Date: 19990316
Dossier: 97-990-UI; 97-106-CPP
ENTRE :
942259 ONTARIO INC. s/n NIAGARA GROWERS' NETWORK,
appelante,
et
LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,
intimé.
Motifs du jugement
Le juge Bowie, C.C.I.
[1]L’appelante a fait l’objet d'évaluations du ministre du Revenu national (le ministre) pour des cotisations impayées aux termes de la Loi sur l’assurance-chômage (la Loi sur l’a.-c.), de la Loi sur l’assurance-emploi (la Loi sur l’a.-e.) et du Régime de pensions du Canada (le Régime) pour la période du 1er janvier 1996 au 31 juillet 1996, accrues des pénalités et des intérêts1. Les évaluations ont trait aux personnes suivantes qui ont toutes travaillé pour l’appelante pendant cette période : Rob Riddick, Tony Mancuso, Mike Riddick, Henry Muste, Ron Jackson, John Fast, David Pearce, Andy Evers et Chris Williams.
[2] Le montant des évaluations n’est pas contesté. La seule question en litige est de savoir si ces personnes, lorsqu’elles travaillaient pour l’appelante, étaient embauchées en vertu de contrats de louage de services, auquel cas elles étaient des employées, ou en vertu de contrats d’entreprise, auquel cas elles étaient des entrepreneurs indépendants. Dans le premier cas, leur emploi est assurable aux termes de l’alinéa 3(1)a) de la Loi sur l’a.-c., et de l’alinéa 5(1)a) de la Loi sur l’a.-e., et ouvre droit à pension aux termes de l’alinéa 6(1)a) du Régime. Les appels sont alors rejetés. Dans le second cas, l’appelante a gain de cause.
[3] M. William Fryer possède en propriété exclusive l’entreprise appelante, qu’il a démarrée à l’automne 1993. Il fait affaire dans le domaine de la distribution de plantes en pot, produites dans la région de Niagara, en Ontario, pour le marché américain. Il vend ses produits à l’ouest, jusqu’au Minnesota, et au sud, jusqu’aux Carolines. Les villes de Chicago et Boston sont les principaux centres desservis. L’entreprise achète les produits de différents producteurs et remplit les commandes reçues de clients qui exploitent pour la plupart des supermarchés. L’entreprise est saisonnière, et connaît ses périodes de pointe lors des principaux congés fériés. La majorité des commandes de l’appelante sont livrées aux acheteurs américains par des entreprises de camionnage qui sont des transporteurs publics.
[4] Les appels portent sur des livraisons qui n’ont pas été effectuées par des transporteurs publics mais par des camions que conduisaient les neuf personnes susmentionnées. Sous réserve de certaines exceptions, sur lesquelles je reviendrai, ces livraisons ont été effectuées avec l’un des trois camions que possédait l’appelante. Il s’agit d’un camion capable de contenir environ 50 caisses en carton remplies de plantes, d’un camion frigorifique de 18 pieds pouvant transporter environ 250 caisses en carton et d’un camion frigorifique de 26 pieds contenant environ 300 caisses en carton. Les gros camions frigorifiques valent environ 100 000,00 $. Le camion non frigorifique vaut beaucoup moins.
[5] Dès le début, en particulier pendant la période visée par les évaluations, l’appelante avait l’habitude d’avoir à sa constante disposition un groupe de conducteurs détenant un permis de conduire pour ces véhicules, capables et désireux de les conduire occasionnellement, au besoin. Si un chargement n’était pas livré par un transporteur public, soit en raison du coût ou de l’échéancier, l’appelante embauchait alors l’un des conducteurs du groupe pour effectuer la livraison. L’embauchage en question fait l’objet des présents appels de même que l’embauchage occasionnel de Henry Muste pour effectuer des livraisons avec son propre véhicule.
