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Dossier : 2001-4516(GST)G

ENTRE :

ANGELIKA WEYAND,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

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Appel entendu le 25 juin 2003 à Victoria (Colombie-Britannique)

Par : L'honorable juge M. A. Mogan

Comparutions :

Avocats de l'appelante :

Me Joseph Arvay et Me Matt Pollard

Avocate de l'intimée :

Me Kristy Foreman Gear

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JUGEMENT

          L'appel interjeté à l'encontre de la cotisation de taxe sur les produits et services, dont l'avis est daté du 9 février 2001 et qui porte le numéro 32087, établie en vertu de la Loi sur la taxe d'accise, est rejeté avec dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de mai 2004.

« M. A. Mogan »

Juge Mogan

Traduction certifiée conforme

ce 29e jour de juillet 2004.

Sylvie Sabourin, traductrice


Référence : 2004CCI355

Date : 20040510

Dossier : 2001-4516(GST)G

ENTRE :

ANGELIKA WEYAND,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Mogan

[1]      La question en litige dans le présent appel porte sur la responsabilité d'un administrateur d'une société en vertu de la législation sur la taxe sur les produits et services ( « TPS » ) dans la Loi sur la taxe d'accise (la « Loi » ). Le ministre du Revenu national a établi une cotisation à l'égard de l'appelante en vertu du paragraphe 323(1) de la Loi au motif qu'elle était administratrice de Value Developments Blackberry Road Inc. ( « Blackberry » ), une société de Colombie-Britannique qui, vers le 31 mai 2000, n'a pas versé la taxe nette comme le prévoit le paragraphe 228(2) de la Loi. Les dispositions les plus pertinentes de la Loi portant sur la responsabilité d'un administrateur sont les suivantes :

323(1) Les administrateurs de la personne morale au moment où elle était tenue de verser une taxe nette comme l'exigent les paragraphes 228(2) ou (2.3), sont, en cas de défaut par la personne morale, solidairement tenus, avec cette dernière, de payer cette taxe ainsi que les intérêts et pénalités y afférents.

323(2) [...]

323(3) L'administrateur n'encourt pas de responsabilité s'il a agi avec autant de soin, de diligence et de compétence pour prévenir le manquement visé au paragraphe (1) que ne l'aurait fait une personne raisonnablement prudente dans les mêmes circonstances.

Les dispositions législatives susmentionnées sont presque identiques aux dispositions comparables de l'article 227.1 de la Loi de d'impôt sur le revenu.

Les faits

[2]      L'appelante et son mari, Jurgen Weyand, sont tous deux nés en Allemagne, où ils ont grandi. Ils se sont mariés en 1976 et ont trois enfants, nés en 1978, 1979 et 1987. En 1994, ils ont décidé de venir s'installer avec leur famille au Canada et de résider à Victoria en Colombie-Britannique. Ils sont devenus résidents permanents du Canada en février 1995. M. Weyand était promoteur immobilier en Allemagne. Il a donc décidé de faire la même chose à Victoria. En 1995, il a constitué en personne morale ACT Active Capital Transactions Inc. (ci-après appelée « ACT » ), une société de la Colombie-Britannique, pour s'occuper de questions de placement et de financement tandis qu'il cherchait un terrain à lotir.

[3]      En 1997, M. Weyand a trouvé un terrain dans la banlieue de Saanich, à environ 10 kilomètres du centre de Victoria. Le terrain était situé près de l'intersection de l'avenue McKenzie et de la route de Patricia Bay. Il a constitué Blackberry en personne morale pour acquérir la propriété du terrain et pour mettre en oeuvre le premier projet. Blackberry a été constituée en personne morale en février 1998. Elle a acquis le terrain près de l'avenue McKenzie, l'a divisé en trois lots (deux de plus grandes dimensions et un plus petit) et a préposé des constructions sur l'un des lots de plus grande taille. Le coût total du terrain s'élevait à environ 1 800 000 $. Blackberry a obtenu les plans nécessaires pour construire un immeuble résidentiel comprenant 39 condominiums. Le projet a été commercialisé sous le nom « Rainbow at Christmas Hill » , en raison de sa proximité d'une curiosité locale à Saanich. La pièce A-2 est une copie d'une brochure utilisée pour vendre les 39 unités condominiales.

[4]      La construction a commencé au début 1999 et était achevée en grande partie le 1er décembre 1999. La campagne de vente des unités condominiales a commencé en mars ou avril 1999, alors que l'immeuble était encore en construction. Une agence immobilière expérimentée a été engagée pour vendre les unités et une campagne de vente agressive a eu lieu pendant les huit derniers mois de 1999. Cependant, il est avéré qu'une seule unité condominiale sur les 39 avait été vendue vers le mois d'août 1999. M. Weyand a déclaré qu'ils avaient réussi à faire visiter à de nombreux acheteurs potentiels les appartements témoins, qu'il y avait eu une inauguration officielle de « Rainbow » , que la qualité du produit avait fait l'objet de maints commentaires positifs mais qu'il n'y avait eu qu'un seul acheteur.

[5]      Les acheteurs potentiels se méfiaient à cause de ce que M. Weyand appelait la [traduction] « crise des condos passoires » , principalement à Vancouver. Les journaux publiaient de nombreux articles à propos d'unités condominiales qui avaient des fuites lorsqu'il pleuvait, de propriétaires se voyant cotiser 50 000 $ ou 60 000 $ par leur société de condominium pour couvrir les coûts de réparation de bâtiment considérables, et de tristes situations où des personnes âgées perdraient toutes leurs économies si elles ne pouvaient pas couvrir le montant des cotisations. Quelques autres projets de logements en copropriété à Victoria qui ont abordé le marché en même temps que Rainbow à la fin 1999 et au début 2000 ont eu le même problème de mévente. Les gens avaient peur d'acheter des unités condominiales à cause de la publicité négative que leur avaient fait les médias de Vancouver et de Victoria.

[6]      L'achat du terrain et la construction de l'immeuble résidentiel comprenant 39 unités condominiales ont été financés au moyen d'un prêt d'ACT à Blackberry. La pièce A-1 est une copie de l'hypothèque de 6 500 000 $ accordée par Blackberry à ACT le 25 janvier 1999. M. Weyand a déclaré que le montant de l'hypothèque n'avait pas été versé en une fois mais par étapes pour couvrir le prix du terrain puis pour payer les frais de construction à mesure des dépenses. La pièce A-6 est un relevé imprimé qui indique le solde cumulatif des montants dus par Blackberry à ACT pour l'hypothèque à n'importe quel moment donné entre le 31 décembre 1997 et le 26 mai 2000. La pièce A-6 indique également les nombreuses avances d'ACT à Blackberry, et le nombre relativement peu élevé de remboursements de Blackberry à ACT. M. Weyand a été en mesure de reconnaître, dans la pièce A-6, le versement initial de 50 000 $ pour l'achat du terrain en décembre 1997, le versement de 1 530 000 $ en juillet 1998 pour clore l'acquisition du terrain, et les coûts de construction considérables qui ont commencé à s'accumuler à partir du mois de janvier 1999. Du 1er janvier au 31 décembre 1999, la dette hypothécaire de Blackberry a augmenté d'environ 3 400 000 $, passant de 1 951 000 $ à 5 346 000 $, principalement pour le coût du bâtiment.

