Jugements de la Cour canadienne de l'impôt

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

 

 

Dossier : 2007-1402(IT)I

ENTRE :

BRUCE MARCINYSHYN,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

Appel entendu sur preuve commune avec les appels de Sheila Marcinyshyn 2007-1409(IT)I et de Martha Mawakeesic 2007-2221(IT)I

le 21 septembre 2011 à Thunder Bay (Ontario).

 

Devant : L’honorable juge suppléant D. W. Rowe

 

Comparutions :

 

Pour l’appelant :

L’appelant lui‑même

Avocat de l’intimée :

Me Ryan Gellings

 

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

 

       L’appel interjeté à l’encontre des nouvelles cotisations établies en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu pour les années d’imposition 2002, 2003, 2004 et 2005 est rejeté, conformément aux motifs du jugement ci‑joints.

 

          Signé à Sidney (Colombie‑Britannique), ce 8e jour de novembre 2011.

 

« D. W. Rowe »

Juge suppléant Rowe

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 28jour de février 2012.

 

 

 

 

Mario Lagacé, jurilinguiste


 

 

Dossier : 2007-1409(IT)I

ENTRE :

SHEILA MARCINYSHYN,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

Appel entendu sur preuve commune avec les appels de Bruce Marcinyshyn 2007-1402(IT)I et de Martha Mawakeesic 2007-2221(IT)I

le 21 septembre 2011 à Thunder Bay (Ontario).

 

Devant : L’honorable juge suppléant D. W. Rowe

 

Comparutions :

 

Représentant de l’appelante :

M. Bruce Marcinyshyn

 

Avocat de l’intimée :

Me Ryan Gellings

 

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

 

       L’appel interjeté à l’encontre des nouvelles cotisations établies en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu pour les années d’imposition 2002, 2003, 2004 et 2005 est rejeté, conformément aux motifs du jugement ci‑joints.

 

          Signé à Sidney (Colombie‑Britannique), ce 8e jour de novembre 2011.

 

« D. W. Rowe »

Juge suppléant Rowe

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 28jour de février 2012.

 

 

 

 

Mario Lagacé, jurilinguiste


 

 

 

Dossier : 2007-2221(IT)I

ENTRE :

MARTHA MAWAKEESIC,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE] ____________________________________________________________________

Appel entendu sur preuve commune avec les appels de

Bruce Marcinyshyn 2007-1402(IT)I et de Sheila Marcinyshyn 2007-1409(IT)I

le 21 septembre 2011 à Thunder Bay (Ontario).

 

Devant : L’honorable juge suppléant D. W. Rowe

 

Comparutions :

 

Représentant de l’appelante :

M. Bruce Marcinyshyn

 

Avocat de l’intimée :

Me Ryan Gellings

 

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

 

       L’appel interjeté à l’encontre des nouvelles cotisations établies en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu pour les années d’imposition 2003, 2004, 2005 et 2006 est rejeté, conformément aux motifs du jugement ci‑joints.

 

          Signé à Sidney (Colombie‑Britannique), ce 8e jour de novembre 2011.

 

« D. W. Rowe »

Juge suppléant Rowe

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 28jour de février 2012.

 

 

 

 

Mario Lagacé, jurilinguiste


 

Référence : 2011 CCI 516

Date : 20111108

Dossier : 2007-1402(IT)I

ENTRE :

BRUCE MARCINYSHYN,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée;

 

Dossier : 2007-1409(IT)I

 

ET ENTRE :

SHEILA MARCINYSHYN,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée;

 

Dossier : 2007-2221(IT)I

 

ET ENTRE :

MARTHA MAWAKEESIC,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

 

Le juge suppléant Rowe

 

[1]              Les présents appels ont été entendus sur preuve commune avec le consentement de l’avocat de l’intimée et de chacun des appelants. Les appelantes, à savoir Martha Mawakeesic (« Mme Mawakeesic ») et Sheila Marcinyshyn (« Mme Marcinyshyn »), ont fait savoir que l’appelant, Bruce Marcinyshyn (« M. Marcinyshyn »), était autorisé à les représenter.

 

[2]              La question en litige dans l’appel interjeté par Mme Marcinyshyn est de savoir si le revenu d’emploi qu’elle a reçu de Native Leasing Services (« NLS ») dans chacune des années d’imposition allant de 2002 à 2005, inclusivement, constituait un bien meuble d’un Indien situé sur une réserve, et si le ministre du Revenu national (le « ministre ») avait à juste titre inclus dans le revenu les montants reçus par Mme Marcinyshyn de NLS pour établir le revenu modifié de l’appelante afin de déterminer si cette dernière avait droit à la prestation fiscale canadienne pour enfants à l’égard de l’année d’imposition 2003. Mme Marcinyshyn est membre de la Première nation de Peguis, située à Peguis, au Manitoba.

 

[3]              La question en litige dans l’appel interjeté par Mme Mawakeesic est de savoir si le revenu d’emploi que l’appelante a reçu de NLS dans chacune des années d’imposition allant de 2003 à 2006, inclusivement, constituait un bien meuble d’un Indien situé sur une réserve, et si le ministre avait à juste titre inclus dans le revenu les montants reçus par Mme Mawakeesic de NLS pour établir le revenu modifié de l’appelante afin de déterminer si cette dernière avait droit au crédit pour taxe sur les produits et services pour les années d’imposition 2003, 2004 et 2005. Mme Mawakeesic est membre de la Première nation de Sandy Lake, située à Sandy Lake, en Ontario.

 

[4]              La question en litige dans l’appel interjeté par M. Marcinyshyn est de savoir si celui‑ci a le droit de demander le crédit d’impôt de personne mariée en application de l’alinéa 118(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi ») pour les années d’imposition 2003 et 2004, compte tenu du fait que le revenu d’emploi reçu par son épouse, à savoir Mme Marcinyshyn, durant ces années constituait un bien meuble d’un Indien situé sur une réserve. M. Marcinyshyn a accepté que l’issue de l’appel de Mme Marcinyshyn s’applique à son propre appel.

 

[5]              Il n’est pas contesté que les sièges des deux sociétés, à savoir O.I. Employee Leasing Inc. (« O.I. Employee Leasing ») et NLS étaient situés dans la réserve des Six nations de la rivière Grand (« réserve des Six nations »), et que NLS est une entreprise individuelle, dont Roger Obonsawin est propriétaire exploitant, qui louait des services d’employés à des organisations autochtones situées hors réserve de façon à permettre aux employés de demander une exemption d’impôt en application de l’article 87 de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5, dans sa version modifiée.

 

[6]              En son propre nom et pour le compte de Mmes Marcinyshyn et Mawakeesic, M. Marcinyshyn a fait savoir que les appelants acceptaient le fait qu’aucune preuve ne serait présentée de vive voix et que chacun d’eux était disposé à se fonder sur les documents contenus dans le recueil produit sous la cote A‑1, onglets 1 à 25, inclusivement, au soutien de leur demande selon laquelle chacun de leurs appels doit être accueilli. La mention ci‑après d’un onglet signifie que le document se trouve sous ladite cote. Cette cote comprend divers documents qui se rapportent à l’emploi des deux appelantes, à savoir Mmes Marcinyshyn et Mawakeesic, y compris un contrat d’emploi portant la date du 16 avril 2004. À d’autres onglets, les appelants ont inclus d’autres documents, dont des recueils de jurisprudence, des documents extraits du site Web de Revenu Canada (selon son appellation d’alors) et des renseignements concernant le programme sur le syndrome d’alcoolisme fœtal (« SAF ») mené à la société Anishnawbe Mushkiki Inc. (« AMI »).

 

[7]              L’avocat de l’intimée a appelé Bernice Dubec (« Mme Dubec ») à témoigner. Selon son témoignage, Mme Dubec est une Indienne inscrite qui réside à Kenora, en Ontario. Elle était directrice générale d’AMI de janvier 2000 à août 2010, et avait été placée à ce poste en tant qu’employée d’O.I. Employee Leasing. AMI, qui a été constituée en société à but non lucratif le 3 mars 2000, fournit des services à des personnes d’origine autochtone conformément aux objectifs énoncés dans les lettres patentes dont une copie a été produite sous la cote R‑1. Les objectifs sont énumérés au paragraphe 4 des lettres patentes de la manière suivante :

 

[traduction]

 

a)      mettre sur pied un centre médical et une clinique dans la région de Thunder Bay pour fournir des soins de santé primaires à des populations d’origine autochtone;

b)      mettre sur pied un programme de counselling en matière de santé;

c)      promouvoir les soins de santé et la médecine préventive;

d)      créer et distribuer du matériel d’enseignement concernant les soins de santé;

e)      accroître la possibilité d’obtenir une traduction, une interprétation en matière médicale et des ressources, toutes adaptées à la culture;

f)        encourager les Autochtones à revendiquer la connaissance et la compréhension des méthodes d’enseignement traditionnelles;

g)      améliorer des mécanismes de soutien pour fournir des ressources nécessaires, assurer la défense des droits et permettre l’accès à des soins de santé traditionnels;

h)      intensifier la collaboration et favoriser les initiatives collectives entre les organismes et les collectivités;

i)        permettre un accès accru aux aînés, à la médecine traditionnelle et aux cérémonies traditionnelles;

j)        instaurer tout autre programme de bienfaisance dans le domaine des soins de santé autochtones, que les administrateurs jugent recommandé.

 

[8]              Selon le témoignage de Mme Dubec, AMI fournit, à son bureau principal situé à Royston Court, à Thunder Bay, des services aux Autochtones, que ce soit des Indiens inscrits ou non inscrits, des Métis ou des personnes d’une autre origine. Parfois, des services sont offerts à une unité familiale qui est peut‑être mixte, en ce sens qu’elle comporte des membres non autochtones. La région visée par le mandat d’AMI est celle du district de Thunder Bay et, bien que les ressources aient été limitées, AMI fournissait des services à 22 centres de populations, y compris les collectivités des Premières Nations, de petites villes et des villages. Mme Dubec a déclaré que le but de l’organisation était d’utiliser des méthodes de guérison traditionnelles pour résoudre des problèmes de santé et pour promouvoir des soins de santé et favoriser de saines habitudes de vie. AMI employait des médecins et un podologue, à temps partiel, de même qu’un infirmier praticien, un nutritionniste et un éducateur spécialisé en diabète, tous à temps plein, et retenait les services de consultants (y compris de chirurgiens) selon les besoins. Selon Mme Dubec, Mmes Mawakeesic et Marcinyshyn travaillaient toutes deux pour AMI. Mme Mawakeesic était conseillère au programme SAF, qui comportait notamment de la formation en matière de compétences parentales et de nutrition. AMI offrait des services prénatals et postnatals. Mme Dubec a estimé que 80 p. 100 du travail était accompli au bureau de Royston Court, bien que certaines visites à domicile étaient faites dans la ville de Thunder Bay. Au titre de la charge de travail totale, environ 10 p. 100 du temps était consacré à des ateliers, des séminaires et des cours, et le reste du temps était essentiellement consacré aux résidents de la Première Nation de Fort William (la « réserve »), située à 15 kilomètres du bureau d’AMI. Mme Marcinyshyn était employée au départ comme travailleuse en soins aux enfants et elle a travaillé par la suite au programme SAF où elle exerçait essentiellement les mêmes fonctions que Mme Mawakeesic.

 

[9]     Lors du contre‑interrogatoire mené par Bruce Marcinyshyn, Mme Dubec a déclaré que la plupart des travailleurs à AMI étaient des employés d’ O.I. Employee Leasing, et qu’à l’origine, une version antérieure de la société AMI avait été installée dans la réserve et recevait son financement d’une organisation autochtone. Le revenu d’emploi des travailleurs était exonéré de l’impôt sur le revenu, mais la structure avait été modifiée au moyen de la délivrance de lettres patentes aux termes desquelles AMI était devenue une organisation autonome financée par la province d’Ontario. Mme Dubec a déclaré qu’il n’y avait pas d’espace dans la réserve pour construire une installation appropriée; AMI avait donc acheté le bien situé à Royston Court pour en faire son siège et avait pu élargir la nature et la portée de ses programmes conformément aux objectifs de la société.

 

[10]    En ce qui concerne l’appel interjeté par Mme Marcinyshyn, les hypothèses de fait, énoncées aux alinéas 18b) à 18e), inclusivement, de la réponse à l’avis d’appel (la « réponse ») sont les suivantes :

         

[traduction]

 

          […]

 

b)                  l’appelante est une Indienne selon la Loi sur les Indiens;

 

c)                  NLS avait un siège social dans la réserve des Six nations;

 

d)                  les fonctions de l’emploi et le lieu d’exécution étaient situés hors réserve, et l’appelante fournissait ses services hors réserve;

 

e)                  l’appelante ne vivait pas dans une réserve.

 

 

[11]    Quant à l’appel interjeté par Mme Mawakeesic, les hypothèses de fait pertinentes sont énoncées aux alinéas 23b) à 23e), inclusivement, et aux alinéas 24b) à 24d), inclusivement, de la réponse, et sont formulées de la manière suivante :

 

[traduction]

 

[…]

 

b)                  l’appelante est une Indienne selon la Loi sur les Indiens;

 

c)                  NLS avait un siège social dans la réserve des Six nations;

 

d)                  les fonctions de l’emploi et le lieu d’exécution étaient situés hors réserve, et l’appelante fournissait ses services hors réserve;

 

e)                  l’appelante ne vivait pas dans une réserve.

