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Dossier : 2014-844(IT)G

ENTRE :

AITCHISON PROFESSIONAL CORPORATION,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu les 14, 15 et 17 mai 2018, à Toronto (Ontario)

Devant : L'honorable juge David E. Graham


Comparutions :

Avocate de l'appelante :

Me Adrienne K. Woodyard

Avocate de l'intimée :

Me Samantha Hurst

 

JUGEMENT

  L'appel relatif à la cotisation établie aux termes du paragraphe 160 de la Loi de l'impôt sur le revenu est accueilli. Cette cotisation est annulée.

  Les dépens sont adjugés à l'appelante. Les parties disposent d'un délai de 30 jours suivant la date du présent jugement pour parvenir à un accord sur les dépens, faute de quoi l'appelante disposera alors d'un délai de 30 jours pour déposer ses observations écrites sur les dépens, après quoi l'intimée disposera d'un délai de 30 jours pour déposer sa réponse par écrit. Ces observations n'excéderont pas dix pages. Si les parties n'informent pas la Cour qu'elles sont parvenues à un accord et ne déposent pas d'observations dans les délais susmentionnés, les dépens seront adjugés à l'appelante selon ce que prévoit le tarif.

Signé à Ottawa, Canada, ce 6e jour de juillet 2018.

« David E. Graham »

Le juge Graham


Référence : 2018 CCI 131

Date : 20180706

Dossier : 2014-844(IT)G

ENTRE :

AITCHISON PROFESSIONAL CORPORATION,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Graham

[1]  La société Aitchison Professional Corporation (APC) est un cabinet d'avocats qui exerce ses activités en utilisant le nom commercial Aitchison Law Office. La société APC a été constituée en décembre 2003 par trois avocats, soit James Aitchison et ses filles, Kelly Aitchison et Laurie Aitchison. Pour alléger le texte, j'appellerai chacune de ces personnes James, Kelly et Laurie, et j'appellerai l'ensemble de ces personnes les Aitchison.

[2]  En 2012, le ministre du Revenu national a établi pour APC une cotisation de près de 2,1 millions de dollars en application de l'article 160 de la Loi de l'impôt sur le revenu. Cette cotisation était fondée sur l'hypothèse de fait selon laquelle James avait transmis des biens valant plus de 3 millions de dollars à APC pour une contrepartie faible ou nulle du 1er janvier 2007 au 30 septembre 2010. L'intimée fait valoir que les biens cédés sont ce que l'intimée appelle [TRADUCTION] « le droit [de James] de facturer des services juridiques ».

[3]  Les parties conviennent que James devait, au moment des transferts allégués, près de 2,1 millions de dollars à l'Agence du revenu du Canada [1] . James n'a payé aucun impôt fédéral sur le revenu depuis 1992. Cette dette fiscale est encore en souffrance aujourd'hui et les intérêts ont continué à s'accumuler depuis six ans.

[4]  La première question en litige dans le présent appel consiste à savoir si James a cédé à APC un bien, soit [TRADUCTION] « le droit de facturer des services juridiques ». Dans le cas où j'arriverais à la conclusion que James a cédé un tel bien, la deuxième question consistera à déterminer la juste valeur marchande du bien cédé.

[5]  En 2016, APC a présenté une requête en application de l'article 58 des Règles de la Cour canadienne de l'impôt (procédure générale) en vue de faire trancher la première question. Le juge Campbell Miller a rejeté cette requête et a ordonné que l'appel suive son cours jusqu'à l'instruction. Toutefois, le juge Miller a ordonné que l'appel soit scindé, la première question devant être tranchée lors de la première partie de l'audience et la deuxième question, s'il y a lieu, devant être tranchée par la suite. Conformément à cette ordonnance, j'ai entendu les témoignages et les argumentations sur la première question. Étant donné qu'APC a eu gain de cause sur la première question en litige, il n'est plus nécessaire d'examiner la deuxième.

Le droit de facturer des services juridiques

[6]  L'intimée a appelé [TRADUCTION] « le droit de facturer des services juridiques » le bien que, selon elle, James avait transféré à APC. APC soutient qu'un « droit de facturer des services juridiques » ne constitue pas un « bien » au sens du paragraphe 248(1) de la Loi.

[7]  La définition du mot « biens » au paragraphe 248(1) de la Loi est très large. Sont compris dans cette définition « les droits de quelque nature qu'ils soient ». Si le terme « bien » a un sens très large, tout ce qui a de la valeur n'est pas forcément un « bien » [2] .

