Dossiers : 2023-1364(IT)G
2023-1851(IT)G
ENTRE :
et
Requête visant à obtenir une ordonnance de confidentialité en vertu des articles 4,16.1 et 65 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (Procédure générale) entendue le 20 novembre 2024 à Montréal (Québec)
Devant : L’honorable juge Guy R. Smith
Comparutions :
Me Jonathan Lafrance
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Me Julien Dubé-Senécal
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ORDONNANCE
ATTENDU que l’appelante a déposé une requête visant à obtenir inter alia, une ordonnance de confidentialité provisoire jusqu’au prononcé d’une ordonnance permanente à l’égard de certains documents qu’elle estime être confidentiels;
ATTENDU que l’appelante a demandé une modification de l’ordonnance d’échéancier datée du 8 juillet 2024;
ET AYANT revu le dossier de requête daté du 26 septembre 2024;
ET AYANT revu les observations de l’appelante déposées le 18 novembre 2024 et les observations de l’intimé déposées le 20 novembre 2024;
ET SELON les motifs de l’ordonnance ci-joints;
LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :
Les documents identifiés à l’annexe A de cette ordonnance seront traités comme étant confidentiels et, s’ils sont déposés au dossier de la Cour, seront mis sous scellés;
L’appelante pourra demander à la Cour que d’autres documents confidentiels soient mis sous scellés et ajoutés à l’annexe A;
Seuls l’appelante, les représentants désignés de l’appelante, l’intimé, les représentants désignés de l’intimé et les juges et agents du greffe de la Cour canadienne de l’impôt auront accès aux documents figurant à l’annexe A;
Les parties devront s’adresser à la Cour avant de déposer une requête qui contient une transcription de l’interrogatoire préalable ou des documents qui figurent à l’annexe A ou dans la liste de documents de l’appelante;
Les consultants et les témoins, y compris les témoins experts, qui sont tenus de revoir ou de consulter les documents à l’annexe A devront être informés, avant la divulgation, de la nature confidentielle de ces documents;
Cette ordonnance de mise sous scellés (et toute modification éventuelle) ne sera pas opposable au juge qui préside le procès;
Cette ordonnance sera en vigueur jusqu’au jour qui précède le début de l’audience sur le fond des appels;
La présentation d’une demande visant l’obtention d’une ordonnance de confidentialité provisoire jusqu’au prononcé d’une ordonnance de confidentialité permanente est ajournée sine die jusqu’à ce que le juge qui préside l’audience de ces appels soit saisi de cette demande;
Ordonnance pertinente à l’échéancier
Chaque partie doit déposer et signifier à l’autre partie une liste de documents (communication partielle – formulaire 81), avant le 31 janvier 2025;
Les parties doivent soumettre une lettre conjointe proposant des modifications à l’ordonnance d’échéancier du 8 juillet 2024, et ce, avant le 31 janvier 2025.
Les dépens ne sont pas adjugés.
ANNEXE A
Pièce AS-1 – Documents contractuels et financiers relatifs au projet d’investissement en immobilisation 2TCV;
Pièce AS-2 – Documents contractuels et financiers relatifs au projet d’investissement en immobilisation 106563;
Pièce AS-3 – Documents contractuels et financiers relatifs au projet d’investissement en immobilisation 110499;
Pièce AS-4 – Documents contractuels et financiers relatifs au projet d’investissement en immobilisation 114039;
Pièce AS-5 – Documents contractuels et financiers relatifs au projet d’investissement en immobilisation 115833;
Pièce AS-6 – Documents contractuels et financiers relatifs au projet d’investissement en immobilisation 112778;
Pièce AS-7 – Documents contractuels et financiers relatifs au projet d’investissement en immobilisation 112679;
Pièce AS-8 – Documents contractuels et financiers relatifs au projet d’investissement en immobilisation 121272;
Pièce AS-9 – Exemples d’états financiers des filiales et des joint ventures, soit les états financiers de la co-entreprise Asian Aviation Centre of Excellence SDN. BHD. et la filiale CAE Kuala Lumpur SND. BHD. qui sont parties à certaines transactions de transfert de simulateurs.
