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Date: 19990317

Dossier: 97-2118-IT-G

ENTRE :

PIERRE-YVAN AUBÉ,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Archambault, C.C.I.

[1] Monsieur Pierre-Yvan Aubé en appelle d'avis de cotisation relatifs aux années d'imposition 1993, 1994 et 1995 (années pertinentes) établis en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu (Loi) par le ministre du Revenu national (ministre). Le ministre a refusé la déduction de pertes subies par monsieur Aubé dans l'exploitation d'une bijouterie. Le ministre soutient que monsieur Aubé n'avait aucun espoir raisonnable de tirer des profits de l'exploitation de ce commerce, et c'est là le seul point en litige.

Faits

[2] Monsieur Aubé est un professeur d'anglais qui enseigne au niveau secondaire dans un collège privé de Drummondville. Cette activité ne l'occupe qu'environ 25 heures par semaine.

[3] Monsieur Aubé est un célibataire qui a de l'ambition : il désire prendre une retraite dorée à l'âge de 50 ans. Avec cet objectif en tête, il décide de se lancer en affaires. Il s'associe en 1984 avec une dame, Florence Castegan, pour acquérir une bijouterie située au centre-ville de Drummondville. La personne qui en est propriétaire veut vendre la bijouterie parce qu'elle veut déménager à Valleyfield. Monsieur Aubé n'engage pas d'expert pour faire une étude de rentabilité d'un tel commerce mais il s'en fait une idée en visitant plusieurs bijoutiers de la région. De plus, le fait que madame Castegan a oeuvré pendant une vingtaine d'années dans un tel commerce avec son défunt mari et qu'elle semble mener une vie prospère l'encourage aussi à se lancer dans cette entreprise. Selon l'estimation de monsieur Aubé, il était possible de réaliser dans ce genre de commerce un bénéfice brut d'entre de 40 et 60 pour cent.

[4] Même si madame Castegan fait faillite deux ans plus tard et se retire du commerce, monsieur Aubé en poursuit seul l'exploitation. Au cours des années 80, monsieur Aubé déménage sa bijouterie à deux reprises. Tout d'abord, dans un local plus grand dans le même voisinage, puis en 1987 ou 1988, dans le centre commercial Place Charpentier de St-Nicéphore, une municipalité située dans la banlieue de Drummondville. Dans ce centre commercial, monsieur Aubé espère obtenir une meilleure visibilité et bénéficier d'un plus grand achalandage. D'ailleurs, son local sera situé près d'un IGA. Monsieur Aubé voit aussi un potentiel intéressant à St-Nicéphore puisqu'il se fait de la construction résidentielle autour de Place Charpentier.

[5] En plus d'être professeur et commerçant, monsieur Aubé devient en 1987 conseiller municipal de la ville de Drummondville et il occupera ce poste jusqu'en 1995. Il consacre entre 10 et 12 heures par semaine à ces fonctions.

[6] Tout son temps libre est consacré à l'exploitation de la bijouterie. Il s'y rend en effet dès qu'il a une période libre. Ces périodes peuvent même s'étaler sur deux journées complètes. Monsieur Aubé travaille à sa boutique tous les jeudis et vendredis soirs de même que le samedi. De plus, lors de certaines occasions spéciales, notamment lors d'expositions au centre commercial, il travaille aussi le dimanche. Il a estimé consacrer 20 ou 30 heures par semaine à son commerce.

[7] Pour exploiter la bijouterie, monsieur Aubé engage trois ou quatre employées qui se relaient sur une période de 50 heures par semaine. Sauf à l'époque des fêtes, une seule employée est présente à la fois dans la boutique. Durant les périodes de pointe, c'est monsieur Aubé qui aide cette employée. C'est aussi monsieur Aubé qui remplace les employées pendant leurs périodes de vacances. Lui-même jouit de deux mois de vacances scolaires. Sur ces deux mois, il ne se réserve que deux semaines de repos, ce qui ne l'empêche pourtant pas de visiter des fournisseurs éventuels pour sa boutique. Finalement, les parents de monsieur Aubé l'aident en allant chercher les marchandises à Montréal et en livrant les bijoux et les montres que monsieur Aubé fait réparer par des sous-traitants. Ses parents ne reçoivent aucune rémunération pour ce travail.

