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Dossier : 2004-3436(EI)

ENTRE :

AGNEAU DE L'EST INC.,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

____________________________________________________________________

Appel entendu le 7 juin 2005, à Matane (Québec).

Devant : L'honorable juge Alain Tardif

Comparutions :

Avocat de l'appelante :

Me Gaétan Gauthier

Avocate de l'intimé :

Me Marie-Claude Landry

____________________________________________________________________

JUGEMENT

        L'appel interjeté en vertu du paragraphe 103(1) de la Loi sur l'assurance-emploi (la « Loi » ) est rejeté au motif que le travail exécuté par Lucienne Lévesque lors de la période allant du 1er janvier 2002 au 7 octobre 2003, constituait un véritable contrat de louage de services au sens de l'alinéa 5(1)a) de la Loi, selon les motifs du jugement ci-joints.

Signé à Ottawa, Canada, ce 28e jour de juillet 2005.

« Alain Tardif »

Juge Tardif


Dossier : 2004-3438(EI)

ENTRE :

LUCIENNE LÉVESQUE,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

____________________________________________________________________

Appel entendu le 7 juin 2005, à Matane (Québec).

Devant : L'honorable juge Alain Tardif

Comparutions :

Avocat de l'appelante :

Me Gaétan Gauthier

Avocate de l'intimé :

Me Marie-Claude Landry

____________________________________________________________________

JUGEMENT

          L'appel interjeté en vertu du paragraphe 103(1) de la Loi sur l'assurance-emploi (la « Loi » ) est rejeté au motif que le travail exécuté par l'appelante, Lucienne Lévesque, lors de la période allant du 1er janvier 2002 au 7 octobre 2003 constituait un véritable contrat de louage de services au sens de l'alinéa 5(1)a) de la Loi, selon les motifs du jugement ci-joints.

Signé à Ottawa, Canada, ce 28e jour de juillet 2005.

« Alain Tardif »

Juge Tardif


Référence : 2005CCI401

Date : 20050728

Dossiers :     2004-3436(EI)

2004-3438(EI)

ENTRE :

AGNEAU DE L'EST INC.,

et

LUCIENNE LÉVESQUE,

appelantes,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Tardif

[1]      Il s'agit de deux appels relatifs à l'exécution du même travail; le premier appel est interjeté par la société Agneau de l'Est inc., et le second, par madame Lucienne Lévesque. Les parties ont convenu de procéder dans les deux dossiers au moyen d'une preuve commune.

[2]      La question en litige consiste à savoir si le travail exécuté par l'appelante Lucienne Lévesque lors de la période allant du 1er janvier 2002 au 7 octobre 2003 a été effectué dans le cadre d'un contrat de louage de services ou à titre de travailleuse autonome.

[3]      D'entrée de jeu, le procureur des appelantes a fait état que la grande majorité des faits n'étaient pas litigieux et que le litige portait essentiellement sur l'évaluation et la qualification de la nature de la relation contractuelle intervenue entre les parties.

[4]      Parmi tous les faits tenus pour acquis pour justifier les déterminations, seuls deux alinéas identiques, soit l'alinéa 22n) de la Réponse à l'avis d'appel dans le dossier no 2004-3436(EI), Agneau de l'Est inc., et l'alinéa 25n) dans le dossier no 2004-3438(EI), Lucienne Lévesque, furent niés. Ces alinéas 22n) et 25n) sont formulés de la façon suivante :

            « la travailleuse travaillait presque toujours en présence de Marielle C. Deschênes de qui elle recevait directives et conseils; »

[5]     Tous les autres faits ont été admis. Étant donné qu'il s'agit des mêmes faits, je ne reproduirai que ceux du dossier Lucienne Lévesque (2004-3438(EI)) :

a)          le payeur, constitué en société le 14 février 2001, est un agent de commercialisation pour plus de 100 éleveurs d'ovins pour la vente de leur production d'agneaux;

b)          le payeur fait le lien entre les producteurs et les acheteurs d'agneaux (grossistes et épiceries);

c)          le payeur vendait les agneaux à l'extérieur de la région de Rimouski, principalement à Québec et à Montréal;

d)          les agneaux livrés par le payeur étaient abattus à l'abattoir de Luceville situé à environ 15 kilomètres de Rimouski;

e)          l'abattoir n'est pas lié au payeur;

f)           Marielle C. Deschênes était l'unique actionnaire du payeur;

g)          en 2002, le payeur a eu un chiffre d'affaires de plus de 2 500 000 $ et d'environ 2 000 000 $ en 2003;

h)          le payeur est en opération à l'année longue et connaît généralement 3 périodes de pointe : à Noël, à Pâques et de la fin juin au début d'août;

i)           durant la période en litige, l'appelante travaillait comme agente de bureau;

j)           l'appelante travaillait principalement dans le bureau du payeur situé dans la résidence de Marielle C. Deschênes;

k)          l'appelante travaillait occasionnellement chez elle;

l)           lorsqu'elle travaillait chez elle, l'appelante utilisait la carte d'appel du payeur pour effectuer ses interurbains;

m)         les principales tâches de l'appelante se résumaient ainsi :

