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Dossier : 2006-1785(EI)

ENTRE :

ROCK LACROIX,

appelant,

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

 

GRANIT PLUS INC.,

intervenante.

____________________________________________________________________

Appel entendu sur preuve commune avec les appels de

Yvan Lacroix (2006‑1793(EI)) et Pierre Lacroix (2006‑1794(EI))

le 1er décembre 2006, à Sherbrooke (Québec).

 

Devant : L'honorable juge Pierre Archambault

 

Comparutions :

 

Représentant de l'appelant :

Alain Savoie

Avocate de l'intimé :

Me Marie-Claude Landry

Représentant de l'intervenante :

Alain Savoie

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

          L'appel est rejeté et la décision rendue par le ministre est confirmée, selon les motifs du jugement ci‑joints.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 27e jour de mars 2007.

 

« Pierre Archambault »

Juge Archambault


 

 

 

 

Dossier : 2006-1793(EI)

ENTRE :

YVAN LACROIX,

appelant,

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

 

GRANIT PLUS INC.,

intervenante.

____________________________________________________________________

Appel entendu sur preuve commune avec les appels de

Rock Lacroix (2006‑1785(EI)) et Pierre Lacroix (2006‑1794(EI))

le 1er décembre 2006, à Sherbrooke (Québec).

 

Devant : L'honorable juge Pierre Archambault

 

Comparutions :

 

Représentant de l'appelant :

Alain Savoie

Avocate de l'intimé :

Me Marie-Claude Landry

Représentant de l'intervenante :

Alain Savoie

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

          L'appel est rejeté et la décision rendue par le ministre est confirmée, selon les motifs du jugement ci‑joints.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 27e jour de mars 2007.

 

« Pierre Archambault »

Juge Archambault


 

 

 

 

Dossier : 2006-1794(EI)

ENTRE :

PIERRE LACROIX,

appelant,

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

 

GRANIT PLUS INC.,

intervenante.

____________________________________________________________________

Appel entendu sur preuve commune avec les appels de

Rock Lacroix (2006‑1785(EI)) et Yvan Lacroix (2006‑1793(EI))

le 1er décembre 2006, à Sherbrooke (Québec).

 

Devant : L'honorable juge Pierre Archambault

 

Comparutions :

 

Représentant de l'appelant :

Alain Savoie

Avocate de l'intimé :

Me Marie-Claude Landry

Représentant de l'intervenante :

Alain Savoie

____________________________________________________________________

 

JUGEMENT

          L'appel est rejeté et la décision rendue par le ministre est confirmée, selon les motifs du jugement ci‑joints.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 27e jour de mars 2007.

 

« Pierre Archambault »

Juge Archambault


 

 

 

 

Référence : 2007CCI81

Date : 20070327

Dossiers : 2006-1785(EI)

2006-1793(EI)

2006-1794(EI)

ENTRE :

ROCK LACROIX,

YVAN LACROIX,

PIERRE LACROIX,

appelants,

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

 

GRANIT PLUS INC.,

intervenante.

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Archambault

 

[1]     Messieurs Rock, Yvan et Pierre Lacroix (travailleurs) interjettent appel d'une décision du ministre du Revenu national (ministre) relative à l'assurabilité de leur emploi auprès de Granit Plus Inc. (payeur) pour la période du 16 janvier 2004 au 26 mai 2005 (période pertinente). Le ministre a déterminé que les travailleurs occupaient tous un emploi assurable aux fins de la Loi sur l'assurance‑emploi (Loi). Les travailleurs soutiennent qu'ils n'occupaient pas un tel emploi puisque, selon eux, la nature de la relation contractuelle qui les liait au payeur n'était pas celle d'un contrat de travail, mais plutôt celle d'un contrat d'entreprise. De façon subsidiaire, ils soutiennent que, si un contrat de travail existait entre eux et le payeur, leur emploi serait, aux fins de la Loi, exclu de la notion d'emploi assurable, et ce, en raison du lien de dépendance qui existait entre eux et le payeur. En outre, le ministre aurait mal exercé son pouvoir discrétionnaire reconnu par l'alinéa 5(3)b) de la Loi en ce qu'il n'est pas raisonnable de conclure que les travailleurs et le payeur auraient conclu un contrat de travail à peu près semblable n'eût été leur lien de dépendance.

 

[2]     Pour rendre sa décision dans le dossier de Rock Lacroix, le ministre a tenu pour acquis les faits suivants énoncés aux paragraphes 5, 6 et 7 de la réponse à son avis d'appel :

 

5.         Le ministre a déterminé que l'appelant exerçait un emploi auprès du payeur aux termes d'un contrat de louage de services, en s'appuyant sur les présomptions de faits suivantes :

 

a)         le payeur a été constitué en société le 25 février 1992; (admis)

 

b)         le payeur exploitait une entreprise de fabrication et de ventes de comptoirs de cuisine en granit; (admis)

 

c)         le payeur était en exploitation à l'année, il fermait l'usine deux semaines à Noël et deux semaines durant l'été; (admis)

 

d)         le payeur embauchait de 30 à 35 employés; (admis)

 

e)         en 2004, le chiffre d'affaires du payeur était d'environ 3 millions de dollars; (admis)

 

f)          l'appelant était le directeur général du payeur; (admis)

 

g)         les tâches de l'appelant consistaient à superviser les employés de bureau et les représentants aux ventes, à vérifier les soumissions et à s'occuper de la publicité; (admis)

 

h)         le payeur avait un droit de contrôle sur l'appelant; (nié)

 

i)          l'appelant travaillait dans les bureaux du payeur; (nié)

 

j)          l'appelant devait informer le payeur en cas d'absence; (nié)

 

k)         l'appelant avait un horaire du lundi au vendredi de 7 h 30 à 18 h 30, soit 11 heures par jour pour une semaine de 55 heures; (nié)

 

l)          l'appelant avait un salaire fixe hebdomadaire de 830 $ jusqu'au 13 juin 2004, depuis cette date le salaire est de 1 000 $ par semaine; (admis)

 

m)        la rémunération de l'appelant avait été décidée par le payeur; (nié)

 

n)         l'appelant recevait sa rémunération régulièrement à chaque semaine; (admis)

 

o)         l'appelant prenait quatre semaines de vacances payées; (nié)

 

p)         l'appelant n'avait aucune dépense à encourir dans l'exercice de ses tâches pour le payeur; (nié)

 

q)         tout le matériel et l'équipement dont se servait l'appelant appartenaient au payeur incluant un véhicule pour ses déplacements; (nié)

 

6.         L'appelant et le payeur sont des personnes liées au sens de la Loi de l'impôt sur le revenu[1] car :

 

a)         Les actionnaires du payeur, chacun avec un tiers des actions votantes, étaient 9101‑4399 Québec Inc., 9101‑4498 Québec Inc. et 9101‑4514 Québec Inc. (admis)

 

b)         L'actionnaire de 9101‑4399 Québec Inc avec 100% des actions votantes était l'appelant, Rock Lacroix. (admis)

 

c)         L'actionnaire de 9101‑4498 Québec Inc avec 100% des actions votantes était Pierre Lacroix. (admis)

 

d)         L'actionnaire de 9101‑4514 Québec Inc avec 100% des actions votantes était Yvan Lacroix. (admis)

 

e)         Rock Lacroix, Pierre Lacroix et Yvan Lacroix sont frères. (admis)

 

f)          L'appelant et ses frères sont membres d'un groupe lié qui contrôle le payeur. (admis)

 

7.         Le ministre a déterminé aussi que l'appelant était réputé ne pas avoir de lien de dépendance avec le payeur dans le cadre de son emploi car il a été convaincu qu'il était raisonnable de conclure que l'appelant et le payeur auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s'il [y] n'avait pas eu de lien [de] dépendance, compte tenu des circonstances suivantes (nié) :

 

a)         le payeur avait une vie corporative active; (ignoré)

 

b)         les tâches de l'appelant étaient nécessaires et essentielles à la bonne marche de l'entreprise du payeur; (admis)

 

c)         la nature et l'importance du travail de l'appelant étaient raisonnables; (ignoré)

 

d)         le salaire de l'appelant a été versé régulièrement; (admis)

 

e)         le 24 mars 2006, Yvan Lacroix déclarait à un représentant de l'intimé que le salaire de l'appelant avait été déterminé par les actionnaires; (nié)