[7]      Après l'achèvement de la construction du bâtiment, au début de décembre 1999, il existait un risque de vol ou de vandalisme si un immeuble résidentiel de haute qualité comme Rainbow demeurait vacant pendant une longue période. Le couple qui avait acheté l'unité en août 1999 a emménagé ses meubles le 1er décembre, lorsque Rainbow a été prêt à être occupé, mais est parti passer l'hiver en Arizona avec l'intention de revenir en avril 2000. Au début, M. Weyand se rendait à Rainbow le soir pour allumer et éteindre des lumières pour donner l'impression que l'immeuble était habité. En janvier 2000, il a trouvé un policier et son épouse qui étaient prêts à s'y installer. En contrepartie du bail gratuit d'un appartement, le policier s'engageait à faire une ou deux rondes chaque soir, pour s'assurer que les agents immobiliers qui montraient encore les appartements avaient bien fermé et verrouillé toutes les portes et fenêtres, et pour allumer certaines lumières pour donner l'impression que l'endroit était habité.

[8]      N'ayant vendu qu'une seule unité condominiale, Blackberry était dans une mauvaise passe financière en janvier 2000. Il y avait des coûts de fonctionnement pour entretenir le bâtiment et des coûts de paiement des intérêts sur le capital de l'hypothèque considérable envers ACT. En désespoir de cause, M. Weyand a envisagé trois options. D'abord, celle d'accorder des rabais sur le prix des unités, espérant ainsi que les prix réduits se traduiraient par des ventes. Cela n'a pas marché. La seconde option consistait à vendre le bâtiment entier à une organisation d'assistance sociale sans but lucratif de Victoria pour en faire des logements sociaux. Deux organisations ont sérieusement envisagé cette possibilité mais n'ont pas donné de suites en raison de l'éloignement de tous les centres commerciaux. Enfin, la troisième option consistait à faire venir de Vancouver une société de commercialisation qui avait déjà réussi à vendre des unités similaires à Victoria. La société de commercialisation de Vancouver l'a informé que le marché était inexistant pour les unités de Blackberry à ce moment donné (janvier, février 2000).

[9]      Pour des raisons d'entretien, le bâtiment avait besoin d'occupants car il était encore imprégné de l'humidité des matériaux de construction. Il avait besoin de l'aération créée par l'ouverture et la fermeture des fenêtres et des portes, ainsi que par le mouvement des personnes. Pour des raisons financières, Blackberry avait besoin d'occupants pour le bâtiment car elle ne disposait d'aucun revenu. Dans ces conditions, M. Weyand a décidé que sa seule option était de louer les 38 unités qu'il n'avait pu vendre. Il a pris la décision de louer les unités en février 2000. La gestion de l'entreprise de location de Rainbow a été confiée à Devon Properties Ltd. ( « Devon » ) de Victoria. Toutes les 38 unités ont été louées en l'espace de trois semaines. La pièce R-1 est une lettre de Devon datée du 6 avril 2000 qui comporte un compte rendu pour le mois de mars et est accompagnée d'un chèque de 16 500 $. La pièce R-2 est une deuxième lettre de Devon datée du 5 mai 2000 qui comporte un compte rendu pour le mois d'avril et est accompagnée d'un chèque de 26 700 $. Les deux lettres de Devon étaient adressées à M. Weyand.

[10]     M. Weyand avait engagé une société de comptables professionnels pour fournir les services de tenue de livres et de comptabilité à ACT et à Blackberry. Lorsque Blackberry a commencé à fournir des pièces comptables indiquant la rentrée de loyers, les comptables ont informé M. Weyand que la TPS devrait être versée sur ce qu'ils qualifiaient de [traduction] « fourniture à soi-même » . Ils se référaient au paragraphe 191(1) de la législation sur la TPS, qui s'applique à quiconque construit un bâtiment puis le loue, totalement ou partiellement, comme lieu de résidence. Omettant de nombreux termes que je considère comme n'étant pas pertinents aux fins du présent appel, le paragraphe 191(1) prévoit ce qui suit :

191(1) Pour l'application de la présente partie, lorsque les conditions suivantes sont réunies :

a)          la construction [...] d'un immeuble d'habitation -- immeuble d'habitation à logement unique ou logement en copropriété -- sont achevées en grande partie,

b)          le constructeur de l'immeuble :

(i)          soit en transfère la possession à une personne aux termes d'un bail, d'une licence ou d'un accord semblable [...] conclu en vue de l'occupation de l'immeuble à titre résidentiel,

(ii)         [...]

(iii)        [...]

c)          le constructeur, la personne ou le particulier locataire de celle-ci ou titulaire d'un permis de celle-ci est le premier à occuper l'immeuble à titre résidentiel après que les travaux sont achevés en grande partie [...],

le constructeur est réputé :

d)          avoir effectué et reçu, par vente, la fourniture taxable de l'immeuble au dernier en date du jour où les travaux [...] sont achevés en grande partie et du jour où la possession de l'immeuble est transférée à la personne [...],

e)          avoir payé à titre d'acquéreur et perçu à titre de fournisseur, au dernier en date de ces jours, la taxe relative à la fourniture, calculée sur la juste valeur marchande de l'immeuble ce jour-là .

[11]     Les répercussions du paragraphe 191(1) sont importantes. La personne qui construit un bâtiment dans l'intention de le vendre puis qui, pour une raison ou une autre, en accorde par bail la possession en tant que lieu de résidence à un locataire est réputée avoir vendu le bâtiment au moment où le locataire a pris possession et avoir perçu la TPS sur la juste valeur marchande de l'immeuble à ce moment-là. Le paragraphe 191(1) s'appliquait à Blackberry en mars et avril 2000 lorsque les nouveaux locataires ont pris possession des 38 unités invendues. M. Weyand n'a appris l'existence du paragraphe 191(1) ou de ses conséquences qu'à la fin d'avril 2000, lorsque les comptables l'ont informé de la présomption de vente et de perception de la TPS sur la juste valeur marchande du bâtiment.

[12]     M. Weyand a immédiatement engagé Palmer Appraisals Ltd. pour s'informer quant à la juste valeur marchande du Rainbow, sis au 799 chemin Blackberry. Le rapport de Palmer Appraisals Ltd. du 5 mai 2000 constitue la pièce A-3. Il exprime l'opinion selon laquelle la juste valeur marchande du Rainbow au 1er mars 2000 était de 2 900 000 $. M. Weyand a été choqué de la valeur relativement faible déterminée par Palmer, car le coût du bâtiment lui-même (sans compter celui du terrain) s'élevait à environ 3 400 000 $. Le rapport de Palmer faisait état du syndrome des « condos passoires » et de la vente antérieure de l'unité 401 pour 190 000 $. Malgré le prix de cette unité, le rapport a fixé la valeur d'une unité à 85 000 $.

