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Référence : 2008CCI199

Date : 20080410

Dossier : 2005‑2544(IT)G

ENTRE :

GREGORY SCOTT MOHOS,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

Le juge Jorré

 

Introduction

 

[1]     Il s’agit d’un appel à l’encontre d’une cotisation établie à l’égard de l’appelant conformément à l’article 227.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi ») relativement à des retenues à la source que la société Engine Tech Inc. (« Engine Tech ») a omis de verser et aux intérêts et pénalités connexes. Le montant d’impôt fédéral non versé s’élevait à 5 231,24 $ pour 1996 et à 16 038,95 $ pour 1997. Compte tenu d’autres retenues à la source et intérêts, le montant total de la cotisation s’élève à 86 989,07 $

 

[2]     L’appelant interjette appel pour deux motifs. D’abord, il soutient qu’il n’était pas administrateur. En second lieu, il fait valoir, subsidiairement, que s’il était administrateur, il a fait preuve de diligence raisonnable et peut donc se prévaloir du moyen de défense prévu au paragraphe 227.1(3) de la Loi.

 

Les faits

 

[3]     L’appelant a terminé sa 12e année et a travaillé comme mécanicien pendant 15 ans.

 

[4]     Avant de travailler pour Engine Tech, il était à l’emploi de McDonald Douglas.

 

[5]     L’appelant a commencé à travailler pour Engine Tech en 1993 lorsque Ray Crosato, qui en était le propriétaire majoritaire, l’a engagé. À cette époque, Engine Tech était une société de personnes.

 

[6]     Heather McLeod, l’amie de l’appelant, travaillait chez Engine Tech avant que celui‑ci entre au service de l’entreprise. L’appelant vivait déjà avec Mme McLeod lorsqu’il a commencé à travailler chez Engine Tech.

 

[7]     Après trois mois, Ray Crosato a proposé à l’appelant de devenir son associé en remplacement de son associé précédent. L’appelant a acheté la participation de 49 p. 100 que l’ancien associé possédait dans l’entreprise pour la somme de 40 000 $, qu’il a empruntée à cette fin. Quant à M. Crosato, il possédait une participation de 51 p. 100.

 

[8]     Engine Tech réparait et réusinait des moteurs et elle sous‑traitait une partie de ses activités. L’appelant retirait les moteurs, les préparait pour l’usinage et les remontait.

 

[9]     L’appelant était responsable de l’atelier sur le plan technique.

 

[10]    M. Crosato s’occupait de tout le reste : l’administration, l’embauche d’employés, les relations avec la clientèle, la sollicitation de clients, le paiement des fournitures et les relations avec les fournisseurs, même si l’appelant traitait parfois avec ceux‑ci lorsqu’il commandait des pièces.

 

[11]    L’appelant travaillait au moins cinq jours par semaine, parfois six ou même sept.

 

[12]    M. Crosato se tenait principalement au comptoir de service et ne travaillait qu’à l’occasion dans l’atelier.

 

[13]    Mme McLeod s’occupait du travail de bureau. Le bureau était situé à l’étage au‑dessus de la réception.

 

[14]    L’appelant et M. Crosato gagnaient chacun 500 $ par semaine, et Engine Tech versait également des paiements de 325 $ par mois à l’égard du camion de l’appelant. Par ailleurs, l’appelant ne touchait pas d’honoraires de gestion et, à sa connaissance, M. Crosato n’en touchait pas non plus.

 

[15]    Engine Tech comptait environ six ou sept employés, en plus de M. Crosato et de l’appelant; le nombre a varié au fil des années.

 

[16]    À la fin de 1995, Engine Tech a été constituée en société. Au cours de son témoignage, l’appelant a dit que M. Crosato a pris cette mesure pour une raison juridique ou comptable et qu’il ignorait pourquoi il l’avait fait. Il a ajouté que, d’après ce qu’il avait compris, l’entreprise demeurait une société de personnes.

 

[17]    C’est M. Crosato qui a donné des directives à l’avocat. Celui‑ci a établi les documents nécessaires et désigné M. Crosato et l’appelant par le titre d’administrateurs[1]. M. Crosato était le fondateur initial selon les statuts constitutifs qui sont entrés en vigueur le 23 novembre 1995 (pièce A‑1‑18).

