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Dossier : 2008-3562(IT)G

ENTRE :

 

LES ATELIERS FERROVIAIRES DE MONT-JOLI INC.,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

Appel entendu les 25 et 26 janvier 2010, à Rimouski (Québec).

 

Devant : L’honorable juge Gaston Jorré

 

Comparutions :

 

Avocat de l’appelante :

Me Pierre Lévesque

Avocate de l’intimée :

Me Anne Poirier

____________________________________________________________________

JUGEMENT

          Selon les motifs du jugement ci-joint, l’appel des nouvelles cotisations établies en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu pour les années d’imposition 2004 et 2005 est accueilli, avec frais, et l’affaire est déférée au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelles cotisations, en tenant pour acquis :

 

a)    que la perceuse robotisée, la scie à ruban, le pont roulant, le support à boulons et la presse sont des « biens admissibles », et que AFM a le droit de réclamer le crédit d’impôt à l’investissement relatif à ces équipements;

b)    que lesdits équipements font partie de la catégorie 43.

 

Signé à Ottawa (Ontario), ce 15e jour de juillet 2011.

 

 

 

« Gaston Jorré »

Juge Jorré


 

 

 

Référence : 2011 CCI 352

Date : 20110715

Dossier : 2008-3562(IT)G

 

ENTRE :

 

LES ATELIERS FERROVIAIRES DE MONT-JOLI INC.,

appelante,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Jorré

 

[1]              L’appelante, Les Ateliers Ferroviaires de Mont-Joli inc. (AFM)[1], appelle de nouvelles cotisations relatives aux années d’imposition 2004 et 2005.

 

[2]              AFM a acquis, soit en 2004, soit en 2005, cinq pièces d’équipement : une perceuse robotisée, une scie à ruban, un pont roulant, un support à boulons et une presse (l’équipement).

 

[3]              En produisant ses déclarations de revenus pour 2004 et 2005, AFM a réclamé un crédit d’impôt à l’investissement en vertu du paragraphe 127(5) de la Loi de l’impôt sur le revenu (LIR) relativement à l’équipement. AFM a également réclamé une déduction pour amortissement relative à l’équipement sur la base qu’il s’agissait de biens de la catégorie 43.

 

[4]              Le ministre du Revenu national (ministre) a établi des nouvelles cotisations; il a refusé le crédit d’impôt à l’investissement et il a classifié l’équipement comme faisant partie de la catégorie 8.

 

[5]              Les parties sont d’accord que si AFM a raison quant à la question du crédit à l’investissement, l’équipement fait partie de la catégorie 43[2]. En conséquence, je n’ai qu’à décider si AFM a le droit de réclamer le crédit d’impôt à l’investissement.

 

[6]              La question en litige est de savoir s’il s’agit de « biens admissibles » au sens du paragraphe 127(9) de la LIR. Les parties sont d’accord que toutes les conditions de la définition de « bien admissible » sont remplies, sauf une.

 

[7]              Les parties sont d’accord, par exemple, que l’équipement sert à « la fabrication ou [à] la transformation de marchandises ». Le désaccord est de savoir s’il s’agit principalement de fabrication ou de transformation de marchandises « à vendre ou à louer » comme l’exige le sous‑alinéa c)(i) de la définition de « bien admissible » au paragraphe 127(9) de la LIR :

 

« bien admissible » Relativement à un contribuable, bien […] qui est :

 

a) soit un bâtiment […];

 

b) soit une machine ou du matériel visés par règlement et que le contribuable a acquis après le 23 juin 1975,

 

qui, avant l'acquisition, n'a été utilisé à aucune fin ni acquis pour être utilisé ou loué à quelque fin que ce soit, et :

 

c) soit qu’il compte utiliser au Canada principalement à l’une des fins suivantes :

 

(i) la fabrication ou la transformation de marchandises à vendre ou à louer,

 

[…]

 

[8]              Tandis que AFM prétend qu’il s’agit principalement de marchandises à vendre au sens de l’article 1708 du Code civil du Québec (CCQ), l’intimée prétend qu’il s’agit essentiellement de marchandises qui n’ont pas été vendues mais qui ont été utilisées au cours de contrats d’entreprise ou de service au sens de l’article 2098 du CCQ.