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
I. Aperçu
[1] La Cour est saisie d’une requête déposée par l’appelante visant à obtenir une ordonnance de confidentialité provisoire jusqu’au prononcé d’une ordonnance de confidentialité permanente à l’égard de certains documents qui seront communiqués à l’intimé dans le cadre de l’interrogatoire préalable et, ultimement, déposés au dossier de la Cour lors de l’audition de ces appels.
[2] L’appelante demande aussi une ordonnance de mise sous scellés de certains documents confidentiels qui pourraient être déposés au dossier de la Cour dans le cadre d’une requête avant l’audition sur le mérite, de sorte qu’ils ne soient pas disponibles pour consultation par le public.
[3] L’appelante demande également une modification de l’échéancier établi par ordonnance de la Cour datée du 8 juillet 2024.
[4] En bref, l’intimé s’oppose à la requête portant sur la confidentialité et demande son rejet aux motifs qu’elle est prématurée puisque les documents n’ont pas encore été déposés au dossier de la Cour et que le principe de la publicité des débats judiciaires n’est pas engagé à ce stade-ci des procédures.
[5] L’intimé prétend notamment que la règle de l’engagement implicite constitue une protection adéquate et suffisante pour l’échange de documents ou de renseignements confidentiels à ce stade-ci de l’instance.
[6] La question qui se pose est de savoir s’il convient de rendre une ordonnance de confidentialité provisoire ou encore une ordonnance plus limitée.
II. La requête
A. Les activités de l’appelante et les cotisations
[7] L’appelante est une société publique dont les actions transigent à la bourse de Toronto (TSX). Elle œuvre dans le domaine de l’aviation et construit des simulateurs de vol pour la formation de pilotes de ligne aérienne civile, commerciale et militaire. Lorsqu’un simulateur est transféré à une filiale étrangère ou à une co-entreprise étrangère, ceci donne lieu à des profits ou à des gains.
[8] En 2022, le ministre du Revenu national (le « ministre »
) a établi trois nouvelles cotisations pour les années d’imposition 2014, 2015 à 2018 et 2021. La question de fond est de savoir si les simulateurs de vol sont des biens en immobilisation dont le transfert donne lieu à un gain en capital ou s’il s’agit d’un revenu d’entreprise.
B. La requête et l’ordonnance recherchée
[9] Tel que susmentionné, l’appelante demande une ordonnance de confidentialité provisoire jusqu’au prononcé d’une ordonnance de confidentialité permanente à l’égard de certains documents qu’elle juge confidentiels, de même qu’à l’égard de tout autre document de même nature qui pourrait être produit dans le futur.
[10] Plus spécifiquement, la requête vise neuf documents identifiés comme étant les pièces AS-1 à AS-9 « sous-scellés »
(les « documents confidentiels »
). Les documents eux-mêmes n’ont pas été joints à la requête ou à l’affidavit déposés au soutien de celle-ci, mais étaient disponibles à la Cour au moment de l’audition.
[11] L’appelante demande une ordonnance englobant plusieurs éléments, à savoir :
i)Une ordonnance de confidentialité intérimaire et permanente à l’égard des documents confidentiels et de tout document de même nature qui devrait être versé au dossier de la Cour dans le futur, si nécessaire;
ii)Que ces documents
« soient considérés et traités comme confidentiels au sens de l’article 16.1 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale) »
;iii)Restreindre l’accès aux documents à un nombre limité de fonctionnaires du ministère de la Justice et de l’Agence du revenu du Canada;
iv)Dans la mesure où une partie entend produire les documents dans le cadre d’une requête (incluant les notes sténographiques d’un interrogatoire préalable ou d’un contre-interrogatoire sur affidavit) ou de toute autre instance, ces documents devront être mis sous scellés ou caviardés de sorte qu’ils ne soient pas disponibles pour consultation par le public;
v)La mise sous scellés de ces documents lorsqu’ils seront déposés au dossier de la Cour, dans le cadre de l’audience sur le fond;
vi)Permettre à l’appelante de s’adresser directement à la Cour dans la mesure où d’autres documents de même nature devraient être assujettis à l’ordonnance de confidentialité permanente à être rendue.
[12] Au soutien de la requête, l’appelante a déposé en preuve l’affidavit de M. Alexandre Stabilé (« M. Stabilé »
), directeur, information financière, de l’appelante.