 

[18]    Le 23 novembre 1995, l’appelant a signé, à titre de secrétaire de la société, une copie conforme d’une résolution spéciale énonçant que la société aurait deux administrateurs (pièce A‑1‑24). Le même jour, les certificats d’actions ont été émis.

 

[19]    L’appelant a reçu 49 actions et M. Crosato, 51. Les certificats d’actions ont été signés par M. Crosato, en qualité de président, et par l’appelant, à titre de secrétaire.

 

[20]    M. Crosato a signé, conformément à la Loi sur les renseignements exigés des personnes morales de la province d’Ontario, un rapport initial (pièce A‑1‑23) indiquant que lui‑même et l’appelant étaient administrateurs. Le formulaire a été déposé le 30 novembre 1995.

 

[21]    L’appelant a expliqué au cours de son témoignage que, même s’il savait qu’il avait le titre d’administrateur, il ignorait ce que cela signifiait. Selon ce qu’il comprenait, la société de personnes continuait à exister. Personne ne lui a expliqué ce qu’était un administrateur.

 

[22]    L’appelant n’est allé qu’une fois ou deux au bureau de l’avocat et était alors chaque fois en compagnie de M. Crosato. La rencontre avec l’avocat a été brève; sans pouvoir préciser sa durée, il croyait qu’elle aurait peut‑être duré une demi‑heure. Il se rappelle avoir entendu l’avocat dire qu’il y aurait deux administrateurs.

 

[23]    Aucun élément de preuve ne montre que M. Crosato a demandé à l’avocat de prendre des mesures auxquelles l’appelant s’est opposé. L’appelant aurait pu poser plus de questions à l’avocat, mais ne l’a pas fait.

 

[24]    L’appelant n’était pas certain s’il était autorisé à signer les chèques de la société; s’il avait cette autorisation, il ne s’en est jamais servi et il n’a jamais signé de chèques de paie.

 

[25]    Bill Fallwell était le comptable d’Engine Tech. Il entrait les données dans les livres comptables à la fin du mois et s’occupait des déclarations de revenu. L’appelant n’avait pas de contact avec lui en temps normal.

 

[26]    L’appelant n’avait aucune expérience en gestion d’entreprise et n’avait suivi aucune formation spéciale dans ce domaine.

 

[27]    Engine Tech était une petite société, et l’appelant a dit qu’il s’attendait à être informé en cas de problèmes financiers. Il a également souligné que ce n’est qu’au début de 1997 qu’il a appris que la société avait des difficultés financières[2].

 

[28]    Lorsqu’il a été mis au courant des problèmes financiers, l’appelant a contracté des emprunts à l’occasion et avancé des montants importants afin de permettre à la société de poursuivre ses activités. Il payait les fournisseurs ou déposait l’argent directement dans le compte bancaire de la société. Il a commencé à avancer des fonds à la fin de février ou au début de mars 2007[3].

 

[29]    Les fonds injectés ont été utilisés à plusieurs fins. Aucun élément de preuve ne montre que l’appelant a déployé des efforts quelconques pour s’assurer que les retenues à la source étaient versées[4].

 

[30]    La preuve mène à la conclusion que l’appelant et M. Crosato espéraient pouvoir changer les choses et faire de la société une entreprise rentable.

 

[31]    La société a continué à éprouver des difficultés. En juillet 1997, Revenu Canada a envoyé une demande péremptoire de paiement à la Banque Canadienne Impériale de Commerce (la « CIBC ») à l’égard de la dette d’Engine Tech au titre des retenues d’impôt, ce qui a eu pour effet de geler le compte bancaire de la société. Par la suite, M. Crosato et l’appelant se sont rendus au bureau de Revenu Canada et ont rencontré M. Henry Borgs le 11 juillet 1997. Lors de la rencontre, l’appelant a signé un document (pièce R‑1‑9) établi par Revenu Canada, dont voici un extrait : [traduction] « Je suis ou j’ai été administrateur d’Engine Tech... » Le document faisait état du montant de la dette d’Engine Tech à l’époque ainsi que de la possibilité que les administrateurs soient tenus responsables des retenues à la source non versées.

 

[32]    Le même jour, des mesures ont été prises pour que la banque verse un montant correspondant à deux mois de retenues à la source. Le 11 juillet 1997, Revenu Canada a donc informé par écrit la CIBC que la demande péremptoire de paiement était retirée, ce qui a permis de dégeler le compte bancaire d’Engine Tech.