 

[…]

           

b)                  l’appelante travaillait directement pour Anishnawbe Mushkiki durant l’année d’imposition 2006;

 

c)                  l’appelante avait déclaré un revenu de 47 437 $ provenant d’Anishnawbe Mushkiki;

 

d)                  Anishnawabe Mushkiki n’est pas située dans une réserve.

 

[12]    M. Marcinyshyn a soutenu qu’il était évident que Mme Marcinyshyn avait conclu avec NLS un contrat daté du 1er avril 2002 , à l’onglet 1, aux termes duquel toute rémunération reçue pour son emploi devait être versée à partir du bureau de NLS situé dans la réserve des Six nations. À cette époque, le nom de Mme Marcinyshyn était Sheila Blue. Les parties avaient convenu que le revenu de Mme Marcinyshyn serait exempt de l’impôt sur le revenu. Il ressort des feuillets T4 délivrés par NLS, à l’onglet 7, pour les années pertinentes qu’aucun impôt sur le revenu n’a été déduit du salaire de Mme Marcinyshyn. M. Marcinyshyn a fait valoir qu’étant donné que la rémunération pour l’emploi de Mme Marcinyshyn avait été versée par un employeur situé dans une réserve, ce revenu était exonéré d’impôt. M. Marcinyshyn a avancé l’argument selon lequel la Cour suprême du Canada avait, dans deux décisions récentes, modifié l’application de décisions antérieures au point de rendre l’emplacement de l’employeur – qui avait une dette envers Mmes Marcinyshyn et Mawakeesic pour les services qu’elles avaient rendus durant chacune des périodes de paie – primordial et déterminant quant à la question du droit des appelantes à une exemption d’impôt sur le revenu d’emploi.

 

[13]    L’avocat de l’intimée a soutenu qu’aucun élément de preuve n’avait été présenté pour les appelants afin de démontrer que le ministre n’avait pas établi les cotisations à juste titre. Il a avancé que la jurisprudence invoquée par M. Marcinyshyn ne modifiait pas la jurisprudence bien établie concernant l’exemption fiscale prévue à l’article 87 de la Loi sur les Indiens. Il était évident que l’emploi des deux appelantes, à savoir Mmes Mawakeesic et Marcinyshyn, était situé hors réserve et que les résidents de la réserve recevaient moins de 10 p. 100 de tous les services fournis par AMI; cette dernière avait pour mandat de fournir des services à toutes les personnes d’origine autochtone et aussi, occasionnellement, aux membres non autochtones d’une unité familiale.

 

 

 

[14]    Législation pertinente

 

Biens exempts de taxation

 

87(1) Nonobstant toute autre loi fédérale ou provinciale, mais sous réserve de l’article 83 et de l’article 5 de la Loi sur la gestion financière et statistique des premières nations, les biens suivants sont exemptés de taxation :

 

[…]

 

b) les biens meubles d’un Indien ou d’une bande situés sur une réserve.

 

 

81(1) Sommes à exclure du revenu Ne sont pas inclus dans le calcul du revenu d’un contribuable pour une année d’imposition :

 

a)      Exemptions prévues par une autre loi [y compris la Loi sur les Indiens] – une somme exonérée de l’impôt sur le revenu par toute autre loi fédérale, autre qu’un montant reçu ou à recevoir par un particulier qui est exonéré en vertu d’une disposition d’une convention ou d’un accord fiscal conclu avec un autre pays et qui a force de loi au Canada;

 

 

[15]Dans l’arrêt Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, la Cour suprême du Canada a décidé que les biens, au sens de l’alinéa 87(1)b) de la Loi sur les Indiens comprenaient un revenu. Cet arrêt est à l’origine du critère du situs. À la page 5 de l’arrêt Nowegijick, le juge Dickson a notamment fait les observations suivantes :

 

Un point aurait pu soulever un débat. Le fait que les services ont été rendus à l’extérieur d’une réserve était-il pertinent relativement au situs? Sa Majesté a reconnu au cours des plaidoiries, avec raison selon moi, que le situs du salaire de M. Nowegijick était la réserve parce que c’est là où la débitrice, Gull Bay Development Corporation, avait sa résidence ou son lieu d’affaires et parce que c’est là que le salaire devait être payé.

 

[16]    Dans l’arrêt Williams c. Canada, [1992] 1 R.C.S. 877, la Cour suprême du Canada a établi un ensemble de facteurs de rattachement à utiliser pour déterminer le situs d’un bien meuble. Comme le représentant des appelants l’a mentionné dans ses observations, cette affaire concernait un appelant indien qui avait reçu des prestations d’assurance‑emploi régulières pour le travail qu’il avait effectué auprès d’une société d’exploitation forestière et pour sa bande relativement à un projet à financement spécial. Dans les deux cas, le travail avait été exécuté dans la réserve. Le juge Gonthier, qui a rédigé les motifs au nom de la Cour suprême, a fait les observations suivantes, aux paragraphes 33 à 38, inclusivement :

 

33     Puisque l’opération en vertu de laquelle un contribuable reçoit des prestations d’assurance‑chômage ne constitue pas un bien matériel, la méthode par laquelle on pourrait en déterminer le situs ne saute pas aux yeux.  Dans un sens, le problème est que l’opération n’a pas de situs.  Toutefois, dans un autre sens, le problème est qu’elle en compte trop.  Il y a le situs du débiteur, le situs du créancier, le situs du versement du paiement, le situs de l’emploi donnant droit au revenu en question et le situs de l’utilisation du paiement, et d’autres sans doute.  Il faut ensuite déterminer quel est le lieu pertinent ou encore quelle est la combinaison de ces facteurs qui détermine le lieu de l’opération.

 

34     Selon l’appelant, un tribunal se doit, dans chaque cas, de soupeser tous les « facteurs de rattachement » pertinents pour décider quel est le situs de la réception d’un revenu.  Cette méthode aurait l’avantage d’être souple, mais elle devrait être utilisée avec soin afin d’éviter plusieurs possibilités d’embûche.  Dans l’interprétation des exemptions fiscales, il est souhaitable de concevoir des critères dont l’application est prévisible de sorte que les contribuables concernés puissent planifier leurs affaires en conséquence.  Cela est également important puisque les mêmes critères régissent l’exemption de saisie.

 

35     De plus, il serait dangereux de soupeser les facteurs de rattachement de manière abstraite, indépendamment de l’objet de l’exemption prévue dans la Loi sur les Indiens.  Un facteur de rattachement n’est pertinent que dans la mesure où il identifie l’emplacement du bien en question aux fins de la Loi sur les Indiens.  Dans des catégories particulières de cas, un facteur de rattachement peut donc avoir beaucoup plus de poids qu’un autre.  On pourrait facilement perdre cette réalité de vue en soupesant les facteurs de rattachement cas par cas.

 

36     Cependant, un critère trop rigide qui accorderait une force déterminante à un ou deux facteurs comporte ses propres possibilités d’embûche.  Un tel critère donnerait ouverture à des manipulations et à des abus et, en étant axé sur trop peu de facteurs, il pourrait ne pas donner effet aux objectifs de l’exemption contenue dans la Loi sur les Indiens aussi facilement qu’un critère qui est axé indifféremment sur un trop grand nombre de facteurs.

 

37     La méthode qui tient le mieux compte de ces préoccupations est celle qui analyse la situation sous le rapport des catégories de biens et des types d’imposition.  Par exemple, la pertinence des facteurs de rattachement peut varier selon qu’il s’agit de prestations d’assurance‑chômage, de revenu d’emploi ou de prestations de pension.  Il faut d’abord identifier les divers facteurs de rattachement qui peuvent être pertinents.  On doit ensuite analyser ces facteurs pour déterminer le poids à leur accorder afin d’identifier l’emplacement du bien, en tenant compte de trois choses : (1) l’objet de l’exemption prévue dans la Loi sur les Indiens, (2) le genre de bien en cause et (3) la nature de l’imposition de ce bien.  Il s’agit donc de déterminer, relativement à chaque facteur de rattachement, le poids qui devrait lui être accordé pour décider si l’imposition en cause de ce type de bien représenterait une atteinte aux droits de l’Indien à titre d’Indien sur une réserve.

 

38     Cette méthode conserve la souplesse de la méthode cas par cas, mais à l’intérieur d’un cadre qui identifie correctement le poids à accorder à divers facteurs de rattachement.  Il est évident que ce poids ne peut être déterminé avec précision.  Cette méthode a cependant l’avantage de préserver la capacité de traiter de façon appropriée les cas qui, à l’avenir, présenteront des considérations jusque‑là non évidentes.

 

[17]  Aux paragraphes 55 et 56 de l’arrêt Williams, monsieur le juge Gonthier a continué ainsi : 

 

55     En outre, comme il ressort de notre analyse du critère applicable pour déterminer le situs des prestations d’assurance‑chômage, la formulation d’un critère permettant de déterminer l’emplacement d’un bien incorporel en vertu de la Loi sur les Indiens est une entreprise complexe.  Dans le contexte de l’assurance‑chômage, nous avons été en mesure de mettre l’accent sur certaines caractéristiques du régime et sur ses incidences fiscales pour identifier un facteur ayant une importance particulière.  Il n’est pas évident que cela soit possible dans le contexte d’un revenu d’emploi, ni qu’on soit en mesure de dire quelles caractéristiques du revenu d’emploi et de son imposition devraient être examinées à cette fin.

 

56     En conséquence, pour les fins de ce pourvoi, nous notons simplement que l’emploi de l’appelant, qui l’a rendu admissible aux prestations d’assurance‑chômage, était clairement situé sur la réserve, quel que soit le critère retenu pour déterminer le situs du revenu d’emploi.  Parce que l’emploi donnant droit aux prestations était situé sur la réserve, les prestations reçues l’étaient aussi.  La question de la pertinence de la résidence de la personne qui reçoit les prestations au moment de leur réception ne se pose pas en l’espèce puisqu’elle était également sur la réserve.

 

[18]  La conclusion de l’arrêt, aux paragraphes 61 et 62, inclusivement, était la suivante :

 

61     Pour déterminer le situs d’un bien personnel incorporel, un tribunal doit évaluer divers facteurs de rattachement qui relient le bien à un endroit ou à l’autre.  Dans le contexte de l’exemption fiscale prévue dans la Loi sur les Indiens, il y a trois facteurs importants : l’objet de l’exemption, la nature du bien en question et l’incidence fiscale sur ce bien.  Compte tenu de l’objet de l’exemption, il s’agit, en fin de compte, de déterminer dans quelle mesure chaque facteur est pertinent pour décider si le fait d’imposer d’une certaine manière ce type de bien particulier porterait atteinte au droit d’un Indien à titre d’Indien de détenir des biens personnels sur la réserve.

 

62     En ce qui concerne les prestations d’assurance‑chômage reçues par l’appelant, un facteur particulièrement important est le lieu de l’emploi qui l’a rendu admissible aux prestations.  En l’espèce, la réserve était le lieu de l’emploi donnant droit aux prestations et, en conséquence, les prestations reçues par l’appelant étaient aussi situées sur la réserve.  La question de la pertinence de la résidence de la personne qui reçoit les prestations au moment de leur réception ne se pose pas en l’espèce.

 

[19]  Récemment, la Cour suprême du Canada a rendu deux arrêts, qui portaient tous deux sur la question de savoir si un revenu en intérêts versé à un Indien inscrit était situé sur une réserve et, par conséquent, exempté de taxation. L’affaire Succession Bastien c. Canada, 2011 CSC 38 (Bastien) a été entendue en même temps que l’affaire Dubé c. Canada, 2011 CSC 39 (Dubé). Les faits, l’historique judiciaire et la question en litige ont été énoncés dans les motifs rédigés par le juge Cromwell, aux paragraphes 5 à 10, inclusivement, de la manière suivante :

 

         

 

II.         Les faits, l’historique judiciaire et la question en litige

          1.  Les faits

            […]

[5]                                       Feu Rolland Bastien était un Indien inscrit qui appartenait à la Nation huronne‑wendat.  Il est né et décédé dans la réserve de Wendake, près de Québec.  Son épouse et ses enfants qui lui ont succédé sont également des Hurons et vivent dans la réserve.  De 1970 à 1997, année où il a vendu son entreprise à ses enfants, M. Bastien a exploité une entreprise de fabrication de mocassins dans la réserve de Wendake : Les Industries Bastien enr.  Il a investi une partie des revenus provenant de l’exploitation et de la vente de son entreprise dans des dépôts à terme offerts par deux caisses populaires situées sur des réserves indiennes : la Caisse populaire Desjardins du Village Huron (« Caisse »), située sur la réserve de Wendake, et la Caisse populaire Desjardins de Pointe‑Bleue, située sur la réserve de Mashteuiatsh.  Seul le revenu provenant des placements à la Caisse située sur la réserve de Wendake est en cause dans le présent pourvoi.  Depuis la fondation de la Caisse en 1965, son siège social, son seul établissement et son seul bien immobilisé corporel sont situés sur la réserve (Entente partielle sur les faits, D.A., vol. II, p. 200).

 

[6]                                         En 2001, M. Bastien détenait des certificats de dépôt à la Caisse et ces placements généraient des intérêts qui étaient déposés dans un compte d’épargne avec opérations détenu à la Caisse.  Selon M. Bastien, ce revenu était un bien exempté de taxation.  Toutefois, en 2003, le ministre du Revenu national a établi un avis de cotisation qui incluait le revenu de placements de M. Bastien dans le calcul de son revenu pour l’année d’imposition 2001.  Le ministre a confirmé l’avis de cotisation et la succession de M. Bastien a été déboutée en appel à la Cour de l’impôt, puis à la Cour d’appel fédérale.