[13] Ce dernier affirme que l’ordonnance de confidentialité est nécessaire à ce stade-ci des procédures puisque l’appelante œuvre dans un « domaine hautement compétitif »
où « les préoccupations en matière d’intégrité et de sécurité
[…
] sont centrales
[à son] modèle d’affaires et de gouvernance »
. Il ajoute que les documents joints à la requête, mais sous scellés, sont hautement confidentiels, qu’ils ont toujours été traités comme confidentiels et qu’une ordonnance de confidentialité est nécessaire à ce stade-ci « avant »
qu’ils ne soient communiqués à l’Agence du revenu du Canada.
C. Les prétentions de l’appelante
[14] L’appelante indique qu’elle devra inclure les documents confidentiels dans sa liste de documents et qu’ils seront probablement abordés dans le cadre de l’interrogatoire préalable et, éventuellement, déposés au dossier de la Cour, que ce soit dans le cadre d’une requête ou lors de l’audience sur le fond.
[15] Elle ajoute que ces documents contiennent des informations confidentielles à propos de tiers ou de ses filiales et qu’ils ont toujours été traités comme étant de nature confidentielle. L’appelante affirme qu’il y a un risque sérieux pour un intérêt public important, soit « la préservation des informations financières et stratégiques
[…
] qui sont au cœur de son modèle d’affaires ».
L’appelante fait valoir qu’elle devrait avoir le droit d’exposer pleinement et de manière transparente les documents confidentiels « sans porter atteinte à son droit à un procès équitable ».
D. Le droit applicable selon l’appelante
[16] Sans reprendre l’ensemble des arguments de l’appelante, elle s’appuie sur le cadre analytique établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt charnière Sierra Club du Canada c. Canada (ministre des Finances), 2002 CSC 41 (« Sierra Club »
) et l’arrêt rendu ultérieurement Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25 (« Succession Sherman »
), des arrêts qui soulignent l’importance de la transparence et de la forte présomption en faveur de la publicité des débats judiciaires.
[17] L’appelante fait valoir que la Cour devrait rendre l’ordonnance de confidentialité parce qu’elle a satisfait aux trois conditions essentielles prévues au paragraphe 38 de l’arrêt Succession Sherman, à savoir :
i)La publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt important;
ii)L’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et
iii)Du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.
[18] Elle ajoute que la preuve est telle que les documents qu’elle cherche à protéger de la divulgation sont visés par des « intérêts commerciaux »
reconnus par la jurisprudence tel qu’indiqué dans Shell Canada Ltée c. La Reine, 2022 CCI 39 (para 32) (« Shell Canada »
) où le juge Sommerfeld a identifié cinq « intérêts publics importants »
dont « l’intérêt commercial général dans la protection des renseignements confidentiels »
, « l’intérêt public à la protection de la certitude commerciale et à la protection des renseignements exclusifs »
et « l’intérêt public dans la protection de la concurrence loyale ».
[19] L’appelante soutient finalement que l’ordonnance recherchée est nécessaire afin d’écarter un risque sérieux, que d’autres mesures, dont une interdiction de publication ou le caviardage, ne sont pas des mesures de rechange raisonnables et que, du point de vue de la proportionnalité, les avantages l’emportent sur les effets négatifs.
[20] Elle conclut que la Cour devrait, à tout le moins, rendre une ordonnance de confidentialité provisoire concernant les documents confidentiels ou toute autre ordonnance que la Cour juge pertinents, dans les circonstances.
III. Les prétentions de l’intimé
A. L’importance de déposer la liste de documents
[21] L’intimé pour sa part s’oppose à la requête et fait valoir que, à tout le moins, l’appelante devait déposer sa liste de documents avant qu’elle n’envisage de déposer une requête en confidentialité.