 

[33]    La société a fermé ses portes pendant les vacances de Noël à la fin de 1997, en raison des problèmes financiers qu’elle éprouvait.

 

[34]    Ni M. Crosato ni l’avocat qui a constitué Engine Tech en société n’ont été appelés à témoigner.

 

L’appelant était‑il un administrateur?

 

[35]    L’appelant soutient qu’il n’a jamais consenti à devenir administrateur et qu’il n’en était pas un.

 

[36]    Bien qu’il n’existe aucun document que l’appelant a signé et qui montre qu’il a consenti à devenir administrateur, l’appelant a déclaré au cours de son témoignage qu’il savait qu’il était désigné par ce titre. Il a également signé la résolution spéciale d’Engine Tech en date du 23 novembre 1995 selon laquelle la société comptait deux administrateurs; de plus, le 11 juillet 1997, il a signé le document établi par Revenu Canada dans lequel il a reconnu qu’il était administrateur.

 

[37]    D’autres documents signés par M. Crosato montrent que l’appelant était administrateur.

 

[38]    Selon l’entente conclue entre l’appelant et M. Crosato, le premier devait gérer les aspects mécaniques et techniques d’Engine Tech, tandis que le second s’occuperait du reste, y compris les aspects administratifs et commerciaux.

 

[39]    De toute évidence, l’appelant faisait confiance à M. Crosato et, lorsque celui‑ci a dit que l’entreprise devrait être constituée en société, il était prêt à aller de l’avant. Il s’est contenté de suivre la recommandation de M. Crosato et de faire ce qui était demandé sans poser de questions, notamment d’aller au bureau de l’avocat, de signer les documents et de concentrer ses énergies sur les aspects techniques de l’entreprise sans se préoccuper des conséquences de la constitution de celle‑ci en société ou du fait qu’il devenait administrateur.

 

[40]    Je n’accepte pas l’assertion voulant que l’appelant n’ait pas consenti à devenir administrateur. Cette conclusion est incompatible avec le reste de la preuve, notamment le fait qu’il savait qu’il était désigné par ce titre et qu’il avait signé le document en date du 11 juillet 1997 dans lequel il avait reconnu qu’il était administrateur.

 

[41]    Je suis d’avis que l’appelant a consenti à devenir administrateur et qu’il était effectivement un administrateur[5].

 

Le moyen de défense prévu au paragraphe 227.1(3) est‑il établi?

 

[42]    En second lieu, l’appelant soutient que le moyen de défense prévu au paragraphe 227.1(3) s’applique. Voici le libellé de cette disposition :

 

Un administrateur n’est pas responsable de l’omission visée au paragraphe (1) lorsqu’il a agi avec le degré de soin, de diligence et d’habileté pour prévenir le manquement qu’une personne raisonnablement prudente aurait exercé dans des circonstances comparables.

 

[43]    Dans Soper v. R., [1997] 3 C.T.C. 242, la Cour d’appel fédérale a passé en revue le paragraphe 227.1(3) de façon détaillée. Aux paragraphes 29 et 30[6], le juge Robertson a énoncé le critère juridique applicable au moyen de défense :

 

[29]     Le moment convient bien pour résumer mes conclusions au sujet du paragraphe 227.1(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu. La norme de prudence énoncée au paragraphe 227.1(3) de la Loi est fondamentalement souple. Au lieu de traiter les administrateurs comme un groupe homogène de professionnels dont la conduite est régie par une seule norme immuable, cette disposition comporte un élément subjectif qui tient compte des connaissances personnelles et de l’expérience de l’administrateur, ainsi que du contexte de la société visée, notamment son organisation, ses ressources, ses usages et sa conduite. Ainsi, on attend plus des personnes qui possèdent des compétences supérieures à la moyenne (p. ex. les gens d’affaires chevronnés).