- faire du classement;

- s'occuper du courrier et du paiement des comptes;

- facturer les clients;

- faire les dépôts et préparer les états de compte;

n)          l'appelante travaillait presque toujours en présence de Marielle C. Deschênes de qui elle recevait directives et conseils;

o)          l'appelante utilisait le matériel et l'équipement du payeur pour accomplir ses tâches;

p)          l'appelante était rémunérée selon un pourcentage des ventes du payeur;

q)          elle était rémunérée par chèque à chaque semaine;

r)           le travail de l'appelante était entièrement intégré aux activités courantes du payeur.

[6]      Au soutien de leurs appels, les appelantes ont fait témoigner madame Marie-Josée Deschênes, sa mère madame Marielle C. Deschênes, la seule et unique actionnaire de la société Agneau de l'Est inc. et, finalement, l'appelante Lucienne Lévesque.

[7]      Il est ressorti de la preuve que toutes trois avaient déjà travaillé pour la coopérative Noblesse. À compter d'octobre 1999, Marielle C. Deschênes a créé son entreprise, qui était d'abord enregistrée puis, le 14 février 2001, est devenue la société Agneau de l'Est inc.

[8]      L'entreprise était une agence de commercialisation d'agneau. Elle achetait les agneaux directement des producteurs, s'occupait de l'abattage et vendait par la suite la viande au réseau de clients qu'elle avait développé.

[9]      Madame Marielle C. Deschênes, la propriétaire, était l'âme dirigeante de l'entreprise. Elle participait aux réunions de producteurs d'agneaux, et aux forums concernant cette production. Elle avait des ententes avec une centaine de producteurs d'agneaux qui lui vendaient leur production en totalité ou en partie, à des prix généralement déterminés lors d'encans.

[10]     Elle s'occupait de faire abattre les agneaux en question et les vendait ensuite à différents acheteurs, principalement à Québec et à Montréal.

[11]     L'entreprise avait donc deux volets. Le premier était l'approvisionnement auprès des producteurs; ce travail était principalement accompli par Marie-Josée, la fille de madame Deschênes, qui s'occupait des paiements aux producteurs, mais aussi du contrôle lors de l'abattage de manière à ce que chaque producteur obtienne ce qui lui revenait.

[12]     Après l'abattage, la viande était alors vendue à différents clients. Ce second volet, qui nécessitait un suivi très serré et une organisation administrative rigoureuse, était l'affaire de l'appelante Lucienne Lévesque.

[13]     Affirmant avoir été profane dans le domaine de la vente des agneaux, l'appelante Lucienne Lévesque a indiqué avoir fait ses classes avec madame Deschênes et sa fille, notamment en visitant les lieux de l'abattage.

[14]     Ayant des connaissances en organisation, en contrôle et en gestion administrative, et bénéficiant de la confiance de Marielle C. Deschênes, qu'elle connaissait bien, madame Lévesque a conclu avec cette dernière une entente verbale en vertu de laquelle elle effectuerait un travail à titre de travailleuse autonome.

[15]     Toutes deux étaient conscientes des effets et des diverses implications qu'un tel statut entraînait; elles en ont d'ailleurs assumé toutes les conséquences. L'entreprise n'émettait pas de formulaire T-4 et l'appelante, dans sa déclaration annuelle de revenus, déclarait comme revenus d'entreprise le montant qu'elle recevait à titre de commissions de vente de la société Agneau de l'Est inc.

[16]     L'appelante n'avait aucun avantage social, pas de vacances, et pas d'assurance-maladie; aucunes cotisations à la Commission de la santé et sécurité au travail et à l'assurance-emploi n'étaient payées. Elle touchait une commission de 0,45 % des ventes, qu'elle déclarait comme revenu d'entreprise.

[17]     Ayant cessé son travail pour cause de maladie, l'appelante, conséquente et cohérente avec l'évaluation de la nature du travail exécuté, n'a fait aucune demande de prestations d'assurance-maladie, ni de prestations d'assurance-emploi après avoir été rétablie.

