Date: 19990226
Dossier : 94-1406-IT-G; 96-1131-IT-G; 96-1138-IT-G; 96-2785-IT-G; 96-2787-IT-G; 96-2789-IT-G; 96-2790-IT-G; 96-2838-IT-G; 97-465-IT-G
ENTRE :
SHERRYL KOOP (94-1406-IT-G), GILBERT KLASSEN (96-1131-IT-G), BRENDA RUSHTON (96-1138-IT-G), PETER D. LAWRIE (96-2785-IT-G), THOMAS R. HOWSE (96-2787-IT-G), RICHARD W. SPEIDEL (96-2789-IT-G), JOHN T. HAMADA (96-2790-IT-G), WILLIAM L. LEE (96-2838-IT-G), KEVIN G. BRONSON (97-465-IT-G),
appelants,
et
SA MAJESTÉ LA REINE,
intimée.
Motifs du jugement
Le juge Bowman, C.C.I.
[1] Il s’agit de la dernière série d’appels entendus au cours du printemps, de l’été et de l’automne 1998 se rapportant au droit de demander une déduction aux termes de l’al. 8(1)c) de la Loi de l'impôt sur le revenu. La principale question à trancher est de savoir si deux organismes, Jeunesse pour Christ et The Navigators of Canada sont des ordres religieux.
[2] Les appelants Sherryl Koop, Brenda Rushton et Gilbert Klassen sont membres de Jeunesse pour Christ, les autres sont membres de The Navigators.
[3] Je commencerai par examiner la question de savoir si les deux organismes constituent des ordres religieux. Il n’est pas nécessaire que je reprenne en détail les divers arguments avancés dans les affaires précédentes que j’ai entendues ou les motifs que j’ai exprimés à l'appui des conclusions que j’ai tirées dans chaque cas. Il suffit de les résumer. Il ressort clairement des témoignages des experts de même que des textes faisant autorité produits en preuve que les concepts ecclésiastiques, notamment celui d’ordre religieux, sont beaucoup plus riches, variés et permutables que l’intimée est prête à l’admettre et qu'ils le sont certainement beaucoup plus qu'il ne l'a été établi dans les remarques incidentes dans l’affaire McRae sur laquelle le Ministère du Revenu national a cherché à s’appuyer pour justifier l’argument selon lequel l’expression “ ordre religieux ” devrait être réservée aux ordres dont les membres doivent faire voeux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance.
[4] Dans les affaires Miller et McGorman, j’ai formulé certains principes directeurs qu’il me semble utile d’appliquer lorsqu’il s’agit de déterminer si un organisme religieux constitue un ordre religieux. Ce sont les principes directeurs suivants :
L'organisation doit avoir un but principalement religieux. Je n'entends pas par là que, dans le contexte général de ce but religieux, elle ne peut avoir d'autres objets comme l'éducation, la lutte contre la pauvreté ou la lutte contre les maux de la société et la souffrance dans le monde. De fait, exclure des organisations religieuses de la définition d'“ ordre religieux ” pour le motif qu'elles avaient des objets qui allaient au-delà du simple fait de prêcher l'Évangile, de prier et de méditer et qui englobaient des oeuvres bénéfiques à l'humanité comme le fait de diriger des hôpitaux ou d'aider les pauvres et les sans-abri est historiquement incorrect, est erroné du point de vue des Écritures, du moins dans le contexte d'ordres religieux chrétiens (voir Jacques 2, 20-26), et est concrètement déraisonnable et irréalisable. La propagation de l'Évangile s'est traditionnellement faite par l'exemple, par les bonnes oeuvres et par les activités consistant à répondre aux besoins des gens et non pas simplement à prêcher.
2) Les membres doivent accepter d'adhérer et effectivement adhérer à un strict régime moral et spirituel d'abnégation ainsi que de dévouement à l'égard des objectifs de l'organisation, au détriment de leur propre bien-être matériel.
3) L'engagement des membres doit être un engagement à plein temps et à long terme. Dans certains cas, il peut s'agir d'un engagement à vie, mais cela n'est pas essentiel. Il importe que ce ne soit pas un engagement à court terme, temporaire ou à temps partiel.
4) Sur le plan spirituel et moral, la discipline et le régime régissant la vie des membres doivent être notablement plus stricts que ce à quoi on s'attend des membres laïques de l'Église.
5) L'admission à l'ordre doit être conforme à de strictes normes d'aptitudes spirituelles et personnelles.
6) Il doit y avoir de façon générale un sens de la communauté.