[8] Au début de la période pertinente, les principaux actifs du commerce sont les stocks de même que les immobilisations. La valeur comptable des stocks à cette époque s'élève à 105 613 $. Celle de l'équipement est de 23 648 $ et celle des améliorations locatives, de 17 398 $, pour des immobilisations totalisant 41 046 $. À la fin de la période pertinente, la valeur comptable des stocks s'élève à 109 431 $ et celle des immobilisations à 64 310 $.

[9] Malgré les efforts de monsieur Aubé, la bijouterie n'a réalisé des bénéfices que pendant deux années durant la période allant de 1986 à 1997. Les états financiers de monsieur Aubé et les feuilles de travail du vérificateur du ministre fournissent pour cette période les données suivantes quant au chiffre d'affaires, aux bénéfices brutes, aux bénéfices (pertes), aux dépenses de loyer et aux dépenses de publicité :

Année Chiffre d'affaires Bénéfices brutes Bénéfices Loyer publicité

(pertes)

1986 n/d n/d 687 $ n/d n/d

1987 50 795 $ 24 438 $ ( 2 130 $) n/d n/d

1988 46 003 $ 21 453 $ (14 892 $) 5 975 $ 2 177 $

1989 68 057 $ 32 210 $ (11 400 $)[1] 6 350 $ 1 133 $

1990 58 558 $ 26 947 $ (20 107 $) 7 500 $ 1 609 $

1991 63 397 $ 25 506 $ (12 641 $) 7 778 $ 1 605 $

1992 57 851 $ 25 162 $ (19 692 $) 9 539 $ 916 $

1993 69 015 $ 30 456 $ (21 743 $)[2] 10 154 $ 909 $

1994 64 454 $ 29 835 $ (24 599 $)2 10 986 $ 5 052 $

1995 70 780 $[3] 34 692 $ (15 077 $)2 10 683 $ 1 660 $

1996 71 782 $3 36 475 $ ( 4 231 $) 7 662 $ 752 $

1997 62 113 $ 31 470 $ 888 $ 2 194 $ 985 $

[10] Monsieur Aubé a expliqué la diminution du chiffre d'affaires en 1990 et 1991 par rapport à l'année 1989 par le fait que des travaux de voirie sur le boulevard St-Joseph, où était situé le centre commercial, obligeaient des clients résidant à un kilomètre de ce centre à faire un détour de huit ou neuf kilomètres.

[11] Pour rentabiliser sa bijouterie, monsieur Aubé tente différentes expériences. Il met en place une stratégie pour augmenter son chiffre d'affaires. Par exemple, il adopte certaines techniques de fidélisation de sa clientèle. En janvier 1992, il remet à ses clients des cartes de membre qui offre à ces derniers certains avantages, notamment des rabais de 15 pour 100 sur le prix courant des marchandises ainsi que l'emballage gratuit. Il institue aussi des concours permettant à ses clients de gagner des prix, dont une voiturette pour enfant. Pour l'exercice financier 1994, il augmente son budget de publicité, qui passe de 900 $ à 5 000 $.

[12] Monsieur Aubé tente aussi de trouver de nouvelles sources d'approvisionnement de produits à meilleur coût. Au cours de certains voyages en Floride et dans l'est des États-Unis, il repère des fournisseurs qui lui fourniront des produits à des prix inférieurs à ceux qu'il paie.

[13] En plus de ses efforts pour augmenter son chiffre d'affaires et sa marge bénéficiaire brute, monsieur Aubé essaie de diminuer certains de ses frais fixes, notamment les dépenses d'électricité : il diminue le nombre de luminaires tout en améliorant l'efficacité de ceux qui restent. Il tente de diminuer ses frais d'interurbains en acquérant une ligne 1-800 et en utilisant davantage le télécopieur pour commander ses marchandises. En 1996, monsieur Aubé obtient une diminution de son loyer pour une période de six mois : celui-ci passe de 890 $ à 500 $ par mois. Il va même jusqu'à fermer le lundi pour diminuer les dépenses de salaire au cours des deux dernières années d'exploitation.

