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Référence : 2012 CCI 382

Date : 20121102

Dossiers : 2010-3697(IT)G

2010-3489(GST)I

 

 

ENTRE :

RENATE BRAUER,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT MODIFIÉS

 

Le juge Bocock

 

[1]             Les deux appels ont trait à la cotisation établie à l'égard d'une contribuable pour sa responsabilité du fait d'autrui relativement à des fonds transférés par son fils dans son compte bancaire pendant une période de dix‑huit mois. Il y a deux appels, parce que la responsabilité concerne à la fois des arriérés d'impôt sur le revenu et des arriérés de taxe sur les produits et services; selon ce qui a été confirmé par l'intimée dans sa réponse, les arriérés s'élèvent à 55 529,21 $ en tout (les « arriérés »).

 

[2]             Selon chacune des dispositions correspondantes de la Loi de l'impôt sur le revenu et de la Loi sur la taxe d'accise (ensemble, les « lois »), soit respectivement le paragraphe 160(1) et le paragraphe 325(1), les conditions suivantes doivent être remplies :

 

a)       les parties ont entre elles un lien de dépendance;

 

b)      l'auteur du transfert est redevable envers le ministre à l'égard des arriérés;

 

c)       un transfert de biens a eu lieu;

 

d)      une contrepartie inférieure à la juste valeur marchande des biens transférés n'a pas été payée, offerte ou transférée d'une autre manière par le bénéficiaire à l'auteur du transfert.

 

I. Les faits

 

[3]             L'appelante vit à Toronto (Ontario) et son fils, à Winnipeg (Manitoba). Le fils, le débiteur fiscal, a fait l'objet de procédures d'exécution entreprises par le ministre relativement aux arriérés. L'appelante a déclaré qu'elle savait que ces procédures limitaient la capacité de son fils d'avoir et d'utiliser un compte bancaire pour effectuer ses transactions financières. L'appelante et son fils ont tous deux déclaré que l'utilisation d'une entreprise d'encaissement de chèques de paie aurait entraîné des frais d'encaissement de chèque et aurait par ailleurs réduit le montant de la paie que le fils aurait pu empocher.

 

[4]             En conséquence, à la demande du fils, l'appelante a fourni à celui‑ci sa carte bancaire de débit et de service, utilisable à de multiples succursales. La carte permettait au fils de se servir du compte de l'appelante pour faire des dépôts et des retraits. Pendant dix‑huit mois, le fils a déposé ses chèques de paie et a ensuite retiré des montants presque égaux à la pleine valeur des dépôts.

 

[5]             En ce qui concerne les appels, l'appelante concède que les arriérés sont exigibles et que le contribuable et l'appelante, étant fils et mère, ont entre eux un lien de dépendance. Par conséquent, les deux questions qui restent à trancher sont celles de savoir s'il y a eu un transfert juridique de fonds et si la mère a donné une contrepartie valable à son fils pour les biens transférés.

 

A. La thèse de l'appelante

 

[6]             En ce qui concerne le transfert, l'appelante soutient qu'il n'y a pas eu de transfert, en raison de l'existence d'une entente entre elle et son fils, selon laquelle tout l'argent devait être conservé pour le fils, car il s'agissait du fruit du travail de celui‑ci, et en raison du fait que l'argent n'a jamais appartenu à l'appelante et qu'il n'a jamais été dans leur intention qu'il lui appartienne. L'intimée ne conteste pas cela et impute le stratagème à l'amour parental et à la sollicitude de la mère pour son fils. Pour l'appelante et son avocat, l'inaction de l'appelante, le fait qu'elle n'ait pas utilisé les fonds et le fait qu'elle ne croyait pas y avoir droit signifient qu'il n'y a pas eu de transfert au sens des articles applicables des lois.

 

[7]             En ce qui a trait à la question de la contrepartie, l'appelante fait valoir que l'entente et l'intention de ne pas utiliser les fonds déposés dans son compte bancaire constituaient une contrepartie valable. L'appelante n'a reçu aucun avantage net et elle ne peut donc pas être responsable du fait d'autrui, selon le sens commun, puisqu'elle n'a pas tenté de dissimuler de manière permanente ou d'utiliser l'argent et que, de plus, l'argent retournerait au fils, au profit de celui‑ci ou vraisemblablement au profit de ses créanciers.

 

B. La thèse de l'intimée

 

[8]             L'intimée n'a présenté aucun élément de preuve. L'avocat a plutôt invoqué, notamment, l'arrêt R. c. Livingston, 2008 CAF 89, comme appuyant clairement sa prétention selon laquelle un transfert avait eu lieu et la troisième condition nécessaire pour rendre applicables les articles respectifs des lois était ainsi remplie. L'arrêt étaye l'affirmation voulant qu'il n'ait pas existé d'entente établissant la propriété, que ce soit en common law ou en equity, des biens transférés simplement du fait de l'inaction ou de la passivité. Plus précisément, aux paragraphes 21, 22 et 24 de l'arrêt Livingston, la Cour d'appel fédérale écrit ce qui suit [souligné dans l'original] :

 

[21]      Le dépôt de sommes sur le compte bancaire d'une autre personne constitue un transfert de biens. Rappelons, pour lever toute ambiguïté, que le dépôt de sommes par Mme Davies sur le compte de l'intimée permettait à cette dernière de les en retirer n'importe quand. Le bien transféré était le droit d'exiger de la banque qu'elle remette à l'intimée la totalité des sommes déposées. La valeur de ce droit était la valeur totale desdites sommes.