 

[30]     La norme de prudence énoncée au paragraphe 227.1(3) de la Loi n’est donc pas purement objective. Elle n’est pas purement subjective non plus. Il ne suffit pas qu’un administrateur affirme qu’il a fait de son mieux, car il invoque ainsi la norme purement subjective. Il est également évident que l’intégrité ne suffit pas. Toutefois, la norme n’est pas une norme professionnelle. Ces situations ne sont pas régies non plus par la norme du droit de la négligence. La Loi contient plutôt des éléments objectifs, qui sont représentés par la notion de la personne raisonnable, et des éléments subjectifs, qui sont inhérents à des considérations individuelles comme la « compétence » et l’idée de « circonstances comparables ». Par conséquent, la norme peut à bon droit être qualifiée de norme « objective subjective ».

 

[44]    Dans l’arrêt Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, 2004 CSC 68, la Cour suprême du Canada a analysé le texte de l’alinéa 122(1)b) de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, qui est presque identique à celui du paragraphe 227.1(3). Dans Higgins c. La Reine, 2007 CCI 469, le juge Webb a conclu que la Cour suprême avait modifié le critère énoncé dans Soper :

 

[8]        Dans l’arrêt Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, 2004 CSC 68, [2004] 3 R.C.S. 461, la Cour suprême du Canada a fait les remarques suivantes au sujet du critère objectif subjectif énoncé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Soper :

 

[63]      Dans l’arrêt Soper c. Canada, 1997 CanLII 6352 (C.A.F.), [1998] 1 C.F. 124, par. 41, le juge Robertson de la Cour d’appel fédérale a décrit la norme de diligence énoncée à l’al. 122(1)b) de la LCSA comme étant une norme « objective subjective ». Même s’il portait sur l’interprétation d’une disposition de la Loi de l’impôt sur le revenu, cet arrêt est pertinent en l’espèce parce que le libellé de la disposition établissant la norme de diligence est identique à celui de l’al. 122(1)b) de la LCSA. Nous estimons pour notre part que le fait, pour le juge Robertson, de qualifier la norme par l’expression « objective subjective » peut semer la confusion. Nous préférons la décrire comme une norme objective. Ainsi, il devient évident que dans le cas de l’obligation de diligence prévue à l’al. 122(1)b), ce sont les éléments factuels du contexte dans lequel agissent l’administrateur ou le dirigeant qui sont importants, plutôt que les motifs subjectifs de ces derniers, qui sont l’objet essentiel de l’obligation fiduciaire prévue à l’al. 122(1)a) de la LCSA.

 

[9]        La Cour suprême du Canada a encore une fois fait remarquer qu’étant donné que le libellé de l’alinéa 122(1)b) de la LCSA est identique à celui du paragraphe 227.1(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu (qui est également identique au libellé du paragraphe 323(3) de la Loi), les dispositions doivent être interprétées de la même façon. À mon avis, il faut donc conclure que la Cour suprême du Canada a modifié le critère objectif subjectif que la Cour d’appel fédérale avait énoncé dans l’arrêt Soper, pour adopter plutôt une norme objective qui devrait maintenant être utilisée pour l’application de l’alinéa 122(1)b) de la LCSA ainsi que pour l’application du paragraphe 227.1(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu et du paragraphe 323(3) de la Loi.

 

[10]      Dans l’arrêt Magasins à rayons Peoples inc., précité, la Cour suprême du Canada a également fait les remarques suivantes au sujet de cette obligation :

 

[67]      On ne considérera pas que les administrateurs et les dirigeants ont manqué à l’obligation de diligence énoncée à l’al. 122(1)b) de la LCSA s’ils ont agi avec prudence et en s’appuyant sur les renseignements dont ils disposaient. Les décisions prises doivent constituer des décisions d’affaires raisonnables compte tenu de ce qu’ils savaient ou auraient dû savoir. Lorsqu’il s’agit de déterminer si les administrateurs ont manqué à leur obligation de diligence, il convient de répéter que l’on n’exige pas d’eux la perfection. Les tribunaux ne doivent pas substituer leur opinion à celle des administrateurs qui ont utilisé leur expertise commerciale pour évaluer les considérations qui entrent dans la prise de décisions des sociétés. Ils sont toutefois en mesure d’établir, à partir des faits de chaque cas, si l’on a exercé le degré de prudence et de diligence nécessaire pour en arriver à ce qu’on prétend être une décision d’affaires raisonnable au moment où elle a été prise.