[5] J’ai fondé ces principes directeurs, que j’ai formulés pour ma propre gouverne lorsque j’ai statué sur toutes les affaires concernant des ordres religieux, sur les témoignages d’experts et les nombreux textes et ouvrages religieux mis en preuve. Même les ouvrages catholiques romains, que l’avocat de l’intimée m’a recommandé fortement de prendre comme modèle ou gabarit, souscrivent à l’opinion qu’il se développe de nouvelles formes d’ordres religieux et de nouveaux modèles de vie religieuse et d’instituts séculiers qui ne se conforment pas aux formes traditionnelles (par exemple, les ordres anciens tels que les Jésuites et les Franciscains). À la lecture de ces ouvrages, y compris les ouvrages catholiques romains, il est possible de conclure que les ordres religieux peuvent comprendre les ordres interconfessionnels, les ordres axés sur les familles et les ordres qui ne demandent pas à leurs membres de faire voeu de chasteté, pauvreté et obéissance. Quoi qu’il en soit, de tels ordres demandent à leurs membres de faire preuve d’une grande abnégation, d’un dévouement supérieur à celui des pratiquants ordinaires et de s’engager avec ardeur dans la poursuite des objectifs de l’ordre.
[6] Jeunesse pour Christ est un tel ordre, et le Ministère du Revenu national a toujours et, à mon avis, correctement, traité cet organisme comme un ordre religieux. Selon moi, les membres du personnel de Jeunesse pour Christ titulaires de lettres d’accréditation sont des ministres bien qu’il ne soit pas essentiel d’être ministre pour obtenir la déduction. La cérémonie de délivrance des lettres d’accréditation organisée par Jeunesse pour Christ est d’une grande solennité et n’a lieu que si le membre a suivi un internat long et austère, reçu la formation, poursuivi des études et démontré qu’il possède les valeurs spirituelles requises.
[7] Sherryl Koop dessert clairement une congrégation quand elle s’occupe de la jeunesse défavorisée de Winnipeg. L’intervention de Jeunesse pour Christ chez les jeunes gens de Winnipeg est tout à fait remarquable. L’organisme administre des centres de dépannage et d’hébergement, des établissements sportifs et prêche l’Évangile. Mme Koop est l’aumônier des jeunes contrevenants au Manitoba Youth Centre et au Seven Oaks Centre et elle dessert une congrégation durant les offices à l’église Youth For Christ’s Street Light.
[8] En dehors du fait que Sherryl Koop est titulaire de lettres d’accréditation de Jeunesse pour Christ, elle est également ministre commissionné de la Mennonite Brethren Church.
[9] Je conclus qu’il est presque surprenant que la déduction demandée par Sherryl Koop lui a été refusée.
[10] Gilbert Klassen et Brenda Rushton sont titulaires de lettres d’accréditation de Jeunesse pour Christ. Ils ont desservi des congrégations à Saskatoon et ont exécuté substantiellement les mêmes fonctions que Sherryl Koop à Winnipeg. Ils accomplissent avec beaucoup de dévouement et d’abnégation un travail ardu et d’une importance capitale pour les jeunes dans les collectivités où ils offrent leurs services. Dans les affaires Austin, McGorman et Miller de même que dans l’affaire Kraft, j’ai expliqué quelle était ma compréhension des expressions “ ministre régulier ”, “ membre du clergé ” et “ desservir une congrégation ”. Le même raisonnement s’applique en l’espèce.
[11] À mon avis, ils se qualifient tous les deux comme ministres et comme membres d’un ordre religieux qui desservaient une congrégation.
[12] J’examine maintenant la situation de The Navigators. Cet organisme a été constitué en 1933 dans le but de répandre l’Évangile chez les marins. Aujourd’hui, il privilégie les étudiants dans les universités. Contrairement à Jeunesse pour Christ, qui joue un rôle social important, The Navigators n’ont qu’un objectif, le prosélytisme ce qui, en soi, n’est pas une raison de conclure que The Navigators ne constitue pas un ordre religieux. Les ordres contemplatifs ne jouent aucun rôle social et visent seulement la progression spirituelle de leurs membres. Même s’il en est ainsi, ils sont quand même des ordres religieux. Quoi qu’il en soit, l’absence de tout rôle social distingue le cas de The Navigators de tous les autres cas où j’ai dû examiner la question de savoir si l’organisme constituait un ordre religieux.
[13] De tous les organismes dont il a été question dans cette série d’appels, soit SIM, CBOMB, Jeunesse pour Christ, Christian Horizons et The Navigators, ce dernier est le seul à propos duquel j’entretiens un doute. En revanche, je n’ai aucune hésitation dans les autres cas. La dévotion des organismes, leur acceptation de la pauvreté comme style de vie, leur humilité et le dévouement désintéressé qu’ils manifestent dans l’atteinte de leurs objectifs sociaux et spirituels témoignent des plus hautes normes suivies par les ordres religieux chrétiens. La difficulté en ce qui concerne The Navigators consiste dans le fait de déterminer si les membres de l’organisme démontrent par leur comportement qu’ils sont imprégnés des mêmes qualités.
