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Dossier : 2010-1542(IT)G

ENTRE :

STÉPHANIE LAPIERRE,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

____________________________________________________________________

 

Appel entendu le 26 avril 2012, à Montréal (Québec).

 

Devant : L'honorable juge François Angers

 

Comparutions :

 

Avocat de l'appelante :

 

Me Richard Letendre

Avocat de l'intimée :

Me Christina Ham

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JUGEMENT

 

L’appel est accueilli en partie et la cotisation est renvoyée au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle cotisation selon les motifs du jugement ci‑joints. Il n’y aura pas d’adjudication de dépens.  

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 11e jour de septembre 2012.

 

 

« François Angers »

Juge Angers

 

 


 

 

 

Référence : 2012 CCI 299

Date : 20120911

Dossier : 2010-1542(IT)G

ENTRE :

STÉPHANIE LAPIERRE,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Angers

 

[1]             Il s'agit d'un appel d'une cotisation que le ministre du Revenu national (le « ministre ») a établi le 30 juin 2009 en vertu de l'article 160 de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « Loi »). Le montant de la cotisation en litige, soit 54 583,47 $, représente une dette fiscale de la société 9077-5081 Québec Inc. (ci-après « 9077 »).

 

[2]             9077 a été constituée en société le 13 mai 1999. Son président et unique actionnaire est monsieur Reynald Lapierre, le père de l'appelante. La société 9077 s'est portée acquéreur d'un commerce et a commencé ses activités en juillet 1999. Il s'agissait d'un commerce d'hôtellerie et de restauration et d'un bureau de poste situé à Métis-sur-mer. L'appelante n'a participé d'aucune façon avec la société 9077 à la gestion du commerce ni à quelque autre activité que ce soit liée à celui-ci. Elle demeure à Montréal depuis le mois d'août 1996.

 

[3]             De 1999 à 2002, la société 9077 n'a pas produit de déclaration de revenus. Le 9 mai 2001, un représentant de l’Agence des douanes et du revenu du Canada (« ADRC ») a rencontré monsieur Lapierre dans le but de s'enquérir de cette omission. Ce représentant a alors accordé à 9077 un délai pour produire des documents - états financiers ou autres – et, n'ayant rien reçu, il a établi une cotisation pour l'année d’imposition 2000 de 9077, dont l'exercice se terminait le 31 août. Cette cotisation a été établie en fonction du chiffre d'affaires approximatif que monsieur Lapierre lui avait communiqué, moins des dépenses, que le représentant de l’ADRC a arbitrairement estimées à 80% du chiffre d'affaires.

 

[4]             Pour les années subséquentes des cotisations ont été établies de la même façon et ce, jusqu'à la date d'un incendie qui a complètement détruit le bâtiment principal du commerce en février 2002. Toute la documentation a alors été détruite et une reconstitution des états financiers n'a jamais été produite. Quoique monsieur Lapierre prétende aujourd'hui avoir exploité le commerce à perte, il est impossible de quantifier quoi que ce soit à cet égard, et il n’y a dans la preuve produite rien qui puisse me permettre de modifier le montant de la dette fiscale et d'arriver à un montant différent de celui fixé dans la cotisation. Je dois signaler également que le témoignage de monsieur Lapierre était très évasif et imprécis, particulièrement en ce qui concerne les opérations financières de 9077.

 

[5]             La société 9077 a reçu de ses assureurs, le 3 mai 2002, un montant de 405 095,23 $ en guise d’indemnisation. Elle a reconstruit un nouveau bâtiment, a acheté du nouvel équipement et a vendu le commerce à l'automne 2003. Monsieur Lapierre a témoigné qu'il s'est aussi servi des fonds provenant des assureurs de 9077 pour se rembourser les avances de l'actionnaire de 190 000 $ ou de 196 000 $ qu’il avait faites à 9077. Il n'a cependant produit aucun détail sur ses avances. Il a témoigné qu’il l’avait utilisé cet argent pour faire l'acquisition d'un autre commerce par l'entremise de la société 9115-8881 Québec Inc. (ci-après « 9115 ») et que 9077 avait déposé entre 100 000 $ et 130 000 $ dans le compte en banque de l'appelante. Il avoue cependant qu'il n'a pas fait cela de la bonne façon, en ce sens que 9077 aurait dû lui remettre directement le montant de ses avances de façon qu'il eût pu personnellement faire l'achat du nouveau commerce et déposer lui-même l'argent dans le compte de l'appelante, sans que ce soit 9077 qui le fasse.