 

[11]      Par conséquent, il s’agit ici de savoir si les appelants ont agi avec prudence et en s’appuyant sur les renseignements dont ils disposaient et s’ils ont satisfait à la norme objective qui leur est imposée d’agir avec autant de soin, de diligence et de compétence pour prévenir le manquement que ne l’aurait fait une personne raisonnablement prudente dans les mêmes circonstances.

 

Dans Hartrell c. Canada, 2008 CAF 59, la Cour d’appel fédérale n’a pas eu à décider si l’arrêt Peoples avait eu pour effet de modifier le critère énoncé dans Soper. Voici les commentaires que le juge Ryer a formulés :

 

[12]      L’appelant fait valoir que l’arrêt Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, 2004 CSC 68, de la Cour suprême du Canada a transformé la nature du critère applicable à la défense de diligence raisonnable formulé dans Soper d’« objective subjective » à simplement « objective ». Il n’est pas absolument certain qu’on puisse affirmer que l’arrêt Magasins à rayons Peoples a éliminé les aspects subjectifs de la défense de diligence raisonnable prévue au paragraphe 227.1(3) de la LIR, puisque cette décision portait sur une disposition de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. 1985, ch. B‑3. Voici ce qu’a dit la Cour suprême du Canada à cet égard, au paragraphe 63 de l’arrêt :

 

Nous estimons pour notre part que le fait, pour le juge Robertson, de qualifier la norme par l’expression « objective subjective » peut semer la confusion. Nous préférons la décrire comme une norme objective. Ainsi, il devient évident que dans le cas de l’obligation de diligence prévue à l’al. 122(1)b), ce sont les éléments factuels du contexte dans lequel agissent l’administrateur ou le dirigeant qui sont importants, plutôt que les motifs subjectifs de ces derniers, qui sont l’objet essentiel de l’obligation fiduciaire prévue à l’al. 122(1)a) de la LCSA.

 

Si Magasins à rayons Peoples a bien opéré à l’égard du critère du paragraphe 227.1(3) de la LIR une transformation faisant en sorte qu’il nécessite à présent la preuve d’éléments purement objectifs, le nouveau critère est donc devenu plus exigeant qu’un critère comportant des éléments subjectifs, et nous ne voyons donc pas comment l’application de l’arrêt Magasins à rayons Peoples pourrait servir l’appelant.

 

[45]    Dans la présente affaire, l’appelant a soutenu, notamment, qu’il se trouvait dans une situation semblable à celle d’un administrateur externe et que, par conséquent, le moyen de défense prévu au paragraphe 227.1(3) s’appliquait. Il a également ajouté qu’il avait pris des mesures pour financer la société.

 

[46]    Indépendamment des répercussions de l’arrêt Peoples, il n’en demeure pas moins que, même si sa situation était semblable à celle d’un administrateur externe, l’appelant n’a rien fait pour prévenir le manquement que constitue l’omission de verser les retenues à la source en dépit des problèmes financiers. Bien qu’il ait injecté une somme importante dans la société après le 27 février 1997, il l’a fait dans le but d’aider la société à survivre dans l’espoir que la situation financière se rétablisse. Cette injection de fonds ne constituait pas un effort visant à prévenir l’omission de verser les retenues à la source[7].

 

[47]    En conséquence, le moyen de défense prévu au paragraphe 227.1(3) ne s’applique pas.

 

Qu’en est‑il de la période antérieure à février 1997?

 

[48]    Cependant, une question plus restreinte doit encore être tranchée au sujet du paragraphe 227.1(3). L’appelant n’a pas rempli le critère de la diligence raisonnable après qu’il a été informé des difficultés financières. Il appert de la preuve qu’il a été mis au courant des problèmes en question au plus tard le 28 février 1997, lorsqu’il a emprunté des fonds pour la première fois afin de les injecter dans la société. Qu’en est‑il de la période antérieure à février 1997?

 

[49]    Au cours de cette période antérieure, était‑il suffisant pour l’appelant de simplement se fier à M. Crosato?

 

[50]    Selon le témoignage de l’appelant, M. Crosato et lui‑même se répartissaient les tâches. L’appelant était responsable des aspects opérationnels et techniques de l’entreprise, tandis que M. Crosato s’occupait des aspects commerciaux. L’appelant se fiait à M. Crosato en ce qui a trait aux aspects commerciaux et s’attendait à être informé en cas de problèmes financiers.

