et 2007 sont rejetés avec dépens selon les motifs du jugement ci-joints.

 

 

       Signé à Ottawa, Canada, ce 20e jour de mai 2014.

 

 

 

« B.Paris »

Juge Paris


 

 

 

 

 

 

Référence : 2014CCI156

Date : 20140520

Dossier : 2010-2651(IT)G

ENTRE :

VINCENZO BARRASSO,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Paris

 

[1]             L’appelant conteste le refus par le ministre du Revenu national (le « ministre ») des déductions des pertes en capital qui ont découlé de la mise en œuvre d’une technique de planification fiscale qui s’appelle un « transfert de valeur ». Le montant des pertes refusées était de 22 499 900 $ en 2005, de 34 499 900 $ en 2006 et de 7 499 967 $ en 2007.

 

[2]             La question en litige est de savoir si la règle générale anti-évitement (la « RGAÉ ») s’applique aux opérations entreprises par le contribuable pour créer ces pertes. La Cour d’appel fédérale s’est déjà prononcée sur l’application de la RGAÉ dans des circonstances semblables et a décidé que les pertes créées dans ces cas-là au moyen d’un transfert de valeur constituaient un recours abusif aux alinéas 38b), 39(1)b) et 40(1)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu : 1207192 Ontario Ltd. c. Sa Majesté la Reine, (« 1207192 »), et Triad Gestco Ltd. c. Sa Majesté la Reine (« Triad Gestco »)[1],[2].

 

[3]             En l’espèce, l’appelant prétend que la Cour devrait établir une distinction entre les faits de son cas et ceux des affaires 1207192 et Triad Gestco et devrait conclure que la RGAÉ n’est pas engagée.

 

Les faits

 

[4]             L’appelant exploite une entreprise immobilière. Lors de la vente de certains immeubles, il a réalisé des gains en capital de plus de 30 000 000 $ en 2005, de 34 632 636 $ en 2006 et de 48 931,50 $ en 2007.

 

[5]             En décembre 2005, l’appelant a entrepris la série d’opérations suivante :

 

-Le 5 décembre 2005, l’appelant a constitué en société Les Immeubles Molibec Inc. (« Immeubles Molibec ») en vertu de la partie IA de la Loi sur les compagnies du Québec.

 

-Immeubles Molibec a émis des actions ordinaires de catégorie A en contrepartie

d’un billet à vue. Le billet ne portait aucun intérêt et permettait à Immeubles

 Molibec de recevoir sur demande une somme de 22 500 000 $ de l’appelant.

 

-Le 6 décembre 2005, Immeubles Molibec a déclaré un dividende sur les 100

actions ordinaires de catégorie A détenues par l’appelant. Ce dividende était

payable par l’émission de 100 actions privilégiées de catégorie H qui avaient une

valeur de rachat totale de 22 500 000 $ et un capital versé de 100 $.

 

-Le 6 décembre 2005, l’appelant a vendu 50 actions ordinaires de catégorie A

d’Immeubles Molibec à chacun de ses deux fils, Marcello Barrasso et Agostino

Barrasso, pour un montant de 1 $ l’action;  

 

-La disposition par l’appelant des 100 actions ordinaires de catégorie A

d’Immeubles Molibec a donné lieu à une perte en capital de 22 499 900 $.

 

[6]             En décembre 2006, l’appelant a entrepris une autre série d’opérations, comme suit :

 

-Le 12 décembre 2006, l’appelant a constitué en société Les Investissements

Molibec (« Investissements Molibec ») en vertu de la partie IA de la Loi sur les

compagnies du Québec.

 

-L’appelant est devenu l’unique actionnaire d’Investissements Molibec en

souscrivant à 100 actions ordinaires de catégorie A à un prix de 345 000 $ l’action

pour un total de 34 500 000 $, et à 100 actions privilégiées de catégorie C à un

prix de 1 $ l’action.

 

-Investissements Molibec a émis des actions ordinaires de catégorie A en

contrepartie d’un billet à vue. Le billet ne portait aucun intérêt et permettait

à Investissements Molibec de recevoir sur demande une somme de 34 500 000 $

de l’appelant.

 

-Le 15 décembre 2006, Investissements Molibec a déclaré un dividende de

345 000 $ par action sur les 100 actions ordinaires de catégorie A détenues par

l’appelant. Ce dividende était payable par l’émission de 3450 actions privilégiées

de catégorie G qui avaient une valeur de rachat totale de 34 500 000 $ et un capital

versé de 34,50 $.

 

-Le 18 décembre 2006, l’appelant a vendu 50 actions ordinaires de catégorie A

d’Investissements Molibec à chacun de ses deux fils, Marcello Barrasso et

Agostino Barrasso, pour un montant de 1 $ l’action.

 

-La disposition des 100 actions ordinaires de catégorie A d’Investissements

Molibec a donné lieu à une perte en capital de 34 499 900 $.