 

[9]              Les articles 1708, 2098 et le troisième paragraphe de l’article 2103 du CCQ prévoient ce qui suit :

 

1708. La vente est le contrat par lequel une personne, le vendeur, transfère la propriété d’un bien à une autre personne, l’acheteur, moyennant un prix en argent que cette dernière s’oblige à payer.

 

Le transfert peut aussi porter sur un démembrement du droit de propriété ou sur tout autre droit dont on est titulaire.

 

[…]

 

2098. Le contrat d’entreprise ou de service est celui par lequel une personne, selon le cas l’entrepreneur ou le prestataire de services, s’engage envers une autre personne, le client, à réaliser un ouvrage matériel ou intellectuel ou à fournir un service moyennant un prix que le client s’oblige à lui payer.

 

[…]

 

2103. […] Il y a contrat de vente et non contrat d’entreprise ou de service, lorsque l’ouvrage ou le service n’est qu’un accessoire par rapport à la valeur des biens fournis.

 

[10]         Les faits ne sont pas contestés.

 

[11]         Rock Morel, le propriétaire de AFM, travaille dans l’industrie ferroviaire depuis plus de 30 ans et il est un ancien employé de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CN).

 

[12]          En 1996, il quitte le CN pour constituer AFM, une société de consultants sur les ponts et structures, destinée à offrir ses services aux chemins de fer. La Société des chemins de fer du Québec est le principal client.

 

[13]         En 1996 et en 1997, AFM offre des services de consultation, d’inspection et d’établissement de programmes d’entretien. De plus, elle crée des systèmes de gestion des structures pour les chemins de fer. Ces systèmes de gestion des structures définissent les travaux à faire pour chaque pont et ponceau et aident les sociétés de chemins de fer à se conformer aux exigences de Transport Canada ou de Transport Québec, selon le cas.

 

[14]         En 1998, le président de la Société des chemins de fer du Québec demande à AFM d’offrir un service de réparation ou d’amélioration des structures ferroviaires. Ainsi, M. Morel a lancé Groupe Séma structures ferroviaires inc. (Séma) pour offrir un service clé en main aux chemins de fer. M. Morel est le propriétaire de Séma.

 

[15]         Le service clé en main offert comporte deux aspects. D’abord, il y a une inspection de toutes les structures afin de satisfaire aux normes de l’industrie. Ce service assure que des inspections annuelles se fassent, que la condition des structures soit connue, qu’un programme de travaux soit établi avec les améliorations à être effectuées et qu’elles soient réellement effectuées.

 

[16]         Ensuite, le service comprend la construction et la réparation nécessaires.

 

[17]         Pour offrir ce genre de service clé en main, Séma a recruté des ingénieurs, des techniciens, des contremaîtres, des hommes de ponts, a donné de la formation à ses employés et a acheté les équipements nécessaires.

 

[18]         Séma détient une licence d’entrepreneur général et, à part le cadre du service clé en main, est invitée à soumissionner sur des travaux de réparation, de renforcement et de construction, principalement sur les structures ferroviaires.

 

[19]         Avant de faire la réparation ou la construction, il y avait des travaux de conception effectués par un ingénieur qualifié. Souvent les travaux nécessitaient des pièces en acier et les ingénieurs préparaient des devis pour les pièces, par exemple membrures de ponts, pièces de ponts, plaques de renforcement, cornières et poutres métalliques.

 

[20]         Ces pièces devaient être fabriquées avec de l’acier répondant aux normes utilisées dans l’industrie ferroviaire; elles devaient être conformes aux devis quant à la forme, aux dimensions et, si nécessaire, au placement de trous, à la galvanisation ou à la métallisation, etc. Ceci nécessite un bon système de contrôle de la qualité; le fabricant doit être accrédité par le Bureau canadien de soudage. 

 

[21]         Jusqu’en 2003, Séma achetait les pièces en acier nécessaires à la réparation de structures auprès de sociétés non liées à Séma. Ces sociétés fabriquaient les pièces en conformité avec les devis envoyés par Séma.

 

[22]         Après que les sous-traitants aient fabriqué et envoyé à Séma les pièces en acier, Séma procédait à leur installation au cours de travaux de réparation ou de reconstruction.

 

[23]         En 2003, Séma vit une certaine croissance et avait des difficultés à obtenir des pièces en acier satisfaisant aux normes requises. M. Morel décida qu’il serait souhaitable de fabriquer ses propres pièces au lieu de s’en procurer auprès de sous‑traitants.