 

f)          selon la convention des actionnaires du 28 avril 1994, toute décision importante, telle que la rémunération d'un actionnaire, d'un membre de sa famille ou la répartition de profits doit être prise unanimement par tous les actionnaires; (ignoré)

 

g)         le salaire de l'appelant était d'environ 18,20 $ de l'heure, soit 1 000 $ divisé par 55 heures; (nié)

 

h)         les deux contremaîtres étaient rémunérés respectivement 17,59 $ de l'heure pour Stéphane Robert et 16,70 $ de l'heure pour Éric Filion; (admis)

 

i)          en 2004, l'appelant, les deux autres directeurs et le vendeur Joël Létourneau ont reçu des bonis établis par le payeur; (admis)

 

j)          une rémunération brute de 1 000 $ par semaine était une rémunération raisonnable pour l'appelant; (nié)

 

k)         l'appelant avait droit à des vacances annuelles; (nié)

 

l)          l'appelant rendait des services à l'année, ce qui correspondaient [sic] aux besoins du payeur; (admis)

 

m)        la durée du travail de l'appelant était raisonnable; (ignoré)

 

n)         la nature et l'importance du travail, la rémunération, la durée du travail de l'appelant étaient raisonnables. (ignoré)

 

[3]     Les admissions faites dans l'appel de monsieur Rock Lacroix s'appliquent également à l'égard des appels d'Yvan et de Pierre Lacroix. En ce qui a trait à la description des tâches de monsieur Yvan Lacroix, il est admis qu'il était le directeur de la production[2] durant la période pertinente, alors que dans le cas de monsieur Pierre Lacroix était, à l'égard de la même période, le directeur de l'entretien et de l'installation[3].

 

[4]     La preuve présentée à l'audience a permis de découvrir que le payeur exploite son entreprise depuis 1992 et avait été fusionné avec une autre société, Modern Granit, laquelle appartenait également aux trois travailleurs et était en exploitation depuis 1989. Selon monsieur Rock Lacroix, les travailleurs ont investi environ 5 000 $ chacun dans la société payeuse lorsqu'elle a été fondée. Par la suite, ils ont garanti jusqu'à concurrence de 20% de son montant un prêt d'environ 350 000 $ consenti au payeur. Ils ont d'ailleurs été libérés de leur caution dès que le payeur a remboursé ce 20%.

 

[5]     Chacun des travailleurs a témoigné à l'audience pour décrire le rôle qu'il jouait au sein de l'entreprise du payeur durant la période pertinente. Monsieur Rock Lacroix agissait comme directeur général et s'occupait de la gestion, y compris celle des relations avec le banquier et le comptable. Il supervisait la personne responsable des relations de travail, madame Pelchat, qui a, elle aussi, témoigné à l'audience. Il s'occupait également des ventes (marketing) ainsi que de l'approvisionnement en matières brutes, surtout celles qui étaient importées.

 

[6]     Dans le cadre de ses responsabilités, il devait s'absenter régulièrement de l'établissement du payeur. Il parcourait au moins 1 000 kilomètres par semaine depuis de nombreuses années pour visiter les clients et établir des relations commerciales. Le territoire desservi par le payeur englobe les Maritimes, le Québec ainsi que la région d'Ottawa. D'ailleurs, le payeur fournit une voiture à monsieur Rock Lacroix et paye tous les frais d'essence et d'entretien. Pour 2005, celui‑ci a reconnu que 20% des dépenses reliées à l'usage de la voiture étaient des dépenses personnelles.

 

[7]     Il a indiqué qu'il pouvait consacrer de 25 à 90 heures par semaine à son travail. Son horaire pouvait donc varier d'une semaine à l'autre. Il a précisé que le chiffre de 25 heures par semaine pouvait décrire le nombre de ses heures de travail durant deux semaines par année, alors que celui de 90 heures pouvait décrire le nombre d'heures durant quatre semaines. De façon générale, et sans qu'il les compte, il estimait ses heures de travail à 60 ou 65 heures par semaine.

 

[8]     Selon Rock Lacroix, personne ne supervisait son travail; ainsi, il pouvait s'absenter tant qu'il le voulait. Par exemple, durant des travaux de rénovation à sa résidence, monsieur Lacroix s'est absenté souvent pour s'assurer de la bonne exécution de ces travaux. De plus, comme il avait cinq enfants, il pouvait s'absenter à l'occasion pour participer à leurs activités. Il prenait, au moment qui lui convenait, de cinq à sept semaines de congé annuel.

 

[9]     Monsieur Yvan Lacroix, le directeur de la production, a estimé consacrer 60 ou 65 heures de travail par semaine au payeur. Comme ses deux frères, il ne comptait pas ses heures. Il ne s'agissait que d'une estimation. Il possédait une érablière ainsi qu'une terre à bois, auxquelles il devait consacrer du temps, surtout durant la période des sucres. Lorsqu'il s'absentait pour vaquer à ce genre d’activités, il n'avait pas à en demander la permission à ses frères.

 

[10]    Quant à monsieur Pierre Lacroix, il aimait participer à des festivals de musique country et de rodéo, comme le Festival de St‑Tite. Lorsqu'il s'absentait, il n'avait pas, pas plus que les autres, à demander de permission, mais, comme eux, je présume, il informait ses frères de son absence et prenait les mesures nécessaires pour que tout soit en ordre avant son départ. Si nécessaire, on pouvait le joindre durant ses absences.

 

[11]    Tous les travailleurs consacraient du temps à l'entreprise du payeur durant leurs périodes de vacances. Par exemple, Pierre Lacroix allait faire de l'entretien de la machinerie durant les périodes de vacances des autres salariés du payeur.

 

[12]    En ce qui a trait à la politique des congés de maladie, les salariés du payeur avaient droit à une journée par année, alors que les travailleurs étaient rémunérés peu importe le nombre de jours de congé de maladie qu’ils prenaient. Par contre, la preuve ne révèle pas si ces derniers prenaient de nombreux jours de congé de maladie.

 

[13]    Monsieur Yvan Lacroix utilisait sa propre voiture pour se rendre à son travail et n'avait pas de voiture fournie par le payeur. Il lui arrivait à l'occasion qu'il doive se déplacer pour les besoins de l'entreprise et, dans ces cas, le payeur lui remboursait ses frais d'essence. La preuve n'a pas révélé que Pierre Lacroix avait une voiture fournie par le payeur. Je tiens pour acquis qu'il pouvait bénéficier des mêmes conditions que son frère Yvan quant à l'utilisation de sa voiture au bénéfice du payeur.

 

[14]    En ce qui a trait à leur rémunération, les travailleurs recevaient tous le même salaire de base qui, au début de la période pertinente, s'élevait à 830 $ par semaine. À compter du 13 juin 2004, il s'élevait à 1 000 $. En plus de ce salaire de base, ils ont reçu une prime (« bonus ») de 25 000 $ en 2004 et de 10 000 $ en 2005. Selon Rock Lacroix, ces primes avaient été versées en raison des besoins des travailleurs. Il a fait remarquer en particulier le fait que son frère Pierre désirait faire l'acquisition d'un véhicule récréatif, un « camper ». Yvan Lacroix a indiqué que le niveau du salaire versé par le payeur était décidé par les travailleurs sur le coin de la table, et pas nécessairement au cours d'une réunion en règle des actionnaires. Un seul des salariés du payeur a reçu une prime; il s'agit d'un représentant des ventes, qui a reçu 4 700 $ en 2004. Les travailleurs ne bénéficiaient d'aucun fonds de pension ou de régime enregistré d'épargne‑retraite financé par le payeur. Rock Lacroix ne connaissait pas la rémunération reçue par d'autres directeurs généraux ou directeurs de service dans l'industrie des comptoirs de cuisine en granit de sa région.

 

[15]    Au cours des années 1990, a indiqué monsieur Rock Lacroix, les travailleurs avaient reçu une rémunération inférieure à celle des salariés du payeur en raison de la période de récession que l’on traversait à cette époque. Il était important pour eux que le payeur puisse retrouver une bonne santé financière.

