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Date: 20000428

Dossiers: 97-1008-GST-I; 97-1010-GST-I

ENTRE :

EDWARD BOHN, PATRICIA BOHN,

appelants,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Mogan, C.C.I.

[1] Les appels de Edward Bohn (no du greffe 97-1008(GST)I) et de Patricia Bohn (no du greffe 97-1010(GST)I) ont été entendus ensemble sur preuve commune. Les appelants sont mari et femme. Par souci de commodité, j'appellerai le mari “ Edward ” et la femme “ Patricia ”. Des cotisations ont été établies à leur égard conformément à l'article 323 de la Loi sur la taxe d'accise (la “ loi relative à la TPS ”) en leur qualité d'administrateurs de Brandwest Distributors Inc. (“ Brandwest ”). Les appelants font valoir que les cotisations devraient être annulées au motif qu'ils ont satisfait aux exigences de la défense de diligence raisonnable énoncée au paragraphe 323(3). Les deux appelants ont opté pour la procédure informelle.

[2] Les appelants sont des personnes entreprenantes possédant un niveau de scolarité limité. Edward est né en 1938 et a quitté l'école après la neuvième année. Patricia est née en 1939 et a quitté l'école après la douzième année. Pendant 13 ans, soit durant les années 70 et au début des années 80, les appelants ont exploité un magasin de meubles en Colombie-Britannique. Vers 1985, ils ont acquis un petit centre commercial linéaire à Regina situé au coin des rues Lewvan et Pasqua et regroupant cinq locataires commerciaux. En fait, c'est Bonaventure Enterprises Ltd. (“ Bonaventure ”), une société détenue par les appelants, qui est la propriétaire et l'exploitante du mail. Une autre société détenue par les appelants, Brandee's Corner Store Inc. (“ Brandee's ”), exploite deux dépanneurs communautaires avec comptoirs postaux à Regina. L'un des dépanneurs appartenant à Brandee's est locataire dans le mail détenu par Bonaventure. Les appelants ont constitué Brandee's en société et ont ouvert leur premier dépanneur vers 1986. En 1993, 1994 et 1995, les années les plus pertinentes aux fins des appels en l'instance, Bonaventure et Brandee's étaient des compagnies rentables permettant aux appelants de bien gagner leur vie.

[3] Au cours de l'hiver 1992-1993, l'un des fournisseurs des dépanneurs détenus par Brandee's a raconté à Edward qu'une entreprise (Border Wholesale) était à vendre à Estevan (Saskatchewan). Border Wholesale achetait et vendait des articles d'épicerie, des produits de confiserie, du tabac, des produits de papier et d'autres articles normalement vendus dans de petits magasins et des dépanneurs. Edward a cru que l'acquisition de Border Wholesale serait compatible avec les activités de Brandee's parce que Border Wholesale pourrait devenir le principal fournisseur de Brandee's. De plus, un bon ami d'Edward était alors en chômage et Edward pensait engager ce dernier afin qu'il gère les affaires de Border Wholesale à Estevan. Edward a décidé d'acquérir le commerce de Border Wholesale et a constitué Brandwest en société dans le but de faire l'acquisition de la nouvelle entreprise de gros et de l'exploiter. L'acquisition s'est faite au cours des premières semaines de 1993. Brandwest exploitait la nouvelle entreprise de gros, tandis que l'ami d'Edward à Estevan a été engagé par Brandwest pour gérer l'entreprise.

[4] Edward a eu l'occasion d'examiner les livres comptables de l'entreprise de gros avant l'acquisition de cette dernière au début de 1993, mais ces documents n'ont pas été présentés en preuve et Edward n'a pu se souvenir du prix que lui-même et Patricia avaient payé pour l'entreprise par le biais de Brandwest. Le vendeur de l'entreprise avait exploité un hôtel à Estevan et cet hôtel avait été un bon client de l'entreprise. Edward a conclu que les activités de Brandwest, en tant que fournisseur de gros, étaient de nature trop locale et que Brandwest pourrait, en faisant l'acquisition de deux ou trois camions, assurer l'approvisionnement à 90 p. 100 des petits magasins et des dépanneurs dans le sud de la Saskatchewan. En conséquence, Brandwest a loué trois camions, a engagé trois nouveaux employés comme camionneurs et a commencé à envoyer les camions à l'extérieur de façon quotidienne, dans le but de savoir si une expansion de l'entreprise de gros de Brandwest était possible.

