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Date: 19980324

Dossier: 95-2930-IT-G

ENTRE :

DORA MACHTINGER,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Mogan, C.C.I.

[1] Le 30 avril 1990, l'époux de l'appelante a transféré un bien à cette dernière. Le total de tous les montants que l'époux était tenu de payer en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu relativement à l'année d'imposition 1990 ou à une année d'imposition antérieure était de 39 304,25 $. Dans un avis de cotisation daté du 28 juin 1991, le ministre du Revenu national s'est fondé sur le paragraphe 160(1) de la Loi pour établir que l'appelante devait payer 39 304,25 $ à titre de bénéficiaire du transfert du bien susmentionné. Les passages pertinents du paragraphe 160(1) qui s'appliquaient à l'année 1990 se lisent comme suit :

160(1) Lorsqu'une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d'une fiducie ou de toute autre façon,

a) à son conjoint ou à une personne devenue depuis son conjoint,

b) à une personne qui était âgée de moins de 18 ans, ou

c) à une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,

les règles suivantes s'appliquent :

d) [...]

e) le bénéficiaire et l'auteur du transfert sont conjointement et solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d'un montant égal au moins élevé des deux montants suivants :

(i) la fraction, si fraction il y a, de la juste valeur marchande des biens à la date du transfert qui est en sus de la juste valeur marchande à cette date de la contrepartie donnée pour le bien, et

(ii) le total des montants dont chacun représente un montant que l'auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi au cours de l'année d'imposition dans laquelle les biens ont été transférés ou d'une année d'imposition antérieure ou pour une de ces années,

mais aucune disposition du présent paragraphe n'est réputée limiter la responsabilité de l'auteur du transfert en vertu de toute autre disposition de la présente loi.

[2] L'appelante ne conteste pas le fait que son époux était tenu de payer le montant de 39 304,25 $ pendant toutes les périodes pertinentes. Elle soutient cependant (i) qu'elle et son époux n'avaient en réalité aucun lien de dépendance compte tenu des circonstances particulières dans lesquelles ils se trouvaient au mois d'avril 1990, date à laquelle ils ont convenu du transfert, et (ii) que la juste valeur marchande du bien était inférieure à celle sur laquelle le ministre s'est fondé pour établir la cotisation.

[3] L'appelante et son époux ont eu un mariage très instable. Ils se sont mariés le 11 octobre 1981. Ils se sont séparés pour la première fois du mois de décembre 1985 au mois de juillet 1988, une période pendant laquelle l'appelante s'est retrouvée prestataire de l'aide sociale avec deux jeunes enfants. Elle et son époux ont repris la vie commune au mois de juillet 1988 et se sont séparés de nouveau en avril 1990, jusqu'au mois de mai 1990. Puis, ils ont vécu ensemble du mois de mai 1990 au mois de juin 1994, période au cours de laquelle l'époux a subi un pontage coronarien et l'appelante l'a aidé à se remettre sur pied. Ils se sont séparés du mois de juin au mois de septembre 1994. Ils ont vécu ensemble du mois de septembre 1994 au 8 mai 1997, date à laquelle ils se sont séparés, selon l'appelante, “ pour la dernière fois ”. Apparemment, l'époux a causé de graves difficultés à l'appelante au cours de l'été de 1997 puisque celle-ci a déclaré au cours de son témoignage à l'audience (février 1998) que la Cour de l'Ontario avait ordonné à son époux de ne pas troubler la paix pour une période d'un an, laquelle devait se terminer le 4 septembre 1998. La pièce A-2 est une copie de l'ordonnance en question.

[4] C'est au cours de la brève séparation du mois d'avril au mois de mai 1990 que le bien a été transféré. L'appelante et son époux avaient emménagé au 117, Thornridge Drive, en novembre 1989. Il s'agissait de leur résidence familiale. Lorsqu'ils se sont séparés en avril 1990 (cinq mois plus tard seulement), l'appelante a tenu désespérément à obtenir une certaine sécurité au cas où ils éprouveraient d'autres difficultés conjugales. Si l'on s'en tient à son témoignage non contesté, elle a demandé à son époux de lui transférer sa moitié des droits sur la résidence familiale en avril 1990, à une époque où ils étaient séparés. Elle a déclaré qu'elle avait imposé cette condition avant de retourner vivre avec lui parce qu'elle voulait avoir une certaine sécurité au cas où ils se sépareraient de nouveau.