[13]     Espérant que le rapport de Palmer (pièce A-3) était erroné, M. Weyand a immédiatement recherché une seconde opinion. Il a engagé Top Ten Appraisals de Victoria à cet effet. Le rapport de Top Ten Appraisals daté du 29 mai 2000 constitue la pièce A-4. Il exprime l'opinion selon laquelle la juste valeur marchande du Rainbow au 26 mai 2000 s'élevait à 3 118 000 $. Le rapport de Top Ten estimait la valeur en fonction du prix de vente de chaque unité à 79 300 $, ce qui ne représente que 6,7 p. 100 de moins que la valeur déterminée par Palmer (85 000 $). Lorsqu'il a reçu le rapport de Top Ten, M. Weyand s'est résigné au fait que la juste valeur marchande de Rainbow (environ 3 000 000 $) était considérablement inférieure à la dette (5 265 000 $) de Blackberry envers ACT le 26 mai 2000. Voir la pièce A-6.

[14]     Le rapport de Palmer (pièce A-3) fixait une valeur de 2 900 000 $ au 1er mars 2000. Le rapport de Top Ten (pièce A-4) fixait une valeur de 3 118 000 $ au 26 mai 2000. Selon la page six du rapport de Palmer, les 38 unités avaient toutes été louées en l'espace d'une période de trois semaines chevauchant février et mars. Si j'assume que la juste valeur marchande de Rainbow se situait de façon constante à 3 000 000 $ pendant la totalité de la période au cours de laquelle les locataires ont pris possession des 38 unités, Blackberry devait alors un montant de TPS s'élevant à 210 000 $ (7 p. 100 de 3 000 000 $) en vertu du paragraphe 191(1) de la Loi. M. Weyand aurait été au fait de cette dette vers le 5 mai, lorsqu'il a reçu le rapport de Palmer. En fait, il se serait attendu à ce que la dette de TPS soit supérieure, étant donné qu'il pensait que la valeur de Rainbow était considérablement supérieure au montant (2,9 millions de dollars) évalué par Palmer. Il s'est déclaré [traduction] « choqué » par la faiblesse de l'estimation de valeur de Palmer.

[15]     Vers le 22 ou le 23 mai 2000, M. Botten, de Top Ten, a appelé M. Weyand pour l'informer que la seconde évaluation réalisée par lui-même allait être un peu plus élevée que celle réalisée par Palmer, mais qu'elle se situerait quand même dans le même ordre de grandeur. D'ici le 23 mai, M. Weyand savait, à partir de deux évaluations indépendantes, que la juste valeur marchande de Rainbow se situait à environ 3 000 000 $ alors que la dette de Blackberry envers ACT était de 5 200 000 $. M. Weyand a démissionné en tant qu'administrateur de Blackberry le 24 mai 2000 et en a informé sa femme (l'appelante). Celle-ci savait qu'elle demeurait la seule administratrice. Lorsque l'avocat de l'appelante a demandé à M. Weyand, en interrogatoire principal, ce qu'il avait déclaré à l'appelante, il a répondu ce qui suit :

          [traduction]

R.          J'ai discuté avec mon avocat. Je lui ai dit que nous avions un problème, que nous avions prêté tous ces fonds par l'entremise d'ACT et qu'il semblait que nous allions essuyer une grosse perte et que j'avais deux évaluations indépendantes qui indiquaient que nous allions subir une énorme perte. Je lui ai demandé conseil et il m'a répondu que je devrais limiter mes pertes et tenter de me sortir de cette situation et m'assurer que les dommages subis par ACT n'allaient pas augmenter encore.

            Nous avons discuté de cela et la première idée qui est ressortie était la saisie de la propriété en réalisation de sûreté et j'ai dit que je voulais démissionner et avoir - car je pensais qu'il semblerait suspect que je saisisse en réalisation de la garantie sur moi-même, mais il a déclaré que ce n'était pas un problème, que ce serait parfaitement légal. Cependant, je n'aimais pas ça. Je lui ai dit que j'allais démissionner, et même que nous sommes encore, vous voyez, une famille et tout, mais ma femme pouvait agir pour la société et je pouvais agir pour seulement une société. Je pensais qu'il y avait une sorte de conflit d'intérêts, en apparence, et je n'aimais pas du tout ça.

Q.         Bon, ce que vous venez de répondre, est-ce que c'est ce que vous avez dit à votre femme, ou est-ce que vous nous dites ce que vous avez discuté avec l'avocat?

R.          Eh bien, c'était ma conversation avec l'avocat, puis j'ai dit à ma femme que je démissionnais et que nous allions devoir fermer Value Developments, rue Blackberry et elle a dit : « Alors qu'est-ce que tu veux que je fasse? Que dois-je faire? » . Je lui ai dit : « Les avocats vont s'occuper de tout, tu n'as rien besoin de faire seule. Les avocats vont rédiger tous les papiers et nous verrons. »

Q.         Donc, ce jour-là, le 24 mai 2000, lorsque vous avez démissionné, qu'est-ce que vous pensiez que représentaient les actifs de Blackberry?

R.          D'après ce que je comprenais, les actifs de Blackberry étaient, en gros, les unités condominiales. D'après ce que je comprenais, tout le reste, et je le savais, était négligeable, pratiquement non existant. Il y avait bien quelques dollars en banque mais en vérité, la société n'avait plus un sou. Ses dettes excédaient considérablement, considérablement, la valeur des actifs.

(Pages 42 et 43 de la transcription)

[16]     Le témoignage de l'appelante coïncidait avec celui de son mari, lorsqu'elle a répondu ce qui suit en interrogatoire principal :

          [traduction]

Q.         Bon, votre mari nous a dit qu'il avait démissionné le 24 mai. Le saviez-vous à ce moment?

R.          Il m'a dit qu'il allait démissionner, oui.

Q.         D'accord. Désolé, nous parlions tous les deux en même temps. Qu'avez-vous répondu?

R.          Il m'a dit qu'il allait démissionner.

Q.         Et, pouvez-vous me dire ce que vous avez fait quand il vous a dit qu'il allait démissionner?

R.          Je lui ai demandé si j'étais maintenant la seule administratrice, ce que mon -ce que je dois faire et ce que mon - ce que je devrais - ce que je devrais faire maintenant et mon mari m'a dit, et j'ai parlé avec l'avocat aussi, et l'avocat m'a dit qu'il allait préparer les documents nécessaires pour moi et que c'était tout ce que je devais savoir car lui, en tant qu'avocat, saurait quoi faire dans ce cas.

Q.         Et quand vous dites que vous avez parlé avec votre mari et avec l'avocat, avez-vous parlé, était-ce vers le 24 mai?

R.          Oui.

Q.         Et avez-vous parlé à l'avocat en personne ou au téléphone, vous en souvenez-vous?

R.          Je ne m'en souviens pas.

Q.         Et à ce moment-là, vers le 24 mai, votre mari ou l'avocat vous a-t-il dit quoi que ce soit à propos de vos obligations ou celles de la société, Blackberry, de verser la TPS?

