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Référence : 2006CCI417

Date : 20061122

Dossier : 2004-2146(IT)G

ENTRE :

JEAN DESMARAIS,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

MOTIFS DU JUGEMENT

(Prononcés oralement à l'audience le 15 juin 2006

à Montréal (Québec) et modifiés pour plus de clarté et de précision.)

Le juge Archambault

[1]      La question en litige dans l'appel interjeté par monsieur Jean Desmarais concerne le traitement d'une somme de 350 000 $ qui lui a été versée en vertu d'un contrat de travail qu'il a conclu le 29 octobre 2001 avec Valeurs mobilières Desjardins (VMD). L'article 4.6 de ce contrat stipule :

4.6        En sus des commissions susmentionnées, l'employeur versera à l'employé à l'égard des clients déjà représentés par l'employé (transfert) le montant forfaitaire de 350 000 $ à la paie du 15 novembre 2001;

(Pièce I-1, onglet 13.)

[2]      Le ministre du Revenu national (ministre) a appliqué les articles 5 et/ou 6 de la Loi de l'impôt sur le revenu (Loi) pour justifier la cotisation. Il semble qu'au moment de l'établissement de la cotisation la vérificatrice ait tenu pour acquis que les 350 000 $ représentaient une commission pour les clients qu'apportait monsieur Desmarais à VMD. À l'étape de l'opposition, l'agent des oppositions a plutôt considéré que cette somme était imposable en vertu de l'alinéa 6(3)c) de la Loi. Le paragraphe 6(3) dispose comme suit :

6(3)       Paiements faits par l'employeur à l'employé -- La somme qu'une personne a reçue d'une autre personne :

a)          soit pendant une période où le bénéficiaire était un cadre du payeur ou un employé de ce dernier;

b)          soit au titre ou en paiement intégral ou partiel d'une obligation découlant d'une convention intervenue entre le payeur et le bénéficiaire immédiatement avant, pendant ou immédiatement après une période où ce bénéficiaire était un cadre du payeur ou un employé de ce dernier,

est réputée être, pour l'application de l'article 5, une rémunération des services que le bénéficiaire a rendus à titre de cadre ou pendant sa période d'emploi, sauf s'il est établi que, indépendamment de la date où a été conclue l'éventuelle convention en vertu de laquelle cette somme a été reçue ou de la forme ou des effets juridiques de cette convention, il n'est pas raisonnable de considérer cette somme comme ayant été reçue, selon le cas :

c)          à titre de contrepartie totale ou partielle de l'acceptation de la charge ou de la conclusion du contrat d'emploi;

d)          à titre de rémunération totale ou partielle des services rendus comme cadre ou conformément au contrat d'emploi;

e)          à titre de contrepartie totale ou partielle d'un engagement prévoyant ce que le cadre ou l'employé doit faire, ou ne peut faire, avant ou après la cessation de l'emploi.

[Je souligne.]

[3]      Je serais enclin à être d'accord avec l'avocate de monsieur Desmarais qu'il s'agit là d'un nouveau fondement de la cotisation et que le ministre avait le fardeau de la preuve quant aux faits à l'appui de ce nouvel argument. Toutefois, la preuve des faits qui a été présentée est amplement suffisante pour permettre de décider s'il y a lieu d'appliquer l'alinéa 6(3)c)[1] de la Loi.

[4]      Le paragraphe 6(3) de la Loi s'applique si la somme de 350 000 $ a été versée en raison d'une obligation découlant d'une convention intervenue entre VMD et monsieur Desmarais immédiatement avant, pendant ou immédiatement après la période durant laquelle ce dernier était un salarié de VMD. La preuve a clairement établi que le paiement a été fait durant la période où monsieur Desmarais était un salarié de VMD et l'obligation a été créée par le contrat de travail lui-même. Les deux premières conditions d'application de l'article 6(3) de la Loi sont ainsi réunies.