 

2.         L’historique judiciaire

 

[7]                                       À la Cour de l’impôt (2007 CCI 625, [2007] A.C.I. no 541 (QL)), le juge Angers a appliqué l’arrêt Recalma c. Canada, 1998 CanLII 7621, de la Cour d’appel fédérale.  D’après lui, l’emplacement d’un revenu de placements doit être établi en fonction de quatre facteurs : son lien avec la réserve; son effet bénéfique sur le mode de vie traditionnel des Autochtones; le risque que l’imposition porte atteinte aux biens des Autochtones; et la mesure dans laquelle le revenu de placements peut être considéré comme provenant d’une activité du marché ordinaire.  Le juge Angers estimait que ce quatrième facteur, soit la provenance des revenus, était le plus important.  Il a conclu que la Caisse tirait ses revenus d’activités sur le marché ordinaire, qui n’étaient pas étroitement liées à la réserve.  Par conséquent, à son avis, le revenu de placements n’était pas exempté de taxation.

 

[8]                                       La Cour d’appel fédérale a confirmé cette conclusion (2009 CAF 108, 2009 DTC 5086 (p. 5851)).  Le juge Nadon a statué que l’affaire était régie par les décisions rendues antérieurement par la cour dans Recalma, Lewin c. Canada, 2002 CAF 461 (CanLII), et Sero c. Canada, 2004 CAF 6, [2004] 2 R.C.F. 613.  Le juge Nadon a souligné que ce qui importait le plus était de savoir si le revenu de placements — soit le profit généré par le capital placé dans une institution financière — avait été produit sur le territoire de la réserve ou hors réserve.  En d’autres termes, le juge Nadon a conclu que, si les fonds avaient été placés en tout ou en partie sur le marché ordinaire, l’exemption fiscale ne pouvait pas s’appliquer.  À son avis, c’était le cas et l’appel devait être rejeté.

 

[9]                                       Dans des motifs concourants, le juge Pelletier a ajouté (avec l’accord du juge Blais) quelques commentaires sur la nature des activités commerciales des caisses populaires.  Selon lui, les caisses populaires participent maintenant pleinement au marché des capitaux, du moins dans la mesure où leurs besoins en liquidités le permettent ou leurs fonds excédentaires l’exigent.  C’est à la nature du marché des capitaux que l’on doit attribuer le plus de poids pour déterminer où est situé un revenu de placements.  Ce marché ne se limite pas à une réserve, à une province, ni même à un pays.

 

3.         La question en litige

 

[10]                                   La Cour est saisie d’une seule question : le revenu en intérêts tiré par M. Bastien des dépôts à terme qu’il détenait à la Caisse populaire Desjardins du Village Huron était-il exempté de taxation à titre de bien meuble situé sur une réserve?

 

 

 

[20]  Aux paragraphes 11 et 12 de l’arrêt Bastien, le juge Cromwell a commencé son analyse et a fait les observations suivantes :

 

III.       Analyse

 

[11]                                     L’appelante prétend que l’analyse de la Cour de l’impôt et celle de la Cour d’appel fédérale étaient erronées à deux égards connexes.  Premièrement, elles n’ont pas accordé suffisamment d’importance à la nature contractuelle du véhicule de placement lorsqu’elles ont déterminé s’il était situé ou non sur une réserve.  Monsieur Bastien a conclu, avec la Caisse située sur la réserve, un contrat stipulant un taux de rendement précis sur son placement dont le produit lui serait versé sur la réserve; suivant l’appelante, la façon dont la Caisse générait ses revenus en traitant avec des tiers n’était pas pertinente pour la détermination du lieu où était situé le revenu de placements de M. Bastien.  L’appelante invoque l’art. 1440 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, aux termes duquel un contrat n’a d’effet qu’entre les parties contractantes et n’en a point quant aux tiers.  Deuxièmement, l’appelante soutient que les cours d’instance inférieure ont commis une erreur en accordant un poids déterminant au fait que les revenus provenaient du marché ordinaire; l’appelante affirme que tous les facteurs pertinents auraient dû être pris en compte et qu’ils pointaient tous vers la réserve comme emplacement du revenu en intérêts.

 

[12]           Pour sa part, l’intimée souscrit essentiellement au raisonnement de la Cour d’appel fédérale.  Pour être exempté de taxation, le revenu en intérêts doit être étroitement lié à une réserve, c’est‑à‑dire que les activités génératrices de revenus de l’émetteur doivent être exclusivement situées sur une réserve.  En l’espèce, comme les activités génératrices de revenus de la Caisse se déroulaient sur le marché ordinaire, le revenu en intérêts que la Caisse versait à M. Bastien ne pouvait pas être exempté de taxation.  De plus, l’intimée prétend que la règle de la relativité des contrats ne devrait pas empêcher les tribunaux de tirer des conclusions de fait quant au lieu où sont exercées les activités génératrices de revenus de l’émetteur.  Cette règle ne devrait pas impliquer non plus que le lieu où est situé le revenu de placements est le lieu du contrat.

 

[21]  Le juge Cromwell, au paragraphe 16, a renvoyé à l’arrêt Williams, précité, et a admis que l’emplacement d’un bien « n’est pas facile à déterminer d’un point de vue objectif. » Le juge Cromwell a fait les observations suivantes :

 

[…] Même si elle peut parfois sembler relever davantage de la métaphysique que du droit, la recherche de l’emplacement d’un bien est ce qu’exige la Loi sur les Indiens. Vu la complexité de cet exercice, il n’est généralement pas possible d’appliquer un test simple, standardisé, pour décider où se situe un bien immatériel. […]

 

[22]  Au cours de son analyse concernant l’emplacement du revenu, le juge Cromwell a continué ainsi, aux paragraphes 18 à 28 de l’arrêt Bastien :

 

[18]                                   En réponse à ce problème, le juge Gonthier a établi, dans Williams, un test en deux étapes.  À la première étape, le tribunal détermine quels facteurs de rattachement du bien meuble immatériel à un emplacement peuvent être pertinents.  De l’avis du juge Gonthier, « [u]n facteur de rattachement n’est pertinent que dans la mesure où il identifie l’emplacement du bien en question aux fins de la Loi sur les Indiens » (p. 892).  Par conséquent, même dans ce cadre relativement métaphysique, l’accent est manifestement mis sur l’attribution d’un emplacement physique au bien en cause.  Les facteurs de rattachement mentionnés dans Williams comprennent notamment la résidence du débiteur et celle de la personne qui reçoit les prestations, l’endroit où celles‑ci sont versées et l’emplacement de l’emploi ayant donné droit aux prestations : Williams, p. 893.  Comme l’a indiqué le juge Gonthier, la pertinence des facteurs de rattachement potentiellement pertinents varie selon le genre de bien et la nature de l’imposition. Par exemple, « la pertinence des facteurs de rattachement peut varier selon qu’il s’agit de prestations d’assurance‑chômage, de revenu d’emploi ou de prestations de pension » (p. 892).  Pour tenir compte de cette réalité et faire en sorte que l’analyse serve à déterminer l’emplacement du bien pour l’application de la Loi sur les Indiens, le tribunal procède, à la deuxième étape, à une analyse téléologique de ces facteurs dans le but de déterminer quel poids accorder à chacun.  Dans le cadre de cette analyse, il prend en considération l’objet de l’exemption prévue par la Loi sur les Indiens, le genre de bien en cause et la nature de l’imposition du bien (p. 892).

 

[19]                  L’arrêt Williams propose donc une analyse clairement structurée, mais centrée sur un examen minutieux des faits de chaque espèce au regard de l’objet de l’exemption.  Comme le juge Gonthier l’a souligné, à la p. 893, la méthode élaborée dans Williams « conserve la souplesse de la méthode cas par cas, mais à l’intérieur d’un cadre qui identifie correctement le poids à accorder à divers facteurs de rattachement ».  La démarche suivie dans Williams s’applique en l’espèce parce que nous traitons de la question de l’emplacement d’une opération — le versement d’intérêts en vertu d’un contrat — aux fins d’imposition.

 

[20]                  En l’espèce et dans d’autres affaires, la Cour de l’impôt et la Cour d’appel fédérale ont élaboré et appliqué une jurisprudence qui adapte l’analyse proposée dans Williams à l’imposition des intérêts et d’autres revenus de placements.  Comme c’est la première fois depuis Williams que la Cour traite de cette question, il est opportun de formuler de nouveau et de confirmer l’analyse à effectuer pour l’application de l’exemption de l’art. 87 à des revenus en intérêts.  J’examinerai donc plus en détail l’analyse exigée par l’arrêt Williams en m’intéressant successivement à l’objet de l’exemption, au genre de bien, à la nature de l’imposition du bien et aux facteurs de rattachement potentiellement pertinents.

 

                                

 

                                       (i)  L’objet de l’exemption

 

[21]                  Dans Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85, le juge La Forest a examiné l’objet de l’exemption fiscale et de la protection contre les saisies accordées par la Loi sur les Indiens.  En ce qui concerne l’exemption fiscale, il a spécifié qu’elle « empêch[e] qu’un palier de gouvernement, par l’imposition de taxes, puisse porter atteinte à l’intégrité des bénéfices accordés par le palier de gouvernement responsable du contrôle des affaires indiennes » (p. 130-131).  Il a résumé son examen de l’objet des dispositions en soulignant que, depuis la Proclamation royale de 1763 (reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 1), « la Couronne a toujours reconnu qu’elle est tenue par l’honneur de protéger les Indiens de tous les efforts entrepris par des non‑Indiens pour les déposséder des biens qu’ils possèdent en tant qu’Indiens ».  Il a ajouté une précision importante : l’objet de l’exemption est de protéger les biens réservés à l’usage des Indiens et non « pas de remédier à la situation économiquement défavorable des Indiens en leur assurant le pouvoir d’acquérir, de posséder et d’aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens » (p. 131).  Le juge La Forest a de plus affirmé :

 

Ces dispositions n’ont pas pour but d’accorder des privilèges aux Indiens à l’égard de tous les biens qu’ils peuvent acquérir et posséder, peu importe l’endroit où ils sont situés.  Leur but est plutôt simplement de protéger des ingérences et des entraves de la société en général les droits de propriété des Indiens sur leurs terres réservées pour veiller à ce que ceux‑ci ne soient pas dépouillés de leurs droits.  [Je souligne; p. 133.]

 

[22]                    Toutefois, le juge La Forest a pris soin de préciser que, même en ce qui concerne les accords purement commerciaux, les protections contre la taxation et les saisies s’appliquent toujours aux biens situés sur une réserve.  Voici ce qu’il dit, à la p. 139 :

 


si une bande indienne concluait un accord purement commercial avec un particulier, les protections des art. 87 et 89 ne s’appliqueraient pas à l’égard des biens acquis conformément à cet accord, sous réserve évidemment du cas où les biens seraient situés sur une réserve. Il faut se rappeler que les protections des art. 87 et 89 s’appliqueront toujours aux biens situés sur une réserve.  [Je souligne.]

 

[23]                                   Dans Williams, la Cour est revenue sur l’objet des exemptions.  Le juge Gonthier a confirmé que les exemptions « visent à préserver les droits des Indiens sur leurs terres réservées et à assurer que la capacité des gouvernements d’imposer des taxes, ou celle des créanciers de saisir, ne porte pas atteinte à l’utilisation de leurs biens situés sur leurs terres réservées » (p. 885).  Réitérant la limite décrite par le juge La Forest dans Mitchell, le juge Gonthier a ajouté que « les articles en question ne visent pas à conférer un avantage économique général aux Indiens » (p. 885) et qu’il « appartient à l’Indien de décider s’il désire bénéficier du système de protection que constitue la réserve ou s’il veut s’intégrer davantage dans l’ensemble du monde des affaires » (p. 887).  Compte tenu de ce qui précède, le juge Gonthier a conclu que le critère de l’art. 87 exigeant que les biens personnels soient « situés sur une réserve » a pour objet de « déterminer si l’Indien détient les biens en question en vertu des droits qu’il possède à titre d’Indien sur la réserve » (p. 887).  Dans Union of New Brunswick Indians et God’s Lake, la Cour a confirmé l’objet des exemptions tel que l’avaient décrit les arrêts Mitchell et Williams.

 

[24]                                     Il est utile de faire deux remarques additionnelles.

 

[25]                                   La première remarque est que l’application des dispositions relatives à l’exemption selon l’approche téléologique doit trouver sa source dans le texte de loi.  Elle « ne permet pas [...] à une cour de justice de faire abstraction des termes de la Loi » et la cour ne peut « autrement contourner l’intention de la législature » exprimée dans ces termes :  Université de la Colombie‑Britannique c. Berg, [1993] 2 R.C.S. 353, p. 371. Comme la professeure Sullivan l’a souligné judicieusement, même lorsque les objectifs généraux de la loi sont clairs, [traduction] « il ne s’ensuit pas que la poursuite inconditionnelle de ces objectifs donnera effet à l’intention du législateur » : R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (5éd. 2008), p. 297; voir également Nowegijick, p. 34.  Une analyse téléologique doit guider l’évaluation des facteurs de rattachement par le tribunal.  Il faut cependant reconnaître qu’il n’existe pas toujours une correspondance parfaite entre la signification du texte et son objectif général sous‑jacent.