[5] Au fur et à mesure que le commerce de Brandwest prenait de l'expansion, Edward consacrait plus de temps à Brandwest et moins de temps aux dépanneurs détenus par Brandee's. Il a déclaré qu'il “ travaillait comme un esclave ” (à la page 47 de la transcription). Presque tous les jours, il faisait l'aller-retour de Regina à Estevan (220 kilomètres dans chaque sens). En 1994, il a fait plus de 60 000 kilomètres au volant de sa fourgonnette. L'essentiel de son travail était de caractère physique. Le matin, il allait chercher les marchandises et les chargeait dans sa fourgonnette ainsi que dans une remorque couverte qui y était attachée. Il apportait les marchandises à Estevan, les déchargeait et les entreposait. Il travaillait à l'entrepôt d'Estevan le reste de la journée et vérifiait les comptes débiteurs. À la fin de la journée, puisque Brandwest était le principal fournisseur des dépanneurs Brandee's à Regina, Edward chargeait la fourgonnette et la remorque de marchandises dont Brandee's avait besoin et retournait à Regina.

[6] La pièce A-1 constitue un ensemble d'états financiers non vérifiés pour la période de 12 mois se terminant le 31 décembre 1994, avec des montants analogues pour 1993. D'après ces états financiers, les ventes se sont élevées à 2 810 000 $ en 1993 et à 4 834 000 $ en 1994. Le coût des marchandises vendues a augmenté de façon semblable de 2 614 000 à 4 596 000 $. Il va sans dire qu'Edward et Patricia étaient bien au courant de l'expansion du commerce de Brandwest parce qu'ils payaient les factures et enregistraient les ventes. À la fin de 1993, Brandwest affichait des comptes débiteurs de 424 000 $ et il y avait donc un manque de liquidités durant les premiers mois de 1994.

[7] Brandwest avait un numéro d'inscription aux fins de la TPS et devait produire des déclarations de TPS à chaque trimestre. À l'alinéa 15g) de la réponse à l'avis d'appel de l'intimée, il y a un tableau contenant certains renseignements concernant les déclarations de TPS de Brandwest et l'exactitude de ce tableau a été confirmée par Edward et Patricia. Par souci de commodité, je reproduirai ce tableau et résumerai le témoignage des appelants concernant la date, les montants exigibles et les modes de paiement.

Date de fin de période

Date d'exigibilité de la déclaration

Date de production

Taxe nette due

30/04/93

31/05/93

07/07/93

0,00 $

31/07/93

31/08/93

01/09/93

4 560,42

31/10/93

30/11/93

22/03/94

27 532,76

31/01/94

28/02/94

08/07/94

21 212,79

30/04/94

31/05/94

08/07/94

29 226,47

31/07/94

31/08/94

07/09/94

28 263,49

31/10/94

30/11/94

06/12/94

27 424,44 *

31/01/95

28/02/95

23/08/95

34 392,34

30/04/95

31/05/95

23/08/95

3 500,61

Total

176 113,32 $*

* modifié par témoignage oral

[8] Patricia était la comptable de Brandwest, de Brandee's et de Bonaventure et a donc fourni l'essentiel du témoignage oral à l'égard du tableau ci-dessus. La déclaration de TPS qui était exigible le 30 novembre 1993, pour la période prenant fin le 31 octobre 1993, n'a été produite que le 22 mars 1994. Patricia a déclaré qu'elle avait retardé la production de cette déclaration parce que Brandwest avait un problème de liquidités et qu'elle essayait de payer la taxe nette due au moment de produire la déclaration. Brandwest a effectivement payé le montant de 27 532,76 $ le 22 mars 1994 lorsque la déclaration a été produite. La déclaration de TPS pour la période suivante se terminant le 31 janvier 1994 n'a été produite que le 8 juillet 1994 et la taxe nette de 21 212,79 $, exigible le 28 février 1994, a été payée en cinq versements d'environ 5 400 $ chacun, entre le 8 juillet et le 12 août 1994.

[9] La déclaration de TPS pour la période se terminant le 30 avril 1994 a été produite en même temps que la déclaration de la période précédente, soit le 8 juillet 1994. La taxe nette due de 29 226,47 $ a été payée en partie à l'aide d'un trop-payé provenant d'une période antérieure et en partie à l'aide d'un remboursement à effectuer à une personne morale liée. La déclaration de TPS pour la période se terminant le 31 juillet 1994 a été produite le 7 septembre 1994 (seulement sept jours en retard) et la taxe nette due de 28 263,49 $ a été payée en cinq versements de 5 725 $ entre le 26 septembre et le 21 octobre 1994. D'après le tableau ci-dessus et la preuve présentée par Patricia, les paiements de TPS étaient à jour le 21 octobre 1994 à l'égard de toutes les périodes antérieures au 1er août 1994.