 

[16]    De façon générale, les travailleurs discutaient des décisions importantes touchant le payeur, mais chacun avait beaucoup de latitude dans la direction de son service respectif. À titre d'exemple, on a mentionné le fait que Pierre Lacroix désirait que le payeur acquière un chariot à quatre roues motrices pour son service de l'entretien, alors que Rock Lacroix n'en voyait pas l'utilité. Toutefois, il a respecté la décision de son frère. Quant à monsieur Pierre Lacroix, il avait certaines réserves quant au choix de l'endroit où devait être installée la salle de montre à Montréal, mais il s'est rallié à la décision de Rock Lacroix. De plus, Yvan Lacroix avait certains doutes quant à l'opportunité d'acheter de la machinerie dotée d'ordinateurs, mais a reconnu que cela avait été la bonne décision. La preuve ne révèle pas quelle avait été la position du troisième frère lorsque ces décisions ont été prises. Par contre, Yvan Lacroix a reconnu qu'il était tout à fait normal qu'il existe une communication entre les trois frères pour discuter des décisions que devait prendre le payeur.

 

[17]    La signature de deux des travailleurs était requise pour l'émission de chèques du payeur lorsque le montant était de 5 000 $ ou plus. En bas de ce montant, une seule signature suffisait.

 

[18]    Lors de son témoignage, l'agente des appels a déposé son Rapport sur un appel (pièce I‑2). Dans ce rapport, elle confirme que la première question qu'elle devait trancher était celle de savoir s'il existait un véritable contrat de travail entre les travailleurs et le payeur, et la deuxième, celle de savoir s'il était raisonnable de conclure qu'une personne étrangère aurait été embauchée selon des conditions à peu près semblables à celles de chacun des travailleurs durant la période en litige.

 

[19]    Pour régler la première question, elle a indiqué, à la page 4 de son rapport :

 

Au Québec, afin d'établir si un emploi est assurable, aux fins de la Loi sur l'assurance‑emploi, nous devons nous référer au Code civil du Québec[4] lequel dicte les règles d'un contrat de travail et celles d'un contrat d'entreprise ou de service.

 

[20]    Il fallait donc analyser la prestation de travail de chacun des travailleurs, la rémunération et le lien de subordination pour déterminer s’il existait un contrat de travail. Par la suite, elle a dû traiter de la question de l'exclusion du travail de chacun des travailleurs en raison de l'alinéa 5(2)i) de la Loi et, dans le cadre de son travail d'analyse, exercer les pouvoirs conférés au ministre par l'alinéa 5(3)b) de la Loi.

 

[21]    Voici l'analyse que l'agente des appels a effectuée, d’après son rapport sur un appel :

 

Analyse du lien de dépendance :

 

Puisque les travailleurs sont trois frères et qu'ils détiennent ensemble la totalité des actions du payeur, nous sommes devant une situation où le payeur et les travailleurs sont des personnes liées tel que défini au sous‑alinéa 251(2)b)(i) de la Loi de l'impôt sur le revenu.

 

Des personnes liées sont réputées avoir entre elles un lien de dépendance selon l'alinéa 251(1)a) de cette même loi.

 

Nature et importance du travail :

 

Le travail des frères Lacroix, était nécessaire au bon fonctionnement de l'entreprise du payeur. Le volume de travail était variable, selon la période de l'année et le salaire a été versé régulièrement, à toutes les semaines, peu importe le nombre d'heures travaillées (entre 6 et 10 heures par jour).

 

Ces conditions auraient pu être conclues entre des personnes sans lien de dépendance.

 

Modalité d'emploi et rétribution :

 

Le payeur avait un droit de contrôle sur les travailleurs et ce contrôle a été exercé, entre autre chose, par le fait des deux signatures requises sur trois pour toutes les dépenses au delà de 5 000 $ et aussi par le fait qu'ils devaient se remplacer entre eux.

 

Les trois travailleurs bénéficiaient d'une assurance salaire et les autres employés du payeur n'en ont pas. Cet état de chose peut être relié au fait que les trois travailleurs sont aussi actionnaires et en tant qu'actionnaires, ils ont une certaine responsabilité financière conjointement avec le payeur. Ces faits et gestes en tant qu'actionnaires doivent être distingués des conditions de travail comme employés.

 

Les faits ont aussi démontré que les bonis versés (25 000 $) étaient reliés à leur condition d'actionnaire et la décision d'en verser se prenait par un conseil d'administration en rapport avec les états financiers.

 

Pour ce qui est des services rendus au payeur, chacun des trois travailleurs avait les compétences requises pour avoir carte blanche dans l'exécution des tâches dont il avait la responsabilité.

 

Le salaire versé aux travailleurs (1 000 $ brut par semaine) est raisonnable compte tenu des responsabilités de chacun d'eux envers le payeur.

 

Ces conditions d'emploi auraient sûrement été les mêmes entre des personnes non liées.

 

Durée :

 

Les travailleurs faisaient entre 6 et 10 heures par jour, en recevant toujours la même rémunération fixe. Chacun des trois travailleurs décidait alors de faire des heures supplémentaires lorsque les besoins se faisaient sentir.

 

N'eut [sic] été du lien de dépendance unissant les parties, les travailleurs auraient pu conclure un contrat de travail similaire avec le payeur.

 

Conclusion de l'analyse du lien de dépendance :

 

L'analyse du lien de dépendance démontre qu'un contrat de travail semblable aurait pu être conclu, avec les mêmes conditions, durant la période en litige avec une personne sans lien de dépendance avec le payeur.

 

Conclusion :

 

L'analyse des éléments du contrat de travail effectué ci‑dessus, nous démontre l'existence d'un contrat de louage de services, et que cet emploi était exercé au Canada, contre rémunération. Les exigences de l'alinéa 5(1)a) sont rencontrées et par conséquent il s'agit d'un emploi assurable au sens de la Loi.

 

L'analyse du lien de dépendance nous a aussi démontré que les parties auraient conclu entre elles un contrat de travail à peu près semblable. Le ministre est donc convaincu qu'il est raisonnable de conclure que les éléments analysés et mentionnés à l'alinéa 5(3)b) sont de nature à ré‑inclure [sic] cet emploi dans les emplois assurables.

 

 

Position des travailleurs

 

[22]    Durant sa plaidoirie, le représentant des travailleurs a soutenu qu'il n'existait aucun contrat de travail au sens du Code civil entre les travailleurs et le payeur. À son avis, le degré d'autonomie dont jouissait chacun des travailleurs révélait l'existence d'un contrat d'entreprise. Il est même allé jusqu'à soutenir qu'il fallait soulever le voile de la personnalité morale et que l'entreprise du payeur était vraiment celle des trois travailleurs.

 

[23]    De façon subsidiaire, le représentant des travailleurs soutenait que, même s'il existait un contrat de travail, le ministre avait mal exercé son pouvoir discrétionnaire. Il lui apparaissait déraisonnable de conclure que les conditions d’emploi auraient été à peu près semblables s'il n'y avait pas eu de lien de dépendance entre les travailleurs et le payeur. En particulier, il soutenait que des salariés sans lien de dépendance n'auraient pas accepté de voir leur rémunération diminuer, comme cela avait été le cas pour les travailleurs dans les années 1990, et les primes n'auraient pas été déterminées en fonction des besoins des salariés et ces derniers n'auraient pas accepté de se faire déranger durant leurs vacances, comme cela a été le cas pour les travailleurs. Des salariés sans lien de dépendance n'auraient pas pu prendre leurs vacances au moment qui leur convenait à l'extérieur des périodes normales de vacances. Ils n'auraient pas non plus reçu des appels à la maison. Ils n'auraient pas utilisé une carte de crédit sans limite de crédit, comme cela a été le cas pour les travailleurs, et on n'aurait pas permis qu'ils s'absentent pour se livrer à des activités personnelles, notamment l'exploitation d'une érablière et d’une terre à bois, et ils n'auraient pas pu être rémunérés pour plus d'une journée de congé de maladie dans l’année.

 

[24]    Le représentant des travailleurs a soutenu en outre que l'agente des appels avait mal appliqué les dispositions de la Loi puisqu'elle avait rendu sa décision en fonction de ce qui était raisonnable comme conditions d'emploi et n’a pas examiné si les conditions auraient été les mêmes n'eût été le lien de dépendance. De plus, lorsqu'on analyse la rémunération en fonction du taux horaire, on constate que le taux horaire des travailleurs était bien inférieur à celui qu'un étranger aurait accepté.