 

[22]      En outre, il y a transfert de biens pour l'application de l'article 160 même si la propriété bénéficiaire ou effective n'a pas été transférée. Le paragraphe 160(1) s'applique à tout transfert de biens — « au moyen d'une fiducie ou de toute autre façon ». Par conséquent, ce paragraphe définit le transfert à une fiducie comme un transfert de biens. Il est certain que, même si l'auteur du transfert est le bénéficiaire de la fiducie, le titre juridique a été transféré au fiduciaire. Il s'agit donc là d'un transfert de biens pour l'application du paragraphe 160(1), qui, après tout, a entre autres pour objet d'empêcher l'auteur du transfert de cacher ses biens, y compris derrière une fiducie, pour éviter que l'ARC ne les saisisse. Par conséquent, il n'est pas nécessaire d'examiner l'argument de l'intimée selon lequel Mme Davies a conservé le titre de bénéficiaire des sommes déposées.

 

[...]

 

[24]      Le juge de première instance a insisté dans son exposé des motifs sur le fait que l'intimée n'avait en fin de compte reçu aucun avantage pécuniaire. L'intimée soutient que c'est là un facteur crucial pour l'examen du point de savoir s'il y a eu transfert de biens. La question de savoir si l'intimée a en fin de compte reçu un « avantage » me paraît dénuée de pertinence. Peu importe que Mme Davies ait repris possession des sommes déposées. L'intimée a certainement reçu les biens au moment du transfert, qui est le moment pertinent pour l'application du paragraphe 160(1). Le fait que Mme Davies ait en fin de compte repris possession de cet argent ne suffit pas à annuler le déclenchement de l'application du paragraphe 160(1). Je reprends ici à mon compte les observations formulées par notre Cour au paragraphe 9 de Heavyside, précité :

 

Une fois que les conditions du paragraphe 160(1) sont respectées [...] le bénéficiaire du transfert devient personnellement responsable de l'impôt payable en vertu de ce paragraphe [...] Cette responsabilité prend naissance au moment du transfert [...] et elle est solidaire avec celle de l'auteur du transfert. Le ministre peut donc établir « à une date quelconque » une cotisation à l'égard du bénéficiaire du transfert (selon le paragraphe 160(2)) et la responsabilité solidaire du bénéficiaire du transfert ne s'éteint que par le paiement que l'auteur du transfert ou lui-même effectue conformément au paragraphe 160(3).

 

[9]             La Cour d'appel fédérale a statué de manière claire qu'un transfert a lieu au moment du dépôt pour l'application du paragraphe 160(1).

 

[10]        Sur la question de la contrepartie, on a attiré l'attention de la Cour sur les paragraphes 27 et 28 de la même décision.

 

[27]      Sous le régime du paragraphe 160(1), le bénéficiaire d'un transfert de biens est redevable à l'ARC dans la mesure où la juste valeur marchande de la contrepartie donnée pour ces biens est inférieure à la juste valeur marchande de ceux‑ci. L'objet même du paragraphe 160(1) est d'assurer la conservation de la valeur des biens existants dans le patrimoine du contribuable aux fins de recouvrement par l'ARC. Dans le cas où le contribuable s'est entièrement dessaisi de ces biens, le paragraphe 160(1) prévoit la possibilité pour l'ARC d'exercer ses droits sur lesdits biens contre le bénéficiaire de leur transfert. Cependant, ce paragraphe n'est pas d'application lorsque l'auteur du transfert a reçu au moment de celui‑ci une somme équivalente à la valeur des biens transférés, c'est‑à‑dire une contrepartie à la juste valeur marchande. La raison en est qu'une telle transaction ne lèse pas l'ARC en tant que créancier. Si l'on applique ces principes à la présente espèce, il apparaît clairement que la transaction opérée entre l'intimée et Mme Davies n'a apporté à celle‑ci rien d'équivalent aux biens transférés qui aurait pu être recouvré par l'ARC, de sorte qu'on ne peut absolument pas dire qu'il y ait eu contrepartie.