[18]     Quant aux horaires de travail, ils étaient organisés en fonction des jours d'abattage. En d'autres termes, les producteurs livraient les agneaux lorsque l'abattoir était libre, généralement le lundi et le mardi.

[19]     Après l'abattage, la fille de Marielle Deschênes, soit Marie-Josée s'assurait que le paiement aux producteurs concernés soit fait avec célérité et conformément à la qualité et à la quantité des bêtes livrées à l'abattoir.

[20]     Dans un deuxième temps, la viande obtenue de l'abattage était livrée aux divers clients, et cela, très rapidement, volet auquel l'appelante était spécifiquement associée.

[21]     L'horaire de travail était donc directement fonction de l'abattage. Les heures de travail n'étaient ni comptabilisées ni enregistrées et pouvaient varier selon la quantité de viande, le nombre de clients et les exigences des clients.

[22]     Selon l'appelante, si elle devait s'absenter, elle n'avait pas de permission à demander à madame Marielle C. Deschênes; il suffisait de s'entendre avec sa fille, qui la remplaçait. Marie-Josée, la fille de madame Deschênes, bénéficiait de la confiance totale de sa mère, au point qu'en son absence, elle était autorisée à signer les chèques.

[23]     Il a également été question de la non-exclusivité des services de l'appelante. À cet égard, cette dernière a affirmé qu'elle s'occupait de la comptabilité de la ferme de son conjoint, qui était à une certaine époque une ferme laitière et, devenue, par la suite une ferme productrice d'agneaux.

[24]     L'appelante travaillait principalement à la place d'affaire de la société, une ancienne école acquise du fils de Marielle C. Deschênes; une classe servait de bureau et le reste servait de résidence.

[25]     L'appelante a affirmé avoir fait le travail à sa propre résidence à quelques reprises. Tout ce dont elle avait besoin pour l'exécution de son travail lui était fourni par l'entreprise.

[26]     Madame Marielle C. Deschênes a indiqué qu'elle faisait totalement confiance à madame Lévesque et qu'elle avait requis ses services pour ses connaissances en classement et en gestion de dossiers. Quant à la description de tâches, elle s'occupait la facturation, de la réception de paiements, de la préparation des dépôts, du paiement des factures et du courrier. En d'autres termes, elle s'assurait que toutes les opérations et activités relatives aux ventes soient contrôlées et suivies adéquatement pour pouvoir de réagir rapidement, notamment advenant un problème de paiement.

[27]     Le système mis en place par l'appelante permettait également à la dirigeante de l'entreprise de vérifier rapidement l'état des ventes. De plus, le classement mis en place par l'appelante permettait de vérifier facilement et rapidement tout problème soulevé par les clients et permettait ainsi d'y apporter des correctifs tout aussi rapidement.

[28]     Quelle était la nature du travail exécuté par l'appelante Lucienne Lévesque? La question du lien de subordination, du pouvoir de contrôle, étant un élément fondamental à la détermination de la nature de la relation juridique qui existait entre la société Agneau de l'Est inc. et Lucienne Lévesque, j'ai donc accordé une attention particulière à certains aspects révélateurs des témoignages sur cet élément.

[29]     J'ai notamment constaté que les services de Lucienne Lévesque avaient été retenus parce qu'elle bénéficiait de la confiance totale de la dirigeante de l'entreprise.

[30]     Marielle C. Deschênes a répété à plusieurs reprises et de différentes façons qu'elle était surtout préoccupée par l'efficacité. En d'autres termes, puisque tout allait rondement, elle n'avait pas à intervenir; elle était totalement satisfaite de la qualité du travail de l'appelante. Il s'agissait sans l'ombre d'un seul doute d'une relation intuitu personae, c'est-à-dire façonnée et découlant essentiellement de la confiance.

[31]     Madame Marielle C. Deschênes a affirmé qu'elle n'avait pas à intervenir, étant donné que le travail répondait à ses attentes. Il est apparu tout aussi évident qu'elle avait en tout temps l'autorité et le pouvoir d'intervenir pour que des modifications soient apportées, pour que le travail soit fait différemment, pour que certains nouveaux registres soient complétés, pour qu'un travail ou une tâche soit exécuté plus rapidement, et ainsi de suite. De plus, il est tout aussi évident que Marielle C. Deschênes avait et a toujours eu le pouvoir de réprimander.