 

[24]         Lorsqu’il a voulu amorcer la fabrication de pièces en acier, Mme Guérette, sa conseillère financière, lui a recommandé de scinder la compagnie.

 

[25]         Ainsi, M. Morel créa AFM et acheta un bâtiment pour consacrer celle-ci à la transformation et à la fabrication de pièces en acier. De plus, il entreprit les démarches pour être accrédité par le Bureau canadien de soudage et mettre en place un système de contrôle de la qualité afin de respecter les exigences de l’industrie ferroviaire.

 

[26]         L’atelier de fabrication de AFM compte de 12 à 15 personnes qui travaillent exclusivement pour AFM. Le système comptable et le système de paie pour les employés de AFM sont distincts des systèmes de Séma.

 

[27]         Après la création de AFM, Séma opérait de la même façon qu’elle opérait avant sauf qu’elle ne transigeait plus avec des sous-traitants, mais avec AFM, pour obtenir les pièces en acier.

 

[28]         Séma commandait les pièces en métal de AFM et celle-ci procédait à la fabrication.

 

[29]         Le processus de fabrication est le suivant : D’abord, le superviseur, à l’aide des devis, calcule les matériaux requis; par la suite, il achète l’acier auprès des fournisseurs et l’acier est coupé, percé, meulé, soudé, sablé, etc.; après l’assemblage, l’acier est livré à Séma qui va utiliser les pièces au cours des travaux.

 

[30]         L’équipement au coeur de ce litige, soit la perceuse robotisée, la scie à ruban, le pont roulant, le support (rack) à boulons et la presse, est utilisé dans la fabrication des pièces en acier.

 

[31]         Je note que Séma ne fournissait pas de matériel à AFM pour la fabrication des pièces en acier.

 

[32]         Après que AFM a commencé à fabriquer des pièces en acier, le CN a commencé à commander des pièces de AFM. Ainsi, au cours des années 2003, 2004 et 2005, AFM a fabriqué des pièces d’acier pour le CN et la Illinois Central Railroad[3].

 

[33]         AFM a d’autres clients non liés pour lesquels elle effectue de petits travaux, généralement de la fourniture ou du coupage.

 

[34]         Pendant la période en litige, les clients non liés qui achetaient des pièces en acier représentaient une petite partie des ventes de pièces. Séma achetait la grande majorité des pièces en acier fabriquées[4].

 

[35]         En plus de la production d’acier, AFM a d’autres activités.

 

[36]         AFM loue à Séma les locaux dont Séma se sert. AFM fournit des services administratifs à Séma. L’équipement en question n’a aucun lien avec ces deux activités.

 

[37]         AFM est propriétaire d’une flotte de véhicules routiers qu’elle loue à Séma. 

 

[38]         De plus, AFM fabrique, installe et entretient de l’équipement « rail-route ». Il s’agit d’équipement qui est ajouté à des véhicules routiers qui permet à ces véhicules de rouler sur la voie ferrée.

 

[39]         Ces services relatifs à l’équipement « rail-route » sont fournis à des clients non liés. Ces services sont également fournis à Séma (dans la mesure où des véhicules loués par AFM à Séma ont de l’équipment « rail-route »).

 

[40]         L’équipement au coeur de ce litige est utilisé dans la fabrication et l’installation de l’équipement « rail-route ».

 

[41]         Les revenus de AFM se répartissent de la façon suivante :

 

Revenus

2004

2005

 

 

 

Loyer

149 792 $

197 931 $

Location véhicules

139 761 $

497 433 $

Administration

189 412 $

242 989 $

Réparation véhicules*

54 967 $

63 622 $

« Vente » d’acier à Séma

312 323 $

312 380 $

Service

610 $

2 185 $

 

 

 

Total

846 865 $

1 316 5[40] $

 

*Ce revenu est le revenu correspondant à l’activité relative à l’équipement « rail‑route » fourni à des clients.

 

[42]         Les revenus provenant du loyer et des services administratifs n’ont aucune pertinence relative à l’appel puisque l’équipement en question ne sert pas à ces activités[5].

 

[43]         Quant au revenu de location de véhicules, la preuve a révélé qu’une partie de ces revenus provient de la simple location de véhicules et qu’une autre partie provient des frais de réparation de ces véhicules loués[6].

