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2004-4426(IT)I

ENTRE :

GULSHAN A. ALIBHAI,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

____________________________________________________________________

Appels entendus le 3 mai 2005 à Vancouver (Colombie-Britannique).

Devant : L'honorable juge E.A. Bowie

Comparutions :

Avocat de l'appelante :

Me Aiyaz Alibhai

Avocate de l'intimée :

Me Shawna Cruz

____________________________________________________________________

JUGEMENT

Les soi-disant appels interjetés à l'encontre des nouvelles cotisations d'impôt établies en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu (la Loi) pour les années d'imposition 1999, 2000, 2001 et 2002 sont annulés.

L'appel interjeté à l'encontre de la nouvelle cotisation d'impôt établie en vertu de la Loi pour l'année d'imposition 2003 est rejeté.

Signé à Toronto (Ontario), ce 26e jour d'août 2005.

« E.A Bowie »

Le juge Bowie

Traduction certifiée conforme

ce 7e jour de février 2006.

Joanne Robert, traductrice


Référence : 2005CCI574

Date : 20050826

Dossier : 2004-4426(IT)I

ENTRE :

GULSHAN A. ALIBHAI,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Bowie

[1]      Au moyen d'appels interjetés à l'encontre de cotisations d'impôt établies pour les années allant de 1999 à 2003 inclusivement, l'appelante cherche à obtenir une dispense de l'application de l'article 180.2 de la Loi de l'impôt sur le revenu[1] (la Loi), qui a entraîné la récupération des prestations auxquelles elle avait droit en vertu de la Loi sur la sécurité de la vieillesse[2] (la Loi sur la SV). L'appelante fonde son argumentation contre les cotisations sur l'article 15 et, à titre subsidiaire, sur l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), ainsi que sur l'alinéa 1a) de la Déclaration canadienne des droits (la Déclaration des droits).

Faits

[2]      Les faits en l'espèce ne sont pas contestés. Le résumé des faits ci-dessous est tiré de la première partie d'un exposé des faits et du droit que m'a fourni l'avocat de l'appelante au moment de l'audition des appels.

[TRADUCTION]

1.                   L'appelante a 67 ans; elle est née le 30 août 1937.

2.                   L'appelante a commencé à travailler comme aide-ménagère au Capilano Care Centre à West Vancouver (Colombie-Britannique) en 1976. Son revenu annuel a été d'environ 30 000 $ pour sa dernière année de travail au Capilano Care Centre.

3.                   Le 20 avril 1998, l'appelante, qui avait 60 ans et qui comptait 22 ans de service au Capilano Care Centre, s'est grièvement blessée dans un accident de travail. L'accident a aggravé des troubles dégénératifs dont souffrait déjà l'appelante à l'épaule droite, au genou droit et à la colonne lombaire. Cette condition représente une invalidité permanente.

            4.          Le 20 avril 1998, soit le jour de l'accident, une demande a été présentée pour l'appelante à la commission des accidents du travail (CAT) de la Colombie-Britannique.

            5.          Le 30 août 2002, l'appelante a eu 65 ans, âge auquel elle pouvait commencer à toucher des prestations de la SV.

            6.          Le 24 avril 2003, l'appelante a reçu un avis de la CAT, qui l'informait que sa section des indemnités d'invalidité avait déterminé qu'elle souffrait d'une invalidité permanente résultant de l'aggravation, à la suite de l'accident, de troubles dégénératifs existants à l'épaule droite, au genou droit et à la colonne lombaire. La CAT avait établi que l'appelante avait droit à une indemnité pour invalidité permanente. Le montant de l'indemnité a été fixé à 1 853,91 $ par mois pour la période allant du 12 juin 1999 au 30 août 2002. Le montant de l'indemnité a été rajusté le 30 août 2002 pour tenir compte de la retraite probable de l'appelante à l'âge de 65 ans. Pour la période allant du 30 août 2002 au 30 avril 2003, l'appelante avait droit à 790,73 $ par mois. En conséquence, l'appelante a reçu une indemnité rétroactive pour invalidité permanente (l'indemnité rétroactive) de 80 893,84 $ pour la période allant du 12 juin 1999 au 30 avril 2003. De plus, l'appelante a commencé à toucher une indemnité d'invalidité de 790,37 $ par mois en mai 2003.