 

[26]                                   La deuxième remarque, qui est liée à la première, a trait à l’expression « Indien en tant qu’Indien » (ou « Indien à titre d’Indien »).  Dans Mitchell et Williams, la Cour a mentionné que l’exemption avait pour objet de préserver les biens détenus par les Indiens en tant qu’Indiens : Mitchell, p. 131; Williams, p. 887.  Dans certaines décisions ultérieures, cette affirmation a servi de fondement à l’incorporation, dans l’analyse fondée sur l’art. 87, de la question de savoir si le revenu en cause a un effet bénéfique sur le mode de vie traditionnel des Autochtones.  Par exemple, dans Canada c. Folster, [1997] 3 C.F. 269, la Cour d’appel fédérale a attribué l’importance de ce facteur au juge La Forest dans Mitchell, en soulignant qu’il « a qualifié l’objet de la disposition créant l’exemption d’impôt essentiellement d’effort pour préserver le mode de vie traditionnel des collectivités indiennes en protégeant les biens que les Indiens possèdent en tant qu’Indiens sur une réserve » (par. 14).  Dans Recalma, la Cour d’appel fédérale a mentionné que la question de savoir si le revenu de placements avait un effet bénéfique sur le mode de vie traditionnel des Autochtones était un facteur pertinent (par. 11).  Depuis Recalma, ce facteur a été invoqué devant la Cour de l’impôt et la Cour d’appel fédérale : voir, p. ex., Lewin c. La Reine, 2001 CanLII 502 (C.C.I.), par. 36 et 63‑64.

 

[27]                                   La mention, dans Mitchell, puis dans Williams, des droits d’un « Indien en tant qu’Indien » et le rattachement de l’exemption fiscale au mode de vie traditionnel ont été critiqués : C. MacIntosh, « From Judging Culture to Taxing “Indians” : Tracing the Legal Discourse of the “Indian Mode of Life” » (2009), 47 Osgoode Hall L.J. 399, p. 425.  J’estime toutefois que ni l’une ni l’autre de ces décisions ne dévie d’une analyse axée sur l’emplacement du bien pour l’application de l’exemption fiscale.  Les dispositions relatives à l’exemption doivent être interprétées en fonction de leur objet, mais elles ne peuvent pas, comme la professeure MacIntosh le fait remarquer, [traduction] « être désarrimées de leur libellé exprès » (p. 425).  Une interprétation téléologique va trop loin si elle s’écarte de la détermination de l’emplacement du bien exigée par la loi, pour la remplacer par l’appréciation de ce qui constitue ou non un mode de vie « indien » sur une réserve.  J’estime que ni l’arrêt Mitchell ni l’arrêt Williams ne commande cette démarche.

 

[28]                                   À mon avis, Recalma et certains des jugements qui ont suivi sont allés trop loin dans ce sens.  L’exemption trouve sa source dans les promesses faites aux Indiens que leur mode de vie ne serait pas perturbé : voir, p. ex., R. H. Bartlett, « The Indian Act of Canada » (1977‑1978), 27 Buff. L. Rev. 581, p. 612‑613; Mitchell, p. 135‑136.  Toutefois, une interprétation téléologique de l’exemption n’exige pas que l’on freine l’évolution de ce mode de vie.  Les observations formulées dans Mitchell et Williams relativement à la protection des biens que les Indiens possèdent en tant qu’Indiens doivent être plutôt interprétées en fonction de la nécessité d’établir un lien entre le bien et la réserve de telle sorte que l’on puisse affirmer que le bien est situé sur la réserve pour l’application de la Loi sur les Indiens.  Bien que la relation entre le bien et la vie sur la réserve puisse, dans certains cas, être un facteur qui tend à renforcer ou à affaiblir le lien entre le bien et la réserve, l’application de l’exemption ne dépend pas de la question de savoir si le bien fait partie intégrante de la vie sur la réserve ou de la préservation du mode de vie traditionnel des Indiens.  Voir M. O’Brien, « Income Tax, Investment Income, and the Indian Act : Getting Back on Track » (2002), 50 Rev. fisc. can. 1570, p. 1576 et 1588; B. Maclagan, « Section 87 of the Indian Act : Recent Developments in the Taxation of Investment Income » (2000), 48 Rev. fisc. can. 1503, p. 1515; M. Marshall, « Business and Investment Income under Section 87 of the Indian Act : Recalma v. Canada » (1998), 77 R. du B. can. 528, p. 536‑539; T. E. McDonnell, « Taxation of an Indian’s Investment Income » (2001), 49 Rev. fisc. can. 954, p. 957‑958

 

[23]  Dans l’arrêt Bastien, précité, le bien en question était un revenu en intérêts tiré par M. Bastien des dépôts à terme qu’il possédait à une succursale de la Caisse populaire Desjardins du Village Huron, située sur la réserve de Wendake. Le juge Cromwell a conclu que le revenu de placement tiré des dépôts à terme était un bien meuble et, à l’exception de l’exemption, serait inclus dans la déclaration de revenus à titre de revenu tiré d’un bien, étant donné qu’il ne faisait partie d’aucune activité commerciale.

 

[24]  Le juge Cromwell est revenu sur la question des facteurs de rattachement et a fait les observations suivantes, aux paragraphes 38 à 42, inclusivement, de l’arrêt Bastien :

 

                          (iv)  Les facteurs de rattachement

 

[38]                  L’arrêt Williams exige que le tribunal détermine quels facteurs de rattachement sont pertinents relativement au genre de biens en cause : p. 892.  Le juge Gonthier a relevé plusieurs facteurs de rattachement potentiellement pertinents, notamment : « la résidence du débiteur, la résidence de la personne qui reçoit les prestations, l’endroit où celles-ci sont versées et l’emplacement du revenu d’emploi ayant donné droit aux prestations » : p. 893.  Bien qu’il soit utile d’examiner les divers facteurs de rattachement mentionnés dans cette décision, il faut se rappeler que les facteurs pertinents quant à la réception des prestations d’assurance‑chômage alors en cause ne sont pas nécessairement les mêmes dans le cas d’un revenu en intérêts.  Le genre de bien est important quand il s’agit de déterminer quels facteurs de rattachement sont pertinents.

 

[39]                                   Le juge Gonthier a d’abord examiné, à la p. 893, le « critère traditionnel » de la résidence du débiteur, qui avait été appliqué dans Nowegijick, à la p. 34.  Toutefois, étant donné que le débiteur dans l’affaire Williams était la Couronne fédérale et que des considérations spéciales entraient en jeu pour la détermination de l’emplacement de la Couronne, il a conclu que la résidence du débiteur était un facteur auquel il fallait accorder une importance limitée dans le contexte de prestations d’assurance‑chômage : p. 894.  Pour les mêmes motifs, il a conclu que l’endroit où les prestations étaient versées avait également une importance limitée.  D’autres facteurs potentiellement pertinents ont été examinés, dont la résidence de la personne qui recevait les prestations et l’endroit où le revenu d’emploi ayant donné droit aux prestations avait été gagné : p. 894.  Soulignant que les prestations d’assurance‑chômage sont fonction des cotisations découlant de l’emploi antérieur, le juge Gonthier a affirmé qu’il « y a un lien étroit entre l’emploi antérieur et les prestations » (p. 896).  Selon lui, la façon dont les cotisations et les prestations d’assurance‑chômage étaient traitées sur le plan fiscal renforçait davantage ce lien : p. 896.  Compte tenu de l’importance de ce facteur de rattachement, le juge Gonthier a conclu que le lieu de la résidence de la personne qui recevait les prestations au moment de leur réception ne pouvait avoir d’importance que s’il indiquait un emplacement différent de celui de l’emploi qui l’avait rendue admissible aux prestations.  Fait important, il a également conclu que, compte tenu des nombreux liens entre le revenu d’emploi et la réserve, le revenu d’emploi ayant donné droit aux prestations était clairement situé sur la réserve, quel que soit le critère appliqué : « [l]’employeur était situé sur la réserve, le travail a été accompli sur la réserve, l’appelant habitait la réserve et c’est sur la réserve qu’il a été payé » (p. 897).  Le juge Gonthier a également pris soin de souligner qu’il ne tentait pas de définir un critère pour déterminer l’emplacement de la réception d’un revenu d’emploi, ni de déterminer la pertinence, pour les besoins de l’analyse, du lieu de la résidence de la personne qui reçoit les prestations au moment de leur réception :  p. 897‑898.

 

[40]                                   Le juge Gonthier a rejeté l’idée que l’emplacement des prestations d’assurance‑chômage puisse être déterminé simplement par l’application des principes du droit international privé utilisés pour déterminer l’emplacement d’une dette.  Il a souligné que l’objet du droit international privé n’a que peu sinon rien en commun avec celui qui sous‑tend l’exemption établie par la Loi sur les Indiens et que l’emplacement du bien pour l’application de l’exemption fiscale doit être déterminé en fonction des objets de la Loi sur les Indiens et non de ceux du droit international privé : p. 891.  Toutefois, comme le juge Gonthier l’a reconnu et la jurisprudence ultérieure l’a confirmé, cela ne signifie pas que l’ensemble des règles de droit existantes concernant l’emplacement de différents genres de biens n’a aucune pertinence pour l’application de la Loi sur les Indiens.  Bien que, dans Williams, le juge Gonthier ait refusé de considérer la résidence du débiteur comme facteur déterminant pour l’unique raison que telle est la règle applicable en droit international privé, il a souligné qu’elle peut demeurer un facteur de rattachement important, voire le seul facteur, pourvu que le poids qu’on lui accorde soit déterminé en fonction de l’objet de l’exemption établie par la Loi sur les Indiens, du genre de bien et de la nature de l’imposition en cause.

 

[41]                                   D’autres arrêts illustrent la pertinence constante, quant à l’exemption fiscale établie par la Loi sur les Indiens, des principes de droit généraux concernant l’emplacement des biens.  Dans Union of New Brunswick Indians, il s’agissait de déterminer si des Indiens vivant au Nouveau‑Brunswick devaient acquitter la taxe sur les ventes provinciale à l’égard de biens achetés à l’extérieur de la réserve pour consommation à l’intérieur de la réserve.  La Cour, à la majorité, a appliqué la règle voulant que la taxe soit payée au point de vente et elle a conclu que la taxe n’était pas perçue à l’égard d’un bien situé sur une réserve.  De même, dans God’s Lake, dans le contexte de l’interprétation de l’insaisissabilité des biens situés sur une réserve, la Cour a appliqué les principes traditionnels de common law et des dispositions législatives pour conclure que des fonds déposés dans un compte bancaire hors réserve n’étaient pas situés sur la réserve.  La Cour a pris soin de distinguer le cas des opérations fiscales où l’emplacement est difficile à déterminer objectivement des cas où il s’agit simplement de déterminer où est situé un bien potentiellement exigible : par. 18.  Toutefois, il est important de souligner que la règle relative à l’emplacement d’un compte bancaire n’est pas un principe de droit international privé, mais une règle de droit d’application générale qui, dans cette affaire, était incorporée dans une loi.  Évidemment, le critère juridique servant à déterminer l’emplacement d’un compte bancaire pour l’application de la protection contre les saisies diffère de celui servant à déterminer le lieu d’une opération, comme le versement d’intérêts, aux fins d’imposition.  Il serait néanmoins difficile de justifier, par exemple, la conclusion qu’un compte bancaire est situé sur une réserve pour l’application de la protection contre les saisies, mais qu’une obligation contractuelle, ayant pris naissance sur la réserve, de payer des intérêts sur la réserve sur ce même compte bancaire n’est pas située sur la réserve pour l’application de l’exemption fiscale.

 

[42]                                   Ces arrêts attestent la pertinence, pour l’application de la Loi sur les Indiens, des règles de droit générales concernant l’emplacement d’un bien.  Par conséquent, les dispositions législatives et la jurisprudence relatives à l’emplacement d’un revenu peuvent s’avérer utiles pour décider s’il est situé sur une réserve : voir O’Brien, p. 1589‑1591.  Bien que ces règles ne puissent pas être transposées machinalement d’un contexte à un autre, elles doivent être prises en compte et se voir accorder le poids qu’elles méritent, compte tenu de l’objet de l’exemption, du genre de bien et de la nature de l’imposition en cause.

 

[25]  Après avoir conclu que les facteurs de rattachement relevés dans l’arrêt Williams, précité, étaient potentiellement pertinents, le juge Cromwell a effectué l’analyse suivante, aux paragraphes 44 à 47, inclusivement, de l’arrêt Bastien :

 

[44]                  J’examinerai d’abord la question de l’emplacement du débiteur, un facteur traditionnellement pris en compte pour déterminer l’emplacement de l’obligation de payer.  En l’espèce, le débiteur est la Caisse dont le siège social, le seul établissement et le seul bien immobilisé corporel sont situés sur la réserve de Wendake.  Le revenu — les intérêts que la Caisse a convenu de verser à M. Bastien — découle d’une obligation contractuelle entre le contribuable et la Caisse en vertu d’un contrat conclu sur la réserve.  Selon celui-ci, le revenu devait être versé (et était versé) par la Caisse sous forme de dépôts dans le compte détenu par le contribuable sur la réserve : voir art. 1566 du Code civil du Québec.  Par conséquent, l’emplacement du débiteur et le lieu où le paiement doit être fait sont manifestement situés sur la réserve.  Contrairement à l’affaire Williams, où la prise en compte de l’emplacement du débiteur impliquait la question complexe de l’emplacement de la Couronne fédérale, la présente affaire ne comporte pas de complication semblable.  Le seul établissement de la Caisse est situé sur la réserve et son obligation, en vertu tant du contrat que du Code civil, consistait à faire un paiement sur la réserve.  Comme je l’ai déjà souligné, dans God’s Lake, la Cour a utilisé des règles de droit d’application générale relatives à l’emplacement d’un compte bancaire pour les besoins de la protection contre les saisies et, bien que leur utilisation dans cette affaire ne règle pas la question de l’emplacement du revenu en intérêts en cause maintenant, elle tend à renforcer la conclusion qu’en l’espèce le revenu en intérêts est situé sur la réserve.  Même si les dispositions sur lesquelles repose la décision de la Cour dans God’s Lake ne s’appliquent pas en l’espèce parce qu’elles ont trait aux banques et non aux caisses populaires, tant le contrat conclu entre les parties que l’art. 1566 du Code civil prévoient que le versement du revenu en intérêts doit être effectué sur la réserve.