R.          Non.

(Pages 172 et 173 de la transcription)

[17]     Pour en revenir au témoignage de M. Weyand, celui-ci a décrit ainsi les discussions qui ont eu lieu le 24 mai à propos de sa décision de démissionner de ses fonctions d'administrateur de Blackberry :

          [traduction]

Q.         Que s'est-il passé après, après le 24 mai 2000 je veux dire? Vous nous avez dit que vous aviez démissionné. Vous nous avez dit la valeur que l'évaluation des propriétés avait révélée et vous venez de nous dire à combien s'élevait le montant dû à ACT. Que s'est-il passé ensuite?

R.          Nous, ma femme et moi, avons suivi à la lettre les instructions des avocats. Cela avait largement dépassé nos compétences. L'avocat a recommandé de ne pas saisir la propriété en réalisation de la sûreté hypothécaire. Il a dit que les faits seraient si évidents qu'aller de l'avant avec la procédure de saisie en réalisation de la sûreté serait un gaspillage d'argent et qu'il devrait franchir certaines étapes avec le rappel du prêt puis la demande de paiement et qu'au lieu de saisir en réalisation de la sûreté, nous pourrions simplement convenir d'un transfert des actifs à la société de financement.

(Page 48 de la transcription)

L'avocat a dit que, bien sûr, ACT pourrait saisir en réalisation de la sûreté, mais qu'avec la personne morale de la société endettée, cela pourrait être évité. Il a dit aussi que l'écart entre les dettes ou les avances, et les actifs transférés serait tellement grand qu'il serait impossible de les critiquer en alléguant que des certains actifs transférés avaient une valeur cachée. Il a dit que, naturellement, vous pouvez saisir en réalisation de la sûreté, mais si la société endettée l'accepte, on peut le faire sans procédure de saisie en réalisation de sûreté et vous faire économiser des frais juridiques. Puis il a dit, de toute manière, d'accord, il doit faire une demande de paiement et signifier un avis d'intention pour exécuter la sûreté, et il a rédigé ces documents et il m'a parlé ce jour-là et il a parlé à ma femme au téléphone puis au cours des jours suivants nous l'avons rencontré plusieurs fois, nous avons signé les documents qu'il avait rédigés.

(Page 49 de la transcription)

Q.         Je veux être très précis, ou je veux que vous écoutiez la question précise, M. Weyand. Vous avez décrit un certain nombre de choses que l'avocat vous a dites. Connaissez-vous les détails de la conversation entre l'avocat et Mme Weyand, ou étiez-vous absent lors de cette conversation?

R.          J'étais - j'étais présent chaque fois que des documents devaient être signés par nous deux et, naturellement, même lorsque l'avocat parle à ma femme et à moi, nous entendons tous deux ce qu'il dit.

Q.         Mm-hmm. Et vous avez discuté un certain nombre de documents que nous examinerons sous peu, mais le 24, le 24 mai, tous ces sujets ont-ils été discutés avec votre femme?

R.          Non, non pas le - pas le - le 24 mai, j'ai seulement démissionné et je pensais encore que nous allions saisir en réalisation de la sûreté sur la société et il a dit qu'il y avait d'autres options et qu'il allait rédiger des documents et que, quoi qu'il en soit, les étapes initiales seraient les mêmes. Puis il a parlé à ma femme et le 24 mai, ma femme n'était pas avec moi quand j'ai rencontré l'avocat mais j'avais compris qu'ils avaient parlé au téléphone plus tard.

Q.         Plus tard le 24 ou -

R.          Oui.

Q.         - était-ce un jour plus tard?

R.          Plus tard le 24, d'après ce que je comprends.

(Pages 50 et 51 de la transcription)

[18]     L'avocat qui conseillait M. Weyand au nom d'ACT ainsi que l'appelante (Mme Weyand) au nom de Blackberry a rédigé les trois documents suivants qui ont été signés par M. Weyand et l'appelante :

Pièce A-7      Demande de paiement signée par M. Weyand au nom d'ACT demandant à Blackberry le paiement de 5 873 351 $ avec intérêts au taux de 1 609 $ par jour à compter du 27 mai 2000.

                   Bien que la demande ait déclaré que [traduction] « le paiement doit être effectué dans les 15 jours » , l'appelante a signé une reconnaissance au nom de Blackberry libellée en ces termes :

[traduction]

Par les présentes, Value Developments Blackberry Road Inc. accuse réception de la demande de paiement ci-jointe et convient que ladite somme augmentée des intérêts tels que susmentionnés sera payée immédiatement. Value Developments Blackberry Road Inc. renonce, par les présentes, à tout droit devant être accordé à quelque moment que ce soit ou à toute période de préavis ou à tout délai de grâce pour effectuer le paiement.

La pièce A-7 a été signée par M. Weyand et par l'appelante le 26 mai 2000.

Pièce A-9      Avis d'intention d'exécuter une sûreté signé par M. Weyand au nom d'ACT et auquel l'appelante a consenti au nom de Blackberry. La pièce A-9 a été signée par M. Weyand et par l'appelante le 27 mai 2000.

Pièce A-10    Convention pour le paiement des dettes signée par l'appelante au nom de Blackberry et par M. Weyand au nom d'ACT. Bien que la pièce A-10 se passe de commentaire, elle semble constituer un transfert de la parcelle A, de la parcelle C et de la totalité de Rainbow (terrain en copropriété et bâtiment, à l'exception de l'unité vendue en août 1999). En fait, Blackberry a transféré à ACT, par la pièce A-10, la totalité de ses droits fonciers en paiement de sa dette envers elle. La pièce A-10 a été signée par l'appelante et par M. Weyand le 31 mai 2000.

[19]     La pièce A-5 est un relevé mensuel du compte de Blackberry à la Banque Toronto-Dominion pour la période allant du 28 avril au 31 mai 2000. Il indique un solde de 17 456,51 $ le 23 mai. Le 26 mai, un transfert de 17 000 $ a été effectué du compte de Blackberry à un compte portant le numéro 0304899. M. Weyand a déclaré qu'il avait effectué le 26 mai le transfert sur un compte d'ACT et qu'il n'en avait pas informé l'appelante (sa femme) malgré le fait qu'il avait déjà démissionné de son poste d'administrateur de Blackberry le 24 mai et qu'elle était la seule administratrice le 26 mai. Voir les pages 54 et 55 de la transcription. Le 20 mai, il a signé et envoyé deux chèques de Blackberry, respectivement pour 200 $ et 155,04 $, qui n'ont pas été encaissés avant le 26 et le 31 mai. Lorsqu'il a démissionné de sa position d'administrateur de Blackberry le 24 mai, M. Weyand n'a pas informé son épouse (l'appelante) du fait que ces chèques étaient en suspens. Le transfert de 17 000 $ et l'émission des deux petits chèques se sont soldés par la réduction du compte de Blackberry à la Banque Toronto-Dominion de 17 456,51 $ à 101,47 $.