[8]  Comme l'explique la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Manrell c. Canada [3]  :

[25]  Cette notion de « biens » donne implicitement à entendre que le mot « biens » doit comporter ou entraîner quelque droit exclusif de présenter une demande contre quelqu'un d'autre. Le droit général de faire une chose que n'importe qui peut faire, ou un droit possédé par chacun, n'est pas le « bien » de qui que ce soit. [...]

[50]  L'expression [...] « un droit de quelque nature qu'il soit », comme le mot « biens », a un sens fort large. Cependant, il ne s'agit pas d'un mot dont le sens est illimité. Il ne peut pas inclure tout droit imaginable. On ne saurait lui attribuer un sens qui étendrait la portée de la Loi de l'impôt sur le revenu au‑delà de ce que le législateur a envisagé. [...]

[9]  La question de savoir si [TRADUCTION] « le droit de facturer des services juridiques » constitue un bien dépend de l'origine de ce droit et de la façon dont il a été transféré, selon l'intimée.

[10]  L'intimée arrivait difficilement à formuler de quelle façon le droit de James de facturer des services juridiques serait un bien. En toute déférence, je suis d'avis que l'intimée tente de résoudre la quadrature du cercle [4] . Celle‑ci tente de transformer ce qui est évidemment une prestation de services en transfert de bien.

[11]  Essentiellement, selon ma compréhension, la thèse de l'intimée serait que tous les avocats détiennent un permis qui les autorise à exercer le droit, que ce permis lui‑même n'est pas un bien, mais que le droit de facturer les services juridiques conféré par le permis serait un bien. L'intimée soutient que Kelly et Laurie ont renoncé à leur droit de facturer leurs services juridiques en devenant des employées d'APC, mais que James, n'ayant jamais été ni employé ni entrepreneur indépendant, détient toujours ce droit. Par conséquent, l'intimée fait valoir que chaque fois qu'il travaillait sur un dossier, James transférait son droit de facturation à APC sans contrepartie. Je ne souscris pas à la thèse de l'intimée pour les motifs suivants.

[12]  L'argumentation de l'intimée est fondée sur l'idée que James a travaillé pour APC sans être un employé d'APC et qu'il n'a pas rendu de services à APC à titre d'entrepreneur indépendant. Pourtant, l'intimée ne me présente aucune autre façon de caractériser le travail de James qui tienne. L'intimée voudrait que je souscrive à l'hypothèse selon laquelle James a travaillé pour le compte d'APC pour les clients d'APC pendant des années de suite, sans qu'il y ait de lien juridique entre James et APC [5] .

[13]  L'intimée fait valoir que James n'avait pas de contrat d'emploi écrit avec APC. Bien que la prudence recommande à une société professionnelle de conclure un contrat de travail avec ses employés professionnels afin d'établir une distinction nette entre les employés et la société, ce contrat n'est pas une obligation en soi et l'absence de celui‑ci ne signifie pas qu'il n'existe aucune relation d'emploi.

[14]  Malgré le fait que ni Kelly ni Laurie n'aient signé de contrat de travail écrit, le ministre a admis que celles‑ci étaient des employées d'APC. C'est probablement parce qu'elles étaient payées par APC. Selon ma compréhension, l'intimée soutient que, n'ayant pas été payé par APC, James n'a pas obtenu de contrepartie d'APC, quelles que soient les modalités de leur entente, et que, par conséquent, il n'existe aucun contrat de travail. Cependant, il demeure malgré tout que James a fourni des services aux clients d'APC pour le compte d'APC. Le fait qu'il ait accepté de le faire sans contrepartie jusqu'à présent ne change pas la nature du lien qui l'unit à APC. Dans le pire des cas, c'était un bénévole.

[15]  En raison de tout ce qui précède, je conclus que James était un employé d'APC sans salaire ou alors qu'il travaillait pour APC à titre de bénévole. Pour les besoins du présent appel, il n'est pas nécessaire que je détermine lequel de ces deux rôles James a tenu ou s'il existe une différence juridique entre les deux. Après avoir conclu que James était soit un employé non salarié, soit un bénévole, je dois à présent me pencher sur la question de savoir s'il a transmis un « bien » à APC s'il avait l'un de ces deux rôles.