B. Sommaire des arguments de l’intimée
[22] Dans le cadre de cette requête, l’intimé soulève plusieurs arguments, à savoir que i) la requête est prématurée; ii) l’article 16.1 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale) (les « Règles »
) ne s’applique pas à ce stade-ci des procédures puisqu’il n’est pas question de déposer des documents au dossier de la Cour; iii) le principe de la publicité des débats judiciaires n’est pas engagé au stade de l’échange des documents et de l’interrogatoire préalable; iv) à ce stade-ci des procédures et avant le début de l’audience sur le fond, l’appelante a le bénéfice de la règle de l’engagement implicite; v) les litiges devant la Cour canadienne de l’impôt opposent des contribuables et l’Agence du revenu du Canada qui a une obligation de non-divulgation en vertu du paragraphe 241(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu; vi) le pouvoir d’imposer des limites à la publicité des débats judiciaires doit être utilisé avec circonspection et modération; vii) ce type d’ordonnance est sans précédent devant la Cour canadienne de l’impôt; et viii) même s’il est question d’une ordonnance conservatoire, la preuve n’est pas satisfaisante.
C. La règle de l’engagement implicite
[23] L’intimé fait valoir que le principe de la publicité des débats judiciaires, tel que revu dans Sierra Club et Succession Sherman, n’est pas engagé au stade de l’interrogatoire préalable parce que celui-ci n’a pas lieu dans une audience publique.
[24] Elle ajoute que « le seul moment où le principe de la
“publicité des débats en justice
” entre en jeu est celui de l’instruction ou les documents de la partie interrogée au préalable ou les réponses tirées des transcriptions de l’interrogatoire préalable sont introduits en preuve au procès »
: Juman c. Doucette, 2008 CSC 8 (para 21) (« Juman »
).
[25] Par conséquent, l’intimé maintient que le cadre analytique applicable aux ordonnances de confidentialité ne trouve pas son application à ce stade-ci des procédures et que la requête est donc prématurée.
D. Une ordonnance conservatoire ?
[26] L’intimé affirme que l’ordonnance recherchée s’apparente plutôt aux ordonnances conservatoires rendues par la Cour fédérale dans les litiges portant sur la propriété intellectuelle qui concernent des brevets et opposent des entreprises en concurrence directe : Compagnie des Chemins de Fer Nationaux du Canada c. BNSF Railway Company, 2020 CAF 45 (para 5) (« Compagnie des Chemins de Fer Nationaux »
). Dans cette instance-là, la Cour d’appel fédérale a reconnu les trois conditions pertinentes aux ordonnances conservatoires, soit :
i)Les renseignements en question ont toujours été traités comme des renseignements confidentiels;
ii)Les renseignements sont de nature confidentielle;
iii)Il existe une probabilité raisonnable que la divulgation des renseignements nuise aux droits exclusifs, commerciaux et scientifiques d’une partie.
[27] L’intimé soutient que ce type d’ordonnance est sans précédent devant cette Cour puisque les litiges opposent un contribuable et l’Agence du revenu du Canada.
[
28
]
Elle ajoute que les trois conditions ne sont pas remplies et que rien ne permet de conclure que la divulgation des documents à l’intimé risquerait de compromettre « les droits exclusifs, commerciaux et scientifiques de l’appelante ».
IV. Analyse
A. La preuve devant la Cour
[29] L’intimé n’a pas fourni de contre-preuve pour contester l’affidavit assermenté de M. Stabilé. Il n’a pas non plus cherché à le contre-interroger. La Cour n’a donc aucune raison de douter de la véracité de ses propos.
B. Les dispositions législatives pertinentes
[30] Dans un premier temps, il y a lieu de revoir les dispositions applicables pour une ordonnance de confidentialité provisoire et permanente.
[31] L’article 16.1 des Règles prévoit que la Cour peut rendre une ordonnance de confidentialité pour un document « au moment de son dépôt »
:
16.1(1) – La Cour peut, sur requête, ordonner que tout ou partie d’un document soit considéré comme confidentiel au moment de son dépôt et elle en fixe les conditions de reproduction, de destruction et de non-divulgation.
(Non surligné dans l’original)
[32] Cette règle peut s’appliquer lorsque les documents sont déposés au dossier de la Cour, mais elle ne prévoit pas spécifiquement que celle-ci peut rendre une ordonnance provisoire. Cependant, l’article 4 des Règles prévoit ce qui suit :
4(1) – Les présentes règles doivent recevoir une interprétation large afin d’assurer la résolution équitable sur le fond de chaque instance de la façon la plus expéditive et la moins onéreuse.
4(2) – En cas de silence des présentes règles, la pratique applicable est déterminée par la Cour, soit sur une requête sollicitant des directives, soit après le fait en l’absence d’une telle requête.