 

[7]             Finalement, en décembre 2007, l’appelant a entrepris une troisième série d’opérations :

 

-Le 19 décembre 2007, l’appelant a souscrit à 1644 actions ordinaires de catégorie

B d’Immeubles Molibec au prix de 4652,04 $ en échange d’un billet à vue.

Le billet ne portait aucun intérêt et permettait à Immeubles Molibec de recevoir sur

demande une somme de 7 500 000 $ de l’appelant.

 

-Le 19 décembre 2007, Immeubles Molibec a déclaré un dividende de 4562,04 $

par action sur les 1644 actions ordinaires de catégorie B détenues par l’appelant.

Ce dividende était payable par l’émission de 33 actions privilégiées de catégorie H

qui avaient une valeur de rachat totale de 7 500 000 $ et un capital versé de 33 $.

 

-Le 19 décembre 2007, l’appelant a vendu 822 actions ordinaires de catégorie B

d’Immeubles Molibec à chacun de ses deux fils, Marcello Barrasso et Agostino

Barrasso, pour un montant de 1 $ l’action.

 

-La disposition des 1644 actions ordinaires de catégorie B d’Immeubles Molibec a

donné lieu à une perte en capital de 7 499 967 $.

 

[8]             L’appelant n’a contesté ni le fait que les pertes en capital créées par ces opérations constituaient un avantage fiscal au sens du paragraphe 245(1) de la LIR, ni le fait que certaines de ces opérations n’ont pas été effectuées pour des objets véritables au sens du paragraphe 245(3) de la LIR. L’avantage fiscal a découlé des opérations d’évitement.

 

[9]             La seule question devant la Cour est de savoir si les opérations d’évitement ont entraîné dans chaque cas un abus dans l’application des alinéas 38b), 39(1)b) et 40(1)b) de la LIR.

 

Analyse

 

[10]        Les opérations effectuées chaque année par l’appelant en l’espèce et les opérations dans les affaires 1207192 et Triad Gestco ont plusieurs éléments en commun, notamment que le contribuable a reçu des actions d’une nouvelle société contrôlée par le contribuable en échange d’une contrepartie d’une valeur importante (soit des biens, soit un billet à ordre). La valeur des actions au moment de leur émission au contribuable était égale à la valeur de la contrepartie offerte par le contribuable.

 

[11]        Peu après l’émission des actions au contribuable, la nouvelle société a déclaré un dividende en actions (d’une catégorie distincte). Ces actions avaient une valeur de rachat élevée et un capital versé bas.

 

[12]        Le dividende en actions a eu pour effet de transférer la valeur des actions d’abord émises au contribuable aux actions résultant du dividende en actions.

 

[13]        Par la suite, le contribuable a vendu ses actions initiales à une partie liée et a ainsi créé une perte en capital lors de la disposition.

 

[14]        Le procureur de l’appelant insiste sur deux éléments de l’espèce qui diffèrent des affaires 1207192 et Triad Gestco. Premièrement, le contribuable en l’espèce a vendu ses actions initiales à ses deux fils, tandis que dans les affaires 1207192 et Triad Gestco, les contribuables ont vendu leurs actions à des fiducies.

 

[15]        Deuxièmement, en l’espèce, le contribuable est un particulier. Évidemment, dans les affaires 1207192 et Triad Gestco, les deux contribuables étaient des sociétés.

 

[16]        L’appelant prétend que ces deux différences sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure qu’il n’y avait pas d’abus des alinéas 38b), 39(1)b) et 40(1)b) au sens du paragraphe 245(3) de la LIR.

 

[17]        Je ne suis pas d’accord.

 

[18]        Il est évident que, tout comme dans les affaires 1207192 et Triad Gestco, les pertes subies par l’appelant sont des pertes uniquement théoriques et non pas des pertes économiques. Pour reprendre les paroles de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Triad Gestco, au paragraphe 39 :

 

[…] Tout ce qui s'est produit en fait a été un transfert de la valeur inhérente élevée des actions ordinaires aux actions privilégiées (en raison de leur priorité de paiement), ce qui a eu pour résultat d'enlever aux actions ordinaires toute la valeur tout en préservant leur coût élevé, permettant ainsi qu'une perte soit subie lors de leur disposition en faveur de la fiducie Peter Cohen. L'appelante n'était toutefois ni plus riche ni plus pauvre une fois la disposition effectuée.

 

[19]        L’appelant prétend que, puisqu’il est un particulier et non pas une société, la disposition des actions reçues à titre de dividendes en actions, qui ont une valeur élevée et un faible coût, est une certitude même s’il choisit de ne jamais départir des actions parce qu’à sa mort, il y aura une disposition réputée. Ainsi, au plus tard au moment de sa mort, cette disposition réputée entraînera des gains équivalents aux pertes en capital dont il est question dans ce litige, et de ce fait, les pertes en capital réalisées en 2005, 2006 et 2007 ne sont pas théoriques ou artificielles. À mon avis, le fait que l’appelant est un particulier et non pas une société ne change pas la nature ou la qualité théorique des pertes réclamées. La Cour d’appel fédérale dans l’affaire Triad Gestco a rejeté un argument semblable, aux paragraphes 57 à 59 :

 

Lors de l'audience, l'appelante a soutenu pour la première fois que refuser la perte déclarée était d'une certaine manière inéquitable parce qu'elle était toujours détentrice des actions privilégiées. Elle fait ainsi valoir que, puisque ces actions sont dotées de caractéristiques fiscales qui sont l'image miroir inverse de celles des actions ordinaires - c.-à-d., en proportion inverse, une valeur élevée et un faible coût -, leur disposition entraînerait un gain équivalent à la perte déclarée.