[32]     La bonne foi des appelantes quant à la qualification de la relation juridique n'est nullement en cause. En effet, non seulement les appelantes connaissaient leurs droits et leurs obligations, elles en assumaient les conséquences, et ce, bien que la réalité du contrat d'entreprise favorisait sans doute davantage la société en simplifiant considérablement la gestion, tout en étant possiblement plus économique du fait qu'elle n'avait pas à payer les cotisations découlant d'un contrat de louage de services, la non-obligation de faire des retenues et des remises, et ainsi de suite.

[33]     De son côté, l'appelante Lucienne Lévesque avait comme seul avantage le fait qu'elle pouvait se prévaloir de certains bénéfices accordés à toute entreprise, soit de déduire toutes les dépenses engagées pour gagner les revenus, l'inconvénient majeur étant évidement de ne pas pouvoir bénéficier des prestations d'assurance-emploi, inconvénient qu'elle a totalement assumé en ne réclamant pas de telles prestations lors de la rupture juridique.

[34]     Si la qualification de la relation juridique intervenue entre les parties était essentiellement fonction de la volonté des parties, je devrais cesser immédiatement l'analyse et conclure à l'existence d'un contrat d'entreprise ou de service. La seule volonté des parties n'est cependant pas suffisante pour déterminer s'il s'agit d'un contrat de louage de services ou d'un contrat d'entreprise.

[35]     Le caractère assurable ou non assurable du travail doit être établi selon les dispositions de la Loi sur l'assurance-emploi; on ne peut pour autant faire abstraction des dispositions du Code civil du Québec. Le législateur québécois a expressément défini les deux contrats possibles en matière d'exécution de travail.

[36]     Dans un premier temps, l'article 2085 se lit comme suit :

2085.    Le contrat de travail est celui par lequel une personne, le salarié, s'oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d'une autre personne, l'employeur.

[37]     Dans un deuxième temps, l'article 2098 se lit comme suit :

2098.    Le contrat d'entreprise ou de service est celui par lequel une personne, selon le cas l'entrepreneur ou le prestataire de services, s'engage envers une autre personne, le client, à réaliser un ouvrage matériel ou intellectuel ou à fournir un service moyennant un prix que le client s'oblige à lui payer.

[38]     Bien que les définitions soient très précises, il n'est pas nécessairement facile pour autant de conclure à la présence d'un contrat de travail plutôt qu'un contrat d'entreprise; la distinction fondamentale réside dans la notion du droit de contrôle de l'une partie sur l'autre lors de l'exécution du travail.

[39]     Il s'agit là d'une notion complexe, d'autant plus qu'il ne faut jamais oublier ce que l'honorable juge Décary de la Cour d'appel fédérale a expliqué au paragraphe 10 de la décision dans l'affaire Charbonneau c. Canada (ministre du Revenu national - M.R.N.), [1996], ACF no 1337, 1996 207 N.R. 299, suivie dans l'arrêt Jaillet c. Canada (ministre du Revenu national - M.R.N.), 2002 CAF 394:

            Rares sont les donneurs d'ouvrage qui ne s'assurent pas que le travail est exécuté en conformité avec leurs exigences et aux lieux convenus. Le contrôle du résultat ne doit pas être confondu avec le contrôle du travailleur.

[40]     En l'espèce, les parties ont convenu des modalités de la relation juridique qu'elles voulaient. Les modalités ont été suivies et respectées. En d'autres termes, elles ont agi de façon cohérente avec l'entente convenue régissant l'exécution du travail. Une telle entente ou convention est-elle opposable à l'intimé? L'intimé peut-il questionner l'entente des parties et conclure différemment?

[41]     Bien que l'intention des parties soit en l'espèce claire, cela suffit-il pour conclure que le contrat ne satisfait pas aux conditions prévues à l'alinéa 5(1)a) de la Loi sur l'assurance-emploi (la « Loi » ), qui se lit comme suit ?

5. (1) Sous réserve du paragraphe (2), est un emploi assurable :

a)          l'emploi exercé au Canada pour un ou plusieurs employeurs, aux termes d'un contrat de louage de services ou d'apprentissage exprès ou tacite, écrit ou verbal, que l'employé reçoive sa rémunération de l'employeur ou d'une autre personne et que la rémunération soit calculée soit au temps ou aux pièces, soit en partie au temps et en partie aux pièces, soit de toute autre manière;

[42]     La notion du contrôle est un élément tout à fait essentiel et déterminant pour distinguer un contrat d'entreprise ou de service d'un contrat de travail ou de louage de services.

[43]     En l'espèce, il n'y a aucun doute que le travail exécuté par l'appelante tel que décrit par la preuve était peu propice à être effectué dans le cadre d'un contrat de service. Il s'agissait d'un travail certes important, mais devant être exécuté à l'intérieur de paramètres précis et où les us et coutumes, largement répandus dans le domaine des affaires, sont qu'il s'agit d'un travail exécuté dans le cadre d'un contrat de louage de services.