[10] Il est établi que Brandwest est devenue insolvable et a mis fin à ses activités en février ou en mars 1995, avec un montant en souffrance de 38 101,98 $ représentant le versement de TPS pour la période du 1er août 1994 au 30 avril 1995 (la “ période pertinente ”). En 1996, des avis de cotisation ont été délivrés à Brandwest ainsi qu'à Edward et à Patricia en leur qualité d'administrateurs de Brandwest. Chaque cotisation était d'un montant total de 44 490,06 $, calculé de la façon suivante :

Taxe nette pour la période pertinente 38 101,98 $

Intérêts courus 3 412,87

Pénalité accumulée 2 975,21

44 490,06 $

[11] La déclaration de TPS pour la période se terminant le 31 octobre 1994 a été produite le 6 décembre 1994 (seulement six jours en retard) et Brandwest a envoyé à Revenu Canada, afin de payer la taxe nette due de 27 424,44 $, sept chèques d'un montant de 3 428,06 $ chacun et dont les dates étaient comprises entre le 6 décembre 1994 et le 27 janvier 1995. L'un de ces chèques, daté du 19 janvier 1995 ou vers cette date, a été retourné à Revenu Canada à titre de chèque sans provision, pour les motifs ci-après énoncés. Le tableau qui se trouve au paragraphe 7 ci-dessus, ainsi que le mode de paiement habituel utilisé par Brandwest à partir de juillet 1994 et par la suite, démontrent, de manière à me convaincre, qu'il y a eu tentative de bonne foi de tenir à jour les versements de TPS après que Brandwest n'ait plus été en mesure de verser le montant total exigible en même temps que chaque déclaration de TPS trimestrielle. Edward et Patricia ont tous deux témoigné à l'audition des présents appels. J'ai été favorablement impressionné par leur franchise et leur honnêteté et je considère qu'il ont été des témoins tout à fait crédibles.

[12] En janvier 1995, Edward a dressé l'inventaire des stocks à l'entrepôt de Brandwest à Estevan. Selon les états financiers de Brandwest (pièce A-1), les stocks au 31 décembre 1993 étaient de 456 000 $, au cours d'une année où les ventes brutes se sont élevées à 2 810 000 $. L'année suivante (en 1994), les ventes brutes ont totalisé 4 834 000 $. En conséquence, on pourrait s'attendre à ce que les stocks au 31 décembre 1994 aient été de ce fait plus élevés, se chiffrant sans doute aux alentours de 650 000 $. Lorsque l'on a fini de dresser l'inventaire des stocks, ces derniers étaient évalués (au coût ou à la valeur du marché, selon le moins élevé des deux) à 327 000 $ et Brandwest a subi une perte de 181 000 $ pour l'année se terminant le 31 décembre 1994. Brandwest était insolvable en fait, sinon en droit.

[13] Edward et Patricia ont été bouleversés par le manque à gagner se rapportant aux stocks. Ils savaient que Brandwest avait un problème de liquidités, comme le démontrent les versements de TPS au moyen de chèques postdatés; toutefois, ils ignoraient que les stocks étaient épuisés à un point tel que Brandwest subirait une perte si importante en 1994. Avant que l'on dresse l'inventaire des stocks, Edward croyait même que Brandwest allait bien. Voici un extrait de l'interrogatoire principal auquel il a été soumis :

[TRADUCTION]

Je le croyais vraiment. Je croyais que nous allions bien, je le croyais vraiment.

Q. Avez-vous changé d'avis?

R. Eh bien, je sais lorsque nous avons dressé l'inventaire en janvier 1995 – je crois que c'était à ce moment-là. J'étais absolument bouleversé. Je n'arrivais pas à le croire. Lorsque les chiffres sont arrivés, j'ai appelé la compagnie qui avait dressé l'inventaire et j'ai dit : “ Vous avez fait une erreur ”. Je n'arrivais pas à le croire parce que j'avais suivi la compagnie de si près et la différence entre ce que nous pensions et la réalité était tout simplement incroyable.