[5] La pièce R-11 est une copie de l'acte translatif de propriété immobilière daté du 30 avril 1990, en vertu duquel l'époux de l'appelante a transféré à cette dernière la totalité de ses droits sur la résidence familiale sise au 117, Thornridge Drive, Thornhill (adresse civique, ville de Vaughan). L'acte translatif de propriété immobilière fait état d'une contrepartie symbolique de 2 $. D'après l'affidavit de valeur et de contrepartie joint à l'acte translatif de propriété immobilière et faisant partie de la pièce R-11, la contrepartie est symbolique parce qu'il s'agit d'un transfert de l'époux en faveur de son épouse en considération de l'amour et de l'affection qu'elle lui porte. Le document produit sous la cote R-11 a été enregistré le 4 mai 1990. Peu de temps après, l'appelante et son époux ont repris la vie commune.

[6] La pièce R-19 est un contrat de mariage de huit pages daté lui aussi du 30 avril et signé par l'appelante et son époux. L'appelante a déclaré qu'elle avait insisté pour que ce contrat soit conclu (chaque époux ayant chacun son conseiller juridique) parce que son mariage était à ce point fragile qu'elle était certaine qu'ils se sépareraient de nouveau et qu'elle voulait savoir ce qu’il adviendrait d’elle. La pièce R-19 désigne le 117, Thornridge Drive, comme la “ résidence familiale ”. Les parties les plus pertinentes de la pièce R-19 sont l'article 8 et le paragraphe 10(1), libellés comme suit :

[TRADUCTION]

8. NON-PAIEMENT D'UNE PENSION ALIMENTAIRE APRÈS LA RUPTURE DU MARIAGE

(1) En cas de rupture du mariage, chaque partie libère l'autre, dans la mesure où la loi et l'equity le permettent, de toute prétention, revendication ou cause d'action qu'elle avait, qu'elle a ou qu'elle pourrait avoir dans l'avenir contre l'autre au titre du paiement d'une pension alimentaire provisoire ou permanente ou d'une somme forfaitaire sous le régime de la Loi sur le divorce ou de la Loi sur le droit de la famille.

(2) Les parties reconnaissent et réalisent que leur situation financière respective peut changer dans l'avenir, pendant la cohabitation ou après une rupture du mariage, en raison notamment de leur état de santé, du coût de la vie ou de leur emploi. Ces changements, qu'ils soient imprévus, imprévisibles ou catastrophiques, ne donneront à aucune partie le droit de demander à l'autre partie une pension alimentaire provisoire ou autre en vertu de la Loi sur le divorce ou de la Loi sur le droit de la famille.

10. RÉSIDENCE FAMILIALE

(1) En contrepartie de la libération mutuelle relative à l'obligation de verser une pension alimentaire au conjoint, Marek convient de transférer à Dora sa moitié indivise des droits sur la résidence familiale immédiatement après la signature du présent contrat.

[7] Aucune preuve n'a été produite sur la valeur nette ou la situation financière (richesse, pauvreté, etc) de l'appelante et de son époux au 30 avril 1990, date à laquelle ils ont signé le contrat produit sous la cote R-19 et à laquelle l'époux a transféré à l'appelante sa moitié des droits sur la résidence familiale. Par conséquent, je ne peux attribuer quelque valeur que ce soit à la “ libération mutuelle ” mentionnée au paragraphe 10(1) ci-dessus. En ce qui concerne le transfert par l'époux de sa moitié des droits sur la résidence familiale, je me propose de prendre la pièce R-11 pour ce qu'elle paraît être et de conclure que la contrepartie était un montant symbolique de 2 $ ou l'amour et l'affection de la bénéficiaire du transfert.

[8] À mon avis, l'appelante n'a concédé, cédé ou transféré à son époux, le 30 avril 1990 ou vers cette date, aucune contrepartie à laquelle je puisse attribuer une valeur me permettant de conclure qu'il a reçu une contrepartie pour le transfert de sa moitié des droits sur la résidence familiale. Par conséquent, je conclus que le transfert de sa moitié des droits sur le 117, Thornridge Drive le 30 avril 1990 était un transfert effectué sans contrepartie monétaire.