[44]     Il peut cependant y avoir des exceptions. D'ailleurs, il suffit de penser aux personnes très nombreuses qui font de la tenue de livres et de la comptabilité de façon itinérante, c'est-à-dire qu'elles visitent de façon périodique leurs clients moyennant une contrepartie forfaitaire. Il s'agit là évidemment d'entrepreneurs indépendants de l'entreprise pour qui elles effectuent le travail.

[45]     Le fait que la contrepartie du travail était un pourcentage sur les ventes constituait-il un élément significatif indiquant que l'appelante effectuait un travail à titre de travailleuse autonome?

[46]     Le travail de l'appelante n'avait aucune incidence significative sur l'accroissement des ventes. En d'autres termes, l'augmentation des ventes était l'affaire de la patronne, Marielle C. Deschênes; plus les ventes augmentaient, plus elle avait d'ouvrage et non l'inverse. Le fait de recevoir une commission sur les ventes à titre de contrepartie pour le travail exécuté n'était aucunement déterminant. D'ailleurs, l'alinéa prévoit ce genre de rémunération comme étant une rémunération dans le cadre d'un contrat de louage de services.

[47]     Puisque l'appelante était compétente et très qualifiée pour l'exécution de son travail, il était normal qu'elle prenne certaines initiatives pour mettre en place un système efficace et fiable, objectif recherché par la dirigeante de l'entreprise. Tant et aussi longtemps que la dirigeante de l'entreprise était satisfaite du travail effectué, elle n'avait pas à intervenir.

[48]     Même si, dans les faits, elle n'est pas intervenue, cela ne veut pas dire pour autant qu'elle ne pouvait pas le faire ou qu'elle avait renoncé à ce droit. L'appelante avait un travail précis et défini à faire et elle l'exécutait conformément aux attentes de la patronne, et ce, à l'intérieur d'un encadrement réel, bien qu'elle puisse avoir une certaine autonomie pour la gestion de son temps.

[49]     Le travail était effectué dans le respect et l'harmonie. Si l'appelante devait s'absenter, elle faisait un arrangement avec la fille de la propriétaire de l'entreprise, qui avait l'absolue confiance de sa mère, au point qu'elle était autorisée à signer seule les chèques. Cette dernière connaissait le travail à faire et était en mesure de remplacer l'appelante lors des absences. L'appelante aurait-elle pu, sans aucune approbation, se faire remplacer par un tiers? Je ne crois pas.

[50]     La situation était fort différente de celle de nombreuses petites entreprises qui confient à des personnes externes la responsabilité de leur comptabilité, effectuée souvent à l'extérieur des locaux de l'entreprise par une ou des personnes différentes de celles qui viennent périodiquement chercher la documentation pour la réalisation de leur contrat.

[51]     L'appelante a aussi fait valoir qu'elle ne travaillait pas exclusivement pour la société Agneau de l'Est inc. Le seul autre travail qu'elle exécutait était de s'occuper de la comptabilité de l'entreprise agricole de son conjoint, tâche pour laquelle elle n'a pas été en mesure d'évaluer le temps requis.

[52]     Je ne crois pas qu'il s'agisse là d'un élément susceptible d'influencer ou de modifier la nature de la relation juridique qui existait entre les appelantes. Le travail qu'effectuait madame Lévesque pour l'entreprise de son conjoint s'inscrivait dans une situation courante et normale, n'ayant aucune incidence sur le travail effectué pour la société Agneau de l'Est inc.

[53]     À la lumière de la prépondérance de la preuve, il appert que l'appelante a effectué, lors de la période en litige, un travail rémunéré selon un pourcentage sur les ventes. Cette forme de rémunération est expressément prévue à l'alinéa 5(1)a) de la Loi. Ce travail était effectué à l'établissement de l'entreprise. Au début, elle a été initiée aux diverses opérations de l'entreprise par la patronne et sa fille.

[54]     Talentueuse et compétente, elle a mis en place divers systèmes et méthodes pour permettre un suivi très serré des ventes. L'essentiel de son travail était de faire en sorte que la dirigeante de l'entreprise puisse en tout temps savoir rapidement où en étaient les ventes, les créances, et ainsi de suite.

[55]     Parallèlement, elle assumait des tâches de bureau et s'occupait de la correspondance et de la préparation des dépôts. En bref, le travail de l'appelante en était un de soutien administratif.