Q. Pouvez-vous offrir des précisions à ce sujet? Qu'est-ce que vous pensiez?

R. Je pensais que nous nous portions bien. Je croyais que nous faisions de l'argent, au moins que nous faisions nos frais. J'oublie même le montant de l'écart d'inventaire négatif, mais il était si prodigieux que nous étions au-delà de nos capacités. Nous n'aurions pas pu renflouer la compagnie à ce moment-là même si notre vie en avait dépendu, il n'y avait aucune façon de le faire, vous savez.

Q. Vous dites que vous ne pouvez vous souvenir du montant exact. Pouvez-vous offrir une estimation de votre écart d'inventaire négatif à ce moment-là?

R. Il était supérieur à 100 000 $, je crois. J'ai toujours utilisé ce chiffre, mais c'était quelque chose qui s'y rapprochait. Je ne sais pas vraiment.

Q. Donc, à la suite de cet écart d'inventaire négatif, cela vous a fait changer d'avis à propos de la solidité financière de la compagnie?

R. Eh bien, il n'y avait aucune façon de l'exploiter, c'était terminé. Vous devez payer vos fournisseurs, vous avez des dettes et si vous n'avez pas de liquidités, c'est terminé. J'étais cuit. Franchement, j'étais très bouleversé.

Transcription aux pages 54 et 55

[14] Lorsqu'Edward et Patricia se sont rendu compte de la situation désespérée dans laquelle se trouvait Brandwest, ils ont immédiatement consulté George Nystrom, un avocat de Regina. Avec l'aide de Me Nystrom, ils ont préparé un état financier préliminaire (pièce A-2) indiquant l'actif et le passif de Brandwest ainsi qu'une proposition visant à payer tous les créanciers, en commençant par Sherwood Credit Union, dont toutes les créances exigibles de Brandwest étaient pleinement garanties. En fait, Sherwood Credit Union (“ SCU ”) était la banque avec laquelle Brandwest faisait affaire. Le 24 janvier 1995, Edward, Patricia et M. Nystrom ont rencontré des cadres supérieurs de SCU et leur ont décrit la situation financière désespérée dans laquelle se trouvait Brandwest, y compris la proposition visant à payer tous les créanciers, en commençant par SCU. Edward et Patricia ont cru que la rencontre s'était bien déroulée et que Brandwest aurait assez de temps pour être liquidée en bon ordre. Cependant, plus tard cette journée-là, dans une lettre datée du 24 janvier 1995 (pièce A-3), SCU a formellement exigé le paiement de l'ensemble des dettes, d'un montant total de 195 494 $.

[15] Dans l'état de l'avoir net de Brandwest et la proposition visant à payer les créanciers (pièce A-2), la valeur de réalisation des actifs et la liste des créanciers ont été résumées de la façon suivante :

Actif

Comptes débiteurs 375 000 $

Stocks 100 000

Équipement d'entrepôt 20 000

495 000 $

Passif

SCU 210 000 $

Saskatchewan Revenue 201 000

Revenu Canada

TPS 20 000

Retenues à la source 1 500

Employés 6 500

Vendeur de l'entreprise 142 200

Services publics 4 500

Location de camions 20 000

Fournisseurs 190 000

795 000 $

[16] Edward et Patricia avaient l'intention de payer les créanciers suivant l'ordre dans lequel ils apparaissent dans la liste ci-dessus. SCU était une créancière pleinement garantie et serait évidemment la première à avoir droit au produit de disposition. Les gains réalisés par Brandwest lors de la vente d'éléments d'actif se sont avérés inférieurs à ceux prévus dans la proposition (pièce A-2) et par conséquent, Revenu Canada, le troisième créancier sur la liste, n'a pas été payé. C'est la raison pour laquelle il existe deux cotisations à l'égard d'Edward et de Patricia en tant que seuls administrateurs de Brandwest. D'après la note 1 afférente aux états financiers (pièce A-1), Brandwest avait déjà mis fin à ses activités le 20 février 1995. Cette note est conforme au témoignage oral d'Edward et de Patricia, lesquels ont déclaré que l'entreprise avait été liquidée très rapidement suite à la rencontre du 24 janvier avec les cadres de SCU.

[17] Les dispositions législatives pertinentes de la loi relative à la TPS se retrouvent à l'article 323 :

323(1) Les administrateurs de la personne morale au moment où elle était tenue de verser une taxe nette comme l'exige le paragraphe 228(2), sont, en cas de défaut par la personne morale, solidairement tenus, avec cette dernière, de payer cette taxe ainsi que les intérêts et pénalités y afférents.

[...]