 

[44]         Par exemple, pour l’année d’imposition 2005, la répartition du revenu de location de véhicules était de 384 600 $ pour la simple location, et de 112 832,50 $ pour la réparation des véhicules loués[7].

 

Analyse[8]

 

[45]         L’équipement en question est-il utilisé « principalement » pour « la fabrication ou la transformation de marchandises à vendre ou à louer »[9]?

 

[46]         L’argument suivant n’a pas été fait par l’intimée à l’audition, mais se retrouve parmi les motifs justifiant la confirmation dans le rapport sur opposition :

 

Le seul revenu se qualifiant à la vente de marchandises […] est la vente d’acier à Séma, une société liée. Ce revenu représentait de 24 % à 37 %, soit inférieur à 50 % [des revenus de l’appelante][10].

 

[47]         Ce calcul a été fait en comparant les revenus de ventes à Séma en 2004 et en 2005 avec la totalité des revenus de l’appelante[11].

 

[48]         L’intimée avait tout à fait raison de ne pas invoquer ce motif à l’audience, car la question qui se pose est : L’équipement est-il utilisé principalement pour fabriquer ou transformer des marchandises à vendre ou à louer? La question n’est pas : L’activité principale de l’appelante est-elle la fabrication et la transformation de marchandises à vendre ou à louer?

 

[49]         En conséquence, les revenus de loyer, de la simple location de véhicules et de services administratifs n’ont aucune pertinence, car l’équipement en question ne sert pas à ces activités.

 

[50]         Le tableau ci-dessous donne les revenus d’activités où l’équipement en question a été utilisé :

 

Revenus

2004

2005

 

 

 

Réparation véhicules loués*

(moins que) 139 761 $

112 832 $

Réparation véhicules

54 967 $

63 622 $

« Vente » d’acier à Séma

312 323 $

312 380 $

Service**

610 $

2 185 $

 

 

 

Total

(moins que) 507 661 $

491 019 $

 

*Pour 2004 la répartition des revenus de location de véhicules entre la simple location et les revenus provenant de la réparation de ces véhicules n’est pas en preuve.

 

**La nature des revenus de la catégorie « service » n’est pas claire, mais les montants sont trop petits pour qu’il y ait le moindre impact sur le résultat.

 

[51]         On constate qu’en 2004 et en 2005, plus de la moitié de ces revenus proviennent des « ventes » d’acier à Séma. Si les transactions fournissant les pièces d’acier à Séma sont juridiquement des ventes, il est clair que l’équipement en question est utilisé « principalement » pour la fabrication de marchandises à vendre[12].

 

[52]         À première vue, les transactions entre AFM et Séma semblent être des contrats de vente. Séma commande une pièce et fournit des devis très précis relatifs à la pièce. AFM obtient les matériaux nécessaires, fabrique la pièce sur mesure et transfert la propriété de cette pièce à Séma. Tous les éléments essentiels de l’article 1708 du CCQ sont présents[13].

 

[53]         Trois arguments à l’appui des nouvelles cotisations ont été soulevés, directement ou implicitement :

 

a)    Parce que AFM et Séma sont liées et parce que Séma fournit des services, il s’agit d’un contrat d’entreprise ou de service au sens de l’article 2098 du CCQ et non d’un contrat de vente.

b)    Pour qu’il s’agisse d’un contrat de vente, il faut que la marchandise soit un bien qui pourrait être vendu à d’autres personnes et non seulement à la personne qui a commandé le bien fait sur mesure.

c)    Il s’agit d’un contrat d’entreprise parce que la valeur du travail fait par AFM excède la valeur des matériaux utilisés par AFM.

 

[54]         Quant au premier argument, la première difficulté avec cette approche est qu’il faut ignorer le fait que AFM et Séma sont, juridiquement, deux personnes morales distinctes. Je ne vois pas quelle disposition de la LIR ou quel principe de droit me permettraient d’ignorer l’existence de deux entités juridiques distinctes.

 

[55]         En conséquence, je ne peux être d’accord avec une telle approche[14].

 

[56]         Quant au deuxième argument, on ne m’a pas cité de jurisprudence qui établirait comme principe qu’il ne peut être question de vente de bien simplement parce qu’il s’agit d’un bien unique fabriqué pour un client.

