Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Dossiers : 2019-1216(EI)

2019-1217(CPP)

ENTRE :

RISTORANTE A MANO LIMITED,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appels entendus les 26 et 27 octobre 2020, à Halifax (Nouvelle-Écosse).

Devant : L’honorable juge B. Russell


Comparutions :

Avocats de l’appelante :

Me Brian Casey

Me Edward R. Sawa

Me Doug Schipilow

Avocat de l’intimé :

Me Devon E. Peavoy

 

JUGEMENT

L’appel interjeté aux termes du Régime de pension du Canada à l’encontre des trois cotisations établies respectivement le 26 avril 2018 (deux cotisations) et le 1er mai 2018 pour les années d’imposition 2015, 2016 et 2017 est rejeté, le tout avec dépens fixés à 740 $.

 

L’appel interjeté aux termes de la Loi sur l’assurance-emploi à l’encontre des trois cotisations établies respectivement le 26 avril 2018 (deux cotisations) et le 1er mai 2018 pour les années d’imposition 2015, 2016 et 2017 est rejeté, le tout avec dépens fixés à 760 $.

Signé à Halifax (Nouvelle-Écosse), ce 18e jour de mars 2021.

« B. Russell »

Le juge Russell


Référence : 2021 CCI 22

Date : 20210318

Dossiers : 2019-1216(EI)

2019-1217(CPP)

ENTRE :

RISTORANTE A MANO LIMITED,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

 


[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Russell

[1] Depuis quelques années, l’appelante, Ristorante a Mano Limited (RML), détient et exploite un établissement de restauration réputé sur le bord de mer à Halifax. Dans le cadre de cette entreprise, RML interjette appel à l’encontre de trois cotisations établies aux termes du Régime de pensions du Canada (RPC) et de trois cotisations établies aux termes de la Loi sur l’assurance-emploi (LAE, AE).

[2] En établissant ces six cotisations, le ministre du Revenu national (le ministre) a pris en considération les pourboires laissés par les clients des restaurants au moyen de paiements par carte de crédit et de débit, c’est-à-dire les pourboires électroniques, pour les serveurs employés au restaurant de RML. RML fait valoir que le ministre a commis une erreur en agissant de la sorte et que les cotisations sont en conséquence incorrectes.

[3] Le 28 janvier 2019, le ministre a confirmé, de la façon suivante, les cotisations établies aux termes du RPC concernant les montants des cotisations de l’employeur pour les années d’imposition : 2015 – 23 216,84 $; 2016 – 21 989,12 $; 2017 – 25 191,68 $.

[4] De même, le 28 janvier 2019, le ministre a confirmé, de la façon suivante, les cotisations établies aux termes de la LAE concernant les montants des cotisations de l’employeur en matière d’AE pour les années d’imposition : 2015 – 12 910,55 $; 2016 – 11 853,53 $; 2017 – 11 307,22 $.

[5] Les fondements législatifs des cotisations établies aux termes du RPC faisant l’objet de l’appel commencent avec l’alinéa 9(1)a) du RPC. Cet alinéa dispose que le montant de la cotisation de l’employeur au RPC est déterminé en partie par « les traitement et salaire cotisables de l’employé pour l’année, versés par l’employeur ». Le paragraphe 12(1) définit les « traitement et salaire cotisables » comme étant « [le] revenu pour l’année provenant d’un emploi ouvrant droit à pension, calculé en conformité avec la Loi de l’impôt sur le revenu ». Conformément au paragraphe 5(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu fédérale, les pourboires constituent un revenu. Par conséquent, l’expression « traitement et salaire cotisables » du RPC englobe les pourboires.

[6] Aux fins du RPC, il reste à déterminer, comme l’exige également l’alinéa 9(1)a), si les pourboires électroniques ont été « versés par l’employeur ».