323(3) L'administrateur n'encourt pas de responsabilité s'il a agi avec autant de soin, de diligence et de compétence pour prévenir le manquement visé au paragraphe (1) que ne l'aurait fait une personne raisonnablement prudente dans les mêmes circonstances.

Les termes de l'article 323 ci-dessus sont presque identiques aux termes employés à l'article 227.1 de la Loi de l'impôt sur le revenu, lequel impose aux administrateurs une responsabilité du fait d'autrui semblable. En conséquence, les décisions rendues en vertu de l'article 227.1 de la Loi de l'impôt sur le revenu doivent être examinées lors d'appels interjetés en vertu de l'article 323 de la loi relative à la TPS. Une des causes faisant jurisprudence eu égard à l'article 227.1 de la Loi de l'impôt sur le revenu est Soper c. La Reine, [1998] 1 C.F. 124 (C.A.), 97 DTC 5407. Dans l'arrêt Soper, le juge Robertson, à la page 156, a établi une distinction entre les administrateurs internes et externes :

Je tiens tout d'abord à souligner qu'en adoptant cette démarche analytique, je ne donne pas à entendre que la responsabilité est simplement fonction du fait qu'une personne est considérée comme un administrateur interne par opposition à un administrateur externe. Cette qualification constitue plutôt simplement le point de départ de mon analyse. Mais cependant, il est difficile de nier que les administrateurs internes, c'est-à-dire ceux qui s'occupent de la gestion quotidienne de la société et qui peuvent influencer la conduite de ses affaires, sont ceux qui auront le plus de mal à invoquer la défense de diligence raisonnable. Pour ces personnes, ce sera une opération ardue de soutenir avec conviction que, malgré leur participation quotidienne à la gestion de l'entreprise, elles n'avaient aucun sens des affaires, au point que ce facteur devrait l'emporter sur la présomption qu'elles étaient au courant des exigences de versement et d'un problème à cet égard, ou auraient dû l'être. Bref, les administrateurs internes auront un obstacle important à vaincre quand ils soutiendront que l'élément subjectif de la norme de prudence devrait primer l'aspect objectif de la norme.

[18] Il n'y a aucun doute qu'Edward et Patricia étaient des administrateurs internes car ils étaient les seuls administrateurs de Brandwest et s'occupaient de la gestion quotidienne de la compagnie. En ce qui a trait à la norme de prudence subjective et objective, le juge Robertson a dit, à la page 155 :

La norme de prudence énoncée au paragraphe 227.1(3) de la Loi n'est donc pas purement objective. Elle n'est pas purement subjective non plus. Il ne suffit pas qu'un administrateur affirme qu'il a fait de son mieux, car il invoque ainsi la norme purement subjective. Il est également évident que l'intégrité ne suffit pas. Toutefois, la norme n'est pas une norme professionnelle. Ces situations ne sont pas régies non plus par la norme du droit de la négligence. La Loi contient plutôt des éléments objectifs, qui sont représentés par la notion de la personne raisonnable, et des éléments subjectifs, qui sont inhérents à des considérations individuelles comme la “ compétence ” et l'idée de “ circonstances comparables ”. Par conséquent, la norme peut à bon droit être qualifiée de norme “ objective subjective ”.

[19] Pour les motifs ci-après énoncés, j'ai décidé d'admettre les appels d'Edward et de Patricia. Bien qu'ils aient été des administrateurs internes, leur responsabilité n'est pas absolue. Au paragraphe 10 ci-dessus se trouve un tableau qui indique que le montant réel de la taxe établi à l'égard de chaque appelant est de 38 101,98 $. D'après la preuve qui m'a été présentée, la quasi-totalité de cette taxe (38 101,98 $) découle de transactions effectuées au cours des deux périodes trimestrielles se terminant le 31 janvier 1995 et le 30 avril 1995. À mon avis, il s'agit là du fait le plus important. Les appels en l'instance se distinguent notamment d'autres affaires (rendues surtout en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu) où les administrateurs ont continué à exploiter une entreprise instable pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois en utilisant des retenues sur la paye pour financer l'entreprise.