            7.          Dans des lettres datées du 23 septembre 2004 et du 7 octobre 2004, la CAT a fait une ventilation par année des sommes composant l'indemnité rétroactive de l'appelante. La CAT a fourni la liste suivante des sommes composant le total de 80 893,84 $ pour chacune des années allant de 1999 à 2003 :

           

Année

Montant

1999

12 409,86 $

2000

22 849,08 $

2001

23 573,58 $

2002

18 988,40 $

2003

3 162,92 $

TOTAL

80 983,84 $

            8.          La CAT a envoyé à l'appelante un État des prestations (formulaire T5007) pour 2003 qui indiquait l'indemnité rétroactive et l'indemnité mensuelle reçues en 2003. Le montant total indiqué sur le formulaire T5007 était de 87 309,68 $.

            9.          Le 20 avril 2004, le comptable de l'appelante a transmis cette information à l'ADRC et lui a demandé d'établir, pour les années en cause, des cotisations qui tiendraient compte de la somme se rapportant à chacune de ces années.

            10.        Dans un avis de cotisation daté du 29 avril 2004, l'ADRC a indiqué qu'elle avait inclus le montant total de l'indemnité rétroactive dans le revenu de 2003 de l'appelante. En outre, l'ADRC a informé l'appelante qu'elle serait obligée de rembourser ses prestations de la SV de 2003 et qu'elle ne toucherait pas d'autres prestations de la SV avant juin 2005 :

[TRADUCTION]

Nous avons redressé le montant de vos indemnités d'accident de travail pour le fixer à 87 309 $, soit le montant qui figure dans nos dossiers. Compte tenu de votre revenu pour 2003, nous retiendrons un montant sur vos chèques mensuels de la Sécurité de la vieillesse pour récupérer les prestations payées en trop. De juillet 2004 à juin 2005, le montant de la retenue sera égal à celui de votre chèque. Nous sommes tenus de faire ces retenues en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu. Vous pouvez indiquer ce montant comme impôt retenu à la source dans votre déclaration de revenus. Comme votre revenu net pour l'année est supérieur à 57 879 $, vous devez rembourser 5 497 $ des prestations de la Sécurité de la vieillesse que vous avez reçues.

            11.        Le 20 mai 2004, le comptable de l'appelante a envoyé au comité de l'équité de l'ADRC une lettre dans laquelle il disait que l'avis de cotisation du 29 avril était injuste et punitif. Dans la lettre, il demandait à l'ADRC de répartir l'indemnité rétroactive sur les années auxquelles elle se rapportait en vue d'annuler la récupération des prestations de la SV de l'appelante.

            12.        Le 26 mai 2004, l'ADRC a refusé de modifier l'avis de cotisation du 29 avril.

            13.        Le 7 juin 2004, l'ADRC a envoyé un état de compte exigeant un paiement de 5 092,03 $ au plus tard le 27 juin 2004.

            14.        Le 8 juin 2004, l'appelante a déposé un avis d'opposition à l'égard du montant exigé par l'ADRC. Le 24 juin 2004, l'appelante a payé le montant en litige en attendant l'issue de l'appel.

            15.        Le 20 août 2004, l'avis de cotisation du 29 avril a été ratifié par le ministre du Revenu national. Dans l'avis de ratification, l'appelante était informée que l'indemnité pour accident de travail de 87 309,68 $ reçue en 2003 avait correctement été incluse dans son revenu selon l'alinéa 56(1)v).