[7] Passons maintenant aux fondements législatifs des cotisations établies aux termes de la LAE qui font l’objet de l’appel. L’article 68 de la LAE établit que le montant de la cotisation d’un employeur à l’AE est une fonction arithmétique de la « rémunération assurable ». Le paragraphe 2(1) définit la « rémunération assurable » comme étant « [l]e total de la rémunération d’un assuré [...] provenant de tout emploi assurable ». Le paragraphe 2(1) du Règlement sur la rémunération assurable et la perception des cotisations, DORS/97-33 (RRAPC), prévoit quant à lui ce qui suit en ce qui concerne la « rémunération assurable » :

2(1) Pour l’application de la définition de rémunération assurable au paragraphe 2(1) de la [LAE] [...] le total de la rémunération d’un assuré provenant de tout emploi assurable correspond à l’ensemble des montants suivants :

  • a) le montant total, entièrement ou partiellement en espèces, que l’assuré reçoit ou dont il bénéficie et qui lui est versé par l’employeur à l’égard de cet emploi; [non souligné dans l’original]

[8] Ainsi, tout comme pour les pourboires électroniques aux fins du RPC, on doit déterminer, aux fins de la LAE, si la partie concernée des pourboires électroniques (qui, bien sûr, conformément à l’alinéa 2(1)a) ci-dessus, constituent « le montant total, entièrement ou partiellement en espèces »), a été « versée » à chaque serveur par son employeur, RML.

[9] Ainsi, la question commune aux fins du RPC et de la LAE est de savoir si l’employeur RML a « versé » les pourboires en question aux serveurs.

[10] De plus, dans le contexte de la LAE, le RRAPC exige que l’employeur ait payé le montant total « à l’égard de cet emploi ». L’avocat de RML a insisté sur cette formulation dans ses observations, affirmant qu’en l’espèce, les montants versés en question ne seraient pas « à l’égard de cet emploi ». Je traiterai à présent de cet argument.

[11] L’avocat a fait valoir qu’il en était ainsi de la même manière que le fait que son cabinet d’avocats lui rembourse les frais qu’il a engagés pour garer sa voiture au palais de justice afin d’assister à l’audience de la présente affaire ne ferait pas du versement par le cabinet un versement « à l’égard de [son] emploi » au cabinet.

[12] Je ne suis pas d’accord. Je pense qu’il n’y aurait aucune raison pour que son cabinet lui rembourse les frais de stationnement s’il n’était pas employé par le cabinet (ou un associé de celui-ci).

[13] Quoi qu’il en soit, l’expression « à l’égard de » a été abordée dans la décision souvent citée de Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, à la page 39. La Cour suprême du Canada (CSC), sous la plume du juge Dickson (tel était alors son titre), a écrit ce qui suit :

À mon avis, les mots « quant à » ont la portée la plus large possible. Ils signifient, entre autres, « concernant », « relativement à » ou « par rapport à ». Parmi toutes les expressions qui servent à exprimer un lien quelconque entre deux sujets connexes, c’est probablement l’expression « quant à » qui est la plus large.

[14] Conformément aux orientations de la CSC dans l’arrêt Nowegijick, j’accepte que tous les pourboires versés aux serveurs employés par RML et travaillant au restaurant de RML, en particulier s’ils sont versés par RML elle-même, puissent être considérés comme ayant été versés « à l’égard de [leur] emploi ».

[15] J’aborde maintenant les circonstances factuelles particulières de la présente affaire, en examinant si les pourboires électroniques ont été ou non versés par l’employeur, RML. Les éléments de preuve présentés à l’audience ont établi qu’à toutes les périodes pertinentes, les serveurs employés par RML dans son restaurant recevaient des pourboires en espèces et par voie électronique. Les pourboires en espèces étaient reçus et conservés par les serveurs. Les pourboires en espèces n’étaient ni reçus ni suivis par RML. Cependant, la plupart des pourboires étaient versés par voie électronique. Un client ajoutait le pourboire du serveur au montant indiqué sur l’addition et payait ensuite le total en résultant, par carte de crédit ou de débit, uniquement à la faveur de RML.