 

Analyse

 

[25]    Les dispositions pertinentes pour le règlement du litige sont les paragraphes 5(1) et 5(3) ainsi que l'alinéa 5(2)i) de la Loi, qui sont ainsi conçus :

 

5(1)      Sous réserve du paragraphe (2), est un emploi assurable :

 

a)         l’emploi exercé au Canada pour un ou plusieurs employeurs, aux termes d’un contrat de louage de services ou d’apprentissage exprès ou tacite, écrit ou verbal, que l’employé reçoive sa rémunération de l’employeur ou d’une autre personne et que la rémunération soit calculée soit au temps ou aux pièces, soit en partie au temps et en partie aux pièces, soit de toute autre manière;

 

5(2)      N'est pas un emploi assurable :

 

i)          l'emploi dans le cadre duquel l'employeur et l'employé ont entre eux un lien de dépendance.

 

5(3)      Pour l'application de l'alinéa (2)i) :

 

a)         la question de savoir si des personnes ont entre elles un lien de dépendance est déterminée conformément à la Loi de l'impôt sur le revenu;

 

b)         l'employeur et l'employé, lorsqu'ils sont des personnes liées au sens de cette loi, sont réputés ne pas avoir de lien de dépendance si le ministre du Revenu national est convaincu qu'il est raisonnable de conclure, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d'emploi ainsi que la durée, la nature et l'importance du travail accompli, qu'ils auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s'ils n'avaient pas eu de lien de dépendance.

[Je souligne.]

 

Existence du contrat de travail

 

[26]    L'agente des appels a su très bien énoncer la règle applicable en droit lorsqu'elle a affirmé qu'au Québec on doit se référer au Code civil afin d'établir si un contrat constitue un contrat de travail ou un contrat d'entreprise. Rappelons que la Cour d'appel fédérale, dans la décision 9041‑6868 Québec Inc. c. M.R.N., 2005 CAF 334, a mis fin à l'état de confusion qui existait, dans l'application de la Loi, en ce qui a trait à la source de droit pertinente pour déterminer si un emploi est assurable aux fins de la Loi lorsque cet emploi est régi par le droit québécois[5].

 

[27]    La définition du contrat de travail se trouve à l'article 2085 C.c.Q. et celui du contrat d'entreprise aux articles 2098 et 2099 C.c.Q. Voici ce que ces articles édictent :

 

2085    Le contrat de travail est celui par lequel une personne, le salarié, s’oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d’une autre personne, l’employeur.

 

2098    Le contrat d’entreprise ou de service est celui par lequel une personne, selon le cas l’entrepreneur ou le prestataire de services, s’engage envers une autre personne, le client, à réaliser un ouvrage matériel ou intellectuel ou à fournir un service moyennant un prix que le client s’oblige à lui payer.

 

2099    L’entrepreneur ou le prestataire de services a le libre choix des moyens d’exécution du contrat et il n’existe entre lui et le client aucun lien de subordination quant à son exécution.

[Je souligne.]

 

[28]    Voici ce que j'écrivais dans l'article sur le contrat de travail, au paragraphe 38 :

 

La définition du contrat de travail de l’article 2085 C.c.Q. permet de dégager les trois éléments constitutifs essentiels d’un tel contrat, soit i) le travail, ii) la rémunération et iii) le lien de subordination. Quant au contrat de service, quatre conditions doivent être réunies selon les articles 2098 et 2099 C.c.Q. : i) fourniture d’un service, ii) en contrepartie d’un prix, iii) libre choix pour le prestataire de services des moyens d’exécution du contrat et iv) absence de lien de subordination quant à son exécution. Il ressort de l’analyse des articles 2085, 2098 et 2099 que le lien de subordination est non seulement l’un des éléments « constitutifs » essentiels du contrat de travail mais également l’élément « distinctif » de ce contrat par rapport au contrat de service.

[Je souligne.]

 

 

[29]    Ici, la preuve établit très clairement que les travailleurs ont fourni une prestation de services en faveur du payeur et qu'ils ont reçu une rémunération. Ce qui pose problème, par contre, c’est la question de savoir s'il existait un lien de subordination entre eux et le payeur. Voici ce que j'écrivais sur cette question au paragraphe 41 de l'article sur le contrat de travail :

 

Le salarié doit effectuer le travail sous la direction ou le contrôle de l’employeur : il ne peut y avoir de contrat de travail sans lien de subordination. C’est cette condition qui pose généralement problème. Les notions de « direction » et de « contrôle » et, si l’on considère les choses du point de vue du travailleur, celle de « lien de subordination » doivent être précisées. Selon le sens usuel de ces expressions, le salarié doit effectuer le travail sous l’autorité et la surveillance d’une personne qui mène ou conduit ce travail comme maître ou chef responsable. [...]

[Note infrapaginale omise.]

 

[30]    Voici la définition de « subordination » qu'offre Me Robert P. Gagnon, que j'ai cité au paragraphe 44 de l'article sur le contrat de travail :

 

c)         La subordination

 

90 — Facteur distinctif — L’élément de qualification du contrat de travail le plus significatif est celui de la subordination du salarié à la personne pour laquelle il travaille. C’est cet élément qui permet de distinguer le contrat de travail d’autres contrats à titre onéreux qui impliquent également une prestation de travail au bénéfice d’une autre personne, moyennant un prix, comme le contrat d’entreprise ou de service régi par les articles 2098 et suivants C.c.Q. Ainsi, alors que l’entrepreneur ou le prestataire de services conserve, selon l’article 2099 C.c.Q., « le libre choix des moyens d’exécution du contrat » et qu’il n’existe entre lui et son client « aucun lien de subordination quant à son exécution », il est caractéristique du contrat de travail, sous réserve de ses termes, que le salarié exécute personnellement le travail convenu sous la direction de l’employeur et dans le cadre établi par ce dernier.

 

[...]

 

92 — Notion — Historiquement, le droit civil a d’abord élaboré une notion de subordination juridique dite stricte ou classique qui a servi de critère d’application du principe de la responsabilité civile du commettant pour le dommage causé par son préposé dans l’exécution de ses fonctions (art. 1054 C.c.B.‑C.; art. 1463 C.c.Q.). Cette subordination juridique classique était caractérisée par le contrôle immédiat exercé par l’employeur sur l’exécution du travail de l’employé quant à sa nature et à ses modalités. Elle s’est progressivement assouplie pour donner naissance à la notion de subordination juridique au sens large. La diversification et la spécialisation des occupations et des techniques de travail ont, en effet, rendu souvent irréaliste que l’employeur soit en mesure de dicter ou même de surveiller de façon immédiate l’exécution du travail. On en est ainsi venu à assimiler la subordination à la faculté, laissée à celui qu’on reconnaîtra alors comme l’employeur, de déterminer le travail à exécuter, d’encadrer cette exécution et de la contrôler. En renversant la perspective, le salarié sera celui qui accepte de s’intégrer dans le cadre de fonctionnement d’une entreprise pour la faire bénéficier de son travail. En pratique, on recherchera la présence d’un certain nombre d’indices d’encadrement, d’ailleurs susceptibles de varier selon les contextes : présence obligatoire à un lieu de travail, assignation plus ou moins régulière du travail, imposition de règles de conduite ou de comportement, exigence de rapports d’activité, contrôle de la quantité ou de la qualité de la prestation, etc. Le travail à domicile n’exclut pas une telle intégration à l’entreprise.

 

[...]

 

94 Résultat — L’article 2085 C.c.Q. n’exclut pas le recours, dans les cas‑frontières, à l’examen de la situation et des rapports économiques des parties pour arriver à déterminer la nature de leur relation juridique. Il n’autorise toutefois pas à fonder une qualification du contrat de travail sur un état de subordination économique. La subordination qu’il envisage demeure essentiellement juridique. Par contre, même dans ses formes les plus lâches ou les plus atténuées, cette subordination juridique devrait faire basculer la personne qui travaille dans le groupe des salariés. L’exclusion de tout lien de subordination entre le client et l’entrepreneur ou le prestataire de services légitime désormais cette conclusion (art. 2099 C.c.Q.). On notera enfin, de façon incidente, que le statut de salarié peut coexister, chez la même personne et au regard d’une même activité économique ou professionnelle, avec d’autres, comme celui d’actionnaire ou d’administrateur de l’entreprise, celui d’entrepreneur indépendant ou même celui d’employeur.