[9] L'appelante a fait valoir qu'en raison de son mariage tumultueux, des séparations antérieures et de la brève séparation au cours des mois d'avril et mai 1990, lorsqu'elle a insisté pour signer un contrat de mariage (pièce R-19) et pour obtenir le transfert de la maison (pièce R-11), elle n'avait aucun lien de dépendance avec son époux à la fin du mois d'avril 1990, au moment où il lui a transféré sa moitié des droits sur la résidence familiale. La question de savoir si deux personnes ont un lien de dépendance est établie à l'article 251 de la Loi de l'impôt sur le revenu, qui se lit comme suit :

251(1) Aux fins de la présente loi,

a) des personnes liées sont réputées avoir entre elles un lien de dépendance; et

b) la question de savoir si des personnes non liées entre elles n'avaient aucun lien de dépendance à une date donnée est une question de fait.

251(2) Aux fins de la présente loi, des “personnes liées” ou des personnes liées entre elles, sont

a) des particuliers unis par les liens du sang, du mariage ou de l'adoption;

[...]

251(6) Pour l'application de la présente loi :

[...]

b) des personnes sont unies par les liens du mariage si l'une est mariée à l'autre ou à une personne qui est ainsi unie à l'autre par les liens du sang; [...]

Pendant toutes les périodes pertinentes, l'appelante et son époux étaient mariés, plus particulièrement en avril et en mai 1990. Par conséquent, ils sont des “ personnes liées ” et ils sont réputés avoir entre eux un lien de dépendance. L'appelante et son époux avaient un lien de dépendance lorsque ce dernier lui a transféré sa moitié des droits sur la résidence familiale.

[10] Le seul autre point en litige est la valeur du 117, Thornridge Drive (ci-après appelé la “ maison ”) au 30 avril 1990. Avant de passer en revue la preuve à cet égard, je remarque, dans les actes de procédure de l'intimée, que, lorsqu'il a établi une cotisation à l'égard de l'appelante, le ministre du Revenu national s'est fondé sur l'hypothèse suivant laquelle toutes les charges grevant la maison au 30 avril 1990 s'élevaient au plus à 295 773,96 $. Il n'y a aucune preuve qui contredise cette hypothèse. En fait, l'appelante soutient à la page deux de son avis d'appel que, lorsqu'elle a vendu la maison en novembre 1991, elle n'a touché que 6 029,28 $ après avoir remboursé l'emprunt hypothécaire et avoir payé les frais de clôture. Les pièces R-6, R-10 et R-12 prouvent que la maison a été vendue 340 000 $ le 26 novembre 1991. La pièce R-7 est un relevé de compte de l'avocat de l'appelante qui a représenté cette dernière lors de la transaction en question; elle établit que l'appelante a touché le produit net de 6 029,28 $. Non seulement l'hypothèse du ministre relativement au fait que les charges ne dépassaient pas 295 773,96 $ n'a pas été contredite, mais, à mon avis, elle a été corroborée par les pièces R-6, R-7, R-10 et R-11 susmentionnées. Il ressort clairement de ces pièces que la maison a été vendue 340 000 $ à une partie sans lien de dépendance en novembre 1991. Il reste donc à déterminer la juste valeur marchande de la maison au 30 avril 1990, date à laquelle l'époux a transféré sa moitié des droits sur la résidence à l'appelante.

[11] L'intimée a appelé A. J. Eustace à titre de témoin expert qualifié pour exprimer une opinion sur la juste valeur marchande du bien immobilier. Le rapport d'estimation de M. Eustace a été produit sous la cote R-21. À la page 20 de son rapport, M. Eustace se dit d'avis que la juste valeur marchande de la maison au 4 mai 1990 était de 565 000 $. Si j'acceptais l'opinion de M. Eustace relativement à la juste valeur marchande et que je concluais que les charges grevant la maison au 4 mai 1990 s'élevaient à 296 000 $ (chiffre arrondi), la valeur nette de la maison revenant à l'appelante et à son époux le 4 mai 1990 serait de 269 000 $ (565 000 $ moins 296 000 $). Les droits de l'époux sur la moitié de cette valeur nette seraient de 134 500 $, ce qui est beaucoup plus élevé que son obligation fiscale de 39 304,25 $. (Voir les paragraphes 1 et 2 des présents motifs.)