 

[57]         Il y a de plus en plus de biens fabriqués sur mesure pour le client. Le « haut de gamme » dans la fabrication, c’est le fabricant qui est capable de remplir rapidement une commande de biens destinés à répondre aux besoins particuliers d’un client. Il serait surprenant de découvrir qu’un tel fabricant qui produit un bien unique sur mesure aux besoins du client ne vende pas ce bien au client[15].

 

[58]         Le premier paragraphe de l’article 1708 du CCQ se lit ainsi :

 

1708. La vente est le contrat par lequel une personne, le vendeur, transfère la propriété d’un bien à une autre personne, l’acheteur, moyennant un prix en argent que cette dernière s’oblige à payer.

 

[…]

 

[59]         Comme je l’ai déjà écrit ci-dessus, dans ce cas, chaque fois que Séma commande une pièce, AFM crée une pièce. En créant la pièce, AFM devient le propriétaire de cette pièce qu’elle vend à Séma pour compléter le contrat.

 

[60]         Tous les éléments d’un contrat de vente sont remplis. Il y a un bien et un transfert de la propriété du bien de AFM à Séma. En conséquence, je ne vois pas comment je pourrais conclure qu’il ne s’agit pas d’un contrat de vente en raison de ce deuxième argument.

 

[61]         Finalement, le troisième argument attache beaucoup d’importance au troisième paragraphe de l’article 2103 du CCQ qui se lit comme suit :

 

2103. […] Il y a contrat de vente et non contrat d’entreprise ou de service, lorsque l’ouvrage ou le service n’est qu’un accessoire par rapport à la valeur des biens fournis.

 

De plus, l’intimée prétend que conceptuellement il s’agit d’une situation comme celle qu’on retrouve dans la décision Albert c. La Reine[16].

 

[62]         Dans Albert, ce que fait le dentiste est un processus complet de réparation ou d’amélioration d’une dent : l’examen de la dent, la préparation de la dent, prendre les mesures nécessaires pour fabriquer une couronne, la fabrication de la couronne et finalement l’installation de la couronne.

 

[63]         Je suis d’accord avec la décision Albert, mais nous sommes dans une situation différente. Dans Albert, le fabricant de la couronne était le dentiste lui‑même. Pour être dans la même situation, il faudrait ici que AFM ne soit pas une entité juridique distincte de Séma[17].

 

[64]         De plus, il faut faire très attention au contexte avant d’appliquer le troisième paragraphe de l’article 2103 du CCQ.

 

[65]         Dans Albert, le juge Bédard dit :

 

17        Puisque je suis d’avis que l’appelant et ses clients ont conclu un seul contrat, il nous faut maintenant déterminer si le contrat est un contrat de vente ou de services. Il ressort de l’arrêt Will-Kare Paving & Contracting Ltd. c. Canada, [2000] R.C.S. 915, 2000 C.S.C. 36, qu’il faut supposer que le législateur, en parlant de vente, à l’alinéa 127(9)c) de la Loi, a voulu qu’on interprète ce mot en se référant au droit général en matière de vente. En l’espèce, le concept de « vente » doit être analysé, à mon avis, à la lumière du droit civil québécois lorsque le droit applicable est celui du Québec. Il suffit, à cet égard, de consulter l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans St-Hilaire c. Canada, [2004] 4 C.F. 289 (C.A.F.) et l’article 8.1 de la Loi sur l’interprétation (L.R.C. 1985, ch. I-21) pour s’en convaincre. Les dispositions pertinentes du CCQ nous enseignent essentiellement que nous sommes en présence d’un contrat de vente quand le travail n’est qu’un accessoire par rapport à la valeur des matériaux. Dans son ouvrage, l’auteur Pierre-Gabriel Jobin écrit ce qui suit à cet égard : « Pour que ce soit une vente, il faut donc démontrer que l’écart entre la valeur respective du travail et des matériaux est si considérable que le travail n’apparaisse que comme un accessoire. » Or, la preuve ayant révélé en l’espèce que la valeur du travail était toujours plus élevée que celle des matériaux, nous nous devons de conclure que les parties ont conclu un contrat de services, puisque le bien n’était pas employé par l’appelant principalement pour fabriquer ou transformer des marchandise destinées à la vente ou à la location. Par conséquent, nous nous devons de conclure que le bien n’était pas un « bien admissible » pour les fins de la demande de crédits de l’appelant pour l’année visée.

[Je mets l’accent.]