 

[45]                  Vu l’objet de l’exemption, le genre de bien et la nature de l’imposition du bien, les facteurs de rattachement de l’emplacement du débiteur, du lieu où l’obligation juridique de payer doit être exécutée et de l’emplacement des dépôts à terme générant le revenu devraient, à mon avis, se voir accorder un poids important dans les circonstances.  On sait déjà que le bien résulte d’une obligation contractuelle qui, en vertu tant du contrat que des dispositions du Code civil (art.  1566), doit être exécutée sur la réserve.  Les dépôts mêmes et le compte dans lequel les intérêts sur les dépôts sont versés sont situés sur la réserve.  Le seul établissement du débiteur est situé sur la réserve.  Par conséquent, le genre de bien justifie qu’on accorde un poids important aux facteurs de rattachement du lieu de la conclusion du contrat, du lieu de l’exécution du contrat et de la résidence du débiteur pour déterminer où est situé le revenu en intérêts.  La nature de l’imposition — le revenu est un revenu tiré d’un bien — renforce ce point de vue.  Il en va de même de l’objet de l’exemption, qui est de protéger les biens des Indiens situés sur une réserve.

 

[46]                  L’analyse doit également tenir compte d’autres facteurs de rattachement potentiellement pertinents.  En l’espèce, ces facteurs renforcent, plutôt que de la contredire, la conclusion que le revenu en intérêts est un bien situé sur une réserve.

 

[47]                  Prenons la résidence de M. Bastien, la personne qui a reçu le paiement.  Elle était évidemment située sur la réserve.  En ce qui concerne le capital qui a été investi en vue de produire les revenus en intérêts, il a aussi été gagné sur la réserve.  À cet égard, on peut établir un parallèle avec l’affaire Williams.  Dans Williams, le revenu d’emploi qui a donné droit aux prestations d’assurance‑chômage avait été gagné sur la réserve.  Le juge Gonthier a souligné qu’il existait un lien étroit entre les prestations et l’emploi y ayant donné droit, parce que les prestations étaient fonction des cotisations découlant de l’emploi antérieur : p. 896.  En l’espèce, bien que le revenu en intérêts ait été tiré du prêt à la Caisse, ce sont les revenus d’entreprise de M. Bastien, qui ont été générés sur la réserve et à l’égard desquels le ministre n’a pas établi d’avis de cotisation, qui ont produit le capital investi pour produire ce revenu.  Ces autres facteurs de rattachement potentiellement pertinents ne jouent pas en faveur d’un autre emplacement que la réserve et tendent à renforcer, plutôt qu’à affaiblir, le lien entre le revenu en intérêts et la réserve.

 

[26]  En ce qui concerne la forme du placement et le sens de l’expression « marché ordinaire », le juge Cromwell a continué ainsi, aux paragraphes 51 à 54, inclusivement, de l’arrêt Bastien :

 

[51]                  Monsieur Bastien a consenti un simple prêt à la Caisse située sur la réserve.  Les actes et les contrats de la Caisse qui ont généré des revenus après que M. Bastien a investi dans des dépôts à terme ne peuvent être imputés à celui-ci et n’affaiblissent en rien les nombreux liens manifestes entre son revenu en intérêts et la réserve.  Par conséquent, le facteur potentiellement pertinent de l’emplacement des activités génératrices de revenus de l’émetteur n’a aucune importance en l’espèce.

 

[52]                  Soit dit en toute déférence, les décisions rendues dans la foulée de l’arrêt Recalma ont parfois élevé à tort le facteur du « marché ordinaire » au rang de facteur déterminant.  Plus précisément, dans plusieurs décisions, on s’est demandé si l’activité économique du débiteur se situait sur le marché ordinaire, même si le revenu de placements versé au contribuable indien ne l’était pas.  Il faut appliquer ce facteur avec prudence, pour éviter qu’il n’amenuise sérieusement la portée de l’exemption.

 

[53]                  L’expression « marché commercial » a été utilisée dans Mitchell.  À une occasion, elle l’a été afin de mettre l’accent sur la distinction entre un bien qui est détenu en vertu d’un traité ou d’un accord et un bien qui ne l’est pas.  Cette distinction est importante pour l’application de l’art. 90 de la Loi sur les Indiens, en vertu duquel certains biens meubles sont réputés situés sur une réserve pour l’application des exemptions fiscales.  Dans Mitchell, le juge La Forest fait une distinction entre un bien qui, suivant l’art. 90, est réputé situé sur une réserve — c’est‑à‑dire un bien soit acheté avec l’argent des Indiens ou des fonds votés par le Parlement à l’usage ou au profit d’Indiens, soit donné aux Indiens en vertu d’un traité ou accord — et un bien autrement acquis, qui n’est donc pas réputé situé sur une réserve.  Par conséquent, l’expression « marché commercial », dans ce contexte, n’était pas un facteur qui a servi à déterminer l’emplacement d’un bien, mais un élément qui a aidé à déterminer si un bien, qui était en fait situé ailleurs, était réputé situé sur une réserve par application de l’art. 90.  Le juge La Forest a déclaré ce qui suit (à la p. 138):

 

Lorsque les bandes indiennes s’engagent dans le marché commercial, il faut s’attendre à ce qu’elles puissent parfois conclure des accords purement commerciaux avec les Couronnes provinciales de la même façon qu’avec des parties privées. [...] Les Indiens ont un droit absolu à ces biens; ils leur sont dus en tant qu’Indiens.  La situation des biens personnels acquis par des Indiens au cours d’opérations commerciales ordinaires est nettement différente; il s’agit simplement de biens que toute autre personne aurait pu acquérir et je ne vois aucune raison pour laquelle dans ces circonstances les Indiens ne devraient pas être traités de la même façon que toute autre personne.

 

À la lecture de l’al. 90(1)b) [biens meubles donnés aux Indiens en vertu d’un traité ou accord], il ne fait aucun doute que cette disposition ne s’appliquerait pas aux biens personnels qu’une bande indienne pourrait acquérir par suite d’un accord commercial ordinaire conclu avec un particulier.  Les biens de cette nature ne seront protégés que lorsqu’il sera démontré qu’ils sont situés sur une réserve.  Par conséquent, toute opération effectuée sur le marché commercial relativement aux biens acquis de cette façon sera régie par les lois d’application générale. [Je souligne.]

 

(Voir également : O’Brien, p. 1576; D. K. Biberdorf, « Aboriginal Income and the “Economic Mainstream” » dans l’Association canadienne d’études fiscales, Report of Proceedings of the Forty‑Ninth Tax Conference (1998), 25:1‑25:23, p. 25:8‑25:9; Maclagan,  p. 1507‑1508.)

 

[54]                  On a vu que, dans Mitchell, le juge La Forest a également mentionné que l’objet de la loi n’est pas de permettre aux Indiens « d’acquérir, de posséder et d’aliéner des biens sur le marché à des conditions différentes de celles applicables à leurs concitoyens » : p. 131.  Toutefois, il a affirmé clairement que, même si un Indien acquérait un bien dans le cadre d’un accord purement commercial conclu avec un particulier, l’exemption s’appliquerait quand même si le bien était situé sur une réserve.  Comme l’a souligné le juge La Forest, « [i]l faut se rappeler que les protections des art. 87 et 89 s’appliqueront toujours aux biens situés sur une réserve » : p. 139.

 

[27]  Au moment de conclure ses motifs, le juge Cromwell a fait les observations suivantes, aux paragraphes 60 à 64 de l’arrêt Bastien :

 

[60]                  Je suis d’avis qu’il ne faut pas, en l’espèce, accorder un poids déterminant au facteur du « marché ordinaire ».  La question à trancher est celle de l’emplacement du revenu en intérêts de M. Bastien.  Comme je l’ai déjà dit, il ne s’agit pas de savoir d’où l’institution financière tire les profits dont elle se sert pour s’acquitter de son obligation contractuelle envers M. Bastien.  Pourtant, l’accent mis sur le « marché ordinaire » par les cours d’instance inférieure les a amenées à centrer leur analyse sur les activités génératrices de revenus de la Caisse plutôt que sur celles de M. Bastien.  L’exemption fiscale protège les biens meubles d’un Indien qui sont situés sur une réserve.  Par conséquent, lorsque le véhicule de placement est, comme en l’espèce, une créance contractuelle, il faut mettre l’accent sur les activités de placement de l’investisseur indien et non pas sur celles de l’institution financière débitrice : voir McDonnell, p. 957; Maclagan, p. 1522; O’Brien, p. 1576 et 1580

 

[61]                  Si, comme l’exige Williams, on met l’accent sur les facteurs de rattachement pertinents quant à l’emplacement du revenu en intérêts que M. Bastien a tiré de sa relation contractuelle avec la Caisse, on constate qu’il ne fallait pas accorder d’importance aux autres activités commerciales de la Caisse.  Le placement de M. Bastien faisait de lui un créancier de la Caisse et non un participant aux marchés ordinaires plus vastes dans lesquels la Caisse était active.

 

[62]                    Évidemment, lorsqu’il détermine l’emplacement des revenus pour l’application de l’exemption fiscale, le tribunal devrait examiner tant le fond que la forme de l’opération génératrice de revenus.  Il s’agit de déterminer si le rattachement du revenu à la réserve est assez fort pour qu’on puisse affirmer qu’il y est situé.  Dans le cadre de l’analyse, aucun poids ne doit être accordé aux liens artificiels ou trompeurs.  Par exemple, si, sur le fond, les revenus de placements sont générés par les activités de placement hors réserve d’un Indien, alors ce facteur donnera fortement à penser qu’une importance moindre devrait être accordée à la forme juridique du véhicule de placement.  On ne trouve rien de tel dans le présent dossier.  Les manœuvres irrégulières de la part de contribuables indiens visant à échapper à l’impôt sur le revenu peuvent être traitées de la même manière que dans le cas de contribuables non indiens.

 

[63]                  En l’espèce, l’application de l’exemption fiscale aux revenus en intérêts est largement compatible avec l’objet qui consiste à protéger les biens des Indiens situés sur la réserve.  Elle donne à M. Bastien la possibilité de placer ses biens de façon qu’ils soient à l’abri de l’impôt, tout en étant protégés contre d’éventuelles saisies.  

 

4. Conclusion

 

[64]                                   Tous les facteurs potentiellement pertinents en l’espèce rattachent les revenus de placements à la réserve.  Dans les circonstances, le fait que la Caisse a généré ses revenus sur le « marché ordinaire », à l’extérieur de la réserve, n’a aucune pertinence sur le plan juridique quant à la nature du revenu qu’elle était tenue de verser à M. Bastien.  Cela vaut à la fois sur le plan de la forme et sur le plan du fond.  Le revenu de placements de M. Bastien devrait donc bénéficier de l’exemption fiscale prévue à l’art. 87 de la Loi sur les Indiens.

 

[28]  La juge Deschamps a rédigé la version anglaise de ses motifs et de ceux du juge Rothstein. Bien qu’elle ait souscrit à l’issue de l’affaire, la juge Deschamps a présenté les parties des motifs rédigés par le juge Cromwell auxquelles elle n’adhérait pas, et a fait les observations suivantes, aux paragraphes 105 à 110, inclusivement, de l’arrêt Bastien :

 

[105]                Par ailleurs, pour ce qui est de l’application des facteurs de rattachement suggérés par l’arrêt Williams, je ne suis pas d’accord pour faire table rase de l’expérience tirée des décisions des tribunaux canadiens depuis 20 ans.

 

[106]                Je ne peux souscrire à la description que fait le juge Cromwell de la nature de l’opération pertinente pour les besoins de l’impôt sur le revenu.  Mon collègue estime que l’opération pertinente réside dans le paiement d’intérêts (par. 15, 19 et 41).  Avec égards, si l’opération qui a suscité le débat sur l’admissibilité à l’exemption dans Williams était décrite comme la réception des prestations, c’est en raison de la disposition fiscale en jeu dans cette affaire (Williams, p. 891 et suiv.).  En l’espèce, le bien en litige est le droit de recevoir des intérêts en vertu du contrat de placement.  Conformément au par. 12(4) de la Loi de l’impôt sur le revenu, ce n’est que lors du calcul du revenu pour une année d’imposition donnée que les conséquences fiscales de ce droit sont actualisées : les intérêts courus doivent être inclus au revenu du contribuable.  Comme il n’est pas nécessaire que les intérêts soient payés pour que le bien entraîne des conséquences fiscales, je ne vois pas en quoi le bien meuble dont on examine le statut en vertu de la Loi sur les Indiens pourrait être le paiement de ces intérêts.  Par conséquent, le lieu où le paiement doit être fait devrait avoir peu de poids.

 

[107]                De plus, la décision d’attacher une importance déterminante au fait que le paiement pourrait être effectué sur la réserve me paraît non seulement anachronique, mais également peu réaliste. En cette ère de transactions électroniques, que les intérêts soient, à l’échéance, versés dans un compte administré à partir d’une réserve me paraît ténu comme lien.  En effet, comme tous les autres citoyens, les Indiens peuvent accéder à leurs fonds d’à peu près n’importe où. Il faudrait leur prêter des pratiques inusitées pour présumer qu’ils se rendent à une Caisse populaire située sur une réserve lorsqu’ils veulent avoir accès à leurs fonds.