(Non surligné dans l’original)
[33] À mon avis, les paragraphes 4(1) et 4(2) des Règles permettent à la Cour d’accorder une ordonnance provisoire au début de l’audience afin de faciliter son déroulement, et ce, avant même que les documents ne soient déposés.
[34] Ajoutons à cela que la Cour possède « une compétence implicite par déduction nécessaire pour qu’elle puisse exercer ses fonctions judiciaires »
même si elle ne possède pas une compétence inhérente. Elle possède néanmoins « les pouvoirs
[…
] nécessaires à la réalisation de l’objectif [de son] régime législatif »
: Canada c. Dow Chemical Canada ULC, 2022 CAF 70 (para 79-80) (confirmé par la Cour suprême du Canada, 2024 CSC 23) (« Dow Chemical »
). Voir aussi R. c. Cunningham, 2010 CSC 10 (para 18 et 19).
[35] Comme l’indique l’appelante, il y a plusieurs instances où la Cour a accordé une ordonnance provisoire avant de rendre une ordonnance permanente, et ce avant même que les documents soient déposés au dossier de la Cour : CAE Inc. c. La Reine, 2011 CCI 354, CAE Inc. c. La Reine, 2021 CCI 57 et plus récemment dans Future Electronics Inc. c. Le Roi, 2024 CCI 77.
[36] Cependant, il y a lieu de noter que, dans chacune de ces instances, l’ordonnance de confidentialité provisoire a été rendue au début de l’audience sur le fond et non au stade de l’interrogatoire préalable.
[37] La décision Shell Canada, précitée, fait exception. Dans cette instance-là, l’appelante a déposé une requête dans laquelle elle demandait une ordonnance de confidentialité relativement à certains documents inclus dans sa liste de documents. En application des principes établis dans Sierra Club et Succession Sherman, le juge Sommerfeldt a accordé une ordonnance provisoire, ordonnant que les documents soient traités comme étant confidentiels, qu’ils soient gardés sous scellés et qu’ils ne soient pas déposés au dossier de la Cour sans qu’ils soient identifiés comme étant confidentiels. En dernier lieu, l’ordonnance prévoit qu’elle ne lie pas le juge du procès qui sera libre de décider autrement selon sa discrétion.
C. La règle de l’engagement implicite
[38] Puisque le principe de la publicité des débats n’est pas engagé au moment de l’interrogatoire préalable, la question qui se pose est de savoir si la règle de l’engagement implicite est suffisante, tel que le soutient l’intimé.
[39] Il est bien établi que cette règle s’applique aux litiges devant la Cour canadienne de l’impôt : Canada c. Fio Corporation, 2015 CAF 236 (para 12).
[40] La règle de l’engagement implicite prévoit que les documents obtenus et les renseignements donnés au stade de l’interrogatoire préalable ne seront pas utilisés à une fin connexe ou accessoire à l’instance dans laquelle elles sont produites, à moins qu’une ordonnance ne vienne en modifier la portée : Juman, para 4.
[41] Au paragraphe 25, la Cour explique ce qui suit :
[…] L’idée générale est que, métaphoriquement, tout ce qui est divulgué dans la pièce où se déroule l’interrogatoire préalable reste dans cette pièce, sauf si cela est finalement révélé en salle d’audience ou révélé par suite d’une ordonnance judiciaire.
[42] La règle « repose sur l’obligation légale de participer pleinement à l’interrogatoire préalable et à la communication préalable de documents »
. L’objectif de la règle est d’inciter une partie « à donner des renseignements plus exhaustifs et honnêtes »
avec l’assurance qu’ils « ne seront pas utilisés à des fins connexes ou ultérieures »
: Juman, para 20 et 26.
[43] La règle a une portée très large et inclut même les renseignements anodins qui ne sont pas confidentiels : Juman, para 5.
[44] Elle « s’applique à la fois aux documents confidentiels et publics, aux documents pertinents et non pertinents ainsi qu’aux documents qui seraient admissibles en preuve au procès et à ceux qui ne le seraient jamais »
: Fibrogen, Inc. c. Akebia Therapeutics, Inc., 2022 CAF 135 (para 53).