[16] À la fin de son service, chaque serveur préparait une « feuille de caisse » indiquant notamment les ventes nettes de nourriture et de boissons et le montant des pourboires électroniques (mais pas en espèces). À la fin de son quart de travail, chaque serveur devait également utiliser, si nécessaire, un fonds de caisse personnel pour « remettre à même les pourboires reçus » un montant en espèces représentant 2 % des ventes nettes au personnel de gestion sur place (responsable, responsable adjoint), ainsi qu’un autre montant en espèces – de 1 % à 3 % des ventes nettes – au personnel de soutien de ce quart de travail, y compris les commis débarrasseurs, les hôtes/hôtesses et les barmans. Le serveur mettait ces deux montants en espèces dans des enveloppes séparées ou des sacs à fermeture éclair pour les remettre directement aux destinataires désignés.

[17] La feuille de caisse, remise à la direction de RML à la fin du service, indiquait le total des pourboires électroniques du serveur. Sur ce total, RML retenait 2 % pour se rembourser ses frais bancaires pour la conversion des pourboires électroniques en espèces. RML retenait également sur le total des pourboires électroniques 1 % des ventes de nourriture, à titre de pourboire à verser à son personnel de cuisine. Le montant restant des pourboires électroniques, appelé « remboursement », était remis au serveur concerné. Le personnel comptable de RML s’efforçait de s’assurer que chaque serveur recevait son « remboursement » le matin du jour suivant, par dépôt électronique sur son compte bancaire personnel. (Auparavant, ce remboursement se faisait par l’émission rapide par RML de chèques individuels aux serveurs, par l’intermédiaire de son personnel comptable).

[18] C’est la partie remboursable des pourboires électroniques qui est visée en l’espèce. C’est cette partie du montant total des pourboires électroniques de chaque serveur qui, selon le ministre, a été, aux fins du RPC et de la LAE, « versée » par RML en tant qu’employeur à chaque serveur.

[19] La preuve a établi que c’est la propriété substantielle de RML qui avait hérité de cette procédure de pourboire décrite, lors d’un changement de propriété de la société de portefeuille propriétaire de RML en décembre 2014. Une note de service de mars 2014 adressée à « tous les responsables et employés » et intitulée « Procédure révisée de remise de pourboires » décrit la procédure de versement de pourboires de la même manière que celle décrite ci-dessus, sauf qu’à cette époque, les sommes dues étaient remises aux serveurs par l’intermédiaire de « l’enveloppe de caisse du serveur » qui, selon le document, pouvait être conservée par le responsable jusqu’à ce que les montants de pourboires dus par le serveur soient entièrement versés.

[20] On trouve également en preuve un courriel du 23 juillet 2016 d’une responsable de RML (« Mélanie ») intitulé « Protocole de remise de pourboires », envoyé à de nombreux employés, dont des serveurs. Ce document ne modifie pas de manière importante la procédure de pourboire telle qu’elle a déjà été décrite, mais indique que la procédure s’applique même si le serveur estime ne pas avoir été aidé par le personnel de soutien tel que les commis débarrasseurs. Le protocole indique que « toute infraction à cette procédure, y compris le fait d’arrondir le pourboire, sera considérée comme un vol et l’employé sera immédiatement licencié ».

[21] À mon avis, cela indique que, pendant la période en question, RML était plus que passivement au courant du processus de remise des pourboires, au point de prévoir des mesures disciplinaires sévères si les serveurs ne respectaient pas certains aspects de la procédure établie.

[22] Il existe une jurisprudence établie de longue date concernant la question de savoir si l’employeur RML a « versé » les sommes en question à ses employés serveurs.