[16]  Dans le cas d'un emploi, seuls certains droits sont des biens. Les clients d'un cabinet d'avocats engagent les services de ce cabinet, lequel fournit des services à ces clients contre des honoraires. Pour fournir ses services, le cabinet embauche des employés et verse un salaire à ces employés. Un employé négocie les conditions de son emploi avec le cabinet. Il n'y a rien dans ce que l'employé fournit au cabinet qui puisse être considéré comme un « bien ». Un employé fournit des services et non un bien. Il en va de même pour un bénévole. Un avocat qui rend des services à titre bénévole fournit des services et non pas un bien.

[17]  Du fait qu'il accepte un emploi, un employé peut renoncer au droit de fournir des services juridiques à des clients à son compte. En d'autres mots, celui‑ci peut consentir à ne pas faire concurrence à son employeur. Le droit de faire concurrence en est un que tous les avocats détiennent et qui ne peut être exécutoire à l'encontre de quiconque. Ce droit n'est pas un « bien » [6] .

[18]  S'il s'est conformé aux conditions de son contrat de travail, un employé a le droit d'être payé conformément aux conditions de ce contrat. Ce droit, qui peut être qualifié de salaire à recevoir, est un « bien ». Si James et APC avaient convenu que James toucherait 200 000 $ par année et si James avait alors renoncé à son droit de recevoir ce paiement, il serait possible de dire que James a cédé un bien (c'est‑à‑dire son salaire à recevoir) à APC. Toutefois, l'intimée ne soutient pas qu'une telle cession ait eu lieu et aucun élément de preuve ne vient l'étayer. Tous les éléments indiquent plutôt qu'APC n'a jamais convenu de verser à James un salaire quelconque et que James n'a jamais demandé à APC de salaire.

[19]  Par définition, un bénévole ne reçoit pas de rémunération pour son travail. Même s'il est entendu qu'un employé doit recevoir une rémunération équitable pour le travail qu'il accomplit, ce droit à la rémunération découle du contrat d'emploi que l'employé aura négocié. Ce droit à la négociation est un droit que chacun possède et qui ne peut être exécutoire à l'encontre de quiconque. Il ne s'agit donc pas d'un « bien ». Lors d'une négociation, l'employé qui accepte un contrat peu favorable ne renonce pas à un « bien » qu'il transfère à son employeur. Il laisse tout simplement passer une occasion. L'employé n'a pas de droit exécutoire au salaire qu'il n'a pas obtenu par négociation. Ceci reste vrai même si l'employé consent à travailler gratuitement. L'occasion perdue ne change pas de nature en raison de sa taille.

Saulnier c. Banque Royale du Canada

[20]  L'intimée s'appuie sur l'arrêt de la Cour suprême du Canada Saulnier c. Banque Royale du Canada [7] pour affirmer que même si un permis n'est pas un bien en soi, le droit d'en tirer un revenu est un bien. Dans l'affaire Saulnier, il était question d'un permis de pêche. La Cour suprême a conclu que le permis conféré correspondait à un « permis de participer à la pêche auquel se rattache un intérêt propriétal sur les poissons capturés en conformité avec les conditions du permis et sous réserve des règlements pris par le ministre [des Pêches] » et qu'il constituait un « bien » [8] . L'intimée affirme que la capacité de James de gagner de l'argent au moyen de son permis d'exercice correspond à un « bien » de la même façon.

[21]  Toutefois, la question en litige dans l'affaire Saulnier était de savoir si un permis de pêche commerciale constituait un « bien » au sens de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité (la LFI ) [9] et de la loi intitulée Personal Property Security Act (Loi sur les sûretés mobilières) de la Nouvelle‑Écosse (la PPSA) [10] , et non au sens de la Loi de l'impôt sur le revenu. Le Cour suprême a formulé la question en litige comme suit [11]  :

Les questions soumises à la Cour sont essentiellement des questions d'interprétation législative. Nous ne sommes pas appelés à examiner la notion de « bien » dans l'abstrait. Ce terme correspond de toute façon à une notion plutôt élastique, qui tire son sens du contexte. En conséquence, il s'agit de donner aux définitions pertinentes de la LFI et la PPSA une interprétation téléologique tenant compte de [TRADUCTION] « leur contexte global, en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur » (R. Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes (4e éd. 2002), p. 1). Ce n'est pas parce qu'un permis de pêche ne peut être considéré comme un « bien » en common law en général qu'il est d'office exclu du champ d'application [de la LFI et de la PPSA]. En effet, le législateur peut, à des fins particulières, créer sa propre nomenclature, et il lui arrive effectivement de le faire.