[56]     En tout temps, Marielle C. Deschênes aurait pu intervenir et imposer son autorité quant à la façon de faire, modifier la charge de travail, faire des réprimandes quant à la quantité et à la qualité du travail et imposer de nouvelles exigences. Ce sont là des éléments déterminants pour conclure qu'il existait un véritable lien de subordination. Il s'agit là d'une condition essentielle à un contrat de louage de services, et contraire à un contrat de service.

[57]     Même si les parties à une entente écrite et verbale ont manifesté leur intention, ou qu'une telle intention peut découler de leur comportement, cela ne signifie pas pour autant que les tribunaux devront considérer ce fait comme décisif. Comme l'indique le juge Décary dans l'arrêt Wolf c. Canada, 2002 CAF 96, 2002 DTC 6853, [2002] 3 C.T.C. 3, 288 N.R. 67, [2002] 4 C.F. 396, il faut que le contrat soit exécuté conformément à cette intention.

[58]     Ainsi, ce n'est pas parce que les parties ont appelé leur contrat un « contrat de service » et qu'elles ont stipulé que le travail sera exécuté par un « travailleur autonome » qu'il s'agit nécessairement d'un contrat de service.

[59]     Il est essentiel de rechercher la véritable commune intention des parties et non pas se limiter au sens littéral des termes utilisés dans le contrat. Voici ce qu'écrit Robert P. Gagnon, Le droit du travail au Québec, 5e édition, 2003. :

91 - Appréciation factuelle - La subordination se vérifie dans les faits. À cet égard, la jurisprudence s'est toujours refusée à retenir la qualification donnée au contrat par les parties :

Dans le contrat, le distributeur reconnaît lui-même qu'il agit à son compte à titre d'entrepreneur indépendant. Il n'y aura pas lieu de revenir sur ce point, puisque cela ne changerait rien à la réalité; d'ailleurs ce que l'on prétend être est souvent ce que l'on n'est pas.

(Je souligne.)

[60]     Dans l'affaire D & J Driveway, C.A.F., no A-512-02, 27 novembre 2003, le juge Létourneau de la Cour d'appel fédérale écrit :

2           Nous reconnaissons d'emblée que la stipulation des parties quant à la nature de leurs relations contractuelles n'est pas nécessairement déterminante et que la cour chargée d'examiner cette question peut en arriver à une détermination contraire sur la foi de la preuve qui lui est soumise : Dynamex Canada inc. c. Canada (2003), 305 N.R. 295 (C.A.F.). Mais cette stipulation ou l'interrogatoire des parties sur la question peuvent s'avérer un instrument utile d'interprétation de la nature du contrat intervenu entre les participants.

(Je souligne.)

[61]     Il faut rappeler que ce qui est la marque du contrat de travail, ce n'est pas le fait que le pouvoir de direction où le contrôle ait effectivement été exercé par l'employeur, mais le fait que l'employeur ait eu le pouvoir de l'exercer. Dans des circonstances où l'employeur n'a pas exercé de façon régulière son pouvoir de direction ou de contrôle, il n'est pas aisé de faire la preuve de ce « pouvoir » .

[62]     La question qu'il faut se poser est la suivante : est-ce qu'un fait indiciaire rend probable l'existence d'un pouvoir de direction ou de contrôle ou, au contraire, rend-il probable l'autonomie du travailleur dans l'exécution du contrat?

          Robert P. Gagnon suggère, au paragraphe 92 de son ouvrage précité :

[...] En pratique, on recherchera la présence d'un certain nombre d'indices d'encadrement, d'ailleurs susceptibles de varier selon les contextes : présence obligatoire à un lieu de travail, assignation plus ou moins régulière du travail, imposition de règles de conduite ou de comportement, exigence de rapports d'activité, contrôle de la quantité ou de la qualité de la prestation, etc. Le travail à domicile n'exclut pas une telle intégration à l'entreprise.

(Je souligne.)

          En outre, il y a les indices décrits dans la doctrine française, Pélissier, Supiot et Jeammaud, Le droit du Travail, 22e éd., 2004 :

2. Les indices

Pour identifier les éléments dont la réunion conditionne la qualification, les juges recourent à des indices. Ces derniers sont tirés des stipulations du contrat, mais plus encore des « conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité des travailleurs » , qui sont, au fond, des modalités adoptées ou acceptées pour l'exécution du contrat. Sont examinés le comportement des parties, les relations qu'elles peuvent entretenir, le lieu et le temps de l'activité, le fait que l'intéressé travaille seul ou avec le concours d'autrui, la propriété du matériel et des matières premières, et bien sûr l'existence ou l'absence de direction et de contrôle de la part du bénéficiaire de la prestation, comme l'existence et les modalités d'une rémunération. Il y a contrat de travail dès lors qu'un faisceau d'indices oriente vers cette qualification, sans que l'absence de tel d'entre eux suffise à la faire écarter. [...]