[23] L’arrêt Canadien Pacifique Ltée c. P.G., [1986] 1 R.C.S. 678, rendu il y a maintenant trente-cinq ans, demeure la principale décision sur cette question. Dans cette décision, la CSC a pris en considération les pourboires que Canadien Pacifique Ltée (le CP), en tant que propriétaire du Château Frontenac à Québec, avait reçus des clients lors de réceptions organisées à cet endroit. Le CP a distribué ces pourboires à ses employés, conformément à des ententes écrites entre l’employeur et ceux-ci. La question était de savoir si les pourboires distribués constituaient une « rémunération assurable » aux termes de la Loi sur l’assurance-chômage (LAC) fédérale de l’époque, qui a précédé la LAE.

[24] Une majorité de la CSC, sous la plume du juge LaForest, a déterminé que cette question dépendait de la question de savoir si les pourboires faisaient partie, selon le sous-alinéa 3(1)a)(i) de la LAC, de :

[...] la rémunération [d’un employé] [...] qui lui est payée par son employeur pour une période de paie, et comprend a) toute somme que lui paie son employeur [...] en règlement (i) [...] d’une gratification [...] [non souligné dans l’original]

[25] La majorité de la CSC a observé (à la page 687) que dans cette disposition de la LAC, le mot « payée » « [...] peut aussi bien signifier une simple distribution par l’employeur que le paiement d’une créance de l’employeur » et qu’il faut aussi donner une signification large au mot « rétribution » et au mot « payer ».

[26] La majorité de la CSC a également indiqué ceci concernant l’objectif de la LAC (à la page 689) :

L’interprétation que je donne à l’expression «rémunération assurable» est conforme à l’objectif de la [LAC] qui est de verser des prestations aux personnes qui ont perdu leur emploi en fonction d’un pourcentage de leur rémunération assurable. Autrement l’employé qui reçoit une bonne partie de sa rémunération sous forme de pourboires n’aurait pas droit aux avantages que lui confère la [LAC] au même degré que ses confrères qui reçoivent la totalité de leur rémunération directement de la poche de leur employeur. Le règlement cité, en ajoutant à la définition de rémunération toute une gamme de bénéfices qu’un employé reçoit en raison de son emploi, indique bien que l’expression doit recevoir une portée large. En plus, comme je l’ai noté, une loi ayant pour objet la sécurité sociale doit être interprétée de façon à atteindre ce but. Il ne s’agit pas d’une loi fiscale. [Non souligné dans l’original.]

[27] Il convient de souligner que la majorité de la CSC a également observé (à la page 690) qu’« [i]I va de soi que la rémunération assurable comprend bien d’autres pourboires que ceux prélevés de la façon prévue en l’espèce, par exemple, ceux qui sont ajoutés en payant par carte de crédit ». [Non souligné dans l’original.]

[28] Par conséquent, la majorité de la CSC dans l’arrêt Canadien Pacifique a conclu que les pourboires que le CP, en tant qu’employeur, avait distribués avaient été « payés » par lui à ses employés. Ainsi, les montants distribués constituaient une « rémunération assurable » aux termes de la LAC. (La législation sur le RPC n’était pas en cause dans l’arrêt Canadien Pacifique).

[29] Vingt-et-un ans plus tard, dans l’arrêt Canada c. Lake City Casinos Limited, 2007 CAF 100, la Cour d’appel fédérale (CAF) a rendu à l’audience une brève décision qui expose son point de vue sur la conclusion de la CSC dans l’arrêt Canadien Pacifique, en partie de la façon suivante :

[2] Pour obtenir gain de cause, il incombait à l’appelante d’établir que les pourboires étaient versés par l’employeur dans le sens large attribué à ce terme par la Cour suprême du Canada dans Canadien Pacifique Ltée c. Canada [...] À cette fin, il fallait démontrer que l’employeur avait eu les pourboires en sa possession et les avait ensuite remis aux employés. [Non souligné dans l’original.]

[3] Compte tenu de l’exposé conjoint des faits, il était loisible au juge de la Cour de l’impôt de statuer que les pourboires avaient été effectivement distribués par les employés eux‑mêmes et non par l’employeur.