[20]     La pièce A-11 est une photocopie d'un lot de dix déclarations de TPS produites par Blackberry pour diverses périodes en 1998, 1999 et 2000. Trois d'entre elles étaient signées par M. Weyand, trois étaient signées par une personne appelée Lee qui, selon M. Weyand, travaillait dans le bureau du comptable, deux n'étaient pas signées, une était signée par l'appelante et la dixième était signée par une personne dont le nom ne peut être reconnu. La déclaration de TPS signée par l'appelante portait sur la période allant du 1er février au 30 avril 2000. Elle l'a signée le 5 juin 2000, indiquant une dette de TPS s'élevant à 200 871,07 $ mais aucun paiement n'était joint. M. Weyand a expliqué les circonstances dans lesquelles l'appelante avait signé cette déclaration de TPS, comme suit :

[traduction]

R.          Je l'ai donnée à ma femme et j'ai dit : « Il faut encore signer cela. C'est le comptable qui l'a envoyé » et elle s'est exclamée « Oh, encore une! » Alors elle - encore une formule à signer? - mais elle l'a signée et nous l'avons simplement postée.

(Page 64 de la transcription)

[21]     Au moyen d'un avis de cotisation daté du 9 février 2001, une cotisation a été établie à l'égard de l'appelante, en sa qualité d'administratrice de Blackberry, pour un montant de 217 703,04 $. L'appelante a interjeté appel de cette cotisation devant la Cour.

Analyse

[22]     La qualité de l'appelante comme administratrice de Blackberry pendant toutes les périodes pertinentes est incontesté. La principale question en litige consiste à savoir si elle satisfait le critère de diligence raisonnable prévu par le paragraphe 323(3) de la Loi. Il existe une question litigieuse subsidiaire à propos de la portée de la responsabilité de l'appelante en sa qualité d'administratrice, c'est-à-dire si elle est responsable à ce titre, mais je laisserai cette question de côté pour le moment. L'article 323 de la Loi est, à toutes fins pratiques, identique à l'article 227.1 de la Loi de l'impôt sur le revenu. Ce dernier article a généré un contentieux beaucoup plus volumineux que l'article 323 de la Loi sur la taxe d'accise. Par conséquent, je me servirai de la jurisprudence relative à l'article 227.1 afin d'interpréter l'article 323 et de l'appliquer aux faits de l'espèce.

[23]     L'un des arrêts de principe à propos de la responsabilité d'un administrateur est celui que la Cour d'appel fédérale a rendu dans l'affaire Soper c. La Reine, [1998] 1 C.F. 124 (97 DTC 5407). Dans l'arrêt Soper, le juge d'appel Robertson a décrit la norme de diligence prévue par le paragraphe 227.1(3) de la Loi de l'impôt sur le revenu comme étant à la fois objective et subjective. Lire les paragraphes 29 et 30 à la page 5415.

Le moment convient bien pour résumer mes conclusions au sujet du paragraphe 227.1(3) de la Loi de l'impôt sur le revenu. La norme de prudence énoncée au paragraphe 227.1(3) de la Loi est fondamentalement souple. Au lieu de traiter les administrateurs comme un groupe homogène de professionnels dont la conduite est régie par une seule norme immuable, cette disposition comporte un élément subjectif qui tient compte des connaissances personnelles et de l'expérience de l'administrateur, ainsi que du contexte de la société visée, notamment son organisation, ses ressources, ses usages et sa conduite. Ainsi, on attend plus des personnes qui possèdent des compétences supérieures à la moyenne (p. ex. les gens d'affaires chevronnés).

La norme de prudence énoncée au paragraphe 227.1(3) de la Loi n'est donc pas purement objective. Elle n'est pas purement subjective non plus. Il ne suffit pas qu'un administrateur affirme qu'il a fait de son mieux, car il invoque ainsi la norme purement subjective. Il est également évident que l'intégrité ne suffit pas. Toutefois, la norme n'est pas une norme professionnelle. Ces situations ne sont pas régies non plus par la norme du droit de la négligence. La Loi contient plutôt des éléments objectifs, qui sont représentés par la notion de la personne raisonnable, et des éléments subjectifs, qui sont inhérents à des considérations individuelles comme la « compétence » et l'idée de « circonstances comparables » . Par conséquent, la norme peut à bon droit être qualifiée de norme « objective subjective » .

Plus avant dans ses motifs, le juge d'appel Robertson a opéré une distinction entre les administrateurs internes et les administrateurs externes. Lire le paragraphe 33 à la page 5417.

Je tiens tout d'abord à souligner qu'en adoptant cette démarche analytique, je ne donne pas à entendre que la responsabilité est simplement fonction du fait qu'une personne est considérée comme un administrateur interne par opposition à un administrateur externe. Cette qualification constitue plutôt simplement le point de départ de mon analyse. Mais cependant, il est difficile de nier que les administrateurs internes, c'est-à-dire ceux qui s'occupent de la gestion quotidienne de la société et qui peuvent influencer la conduite de ses affaires, sont ceux qui auront le plus de mal à invoquer la défense de diligence raisonnable. Pour ces personnes, ce sera une opération ardue de soutenir avec conviction que, malgré leur participation quotidienne à la gestion de l'entreprise, elles n'avaient aucun sens des affaires, au point que ce facteur devrait l'emporter sur la présomption qu'elles étaient au courant des exigences de versement et d'un problème à cet égard, ou auraient dû l'être. Bref, les administrateurs internes auront un obstacle important à vaincre quand ils soutiendront que l'élément subjectif de la norme de prudence devrait primer l'aspect objectif de la norme.

[24]     Dans ses observations, l'avocate de l'intimée a reconnu que l'appelante était une administratrice externe de Blackberry avant le 24 mai 2000. Cette concession était raisonnable compte tenu de la clarté de la preuve que le mari de l'appelante, le seul autre administrateur, gérait les activités quotidiennes de Blackberry. Il était le seul responsable du financement de la construction de Rainbow (les avances de fonds accordées par ACT à Blackberry). Il a choisi l'agent immobilier qui devait vendre les unités condominiales. Il a décidé de passer d'un programme de vente à un programme de location. Il a choisi l'agence qui allait trouver les locataires et il a obtenu les deux évaluations de la juste valeur marchande de Rainbow. L'appelante est restée passive dans toutes ces opérations.

[25]     Lorsque l'appelante est devenue administratrice de Blackberry en mars 1998, juste après la constitution en personne morale de la société, l'avocat et son époux lui ont dit que c'était une simple formalité. Page 165 de la transcription. Les circonstances ont changé le 24 mai 2000. M. Weyand a démissionné de son poste d'administrateur et en a informé l'appelante. Elle a su, à ce moment-là, qu'elle était la seule administratrice. Au paragraphe 16 ci-dessus, un passage du témoignage de l'appelante révèle ce qui suit :

          [traduction]

R.          Je lui ai demandé si j'étais maintenant la seule administratrice ce que mon -ce que je dois faire et ce que mon - ce que je devrais - ce que je devrais faire maintenant et mon mari m'a dit, et j'ai parlé avec l'avocat aussi, et l'avocat m'a dit qu'il allait préparer les documents nécessaires pour moi et que c'était tout ce que je devais savoir car lui, en tant qu'avocat, saurait quoi faire dans ce cas.