128 Le lieu de travail ◊ Le salarié effectue habituellement la prestation de travail chez l'employeur ou dans les locaux de son entreprise, au poste qui lui a été confié. L'impératif géographique constituera donc un indice de subordination.

La fixation du lieu de travail n'est évidemment pas à elle seule décisive. En raison de la nature de son activité, il peut arriver qu'un indépendant soit conduit à accomplir sa prestation dans l'entreprise de celui qui reste pour lui un client, tel l'expert-comptable ou l'ingénieur conseil, ou dans le lieu où ce client organise sa manifestation, comme dans le cas de l'interprète de conférences.

Le développement du télétravail, la pratique des astreintes (obligation de rester chez soi à la disposition de l'employeur), celle du travail à la demande, affaiblissent la signification traditionnelle du lieu de travail.

129L'horaire de travail La durée dans l'exécution de la prestation du travailleur est inhérente à ce contrat successif. Peu importe qu'elle soit déterminée ou non, prolongée ou fort brève, encore qu'une collaboration régulière et sur une assez longue période puisse constituer, en soi, un indice de subordination.

La subordination se marquera concrètement par l'obligation faite au travailleur de demeurer à la disposition de l'employeur conformément à l'horaire établi par ce dernier. Lorsque la prestation n'est pas effectuée de façon continue suivant un horaire régulier, la subordination peut résulter de l'obligation de répondre à toute convocation du créancier de cette prestation.

Quand le travailleur est tenu de se rendre au lieu assigné, et suivant un horaire imposé, le juge admettra aisément qu'il y a « subordination juridique » , donc contrat de travail. Cet acte de soumission est en lui-même significatif, et cette localisation à heures fixes paraît constituer une condition de l'exercice effectif par l'employeur de son pouvoir de direction et de contrôle. Les tendances nouvelles en matière de durée du travail (horaires individualisés, travail à temps partiel et intermittent, variabilité de l'horaire au cours de l'année) ne semblent pas de nature à rendre ces indices moins significatifs.

130 La fourniture d'une prestation personnelle et exclusive Le contrat de travail oblige le salarié à fournir en personne une prestation de travail, sans pouvoir se substituer quiconque, et notamment un salarié qu'à son tour il embaucherait.

L'imposition, directe ou indirecte, d'une telle fourniture personnelle du travail oriente fortement vers la qualification de contrat de travail. Au contraire, n'est pas lié par un contrat de travail au bénéficiaire de son activité l'entrepreneur faisant appel à des ouvriers recrutés par lui, travaillant sous sa direction et sa responsabilité exclusive.

Le problème s'est notamment posé en matière de représentation commerciale, et le législateur l'a réglé pour certains en imposant expressément la qualification de contrat de travail.

Par ailleurs, en renonçant pour un temps à la liberté de son travail, en acceptant de réserver son activité à un seul employeur, le salarié manifeste sa soumission à l'autorité patronale.

Si l'exclusivité fait habituellement présumer l'existence d'un lien de subordination, la proposition inverse n'est pas exacte : l'activité non exclusive, exercée au profit de plusieurs employeurs ou d'une clientèle, n'est pas nécessairement incompatible avec la qualité de salarié. Le cumul d'un contrat de travail avec une profession libérale indépendante est possible, de même bien entendu que l'exécution simultanée de plusieurs contrats de travail (à temps partiel, en principe, afin de respecter la réglementation de la durée du travail) avec des employeurs différents. La pluri-activité, ou exercice simultané par une même personne de plusieurs activités professionnelles différentes, se répand. Elle ne doit pas évoquer quelque blâmable « cumul » et n'est qu'exceptionnellement interdite.

131 La fourniture du matériel, des matières premières, ou des produits L'employeur fournit normalement au salarié les outils et matériaux nécessaires à l'exécution de sa tâche. Par là s'affirme la dépendance du travailleur en économie capitaliste à l'égard d'un employeur détenteur des moyens de production.

Sur le plan de la subordination, l'autorité du bénéficiaire de la prestation s'estompe quand le matériel est la propriété du travailleur qui en dispose à son gré, car ce dernier cesse d'être un pur locateur de services.