 

[66]         Il faut noter que le troisième paragraphe de l’article 2103 du CCQ est inclus dans la section II (des droits et obligations des parties) du chapitre huitième (du contrat d’entreprise ou de service) du titre deuxième (des contrats nommés) du livre cinquième (des obligations) du CCQ. Le chapitre premier (de la vente) du même titre et du même livre n’a pas de disposition équivalente.

 

[67]         Le juge Bédard cite le professeur Pierre-Gabriel Jobin qui dit, dans son livre La vente[18], aux pages 6 et 7 :

 

4—Distinction avec le contrat d’entreprise—La distinction entre la vente d’un bien futur et le contrat d’entreprise dans lequel l’entrepreneur ou vendeur fournit la matière et doit livrer le bien une fois celui-ci complété a donné lieu a des hésitations dans l’ancienne jurisprudence. Dans la réforme du Code civil, le législateur a mis un terme à cette incertitude. Une nouvelle disposition, reprenant l’opinion d’un juge dans un ancien arrêt et la solution de la Convention de Vienne (article 3), pose comme critère de distinction la valeur relative du travail et des matériaux: désormais, de tels contrats sont a priori considérés comme des contrats d’entreprise; ils sont des ventes quand le travail n’est « qu’un accessoire » par rapport à la valeur des matériaux. Pour que ce soit une vente, il faut donc démontrer que l’écart entre la valeur respective du travail et des matériaux est si considérable que le travail n’apparaisse que comme un accessoire. Cette solution a le mérite de la clarté, mais laisse totalement de côté l’aspect qualitatif et s’avère parfois insatisfaisant.

[Je mets l’accent. Notes de bas de page omises.]

 

[68]         Ce passage pourrait être lu comme appuyant la thèse qu’il ne peut s’agir de vente si la valeur du travail d’un fabricant est nettement plus importante que la valeur des matériaux qu’il utilise. Je ne crois pas que ce soit la bonne façon de lire ce passage.

 

[69]         Imaginons un fabricant intégré qui n’achète que des matières premières de faible valeur et qui fait presque tout le travail pour créer un bien. En conséquence, la valeur du travail excède largement la valeur des matériaux[19]. Si la distinction entre un contrat de vente et un contrat d’entreprise ou de service ne révèle que de la valeur relative, cela voudrait dire que dans un tel cas, l’usine ne vend pas un bien, mais un service[20].

 

[70]         La distinction entre contrat de vente et contrat d’entreprise ou de service ne dépend pas simplement de la valeur relative des matériaux et du travail fait par le fabricant.

 

[71]         J’arrive à cette conclusion pour les raisons ci-dessous.

 

[72]         Premièrement, le troisième paragraphe de l’article 2103 du CCQ n’est pas formulé en termes de pourcentage, il stipule qu’il n’y a pas de contrat d’entreprise ou de service si l’ouvrage ou le service n’est qu’un accessoire par rapport à la valeur des biens fournis. Autrement dit, ce n’est pas un contrat d’entreprise s’il y a en substance une vente avec des services accessoires.

 

[73]         Deuxièmement, le professeur Jobin dit que le législateur a repris la solution de l’article 3 de la Convention de Vienne[21] qui prévoit ceci :

 

Article 3

 

1) Sont réputés ventes les contrats de fourniture de marchandises à fabriquer ou à produire, à moins que la partie qui commande celles-ci n’ait à fournir une part essentielle des éléments matériels nécessaires à cette fabrication ou production.

 

2) La présente Convention ne s’applique pas aux contrats dans lesquels la part prépondérante de l’obligation de la partie qui fournit les marchandises consiste en une fourniture de main-d’oeuvre ou d’autres services[22].

 

[74]         Le paragraphe 1 de l’article 3 indique qu’un contrat de fourniture de marchandises à fabriquer est réputé être une vente sauf si le client fournit l’essentiel du matériel. Le paragraphe 2 de l’article 3 exclut les contrats où la partie prépondérante de l’obligation est de fournir de la main-d’œuvre ou d’autres services.

 

[75]         Quand on lit le paragraphe 2 de l’article 3, il est clair que la main-d’œuvre et les services en question ne sont pas la main-d’œuvre ou les services nécessaires à la création de biens fournis. Par exemple, si le contrat est un contrat de construction et d’installation d’une turbine, il s’agit d’un contrat de vente si l’essentiel est de construire la turbine et que l’installation représente peu d’effort. On ne tient pas compte du travail pour construire la turbine et le travail d’installation n’est qu’accessoire. Par contre, si le fournisseur doit livrer un barrage hydroélectrique « clé en main », il ne s’agirait pas d’un contrat de vente.