[Je souligne.]

[Notes infrapaginales omises.]

 

[31]    Et, au paragraphe 106 de l'article sur le contrat de travail, j'ajoutais :

 

Il faut rappeler que ce qui est la marque du contrat de travail, ce n’est pas le fait que la direction ou le contrôle a été exercé effectivement par l’employeur, mais le fait que l’employeur avait le pouvoir de les exercer. Dans des circonstances où l’employeur n’a pas exercé de façon régulière son pouvoir de direction ou de contrôle, il n’est pas aisé de faire la preuve de ce « pouvoir ». Ce n’est donc pas étonnant que, pour résoudre ce problème, les tribunaux de common law ont opté pour des critères autres que celui du contrôle. Par contre, au Québec, les tribunaux n’ont pas cette latitude. Ils doivent conclure à l’existence ou à l’absence du lien de subordination pour qualifier une entente soit de contrat de travail ou de contrat de service. Il faut donc avoir recours au moyen de la preuve par présomption de fait, soit celui de la preuve indirecte ou indiciaire.

[Je souligne.]

 

[32]    Cette description s'appuie notamment sur les propos tenus par le juge Létourneau dans l'affaire D & J Driveway Inc. c. Canada (M.R.N.), 2003 CAF 453, [2003] A.C.F. no 1784 (QL), dont le paragraphe 12 est reproduit au paragraphe 73 de l'article sur le contrat de travail :

 

En outre, les tâches assumées par les livreurs étaient assez simples et spécifiques : livrer le camion à l’adresse indiquée. Aucun contrôle ne s’exerçait sur la manière ou la façon dont ils exécutaient leurs fonctions. « Ce qui est la marque du louage de services » (aujourd’hui « contrat de travail »), écrit le juge Pratte dans Gallant c. M.R.N., [1986] A.C.F. no. 330, « ce n’est pas le contrôle que l’employeur exerce effectivement sur son employé, c’est plutôt le pouvoir que possède l’employeur de contrôler la façon dont l’employé exécute ses fonctions ». Dans la présente affaire, ce contrôle quant à l’exécution même des fonctions était inexistant.

 

[33]    Les paragraphes 106 et suivants de l'article sur le contrat de travail traitent de la preuve indiciaire pouvant être utilisée pour démontrer l'existence du pouvoir de direction ou de contrôle que pouvait exercer un payeur sur des salariés. Parmi ces indices, il y a la présence obligatoire à un lieu de travail, l'exigence d'un horaire de travail, l'exigence d'une prestation personnelle exclusive, la nature du travail à être accompli ainsi que le degré d'intégration dans les activités du payeur. Relativement à ce dernier indice, je reproduis ici les paragraphes 111 et 114 à 120 de l'article sur le contrat du travail :

 

[111]    Tous les indices que nous venons d’analyser séparément pourraient révéler, examinés ensemble, un degré élevé d’intégration du travailleur dans les activités du payeur. Il s’agit là d’une approche légèrement différente de celle décrite plus haut. On cherche non pas des indices de l’exercice d’un pouvoir de direction ou de contrôle mais plutôt des indices qui révèlent que le travail du travailleur s’intègre dans une large mesure dans les activités du payeur. Cette intégration pourrait toutefois constituer en elle‑même un indice de subordination. C’est la raison pour laquelle elle est abordée séparément ici.

 

[...]

 

i)          La nature du travail

 

[114]    Le fait que le travailleur occupe un poste hiérarchique dans l’entreprise du payeur, par exemple, le fait d’être le directeur général ou le directeur des ventes, constitue un indice d’intégration dans l’entreprise et un indice de subordination.

 

ii)         Le nombre d’heures et de payeurs

 

[115]    Si un travailleur consacre à un seul payeur 35 ou 40 heures de travail par semaine à longueur d’année — comme dans l’exemple précédent du dentiste —, on pourra croire que ce travailleur est intégré à l’entreprise du payeur et est soumis au droit de direction et de contrôle du payeur. Cette conclusion s’imposera davantage si le payeur a droit à l’exclusivité des services du travailleur. Par contre, si le travailleur effectue son travail auprès de plusieurs payeurs, comme c’est le cas notamment d’une aide‑ménagère qui fait l’entretien de résidences privées, il sera plus facile de conclure à son autonomie et à l’absence du lien de subordination essentiel à l’existence d’un contrat de travail. Mais le fait de pouvoir travailler pour d’autres payeurs ne signifie pas nécessairement qu’il y a absence de lien de subordination; il est possible d’avoir plus d’un emploi.

 

iii)         Le lieu du travail

 

[116]    Le pouvoir de déterminer et de contrôler le lieu d’exécution du travail (le « où ») a déjà été traité plus haut. S’il n’y a pas de preuve établissant que ce pouvoir a été exercé, le fait que le travail s’effectuait à l’établissement du payeur pourrait être indicateur de l’intégration du travail du travailleur dans l’entreprise du payeur et, par conséquent, constituer un indice du pouvoir de direction ou de contrôle. Par exemple, le travail de couturières effectué à l’établissement du payeur serait certainement indicateur de l’existence d’un lien de subordination alors que celui effectué au domicile des couturières pourrait être indicateur de l’autonomie de ces travailleuses.

 

[117]    Bien évidemment, certaines tâches nécessitent que le travail soit effectué à l’extérieur de l’établissement du payeur. On peut penser, à titre d’exemples, aux conducteurs de camion ainsi qu’aux représentants commerciaux. La pertinence du lieu du travail est donc sensiblement plus importante dans le cas du travail qui peut normalement être effectué à l’établissement du payeur mais qui ne l’est pas.

 

iv)        Fourniture du matériel, de l’équipement et du personnel et remboursement des dépenses

 

[118]    Le fait que le payeur fournisse au travailleur tout le matériel, tout l’équipement et toutes les autres choses nécessaires à l’accomplissement du travail (comme le personnel) ou lui rembourse des dépenses de travail peut constituer un élément de plus révélant l’intégration du travailleur dans l’entreprise du payeur.

 

v)         Étendue du pouvoir décisionnel du travailleur

 

[119]    De cet élément aussi, il a déjà été traité plus haut, au paragraphe 110. Il faut toutefois souligner que l’étendue limitée de son pouvoir décisionnel pourrait révéler également un certain degré d’intégration du travailleur dans l’entreprise du payeur.

 

vi)        Propriété du résultat du travail accompli par le travailleur

 

[120]    D’autres indices de l’intégration du travailleur dans l’entreprise du payeur et, par conséquent, de l’existence d’un pouvoir de direction ou de contrôle sont les faits suivants :

-                   la clientèle servie par le travailleur est celle du payeur;

-                   le payeur s’occupe de la perception des comptes;

-                   le payeur détient la propriété intellectuelle du résultat des recherches du travailleur.

[Je souligne.]

[Notes infrapaginales omises.]

 

[34]    Si on applique cette approche aux faits de cet appel, il n'y a aucun doute que nous sommes ici en présence d'un contrat de travail plutôt que d'un contrat d'entreprise. En effet, même si les travailleurs jouissent d'une grande marge d'autonomie quant à l'exécution de leurs tâches, cette autonomie est tout à fait justifiée compte tenu de la nature de leur travail : chacun d'eux est directeur de service chez le payeur. Le fait qu'ils consacrent, de façon générale, plus de 60 heures de travail par semaine aux activités du payeur, le fait qu'ils occupent un poste élevé dans la hiérarchie de l'entreprise et le fait que la plupart de leurs fonctions sont exercées à l'établissement du payeur, sauf dans le cas de monsieur Rock Lacroix, constituent de sérieux indices de l'existence d'un degré élevé d'intégration dans l'entreprise du payeur et, par conséquent, de l'existence d'un lien de subordination entre les trois travailleurs et le payeur.