[30] Ainsi, le raisonnement de la CAF était que les pourboires « payés » par l’employeur aux employés, « dans le sens large attribué à ce terme par la Cour suprême du Canada dans Canadien Pacifique Ltée », exigeaient de démontrer « que l’employeur avait eu les pourboires en sa possession et les avait ensuite remis aux employés ». Néanmoins, les pourboires n’étaient pas « payés » par l’employeur s’ils « [...] avaient été effectivement distribués par les employés eux‑mêmes [...] »

[31] Ces deux décisions de la CSC (1986) et de la CAF (2007) constituent encore aujourd’hui la jurisprudence de référence en matière de pourboires « payés » par l’employeur aux fins de la législation sur la sécurité sociale, qui comprend les lois sur le RPC et la LAE.

[32] Ces deux décisions et la jurisprudence connexe ont été examinées par ma collègue la juge Campbell dans la décision Andrew Peller Limited c. M.R.N., [2015] A.C.I. no 249. Dans cette décision, la société appelante, en tant qu’employeur, s’était dotée d’une politique de pourboires impliquant la mise en commun des pourboires, à distribuer en fonction des rôles respectifs des employés.

[33] Au paragraphe 61 de ses motifs, la juge Campbell a conclu, en se fondant sur l’arrêt Canadien Pacifique, que le critère n’était pas (comme dans l’arrêt Tampopo Garden Ltd., 2011 CCI 110) de savoir si « [...] l’employeur avait contrôlé les pourboires et gratifications ». Plutôt, « la question clé devait être de savoir si l’employeur avait ‘‘versé’’ ces montants.

[34] La juge Campbell a précisé au paragraphe 64 de ses motifs que, dans l’arrêt Canadien Pacifique, la CSC :

[...] a interprété le mot « payé » dans le contexte de la législation en matière de sécurité sociale, de façon libérale, comme signifiant une simple distribution des montants de pourboires par un employeur. Dans Lake City, la Cour d’appel fédérale a insisté sur le fait que la signification du mot « versé », suivant une interprétation libérale, exigeait que l’employeur ait été en « possession » des pourboires et les ait par la suite remis aux employés.

[35] La juge Campbell a conclu dans l’arrêt Peller que, selon une interprétation libérale, l’employeur avait « versé » les pourboires en question. Par conséquent, l’appel a été rejeté.

[36] RML invoque la décision Lake City Casinos Limited c. M.R.N., 2006 CCI 225, qui est la décision de première instance dont l’appel à la CAF a été rejeté. L’exposé conjoint des faits mentionné dans la brève décision de la CAF est pertinent. Il est composé de 133 déclarations factuelles convenues. Les déclarations 49, 50, 52, 53, 58, 60, 88 et 89 sont présentées ci-dessous. Elles indiquent clairement, plus particulièrement la déclaration 88, avec les autres énoncés inclus pour fournir un contexte approprié, le fondement factuel précis de la conclusion de la CAF selon laquelle les pourboires n’étaient pas entrés « en possession de l’employeur qui les a ensuite remis aux employés ».

[37] En d’autres termes, la CAF a déclaré à l’audience, sans juger nécessaire de se plonger dans l’analyse juridique du juge Hershfield, que la preuve tirée de l’exposé conjoint des faits a suffisamment permis au juge de conclure au procès que l’employeur n’avait pas « payé » (selon une interprétation libérale) les pourboires aux employés.

[38] Voici les différents énoncés convenus dont je prends note en particulier :

49. À la fin de la journée, les comités plaçaient tous les pourboires et le formulaire indiquant le montant des pourboires dans des enveloppes qui étaient ensuite apportées du bureau du caissier à la chambre forte par les membres des comités, accompagnés d’un superviseur de jeux et d’un chef de quart du casino. Les enveloppes étaient ensuite placées dans une boîte, dans la chambre forte de l’appelante, pour y être gardées.

50. Les enveloppes renfermant les pourboires et les biens de l’appelante étaient conservés séparément, dans la chambre forte.