(Page 172 de la transcription)

En répondant à une question qui lui a été posée par son propre avocat, l'appelante a utilisé le mot [traduction] « maintenant » deux fois et a terminé sa phrase par l'expression « dans ce cas » . J'infère de son utilisation de ces termes qu'elle savait dorénavant que son rôle d'administratrice ne se limitait plus à une simple formalité. Elle a indiqué, dans les questions qu'elle a posées à son avocat et à son conjoint, qu'elle réalisait qu'on attendait plus d'elle en tant « qu'administratrice unique » .

[26]     À partir du 24 mai 2000, l'appelante avait probablement besoin de conseils juridiques indépendants mais il n'existe aucune preuve qu'elle les ait obtenus. D'ailleurs, la preuve indique qu'en tant qu'administratrice unique de Blackberry après le 24 mai, elle a suivi les conseils de l'avocat de son mari et les directives de ce dernier sans poser de questions et qu'elle a signé sans même les lire les documents qui lui ont été présentés. L'appelante était-elle une administratrice interne ou externe après le 24 mai 2000?

[27]     Dans l'arrêt Soper, les administrateurs internes sont définis comme « ceux qui s'occupent de la gestion quotidienne de la société et qui influencent la conduite de ses affaires » . Si on raisonne à rebours, un administrateur externe doit être une personne qui ne s'occupe pas de la gestion quotidienne et qui n'influence pas la conduite des affaires de la société. Pour situer les faits dans leur contexte, l'appelante a agi comme unique administratrice de Blackberry pendant une période de seulement 13 jours : du 24 mai, date à laquelle son conjoint a démissionné de son poste de second administrateur, au 5 juin, lorsqu'elle a signé la dernière déclaration de TPS de Blackberry (pièce A-11). Si on examine la conduite de l'appelante en tant qu'unique administratrice de Blackberry pendant cette période de 13 jours, on ne trouve pas une société engagée dans l'industrie lourde ou une société forte de 500 vendeurs. Nous trouvons une société qui se défait de son principal actif, un immeuble de location résidentielle.

[28]     J'examinerai le statut de l'appelante, d'abord en tant qu'administratrice interne, puis en tant qu'administratrice externe. Si une société a deux ou plusieurs administrateurs, l'un d'eux peut être qualifié d' « interne » ou d' « externe » selon les fonctions qu'il exerce dans l'exploitation commerciale de la société. Si la société ne possède qu'un seul administrateur et cet individu sait qu'il est l'unique administrateur, à mon avis, il est implicitement un administrateur interne car il sait qu'il ne peut compter sur personne d'autre pour endosser les obligations d'un administrateur. Par conséquent, je conclus que l'appelante était une administratrice interne de Blackberry à partir du 24 mai 2000. Le tiers auquel un unique administrateur, sachant qu'il est le seul administrateur, permet d'assumer la responsabilité de la gestion de la société est à mon avis le mandataire de l'unique administrateur et sa conduite peut être imputée à l'unique administrateur. Dans la mesure où l'appelante a permis à son mari de gérer quelque activité de Blackberry après le 24 mai, je considère ce dernier comme mandataire de l'appelante et j'impute sa conduite à cette dernière.

[29]     Dans l'arrêt Soper, la Cour d'appel fédérale a déclaré qu'un administrateur interne aurait les plus grandes difficultés à prouver la défense de diligence raisonnable. Je pense que cette déclaration présume que l'administrateur interne serait réellement au fait des affaires pertinentes de la société. Le 24 mai 2000, l'appelante savait que Blackberry avait été incapable de vendre les unités condominiales. Elle savait que les 38 unités restantes avaient été louées. Elle savait que son mari était propriétaire de Blackberry et d'ACT. Et elle savait qu'on lui demandait, en tant qu'unique administratrice de Blackberry, de signer des documents importants (pièces A-7, A-9 et A-10) avec un très court préavis. Dans les circonstances qui existaient le 24 mai à la suite de la démission de son mari, et du fait qu'elle comprenait être l'unique administratrice de Blackberry, je me serais attendu à ce que l'appelante ait posé quelques questions simples. Pourquoi une société familiale (ACT) demande-t-elle paiement à une autre société familiale (Blackberry)? Consulter la pièce A-7. Si Blackberry ne peut payer d'argent mais peut transférer des biens à ACT, pourquoi cela est-il fait? Consulter la pièce A-10. Le transfert de biens causera-t-il un préjudice aux créanciers de Blackberry? Pourquoi agir si rapidement? Pourquoi des documents comme la pièce A-7 (26 mai), la pièce A-9 (27 mai) et la pièce A-10 (31 mai) doivent-ils être signés si hâtivement? L'appelante n'a posé aucune de ces questions.

[30]     ACT n'était pas une société inconnue, comme un créancier hypothécaire sans lien de dépendance qui tenterait de saisir les biens de Blackberry dont la valeur était tombée en deçà de celle du capital de la dette hypothécaire. ACT était une société familiale ayant de nombreux liens de dépendance avec Blackberry. Il n'existe aucune preuve qu'ACT était pressée par ses créanciers de saisir les biens de Blackberry afin de rembourser ces créanciers. Bien au rebours. Il n'existe aucune preuve qu'ACT ait eu quelque créancier que ce soit. En contre-interrogatoire, M. Weyand a décrit la façon dont ACT avait acquis la propriété bénéficiaire des 38 unités condominiales en vertu de la convention pour le paiement des dettes (pièce A-10), alors que le droit de propriété en common law sur ces unités demeurait inscrit au nom de Blackberry afin de différer le paiement de droits de cession immobilière.

[31]     À la fin de 2000, ACT a vendu les 38 unités à l'appelante et à son mari pour 3 350 000 $, ce qui représentait tant le coût pour ACT que la juste valeur marchande. M. Weyand a déclaré que Revenu Canada avait examiné la transaction et reconnu que la valeur et le prix n'accordaient aucun profit d'actionnaire à lui ni à l'appelante. Lorsque le marché des logements en copropriété s'est redressé, en 2002, et que les 38 unités restantes ont été mises en vente, les vendeurs du titre bénéficiaire étaient l'appelante et son mari, mais les actes formalistes de transport ont été signés par l'appelante, son mari et Blackberry, car le nom de cette dernière société figurait encore sur le titre. C'est la vente ultime, en 2002, à des acheteurs sans lien de dépendance, qui a finalement déclenché le paiement des droits de cession immobilière.