 

[51]    Il importe de souligner que la preuve révèle que l’appelant a déployé peu d’efforts pour suivre la situation financière générale d’Engine Tech avant février 1997.

 

[52]    Dans Soper[8], le juge Robertson, de la Cour d’appel fédérale, a formulé les commentaires suivants au sujet des administrateurs externes :

 

[40]      De même, certains commentateurs ont avisé les administrateurs que, s’ils veulent être en mesure d’invoquer la défense de diligence raisonnable, il serait sage d’envisager de prendre certaines « mesures », y compris, dans certaines circonstances, l’ouverture et la surveillance d’un compte en fiducie qui servirait à payer la rémunération des employés et les sommes dues à Sa Majesté : voir, p. ex., Moskowitz, précité, aux pages 566 à 568.

 

[41]      Bien que de telles précautions puissent être considérées comme une preuve convaincante de la diligence raisonnable manifestée par un administrateur, il ne s’agit pas, selon moi, de conditions préalables nécessaires pour donner ouverture à ce moyen de défense. C’est particulièrement vrai dans le cas de l’ouverture d’un compte en fiducie séparé pour les retenues à la source qui doivent être versées au receveur général. Il est difficile de statuer autrement puisque le législateur a supprimé cette exigence expresse dans le but d’atteindre d’autres objectifs législatifs. Par‑dessus tout, il faut maintenir une ligne de démarcation claire entre la norme de prudence exigée d’un administrateur et celle à laquelle doit satisfaire un fiduciaire. On ne peut donc pas obliger un administrateur externe à aller jusqu’à prendre les mesures susmentionnées. À titre d’exemple, je ne m’attendrais pas à ce qu’un administrateur externe, au moment de sa nomination au sein du conseil d’administration de l’une des sociétés canadiennes qui dominent le marché, se rende directement au bureau du contrôleur pour se renseigner sur les retenues et les versements. De toute évidence, si je ne m’attendais pas à ce que les gens d’affaires les plus avertis prennent de telles mesures, alors je ne m’attendrais certainement pas à ce que les personnes qui ont une moins grande expérience des affaires en fassent autant. Je ne veux pas donner à entendre qu’un administrateur peut adopter une attitude entièrement passive, mais seulement que, à moins qu’il n’existe des motifs d’avoir des soupçons, il est permis de compter sur les personnes qui s’occupent de la gestion quotidienne de la société pour payer des dettes comme les créances de Sa Majesté. Cela correspond à la quatrième affirmation faite dans l’arrêt City Equitable : voir l’analyse ci‑dessus, aux pages 15 et 16. La question qui subsiste, toutefois, est de savoir à quel moment l’obligation expresse d’agir prend naissance.

 

[42]      À mon avis, l’obligation expresse d’agir prend naissance lorsqu’un administrateur obtient des renseignements ou prend conscience de faits qui pourraient l’amener à conclure que les versements posent, ou pourraient vraisemblablement poser, un problème potentiel. En d’autres termes, il incombe vraiment à l’administrateur externe de prendre des mesures s’il sait, ou aurait dû savoir, que la société pourrait avoir un problème avec les versements. La situation typique dans laquelle un administrateur est, ou aurait dû être, au courant de cette éventualité est celle de la société qui a des difficultés financières. À titre d’exemple, dans l’affaire Byrt c. M.R.N., 91 DTC 923 (C.C.I.), un administrateur externe a signé des états financiers qui révélaient un résultat déficitaire et, par conséquent, savait, ou aurait dû savoir, que la société avait des difficultés financières. Le même administrateur savait également que l’intégrité en affaires d’un autre administrateur, qui était également le président de la société, était douteuse. Dans ces circonstances, comme l’administrateur externe n’a fait aucun effort pour s’assurer que les versements étaient faits, il a été tenu personnellement responsable des sommes que la société devait à Revenu Canada. Selon le juge de la Cour de l’impôt, l’administrateur externe n’a pas satisfait à la norme de prudence d’origine législative puisqu’il n’a pas « ten[u] compte de ce qui se pass[ait] dans l’entreprise et de ce qu’il sa[vait] des personnes chargées des activités quotidiennes de la société » (précité, à la page 930, le juge Rip, C.C.I.).

 

[53]    Si l’administrateur externe doit faire des efforts pour examiner et analyser les renseignements, l’administrateur interne doit en faire tout autant, et davantage.