[6] Les véhicules de l’appelante étaient utilisés pour deux sortes de livraisons. Certaines livraisons nécessitaient un déplacement relativement court, soit tout au plus deux heures et demie à l’aller et au retour. D’autres livraisons nécessitaient des déplacements plus longs, jusqu’à 10 heures ou plus à l’aller et au retour. Chaque fois qu’un de ces déplacements devait être effectué, il était offert à un conducteur du groupe. Si celui-ci acceptait, ce qu’il n’était pas tenu de faire, on lui indiquait à quelle heure, ou entre quelles heures, il devait arriver à destination. Ces délais étaient très importants pour les activités des clients de l’appelante. Le conducteur devait donc les respecter pour que les clients demeurent satisfaits du service. À l’intérieur de ce paramètre, le conducteur décidait du moment du départ et de l’itinéraire à suivre. En réalité, toutefois, il n’existait pratiquement pas d’itinéraires de rechange et l’heure du départ, entre certaines limites, était fonction de l’heure d’arrivée prescrite.
[7]L’appelante assumait les dépenses reliées au camion et engagées pour ces déplacements, notamment l’essence, les réparations et les péages. L’appelante payait également les frais de repas des conducteurs. Au moment de quitter l’entrepôt, le camion chargé, chaque conducteur recevait une somme en dollars américains, appelée le fonds de caisse, pour payer ses dépenses. À son retour, il rendait l’argent non dépensé ainsi que les documents relatifs à la livraison, les reçus et une facture sur laquelle étaient indiqués la destination et le montant devant lui être versé pour la livraison. Des chèques étaient émis aux deux semaines pour l’acquittement de ces factures. En vertu de règlements canadiens et américains, chaque conducteur devait tenir un carnet de route dans lequel il inscrivait ses heures de conduite. L’appelante fournissait ces carnets aux conducteurs qui les remplissaient et les conservaient avec euxlorsqu’ils étaient sur la route, comme l’exige la loi.
[8] La preuve déposée en ce qui concerne la détermination de la rémunération pour les déplacements n’était pas tout à fait claire. M. Evers, le seul conducteur qui a témoigné, a déclaré que le taux horaire qu’il exigeait de l’appelante variait de 9,00 $ à 10,00 $. Aux dires de M. Fryer, les montants étaient négociés. Il a ajouté que le calcul de ces montants était fonction du coût comparé pour l’utilisation d’un transporteur public, des tarifs en usage dans l’industrie et de la catégorie de permis du conducteur. À une occasion au moins, un conducteur, insatisfait du tarif accordé pour un déplacement, aurait réussi à le renégocier à la hausse à son retour. Après avoir évalué la preuve, j’en ai conclu que M. Fryer déterminait habituellement les montants qu’il paierait pour chaque livraison et que les conducteurs disposaient d’une mince latitude pour négocier un meilleur tarif. La plupart d’entre eux acceptaient le tarif offert sinon ils n’obtenaient pas de contrat. M. Evers a déclaré qu’il avait cessé ce travail en partie parce que l’appelante avait réduit son tarif.
[9] Les conducteurs n’étaient pas des employés à temps plein de l’appelante. La majorité d’entre eux avait un autre emploi. M. Evers travaillait pour l’un des producteurs de la région pendant la période qui nous occupe. Il a toutefois été plus tard directeur d’entrepôt à temps plein pour l’appelante. M. Fast était à la retraite et était livreur à temps partiel pour un restaurant. M. Pearce étudiait à l’université. Mike Riddick occupait deux autres emplois, l’un comme conducteur pour la commission de transport de Niagara Falls et l’autre, comme péager à l’un des ponts. Les autres avaient différents emplois de conducteur ailleurs.
[10] Les conducteurs effectuaient tous les déplacements en conduisant eux-mêmes, à quelques exceptions près. Il est arrivé que le frère de l’un des conducteurs prête un coup de main à ce dernier pour conduire. L’épouse de M. Muste a parfois effectué des livraisons qui avaient été confiées à celui-ci. À chacune de ces occasions, cependant, l’appelante et sa compagnie d’assurance avaient été informées de la situation et avaient donné leur accord. Il avait été convenu avec l’assureur que quiconque devant conduire les véhicules de l’entreprise devait d’abord soumettre à celle-ci un dossier de conduite qu’elle transmettait ensuite à l’assureur qui faisait des vérifications auprès du ministère des Transports avant d’approuver la personne en cause comme conducteur. Une garantie était accordée seulement si cette démarche était suivie chaque fois.