Position de l'appelante

[3]      D'après ce que je comprends, l'appelante estime que l'alinéa 56(1)v) de la Loi a eu pour effet de la priver des prestations de la SV auxquelles elle aurait eu droit par ailleurs, car cet alinéa est à l'origine de l'inclusion dans son revenu net, en vertu de la partie I, section B de la Loi, du montant intégral des indemnités d'accident de travail qu'elle a reçues en 2003. Par conséquent, son revenu net a dépassé le montant à partir duquel l'impôt prélevé selon l'article 180.2 correspond au montant intégral des prestations auxquelles elle avait droit cette année-là en vertu de la Loi sur la SV. L'appelante soutient que l'alinéa 56(1)v) porte atteinte à son droit à l'égalité et à la sécurité, que lui confèrent les articles 15 et 7 de la Charte, de même qu'à son droit à la jouissance de biens, que lui donne l'alinéa 1a) de la Déclaration des droits. À ses yeux, les droits prévus par la Charte et la Déclaration des droits ne peuvent être protégés que si l'alinéa 56(1)v) est interprété de façon à ce que le paiement forfaitaire de 80 983 $ reçu en 2003 soit fractionné et réparti entre les années d'imposition allant de 1999 à 2003, selon le tableau figurant au point 7 du paragraphe 2 ci-dessus.

[4]      Comme mesure réparatoire, l'appelante demande qu'il soit reconnu que l'alinéa 56(1)v) viole les droits que lui confèrent la Charte et la Déclaration des droits et que cet alinéa soit interprété de façon à ce que le paiement forfaitaire soit fractionné et inclus dans son revenu pour les cinq années en cause, comme il est indiqué ci-dessus. À titre subsidiaire, l'appelante demande que l'alinéa 56(1)v) soit déclaré sans effet. De plus, elle demande une injonction péremptoire pour obliger le ministre à établir de nouvelles cotisations à son égard pour les années allant de 1998 à 2003.

[5]      Le point principal de l'argumentation de l'appelante est qu'elle fait partie d'un groupe pouvant être décrit comme celui des personnes ayant subi un accident de travail qui leur a causé une invalidité permanente. Selon l'appelante, ce groupe est traité moins favorablement que le groupe de comparaison, qu'elle décrit comme le groupe des personnes ayant eu un accident de travail qui ne leur a pas causé une invalidité permanente. L'appelante me demande d'admettre d'office que la CAT de la Colombie-Britannique (et, par extension, les organismes analogues des autres provinces et des territoires) prend beaucoup plus de temps à étudier les demandes du premier groupe que celles du second. Il résulte de cela, selon elle, que les membres du premier groupe ne reçoivent rien pendant des années, puis ils se voient verser un gigantesque paiement rétroactif comprenant les prestations pour toutes ces années. En revanche, les membres du second groupe reçoivent leurs indemnités rapidement, c'est-à-dire dans l'année qu'elles visent. Inévitablement, ou du moins habituellement, les membres du premier groupe doivent inclure le montant de plusieurs années de prestations dans leur revenu net pour l'année du paiement, alors que les membres du second groupe incluent un montant moins élevé dans leur revenu pour chacune des années où ils touchent des prestations. Par conséquent, les membres du premier groupe sont susceptibles d'être assujettis à la récupération des prestations de la SV prévue à l'article 180.2, mais non les membres du groupe de comparaison. Les membres du premier groupe font donc l'objet d'une discrimination par suite d'un effet préjudiciable, soit la perte de prestations de la SV.

Années d'imposition allant de 1998 à 2002

[6]      L'appelante prétend vouloir interjeter appel des cotisations établies pour chacune de ces années. Cependant, il a été établi au moyen de la preuve par affidavit présentée par Dianne Martineau que l'appelante n'a pas signifié d'avis d'opposition au ministre pour ces années. Il faut d'abord avoir déposé un avis d'opposition pour pouvoir interjeter appel[3]. Les appels pour les années d'imposition autres que 2003 seront annulés.