[32]     L'histoire des 38 unités condominiales après le 24 mai 2000 ne révèle aucune pression financière extérieure à la famille de l'appelante nécessitant le transfert de ces 38 unités de Blackberry à ACT. M. Weyand a décrit combien il avait été choqué et préoccupé lorsqu'il avait appris, à la lecture des rapports d'évaluation de Palmer (pièce A-3) et de Top Ten (pièce A-4) que la juste valeur marchande du bâtiment Rainbow ne s'élevait qu'à 3 000 000 $ alors que la dette de Blackberry envers ACT s'élevait à 5 200 000 $. Il se peut qu'il ait été choqué, mais la preuve ne révèle aucune raison de sa part de s'inquiéter que des créanciers extérieurs saisissent des actifs de la famille comme les 38 unités invendues du bâtiment Rainbow. Je conclus que les 38 unités condominiales ont été transférées de Blackberry à ACT pour déposséder la première de tous ses actifs et la rendre inattaquable par jugement, bien que, pour des raisons évidentes, tant M. Weyand que l'appelante aient fait silence sur ce point. Le fait que le 26 mai 2000, soit deux jours après qu'il ait cessé d'être un administrateur de Blackberry, M. Weyand ait transféré 17 000 $ du compte bancaire de Blackberry à un compte bancaire d'ACT, réduisant ainsi à 101,47 $ le solde du compte bancaire de Blackberry (pièce A-5), renforce ma conclusion.

[33]     Dans le paragraphe 28 ci-dessus, j'ai soutenu que l'appelante était une administratrice interne de Blackberry depuis le 24 mai 2000 parce qu'elle savait qu'elle était l'unique administratrice depuis cette date. Sa connaissance des affaires commerciales de Blackberry n'a pas changé le 24 mai pour la simple raison qu'elle est devenue une administratrice interne, mais la norme de diligence à laquelle elle était assujettie a changé en raison du paragraphe 323(3). Selon son témoignage cité au paragraphe 25, elle savait que sont statut d'administratrice n'était plus une simple formalité. Si elle avait posé quelques-unes des questions simples exposées à la fin du paragraphe 29, elle aurait appris l'objectif et les conséquences du transfert des 38 unités condominiales de Blackberry à ACT. Elle avait l'obligation de poser au moins certaines de ces questions, ou des questions similaires. Sa carence à s'informer à propos des transactions mentionnées aux pièces A-7, A-9 et A-10, qu'elles a toutes signées en sa qualité d'administratrice de Blackberry, contrevient à l'obligation de diligence raisonnable qu'impose le paragraphe 323(3) de la Loi. En sa qualité d'administratrice interne, elle porte une responsabilité à l'égard de la cotisation portée en appel.

[34]     Si j'errais en pensant que l'unique administrateur d'une société qui a connaissance de son statut est implicitement un administrateur interne (lire le paragraphe 28 ci-dessus), il me faudrait alors examiner le statut de l'appelante en tant qu'administratrice externe de Blackberry à partir du 24 mai 2000. Dans l'arrêt Soper, le juge d'appel Robertson a étudié le moment à partir duquel un administrateur externe est lié par une obligation expresse d'agir. Ses motifs se trouvent au paragraphe 42 à la page 5418 :

À mon avis, l'obligation expresse d'agir prend naissance lorsqu'un administrateur obtient des renseignements ou prend conscience de faits qui pourraient l'amener à conclure que les versements posent, ou pourraient vraisemblablement poser, un problème potentiel. En d'autres termes, il incombe vraiment à l'administrateur externe de prendre des mesures s'il sait, ou aurait dû savoir, que la société pourrait avoir un problème avec les versements. La situation typique dans laquelle un administrateur est, ou aurait dû être, au courant de cette éventualité est celle de la société qui a des difficultés financières. [...]

[35]     L'appelante savait, sans aucun doute, que Blackberry connaissait des difficultés financières. Pendant l'interrogatoire principal de son mari, l'avocat de l'appelante a posé toutes les questions appropriées pour démontrer l'indigence des révélations faites par M. Weyand à sa femme, l'appelante, à propos des affaires de Blackberry. Cependant, M. Weyand lui a dit qu'ils étaient dans l'incapacité de vendre les 38 unités condominiales restantes et qu'elles devraient être louées. Je prends connaissance d'office du fait que les deux administrateurs de Blackberry avant le 24 mai 2000 n'étaient pas des personnes inconnues l'une à l'égard de l'autre. Ils étaient mari et femme. Ils ont tous deux témoigné dans le cadre du présent appel. Ils vivent ensemble une relation conjugale et l'appelante m'a semblé être une femme intelligente. Étant donné que le Rainbow était le premier projet de M. Weyand au Canada après qu'il soit devenu résident en 1995, il est inconcevable qu'ils n'aient pas parlé du projet et, en particulier, qu'elle n'ait pas su qu'il avait été choqué par l'estimation relativement faible qui avait été faite de la valeur de Rainbow.

[36]     La pièce A-6 énumère les nombreuses avances de fonds effectuées par ACT à Blackberry en 1999 pendant la construction de Rainbow. La construction a été achevée en décembre 1999. J'infère de la pièce A-6 que tous les coûts de construction ont été décaissés au besoin. Il n'existe aucune preuve de privilège grevant le projet. Naturellement, un privilège serait un élément dissuasif en cas de vente. La seule dette importante survenue après décembre 1999 était constituée par la dette de TPS, s'élevant à 200 000 $, qui est née lorsque Blackberry est passée d'un programme de vente à un programme de location. La dette de TPS en vertu du paragraphe 191(1) était calculée sur la juste valeur marchande de la propriété lors de la prise de possession par les locataires. M. Weyand a été informé de la dette de TPS par ses comptables, à la fin d'avril 2000. C'est cette connaissance toute neuve qui a causé toutes les activités qui ont suivi : deux évaluations indépendantes pour déterminer la juste valeur marchande, la soudaine décision de M. Weyand de démissionner de son poste d'administrateur et le transfert du projet de Blackberry à ACT.

[37]     Je répéterai l'un des énoncés de l'arrêt Soper, cité au paragraphe 34 ci-dessus :

[...] En d'autres termes, il incombe vraiment à l'administrateur externe de prendre des mesures s'il sait, ou aurait dû savoir, que la société pourrait avoir un problème avec les versements. [...]

Dans toutes les circonstances de l'espèce, je conclus que l'appelante savait, ou aurait dû savoir, entre le 24 et le 31 mai 2000, que Blackberry avait des problèmes de paiement pour honorer sa dette de TPS d'environ 200 000 $. Par conséquent, l'appelante avait, même en tant qu'administratrice externe, une obligation expresse d'agir. Au lieu de cela, elle n'a rien fait d'autre que de signer, sans poser de question, les documents qui lui étaient présentés. Le juge d'appel Marceau a rédigé un bref jugement concordant dans l'affaire Soper, commentant sur l'article 227.1 au paragraphe 51 :

Par ces dispositions, le législateur impose, selon moi, à l'administrateur d'une société une obligation entièrement nouvelle, distincte et expresse. Il s'agit d'une obligation envers la Couronne et non envers la société, qui consiste à faire ce qu'il est raisonnablement possible de faire pour prévenir pareil manquement. Je ne peux tout simplement pas imaginer qu'on puisse jamais considérer qu'un administrateur comme l'appelant en l'espèce s'est acquitté d'une telle obligation s'il ne s'est jamais soucié de cette exigence et est demeuré complètement indifférent et passif à cet égard.