 

[6]             À mon avis, cette histoire d'avances à l'actionnaire ne tient pas la route puisque le total du prix d'acquisition du nouveau commerce et du dépôt dans le compte de l'appelante est de 284 000 $ (164 000 $ (pièce A-1, onglet 5) plus le dépôt de 120 000 $), et monsieur Lapierre a témoigné que 9077 lui devait entre 190 000 $ et 196 000 $. De toute façon, ce n’est pas ce qui s’est passé dans les faits.

 

[7]             La société 9077 a déposé donc, le 3 mai 2002, une somme de 120 000 $ dans le compte de l'appelante qu'elle avait à la Caisse populaire de Rimouski. Selon monsieur Lapierre, cet argent devait servir aux opérations de la société 9115. Effectivement, 9115 s'est vu remettre par l’appelante, et ce, par tranches assez substantielles, entre le 15 mai et le 14 novembre 2002, une somme totalisant 114 000 $.

 

[8]             L'appelante réside à Montréal depuis août 1996. Elle a un compte à la Caisse populaire de Rimouski depuis l'âge de cinq ans. Elle a conservé ce compte en raison de son prêt étudiant. En 2002, elle devait encore la somme de 13 500 $. Étant employée de la Banque Royale du Canada à Montréal, elle a aussi un compte en banque à la Banque Royale.

 

[9]             Le lendemain ou surlendemain du dépôt des 120 000 $ par 9077 dans son compte à la Caisse populaire, son père lui a téléphoné à Montréal pour len informer. Il lui a dit qu'il y avait 10 000 $ pour elle et 10 000 $ pour sa sœur et que 100 000 $ devaient être investis. Son père lui a dit qu'elle était la gardienne de ce montant. À cette époque, l'appelante était représentante des services à la clientèle relatifs aux cartes de crédit et ne connaissait rien aux investissements. Elle s'est, malgré tout, mise en devoir de faire ce que son père lui demandait.

 

[10]        Pour faciliter le tout, elle a transféré les 100 000 $ qui devaient être investis de son compte à la Caisse populaire à celui qu’elle avait à la Banque Royale. Le chèque est daté du 6 mai 2002 et a été déposé le lendemain.

 

[11]        Après ce transfert, son père lui a parlé de la constitution d’une société afin qu'il puisse faire l'achat d'un commerce, le rentabiliser et le revendre. Il lui a dit qu'elle serait la présidente de la nouvelle société, mais qu'elle n'aurait à s’occuper de rien. Elle s'est donc déplacée pour aller chez un notaire pour faire constituer la société 9115 et ouvrir un compte en banque pour cette société. Elle avoue ne pas avoir compris grand-chose à tout le processus et dit ne s’être effectivement pas impliquée dans la société 9115. Son père ne lui a rien dit à propos de ses problèmes fiscaux.

 

[12]        Son père lui a demandé un premier transfert de fonds, qui s’est fait le 15 mai 2002 de 25 000 $. Cette somme est allée dans le compte de 9115. Le 30 mai suivant, un autre transfert de 25 000 $ s’est fait, et les transferts, de différents montants, se sont poursuivis jusqu'à ce que, en novembre 2002, une somme totale de 114 000 $ ait été transférée à 9115.

 

[13]        Le 28 mai 2002, 9115 a fait l'acquisition du nouveau commerce et l'acte de vente a été signé par Reynald Lapierre en sa qualité de secrétaire de 9115. La signature de l'appelante n'y est pas apposée. Monsieur Lapierre était aussi le seul représentant de 9115 pour ce qui est de tout compte que 9115 avait à la Caisse populaire. L'appelante a aussi appris en octobre 2009 que sa signature avait été contrefaite sur un cautionnement du 22 mai 2006 en faveur de la Caisse des Mutuellistes fourni relativement à un contrat de location conclue par 9115. Elle a aussi appris que, le 7 juillet 2006, sa signature contrefaite avait été apposée sur une caution personnelle en faveur de la compagnie Molson accordée en contrepartie de la vente des produits de cette dernière à 9115. L’appelante soupçonne évidemment son père.