[12] L'appelante a appelé Randy Cohen à témoigner; ce dernier a une connaissance particulière des biens immobiliers situés à Thornhill, dans la communauté urbaine de Toronto. M. Cohen n'est membre d'aucune association professionnelle d'estimateurs et sa qualité de témoin expert a été contestée par l'avocate de l'intimée. Bien que M. Cohen ne possède pas les compétences professionnelles requises d'un estimateur-expert (et il n'y a eu aucune preuve qu'il avait suivi des cours dans le domaine de l'estimation), je lui ai permis d'exprimer son opinion sur la foi de sa propre déclaration assermentée suivant laquelle, à titre d'agent immobilier autorisé, il a vendu de nombreuses propriétés dans le secteur de la propriété concernée entre 1987 et aujourd'hui; et il est parmi la poignée d'agents en tête des ventes de biens immobiliers dans ce secteur de Thornhill.

[13] La pièce A-1 est un affidavit assermenté par Randy Cohen le 15 janvier 1998, soit environ 35 jours avant l'audition de l'appel en l'instance. L'affidavit est un bref document de trois pages seulement dans lequel M. Cohen se dit compétent en tant qu'agent immobilier autorisé spécialisé dans la vente de maisons dans le secteur de Thornhill; il y fait des remarques sur les six ventes de propriétés sur lesquelles M. Eustace s'est fondé aux fins de comparaison et il déclare qu'à son avis, la juste valeur marchande de la maison au mois de mai 1990 se situait autour de 380 000 $. Si j'acceptais l'opinion de M. Cohen sur la juste valeur marchande et que je concluais que les charges grevant la maison au 4 mai 1990 étaient de 296 000 $, la valeur nette de la maison revenant à l'appelante et à son époux au 4 mai 1990 serait de 84 000 $ (380 000 $ moins 296 000 $). Les droits de l'époux sur la moitié de cette valeur nette seraient de 42 000 $, ce qui dépasse son obligation fiscale de 39 304,25 $ à l'époque pertinente.

[14] La seule preuve relative à la juste valeur marchande de la maison a été produite par M. Eustace et M. Cohen. Si je devais déterminer la juste valeur marchande de la maison au 30 avril ou au 4 mai 1990, je conclurais qu'elle se situait entre 380 000 $ et 565 000 $. Je n'accorde pas autant de poids à l'opinion de M. Cohen qu'à celle de M. Eustace parce que M. Cohen n'a pas les compétences requises dans le domaine de l'estimation et qu'il n'a pas fourni suffisamment de renseignements sur les ventes d'immeubles comparables sur lesquelles il s'est lui-même fondé. Je n'accepte pas l'opinion de M. Eustace pour le motif que : (i) à la page 20 de la pièce R-21, il renvoie à des “ rajustements au titre du temps, de l'emplacement, du site, de la façade, etc. ”, sans révéler ce que sont ces rajustements; (ii) il ne dit pas laquelle ou lesquelles de ses six ventes comparables il considère être la plus juste ou les plus justes; et (iii) il ne dit rien de la façon dont il est parti de ses meilleures ventes comparables pour arriver à son opinion finale sur la valeur.

[15] Compte tenu des opinions exprimées par MM. Eustace et Cohen, je ne suis pas tenu de déterminer la juste valeur marchande de la maison. Même si j'acceptais sans réserve l'opinion du témoin de l'appelante, M. Cohen, suivant laquelle la juste valeur marchande de la maison à l'époque pertinente était de 380 000 $ (et je ne l'accepte pas), la valeur nette de la maison revenant à l'appelante et à l'époux serait de 84 000 $ (ainsi qu'il a été mentionné précédemment) et la part de la valeur nette revenant à l'époux serait de 42 000 $. Ce montant est plus que suffisant pour justifier la cotisation dont il est interjeté appel. L'appel est rejeté avec frais.

Signé à Ottawa, Canada, ce 24e jour de mars 1998.

“ M. A. Mogan ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 4e jour de septembre 1998.

Mario Lagacé, réviseur

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