[11] Dans le cas de M. Muste, les faits diffèrent quelque peu de ceux des autres conducteurs. M. Muste était propriétaire d’un camion frigorifique qui était un peu plus gros que ceux de l’appelante. Le camion pouvait transporter de 350 à 400 caisses en carton. D’après le registre de ses gains, il aurait effectué pendant la période pertinente 18 livraisons pour l’appelante avec son véhicule, il aurait utilisé un véhicule appartenant à l’appelante 16 fois et son épouse, Sylvia Muste, aurait effectué six livraisons avec le véhicule de l’appelante. Comme il fallait s’y attendre, il touchait beaucoup plus d’argent lorsqu’il conduisait son véhicule que lorsqu’il conduisait un véhicule appartenant à l’appelante. Pour ces déplacements, outre l’utilisation du véhicule, il prenait à sa charge les frais d’essence, de réparation, de repas, de péage et les autres dépenses nécessaires.
[12] Le 10 janvier 1995, M. Muste a conduit le véhicule de l’appelante jusqu’à Boston et il a touché 200,00 $. Lorsqu’il a conduit le véhicule de l’appelante jusqu’à Boston le 21 novembre 1994, il a reçu 225,00 $. Par contre, il a touché 900, 00 $ le 5 décembre 1994 pour une livraison à Cambridge, Massachusetts, avec son véhicule. Il a reçu 300,00 $ et 350,00 $ pour deux livraisons à Jamestown avec son véhicule en décembre 1994. Son épouse et lui ont effectué quatre livraisons à Jamestown avec les véhicules de l’appelante de mai 1994 à janvier 1995. Pour deux de ces livraisons, il a touché 50,00 $, pour une, 60,00 $, et pour l’autre, 100,00 $.
[13] M. Fryer a déclaré dans son témoignage qu’un autre conducteur, Rob Riddick, avait loué deux fois des véhicules en son nom afin d’effectuer des livraisons pour l’appelante. Il n’a pu cependant retracer aucun de ces déplacements dans les registres qu’il a produits à l’audience bien qu’il ait déclaré dans le cadre de son témoignage que ces registres étaient complets. J’estime qu’il s’est trompé sur ce point. Mis à part les quelques cas isolés où un conducteur utilisait son véhicule pour effectuer des courses dans les environs, pour lesquelles il touchait 0,25 $ par kilomètre, je conclus que seul M. Muste a conduit son véhicule pour les affaires de l’appelante et que lui seul a pris en charge les dépenses reliées au déplacement.
[14] Dans l'arrêt Wiebe Door2, la Cour d’appel fédérale a examiné à fond la démarche à suivre pour les cas comme celui qui nous occupe. Le juge de première instance doit examiner soigneusement la preuve quant aux circonstances de l’emploi, en se rappelant les facteurs mentionnés par la Cour d’appel en l’espèce, en vue de déterminer si le travailleur est un préposé ou un entrepreneur indépendant. Il n’existe pas un critère facile et unique régissant chaque cas. Il faut tenir compte des souhaits explicites du travailleur et de l’employeur, mais ces souhaits ne sont pas concluants3. Au nombre des facteurs importants, il y a le degré de contrôle qu’exerce l’employeur sur la manière d’effectuer le travail, la propriété des instruments de travail et de l’équipement, les chances de bénéfice et les risques de perte pour le travailleur, la mesure dans laquelle le travail et le travailleur font partie intégrante de l’entreprise de l’employeur, l’existence d’une obligation pour le travailleur d’accomplir le travail lui-même ou la possibilité qu’il a d’embaucher et de rémunérer quelqu’un pour l’aider. La Cour d’appel a explicitement approuvé la manière dont le juge Cook a formulé la question dans l’affaire Market Investigations4 :
[TRADUCTION] Les remarques de LORD WRIGHT, du LORD JUGE DENNING et des juges de la Cour suprême des États-Unis laissent à entendre que le critère fondamental à appliquer est celui-ci : « La personne qui s’est engagée à accomplir ces tâches les accomplit-elle en tant que personne dans les affaires à son compte » . Si la réponse à cette question est affirmative, alors il s’agit d’un contrat d’entreprise. Si la réponse est négative, alors il s’agit d’un contrat de service personnel.