[45] La règle de l’engagement implicite, aussi décrite comme « la règle implicite de confidentialité »
ou encore « la règle de l’engagement implicite de confidentialité »
, s’applique également en droit québécois : Lac d’Amiante du Québec Ltée c. 2858-0702 Québec Inc., 2001 CSC 51 (« Lac d’Amiante »).
[46] Dans Lac d’Amiante, le litige portait « sur l’existence d’une règle de confidentialité du contenu des interrogatoires préalables en vertu du Code de procédure civile du Québec »
(para 1). La Cour suprême du Canada a conclu ce qui suit :
78. Ainsi, une règle implicite de confidentialité au cours d’un interrogatoire préalable se dégage en droit processuel québécois de l’évolution des institutions de la procédure civile et des principes de protection de la vie privée. Cette règle de confidentialité, analogue dans ses effets aux mécanismes juridiques créés par la common law, peut être reconnue au Québec, conformément aux techniques d’une analyse civiliste, à partir des principes fondamentaux qui structurent le droit civil et la procédure judiciaire […].
(Non surligné dans l’original)
[47] Cependant, la règle de l’engagement implicite a des limites puisqu’elle émane de la common law (Juman, para 28) et n’est pas prévue dans les règles de la Cour. Il peut donc y avoir une incertitude quant à son champ d’application.
[48] En particulier, la règle ne tient pas compte de toutes les conséquences qui peuvent survenir, notamment en ce qui concerne les témoins ou les experts qui ne sont pas des parties au litige. Voir l’arrêt Janssen Pharmaceutica N.V. v. Apotex Inc., 2022 FC 1262 (para 4-5) (« Janssen »).
[49] De plus, la règle n’empêche pas un tiers, par exemple un concurrent, de demander une copie de documents ou d’une transcription qui sont déposés au dossier de la Cour dans le cadre d’une requête.
[50] Dans Long v. La Reine, 2010 TCC 197, la juge Campbell indique que la règle de l’engagement implicite interdit l’utilisation de renseignements et de documents obtenus à des fins accessoires. Elle reconnaît toutefois que la règle n’est pas une protection absolue ou une garantie (para 27-28).
[51] Dans Juman (para 23), la Cour reconnaît qu’il peut y avoir « des cas de préjudices exceptionnels »
, notamment « dans les litiges en matière de secrets commerciaux ou de propriété intellectuelle »
où la Cour peut accorder une ordonnance de confidentialité expresse.
[52] Nonobstant les lacunes identifiées ci-haut, je suis d’avis que la Cour doit tout d’abord présumer que la règle de l’engagement implicite est suffisante et adéquate pour protéger les renseignements échangés au stade de l’interrogatoire préalable (Janssen, para 13) et la partie au litige qui prétend le contraire et demande une ordonnance de confidentialité expresse a le fardeau de la preuve.
D. Une ordonnance de mise sous scellés
[53] L’intimé affirme que la règle de l’engagement implicite répond adéquatement aux préoccupations de l’appelante. Je n’en suis pas convaincu.
[54] Eu égard à la preuve non contredite, je suis d’avis que la Cour doit considérer des mesures alternatives et qu’une ordonnance de mise sous scellés est non seulement appropriée, mais juste et équitable.
[55] À mon avis, la Cour a la compétence requise de rendre une ordonnance de mise sous scellés en vertu de l’article 4 des Règles et en vertu de sa compétence implicite telle que reconnu dans Dow Chemical, précité.
[56] Dans Shell Canada, précité, sans mentionner la règle de l’engagement implicite, la Cour se penche sur la question de la « protection de la confidentialité pendant le processus de l’interrogatoire préalable »
et accorde une ordonnance de mise sous scellés d’une liste précise de documents, étant satisfaite qu’ils contiennent « des renseignements de nature délicate et confidentielle »
(para 25). Même si le cadre analytique est celui de Sierra Club et Succession Sherman, précités, je suis d’avis qu’il s’agit essentiellement d’une ordonnance de mise sous scellés accordée au stade de l’interrogatoire préalable.
[57] Dans une autre instance, le juge Hogan ordonne que « toutes les transcriptions et les requêtes, à l’exception de l’avis d’appel, de la réponse à l’avis d’appel et de la réplique »
soient assujetties à une ordonnance de mise sous scellés : Silver Wheaton Corp. c. La Reine, 2019 CCI 170 (para 12). Force est de constater que les ordonnances de mise sous scellés ne sont pas inusitées devant cette Cour.