Question

[7]      L'examen de la question soulevée par cet appel exige une bonne compréhension des dispositions législatives en cause. Il s'agit des dispositions de la Loi sur la SV qui prévoient le paiement de prestations, de même que de l'alinéa 56(1)v), de l'alinéa 110(1)f) et de l'article 180.2 de la Loi. La Loi sur la SV prévoit le paiement de prestations mensuelles aux Canadiens de plus de 65 ans qui en font la demande. Le montant de la prestation habituelle en 2003 était d'environ 458 $ par mois, mais les personnes ayant un revenu très faible pouvaient avoir droit à une prestation supplémentaire. Jusqu'à 1989, la prestation de base était payée sans distinction, indépendamment des besoins. En 1999, le législateur a ajouté à la Loi la partie 1.2[4], soit l'article 180.2, pour permettre la récupération progressive des prestations de la SV des bénéficiaires dont le revenu net selon la partie 1 est supérieur à 50 000 $. Ce montant a été indexé depuis lors, et il était de 57 879 $ en 2003. Conformément à l'alinéa 56(1)v) de la Loi, les prestations de la SV doivent être incluses dans le revenu net du contribuable, mais elles ne sont pas assujetties à l'impôt (sauf l'impôt de récupération), car, en vertu de l'alinéa 110(1)f), elle sont déduites dans le calcul du revenu imposable. L'effet combiné de ces dispositions est le suivant : les personnes dont le revenu net est inférieur au montant prévu à l'article 180.2 reçoivent leurs prestations de la SV en franchise d'impôt; celles dont le revenu net dépasse le plafond doivent rembourser les prestations à un taux progressif; celles dont le revenu net est de 98 793 $[5] ou plus doivent rembourser, sous forme de l'impôt de la partie 1.2, le montant intégral des prestations reçues.

[8]      Pour l'appelante, le paiement rétroactif de 80 983 $ en indemnités de la CAT en 2003 a fait que son revenu a dépassé le montant à partir duquel il y a pleine récupération des prestations de la SV. Si seulement 3 163 $ du paiement rétroactif avaient été inclus dans le revenu net de l'appelante, ce qui aurait dû être le cas selon elle, elle n'aurait eu qu'un revenu net de 29 724 $ en 2003. Elle aurait donc reçu moins que le seuil de 57 879 $, et ses prestations de la SV n'auraient pas fait l'objet d'une récupération. La question en l'espèce est donc de savoir si les dispositions législatives en cause portent atteinte aux droits acquis de l'appelante selon la Charte ou la Déclaration des droits. Pour les raisons présentées ci-dessous, j'ai déterminé que ce n'est pas le cas.

Analyse

[9]      L'appelante ne prétend pas que les dispositions législatives en cause établissent une distinction formelle entre elle et les autres sur la base de caractéristiques personnelles. L'alinéa 56(1)v) de la Loi n'établit aucune distinction : tous les bénéficiaires de prestations de la SV doivent inclure leurs prestations dans le calcul de leur revenu net. L'article 180.2 est la disposition d'application pertinente de la Loi. Il ne différencie les contribuables qu'en fonction de leur revenu net. Plus le contribuable a un revenu élevé, moins le montant net des prestations de la SV qu'il peut conserver est élevé. L'établissement d'une telle distinction entre les contribuables ne contrevient manifestement pas à l'article 15 de la Charte.