 

[14]        C'est en juin 2009 qu'elle a reçu l'avis de cotisation présentement en litige, mais depuis mars 2007 elle faisait aussi l'objet d'une cotisation établie par Revenu Québec. Elle a réussi à obtenir quittance de Revenu Québec le 4 janvier 2010 à la suite de la vente des immeubles de 9115 le 22 décembre 2009 et moyennant  d’autres contreparties. L'appelante a accepté de signer les documents de vente relatifs à l'immeuble de 9115 afin de régler sa dette envers Revenu Québec.

 

[15]        Le 10 novembre 2009, l'appelante a écrit une lettre à un représentant de Revenu Québec pour lui expliquer qu’elle avait été la nature de ses relations avec son père. L'appelante n'a d'ailleurs aucun contact avec son père depuis la fin de 2007. Il est évident que l'appelante a subi plusieurs préjudices causés par un père en qui elle avait eu confiance. Sur la somme de 120 000 $ déposée dans son compte, l'appelante n'a rien eu et sa sœur n’a reçu que de 6 000 $, qu'elle a utilisés pour payer du matériel scolaire.

 

[16]        Il s'agit donc de déterminer si l'appelante est solidairement responsable avec la société 9077 du paiement de la somme de 54 583,47 $ selon le paragraphe 160(1) de la Loi. En l’espèce, est-ce que le paragraphe 160(1) de la Loi trouve application?

 

[17]        Le paragraphe 160(1) de la Loi est ainsi rédigé :

 

160.(1) Lorsqu’une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon à l’une des personnes suivantes :

 

a) son époux ou conjoint de fait ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

 

            b) une personne qui était âgée de moins de 18 ans;

            c) une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,

 

les règles suivantes s’appliquent :

 

d) le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement d’une partie de l’impôt de l’auteur du transfert en vertu de la présente partie pour chaque année d’imposition égale à l’excédent de l’impôt pour l’année sur ce que cet impôt aurait été sans l’application des articles 74.1 à 75.1 de la présente loi et de l’article 74 de la Loi de l’impôt sur le revenu, chapitre 148 des Statuts révisés du Canada de 1952, à l’égard de tout revenu tiré des biens ainsi transférés ou des biens y substitués ou à l’égard de tout gain tiré de la disposition de tels biens;

 

e) le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d’un montant égal au moins élevé des montants suivants :

 

(i) l’excédant éventuel de la juste valeur marchande des biens au moment du transfert sur la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien,

 

(ii) le total des montants dont chacun représente un montant que l’auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi au cours de l’année d’imposition dans laquelle les biens ont été transférés ou d’une année d’imposition antérieure ou pour une de ces années;

 

aucune disposition du présent paragraphe n’est toutefois réputée limiter la responsabilité de l’auteur du transfert en vertu de quelque autre disposition de la présente loi.

 

[18]        La Cour d’appel fédérale, dans La Reine c. Livingston, 2008 CAF 89, au paragraphe 17, a indiqué que l’application du paragraphe 160(1) est assujettie aux quatre critères suivants :

 

1) L’auteur du transfert doit être tenu de payer des impôts en vertu de la Loi au moment de ce transfert.

 

2) Il doit y avoir eu transfert direct ou indirect de biens au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon.

 

3) Le bénéficiaire du transfert doit être :

 

i. soit l’époux ou conjoint de fait de l’auteur du transfert au moment de celui-ci, ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

 

ii. soit une personne qui était âgée de moins de 18 ans au moment du transfert;

 

iii. soit une personne avec laquelle l’auteur du transfert avait un lien de dépendance.

 

4) La juste valeur marchande des biens transférés doit excéder la juste valeur marchande de la contrepartie donnée par le bénéficiaire du transfert.

 

[19]        En l’espèce, il a été établi que l’appelante et la société 9077 ont entre elles un lien de dépendance et que cette dernière a une dette fiscale de 54 583,47 $. Il s’agit donc de déterminer s’il y a eu transfert de biens et, le cas échéant, si l’appelante a donné une contrepartie à la société 9077.