[14] Malgré tous ses efforts, monsieur Aubé est incapable de rentabiliser sa bijouterie. Il doit se résigner à la vendre. Des démarches sont entreprises en avril 1996, mais sans succès. En septembre 1997, monsieur Aubé en entreprend de nouvelles : il accorde un mandat exclusif à Trans-Action Centre du Québec pour une période de trois mois et demi. Si, à la fin de cette période, ses démarches s'avèrent infructueuses, monsieur Aubé fermera tout simplement sa bijouterie. C'est d'ailleurs ce qu'il est obligé de faire le 31 mai 1998.

[15] Monsieur Aubé a expliqué en partie l'échec de sa bijouterie par le fait que la situation économique au cours des années 1990 a beaucoup nui à ce type de commerce. Selon monsieur Aubé, il existait entre 1986 et 1989 environ 27 bijouteries dans la grande région de Drummondville. Aujourd'hui, il n'en resterait que 7 ou 8. De plus, le centre commercial Place Charpentier a vu le nombre de ses boutiques chuter de 38 à 6 ou 7. Cette diminution s'explique en partie par le fait que l'IGA occupe plus d'espace et que le centre commercial loue de plus en plus ses locaux à des personnes exerçant des professions libérales plutôt qu'à des commerçants.

Analyse

[16] Comme l'a dit la Cour suprême du Canada dans l'affaire Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480, pour qu'un contribuable puisse déduire ses pertes d'entreprise il est essentiel qu'une source de revenu existe. Pour les fins de déterminer s'il y a une source de revenu, une entreprise n'existe que si une activité est profitable ou qu'elle est exercée avec une expectative raisonnable de profit.

[17] Certains des facteurs d'analyse qui servent à déterminer objectivement si un contribuable a une expectative raisonnable de profit ont été énoncés dans plusieurs décisions, dont notamment l'affaire Moldowan déjà citée et l'affaire Landry v. The Queen, 94 DTC 6499. Dans Moldowan, le juge Dickson décrit ces facteurs ainsi à la page 486 :

À mon avis, on doit s'appuyer sur tous les faits pour déterminer objectivement si un contribuable a une expectative raisonnable de profit. On doit alors tenir compte des critères suivants: l'état des profits et pertes pour les années antérieures, la formation du contribuable et la voie sur laquelle il entend s'engager, la capacité de l'entrprise, en termes de capital, de réaliser un profit après déduction de l'allocation à l'égard du coût en capital. Cette liste n'est évidemment pas exhaustive. Les facteurs seront différents selon la nature et l'importance de l'entreprise: La Reine c. Matthews (1974), 74 DTC 6193.

[Je souligne.]

[18] Dans l'affaire Landry, le juge Décary propose les facteurs suivants à la page 6500 :

Outre les critères énumérés par le juge Dickson, ceux dont la jurisprudence a tenu compte, à ce jour, pour déterminer s'il y avait espoir raisonnable de profit, comprennent les suivants: le temps requis pour rentabiliser une activité de ce genre, la présence des ingrédients nécessaires à la réalisation éventuelle de profits, l'était [sic] des profits et pertes pour les années postérieures aux années en litige, le nombre d'années consécutives pendant lesquelles des pertes ont été enregistrées, l'accroissement des dépenses et la diminution des revenus au cours des périodes pertinentes, la persistance des facteurs qui causent les pertes, l'absence de planification, et le défaut d'ajustement. Par ailleurs, il ressort de ces mêmes arrêts que la bonne foi et la réputation du contribuable, la qualité du résultat obtenu, le temps et l'énergie consacrés, ne suffisent pas, en eux-mêmes, à transformer en entreprise l'exercice d'une activité.