[5]      Reste maintenant à décider si les autres conditions sont également réunies. La somme en question est réputée être une rémunération pour des services que le bénéficiaire a rendus à titre de cadre, sauf s'il est établi que, indépendamment de la date où la convention a été conclue ou de la forme ou des effets juridiques de cette convention, il n'est pas raisonnable de considérer cette somme comme ayant été reçue notamment en contrepartie de l'acceptation de la charge ou de la conclusion du contrat d'emploi.

[6]      À mon avis, il est raisonnable de considérer que les 350 000 $ ont été versés à monsieur Desmarais pour l'inciter à accepter de signer le contrat de travail. Les motifs qui justifient cette conclusion sont en très grande partie les mêmes que ceux qu'a évoqués la procureure de l'intimée. Tout d'abord, les 350 000 $ ne représentaient pas le produit de la vente d'un achalandage, contrairement à ce qu'a soutenu avec beaucoup de conviction l'avocate de monsieur Desmarais pour justifier son argument selon lequel ils pouvaient être attribuables à autre chose que l'acceptation de la charge.

[7]      Les événements qui ont entouré la négociation et l'exécution du contrat de travail présentent plusieurs aspects curieux. Le tout premier est le libellé plutôt vague de l'article 4.6 du contrat : « l'employeur versera à l'employé à l'égard des clients déjà représentés par l'employé (transfert) » . Après avoir signé ce contrat, monsieur Desmarais a tenté, sans succès, de faire préciser par VMD la portée de l'offre qui lui avait été faite le 4 octobre 2001. Il voulait que VMD reconnaisse que « le versement du montant forfaitaire représente le paiement du prix d'achat de cette partie de mon achalandage qu'il m'est possible de transférer à la date des présentes » (pièce I-1, onglet 17). Le refus de VMD révèle, à mon avis, l'absence d'intention de la part de VMD de faire l'acquisition de la liste de clients de monsieur Desmarais. Au contraire, il indique une intention de verser un paiement incitatif. Non seulement VMD a-t-elle refusé d'accueillir favorablement la demande de précision de monsieur Desmarais, mais elle s'est comportée comme un employeur qui avait versé un revenu d'emploi. Elle a, en effet, préparé un feuillet T4 sur lequel elle décrit les 350 000 $ comme une commission. Il est vrai que cette description n'est pas celle qui traduit le mieux la nature véritable de cette somme, mais ce qui est le plus important, à mon avis, c'est le fait que VMD ne considérait pas la somme de 350 000 $ comme le prix d'achat d'un achalandage.

[8]      En plus de ces éléments, qui soulèvent un sérieux doute quant à l'existence d'un prix d'achat pour l'achat d'un achalandage, il y a le fait que le contrat de travail mentionne le versement des 350 000 $ sous la rubrique « rémunération » . Il s'agit là d'un autre indice de la nature véritable des 350 000 $ versés par VMD. S'il s'était réellement agi de l'acquisition d'un achalandage, on aurait normalement dû préparer un contrat distinct, soit un contrat de vente ou d'achat, ou, à tout le moins, traiter de l'acquisition sous une rubrique distincte du contrat de travail.

[9]      D'autres éléments me confortent dans ma conclusion que l'intention véritable de VMD n'était pas de faire l'acquisition de l'achalandage. Par exemple, il n'y a aucune clause dans le contrat de travail qui protège VMD contre la sollicitation des clients visés par la clause 4.6, soit les « clients déjà représentés par l'employé » advenant le départ de monsieur Desmarais. Pourtant, une telle clause existe à l'article 13 du contrat de travail à l'égard des clients que pouvaient adresser à monsieur Desmarais les institutions du Mouvement Desjardins.