 

[20]        Il me paraît assez évident, en l’espèce, qu’il ne peut y avoir eu une contrepartie fournie par l’appelante à la société 9077 à la suite de la réception de la somme d’argent en question. En effet, cet argent a été rendu et investi dans la société 9115, donc ni 9077 ni l'appelante n’a reçu quoi que ce soit.

 

[21]        Le témoignage de l’appelante est tout à fait crédible. Son père, a titre de représentant de la société 9077, a déposé à l’insu de l’appelante une somme de 120 000 $ dans le compte de celle-ci à la Caisse populaire de Rimouski. Elle a eu connaissance de ce fait lorsque son père lui a téléphoné pour l’en informer, et ce n’est qu’à partir de ce moment que l’appelante était au courant des instructions de son père, données à titre personnel ou en sa qualité de représentant de 9077, quant à ce qu’elle devait faire avec cette somme d’argent. L’appelante n’a jamais pensé, dans toute cette affaire, qu’elle pouvait faire ce qu’elle voulait avec l’argent en question, à l’exception de la somme de 10 000 $ que son père ou 9077 lui avait effectivement donnée. Qui plus est, elle a même remis cette somme de 10 000 $, ainsi que 4 000 $ provenant de la part de sa sœur, à la société 9115 conformément aux instructions de son père.

 

[22]        À mon avis, que ce soit à titre personnel ou à titre de représentant de 9077, le père n’a jamais voulu transférer la propriété de l’argent en question, soit les 100 000 $, et même plus, si l’on considère qu’il a exigé le retour de 114 000 $. Il n’a jamais voulu que la propriété de cette somme soit dévolue à l’appelante, sauf pour ce qui est des 10 000 $ qui étaient pour elle. Elle ne pouvait donc pas utiliser cet argent à sa guise et, à mon avis, elle agissait simplement à titre de mandataire de son père, qui représentait la société 9077. Ce qui s’est passé entre 9077 et l’appelante était de la nature d’un mandat au sens du Code civil du Québec.

 

[23]        L’appelante a reçu le mandat clair d’investir, selon les directives de son père ou de 9077, qu’il représente, 100 000 $ sur les 120 000 $ de remettre 10 000 $ à sa sœur et de garder 10 000 $. Le seul transfert de propriété à l’appelante effectué par cette transaction est le transfert des 10 000 $ qui lui revenaient et ce, même si elle ne les a pas gardés. À mon avis, l’appelante ne peut être solidairement responsable avec 9077 des dettes fiscales de celle-ci, si ce n’est jusqu’à concurrence des 10 000 $ qui lui étaient destinés.

 

[24]        Il n’y a eu, en l’espèce, aucun complot dans le but de léser les autorités fiscales, ce qui, comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Livingston, précité, pourrait être considéré comme un fait crucial. En fait, l’argent en question s’est retrouvé dans la société 9115, dont les actifs ont servi à payer une partie des dettes fiscales de 9077.

 

[25]        L’appel est accueilli en partie et la cotisation est renvoyée au ministre pour que l’on procède à un nouvel examen et à une nouvelle cotisation selon les présents motifs en tenant compte de ce que l’appelante n’est solidairement responsable avec 9077 de la dette fiscale de celle-ci que pour un montant de 10 000 $. Il n’y aura pas d’adjudication de dépens.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 11e jour de septembre 2012.

 

 

 

« François Angers »

Juge Angers

 

 


RÉFÉRENCE :                                 2012 CCI 299

 

Nº DU DOSSIER DE LA COUR :    2010-1542(IT)G

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :            Stéphanie Lapierre c. Sa Majesté la Reine

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 26 avril 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :     L'honorable juge François Angers

 

DATE DU JUGEMENT :                 le 11 septembre 2012

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l'appelant :

Me Richard Letendre

Avocat de l'intimée :

Me Christina Ham

 

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

 

       Pour l'appelant:

 

                     Nom :                           Me Richard Letendre

 

                 Cabinet :                          Dufour Mottet

                                                          Laval (Québec)

 

       Pour l’intimée :                          Myles J. Kirvan

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

 

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