[14] Les membres de The Navigators se distinguent clairement des membres de tous les autres organismes que j’ai examinés par l’attention qu’ils consacrent à faire de l’argent par l’entremise de collectes de fonds. Une très grande partie de l’attention des membres de l’organisme et de la documentation qu’ils distribuent portent sur la manière de collecter de l’argent. Un bon nombre d’entre eux semblent gagner des revenus substantiels et mènent le train de vie confortable de la classe moyenne. Par exemple, M. Rains, chef de The Navigators au Canada, a gagné plus de 94 000 $ en 1995. Un des appelants, M. Lawrie, exploitait également une entreprise de pavage. M. Lee, un travailleur recommandé des Plymouth Brethren tirait un revenu à titre d'administrateur d’une société familiale.
[15] Les membres de The Navigators sont libres de choisir des activités extérieures ainsi que d'établir d’autres sources de revenus en plus des collectes de fonds pour subvenir à leurs besoins personnels. The Navigators constitue un organisme qui, sans doute, propage la foi parmi les étudiants des universités avec beaucoup de zèle, une pratique que de nombreuses personnes jugeraient louable. Les membres de The Navigators font aussi preuve d’un zèle considérable quand ils recueillent des fonds pour eux-mêmes et ils peuvent choisir librement d’autres manières de faire de l’argent. L'organisme répond à certains des critères établis ci-dessus à l'égard desquels je me suis efforcé d’énumérer les qualités qui caractérisent un ordre religieux, mais on ne peut dire qu’il répond à tous ces critères. Contrairement aux membres des autres organismes, ceux de The Navigators gagnent de bons revenus, peuvent établir leur propre niveau de revenu à atteindre, consacrent une partie importante de leur temps à recueillir des fonds pour leur subsistance et sont libres de tirer un revenu d’autres sources. La distinction est importante. Il ne s’agit pas d’une simple question de degré. La différence est fondamentale et qualitative.
[16] Ce n’est pas sans hésitation ni sans y avoir mûrement réfléchi que je conclus que The Navigators ne forme pas un ordre religieux. Je ne veux d’aucune façon réduire l’importance de leur oeuvre ni déprécier le fait que l’organisme soit voué à répandre l’Évangile auprès des étudiants dans les universités. En examinant la question de savoir si tous les organismes visés dans la présente série d’appels constituaient des ordres religieux, je me suis efforcé, sur la foi des témoignages d’experts et des nombreux textes religieux faisant autorité qui ont été mis en preuve et cités par les parties dans leur argumentation, d’interpréter le libellé de l’al. 8(1)c), notamment l’expression “ ordre religieux ”, d’une manière qui tient compte de l’établissement depuis un siècle environ de nouvelles formes d’institutions religieuses qui ne dépendent pas des classifications rigides qui peuvent avoir été considérées valides dans le passé. Ce qui ne signifie pas, cependant, que chaque institution religieuse ou organisme religieux constitue un ordre religieux. Les critères que j’ai formulés, bien que plus larges que ceux qui ont été établis dans l'affaire MacRae, sont en fait passablement étroits et, de la manière que je les applique, un organisme doit franchir une barrière relativement droite afin de pouvoir être considéré comme un ordre religieux. À mon avis, inclure The Navigators avec les autres organismes dans l’expression “ ordre religieux ” équivaudrait à une extension injustifiée de la signification de l’expression.
[17] Il reste une question à trancher, celle de savoir si les membres de The Navigators sont des ministres réguliers ou des membres du clergé desservant une congrégation ou s’occupant exclusivement et à plein temps du service administratif du fait de leur nomination par une confession religieuse. Le révérend Lee, un travailleur recommandé de la Plymouth Brethren est le seul membre de The Navigators qui se qualifie comme ministre ou membre du clergé. Il me serait difficile de conclure que le révérend Lee ne dessert pas une congrégation. Il s’occupe de la congrégation anglophone de la Chinese Christian Chapel à Vancouver, une congrégation chrétienne autonome ayant de vagues liens avec les confessions religieuses Christian et Missionary Alliance comptant 500 membres environ, dont près de 150 sont membres de la congrégation anglophone.
[18] En 1989, sa congrégation l’a invité à devenir pasteur mais il a refusé pour être en mesure de continuer son travail avec The Navigators. Il a cependant accepté le poste de Missionary In Residence. Il est responsable de la conduite des services en langue anglaise à la Chinese Christian Chapel. Il a dirigé les services religieux, distribué la communion et prêché. Il s’occupait aussi des baptêmes, des funérailles et des bénédictions. Il a organisé des groupes d’étude de la Bible, des groupes de prières et il a enseigné la classe de religion du dimanche.
[19] Les appels des membres de Jeunesse pour Christ sont admis. Les appels des membres de The Navigators sont rejetés, sauf celui de William Lee, qui est admis.
[20] Je rendrai mes motifs concernant les frais après que les avocats auront eu l'occasion de faire des observations.
Signé à Toronto, Ontario, ce 26e jour de février 1999.
“ D. G. H. Bowman ”
J.C.C.I.
[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]
Traduction certifiée conforme ce 4e jour de février 2000.
Benoît Charron, réviseur