 

[28]      Le juge de la Cour de l'impôt a commis une erreur de droit en n'analysant aucunement la juste valeur marchande de la contrepartie. Il s'est contenté de conclure qu'elle était « suffisante ». Je ne vois pas comment la juste valeur marchande de la contrepartie, en supposant qu'il y ait contrepartie, pourrait être équivalente aux sommes déposées. Pourquoi Mme Davies donnerait‑elle de l'argent à l'intimée en contrepartie de la possibilité de le retirer, alors que l'intimée conserve le pouvoir d'en prendre possession? Aucun acheteur prudent, sans lien de dépendance avec le vendeur et non motivé par l'espoir d'éviter le recouvrement de sa dette fiscale, ne paierait la valeur intégrale des fonds en échange du droit d'accès que Mme Davies a reçu. Il n'y avait pas de preuve sur le fondement de laquelle le juge de la Cour de l'impôt pouvait conclure que la contrepartie donnée par l'intimée égalait la juste valeur marchande des sommes déposées sur le compte bancaire.

 

En l'absence d'une contrepartie ou d'une valeur corporelle, une contrepartie suffisante pour l'application du paragraphe 160(1) ne peut pas être inférée ou présumée.

 

II. Analyse et décision

 

[11]        L'appelante est une mère consciencieuse et préoccupée. La Cour parvient à la conclusion de fait selon laquelle elle était au courant des procédures d'exécution et de débit de l'Agence du revenu du Canada (l'« ARC ») à l'égard des arriérés (fait qui a été admis lors de l'interrogatoire préalable et confirmé par l'appelante lors du contre‑interrogatoire). Elle a prêté sa carte bancaire à son fils pour lui permettre d'utiliser son compte, dans le double objectif de lui permettre d'encaisser ses chèques de paie sans que l'ARC, à titre de créancier, ne puisse accéder à ces fonds et d'éviter qu'il ait à payer des frais d'encaissement de chèques.

 

[12]        Son inaction relativement à l'argent ne fait pas obstacle à la notion de transfert. L'arrêt Livingston est clair sur ce point. Au moment du transfert, le fils a renoncé à la maîtrise et au contrôle de l'argent au profit de l'appelante. L'appelante, si elle l'avait voulu, avait le droit et le pouvoir juridique de a) se présenter à la succursale, b) révoquer l'ancienne carte bancaire, c) retirer l'argent. Le fait qu'elle n'ait exercé aucun de ces droits correspond exactement aux faits de l'arrêt Livingston, lequel énonce clairement qu'en dépit d'une telle inaction, un transfert a quand même eu lieu.

 

[13]        De même, la prétention selon laquelle l'entente contribuait à une transaction commerciale véritable n'est pas suffisante en droit. L'inaction ne permet de démontrer ni l'existence d'une entente faisant obstacle à l'application de l'article, ni l'existence d'une contrepartie de la part de l'appelante. Le caractère peut‑être louable de son acte maternel jumelé à sa simple obligation morale de ne pas toucher aux fonds n'entraîne pas une interdiction d'y toucher reconnaissable en droit. Pour qu'il y ait une contrepartie valable, pour l'application du paragraphe, il aurait fallu que l'appelante crée à l'égard de son fils et présente à celui‑ci une obligation exécutoire ayant une valeur. En l'espèce, une telle contrepartie juridique n'existait pas. L'absence de toute contrepartie aux termes du paragraphe 160(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu et du paragraphe 325(1) correspondant de la Loi sur la taxe d'accise satisfait à la dernière condition nécessaire pour permettre au ministre d'établir la cotisation.

 

[14]        Quoiqu'il puisse sembler incongru au premier abord d'établir pourquoi l'appelante est tenue de rembourser de l'argent qui a été reçu par son fils, qui a été utilisé par son fils et dont elle n'a tiré aucun avantage net, il est néanmoins satisfait aux conditions nécessaires pour rendre applicables à l'espèce les paragraphes pertinents des lois, tels qu'ils ont été interprétés dans la jurisprudence, et les appels sont en conséquence rejetés.

 

Les présents motifs du jugement modifiés remplacent les motifs du jugement du 2 novembre 2012; ils corrigent les mots et nombres soulignés au paragraphe 8.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 19e jour de février 2013.

 

 

« R. S. Bocock »

Le juge Bocock

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 19e jour de mars 2013.

 

 

 

Yves Bellefeuille, réviseur


RÉFÉRENCE :                                 2012 CCI 382

 

NOS DES DOSSIERS DE LA COUR :       2010-3697(IT)G

                                                          2010-3489(GST)I

 

INTITULÉ :                                      Renate Brauer c. Sa Majesté la Reine

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 18 octobre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

MODIFIÉS :                                    L'honorable juge Randall Bocock

 

DATE DU JUGEMENT MODIFIÉ :         Le 29 novembre 2012

 

DATE DES MOTIFS DU

JUGEMENT MODIFIÉS :               Le 19 février 2013

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l'appelante :

Me Dale Barrett

Avocat de l'intimée :

Me Darren Prevost

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

          Pour l'appelante :

 

                   Nom :                   Dale Barrett

                   Cabinet :     Barrett Tax Law

                                       Vaughan (Ontario)

 

          Pour l'intimée :     William F. Pentney

                                       Sous‑procureur général du Canada

                                       Ottawa, Canada

 

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