 

[108]                Je souligne d’ailleurs que la propriété du droit constaté dans un contrat ne fait pas appel à la notion d’emplacement d’un compte de dépôt comme c’était le cas dans God’s Lake pour la saisie des sommes déposées dans le compte.

 

[109]                               En somme, je ne puis pour plusieurs raisons me ranger à l’analyse du juge Cromwell. Premièrement, il accorde trop d’importance à des liens formels qui, dans certaines circonstances, ont une faible relation réelle avec la réserve. Deuxièmement, il donne essentiellement un poids déterminant à un seul facteur — la résidence du débiteur — tout en rejetant les facteurs de rattachement concrets de la résidence du créancier et de l’emplacement de l’activité générant le capital. Troisièmement,  son analyse ne tient pas compte de la disposition qui règle le traitement fiscal des revenus d’intérêts. En somme, les facteurs qu’il choisit n’en sont en réalité qu’un seul, la résidence du débiteur et cette analyse n’est pas compatible avec l’objet historique de l’exemption.

 

[110]                L’étude parallèle des deux pourvois fait bien ressortir la nécessité d’établir des liens concrets et discernables avec la réserve. Dans celui de la succession de M. Bastien, tous les facteurs de rattachement militent en faveur de la reconnaissance de l’exemption. À l’inverse, dans le pourvoi de M. Dubé le rattachement découle d’une fiction juridique qui ne peut s’appuyer sur aucun élément concret.

 

[29] Dans l’arrêt Dubé, précité, le juge Cromwell s’est exprimé au nom de la majorité. Tout comme dans l’arrêt Bastien, précité, la question en litige était de savoir si les intérêts gagnés sur des dépôts à terme que M. Dubé détenait à la Caisse étaient exemptés de taxation parce que la Caisse était située sur une réserve. En ce qui concerne la question de savoir si un bien était situé sur une réserve, le juge Cromwell a fait les observations suivantes, aux paragraphes 14 à 18, inclusivement :

           

1.    Biens situés sur une réserve

[14]                  Rappelons que la Caisse qui a émis les certificats de dépôt est située sur une réserve, mais sur une réserve différente de celle de M. Dubé.  Qui plus est, le juge de première instance n’était pas convaincu que la résidence principale de M. Dubé était située sur une réserve.  Selon moi, le premier fait — le fait que la Caisse n’était pas située sur la réserve de M. Dubé — ne rend pas le revenu inadmissible à l’exemption et ce fait, ainsi que le fait que la résidence principale de M. Dubé n’était pas située sur une réserve, bien que potentiellement pertinents, doivent se voir accorder peu d’importance lorsqu’ils sont examinés en fonction du genre de bien, de la nature de l’imposition en cause et de l’objet de l’exemption.  Ce sont le libellé de la Loi sur les Indiens et la jurisprudence de la Cour qui m’amènent à cette conclusion.

 

[15]                  L’exemption fiscale établie par l’al. 87(1)b) de la Loi sur les Indiens vise les biens meubles d’un Indien situés sur « une » réserve et non pas les biens d’un Indien situés sur « sa propre » réserve.  La Cour a toujours conclu qu’il faut interpréter les mots « sur une réserve » en tenant compte du fond et de leur sens ordinaire et naturel : Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, p. 41; R. c. Lewis, [1996] 1 R.C.S. 921, p. 958; Union of New Brunswick Indians c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), [1998] 1 R.C.S. 1161, par. 13‑14; McDiarmid Lumber Ltd. c. Première Nation de God’s Lake, 2006 CSC 58, [2006] 2 R.C.S. 846, par. 19. Le sens ordinaire et naturel des mots « sur une réserve » n’exige pas que le bien soit situé sur une réserve donnée.  Comme ma collègue, la juge Deschamps, le souligne, l’historique législatif de l’exemption fournit un appui supplémentaire au point de vue voulant que la résidence sur la réserve où est situé le bien ne soit pas nécessaire.

 

[16]                  Au moins deux décisions de la Cour appuient aussi cette interprétation.  Dans Union of New Brunswick Indians, la Cour a précisé que les achats effectués à l’intérieur d’une réserve par des Indiens vivant hors réserve n’étaient pas assujettis à la taxe de vente : par. 43.  À mon sens, cela signifie qu’il n’est pas nécessaire que l’Indien détienne un bien sur sa propre réserve, ni qu’il réside dans une réserve, pour être admissible à l’exemption fiscale établie par l’art. 87.  Dans le même ordre d’idées, dans God’s Lake, la juge en chef McLachlin, qui a rédigé l’opinion majoritaire de la Cour, a souligné qu’un bien appartenant à une bande est situé sur une réserve et est insaisissable, même s’il est déposé dans une institution financière située sur une réserve autre que celle de la bande : par. 62. Ces deux décisions appuient la thèse selon laquelle l’exemption s’applique aux biens situés sur une réserve, et non pas seulement aux biens situés sur une réserve en particulier.

 

[17]                  À un endroit, dans l’arrêt Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85, le juge La Forest a écrit que les exemptions créées par les art. 87 et 89 ne s’appliquent pas « en l’absence d’un lien discernable entre le bien en question et l’occupation des terres réservées par le propriétaire de ce bien » : p. 133. À mon avis, cette brève mention ne saurait être considérée comme une autorité établissant que l’Indien qui invoque l’exemption doit occuper les terres réservées sur lesquelles le bien est situé.  Interprété dans le contexte de l’ensemble des motifs, ce passage visait simplement, à mon avis, à insister sur la nécessité d’un lien étroit entre le bien et la réserve.  Comme je l’ai déjà mentionné, exiger que l’Indien qui invoque l’exemption occupe les terres réservées sur lesquelles est situé le bien serait incompatible avec le libellé et l’historique législatif des dispositions de la loi et avec la jurisprudence subséquente de la Cour.

 

[18]                    Je conclus que, compte tenu de leur sens ordinaire et de l’interprétation que la Cour en a donnée, les mots « situés sur une réserve » renvoient à n’importe quelle réserve et ne se limitent pas à la réserve dans laquelle le contribuable indien réside ou à la réserve de la collectivité à laquelle il appartient.  En d’autres mots, le revenu de placements de M. Dubé n’est pas exclu de l’exemption simplement parce qu’il ne résidait pas dans la réserve où le revenu a été versé.

 

[30]  Plus loin dans son analyse, le juge Cromwell a conclu qu’il convenait d’accorder peu de poids au lieu de résidence de M. Dubé étant donné que l’absence d’une institution financière sur la propre réserve de M. Dubé ne permettait pas à celui‑ci d’y effectuer un investissement. En outre, il existait un lien étroit entre le genre de bien, à savoir un revenu tiré de dépôts à terme, et la réserve précise dans laquelle était située la Caisse. Au moment de conclure que les revenus en intérêts étaient situés sur une réserve, et qu’ils étaient donc exemptés de taxation, le juge Cromwell a fait les observations suivantes, aux paragraphes 28 à 31, inclusivement, de l’arrêt Dubé :

 

[28]                   Premièrement, il est important de tenir compte des différences importantes qui existent entre les prestations d’assurance‑chômage et le revenu en intérêts, c’est-à-dire d’examiner soigneusement le genre de bien.  Comme l’a affirmé le juge Gonthier dans Williams, la pertinence des facteurs de rattachement peut varier selon qu’il s’agit de prestations d’assurance‑chômage ou d’autres types de revenu : p. 892.  En ce qui concerne les prestations d’assurance‑chômage versées par le gouvernement fédéral, on a accordé peu de poids au « critère traditionnel » de la résidence du débiteur parce que le débiteur — la Couronne fédérale — est présent dans l’ensemble du Canada et que les objets qui sous‑tendent la détermination de l’emplacement d’un citoyen ordinaire ne s’appliquent pas à la Couronne, et en particulier à la Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada en ce qui concerne la réception des prestations d’assurance-chômage : p. 893‑894.  En l’espèce, contrairement à ce qui était le cas dans Williams, les facteurs de rattachement potentiellement pertinents, comme le lieu de conclusion du contrat, l’emplacement du débiteur et le lieu du paiement, peuvent être appliqués utilement : la Caisse est physiquement présente et exerce ses activités sur la réserve et c’est là que le revenu en intérêts devait être versé.  Bref, contrairement à la situation dans Williams, rien ne justifie en l’espèce que l’on rejette ces facteurs qui rattachent le revenu en intérêts à la réserve de Mashteuiatsh ou qu’on ne leur accorde que peu de poids.

 

[29]                  Deuxièmement, la symétrie entre le traitement fiscal des cotisations et celui des prestations qui existait dans Williams n’existe pas ici.  Il a été conclu dans Williams que cette symétrie renforçait le lien entre le lieu de l’emploi et les prestations.  Ce n’est pas le cas en l’espèce.  Il n’y a pas nécessairement de lien entre le fait que du capital (par exemple, les profits amassés grâce à l’exploitation d’une entreprise sur la réserve) soit accumulé à l’abri de l’impôt et le traitement fiscal du revenu de placements généré par ce capital.  De plus, accorder un poids déterminant à ce facteur dans les circonstances pourrait ouvrir la porte à l’exonération fiscale d’un revenu de placements sans égard à l’endroit où il a été généré et à la façon dont il l’a été, pourvu que les sommes investies aient été accumulées à l’abri de l’impôt sur une réserve.

 

[30]                  Enfin, en soupesant les facteurs de rattachement au cas par cas, on peut facilement perdre de vue le fait que, dans des catégories particulières de cas, un facteur de rattachement peut avoir beaucoup plus de poids qu’un autre : Williams, p. 892.  À mon avis, compte tenu de la force des facteurs de rattachement concernant le lieu où le contrat de placement a été conclu et où il devait être exécuté et le lieu de l’établissement de la Caisse, le fait que la majeure partie du capital investi ne provenait pas des activités sur une réserve qui sont exonérées d’impôt n’atténue pas sensiblement le lien entre le revenu et la réserve de Mashteuiatsh.

 

            3.    L’endroit où le revenu a été dépensé

 

[31]                  Au cours des années visées par l’avis de cotisation, l’appelant a vécu pendant un certain temps hors réserve et a été propriétaire de biens immeubles situés à l’extérieur de la réserve.  Le juge de première instance a donc conclu qu’une partie du revenu en intérêts a pu être dépensée à l’extérieur d’une réserve.  Le juge de première instance, dans Recalma c. Canada, [1996] A.C.I. n675 (QL), a jugé que l’endroit où le revenu en intérêts est dépensé est un facteur potentiellement pertinent, mais un facteur auquel il faut accorder peu de poids pour déterminer l’emplacement du revenu de placements : par. 18.  Ce facteur a également été pris en compte dans la jurisprudence ultérieure portant sur les revenus de placements : voir, p. ex., Lewin c. La Reine, 2001 CanLII 502 (C.C.I.), par. 43 et 63, conf. Par 2002 CAF 461 (CanLII).  Toutefois, selon moi, cette considération n’est pas un facteur de rattachement pertinent pour déterminer l’emplacement du revenu généré par les dépôts à terme en cause en l’espèce.  À mon avis, le genre de bien, la nature de l’imposition du bien et l’objet de l’exemption ne justifient pas que l’on accorde de l’importance à l’endroit où l’argent reçu à titre de revenu en intérêts a été dépensé.

 

[31]  Les motifs des juges dissidents, à savoir la juge Deschamps et le juge Rothstein, ont été rendus par la juge Deschamps, qui a fait les observations suivantes, aux paragraphes 34 à 40, inclusivement, de l’arrêt Dubé :

 

[34]                                   Le présent appel a été entendu en même temps que le pourvoi Bastien (Succession) c. Canada, 2011 CSC 38, [2011] 2 R.C.S. 710. Dans Bastien, j’expose les raisons pour lesquelles les intérêts courus en vertu du contrat de placement auquel Alexandre Dubé a adhéré ne peuvent être exonérés d’impôt.  J’y exprime l’avis que, pour que l’exemption prévue au par. 87(1) de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5, s’applique à un bien meuble d’un Indien, ce bien doit posséder des liens concrets et discernables avec la réserve.

 

[35]                  En l’espèce, les conclusions de fait du juge de la Cour canadienne de l’impôt ne révèlent pas l’existence de tels liens concrets. Les liens résultant des contrats de placement ayant généré les intérêts courus dans les années d’imposition en cause ont un poids limité pour l’application de la Loi sur les Indiens. En vertu de la disposition relative au traitement fiscal des revenus en intérêts, le contribuable doit inclure dans son revenu les intérêts courus, même s’ils n’ont pas été payés (Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5suppl.), par. 12(4)). Pour cette raison, le lieu du paiement n’a que peu de poids.  De plus, comme le contribuable peut avoir accès à ses fonds sans se rendre sur la réserve, le poids à accorder au lieu du paiement est d’autant diminué.

 

[36]                  Le lieu de conclusion du contrat est un facteur qui ne peut être considéré isolément pour les besoins de la Loi sur les Indiens, car il pourrait avoir été choisi par les parties indépendamment de quelque contrainte objective que ce soit liée à la réserve. Les critères que la Cour établit ne doivent pas être susceptibles de manipulations contractuelles qui ne tiendraient pas compte de l’objet de l’exemption. En effet, on a pu constater dans le passé qu’il était facile pour des contribuables d’ériger des structures contractuelles créant des relations juridiques non fondées sur des besoins concrets. Ces situations démontrent la nécessité de rechercher l’existence de liens concrets et discernables avec la réserve.