 

[54]    L’appelant travaillait tous les jours dans les locaux de la société et voyait probablement quotidiennement son collègue administrateur. Il a pu voir jour après jour ce qui se passait au sein de la société. Malgré la répartition des tâches entre M. Crosato et lui‑même, la situation de l’appelant s’apparente davantage à celle d’un administrateur interne[9].

 

[55]    L’administrateur externe doit se décharger d’un fardeau plus lourd pour prouver qu’il a exercé la diligence voulue, comme la Cour d’appel fédérale l’a expliqué dans l’arrêt Soper :

 

[33]      Je tiens tout d’abord à souligner qu’en adoptant cette démarche analytique, je ne donne pas à entendre que la responsabilité est simplement fonction du fait qu’une personne est considérée comme un administrateur interne par opposition à un administrateur externe. Cette qualification constitue plutôt simplement le point de départ de mon analyse. Mais cependant, il est difficile de nier que les administrateurs internes, c’est‑à‑dire ceux qui s’occupent de la gestion quotidienne de la société et qui peuvent influencer la conduite de ses affaires, sont ceux qui auront le plus de mal à invoquer la défense de diligence raisonnable. Pour ces personnes, ce sera une opération ardue de soutenir avec conviction que, malgré leur participation quotidienne à la gestion de l’entreprise, elles n’avaient aucun sens des affaires, au point que ce facteur devrait l’emporter sur la présomption qu’elles étaient au courant des exigences de versement et d’un problème à cet égard, ou auraient dû l’être. Bref, les administrateurs internes auront un obstacle important à vaincre quand ils soutiendront que l’élément subjectif de la norme de prudence devrait primer l’aspect objectif de la norme.

 

[56]    Jusqu’à un certain point, il est raisonnable qu’un administrateur se fie à un autre administrateur lorsqu’il s’agit d’une petite société qui ne compte que deux administrateurs. Cependant, même lorsque certaines tâches sont effectivement déléguées à un administrateur, l’autre ne peut entièrement abdiquer sa responsabilité et doit, à un moment donné, jouer son rôle d’administrateur. Ainsi, il serait normal de s’attendre à ce que l’administrateur s’informe à l’occasion de la situation financière générale de la société; ce type de questionnement pourrait l’amener à prendre conscience de problèmes concernant le versement des retenues à la source. Bien entendu, dans une situation semblable à celle de la présente affaire, où il s’agit d’une petite société dirigée par deux administrateurs internes, l’administrateur pourrait fort bien poser ce genre de question de manière officieuse, sans que le conseil d’administration tienne une réunion.

 

[57]    Dans la présente affaire, l’appelant n’a déployé à peu près aucun effort pour jouer son rôle d’administrateur et s’enquérir de la situation financière de la société. En conséquence, il n’a pu prendre conscience plus tôt de certains problèmes[10]. Cette inaction ne permet pas à l’appelant d’invoquer le moyen de défense pour la période antérieure à la date où il a été mis au courant des problèmes[11].

 

Conclusion

 

[58]    Je déplore vivement la situation dans laquelle l’appelant se trouve. Il a investi beaucoup d’argent qu’il a dû emprunter pour acheter sa part dans l’entreprise; plus tard, il a injecté d’autres fonds et n’a touché qu’un modeste salaire de l’entreprise. La dette décrite aux présentes s’ajoute aux pertes qu’il a déjà subies.

 

[59]    Cependant, le législateur a conçu un régime visant à protéger les employés; il leur permet en effet d’obtenir un crédit à l’égard des retenues déduites de leur salaire, que ces retenues soient reçues ou non par le gouvernement. En effet, l’appelant aurait lui‑même bénéficié de ce régime, dans la mesure où il a reçu le montant total du crédit correspondant aux retenues prélevées sur son salaire, même si quelques‑unes de ces retenues font sans doute partie des sommes non versées. Lorsque des retenues ne sont pas versées, l’État et, par conséquent, l’ensemble des contribuables, devient un prêteur involontaire de l’entreprise concernée. En conséquence, le législateur a imposé aux administrateurs, non pas une responsabilité absolue, mais un devoir de diligence.

 

[60]    Cette norme de diligence n’a pas été respectée et je dois rejeter l’appel.