[58] Je suis d’accord avec l’intimé qu’une ordonnance de confidentialité doit porter sur des documents précis et ne peut inclure, de façon générale, des documents qui pourraient être déposés ultérieurement, sauf si la Cour rend une autre ordonnance.
[59] D’un point de vue procédural, je suis aussi d’accord avec l’intimé qu’il aurait été préférable que l’appelante dépose sa liste de documents de façon à identifier l’ensemble des documents qu’elle prévoit déposer en preuve.
[60] De plus, je suis d’avis qu’il n’a pas lieu de restreindre l’accès aux documents confidentiels à certains employés de l’intimé ou de l’Agence du revenu du Canada. L’ordonnance est requise parce qu’il y a un risque de préjudice sérieux, étant donné la nature hautement concurrentielle des activités de l’appelante, si ces documents sont déposés au dossier de la Cour et par la suite divulgués à des tiers.
[61] En fin de compte, j’estime que l’appelante s’est acquittée de son fardeau de la preuve et a convaincu la Cour selon la prépondérance des probabilités que la règle de l’engagement implicite n’est pas suffisante ou adéquate en l’espèce.
V. Conclusion
[62] Je suis d’avis que la divulgation des documents confidentiels pourrait causer un préjudice sérieux à l’appelante. Autrement dit, je suis d’avis que :
i) Les documents confidentiels contiennent des renseignements qui ont toujours été traités comme étant confidentiels;
ii) Il y a un risque sérieux pour un intérêt public important à protéger;
iii) Il n’y a pas de solution de rechange adéquate comme le caviardage des documents;
iv) La règle de l’engagement implicite n’est pas adéquate ou suffisante pour protéger lesdits documents des tiers qui pourraient avoir accès aux documents ou à une transcription, s’ils étaient déposés au dossier de la Cour.
[63] Étant donné ces conclusions, la Cour ordonne ce qui suit :
1. Les documents confidentiels identifiés à l’annexe A, soit les pièces AS-1 à AS-9, seront traités comme étant confidentiels et, s’ils sont déposés au dossier de la Cour, seront mis sous scellés avec une copie de cette ordonnance;
2. L’appelante pourra demander à la Cour que d’autres documents confidentiels soient mis sous scellés et ajoutés à l’annexe A;
3. Seuls l’appelante, les représentants désignés de l’appelante, l’intimé, les représentants désignés de l’intimé et les juges et les agents du greffe de la Cour canadienne de l’impôt auront accès aux documents figurant à l’annexe A;
4. Les parties devront s’adresser à la Cour avant de déposer une requête qui contient une transcription de l’interrogatoire préalable ou des documents qui figurent à l’annexe A ou qui figurent sur la liste de documents de l’appelante;
5. Cette ordonnance de mise sous scellés n’est pas opposable au juge qui préside le procès et se terminera au début de l’audience sur le fond;
6. La présentation d’une ordonnance de confidentialité provisoire jusqu’au prononcé d’une ordonnance de confidentialité permanente en vertu de l’article 16.1 des Règles est ajournée sine die, jusqu’à ce que le juge qui présidera l’audience relative à ces appels soit saisi de cette demande.
[64] Étant donné le succès partagé, les dépens ne sont pas adjugés.
Signé à Ottawa (Ontario), ce 16e jour de janvier 2025.
« Guy R. Smith »
Juge Smith
RÉFÉRENCE :
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Nº DES DOSSIERS DE LA COUR :
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INTITULÉ DE LA CAUSE :
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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DATE DE L’AUDIENCE :
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MOTIFS DE L’ORDONNANCE PAR :
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DATE DE L’ORDONNANCE :
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COMPARUTIONS :
Me Dominic C. Belley
Me Jonathan Lafrance
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Avocat de l’intimée :
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Me Sara Jahanbakhsh
Me Julien Dubé-Senécal
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Nom :
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Me Jonathan Lafrance
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Cabinet :
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Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L.
|
Shalene Curtis-Micallef
Sous-procureure générale du Canada
Ottawa, Canada |