[10]     Selon son avocat, l'appelante est victime d'une discrimination par suite d'un effet préjudiciable. Elle et d'autres personnes qui ont eu un accident de travail ayant entraîné une invalidité permanente sont traitées moins favorablement selon la Loi que les personnes ayant eu un accident de travail qui ne leur a pas causé d'invalidité permanente. Il en est ainsi parce qu'il faut plus de temps pour évaluer les blessures des membres du premier groupe et, par conséquent, pour commencer à leur faire des paiements que chez les membres du groupe de comparaison. Les membres du premier groupe reçoivent donc de gros paiements forfaitaires rétroactifs, mais pas les membres de l'autre groupe. Selon l'avocat de l'appelante, le fondement de cette discrimination est la déficience physique. L'effet inadmissible est que la Loi ne fait pas cette distinction et qu'elle n'en tient pas compte. La mesure qu'il conviendrait de prendre serait d'inclure le paiement rétroactif dans le revenu pour chacune des années visées, probablement en établissant de nouvelles cotisations pour toutes les années entre la date de l'accident ayant causé l'invalidité et la date du paiement rétroactif, après réception du paiement rétroactif.

[11]     Dans l'arrêt Law c. Canada[6], la Cour suprême du Canada a établi des lignes directrices dont les juges peuvent se servir lorsqu'ils ont à décider de l'application de l'article 15 de la Charte aux lois. Ces lignes directrices sont résumées au paragraphe 88 des motifs du jugement du juge Iacobucci, qui est reproduit ci-dessous :

88         Avant de me pencher sur l'application aux faits de l'espèce des principes que je viens d'aborder, j'estime utile de résumer certaines des principales lignes directrices de l'analyse relative au par. 15(1) qui découlent des arrêts de notre Cour examinés dans le cadre des présents motifs. Comme je l'ai déjà dit, ces lignes directrices ne doivent pas être perçues comme des critères stricts, mais plutôt comme des points de repère pour les tribunaux appelés à décider s'il y a eu atteinte au droit à l'égalité d'un demandeur, indépendamment de toute discrimination, au sens de la Charte. Il est bien entendu que les lignes directrices résumées en l'espèce devront être enrichies, en pratique, par les explications que l'on retrouve dans les présents motifs et dans les arrêts antérieurs, et par l'étude approfondie du contexte de l'allégation particulière fondée sur le par. 15(1) dont il est question. Il va sans dire qu'au fur et à mesure de l'évolution de notre jurisprudence sur l'art. 15, de nouveaux raisonnements et de nouvelles modifications peuvent fort bien se dégager.

La démarche générale

(1)         Il est inapproprié de tenter de restreindre l'analyse relative au par. 15(1) de la Charte à une formule figée et limitée. Une démarche fondée sur l'objet et sur le contexte doit plutôt être utilisée en vue de l'analyse relative à la discrimination pour permettre la réalisation de l'important objet réparateur qu'est la garantie d'égalité et pour éviter les pièges d'une démarche formaliste ou automatique.

(2)         La démarche que notre Cour a adoptée et qu'elle applique régulièrement relativement à l'interprétation du par. 15(1) repose sur trois questions primordiales :

(A)        La loi a-t-elle pour objet ou pour effet d'imposer une différence de traitement entre le demandeur et d'autres personnes?

(B)        La différence de traitement est-elle fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?

(C)        La loi en question a-t-elle un objet ou un effet discriminatoires au sens de la garantie d'égalité?

La première question vise à déterminer si la loi entraîne une différence de traitement. Les deuxième et troisième visent à déterminer si la différence de traitement constitue de la discrimination réelle au sens du par. 15(1).

(3)         Par conséquent, le tribunal ayant à se prononcer sur une allégation de discrimination fondée sur le par. 15(1) doit se poser trois grandes questions :

(A)        La loi contestée : a) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet-elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles?

(B)        Le demandeur fait-il l'objet d'une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?

et

(C)        La différence de traitement est-elle discriminatoire en ce qu'elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d'un avantage d'une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l'opinion que l'individu touché est moins capable ou est moins digne d'être reconnu ou valorisé en tant qu'être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?

L'objet

(4)         En termes généraux, l'objet du par. 15(1) est d'empêcher qu'il y ait atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles au moyen de l'imposition de désavantages, de stéréotypes ou de préjugés politiques ou sociaux, et de promouvoir une société dans laquelle tous sont également reconnus dans la loi en tant qu'êtres humains ou que membres de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect et la même considération.