132 La direction et le contrôle du travail Il s'agit là d'un facteur décisif. Les juges ont considérés [sic] comme salariés :

L'analyse de la jurisprudence fait donc ressortir l'importance, parmi les divers indices de la subordination, de l'intégration de l'intéressé dans un service organisé, même si, effectivement, il ne s'agit plus que d'un indice et non d'une modalité possible et suffisante de subordination.

Peu importe que le travailleur exerce son activité professionnelle à l'extérieur s'il s'intègre dans le cadre d'un service organisé dans l'entreprise, ou qu'il n'intervienne dans l'entreprise qu'à titre de vacataire en bénéficiant de la liberté inhérente à l'activité de chercheur.

Le point décisif apparaît être le contrôle de l'activité, se traduisant par exemple par l'obligation de rendre compte. Cette obligation constitue un indice particulièrement utile et significatif face aux formes modernes de management par « conventions d'objectifs » , qui donnent aux travailleurs une large autonomie moyennant l'obligation de rendre compte de l'usage qu'ils en font, et qui, loin de faire disparaître la subordination, lui donnent un nouveau visage.

(Je souligne.)

[63]     Les auteurs québécois Bich et Gagnon parlent de l'intégration du travail du salarié ou du travailleur dans l'entreprise de l'employeur, la première, lorsqu'elle écrit que « l'activité du salarié s'intègre au cadre tracé par l'employeur et s'effectue au bénéfice de celui-ci » Bich, « Le contrat de travail » dans La Réforme du Code civil, T.2. 1993, et le deuxième, en affirmant que « le salarié sera celui qui accepte de s'intégrer dans le cadre de fonctionnement d'une entreprise pour la faire bénéficier de son travail » Gagnon, op. cit, par. 92.

[64]     Le fait de pouvoir travailler pour d'autres payeurs ne signifie cependant pas nécessairement qu'il y a absence de lien de subordination (Comité paritaire de l'entretien d'édifices publics c. 9026-8863 Québec inc.), [2004] J.Q. no 13911.: il est possible d'avoir plus d'un emploi (Commission des normes du travail du Québec c. Immeubles Terrabelle, [1989] R.J.Q. 1307).

[65]     Un autre indice de l'intégration du travailleur dans l'entreprise du payeur et, par conséquent, de l'existence d'un pouvoir de direction ou de contrôle est le fait que la clientèle servie par le travailleur est celle du payeur;

[66]     En l'espèce, l'appelante était très compétente; elle exécutait le travail de façon telle que la patronne n'avait rien à lui reprocher; bien plus, elle était totalement satisfaite au point qu'elle n'avait pas à intervenir sauf pour exprimer son appréciation.

[67]     Il n'y a cependant aucun doute que l'appelante n'aurait pas pu refuser sans sanction l'exécution de l'une ou l'autre des fonctions faisant partie de sa description de tâches. Elle n'avait aucun risque de pertes ni chance de profits des suites de l'exécution du travail. Tout le matériel nécessaire à l'exécution du travail était fourni par la société payeuse. En tout temps, lors de l'exécution du travail, l'appelante par le biais de sa dirigeante aurait pu intervenir pour exiger tout changement. Le fait qu'elle n'ait jamais manifesté son autorité ne signifie aucunement qu'elle ne détenait pas ce pouvoir de contrôle, ce droit d'intervention.

[68]     Pour ces raisons, les appels sont rejetés, au motif que le travail exécuté par l'appelante Lucienne Lévesque lors de la période allant du 1er janvier 2002 au 7 octobre 2003 constituait un véritable contrat de louage de services.

Signé à Ottawa, Canada, ce 28e jour de juillet 2005.

« Alain Tardif »

Juge Tardif


RÉFÉRENCE :                                             2005CCI401

NOS DES DOSSIERS DE LA COUR :                     2004-3436(EI), 2004-3438(EI)

INTITULÉS DES CAUSES :                        Agneau de l'Est Inc. et M.R.N.

                                                                   Lucienne Lévesque et M.R.N.

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Matane (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                            le 7 juin 2005

MOTIFS DE JUGEMENT PAR :                  L'honorable juge Alain Tardif

DATE DU JUGEMENT :                              le 28 juillet 2005

COMPARUTIONS :

Avocat des appelantes :

Me Gaétan Gauthier

Avocate de l'intimé :

Me Marie-Claude Landry

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

       Pour les appelantes:

                   Nom :                              Me Frédéric St-Jean

                   Étude :                             Avocats, Sainte-Foy (Québec)

       Pour l'intimé :                              John H. Sims, c.r.

                                                          Sous-procureur général du Canada

                                                          Ottawa, Canada

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