[19] Dans l'affaire Tonn c. Canada [1996] 2 C.F. 73, 105, le juge Linden, comme le juge Dickson dans Moldowan, note que cette liste n'est pas exhaustive :

Ces citations indiquent que la liste de facteurs pertinents s'allonge et que d'autres facteurs pourront être ajoutés. Un examen approfondi de l'entreprise dans le contexte de ses activités est donc nécessaire et le caractère raisonnable d'une activité doit être évalué en fonction de tous les facteurs pertinents, tant ceux qui ont déjà été énumérés que les nouveaux qui pourraient être utiles.

[20] Dans l'appréciation de ces facteurs, il est important que les tribunaux fassent preuve de bon sens et que les contribuables ne soient pas pénalisés de

façon rétroactive lorsque leur entreprise se révèle moins rentable que prévu. Dans Tonn, le juge Linden a énoncé ce qui suit à la page aux pages 95 et 96 :

Si l'examen de la bonne foi du contribuable est nettement justifié dans certains cas, le régime fiscal ne devrait pas décourager ou pénaliser les contribuables qui ont pris des décisions honnêtes, mais erronées. Le régime d'imposition n'est pas fondé sur l'examen du sens des affaires de façon à accorder les déductions aux contribuables perspicaces et à les refuser à ceux qui ont manqué de jugement. L'imposition repose plutôt sur la situation économique du contribuable telle qu'elle est, et non telle qu'elle devrait être, sous réserve des commentaires figurant plus loin.

[...]

Ainsi, lorsque les circonstances ne soulèvent nullement la question de savoir si ne perte d'entreprise a été engagée dans un but personnel ou dans un but non lié à l'entreprise, le critère devrait être appliqué avec modération et avec une latitude favorisant le contribuable, dont le sens des affaires a peut-être fait défaut.

[Je souligne.]

[21] Dans l'affaire Mastri c. Canada (Procureur général), [1998] 1 C.F. 66, 75, la Cour d'appel fédérale a eu l'occasion de préciser sa pensée sur cette approche :

En d'autres termes, l'expression « avec modréation » visait à expliquer que dans certains cas, par exemple, où il n'y a aucun élément personnel, le juge devrait appliquer le critère de l'attente raisonnable de profit de façon moins assidue qu'il ne l'aurait fait en présence d'un tel facteur. C'est dans ce sens que la Cour dans l'arrêt Tonn a fait une mise en garde en ce qui concerne l'appréciation rétrospective des décisions commerciales des contribuables.

[Je souligne.]

[22] La jurisprudence regorge d'exemples où des activités poursuivies par des contribuables représentent une source d'avantages personnels. C'est le cas, par exemple, du citadin qui adore l'équitation et qui acquiert une ferme pour y faire l'élevage de chevaux. Le fait de pouvoir déduire certaines dépenses agricoles pourrait lui permettre de financer du moins en partie, à même les économies d'impôt, l'établissement d'une résidence secondaire et la pratique d'un sport divertissant. De façon similaire, il y a une source d'avantages personnels lorsqu'un contribuable fait l'acquisition d'un immeuble dont il loue une partie à des membres de sa famille pour un loyer inférieur au prix du marché.

[23] Appliquant l'approche décrite plus haut aux faits de la présente affaire, je dois constater, comme l'a fait le juge Linden dans Tonn, à la page 105, que le facteur le plus important est la nature de l'activité à l'égard de laquelle on a déduit les pertes. Il s'agit en l'occurence d'une activité purement commerciale. La preuve ne révèle pas que cette activité comportait un avantage personnel pour monsieur Aubé ou pour des membres de sa famille. Au contraire, il ressort de la preuve que ses parents lui ont fourni des services sans recevoir de rémunération.

[24] De plus, l'ampleur de l'activité, le nombre de personnes qui y ont participé de même que le contexte dans lequel elle a été poursuivie sont aussi des facteurs importants à considérer en l'espèce. Il ne s'agit pas d'une boutique située au sous-sol de la résidence de monsieur Aubé qu'il exploite durant son temps libre. Aménagée de façon agréable, la boutique se trouve dans un centre commercial. Quatre employées n'ayant aucun lien de parenté avec monsieur Aubé y travaillent. Cette boutique possède des stocks importants.