(5)         Il doit absolument y avoir un conflit entre l'objet ou les effets de la loi contestée et l'objet du par. 15(1) pour fonder une allégation de discrimination. L'existence d'un tel conflit doit être établie au moyen de l'analyse de l'ensemble du contexte entourant l'allégation et le demandeur.

La méthode comparative

(6)         La garantie d'égalité est un concept relatif qui, en dernière analyse, oblige le tribunal à cerner un ou plusieurs éléments de comparaison pertinents. C'est généralement le demandeur qui choisit la personne, le groupe ou les groupes avec lesquels il désire être comparé aux fins de l'analyse relative à la discrimination. Cependant, lorsque la qualification de la comparaison par le demandeur n'est pas suffisante, le tribunal peut, dans le cadre du ou des motifs invoqués, approfondir la comparaison soumise par le demandeur lorsqu'il estime justifié de le faire. Pour déterminer quel est le groupe de comparaison pertinent, il faut examiner l'objet et les effets des dispositions législatives et tenir compte du contexte dans son ensemble.

Le contexte

(7)         Les facteurs contextuels qui déterminent si les dispositions législatives ont pour effet de porter atteinte à la dignité du demandeur doivent être interprétés et analysés dans la perspective de ce dernier. Le point central de l'analyse est à la fois subjectif et objectif. Le point de vue approprié est celui de la personne raisonnable qui se trouve dans une situation semblable à celle du demandeur et qui tient compte des facteurs contextuels pertinents.

(8)         La personne qui invoque le par. 15(1) peut s'appuyer sur une série de facteurs pour démontrer que les dispositions législatives portent atteinte à sa dignité. La liste de ces facteurs n'est pas restrictive. On peut trouver des indications sur la nature de ces facteurs dans la jurisprudence de notre Cour et en faisant une analogie avec des facteurs reconnus.

(9)         Voici certains des facteurs contextuels servant à déterminer s'il y a eu atteinte au par. 15(1) :

(A)        La préexistence d'un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou de vulnérabilité subis par la personne ou le groupe en cause. Les effets d'une loi par rapport à l'objectif important du par. 15(1) pour ce qui est de la protection des personnes et des groupes qui sont vulnérables, défavorisés ou qui sont membres de « minorités distinctes et isolées » , doivent toujours constituer une considération majeure. Bien que l'appartenance du demandeur à un ou plusieurs groupes historiquement favorisés ou défavorisés ne signifie pas, en soi, qu'il y a eu atteinte à un droit, la présence de ces facteurs préexistants portera à conclure qu'il y a eu violation du par. 15(1).

(B)        La correspondance, ou l'absence de correspondance, entre le ou les motifs sur lesquels l'allégation est fondée et les besoins, les capacités ou la situation propres au demandeur ou à d'autres personnes. Bien que le simple fait que les dispositions législatives contestées tiennent compte des caractéristiques et de la situation personnelles du demandeur ne suffira pas nécessairement pour faire rejeter une allégation fondée sur le par. 15(1), il sera généralement plus difficile de démontrer l'existence de discrimination lorsque la loi prend en considération la situation véritable du demandeur d'une manière qui respecte sa valeur en tant qu'être humain ou que membre de la société canadienne, et il sera moins difficile de le faire lorsque la loi fait abstraction de la situation véritable du demandeur.

(C)        L'objet ou l'effet d'amélioration de la loi contestée eu égard à une personne ou un groupe défavorisés dans la société. Un objet ou un effet d'amélioration conforme à l'objet du par. 15(1) de la Charte ne portera vraisemblablement pas atteinte à la dignité humaine de personnes favorisées lorsque l'exclusion de ces dernières correspond en grande partie aux besoins plus grands ou à la situation différente propres au groupe défavorisé visé par les dispositions législatives. Ce facteur a une plus grande pertinence lorsque l'allégation fondée sur le par. 15(1) est faite par un membre favorisé de la société.

et

(D)        La nature et l'étendue du droit touché par la loi contestée. Plus les effets des dispositions législatives sont graves et localisés pour le groupe touché, plus il est probable que la différence de traitement à la source de ces effets soit discriminatoire au sens du par. 15(1).