 

[35]    Dans le cas de monsieur Rock Lacroix, il est tout à fait naturel que, dans le cadre de ses fonctions de directeur général — il était en outre responsable du marketing — il soit appelé à s'absenter souvent de l'établissement du payeur. Même si les travailleurs ont laissé entendre qu'ils n'avaient pas de comptes à rendre ou en avaient très peu, je crois fermement que la réalité est tout autre. En effet, si l'un des travailleurs cessait de s'occuper adéquatement du service dont il est responsable — par exemple, s'il maltraitait des salariés — le payeur exercerait son pouvoir de direction ou de contrôle pour s'assurer que le travail confié au travailleur est exécuté de façon adéquate. Ainsi, je n'ai aucune hésitation à conclure à l'existence du lien de subordination et, par conséquent, à l'existence du contrat de travail.

 

[36]    L'argument invoqué par le représentant des travailleurs, selon lequel chacun d’eux fournit ses services en vertu d'un contrat d'entreprise, m'apparaît tout à fait dénué de fondement. Il soutenait en outre qu'il fallait soulever le voile de la personnalité morale pour conclure essentiellement que l'entreprise du payeur était celle de chacun des travailleurs. S'il fallait pousser le raisonnement du représentant jusqu'à l'extrême, il faudrait conclure que chacun des trois travailleurs exploitait sa propre entreprise, puisqu'ils affirmaient agir chacun de façon autonome par rapport aux autres. Or, la réalité économique est tout autre. Il n'y a qu'une seule entreprise et elle est exploitée par le payeur. Il n'est nullement justifié de lever ici le voile de la personnalité morale.

 

Exclusion en raison du lien de dépendance

 

[37]    Comme on l'a vu plus haut, même si les travailleurs occupent un emploi auprès du payeur, cet emploi pourrait être exclu de la définition d'« emploi assurable » aux fins de l'article 5 de la Loi parce qu'il existe un lien de dépendance entre eux et le payeur. Toutefois, le paragraphe 5(3) de la Loi accorde au ministre le pouvoir discrétionnaire de déterminer s'il existe un lien de dépendance aux fins de l'application de l'exclusion de l'alinéa 5(2)i) de la Loi.

 

[38]    Ici, il est clair qu'en vertu des règles de la Loi de l'impôt les trois travailleurs constituent un groupe de personnes liées qui, ensemble, contrôlent le payeur par l'intermédiaire de leur société de placement respective. Par conséquent, ils sont des personnes liées au payeur et il existe un lien de dépendance entre eux et le payeur. Il revient donc au ministre de déterminer s'il est convaincu qu'il est raisonnable de conclure que ces personnes auraient conclu entre elles un contrat de travail à peu près semblable s'il n'y avait pas eu de lien de dépendance, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d'emploi ainsi que la durée, la nature et l'importance du travail accompli. Tel qu'il ressort clairement du Rapport sur un appel, l'agente des appels a exercé ce pouvoir.

 

[39]    Le rôle dévolu à cette Cour a fait l'objet de plusieurs décisions jurisprudentielles, notamment de la part de la Cour d'appel fédérale. J'ai traité de cette question au paragraphe 35 de la décision que j'ai rendue dans l’affaire Louis‑Paul Bélanger c. M.R.N., 2005 CCI 36 :

 

[35]      Le rôle dévolu à cette Cour est de procéder à une analyse en deux étapes. Elle doit d'abord vérifier si le ministre a exercé son pouvoir de façon appropriée. Comme il a été dit dans l'affaire Jencan, à laquelle se réfère le juge Malone dans Quigley Electric, la décision résultant de l'exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire ne peut être modifiée que si le ministre a agi de mauvaise foi, a omis de tenir compte de l'ensemble des circonstances pertinentes, ou a tenu compte d'un facteur non pertinent. Si une telle situation existe, la Cour peut décider « que la conclusion dont le ministre était  ‘convaincu’ [ne] paraît [pas] toujours raisonnable » et intervenir en statuant sur l'application du paragraphe 5(3) de la Loi. Voici comment la Cour d'appel fédérale s'est exprimée dans Jencan :

 

31        L'arrêt que notre Cour a prononcé dans l'affaire Tignish, précitée, exige que, lorsqu'elle est saisie d'un appel interjeté d'une décision rendue par le ministre en vertu du sous-alinéa 3(2)c)(ii), la Cour de l'impôt procède à une analyse à deux étapes. À la première étape, la Cour de l'impôt doit limiter son analyse au contrôle de la légalité de la décision du ministre. Ce n'est que lorsqu'elle conclut que l'un des motifs d'intervention est établi que la Cour de l'impôt peut examiner le bien-fondé de la décision du ministre. Comme nous l'expliquerons plus en détail plus loin, c'est en limitant son analyse préliminaire que la Cour de l'impôt fait preuve de retenue judiciaire envers le ministre lorsqu'elle examine en appel les décisions discrétionnaires que celui-ci rend en vertu du sous-alinéa 3(2)c)(ii). Dans l'arrêt Tignish, notre Cour a, sous la plume du juge Desjardins, J.C.A., expliqué dans les termes suivants la compétence limitée qui est conférée à la Cour de l'impôt à cette première étape de l'analyse :

 

Le paragraphe 7(1) de la Loi porte que la Cour de l'impôt a le pouvoir de décider toute question de fait et de droit. La requérante, qui en appelle du règlement du ministre, a le fardeau de prouver sa cause et a le droit de soumettre de nouveaux éléments de preuve pour réfuter les faits sur lesquels s'est appuyé le ministre. Toutefois, comme la décision du ministre est discrétionnaire, l'intimé fait valoir que la compétence de la Cour de l'impôt est strictement circonscrite. Le ministre est la seule personne qui puisse établir à sa satisfaction, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rémunération versée, les modalités d'emploi et l'importance du travail accompli, que la requérante et son employée sont réputées avoir entre elles un lien de dépendance. Souscrivant à l'arrêt Minister of National Revenue v. Wrights' Canadian Ropes Ltd., qui fait autorité, l'intimé prétend que, à moins que l'on établisse que le ministre n'a pas tenu compte de toutes les circonstances (comme il y est tenu aux termes du sous-alinéa 3(2)c)(ii) de la Loi), a pris en compte des facteurs dépourvus d'intérêt ou a violé un principe de droit, la Cour ne peut intervenir. En outre, la Cour a le droit d'examiner les faits qui, selon la preuve, se trouvaient devant le ministre quand il est arrivé à sa conclusion, pour décider si ces faits sont prouvés. Mais s'il y a suffisamment d'éléments pour appuyer la conclusion du ministre, la Cour n'a pas toute latitude pour l'infirmer simplement parce qu'elle serait arrivée à une conclusion différente. Toutefois, si la Cour est d'avis que les faits sont insuffisants, en droit, pour appuyer la conclusion du ministre, la décision de ce dernier ne peut tenir et la Cour est justifiée d'intervenir.

 

À mon avis, la position de l'intimé est correctement exposée sur le plan du droit ... [Tignish, précité, note 10, aux p. 8 et 9.].

 

32        Dans l'arrêt Ferme Émile Richard et Fils Inc. c. Ministre du Revenu national et al., notre Cour a confirmé sa position. Dans une remarque incidente, le juge Décary, J.C.A., a déclaré ce qui suit :

 

Ainsi que cette Cour l'a rappelé récemment dans Tignish Auto Parts Inc. c. Ministre du Revenu national ((25 juillet 1994), A-555-93, C.A.F. inédit), l'appel devant la Cour canadienne de l'impôt, lorsqu'il s'agit de l'application du sous-alinéa 3(2)c)(ii), n'est pas un appel au sens strict de ce mot et s'apparente plutôt à une demande de contrôle judiciaire. La cour, en d'autres termes, n'a pas à se demander si la décision du Ministre est la bonne; elle doit plutôt se demander si la décision du Ministre résulte d'un exercice approprié de son pouvoir discrétionnaire. Ce n'est que lorsque la Cour en arrive à la conclusion que le Ministre a fait un usage inapproprié de sa discrétion, que le débat devant elle se transforme en un appel « de novo » et que la Cour est habilitée à décider si, compte tenu de toutes les circonstances, un contrat de travail à peu près semblable aurait été conclu entre l'employeur et l'employé s'ils n'avaient pas eu un lien de dépendance [(1994), 178 N.R. 361 (C.A.F.), aux p. 362 et 363].