[22]  La Cour suprême a relevé que les « éléments » d'un permis de pêche commerciale « ne correspondent pas entièrement à la totalité des droits nécessaires pour que quelque chose soit considéré comme un “bien” en common law » [12] . Cependant, la Cour a ensuite examiné la définition donnée dans la LFI et l'objet de cette loi. La Cour a jugé que, dans la définition du terme « bien » dans la LFI, le législateur avait « clairement manifesté son intention d'englober un large éventail d'éléments d'actif du failli qui, en common law, ne sont pas habituellement considérés comme des “biens” » [13] . La Cour a conclu que la LFI visait « la réalisation de certains objectifs en cas de faillite qui exigent que, règle générale, les créanciers aient accès aux éléments d'actif non exclus » [14] . Par conséquent, la Cour a conclu que la définition du terme « bien » donnée dans la LFI englobait le permis de pêche commerciale.

[23]  En toute déférence, la décision Manrell de la Cour d'appel fédérale portant sur la définition du terme « biens » au sens de la Loi de l'impôt sur le revenu constitue un précédent bien plus convaincant que celle de la Cour suprême du Canada portant sur la définition du terme « bien » dans un contexte légal tout à fait différent. Bien que les définitions du terme « bien » soient formulées en termes généraux tant dans la LFI que dans la PPSA, ces définitions ne sont pas identiques à celle donnée dans la Loi de l'impôt sur le revenu. Qui plus est, l'approche moderne de l'interprétation des lois exige un examen des définitions qui tienne compte du contexte et de l'objet des lois. C'est pourquoi il est difficile de comparer une interprétation fondée sur le contexte et l'objet de la LFI, de la PPSA et de la Loi sur les pêches [15] à une autre interprétation fondée sur le contexte et l'objet de la Loi de l'impôt sur le revenu. L'intimée soutient que l'objet de la LFI est très semblable à l'objet de l'article 160. Même si je reconnais que l'objet des dispositions de la LFI en matière de cessions en fraude des droits des créanciers soit semblable à l'objet de l'article 160, la définition du terme « biens » s'applique à l'ensemble de la Loi de l'impôt sur le revenu et il ne peut être dit que la LFI et la Loi de l'impôt sur le revenu aient des objectifs similaires. Compte tenu de tout ce qui précède, je juge que l'arrêt Saulnier ne constitue pas un précédent convaincant. Je me fonde sur la décision Manrell pour conclure que le droit non exécutoire de James de gagner de l'argent par l'exercice du droit ne constitue pas un « bien » dans l'application de la Loi de l'impôt sur le revenu.

James exerçait‑il de façon autonome?

[24]  Il est important de souligner que l'intimée n'a pas soutenu que James exerçait de façon autonome. Par conséquent, je n'ai pas examiné la question de savoir si James a transféré un [TRADUCTION] « droit de facturer des services juridiques » à ce titre. Si James exerçait de façon autonome, ce [TRADUCTION] « droit de facturer des services juridiques » pourrait avoir deux sens. Premièrement, le droit d'un avocat de facturer des services juridiques à ses clients constitue un « bien ». Ce type de droit est communément qualifié de travaux en cours. La définition du terme « biens » vise expressément « les travaux en cours d'une entreprise qui est une profession libérale » [16] . Deuxièmement, le droit d'un avocat de recevoir le paiement des services juridiques qu'il a rendus à son client et pour lesquels il a envoyé une facture constitue lui aussi un « bien ». Ce type de droit est communément qualifié de créance.

[25]  Au cours de l'audience, j'ai entendu des témoignages portant sur les conventions de mandat, les factures, la comptabilité et la publicité d'APC. J'ai également entendu des témoignages portant sur la façon dont les Aitchison ont regroupé en 2003 leurs cabinets afin de créer APC et la façon (ou l'absence de façon) d'établir les salaires et les dividendes. Je n'ai pas repris ces témoignages dans les présents motifs parce que, à mon avis, la plupart portent sur la question de savoir si James exerçait de façon autonome et avaient donc peu de pertinence sur la question que l'intimée avait soulevée. Il y avait assurément une preuve importante qui étayait la thèse voulant que James exerçait de façon autonome, que les clients étaient ses clients, que son recours à APC est en fait un subterfuge et qu'il a transféré ses travaux en cours à APC chaque fois qu'il était temps de facturer des services à un client. Toutefois, je reconnais que, puisque l'intimée n'avait pas prétendu que James exerçait de façon autonome ni que son recours à APC était un subterfuge, APC n'a pas présenté les éléments de preuve dont elle aurait eu besoin pour répondre à cette hypothèse. Si j'avais eu droit à une preuve complète sur ce point, il se peut que cette preuve m'ait brossé un tableau différent.