 

Je dois simplement constater que bien des années ont passé depuis que la perte a été déclarée, et que rien ne laisse croire que les actions privilégiées ont été vendues. On ne saurait s'en surprendre puisque le but des opérations était d'éviter de payer de l'impôt sur le gain réalisé lors de la vente, en 2001, de l'immeuble commercial. Je relève à cet égard que, contrairement aux particuliers, une société commerciale peut conserver indéfiniment la propriété d'immobilisations.

 

Cela dit, si l'appelante avait pu présenter un scénario crédible de vente des actions privilégiées, laquelle vente aurait réduit l'avantage fiscal obtenu, il lui aurait été loisible de demander que les attributs fiscaux découlant de l'application de la RGAÉ soient rajustés conformément aux dispositions du paragraphe 245(5). Or, elle n'a pas fait une telle demande.

 

[20]        Les pertes en capital qui ont découlé des opérations entreprises par l’appelant n’ont entraîné aucune perte financière pour lui, même si, dans un avenir lointain, des gains sur les actions obtenues à titre de dividendes en actions pourraient être réalisés. Pendant les années en litige, l’appelant n’a tout simplement pas subi de perte financière lors de la vente des actions à ses fils.

 

[21]        De plus, tout comme dans l’affaire Triad Gestco, le contribuable n’a pas présenté de preuve qu’il avait vendu les actions reçues à titre de dividendes en actions et n’a pas demandé de rajustement des attributs fiscaux découlant de l’application de la RGAÉ pour tenir compte d’une vente éventuelle des actions.

 

[22]        L’appelant prétend aussi que le fait d’avoir vendu ses actions à ses fils et non pas à une fiducie, comme c’était le cas dans les affaires Triad Gestco et 1207192, devrait mener la Cour à conclure que les pertes entraînées par ces transferts n’étaient pas artificielles. Il renvoie à l’alinéa 40(2)g) de la LIR, une disposition anti-évitement qui refuse les pertes en capital lorsque la personne disposant d’un bien ne se départit pas véritablement de sa participation économique dans celui-ci puisqu’il transfère le bien à une ou à des personnes affiliées. Il soutient que la définition de « personnes affiliées », qui se trouve à l’article 251.1 de la LIR, n’a jamais visé les parents et leurs enfants, et donc que les transferts aux enfants ne sont pas assujettis à l’alinéa 40(2)g) ou au paragraphe 40(3.4), tandis que cette définition a été modifiée en 2005 pour y inclure les fiducies.

 

[23]        Pourtant, il est clair que la nature artificielle des pertes en question dans les affaires 1207192 et Triad Gestco ne découlait pas du fait qu’il y avait un transfert d’actions à une fiducie dans chaque cas. L’artificialité des pertes découlait plutôt du transfert de valeur qui a eu lieu entre deux catégories d’actions détenues par le contribuable. Il me semble que les décisions de la Cour d’appel fédérale dans les deux cas auraient été les mêmes peu importe l’identité de l’acheteur des actions dont la valeur avait été réduite ou le lien de dépendance entre l’acheteur et le contribuable. Pour cette raison, les modifications apportées à la définition du terme « personnes affiliées » en 2005 ne sont pas pertinentes en l’espèce.

 

[24]        En conclusion, je ne peux établir de distinction entre les faits dont je suis saisi et ceux dans les affaires 1207192 et Triad Gestco, et j’en conclus que l’appelant n’a pas démontré que le paragraphe 245(4) doit être invoqué pour annuler la cotisation contestée.

 

[25]        L’appel est rejeté avec dépens.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 20e jour de mai 2014.

 

 

 

« B.Paris »

Juge Paris

 

 


RÉFÉRENCE :                                 2014CCI156

 

Nº DU DOSSIER DE LA COUR :    2010-2651(IT)G

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :            VINCENZO BARRASSO ET SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 12 février 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :     L'honorable juge B. Paris

 

DATE DU JUGEMENT :                 le 20 mai 2014

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l'appelant :

Me Serge Fournier

Avocate de l'intimée :

Me Natalie Goulard

 

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

 

       Pour l'appelant:

 

                     Nom :                           Me Serge Fournier

 

                 Cabinet :                          BCF s.e.n.c.r.l.

 

       Pour l’intimée :                          William F. Pentney

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

 



[1]           2012 CAF 259, [2012] A.C.F. no 1294. (autorisation d'en appeler à la Cour suprême du Canada refusée, 2013 CarswellOnt 3394).

[2]           2012 CAF 258, [2012] A.C.F. no 1274.

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