 

 

33        L'article 70 confère le droit d'interjeter appel devant la Cour de l'impôt de toute décision rendue par le ministre en vertu de l'article 61, y compris de toute décision rendue en vertu du sous-alinéa 3(2)c)(ii). La compétence que possède la Cour de l'impôt de contrôler la décision rendue par le ministre en vertu du sous-alinéa 3(2)c)(ii) est circonscrite parce que le législateur fédéral, par le libellé de cette disposition, voulait de toute évidence conférer au ministre le pouvoir discrétionnaire de rendre de telles décisions. Les mots « si le ministre du Revenu national est convaincu » que l'on trouve au sous-alinéa 3(2)c)(ii) confèrent au ministre la compétence pour exercer le pouvoir discrétionnaire administratif de rendre le type de décision visé par ce sous-alinéa. Comme il s'agit d'une décision rendue en vertu d'un pouvoir discrétionnaire, par opposition à une décision quasi-judiciaire, il s'ensuit que la Cour de l'impôt doit faire preuve de retenue judiciaire à l'égard de la décision du ministre lorsque celui-ci exerce ce pouvoir. Ainsi, lorsque le juge Décary, J.C.A., déclare dans l'arrêt Ferme Émile, précité, que ce type d'appel interjeté devant la Cour de l'impôt « s'apparente plutôt à une demande de contrôle judiciaire », il voulait simplement souligner, à mon humble avis, qu'on doit faire preuve de retenue judiciaire envers les décisions que le ministre rend en vertu de cette disposition à moins que la Cour de l'impôt ne conclue que le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire d'une manière qui est contraire à la loi.

 

[...]

 

37        Compte tenu de ce qui précède, le juge suppléant de la Cour de l'impôt n'était justifié d'intervenir dans la décision rendue par le ministre en vertu du sous-alinéa 3(2)c)(ii) que s'il était établi que le ministre avait exercé son pouvoir discrétionnaire d'une manière qui était contraire à la loi. Et, comme je l'ai déjà dit, l'obligation d'exercer un pouvoir discrétionnaire de façon judiciaire implique l'existence de motifs d'intervention spécifiques. La Cour de l'impôt est justifiée de modifier la décision rendue par le ministre en vertu du sous-alinéa 3(2)c)(ii)-en examinant le bien-fondé de cette dernière-lorsqu'il est établi, selon le cas, que le ministre: (i) a agi de mauvaise foi ou dans un but ou un mobile illicites; (ii) n'a pas tenu compte de toutes les circonstances pertinentes, comme l'exige expressément le sous-alinéa 3(2)c)(ii); (iii) a tenu compte d'un facteur non pertinent.

 

[...]

 

41        [...] Bien qu'il incombe au prestataire, qui est la partie qui interjette appel de la décision du ministre, de faire la preuve de ce qu'il avance [Voir les arrêts Aubut c. Ministre du Revenu national (1990), 126 N.R. 381 (C.A.F.) et Borsellino et Salvo c. Ministre du Revenu national (1990), 120 N.R. 77 (C.A.F.)], notre Cour a affirmé dans les termes les plus nets que le prestataire a le droit de présenter de nouveaux éléments de preuve lors de l'audience de la Cour de l'impôt pour contester les hypothèses de fait sur lesquelles le ministre s'est fondé [Tignish, précité, note 10, à la p. 9].

 

42        Ainsi, bien que la Cour de l'impôt doive faire preuve de retenue judiciaire à l'égard des décisions que le ministre rend en vertu du sous-alinéa 3(2)c)(ii)-en limitant son analyse préliminaire à un contrôle de la légalité de la décision du ministre- cette retenue judiciaire ne s'applique pas aux conclusions de fait tirées par le ministre. En affirmant que le juge suppléant de la Cour de l'impôt n'est pas limité aux faits sur lesquels le ministre se fonde pour rendre sa décision, on ne trahit pas l'intention qu'avait le législateur fédéral en conférant un pouvoir discrétionnaire au ministre. [Voir l'arrêt Canada (Procureur général) c. Dunham, [1997] 1 C.F. 462 (C.A.), aux p. 468 et 469, le juge Marceau, J.C.A. (dans le contexte du droit d'interjeter appel devant un conseil arbitral d'une décision de la Commission de l'assurance-chômage)]. Pour évaluer la façon dont le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire, la Cour de l'impôt peut tenir compte des faits qui ont été portés à son attention au cours de l'audition de l'appel. […]

 

50        Le juge suppléant de la Cour de l'impôt a toutefois commis une erreur de droit en concluant que, parce que certaines des hypothèses de fait sur lesquelles le ministre s'était fondé avaient été réfutées au procès, il avait automatiquement le droit de contrôler le bien-fondé de la décision du ministre. Ayant conclu que certaines des hypothèses de fait sur lesquelles le ministre s'était fondé avaient été réfutées au procès, le juge suppléant de la Cour de l'impôt aurait dû se demander si les autres faits qui avaient été établis au procès étaient suffisants en droit pour justifier la conclusion du ministre suivant laquelle les parties n'auraient pas conclu un contrat de louage de services à peu près semblable si elles n'avaient pas eu un lien de dépendance. S'il existe suffisamment d'éléments pour justifier la décision du ministre, il n'est pas loisible au juge suppléant de la Cour de l'impôt d'infirmer la décision du ministre du simple fait qu'une ou plusieurs des hypothèses du ministre ont été réfutées au procès et que le juge serait arrivé à une conclusion différente selon la balance des probabilités. En d'autres termes, ce n'est que lorsque la décision du ministre n'est pas raisonnablement fondée sur la preuve que l'intervention de la Cour de l'impôt est justifiée [Voir l'arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, aux p. 776 et 777 (le juge Iacobucci)]. Une hypothèse de fait qui est réfutée au procès peut, mais pas nécessairement, constituer un vice qui fait que la décision du ministre est contraire à la loi. Tout dépend de la force ou de la faiblesse des autres éléments de preuve. La Cour de l'impôt doit donc aller plus loin et se demander si, sans les hypothèses de fait qui ont été réfutées, il reste suffisamment d'éléments de preuve pour justifier la décision du ministre. Si la réponse à cette question est affirmative, l'enquête est close. Mais, si la réponse est négative, la décision est alors contraire à la loi et ce n'est qu'alors que la Cour de l'impôt est justifiée de procéder à sa propre appréciation de la balance des probabilités. Le juge Hugessen, J.C.A., l'a expliqué tout récemment dans l'arrêt Hébert, précité. Au paragraphe 5 de ses motifs du jugement, il déclare en effet :

 

Dans tout appel interjeté en vertu de l'article 70, les conclusions de fait du ministre, ou ses « présuppositions », seront énoncées en détail dans la réponse à l'avis d'appel. Si le juge de la Cour de l'impôt qui, contrairement au ministre, se trouve dans une situation privilégiée pour apprécier la crédibilité des témoins qu'elle a vus et entendus, parvient à la conclusion que certaines ou la totalité de ces présuppositions de fait étaient erronées, elle devra déterminer si le ministre pouvait légalement tirer la conclusion qu'il a tirée en se fondant sur les faits établis en preuve. C'est manifestement ce qui s'est produit en l'espèce et nous ne sommes vraiment pas en mesure de déclarer que les conclusions de fait du juge ou sa conclusion portant que la décision du ministre pouvait se justifier étaient erronées.

[Je souligne.]

 

[40]    Est‑ce que la décision rendue par le ministre par l'intermédiaire de l'agente des appels apparaît toujours raisonnable après avoir entendu la preuve des travailleurs? Avant de répondre à cette question, il est important d'analyser à nouveau le texte de l'alinéa 5(3)b) de la Loi. Ce que devait déterminer le ministre était : est‑ce qu'il pouvait lui apparaître raisonnable de conclure que les travailleurs auraient conclu avec le payeur un contrat de travail à peu près semblable s'il n'y avait pas eu de lien de dépendance entre eux et le payeur? Il ne s’agit pas de déterminer si les conditions de travail reflètent nécessairement les conditions normales du marché, quoique, généralement, cela puisse être une circonstance pertinente dont il faudrait tenir compte.