 

[37]                  La résidence du créancier pourrait avoir une certaine pertinence, mais elle ne saurait être déterminante, étant donné que ce critère a été éliminé depuis plus d’un siècle comme condition d’admissibilité à l’exemption.

 

[38]                  Dans le cas d’un droit à des intérêts, dont l’existence est attestée par un  contrat de placement, vu la nature particulière d’un tel bien, il faut, pour tenir compte de l’objet de l’exemption, retracer l’activité qui a donné lieu à l’accumulation du capital déposé auprès de l’institution financière. Si ce capital résulte d’une activité exercée sur la réserve et générant des biens exempts, ce facteur peut justifier d’accorder aux intérêts contractuels le même traitement fiscal qu’au produit de l’activité.  Cette approche permettrait de conserver une symétrie entre le traitement fiscal réservé au bien ayant permis l’accumulation du capital et celui réservé aux intérêts.

 

[39]                  Compte tenu des constatations de fait du juge de la Cour canadienne de l’impôt, il n’est pas possible d’établir un lien concret suffisant avec la réserve dans le présent pourvoi. Ces constatations sont exposées dans Bastien et il n’est pas nécessaire de les répéter intégralement. Qu’il suffise de rappeler que M. Dubé ne résidait pas sur la réserve, qu’il a été incapable d’expliquer l’origine des dépôts importants effectués à la Caisse populaire Desjardins de Pointe-Bleue et que le juge n’a pas été en mesure de relier le capital ainsi déposé à l’entreprise de transport exploitée par M. Dubé. Le fait que le contrat a été conclu sur la réserve ne repose sur aucun motif permettant à la Cour de juger qu’il favorise l’objet de l’exemption. Quoique le débiteur ait été situé sur la réserve et qu’il s’agisse d’un facteur rattachant le bien à la réserve, les autres facteurs concrets l’emportent facilement. Même si, en l’espèce, le lieu de signature du contrat est la réserve, il ne peut s’agir d’un facteur significatif étant donné qu’il s’agit de la résidence du débiteur.

 

[40]                  Reconnaître l’exemption dans de pareilles circonstances équivaudrait à transformer la réserve en abri fiscal pour les Indiens qui se livrent hors réserve à des activités lucratives indéterminées.

 

[32]  Les appelants estiment que les récentes décisions de la Cour suprême du Canada ont changé les règles du jeu, et qu’il est maintenant permis aux tribunaux inférieurs d’appliquer le sens ordinaire de l’article 87 de la Loi sur les Indiens, sans recourir au processus compliqué et imprécis devant les mener à tenter d’accorder un poids aux divers facteurs de rattachement. À tout le moins, on devrait tenir compte de l’intention des parties, et l’emplacement de l’employeur, en tant que débiteur, sur la réserve des Six nations devrait l’emporter sur les autres facteurs relevés dans l’arrêt Williams, précité.

 

[33]  Je ne puis souscrire à cette thèse. Je reprends ci-après la première phrase du paragraphe 16 des motifs rédigés par le juge Cromwell dans l’arrêt Bastien, précité :

 

Lorsque l’emplacement d’un bien n’est pas facile à déterminer d’un point de vue objectif, en raison de la nature du bien ou du type d’exemption dont il est question, les tribunaux doivent appliquer la méthode des facteurs de rattachement décrite dans Williams c. Canada,[]

                                                            [Non souligné dans l’original.]

 

Les facteurs de rattachement :

 

L’emplacement de l’employeur :

 

[34]  La société NLS était située sur la réserve des Six nations. Bien qu’aucun élément de preuve direct n’ait été présenté en l’espèce, les années pertinentes en question pour ce qui est de l’emploi de Mmes Mawakeesic et Marcinyshyn se situent dans la même période que celle des années d’imposition qui faisaient l’objet de l’appel dans la décision Robinson c. La Reine, 2010 CCI 649, [2011] 2 C.T.C. 2286. J’ai rédigé les motifs de cette décision dans laquelle un exposé conjoint des faits mentionné au paragraphe 8 donne de façon très détaillée la portée et la nature des activités de NLS et d’O.I. Employee Leasing (appelée OIEL dans cette affaire); j’y ai également mentionné, aux paragraphes 9 et 10, les exposés de faits tirés de jugements antérieurs rendus par la Cour canadienne de l’impôt et la Cour fédérale. Je suis disposé à déduire qu’il n’y avait pas de différence importante entre les faits de l’espèce et ceux de l’affaire Robinson et d’autres décisions antérieures qui y sont citées concernant la portée des activités de NLS pour qu’il soit risqué d’appliquer, en l’espèce, l’observation suivante tirée de la décision Robinson, au paragraphe 75 :

 

[75]      NLS était située dans la réserve des Six nations et elle employait certaines personnes qui vivaient dans cette réserve. Certains employés vivaient à cet endroit, mais aucune des appelantes ne vivait dans la réserve des Six nations ou dans une autre réserve au cours des périodes qui sont ici pertinentes. Il ressort clairement de la preuve, y compris de l’exposé des faits, que M. Obonsawin avait établi les bureaux de NLS dans la réserve des Six nations de façon que les employés puissent demander une exonération d’impôt conformément à l’article 87 de la Loi sur les Indiens. Il n’y avait là rien de mal. Les contrats conclus entre NLS et chacune des appelantes qui étaient employées en l’espèce étaient des contrats véritables et des droits et obligations étaient créés. De toute évidence, l’avantage économique pour la réserve des Six nations était fort modeste, en particulier dans le contexte des recettes globales générées par NLS par l’entremise de ses activités commerciales, puisqu’en 1997, son revenu brut servait dans une proportion de 94 p. 100 à rémunérer les employés. À un moment donné, 1 400 personnes étaient employées par NLS, et rien ne montre qu’après l’année 1997, il y ait eu des recettes dont la réserve des Six nations aurait pu tirer avantage. Il n’existe aucun élément de preuve indiquant le nombre de personnes employées dans le bureau de NLS qui vivaient dans la réserve ou, si elles vivaient hors réserve, si elles vivaient suffisamment près de la réserve pour accomplir des activités qui pourraient être bénéfiques pour la réserve en lui assurant ne serait‑ce qu’un modeste avantage économique. Selon la preuve qui m’a été soumise, la réserve des Six nations ne retirait aucun bénéfice important des activités commerciales de NLS, si ces activités étaient examinées dans le contexte plus général de leur objet et des activités commerciales partout au Canada. En l’espèce, aucune des appelantes ne travaillait ou ne vivait dans cette réserve et rien ne montre que l’une quelconque d’entre elles ait dépensé de l’argent dans la réserve. Dans l’arrêt Canada c. Monias (C.A.), 2001 CAF 239, [2001] 3 C.T.C. 244, la Cour d’appel fédérale a conclu que, bien que l’emplacement de l’employeur puisse être considéré comme un facteur de rattachement, la preuve doit démontrer l’importance des activités de l’employeur dans la réserve, ou le bénéfice retiré par la réserve du fait de la présence de l’employeur. Un emplacement qui sert principalement à des fins de convenance n’aidera pas vraiment à établir le lien nécessaire entre le revenu d’emploi et une réserve. Le 14 mars 2002, la Cour suprême du Canada a rejeté la demande d’autorisation de pourvoi.

 

L’emplacement de l’emploi :

 

[35]  L’énorme majorité des services rendus par Mmes Mawakeesic et Marcinyshyn étaient accomplis hors réserve, dans la ville de Thunder Bay ou dans le district de Thunder Bay, qui est composé de 22 villes et villages, et dans lequel est située la réserve. Selon le témoignage de Mme Dubec, la directrice générale d’AMI durant les années pertinentes, moins de 10 p. 100 de l’ensemble des services offerts par l’organisation étaient fournis à la réserve. Le siège social d’AMI était situé à Royston Court, à Thunder Bay, où ses administrateurs, son personnel de bureau et ses fournisseurs de services s’acquittaient de leurs tâches conformément aux objectifs énoncés dans les lettres patentes. Il y avait plusieurs employés, à temps plein ou à temps partiel, et on faisait appel à des consultants, selon les besoins, pour fournir divers services à toutes les personnes d’origine autochtone. Il est raisonnable de supposer qu’ils auraient participé à la fourniture de services aux résidents de la réserve. Mmes Mawakeesic et Marcinyshyn travaillaient principalement au programme SAF et, bien qu’elles aient peut‑être, parfois, effectué des visites à domicile dans la réserve, la proportion de travail exécuté par chacune d’elles à cet emplacement ne pouvait être qu’une partie des 10 p. 100 de l’ensemble du mandat qu’AMI accomplissait à cet emplacement.

 

[36]  Dans son témoignage, Mme Dubec a déclaré qu’une organisation ayant précédé AMI était située sur la réserve, et que le revenu gagné par les travailleurs était exempt de taxation. L’installation et les programmes étaient financés par une organisation autochtone. Il n’y avait pas d’espace dans la réserve pour étendre les activités de cette organisation. Le 3 mars 2000, AMI a été constituée en société à but non lucratif conformément aux lois de l’Ontario, et a reçu un financement du gouvernement provincial pour la réalisation des objectifs énoncés dans les lettres patentes. AMI a acheté le bien situé sur la rue Royston, à Thunder Bay, du personnel supplémentaire a été engagé et les programmes, bien que leur portée ait été élargie, avaient les mêmes objectifs que ceux de l’organisation qui avait précédé AMI, à savoir fournir divers services à des personnes d’origine autochtone résidant dans le district de Thunder Bay.

 

[37]  Il est possible que l’emplacement sur la réserve de l’organisation qui avait précédé AMI soulève une question qui a été tranchée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Clarke c. Le ministre du Revenu national, 1997 CarswellNat 623, également publié sous l’intitulé Canada c. Folster, [1997] 3 C.F. 269. L’affaire concernait la taxation du revenu d’une Indienne inscrite qui résidait sur la réserve de Norway House et qui travaillait en qualité de gestionnaire au Norway House Indian Hospital. Avant qu’il ne soit détruit dans un incendie, l’hôpital était situé sur la réserve. Il avait été reconstruit dans le voisinage et avait continué à fournir des services, principalement, aux résidents de la réserve de Norway House. La décision de la Cour a été rendue par le juge Linden, qui a analysé les facteurs de rattachement examinés dans l’arrêt Williams. Le juge Linden a fait les observations suivantes aux pages 24 à 29, inclusivement, de l’arrêt Clarke :

 

24     L’avocat de l’appelante a fait valoir qu’à la suite d’un [TRADUCTION] « déplacement technique » de l’hôpital où elle travaillait, l’appelante s’est vu refuser l’exemption d’impôt d’une manière qui est incompatible avec l’esprit de l’arrêt Williams. Il est intéressant de souligner que, après le déplacement de 1952, le gouvernement fédéral a continué d’accorder une exemption d’impôt aux Indiens inscrits qui travaillaient à l’hôpital jusqu’en 1968, année où la politique a été modifiée unilatéralement. Ce changement a été expliqué dans une lettre du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien de l’époque, M. Jean Chrétien42. On y précisait que [TRADUCTION] « depuis le 1er janvier 1968, une nouvelle interprétation est donnée au mot "réserve" relativement aux Indiens et le revenu tiré d’un emploi exercé dans des établissements situés sur des terres fédérales qui ne sont pas des réserves est assujetti à l’impôt ». Ce changement d’orientation, après une période d’exemption de seize ans, a soudainement eu pour effet de priver de l’exemption les Indiens qui travaillaient au Norway House Indian Hospital, en dépit du fait qu’il n’y avait absolument rien de changé dans le lieu ou la façon dont le revenu était gagné. De plus, l’appelante a fait remarquer que le gouvernement fédéral est en train de préparer un projet visant à désigner le bien-fonds sur lequel l’hôpital est construit comme un bien-fonds faisant partie de la réserve43. Bien qu’une telle éventualité ne puisse, comme l’intimée le fait remarquer, modifier le statut actuel du bien-fonds sur lequel l’hôpital est situé, elle contribue à démontrer que les circonstances ayant trait à l’emplacement du Norway House Indian Hospital sont telles que l’utilité de cet emplacement pour déterminer le situs du revenu d’emploi de l’appelante est sensiblement réduite. Pour cette raison, je souscris à l’argument de l’appelante selon lequel l’emplacement exact de l’hôpital ne saurait jouer un rôle décisif pour déterminer si une exemption d’impôt en l’espèce remédierait simplement à une situation économiquement défavorable ou contribuerait à prévenir l’atteinte à un bien détenu par un Indien à titre d’Indien sur une réserve.

 

25     Par ailleurs, je ne suis pas convaincu que l’emplacement ou la résidence de l’employeur est un facteur important dans le contexte de l’espèce. La résidence du débiteur en tant que facteur de rattachement important a été examinée et rejetée dans l’arrêt Williams au motif que « [...] l’établissement du situs d’un organisme de la Couronne à un endroit particulier du Canada présente des difficultés de nature conceptuelle »44. Vu le grand nombre de possibilités lorsque la Couronne est en cause, la résidence de l’employeur devient un concept assez arbitraire et ne constitue certainement pas un critère fiable pour accorder ou non l’exemption d’impôt. En outre, la justification traditionnelle fondée sur le droit international privé, c’est-à-dire la capacité de procéder à l’exécution d’un jugement contre un débiteur, n’ajoute rien à l’analyse dans le cas de la Couronne, qui peut être poursuivie n’importe où au Canada. Le juge Gonthier a réagi à cette ambiguïté en disant que « l’importance de la Couronne comme source des paiements visés en l’espèce réside peut-être davantage dans la nature spéciale de la politique d’ordre public à la base des paiements, plutôt que dans le situs de la Couronne, en supposant qu’il soit possible de le déterminer »45.