52. Chaque casino avait ses propres comités et, dans chaque casino, les préposés aux machines à sous, les croupiers et les serveurs avaient chacun leur propre comité chargé de la mise en commun et de la distribution des pourboires.

53. Les membres des comités étaient uniquement choisis par les employés de ce groupe (à savoir les croupiers, les préposés aux machines à sous et les serveurs) parmi les employés de ce groupe qui se portaient volontaires.

58. Les comités partageaient les pourboires entre les travailleurs participant à la masse commune des pourboires au moyen d’une formule de distribution déterminée.

60. Les différents casinos de l’appelante utilisaient différentes formules, et ces formules étaient établies par les travailleurs participant à la masse commune des pourboires du casino en cause [...] Toutes les formules étaient généralement basées sur les heures travaillées au cours de la période de distribution de deux semaines.

88. Les comités distribuaient eux-mêmes les pourboires aux travailleurs y ayant droit.

89. C’était le comité, et non la direction de l’appelante, qui comptait les pourboires, qui les convertissait en argent, qui mettait l’argent dans la chambre forte et qui le distribuait à ses membres.

[39] En l’espèce, RML affirme que les faits de la décision Lake City sont plus proches des faits qui s’appliquent à elle que ceux de l’arrêt Canadien Pacifique. La similitude invoquée est que dans la décision Lake City, les pourboires, en espèces et en jetons de casino immédiatement convertibles en espèces, ont été temporairement entreposés dans le coffre-fort de l’employeur du casino par un petit groupe formé d’employés et de représentants de l’employeur, avant d’être remis à un comité d’employés qui déterminait et effectuait la distribution physique des pourboires.

[40] D’après mon interprétation, le point pertinent est de savoir qui distribuait les pourboires aux employés. L’employeur du casino n’a pas participé au versement des pourboires qui étaient finalement remis aux employés. C’est plutôt un comité d’employés qui procédait à la distribution effective des pourboires. Cela semble conforme à l’application du critère du « paiement », interprété de façon libérale, que la CSC a énoncé dans l’arrêt Canadien Pacifique et sur lequel la CAF s’est appuyée avec deux décennies de retard dans les courts motifs qu’elle a exposés dans l’arrêt Lake City. Cependant, cela ne me semble pas correspondre aux faits de l’affaire en instance.

[41] RML invoque également la décision BLAJ Hospitality Inc. c. M.R.N., [2008] A.C.I. no 346, sous la plume du juge Angers de la Cour. Cette décision concerne les pourboires laissés par les clients d’une salle à manger réputée d’une auberge patrimoniale du Nouveau-Brunswick. Dans cette décision également, la preuve a démontré que les pourboires électroniques, moins la commission sur carte de crédit, étaient déduits du total des pourboires électroniques et qu’une hôtesse employée glissait 70 % du reste dans des enveloppes qui étaient distribuées à chaque serveur individuellement, selon ce qu’elle déterminait, le soir même ou le lendemain. Elle déposait les 30 % restants dans une boîte à l’intention du personnel de cuisine. Il arrivait parfois que le mari du couple qui était propriétaire de la société appelante agisse en tant qu’hôte pendant un quart de travail, au lieu de l’hôtesse mentionnée ci-dessus. À ce titre, il accomplissait les actes décrits ci-dessus de l’hôtesse en ce qui concerne la distribution des pourboires.

[42] L’appelante dans la décision BLAJ a eu gain de cause, la Cour écrivant aux paragraphes 26 et 27 ce qui suit :

26. La procédure susmentionnée diffère de celle qui est exposée dans les hypothèses de fait du ministre, où il affirme que BLAJ suivait, dans un état quotidien des recettes, les pourboires versés sur carte de crédit à chacun des serveurs, et que les pourboires étaient payés aux serveurs et au personnel de cuisine « périodiquement » par les appelants. Selon la preuve, l’état quotidien des recettes de BLAJ indiquait les pourboires bruts de chaque serveur, mais l’hôtesse calculait à la main les pourboires nets pour établir la somme revenant à chacun des serveurs. Les pourboires nets effectifs reçus par les serveurs ne figuraient pas dans les relevés de BLAJ. (Voir la pièce A‑1.)