[15] À mon avis, mis à part Henry Muste, ces conducteurs étaient des employés occasionnels de l’appelante lorsqu’ils conduisaient ses véhicules pour ses affaires et cela, en vertu de contrats de louage de services. Ils avaient très peu de liberté quant à la manière d’effectuer le travail. Ils ne fournissaient aucun outil et leur embauchage ne comportait aucune des caractéristiques de l’entrepreneuriat. Aucun élément de preuve ne m’indique qu’ils exploitaient leur propre entreprise. Ils vendaient leurs services à un tarif à la pièce. Dans la plupart des cas, il est vrai que peu de surveillance immédiate était exercée sur les conducteurs. Ce genre de surveillance est impossible lorsque l’employé est sur la route, loin du lieu d’affaires. Si le mauvais temps ou une autre raison les retardait et les obligeait à passer la nuit sur la route, les conducteurs devaient dormir dans le camion au lieu de dépenser de l’argent pour louer une chambre de motel, ce qu’ils ne pouvaient faire à moins d’obtenir le consentement de M. Fryer en lui téléphonant. De toute évidence, les conducteurs n’avaient pas l’occasion de faire du tourisme ou d’autres affaires pendant ces déplacements. Ils devaient livrer la marchandise à l’intérieur de délais très stricts et ramener le camion directement à l’entrepôt de M. Fryer.
[16] Étant rémunérés à la pièce, les conducteurs risquaient effectivement de gagner moins à l’heure qu’à l’habitude si le mauvais temps ou des ennuis mécaniques retardaient leur retour. Cependant, ils n’assumaient pas les risques de devoir payer les réparations du camion ou les frais normaux d’entretien et de dépréciation. Ils ne payaient pas non plus l’essence ni les repas lorsqu’ils étaient sur la route.
[17] Il importe de prendre en compte d’autres aspects dans le cas de l’emploi de Henry Muste. À maintes reprises, M. Muste a utilisé son propre véhicule. Il a pris en charge les dépenses reliées aux déplacements ainsi que les risques d’ennuis mécaniques et d’usure normale de son véhicule. Dans son cas, il semble que le tarif applicable aurait été au moins quatre fois plus élevé que celui autrement consenti aux conducteurs et reflétait ces frais et ces risques supplémentaires. Il devait respecter les mêmes échéanciers serrés que ses confrères conduisant les camions de l’appelante. Je suis néanmoins d’avis que M. Muste n’était pas un employé lorsqu’il utilisait son camion et qu’il faisait des affaires pour son propre compte. La valeur de son camion frigorifique n’a pas été établie directement mais celui-ci était plus gros que les camions de l’appelante. J’en déduis qu’il devait avoir à peu près la même valeur. La valeur du camion, son importance dans les activités de livraison, conjuguées aux rétributions et aux risques financiers m’ont amené à conclure que M. Muste était un entrepreneur indépendant lorsqu’il effectuait une livraison avec son camion. Quand son épouse et lui conduisaient les camions de l’appelante, ils le faisaient aux mêmes conditions que les autres conducteurs. Il n’existe alors aucun fondement pour les distinguer des autres conducteurs.
[18] En conséquence, les appels sont accueillis dans la mesure seulement où l’emploi de M. Muste, lorsque celui-ci conduisait son propre véhicule, n’était pas un emploi assurable. À tous autres égards, les évaluations sont confirmées. Les évaluations sont renvoyées au ministre pour nouvel examen, nouvelle évaluation et réévaluation en tenant compte des présents motifs.
Signé à Ottawa, Canada, le 17 mars 1999.
« E. A. Bowie »
J.C.C.I.
[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]
Traduction certifiée conforme ce 7e jour de juin 2000.
Mario Lagacé, réviseur
1 La Loi sur l’assurance-emploi, L. C. (1996), ch. 23, est entrée en vigueur le 30 juin 1996.
2 Wiebe Door Services Ltd. c. M.R.N., [1986] 3 C.F. 553
3 Moose Jaw Kinsmen Flying Fins Inc. v. M.N.R., 88 DTC 6099.
4 Market investigations, Ltd. v. Minister of Social Security, [1968] 3 All E.R. 732, à la p. 737.