 

26     Il est possible d’invoquer un argument similaire à la lumière des faits de l’espèce. L’appelante travaillait pour le gouvernement fédéral. Elle était payée au Norway House Indian Hospital au moyen de chèques émis à son nom par le bureau du ministère des Approvisionnements et Services situé à Winnipeg (Manitoba). La structure et le rôle de Santé et Bien-être social Canada ne sont peut-être pas analogues à ceux de la Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada, tels que les a examinés le juge Gonthier dans l’arrêt Williams, mais le situs de ce ministère pourrait aussi être fixé n’importe où. L’intimée en l’espèce a proposé, comme emplacements possibles de l’employeur, le bureau du ministère des Approvisionnements et Services à Winnipeg, la ville d’Ottawa et l’emplacement de l’hôpital lui-même46. Selon moi, il n’y a rien dans l’endroit où les chèques étaient émis qui se rapporte valablement à la question de savoir si le revenu d’emploi était un bien situé sur la réserve au moment où il a été gagné par l’appelante. L’aspect de l’émission de chèques à l’appelante par la Couronne qui est plus important est le fait que ces fonds ont été avancés dans le cadre de la responsabilité de la Couronne touchant les soins de santé des Indiens, en particulier la santé des Indiens de la réserve indienne de Norway House.

 

27     Ainsi, une analyse plus poussée révèle que les facteurs de rattachement utilisés par le juge de première instance ne convenaient pas dans les circonstances de l’espèce. Il faut donc élargir le champ de l’enquête afin de tenir compte d’autres facteurs de rattachement. À mon avis, étant donné le but poursuivi par le législateur en créant l’exemption d’impôt et le genre de bien meuble en cause, l’analyse doit porter sur la nature de l’emploi de l’appelante et les circonstances qui s’y rapportent. Le genre de bien meuble en cause, c’est-à-dire le revenu d’emploi, est tel qu’on ne peut juger de sa nature sans se référer aux circonstances dans lesquelles il a été gagné. De même que le situs des prestations d’assurance-chômage doit être déterminé par rapport à l’emploi ouvrant droit aux prestations, de même l’analyse de l’emplacement du revenu d’emploi est subordonnée à un examen de toutes les circonstances qui ont donné lieu à l’emploi. Ayant évalué ces facteurs dans le contexte de l’espèce, je suis d’avis que le revenu de l’appelante doit être exempté d’impôt pour éviter toute atteinte aux droits d’un Indien. Le bien meuble en cause est un revenu gagné par une Indienne qui réside sur une réserve et qui travaille dans un hôpital qui répond aux besoins de la collectivité de la réserve; cet hôpital était jadis situé sur la réserve, mais se trouve maintenant à proximité de la réserve qu’il dessert.

 

28     Comme le juge de première instance l’a fait remarquer dans son application du critère des « facteurs de rattachement » à l’emploi d’Elizabeth Ann Poker, « [f]aire fi des circonstances relatives à l’emploi ne serait pas conforme à l’objet de l’exemption d’impôt prévue par la Loi sur les Indiens, tel qu’il a été formulé dans les arrêts Mitchell et Williams, précités »47. Dans le même ordre d’idées, dans l’affaire B. McNab c. Canada décidée par la Cour de l’impôt en 1992, le juge Beaubier a appliqué le critère des facteurs de rattachement énoncé dans l’arrêt Williams dans le contexte d’un revenu d’emploi. Cette affaire concernait une Indienne inscrite qui travaillait pour la Saskatchewan Indian Women’s Association. Elle exerçait ses fonctions sur des réserves et à l’extérieur de celles-ci48. Le juge a beaucoup insisté sur les circonstances relatives à l’emploi de l’appelante. Pour conclure que le revenu de l’employée devait être exempté d’impôt, il a notamment fait remarquer que « [l]’appelante accomplissait toutes ses tâches [...] sous l’autorité d’un employeur dont l’unique mission consistait à améliorer les conditions de vie des Indiens vivant sur les réserves »49. Le juge de la Cour de l’impôt a également tenu compte de l’emplacement de l’employeur, des endroits où l’employée travaillait et du lieu du paiement. Chacun de ces facteurs a toutefois été évalué dans le contexte de l’objet principal et des fonctions de l’emploi. À mon sens, quand le bien meuble en cause est un revenu d’emploi, il est logique de tenir compte du but principal et des fonctions de l’emploi sous-jacent dans le but précis de déterminer si l’emploi était exercé au profit des Indiens sur des réserves.

 

29     En l’espèce, l’emploi de l’appelante était étroitement lié à la réserve indienne de Norway House. À cela s’ajoute le fait que l’appelante résidait, comme je l’ai mentionné, sur la réserve indienne de Norway House, c’est-à-dire la collectivité qui était desservie par l’hôpital où elle travaillait. En soi, le facteur de la résidence ne permet certainement pas de déterminer le situs d’un revenu d’emploi, tout comme d’autres facteurs pris isolément ne le permettent pas non plus. Un Indien qui réside sur une réserve mais dont le revenu d’emploi provient de sa participation sur le marché ordinaire ne peut pas obtenir l’exemption. Toutefois, quand on le considère avec les autres circonstances relatives au revenu d’emploi de l’appelante en l’espèce, ce facteur aide la Cour à brosser un tableau plus complet du lien entre le bien de l’appelante, son salaire et la réserve indienne : l’appelante était une résidente de la réserve indienne de Norway House qui tirait avantage de la vie sur la réserve et y contribuait en travaillant dans un hôpital situé près de la réserve dont la mission était de répondre aux besoins en matière de soins de santé de la collectivité de la réserve. Attribuer une importance considérable au fait que l’hôpital est maintenant physiquement situé non pas sur la réserve mais à proximité de celle-ci masque la nature véritable du revenu d’emploi en l’espèce. À mon avis, étant donné tous les facteurs examinés, la meilleure façon de réaliser l’objet de la loi est de statuer que le salaire de l’appelante était un bien détenu par un Indien à titre d’Indien sur une réserve.

 

[38]  La différence entre les faits de l’affaire Clarke et ceux en question dans les présents appels de Mmes Mawakeesic et Marcinyshyn est évidente. Le siège social d’AMI était situé à 15 kilomètres de la réserve et se trouvait dans les locaux achetés par la personne morale pour ses propres fins. L’emploi de ces appelantes n’était pas « étroitement lié » à cette réserve. Compte tenu des circonstances particulières de l’affaire Clarke, il n’était pas difficile pour la Cour d’appel fédérale d’admettre que le situs du nouvel hôpital était un « déplacement technique » et que la contribuable avait continué à vivre sur la réserve à laquelle l’installation médicale nouvellement construite fournissait des services.

 

La nature et les circonstances de l’emploi, y compris tout avantage en résultant pour

une réserve :

 

[39]  Il n’est pas établi que l’emploi de Mme Mawakeesic ou de Mme Marcinyshyn ait procuré un avantage à l’une ou l’autre réserve dans le sens où ce facteur est utilisé selon l’arrêt Williams et selon de nombreuses autres décisions subséquentes. Pour avoir accès aux services fournis par AMI, il était simplement nécessaire de s’identifier comme étant Autochtone et – comme il a été précisé plus tôt – bénéficiant de services, y compris les Métis, les Indiens non inscrits, les autres personnes d’origine authochtone et les membres non autochtones d’une famille mixte. Les services fournis et les programmes offerts par AMI étaient extrêmement utiles et présentaient un grand avantage pour ceux qui avaient choisi de recourir à ces services fournis par le personnel de bureau et les fournisseurs de soins d’AMI ainsi que les consultants travaillant auprès d’AMI. Dans la décision Robinson, parfois, pour certains services fournis par les diverses organisations et leurs installations, il était nécessaire d’établir un lien avec une réserve particulière, habituellement pour satisfaire à une exigence de Santé Canada.  De même, pour être admises à une composante résidentielle exploitée dans un programme plus vaste, les femmes devaient produire une carte d’Indienne inscrite.

 


Les liens avec une réserve :

 

[40]  Dans la décision Robinson, une preuve abondante a été produite pour démontrer que de nombreux appelants avaient un lien avec leur propre réserve ou une autre réserve, et qu’ils rendaient visite à leurs familles et amis ou participaient à des pow‑wow et à d’autres événements culturels. En l’espèce, il n’était pas établi que Mme Mawakeesic ou Mme Marcinyshyn avaient un lien avec une quelconque réserve, y compris la leur.

 

Lieu de résidence de l’employé :

 

[41]  Pendant toute la période en question, Mmes Mawakeesic et Marcinyshyn vivaient toutes deux hors réserve, à Thunder Bay.

 

Lieu du paiement :

 

[42]  Les paiements étaient effectués au bureau de NLS situé sur la réserve des Six nations. Bien qu’aucun élément de preuve n’ait été produit quant au lieu où les paiements étaient reçus, il est raisonnable de déduire que les fonds étaient transmis électroniquement à une institution financière située à Thunder Bay, ou que des chèques étaient envoyés par la poste à Mmes Mawakeesic et Marcinyshyn au bureau d’AMI, à Royston Court, ou à leurs résidences. Cette méthode de paiement a été décrite dans l’exposé conjoint des faits dans la décision Robinson, comme cela ressort du paragraphe 18 du jugement rendu par le juge Paris dans l’affaire Roe c. Canada, 2008 CCI 667. En l’espèce, aucun élément de preuve ne rattache le revenu d’emploi de l’une ou l’autre des appelantes à une réserve en tant qu’emplacement physique ou en tant que base économique.

 

[43]  Au cours des dernières années, des centaines d’appels ont été interjetés par des employés ou d’anciens employés de NLS et d’O.I. Employee Leasing, dans lesquels la question en litige était de savoir si le revenu d’emploi était exempt de taxation en vertu de l’article 87 de la Loi sur les Indiens. En l’espèce, la Cour n’est pas en mesure de distinguer les faits se rapportant aux appels de Mmes Mawakeesic et Marcinyshyn de ceux des affaires précédentes, y compris de ceux  de l’affaire Robinson.  La Cour rejette la thèse selon laquelle le critère des facteurs de rattachement est tombé en désuétude par suite des récentes décisions rendues par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Bastien et Dubé, quoique l’analyse faite par le juge Cromwell dans chaque affaire suscitera des discussions continues en ce qui concerne le poids à accorder à ces facteurs relevés dans l’arrêt Williams.

 

[44]  Il est évident qu’une analyse au cas par cas continuera à s’imposer lorsqu’il sera justifié de le faire. Il appert également qu’il existe une distinction importante à faire entre un revenu généré par un bien, y compris un placement passif sur une réserve, ou un revenu attribuable aux avantages provenant d’un emploi précédent sur une réserve, et un revenu d’emploi gagné par un non-résident qui fournit des services, hors réserve, en contrepartie du paiement fait par un employeur situé sur une réserve. Conclure le contraire serait faire fi de toute la jurisprudence pertinente sur ce point, depuis la décision rendue dans l’arrêt Nowegijick, précité.

 

[45]  L’appel interjeté par Mme Mawakeesic à l’égard des années d’imposition en question est rejeté.

 

[46]  L’appel interjeté par Mme Marcinyshyn à l’égard des années d’imposition en question est rejeté.

 

[47]  L’appel interjeté par Bruce Marcinyshyn, à savoir l’époux de Mme Marcinyshyn, à l’égard des années d’imposition en cause est lié à l’issue de l’appel de son épouse et est rejeté.

 

[48]  Bien qu’une adjudication des dépens ait été demandée dans la réponse à l’avis d’appel produit par chaque appelant, l’avocat de l’intimée n’a pas sollicité les dépens à l’audience. Les appelants étaient en droit de croire que les récentes décisions rendues par la Cour suprême du Canada, et longuement invoquées dans les présents motifs, pouvaient permettre de conclure que l’emplacement de NLS, en tant qu’employeur, était déterminant quant à la question de l’exemption d’impôt sur le revenu d’emploi, ou, à titre subsidiaire, que ce facteur avait suffisamment de poids, à lui seul, pour justifier cette issue, même en l’absence des autres facteurs relevés dans la jurisprudence.

 

[49]  Compte tenu de toutes les circonstances, aucuns dépens ne sont adjugés à l’intimée.

 

 

          Signé à Sidney (Colombie‑Britannique), ce 8e jour de novembre 2011.

 

« D. W. Rowe »

Juge suppléant Rowe

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 28jour de février 2012.

 

 

 

 

Mario Lagacé, jurilinguiste


RÉFÉRENCE :                                  2011 CCI 516

 

NOS DES DOSSIERS DE LA COUR :          2007-1402(IT)I; 2007-1409(IT)I;                                   2007‑2221(IT)I

 

INTITULÉ :                                       BRUCE MARCINYSHYN c.

                                                          SA MAJESTÉ LA REINE

                                                          ET

                                                          SHEILA MARCINYSHYN

                                                          c. SA MAJESTÉ LA REINE 

                                                          ET

                                                          MARTHA MAWAKEESIC

                                                          c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Thunder Bay (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 Le 21 septembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :               L’honorable juge suppléant D. W. Rowe

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 8 novembre 2011

 

COMPARUTIONS :

 

Pour les appelants :

 

M. Bruce Marcinyshyn

 

Avocat de l’intimée :

MRyan Gellings

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelante :

      

Nom :                                  

 

             Cabinet : 

 

       Pour l’intimée :                            Myles J. Kirvan

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.