[25] La seule motivation de monsieur Aubé était de tirer un profit de cette entreprise. Il espérait accumuler des économies pour lui permettre de prendre une retraite dorée. Il a travaillé fort pour exploiter l'entreprise avec succès, mais en vain. Il semble d'ailleurs que les difficultés financières ont débuté avec le déménagement de sa bijouterie du centre-ville de Drummondville à St-Nicéphore. Le fait qu'au cours des années le centre commercial Place Charpentier est devenu davantage un immeuble à bureaux qu'un centre commercial confirme que ce nouvel emplacement ne représentait pas l'endroit idéal pour exploiter une bijouterie. L'agrandissement de l'IGA et le fait que ce commerce a déplacé son entrée ont nui aussi à l'achalandage de la bijouterie de monsieur Aubé. Il y a eu aussi les travaux de voirie qui ont perturbé en 1991 l'achalandage du centre commercial. À tout cela, il faut ajouter d'autres facteurs indépendants de la volonté de monsieur Aubé, comme la situation économique difficile dans les années 90.

[26] Au départ, monsieur Aubé s'est lancé dans cette entreprise en s'associant avec une personne possédant de l'expérience dans le domaine. De plus, il a analysé de façon sommaire le marché en consultant plusieurs bijoutiers de la région. Lorsqu'il a décidé de déménager la bijouterie dans le centre commercial, il n'était pas impensable qu'il puisse ainsi en améliorer la rentabilité. Après coup, il est facile de constater que les espoirs de monsieur Aubé n'étaient pas fondés et qu'il n'a pas réussi à faire ses frais dans le nouveau local.

[27] L'avocat du ministre avance principalement à l'appui de sa prétention selon laquelle monsieur Aubé n'avait aucun espoir raisonnable de profit au cours des années pertinentes le fait que ce dernier a subi des pertes pendant dix années consécutives. À mon avis, il faut se placer au début de chacune des années pertinentes pour déterminer s'il y avait un espoir raisonnable de profit. Au début de l'année 1993, cela faisait six années et non dix que monsieur Aubé subissait des pertes.

[28] Il est certain que si un contribuable accumule des pertes année après année et qu'il a tout tenté pour corriger la situation, mais en vain, il vient un temps où il faut se rendre à l'évidence et reconnaître que l'entreprise ne peut être rentabilisée, que l'espoir raisonnable de profit a cessé d'exister. Toutefois, il n'existe dans la Loi aucune règle qui dit qu'après trois, six ou neuf années consécutives de pertes, les pertes d'entreprise cessent d'être admissibles dans le calcul du revenu d'un contribuable. Cette appréciation est laissée au tribunal qui doit évaluer l'ensemble des circonstances pour déterminer si tout espoir de profit est disparu. Le nombre d'années consécutives pendant lesquelles des pertes ont été enregistrées ne constitue qu'un des facteurs dont il faut tenir compte.

[29] Pour rentabiliser son entreprise, monsieur Aubé a adopté des mesures correctives. En 1992, il a adopté des techniques de fidélisation. En 1994, il a augmenté de façon substantielle son budget de publicité. Monsieur Aubé a aussi tenté de diminuer ses coûts. Compte tenu du type d'entreprise qu'il exploitait durant les années pertinentes, il pouvait vraisemblablement en augmenter les ventes et réaliser suffisamment de bénéfices bruts pour couvrir toutes les dépenses de l'entreprise. Il ne s'agit pas ici d'un immeuble locatif résidentiel soumis au contrôle d'une régie des loyers.

[30] Finalement, il est important de constater que, même si monsieur Aubé peut déduire le montant de ses pertes dans le calcul de son revenu, cela représente une économie d'impôt égale à environ 50 pour 100 de ces pertes[4]. Cela signifie que les contribuables canadiens financent en quelque sorte la moitié des pertes. C'est monsieur Aubé qui doit financer l'autre moitié à même ses économies.