 

[76]         C’est dans cette optique qu’il faut comprendre le troisième paragraphe de l’article 2103 du CCQ et la distinction entre vente et contrat d’entreprise ou de service.

 

[77]         Si l’essentiel du contrat est la fabrication d’un bien et le transfert de la propriété du bien au client, il s’agit d’un contrat de vente. L’ouvrage ou le service auquel réfère le troisième paragraphe de l’article 2103 ne comprend pas le travail d’un fabricant pour créer un bien qu’il fournit à son client[23].

 

[78]         En conséquence, je ne peux être d’accord avec le troisième argument.

 

[79]         AFM vend les pièces d’acier à Séma[24].

 

[80]         L’appel sera accueilli avec frais et le tout sera renvoyé au ministre pour nouvel examen et nouvelles cotisations en tenant pour acquis :

 

a)    que les cinq équipements en question sont des « biens admissibles », et que AFM a le droit de réclamer le crédit d’impôt à l’investissement relatif à ces équipements;

b)    que lesdits équipements font partie de la catégorie 43.

 

Signé à Ottawa (Ontario), ce 15e jour de juillet 2011.

 

 

 

« Gaston Jorré »

Juge Jorré

 


RÉFÉRENCE :                                  2011 CCI 352

 

Nº DU DOSSIER DE LA COUR :      2008-3562(IT)G

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :              LES ATELIERS FERROVIAIRES DE MONT-JOLI INC. c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Rimouski (Québec)

 

DATES DE L’AUDIENCE :               Les 25 et 26 janvier 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :       L’honorable juge Gaston Jorré

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 15 juillet 2011

 

COMPARUTIONS :

 

Avocat de l’appelante :

Me Pierre Lévesque

Avocate de l’intimée :

Me Anne Poirier

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelante :

 

                     Nom :                            Me Jérôme Dufour-Gallant

                                                         

                 Cabinet :                           Cain Lamarre Casgrain Wells

                                                          Rimouski (Québec)

 

       Pour l’intimée :                            Myles J. Kirvan

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa (Ontario)

 



[1] À l’origine, AFM s’appelait 9035-3335 Québec inc. Par la suite 9035-3335 Québec inc. a modifié sa dénomination pour s’appeler Les Entreprises Rock Morel inc. et, en 2005, Les Ateliers Ferroviaires de Mont-Joli inc. Pour faciliter la lecture, je ne parlerai que de AFM.

[2] Les parties sont également d’accord que si AFM n’a pas droit au crédit, l’équipement ne fait pas partie de la catégorie 43.

[3] Filiale de CN. Une fois la pièce d’acier fabriquée, AFM l’envoie aux clients. AFM s’occupe exclusivement de la fabrication d’acier et non de l’installation.

[4] Juste après la période en litige une autre société liée a été créée et est devenue un client, soit la Séma Railway Structures inc.

[5] Aux fins de la définition de « biens amortissables », l’important est l’utilisation principale du bien, et non l’activité principale de l’entreprise.

[6] Le prix de la simple location d’un véhicule est égal à son amortissement plus 15 % (transcription du 25 janvier 2010, questions 614 à 621; pièce A-1, onglet 7, première et deuxième pages).

[7] Pièce A-1, onglet 7, dernière page.

[8] En plus des dispositions pertinentes du CCQ et de la LIR, les parties ont déposé la doctrine, la jurisprudence et les documents gouvernementaux suivants : Will-Kare Paving & Contracting Ltd. c. Canada, 2000 CSC 36; Canada c. Hawboldt Hydraulics (Canada) Inc. (syndic), [1995] 1 C.F. 830 (CAF), ref. par [1994] SCCA no 401 (QL); C.R.I. Environnement inc. c. La Reine, 2007 CCI 206, conf. par 2008 CAF 103; Stowe‑Woodward Inc. v. The Queen, 92 DTC 6149 (C.F. 1re inst.); Albert c. La Reine, 2009 CCI 16; Pemp inc. c. Leblanc, [1994] J.Q. no 597 (QL); Bulletin d’interprétation IT-145R : Bénéfices de fabrication et de transformation au Canada; Interprétation technique 9910355F : Transformation d’articles destinés à la vente (25 octobre 1999); Interprétation technique 9904125F : Transformation d’articles destinés à la vente (20 octobre 1999); Bénéfices de fabrication et de transformation : Optimisation du crédit et pièges à éviter, Collection APFF (6 octobre 1999).