Conclusion

[26]  En raison de tout ce qui précède, je conclus que James n'a pas transféré de bien à APC en travaillant sans contrepartie. L'appel est donc accueilli et la cotisation est annulée.

Les dépens

[27]  Les dépens sont adjugés à APC. Les parties disposent d'un délai de 30 jours suivant la date des présents motifs pour parvenir à un accord sur les dépens, faute de quoi APC disposera alors d'un délai de 30 jours pour déposer ses observations écrites sur les dépens, après quoi l'intimée disposera d'un délai de 30 jours pour déposer sa réponse par écrit. Ces observations n'excéderont pas dix pages. Si les parties n'informent pas la Cour qu'elles sont parvenues à un accord et ne déposent pas d'observations dans les délais susmentionnés, les dépens seront adjugés à APC selon ce que prévoit le tarif.

L'issue déplorable ne doit pas mener à une mauvaise loi

[28]  L'issue du présent appel est déplorable. James n'a payé aucun impôt sur le revenu depuis qu'il a été libéré de sa faillite en 1992. De 1992 à 2002, James a réclamé des déductions et a déclaré des pertes auxquelles il n'avait pas droit. Il a retardé la perception de l'impôt qu'il devait en contestant les cotisations et les nouvelles cotisations à la Cour de l'impôt. Ensuite, lorsqu'il ne pouvait plus rien retarder, il a abandonné un appel et réglé l'autre au milieu du procès en acceptant des conditions très défavorables, mais toujours sans payer le montant de l'entente.

[29]  À partir de 2003, lorsqu'APC a été constituée en société, James a manifestement organisé ses activités de façon à faire rediriger vers ses filles l'argent qu'il aurait dû gagner de son cabinet juridique. En 2002, James a gagné suffisamment d'argent pour que le montant d'impôt impayé s'élève à 105 000 $, mais dès 2003, ses revenus chutent subitement à presque rien.

[30]  Les états financiers pour les dossiers dont James était responsable chez APC indiquent que ses dossiers ont généré plus de 3,2 millions de dollars en revenu de 2007 à 2010. Même si on suppose que la quasi‑totalité des frais généraux d'APC portaient sur ses dossiers, ces dossiers auraient donné un profit de plus de 1,4 million de dollars. Pourtant, ces profits n'ont jamais servi à réduire la dette fiscale de James. Cette situation s'explique par le fait que même s'il était, et de loin, l'avocat dont les honoraires étaient les plus élevés du cabinet, James n'a jamais touché, de 2003 à 2009, le moindre salaire ou dividende d'APC. Au cours de la même période, en raison d'une structure du capital‑actions invraisemblable et d'un mépris total pour ses dividendes, James s'est assuré que ses filles reçoivent plus de 1 million de dollars en dividendes en plus de ce qui semble avoir été des salaires au taux du marché.

[31]  James a fourni de nombreuses explications pour avoir organisé ses activités de cette façon. Je n'accorde pas la moindre crédibilité à ses explications. Il m'apparaît évident que, dès 2003, James poursuivait un objectif primordial, soit celui de frustrer l'Agence du revenu du Canada en faisant détourner vers ses filles ce qui aurait dû être son revenu.

[32]  La présente affaire démontre que l'article 160 a une lacune évidente qui doit être remplie. Toutefois, je signale au législateur le risque de trop élargir la portée de l'article 160 par mégarde. Une simple modification de l'article 160 afin qu'il vise la prestation de services à une personne ayant un lien de dépendance pourrait avoir des conséquences non souhaitées.

[33]  Je pense que la plupart des contribuables comprendront que le législateur veuille décourager qu'un contribuable qui a une dette fiscale achète une voiture pour son enfant et qu'ils accepteront que, selon la version actuelle de l'article 160, l'enfant puisse faire l'objet d'une cotisation pour le moindre de la valeur de la voiture et de la dette fiscale. Je pense que la plupart des contribuables reconnaîtront que, même si elle paraît sévère, cette mesure est un moyen raisonnable de décourager la cession de biens à des membres de la famille et un mécanisme de perception efficace dans le cas où un contribuable tenterait d'effectuer une telle cession.