 

[61]    En ce qui concerne les dépens, je demanderai au greffe de la Cour d’organiser une conférence téléphonique au cours des prochains jours afin que les parties puissent présenter des observations à ce sujet. Je rendrai le jugement après avoir entendu ces observations.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour d’avril 2008.

 

 

 

« Gaston Jorré »

Juge Jorré

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 22e jour de mai 2008.

 

Aleksandra Koziorowska


RÉFÉRENCE :                                  2008CCI199

 

N° DU DOSSIER DE LA COUR :     2005‑2544(IT)G

 

INTITULÉ :                                       Gregory Scott Mohos c.

                                                          Sa Majesté la Reine

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 Le 20 août 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :       L’honorable juge Gaston Jorré

 

DATE DU JUGEMENT :                   Le 10 avril 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Avocate de l’appelant :

Tina K. Lee

 

 

Avocat de l’intimée :

Craig Maw

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

       Pour l’appelant :

 

                          Nom :                      Tina K. Lee

 

                          Cabinet :                       Du Markowitz LLP

                                                          Toronto (Ontario)

 

       Pour l’intimée :                            John H. Sims, c.r.

                                                          Sous‑procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada



[1]     Lettre de l’avocat en date du 24 novembre 1995 (pièce A-1-21, page 2).

[2]     Même s’il était propriétaire de 49 p. 100 des actions de la société, l’appelant ne semble pas avoir suivi de près la situation financière de celle-ci avant cette date.

[3]     L’avance de fonds de 3 000 $ qui figure à la pièce A-1-40 a été injectée dans la société.

[4]     L’appelant a déclaré que M. Crosato ou Mme McLeod contrôlait l’emploi des fonds qu’il avançait. Aucun témoignage n’a été présenté au sujet des raisons pour lesquelles l’appelant n’aurait pu avoir d’influence à cet égard ou du fait qu’il a tenté d’utiliser cet argent pour payer les retenues à la source.

[5]     Sur ce point, l’appelant a invoqué les décisions Lau c. Canada, [2002] A.C.I. n° 615, et Lambert c. Canada, [2003] A.C.I. n° 486. Les situations factuelles de ces deux affaires sont différentes.

[6]     La numérotation des paragraphes est différente dans d’autres recueils où cette décision est publiée.

[7]     Voir les commentaires formulés aux paragraphes 14 à 19 de la décision que le juge Webb a rendue dans Higgins c. La Reine, 2007 CCI 469. Voir également les paragraphes 52 et 53 ci‑dessous.

[8]     [1997] 3 C.T.C. 242.

[9]     Voir Smith c. Canada, 2001 CAF 84, où la juge Sharlow, qui s’exprimait au nom de la Cour d’appel fédérale, formule les remarques suivantes au paragraphe 24 :

 

[24] […] En général, aux fins de la défense de diligence raisonnable, les « administrateurs internes » sont ceux qui « s’occupent de la gestion quotidienne de la société et qui peuvent influencer la conduite de ses affaires » (Soper, précité, paragraphe 43). Ces mots ne décrivent aucunement le rôle de M. Smith au moment où il est devenu un administrateur. Les faits qui sont pertinents lorsqu’il s’agit de déterminer si une personne est un « administrateur interne » sont les tâches dont cette personne est chargée en tant qu’administrateur et son degré d’implication dans les affaires de la société. [Non souligné dans l’original.]

 

[10]    Le devoir de diligence exige, à tout le moins, cet effort. La question de savoir si l’administrateur aurait raisonnablement pu se rendre compte de l’existence de problèmes est une question différente.

[11]    Indépendamment de son effet sur l’arrêt rendu dans Soper, l’arrêt Peoples n’a aucune incidence sur le résultat en l’espèce. Je constate également qu’il peut y avoir des circonstances où il serait raisonnable au départ pour l’administrateur de se fier simplement sur les autres, en l’absence de problèmes évidents à ses yeux. Ainsi, le nouvel administrateur d’une société existante ne serait pas tenu, dans la plupart des cas, de solliciter des renseignements financiers avant la tenue de la première réunion du conseil à laquelle il assiste. Dans la présente situation, compte tenu de la répartition des rôles, ce n’est qu’après un certain laps de temps qu’il serait normal de s’attendre à ce que l’appelant pose des questions. En l’espèce, ce stade initial a été dépassé.

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