[38]     Dans ses observations, l'avocate de l'intimée a qualifié la conduite de l'appelante entre le 24 et le 31 mai d'aveuglement volontaire. À mon avis, c'est là une description appropriée. En tant qu'administratrice externe, l'appelante n'a pas satisfait la norme de diligence prévue au paragraphe 323(3) et elle est responsable de la cotisation qui fait l'objet du présent appel.

[39]     Dans Hanson c. La Reine, C.C.I., no 94-489(IT)G, 13 septembre 1996 (97 DTC 796), le juge Sarchuk de la Cour a déclaré au paragraphe 26 à la page 799 :

[...] Le simple fait que quelqu'un devient administrateur dans un contexte familial n'est pas suffisant pour lui permettre de se détacher des affaires de la compagnie; de ne pas en tenir compte à toutes fins utiles; de ne pas tenir compte de ses responsabilités; de fait, d'aller jusqu'à omettre de poser une question aussi fondamentale que celle de savoir quelles sont ces responsabilités et d'échapper ainsi à la responsabilité prévue par les dispositions de la Loi.

L'appel de Jane Hanson n'a été accueilli qu'en partie pour tenir compte de la date de sa démission en tant qu'administratrice. Autrement, la décision rendue par le juge Sarchuk dans l'affaire Hanson a été confirmée par un arrêt de la Cour d'appel fédérale, C.A.F., no A-792-96, 2 octobre 2000 (2000 DTC 6564) dans lequel le juge d'appel Létourneau, s'exprimant pour la Cour, a déclaré au paragraphe 5 :

[...] Dans l'arrêt précité, [Cadrin] la Cour a dit, à la page 368, que la passivité totale découlant d'une ignorance totale ne permet pas à un contribuable d'échapper à la responsabilité imposée par le paragraphe 227.1(3). Il découle implicitement de cette conclusion un devoir minimal de remédier à cette ignorance.

[40]     Ayant décidé que l'appelante est responsable en vertu de l'article 323 de la Loi, je dois examiner la question subsidiaire portant sur l'étendue de sa responsabilité. L'avocat de l'appelante a présenté une observation subsidiaire aux termes de laquelle la responsabilité de l'appelante, au cas où celle-ci serait déclarée responsable en sa qualité d'unique administratrice en vertu de l'article 323, devrait être limitée au montant des fonds ou actifs disponibles qui pouvaient être versés à Revenu Canada après le 24 mai, alors qu'elle était l'unique administratrice de Blackberry. Plus précisément, l'avocat de l'appelante a soutenu que la responsabilité de sa cliente devrait être limitée à 17 456,51 $ car (i) c'était le montant du solde du compte bancaire de Blackberry le 24 mai 2000 (voir la pièce A-5); (ii) les 38 unités condominiales étaient hypothéquées en faveur de ACT lorsque la dette hypothécaire a dépassé la juste valeur marchande des unités; et (iii) Blackberry ne possédait aucun autre élément d'actif.

[41]     L'avocate de l'intimée a soutenu que l'administrateur d'une société qui n'a pas versé un montant de taxe nette au sens du paragraphe 323(1), est, soit responsable de la totalité de la somme n'ayant pas été remise par la société, soit totalement irresponsable en application du critère de diligence raisonnable prévu par le paragraphe 323(3). En d'autres termes, l'intimée soutient que la responsabilité de l'administrateur qui ne peut satisfaire le critère de diligence raisonnable du paragraphe 323(3) ne saurait être limitée aux fonds que la société a à sa disposition lors du manquement.

[42]     J'accepte l'hypothèse de base sur laquelle est fondée l'observation de l'intimée et je ne limiterai pas la responsabilité de l'appelante pour trois raisons. D'abord, en droit, je pense que la loi est claire. Le paragraphe 323(1) utilise les termes suivants : « verser une taxe nette [...] en cas de défaut » et « les administrateurs [...] tenus [...] de payer cette taxe » . Le paragraphe 323(3) vise également l'administrateur qui a agi avec soin, diligence et compétence « pour prévenir le manquement » . Lorsque le terme « manquement » est utilisé dans le paragraphe 323(3), c'est en référence au « défaut [...] de payer » de la personne morale visée au paragraphe 323(1). À mon avis, c'est le montant objet du « défaut [...] de payer » de la société prévu au paragraphe 323(1) qui détermine l'étendue monétaire de la responsabilité de l'administrateur.

[43]     Deuxièmement, l'appelante n'a pas contesté le montant de TPS que Blackberry a fait « défaut [...] de payer » en mai-juin 2000 malgré son obligation en vertu de la législation sur la TPS. La Réponse de l'intimée dans les actes de procédure fixe cette somme à 200 455,38 $. Le montant de la cotisation établie à l'égard de l'appelante, incluant les intérêts et les pénalités, s'élève à 217 703,04 $. Ces montants n'ont pas été contestés.

[44]     Enfin, troisièmement, au vu des faits de l'espèce, il n'existe aucune raison pour limiter la responsabilité de l'appelante au solde du compte bancaire de Blackberry au 24 mai 2000. Il est impossible de déterminer ce qui se serait passé si l'appelante, en tant qu'unique administratrice de Blackberry, avait refusé de signer la pièce A-7 (demande de paiement), la pièce A-9 (Avis d'intention d'exécuter une sûreté) ou la pièce A-10 (convention pour le paiement des dettes). Il est possible que les 38 unités condominiales soient demeurées la propriété de Blackberry, en la possession de laquelle les loyers collectés par Devon auraient pu être saisis-arrêtés. La pièce R-2 est un rapport de Devon daté du 5 mai 2000, accompagné d'un chèque libellé au nom de Blackberry pour des loyers nets de 26 700 $ pour le mois d'avril. Il se peut aussi que M. Weyand ait signé les trois documents au nom de Blackberry et d'ACT, s'exposant lui-même en tant qu'administrateur de fait de Blackberry.

[45]     La décision rendue le 24 mai 2002 par le juge en chef adjoint Bowman dans l'affaire Fremlin v. The Queen semble dépendre des faits précis de l'espèce qui peuvent facilement être distingués des faits de la présente espèce.

[46]     Je considère la conduite de l'appelante et de M. Weyand entre le 24 mai 2000 (la démission de M. Weyand de son poste d'administrateur de Blackberry) et le 5 juin 2000 (la signature par l'appelante de la dernière déclaration de TPS de Blackberry indiquant une dette de 200 871,07 $ mais sans paiement joint) comme un plan cynique visant à déposséder Blackberry de ses actifs afin de rendre impossible le paiement de la dette de TPS. La dette de TPS a été créée par le paragraphe 191(1) de la Loi. Elle représentait la seule dette importante de Blackberry après décembre 1999 (fin de la construction). Elle a été portée à l'attention de M. Weyand à la fin d'avril 2000 et elle a déclenché toutes les activités qui ont eu lieu à partir des évaluations par Palmer et Top Ten (pièces A-3 et A-4), jusqu'à la convention pour le paiement de la dette (pièce A-10).

[47]     L'appel est rejeté, avec dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 10e jour de mai 2004.

« M. A. Mogan »

Juge Mogan

Traduction certifiée conforme

ce 29e jour de juillet 2004.

Sylvie Sabourin, traductrice


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