[34]  Par contre, je doute que la plupart des contribuables soient d'avis que le fait de conduire son enfant à l'entraînement de soccer lorsqu'on a une dette fiscale devrait faire que l'enfant soit redevable aux termes de l'article 160. C'est pourtant bien ce qui pourrait arriver si le législateur rédige l'article 160 en termes trop larges. Le fait de conduire une personne à une destination constitue un service. La prestation de ce service sans contrepartie à une personne ayant un lien de dépendance lorsque le fournisseur du service a une dette fiscale imposerait au bénéficiaire du service une dette fiscale égale au moindre de la valeur de la course et de la dette fiscale du fournisseur, si on ne fait que modifier l'article 160 pour qu'il vise également les services.

[35]  Même si l'exemple qui précède représente un extrême, il faut quand même se demander où fixer la limite. Pourra‑t‑on peindre la terrasse d'un frère ou d'une sœur? Ou participer au déménagement d'un oncle? Si le débiteur fiscal passe tout son temps à prendre soin de ses parents âgés, le ministre établira‑t‑il une cotisation pour ceux‑ci selon la juste valeur marchande de ces soins? Si le débiteur fiscal est un parent au foyer, le ministre établira‑t‑il une cotisation pour le conjoint selon la juste valeur marchande des services de garderie et des services ménagers non payés rendus à la famille?

[36]  Compte tenu des circonstances, je conseille vivement au législateur d'agir avec prudence s'il modifie l'article 160.

Signé à Ottawa, Canada, ce 6e jour de juillet 2018.

« David E. Graham »

Le juge Graham


RÉFÉRENCE :

2018 CCI 131

NO DU DOSSIER DE LA COUR :

2014-844(IT)G

INTITULÉ :

AITCHISON PROFESSIONAL CORPORATION c. SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L'AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :

Les 14, 15 et 17 mai 2018

MOTIFS DU JUGEMENT :

L'honorable juge David E. Graham

DATE DU JUGEMENT :

Le 6 juillet 2018

COMPARUTIONS :

Avocate de l'appelante :

Me Adrienne K. Woodyard

Avocate de l'intimée :

Me Samantha Hurst

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l'appelante :

Nom :

Me Adrienne K. Woodyard

 

Cabinet :

DLA Piper (Canada) S.E.N.C.R.L.

Pour l'intimée :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa, Canada

 

 



[1]   En janvier 2012, la dette était composée d'impôts impayés d'environ 850 000 $ pour les années d'imposition de 1992 à 2003 de James, de pénalités pour production tardive et des pénalités pour faute lourde de plus de 100 000 $ et d'intérêts s'élevant à près de 1,15 million de dollars.

[2]   Voir l'arrêt Manrell c. Canada, 2003 CAF 128, [2003] 3 C.F. 727, au par. 49, qui renvoie à la décision Canada c. Kieboom, [1992] 3 C.F. 488 (C.A.F.).

[3]   Précité, au paragraphe 25.

[4]   Il ne faut pas voir dans mes commentaires l'émission d'une opinion sur les aptitudes de l'avocate de l'intimée. À mon avis, l'avocate n'aurait pu faire mieux avec ce que le ministre lui avait confié.

[5]   C'est ce que je déduis du fait que l'intimée reconnaît qu'APC exerçait le droit et de l'hypothèse de fait du ministre (voir la réponse, alinéa 9h)) selon laquelle James a rendu des services juridiques pour APC de 2007 à 2010. APC n'a pas contesté cette hypothèse de fait. De plus, comme je l'exposerai en détail ci‑dessous, l'intimée ne soutient pas que James a exercé le droit à titre individuel et non pour APC.

[6]   Voir Manrell.

[7]   [2008] 3 R.C.S. 166, 2008 CSC 58.

[8]   Paragraphe 46.

[9]   L.R.C. 1985, ch. B-3.

[10]   S.N.S. 19951996, ch. 13.

[11]   Saulnier, paragraphe 16.

[12]   Saulnier, paragraphe 43.

[13]   Saulnier, paragraphe 44.

[14]   Saulnier, paragraphe 46.

[15]   L.R.C. 1985, ch. F‑14.

[16]   Paragraphe 248(1), terme « biens », alinéa d).

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