(10)       Bien qu'il incombe à la personne qui invoque le par. 15(1) de démontrer, en fonction de l'objet visé, qu'il y a eu atteinte à ses droits à l'égalité à la lumière d'un ou de plusieurs facteurs contextuels, le demandeur n'est pas nécessairement tenu de produire des éléments de preuve pour démontrer l'existence d'une atteinte à la dignité ou à la liberté humaines. Souvent, le simple fait que la différence de traitement soit fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues sera suffisant pour établir qu'il y a eu violation du par. 15(1), puisqu'il sera évident au vu de la connaissance d'office et du raisonnement logique que la distinction est discriminatoire au sens de ce paragraphe.

[12]     En appliquant ces lignes directrices à l'affaire en l'espèce, on ne peut que constater que l'appel ne peut être admis, pour deux raisons.

[13]     Tout d'abord, il y a la supposition selon laquelle le législateur devait prévoir que la CAT de la Colombie-Britannique (et par extension les organismes analogues des neuf autres provinces et des trois territoires) a forcément besoin de plus de temps pour faire le premier paiement d'indemnité à chaque demandeur ayant une invalidité permanente ou, en fait, à tous ceux qui lui demandent des prestations. Il m'est demandé de prendre connaissance d'office de cette supposition à la lumière de trois décisions[7] rendues dans des appels en matière d'impôt où de tels retards dans le paiement sont mis en relief, de même qu'à la lumière de l'extrait suivant du site Web de la CAT de la Colombie-Britannique :

[TRADUCTION]

S'il est prouvé qu'un accident du travail ou une maladie professionnelle vous a causé une invalidité permanente, vous serez évalué en vue de recevoir des indemnités d'invalidité permanente. Le montant des indemnités sera vraisemblablement déterminé selon la perte de fonctions physiologiques. Si la commission détermine que la combinaison de votre occupation et de votre invalidité est si exceptionnelle que l'indemnité pour perte de fonctions physiologiques ne suffit pas pour vous indemniser, elle peut vous payer une indemnité pour perte de revenus.

Site Web de la CAT, « Permanent Disability and Death Benefits »

www.worksafebc.com/for_workers/receiving_benefits/permanent_disability/default.asp

[14]     Cela n'est pas un fait notoire et incontesté, ni un fait pouvant être démontré de façon immédiate et précise à l'aide de sources dont l'exactitude ne fait aucun doute[8]. En effet, comme la thèse avancée oblige l'appelante à prouver que des années de retard dans le versement du premier paiement à un demandeur ayant une déficience sont non seulement monnaie courante, mais aussi inévitables, je suis d'avis que cette thèse repose sur un fait non seulement improuvé dans le présent dossier, mais aussi improuvable. Il ne faut pas beaucoup d'imagination pour voir que les autorités chargées de régir et d'administrer l'indemnisation des accidents du travail dans les 13 administrations pourraient facilement trouver des moyens d'effectuer aux demandeurs auxquels un accident de travail a causé une invalidité permanente des paiements compensatoires beaucoup plus vite que ce que montrent les faits en l'espèce et dans quelques autres affaires. Je ne suis pas prêt à faire l'admission d'office nécessaire pour défendre une conclusion selon laquelle il y aurait eu discrimination par suite d'un effet préjudiciable en l'espèce. Je ne suis pas insensible à l'effet défavorable que le paiement compensatoire tardif et relativement énorme a eu sur le droit de l'appelante de toucher et de conserver des prestations de la SV en 2003. Toutefois, il en est ainsi à cause du temps que la CAT a mis à traiter la demande de l'appelante. La question de savoir si une discrimination a contribué à ce retard est, bien sûr, une question qui ne peut être réglée que par les tribunaux de la Colombie-Britannique.