[9] Définition de « bien admissible » au paragraphe 127(9) de la LIR.

[10] Pièce I-1, onglet 11, page 4.

[11] Voir le paragraphe 41 ci-dessus.

[12] Il n’y a pas d’autre preuve quant à l’utilisation relative de l’équipement en question parmi les différentes activités; par exemple, il n’y a pas d’estimation des heures d’utilisation par activité. Toutefois, de façon qualitative, la description des différentes activités me mène à conclure qu’en termes de temps l’utilisation de l’équipement dans la fabrication de pièces d’acier est au moins aussi importante qu’en termes de revenus relatifs.

[13] Il faut regarder le droit privé applicable pour déterminer la qualification du contrat comme contrat de vente ou non : Will-Kare Paving & Contracting Ltd. c. Canada (CSC) (note 8 ci‑dessus).

[14] L’intimée n’a pas directement prétendu qu’on pouvait lever le voile corporatif dans de telles circonstances.

[15] Pour éviter toute confusion, je parle d’un fabricant qui obtient tous les matériaux et toutes les pièces nécessaires pour fabriquer le bien final. La situation peut être différente si le client fournit tout le matériel et toutes les pièces.

[16] Voir la note 8 ci-dessus.

[17] Si l’intimée avait raison quant au deuxième argument, un fabricant indépendant de couronnes ne pourrait pas vendre des couronnes vu que chacune est faite sur mesure. Il s’agirait d’un contrat d’entreprise.

[18] Pierre-Gabriel Jobin, La vente, troisième édition, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007.

[19] Voici deux exemples : i) une usine de meubles en bois qui vend les meubles à l’usine où la majorité de la valeur est dans le travail à l’usine, et ii) le fameux complexe de la rivière Rouge de Ford qui, pendant plus de 30 ans, produisait non seulement des voitures, mais aussi l’acier utilisé dans les voitures, l’électricité utilisée par le complexe, etc. Dans un cas comme dans l’autre, il est difficile d’imaginer qu’il ne s’agit pas de contrat de vente simplement parce que la valeur du travail à l’usine excède la valeur des matériaux.

[20] Il y aurait une autre conséquence. Supposons qu’il y ait deux fabricants d’un même produit. Le premier fabricant achète beaucoup de matériaux, y compris beaucoup de pièces. La valeur du travail qu’il fait est moindre que la valeur des matériaux. Le deuxième fabricant est beaucoup plus intégré et fabrique lui-même toutes les pièces à partir des matériaux avec le résultat que la valeur des matériaux est moindre que la valeur du travail. Si ce n’est qu’une simple question de proportion, une transaction identique où le client obtient un bien fabriqué serait un contrat de vente dans un cas, mais un contrat d’entreprise ou de service dans l’autre.

[21] En vigueur au Québec en vertu de la Loi concernant la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises, L.R.Q., chapitre C-67.01.

[22] La note explicative du secrétariat de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international sur la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises se lit ainsi :

9. L’article 3 opère deux distinctions entre les contrats de vente et les contrats de prestation de services. Sont réputés ventes les contrats de fourniture de marchandises à fabriquer ou à produire, à moins que la partie qui commande celles-ci ne s’engage à fournir une part essentielle des éléments matériels nécessaires à cette fabrication ou production. La Convention ne s’applique pas aux contrats dans lesquels la part prépondérante de l’obligation de la partie qui fournit les marchandises consiste en une fourniture de main-d’oeuvre ou d’autres services.

[23] Il est utile de garder à l’esprit que ceci est différent des situations où l’on construit sur le terrain du client et où des rénovations sont faites à un immeuble du client, car le travail de l’entrepreneur ne crée pas un bien fini dont la  propriété est, par la suite, transférée au client. Dans un tel cas, la propriété est transférée au client propriétaire par accession au fur et à mesure que des parties de la construction ou de la rénovation sont faites à l’immeuble (CCQ, articles 954 à 964).

[24] Si cette conclusion est fausse, cela voudrait dire qu’une transaction assujettie à la Convention de Vienne serait une vente, mais non une transaction identique avec un client, par exemple, au Québec.

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