27. Je suis donc d’avis que, eu égard aux circonstances susmentionnées, qui, je crois, correspondent à la procédure qui était suivie dans les faits, les pourboires nets ne venaient jamais en la possession de BLAJ, et BLAJ ne les remettait ou ne les payait en réalité jamais à ses serveurs (les employés). C’était à l’hôtesse (une employée) qu’il revenait de distribuer effectivement les pourboires nets, conformément au système en vigueur, un système accepté par tous les employés. Je reconnais aussi que les pourboires nets étaient distribués en numéraire par l’hôtesse à la fin de chaque journée. Les circonstances de la présente affaire ne donnent nullement à penser que BLAJ était en position d’exercer un contrôle sur la distribution des pourboires selon ce qu’indique l’interprétation technique donnée par l’Agence du revenu du Canada. Ici, les pourboires étaient payés aux serveurs, et pour leur avantage, et ils ne devenaient jamais en fait la propriété de BLAJ, ni n’étaient distribués aux serveurs en tant que rémunération. [Non souligné dans l’original.]

[43] Ainsi, un aspect clé de la décision BLAJ, en faveur de l’employeur, a été la détermination par cette Cour que l’employé hôtesse avait payé les pourboires électroniques en question aux employés serveurs à qui ils étaient destinés. Mais également, la Cour semble s’être appuyée sur le fait qu’elle a constaté que l’employeur n’était pas « en position d’exercer un contrôle sur la distribution des pourboires ».

[44] Toutefois, comme il a été expressément indiqué dans la décision Peller, la question du contrôle exercé par l’employeur ne fait pas partie du critère applicable. Le critère applicable consiste simplement à déterminer si c’est l’employeur qui a « payé » (selon une interprétation libérale) les pourboires aux serveurs, comme l’a affirmé la CSC dans l’arrêt Canadien Pacifique et comme l’a réitéré la CAF dans l’arrêt Lake City.

[45] En appliquant ce critère approuvé par la CSC et la CAF, je conclus que, dans la présente affaire, les pourboires en question ont été « versés » aux employés serveurs par leur employeur, RML. Les pourboires électroniques n’avaient pas été versés auparavant aux serveurs ou n’avaient pas été en leur possession. Les clients avaient remis à RML leurs pourboires électroniques (en tant que partie supplémentaire du paiement électronique unique de chaque client effectué à RML pour régler l’addition du restaurant de RML).

[46] Ainsi, tels qu’ils ont fait l’objet d’une cotisation, les pourboires en question (les « remboursements ») que RML a « versés » à ses employés serveurs constituent un « traitement et salaire cotisables de l’employé, versés par l’employeur » selon le paragraphe 9(1) du RPC et une « rémunération assurable » selon le paragraphe 2(1) de la LAE.

[47] Par conséquent, les deux présents appels interjetés aux termes du RPC et de la LAE sont rejetés.

Signé à Halifax (Nouvelle-Écosse), ce 18e jour de mars 2021.

« B. Russell »

Le juge Russell

 


RÉFÉRENCE :

2021 CCI 22

NOS DES DOSSIERS DE LA COUR :

2019-1216(EI)

2019-1217(CPP)

INTITULÉ :

RISTORANTE A MANO LIMITED c. LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle-Écosse)

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 26 et 27 octobre 2020

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge B. Russell

DATE DU JUGEMENT :

Le 18 mars 2021

COMPARUTIONS :

Avocats de l’appelante :

Me Brian Casey

Me Edward R. Sawa

Me Doug Schipilow

 

Avocat de l’intimé :

Me Devon E. Peavoy

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelante :

Nom :

Me Brian Casey

 

Cabinet :

Boyneclarke LLP

Pour l’intimé :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa, Canada

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.