[10]     Je crois que VMD ne pouvait pas vraiment espérer faire l'acquisition de l'achalandage des clients de monsieur Desmarais parce qu'il est reconnu dans le milieu qu'il existe un lien de confiance étroit entre un conseiller en placement et ses clients, surtout s'il leur a fourni des conseils pendant plusieurs années. De plus, il serait difficile d'empêcher un salarié de gagner sa vie après avoir quitté son employeur et de s'occuper des clients qui désirent avoir recours à ses services. De toute façon, les clients sont libres de faire affaire avec le conseiller de leur choix. Le taux de rétention de la clientèle de monsieur Desmarais ne serait pas élevé pour VMD si monsieur Desmarais devait quitter. L'intérêt de VMD réside dans la rétention des services du salarié qu'elle engage. D'ailleurs, l'article 5 du contrat de travail prévoit le remboursement de la totalité des 350 000 $ si monsieur Desmarais devait quitter son emploi au cours de sa première année de service. Par la suite, il y a réduction progressive du remboursement s'il quitte son emploi chez VMD au cours des quatre années suivantes. Si l'intention véritable de VMD en versant les 350 000 $ avait été de faire l'achat d'un achalandage, la clause n'aurait prévu le remboursement que dans la mesure où VMD aurait perdu des clients à la suite du départ de monsieur Desmarais.

[11]     L'analyse de l'ensemble de la preuve m'amène à conclure que les 350 000 $ ont été versés pour inciter monsieur Desmarais à quitter Nesbitt Burns et à se joindre à VMD et non pas pour faire l'acquisition de la clientèle de monsieur Desmarais.

[12]     Il est vrai que monsieur Desmarais, en se rendant chez VMD et en acceptant le poste de directeur de succursale, cessait d'être impliqué de façon quotidienne avec ses clients. Son rôle se limitait à superviser les nombreux conseillers en placement qui devaient se joindre à son équipe. Toutefois, on ne peut pas dire que monsieur Desmarais perdait tout intérêt pécuniaire à amener sa clientèle avec lui. Au contraire, lors de la négociation de son contrat de travail avec VMD, il s'est assuré qu'un collègue chez Nesbitt Burns, monsieur Bernier, en qui il avait une grande confiance, se joindrait en même temps que lui à VMD. En fait, c'est plutôt à monsieur Bernier - et non à VMD - que monsieur Desmarais a transféré sa clientèle, puisque c'est monsieur Bernier qui a hérité de tous les clients qui ont accepté de suivre monsieur Desmarais chez VMD. Comme contrepartie financière de ce transfert de clientèle, monsieur Bernier versait à monsieur Desmarais une partie des commissions qu'il recevait de ces clients. Monsieur Desmarais a décrit ainsi son arrangement avec monsieur Bernier : « Martin Guy Bernier, qui achète ma clientèle me donne une quote-part de ses commissions à lui pour acheter ma clientèle » .[2] Monsieur Bernier a même décrit ces paiements comme une redevance. Il s'agit bien là d'une façon comme une autre de payer l'acquisition d'une clientèle. Il est important de mentionner que monsieur Desmarais n'avait aucune autre entente semblable avec les 23 autres conseillers en placement qui travaillaient dans son équipe.

[13]     Pour tous ces motifs, l'appel de monsieur Desmarais est rejeté, avec dépens en faveur de l'intimée.

Signé à Ottawa, Canada, ce 22e jour de novembre 2006.

« Pierre Archambault »

Juge Archambault


RÉFÉRENCE :                                   2006CCI417

N º DU DOSSIER DE LA COUR :       2004-2146(IT)G

INTITULÉ DE LA CAUSE :               Jean Desmarais c. La Reine

LIEU DE L'AUDIENCE :                    Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                  le 15 juin 2006

MOTIFS DE JUGEMENT PAR :        L'honorable juge Pierre Archambault

DATE DU JUGEMENT :                    le 18 juillet 2006

MOTIFS DU JUGEMENT :

le 22 novembre 2006

COMPARUTIONS :

Avocates de l'appelant :

Me Josée Vigeant

Me Valérie Molina

Avocate de l'intimée :

Me Nathalie Goulard

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

       Pour l'appelante:

                   Nom :                              Me Josée Vigeant

                   Cabinet :

       Pour l'intimée :                             John H. Sims, c.r.

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada



[1]           Il aurait été plus respectueux des règles de l'équité procédurale si mention de ce renversement du fardeau de la preuve avait été faite au début de l'audition de l'appel, plutôt que d'attendre le moment des plaidoiries.

[2] Page 42 de la transcription de l'interrogatoire préalable, à la ligne 15.

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