[20] Dans les appels en l'espèce, jusqu'au moment où ils ont reçu le résultat de l'inventaire des stocks, à la fin du mois de janvier 1995, Edward et Patricia croyaient vraiment que l'entreprise Brandwest se portait bien (mais avec un problème de liquidités). Une fois informés de l'écart d'inventaire négatif, ils ont fait tout ce qu'une personne raisonnable aurait pu faire. Ils ont consulté un avocat; ils ont préparé une proposition (pièce A-2) qui prenait en compte l'insolvabilité de l'entreprise; ils ont également rencontré leur banquière (SCU) et créancière garantie afin de lui faire une communication intégrale de la situation désespérée dans laquelle se trouvait Brandwest. Lorsqu'ils ont reçu la demande de SCU (pièce A-3), ils ont décidé de mettre fin aux activités de Brandwest et de vendre tous les éléments d'actif.

[21] En ce qui concerne la norme de prudence objective, Edward et Patricia ont fait ce que deux personnes raisonnables auraient fait. Lorsque le problème de liquidités est apparu au cours des six premiers mois de 1994, les appelants ont versé la TPS par chèques postdatés, lesquels ont tous été honorés jusqu'à dix jours avant la fin du mois de janvier 1995, lorsque SCU a pris des mesures pour protéger ses intérêts en tant que créancière garantie. Toute la TPS exigible pour le trimestre se terminant le 31 octobre 1994 a été payée par chèques postdatés en décembre 1994 et en janvier 1995, à l'exception d'un chèque ou deux sans provision qui ont été retournés au cours des 10 derniers jours de janvier. La déclaration de TPS pour le trimestre se terminant le 31 janvier 1995 ne devait pas être produite avant le 28 février 1995. À cette date-là, l'entreprise Brandwest avait déjà fermé ses portes.

[22] En ce qui concerne la norme de prudence subjective, Edward et Patricia possédaient un niveau de scolarité limité mais exploitaient deux sociétés rentables (Bonaventure et Brandee's) lorsqu'ils ont acquis ce qui est devenu l'entreprise Brandwest. Ils avaient également exploité un magasin de meubles en Colombie-Britannique pendant 13 ans et, avant que Brandwest ne fasse faillite, leurs entreprises n'avaient jamais été insolvables. Je crois qu'Edward ne prêtait pas suffisamment attention aux détails, car il n'a pu se souvenir du prix qu'il avait payé pour l'entreprise Brandwest. De plus, il a peut-être trop fait confiance à la nature humaine car il a loué trois camions et engagé trois nouveaux employés qu'il envoyait chaque jour avec un chargement de petites marchandises pouvant facilement être vendues au comptant. Il a conclu, trop tard (après l'écart d'inventaire négatif), que Brandwest était victime de vols importants. Tout cela ne découle que d'un jugement après coup et ne diminue en rien l'honnêteté des appelants ni leurs tentatives de bonne foi visant à verser la TPS lorsque les affaires de Brandwest allaient bien.

[23] Le paragraphe 323(3) prévoit qu'un administrateur “ n'encourt pas de responsabilité [...] pour prévenir le manquement visé au paragraphe (1) [...] ”. Le “ manquement ” visé au paragraphe (1) est le défaut de verser la TPS. Il n'y a eu, à toutes fins pratiques, aucun défaut de verser la TPS avant le 28 février 1995, date à laquelle la déclaration trimestrielle pour le 31 janvier 1995 devait être produite. Bien avant le 28 février 1995, la créancière garantie (SCU) avait formellement exigé que Brandwest lui paie la somme de 195 494 $; elle avait saisi tous les comptes et les fonds de Brandwest et avait effectivement mis fin aux activités de cette dernière. Dans de telles circonstances, les administrateurs de Brandwest ne pouvaient plus rien faire le 28 février 1995.

[24] La preuve est sans équivoque quant au fait que ni Edward ni Patricia n'ont reçu de rémunération ou d'avantages financiers (que ce soit sous forme de salaires, de biens ou de dividendes) de la part de Brandwest durant les deux brèves années d'exploitation de l'entreprise. Lorsque Brandwest est devenue insolvable, Edward et Patricia ont chacun perdu environ 190 000 $, somme qui avait été investie dans la compagnie. Le 22 février 1995, Edward et Patricia ont emprunté 158 000 $ de la soeur d'Edward et de son mari (pièce A-7) mais ces fonds ont contourné SCU pour payer Saskatchewan Revenue à l'égard d'un cautionnement relatif à la taxe sur le tabac. Saskatchewan Revenue était en fait un créancier garanti; l'entreprise Brandwest avait déjà fermé ses portes le 22 février 1995. Les appels sont admis, avec dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 28e jour d'avril 2000.

“ M. A. Mogan ”

J.C.C.I

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 6e jour d'octobre 2000.

Mario Lagacé, réviseur

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