[15]     Dans l'affaire Canada c. Lesiuk,[9] le juge Létourneau dit ce qui suit au nom d'une cour unanime :

            Sans de bonnes données statistiques, il serait hasardeux de faire le genre de comparaisons que la défenderesse demande à la Cour de faire, c'est-à-dire d'affirmer que le groupe de la défenderesse subit une réelle différence de traitement à cause du nombre d'heures de travail dont il doit justifier pour avoir droit à des prestations d'assurance-emploi, par rapport à la situation qui a cours pour le groupe témoin.[10]

On peut en dire autant dans l'affaire en l'espèce.

[16]     La seconde faille dans l'argumentation relative à la Charte est la supposition selon laquelle, comme elle a été privée de ses prestations de la SV dans une année où elle a touché un revenu net d'un peu plus de 111 000 $, l'appelante est moins digne d'être reconnue ou valorisée en tant qu'être humain ou membre de la société canadienne. J'aurais pensé le contraire : ce n'est pas porter atteinte à la dignité de l'appelante que de conclure qu'elle n'avait pas besoin de l'aide financière accordée par une loi prévoyant des prestations sociales, car ses autres revenus en 2003 s'élevaient à plus de 90 000 $, et ce, même si une bonne partie de ces revenus visait des années antérieures.

[17]     Le recours par l'appelante à l'article 7 de la Charte n'est pas fondé. Rien n'indique en l'espèce que le traitement fiscal réservé au paiement rétroactif de l'appelante n'a menacé son bien-être autrement que sur le plan financier. Il est bien établi que l'article 7 de la Charte ne protège pas des intérêts purement économiques[11]. L'argument reposant sur la Déclaration des droits ne représente pas moins une tentative désespérée. L'alinéa 1a) de la Déclaration des droits protège :

[...] le droit de l'individu à [...] la jouissance de ses biens, et le droit de ne s'en voir privé que par l'application régulière de la loi [...]

Dans la mesure où, en l'espèce, l'appelante est privée de son droit à la jouissance de ses biens, elle l'est sans contredit par l'application régulière de la loi. L'article 180.2 de la Loi a été adopté par le Parlement; l'appelante a reçu une cotisation établie par le ministre conformément aux pouvoirs que lui a conférés le Parlement; l'appelante a exercé le droit d'appel que prévoit la loi et elle peut se prévaloir d'autres droits d'appel.

[18]     Les soi-disant appels pour les années allant de 1999 à 2002 sont annulés. L'appel pour l'année 2003 est rejeté.

Signé à Ottawa (Canada), ce 26e jour d'août 2005.

« E.A. Bowie »

Le juge Bowie

Traduction certifiée conforme

ce 7e jour de juin 2006.

Joanne Robert, traductrice



[1]            L.R.C. 1985 (5e suppl.) ch.1, telle que modifiée.

[2]            L.R. 1985, ch. O-9.

[3]           La Loi, paragraphe 169(1).

[4]            L.C. 1990, ch. 39, art. 48.

[5]            Il s'agit là du montant fixé pour 2005 - il était légèrement plus bas en 2003.

[6]            [1999] 1 R.C.S. 497

[7]            Bongiovanni v. R., [2001] 1 C.T.C. 2186; Franklin v. R., [2004] 1 C.T.C. 2062 ; Poulin v. R., [1998] 3 C.T.C. 2820.

[8]            Voir Law c. Canada, précité, au paragraphe 77.

[9]            [2003] 2 C.F. 697.

[10]           Paragraphe 27

[11]           Voir Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, le juge en chef Dickson, page 1003; Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S 429, paragraphes 75 à 84.

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