[31] Quel avantage avait monsieur Aubé à débourser durant les années pertinentes 0.50 $ pour chaque dollar de perte? Parfois, il existe d'autres avantages fiscaux pour expliquer une telle situation. Par exemple, dans le domaine des immeubles locatifs, un contribuable peut déduire année après année des pertes locatives déductibles à 100 pour 100 tout en espérant revendre un jour l'immeuble en réalisant un gain en capital, dont seulement 75 pour 100 est imposable. De 1972 à 1987, seulement 50 pour 100 l'était. Je n'ai pas connaissance qu'une telle pratique existait pour des commerces comme des bijouteries.

[32] Un autre exemple est celui de certaines entreprises saisonnières qui sont exploitées à perte année après année pour créer de l'emploi pour des membres de la famille et leur permettre ainsi d'être admissibles à des prestations d'assurance-emploi pendant plusieurs mois. Ici, il n'y a aucun membre de la famille de monsieur Aubé qui a été rémunéré.

[33] Comment imaginer que monsieur Aubé puisse s'entêter à dépenser 0,50 $ pour chaque dollar de perte qu'il subit si ce n'est dans le but ultime de rentabiliser son commerce et réaliser un bénéfice. Il s'agit bien ici d'un cas où les tribunaux doivent agir, selon les propos du juge Linden dans Tonn, avec « modération et avec une latitude favorisant le contribuable » . Les paroles de mon collègue le juge Bowman dans l'affaire Bélec v. Canada, [1995] C.T.C. 2809, 95 DTC 121, sont aussi très à propos en l'espèce. Il serait fort injuste que les autorités fiscales veuillent participer aux bénéfices qu'un contribuable réalise et qu'elles refusent de partager les pertes qu'il subit.

[34] Monsieur Aubé a fini par se rendre compte qu'il ne pouvait pas tirer de bénéfice de l'exploitation de cette entreprise. Il a d'abord tenté d'en disposer, mais sans succès. Il a donc dû se résoudre à la fermer en 1998.

[35] Je crois que la conduite que monsieur Aubé a adoptée dans l'exploitation de sa bijouterie est tout à fait raisonnable et correspond à celle des gens d'affaires. Par conséquent, je conclus que monsieur Aubé a exploité sa bijouterie avec un espoir raisonnable de profit durant les années pertinentes.

[36] Pour ces motifs, ces appels sont accueillis et les cotisations sont déférées au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelles cotisations en tenant pour acquis que monsieur Aubé a droit à la déduction de ses pertes d'entreprise, le tout avec dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 17e jour de mars 1999.

« Pierre Archambault »

J.C.C.I.



[1] Cette perte comprend une perte de 6 805 $ subie lors de la disposition d'actifs. Aucune explication n'a été fournie sur la nature de cette perte.

[2] Environ 25 pour 100 des pertes subies durant les années pertinentes représentent des dépenses d'intérêt. Elles s'élèvent à 4 881 $ en 1993, à 4 502 $ en 1994 et à 4 861 $ en 1995. Or, pour ces trois années, monsieur Aubé a déclaré des revenus d'intérêt de 5 232 $ en 1993, de 4 109 $ en 1994 et de 6 183 $ en 1995. Donc, si au lieu d'emprunter monsieur Aubé avait utilisé ses économies, il aurait diminué d'environ 25 pour 100 ses pertes d'exploitation.

[3] Au cours des exercices financiers 1995 et 1996, monsieur Aubé a rendu des services de gestion à une autre entreprise de la région de Drummondville et il a reçu des honoraires d'environ 9 000 $. Ces honoraires ont été inclus dans le chiffre d'affaires de la bijouterie.

[4] Comme le revenu imposable de monsieur Aubé était de 45,417 $ en 1993 et de 38,075 $ en 1994, le taux marginal applicable aux pertes pourrait être inférieur à 50 pour 100. Par exemple, selon un guide fiscal préparé par KPMG, Peat Marwick Thorne, le taux marginal d'un résidant du Québec est de 46.6 pour 100 pour la tranche de revenu imposable entre 38,740 $ et 50,000 $. Sur la tranche suivante de 4 220 $, le taux marginal applicable est de 48.9 pour 100. Ceci signifie donc que monsieur Aubé a pu financer personnellement plus que 50 pour 100 de ses pertes.

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