 

[41]    La raison pour laquelle je souligne cette nuance est le fait que nous sommes ici en présence de trois travailleurs qui, en même temps, détiennent par l'intermédiaire de leur société de placement respective un tiers du payeur. Ils sont en quelque sorte les propriétaires indirects du payeur et de son entreprise. Quand l'alinéa 5(3)b) de la Loi exige qu’il soit déterminé si le contrat de travail aurait été à peu près semblable n'eût été le lien de dépendance, il faut, je crois, tenir compte du fait qu'il s'agit de trois travailleurs qui sont en même temps les propriétaires indirects du payeur. De façon individuelle, aucun des trois ne contrôle le payeur et, par conséquent, n'eût été le lien de parenté qui existe entre eux, aucun des travailleurs n'aurait été une personne liée au payeur au sens de la Loi de l'impôt, de sorte qu’il n'y aurait pas eu de lien de dépendance légal. D’ailleurs, l'alinéa 5(3)b) de la Loi n'indique pas qu'il faut faire abstraction des intérêts financiers que les travailleurs détiennent dans la société. Par conséquent, il est possible d'imaginer trois travailleurs n'ayant aucun lien de parenté entre eux, détenant chacun un tiers du capital‑actions du payeur et n'ayant aucun lien de dépendance avec celui‑ci[6]. La question que devait trancher le ministre pourrait donc être reformulée ainsi : si les trois travailleurs avaient détenu chacun un tiers des actions du payeur sans qu'il y ait de lien de dépendance entre eux et le payeur, auraient‑ils conclu un contrat de travail à peu près semblable?

 

[42]    Il est de connaissance judiciaire que des travailleurs qui sont à la fois salariés d'un employeur et propriétaires (comme actionnaires) de cet employeur adoptent des comportements différents de ceux qui ne sont que de simples salariés. En effet, la rémunération d'un salarié‑actionnaire peut tenir compte du fait que les salaires non versés vont constituer des bénéfices non répartis du payeur qui pourront être déclarés notamment comme dividendes à une date ultérieure. En outre, les salariés préfèrent souvent recevoir un dividende plutôt qu'un salaire lorsqu'ils sont actionnaires de leur employeur, parce que cela est souvent plus avantageux fiscalement. Par contre, pour avoir droit de cotiser à un régime enregistré d'épargne‑retraite, il est nécessaire (de façon générale) que ces salariés‑actionnaires reçoivent un salaire. Il s'agit là du contexte dans lequel oeuvrent des salariés qui sont aussi actionnaires de leur entreprise, et dont le ministre et la Cour doivent tenir compte. Ici, il n'est pas surprenant de constater que les revenus que les travailleurs tirent d'un emploi peuvent varier d'une année à l'autre. Comme actionnaires, les travailleurs peuvent tenir compte des besoins financiers de leur société, notamment si elle doit affronter une situation économique difficile.

 

[43]    Est‑ce que la décision du ministre apparaît toujours raisonnable? Est‑ce qu'il était raisonnable que le ministre conclue que les travailleurs actionnaires auraient conclu un contrat de travail à peu près semblable n'eût été leur lien de dépendance avec le payeur? À mon avis, les travailleurs n'ont pas réussi à démontrer que la décision du ministre apparaît déraisonnable, compte tenu des circonstances de cette affaire. Il ne s'agit pas ici d'un cas où la Cour devrait intervenir pour substituer son opinion à celle du ministre. Si les trois travailleurs avaient été engagés comme simples exécutants sans détenir d'intérêts dans le payeur, soit comme travailleurs du granit ou comme personnes effectuant l'entretien de la machinerie, dont le travail est normalement rémunéré à l'heure, ils n'auraient pas, j’en conviens, accepté de faire des heures supplémentaires sans être rémunérés. Par contre, il s'agit ici de personnes occupant des postes de cadre dont le travail n'est pas rémunéré à l'heure, mais plutôt à l'année ou, à tout le moins, à la semaine. Il est tout à fait normal que des travailleurs occupant de telles fonctions soient rémunérés comme l'ont été les travailleurs en l’espèce et qu’ils aient une grande autonomie pour décider quand ils exécuteront leurs tâches. D'ailleurs, leur implication comme cadres du payeur et comme actionnaires indirects de celui‑ci a fait qu'ils ont travaillé durant les périodes normales de vacances. Il s'agit là d'un comportement tout à fait usuel pour des cadres, même lorsqu'il n'existe pas de lien de dépendance entre eux et leur payeur. Par contre, si l'un des travailleurs n'avait travaillé que trois heures par semaine à longueur d'année tout en recevant un salaire égal à celui des deux autres, qui en travaillaient 65, la situation aurait pu être tout autre. Que la rémunération ait été déterminée en fonction des besoins des salariés (à supposer que tel soit effectivement le cas) n'est pas non plus inhabituel pour des travailleurs qui sont aussi les propriétaires du payeur. En outre, il est tout à fait usuel pour un cadre d'utiliser une carte de crédit (même sans limite de crédit) au bénéfice de son employeur.

 

[44]    Pour tous ces motifs, les appels des appelants sont rejetés.

 

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 27e jour de mars 2007 .

 

 

« Pierre Archambault »

Juge Archambault


 

 

 

RÉFÉRENCE :                                  2007CCI81

 

Nº DES DOSSIERS DE LA COUR :  2006-1785(EI), 2006-1793(EI) et 2006‑1794(EI)

 

INTITULÉS DES CAUSES :             ROCK LACROIX c. M.R.N. et GRANIT PLUS INC.; YVAN LACROIX c. M.R.N. et GRANIT PLUS INC. et PIERRE LACROIX c. M.R.N. et GRANIT PLUS INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                   Sherbrooke (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                 le 1er décembre 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :       l'honorable juge Pierre Archambault

 

DATE DU JUGEMENT :                   le 27 mars 2007

 

COMPARUTIONS :

 

Représentant des appelants :

Alain Savoie

Avocate de l'intimé :

Me Marie-Claude Landry

 

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

 

       Pour les appelants:

 

                     Nom :                           

 

                 Cabinet :

 

       Pour l’intimé :                             John H. Sims, c.r.

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

 



[1]           Ci‑après, la « Loi de l'impôt ».

 

[2]           L'alinéa 5g)  − qui a été admis − de la réponse à l'avis d'appel d'Yvan Lacroix énonce ce qui suit : « les tâches de l'appelant consistaient à préparer les calendriers de production, à tenir l'inventaire des matières premières et des produits finis et à superviser 20 employés ».

 

[3]           L'alinéa 5g) − qui a été admis − de la réponse à l'avis d'appel de Pierre Lacroix énonce ce qui suit : « les tâches de l'appelant consistaient à préparer les calendriers d'entretien de la machinerie, à commander les pièces pour l'entretien et les réparations, à acheter les outils et à superviser 2 employés ».

 

[4]           Ci-après, le « Code civil » ou « C.c.Q. ».

 

[5]           Pour une discussion de ce point, voir Jacinthe Garneau et Denise Bellefeuille c. M.R.N., 2006 CCI 160, au paragraphe 54. De plus, voir l'article que j'ai écrit : « Contrat de travail : Pourquoi Wiebe Door Services Ltd. ne s'applique pas au Québec et par quoi on doit le remplacer », Deuxième recueil d'études en fiscalité (2005) de la collection L'Harmonisation de la législation fédérale avec le droit civil québécois et le bijuridisme canadien, Montréal, Association de planification fiscale et financière et ministère de la Justice du Canada (l'article sur le contrat de travail).

 

[6]               Il est important de souligner que ce n'est pas parce qu'une personne est un actionnaire de son employeur qu'il existe nécessairement un lien de dépendance entre elle et son employeur. On pourrait imaginer un employeur dont les actions sont détenues par cinq ou dix actionnaires qui seraient tous des salariés de cet employeur. À supposer que les actions soient détenues en parts égales, aucun de ces actionnaires ne serait en mesure de dicter une ligne de conduite au payeur et, par conséquent, ne serait en mesure de le contrôler. Dans ce cas, à moins de circonstances spéciales, on ne pourrait pas conclure non plus à un lien de dépendance factuel. Pour une discussion de l'existence d’un lien de dépendance factuel entre les membres d’un groupe d'actionnaires n'ayant aucun lien de dépendance légal avec la société, voir la décision Gestion Yvan Drouin Inc. c. La Reine., 2001 DTC 72; [2001] 2 C.T.C. 2315, aux par. 73 et suiv. et en particulier aux par. 80 et suiv. Ici, je ne crois pas qu'il y ait d'indices pouvant démontrer l'existence d'un lien de dépendance factuel entre les travailleurs et le payeur.

 

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