Date: 19990404
Dossier: 97-2666-GST-G
ENTRE :
STEPHEN GOODMAN,
appelant,
et
SA MAJESTÉ LA REINE,
intimée.
Motifs du jugement
Le juge Beaubier, C.C.I.
[1] Le présent appel, qui a été interjeté en conformité avec la procédure générale, a été entendu à Toronto (Ontario), le 27 avril 1999. L’appelant a témoigné, et son avocate a demandé à Joan Carmichael, CA, à Karen Marcotte, CMA, à Morris Feldman, CA et à John Wiseman, CA de témoigner. Ce sont là les seules personnes qui ont témoigné.
[2] L’appelant a interjeté appel à l’encontre d’un avis de cotisation délivré le 11 avril 995. Dans la cotisation, établie à l’égard de l’appelant en sa qualité d’administrateur de Liptons International Limited ( « Liptons » ), le ministère réclame la somme de 278 955,62 $ à titre de TPS impayée, d’intérêt et de pénalités dus par Liptons en date du 11 avril 1995.
[3] En tout temps pertinent, Liptons était contrôlée par Barstev Holdings Inc. ( « Barstev » ), qui était contrôlée par Marvin et Evelyn Goodman, les parents de l’appelant, qui ont été aussi les administrateurs de Liptons jusqu'au 31 mars 1990, date à laquelle l’appelant est devenu le seul administrateur. L’appelant a été le seul administrateur ainsi que le secrétaire et le trésorier de Liptons jusqu’au 23 juin 1993, date à laquelle la société a été mise en faillite à la demande de Barstev.
[4] Stephen Goodman est un homme compétent et intelligent qui semble être âgé d’environ 45 ans. Après l’école secondaire, il a étudié les beaux-arts pendant deux ans à l’université York, la photographie pendant un an au London Independent Centre for Art et, par la suite, il a suivi des cours de photographie à Ryerson. En 1977, il a été embauché par Liptons, un vendeur au détail de vêtements, comme commis à l’expédition et à la réception pour un an. Il est devenu ensuite gérant d’entrepôt de Liptons et était responsable de la réception et des approvisionnements. Il a été ensuite nommé acheteur adjoint, puis directeur de la division des vêtements. En 1983, il a accédé au poste de vice-président et est devenu responsable de la commercialisation ainsi que des ventes, de l’embauche, du personnel des magasins et du marchandisage. Son père, Marvin, était président et sa mère, Evelyn a, par la suite, occupé le poste de président jusqu’au 31 mars 1992. En 1989, Stephen a été élu administrateur de Liptons et il a occupé cette fonction durant toute la période visée en l’espèce. En 1992, Barbara Benollio, la soeur de Stephen, est devenue présidente et directrice générale de Liptons.
[5] An août 1990, Stephen a quitté son emploi chez Liptons. Il s’est lancé dans l’importation de vêtements de sport et la vente en gros sous la raison sociale de « Tourida Sport » , mais l’entreprise n’a pas réussi. Il est ensuite devenu promoteur de musique et il est maintenant courtier en location d’immeubles. Après avoir quitté son emploi chez Liptons, il est demeuré membre du conseil consultatif de la société, qui se réunissait environ une journée tous les trois mois et durant laquelle il prenait part à des discussions sur les ventes de Liptons, la commercialisation, l’exploitation des magasins et l’embauche de nouveaux employés. Le conseil consultatif discutait aussi des objectifs de vente de Liptons, de sa capacité à les atteindre et de la question de savoir si la situation financière de Liptons lui permettait d’atteindre les buts visés. Stephen n’était pas un des signataires autorisés de Liptons.
[6] Karen Marcotte a été engagée par Liptons en 1989 comme contrôleur adjoint et elle a occupé ce poste jusqu’en juillet 1993. En 1990, Liptons exploitait 67 magasin de vente au détail à travers le Canada. Joan Carmichael a témoigné qu’en novembre 1992, Liptons n’exploitait plus que 39 magasins de vente au détail et que les autres avaient été fermés pour la plupart durant une courte période en 1992. Karen Marcotte dirigeait le service de comptabilité. Elle relevait de Joan Carmichael et, en 1989 ou 1990, supervisait 25 employés. Le témoignage de Karen est accepté en entier. Elle a témoigné que la gestion des activités quotidiennes était confiée à Marvin Goodman puis à sa fille, Barbara Benollio, directrice de l’exploitation, et à Kristine Kulesza, directrice financière. Ces dernières se réunissaient avec Marvin Goodman. Personne n’a expliqué pourquoi aucune de ces trois dernières personnes ni Evelyn Goodman n’ont témoigné. Joan Carmichael relevait de Kristine Kulesza.
[7] Karen Marcotte a témoigné qu’en 1990 et 1991 Liptons a gelé les salaires et n’a pas payé certains des loyers que cette dernière devait et que, contrairement aux affirmations de Stephen, la société prévoyait effectuer les versements plus tard. Tous les autres créanciers ont été payés. En 1991, Liptons a éliminé sa carte de crédit et, vers la fin de 1991, la banque avec laquelle elle faisait affaires a imposé des restrictions sur sa ligne de crédit parce que Liptons n’avait plus de créances à recouvrer aux termes d'une carte de crédit. Karen a témoigné que, vers la fin de 1992, chaque chèque représentant un versement de TPS devait être approuvé par Joan Carmichael ou Kristine Kulesza avant d’être émis.
[8] Joan Carmichael a été embauchée par Liptons en 1990 comme contrôleur. Elle a témoigné que Marvin et Evelyn Goodman, leur fille, Barbara et Kristine Kulesza s’occupaient des activités quotidiennes. En tout temps pertinent, les chèques ont été signés par deux des personnes suivantes : Marvin Goodman, Evelyn Goodman, Barbara Benollio, Kristine Kulesza, Joan Carmichael, Karen Marcotte ou Mary MacKinnon. En matière de financement, Marvin Goodman était responsable de toutes les principales questions, et Kristine Kulesza s’occupait des questions mineures. Pendant que Joan occupait son poste à Liptons, la société a procédé à une importante renégociation de sa ligne de crédit, et, lorsque Joan a été embauchée en 1990, Liptons était en train de réaliser une conversion de ses systèmes informatiques qui étaient en mesure de traiter la TPS.
[9] Le système de comptabilité permettait d’émettre des chèques automatiquement aux dates auxquelles les factures et autres dettes étaient payables. Le système imprimait une demande de chèque que signait Joan Carmichael pour que le chèque lui-même soit préparé. S’il n’y avait pas de fonds pour payer le chèque, il était « dé-sélectionné » et n’était pas émis. Avant l’automne 1992, selon les propres termes de Joan, le flux de trésorerie est devenu « très serré » . Joan a effectué des prévisions de trésorerie de six semaines et de trois mois et les passait en revue avec Kristine Kulesza. Quant il n’était pas possible de répondre aux besoins de liquidités, Kristine se réunissait avec Marvin Goodman, et Barstev avançait les fonds nécessaires. Après 1990, Liptons a dû faire face à des problèmes de liquidités saisonniers. À l’automne 1992, le nombre de magasins exploités par Liptons était passé de 67 à 39, le nombre des employés de son service de comptabilité était passé de 23 à 11, et il semblait évident à Joan Carmichael que Liptons traversait une importante récession. Liptons a versé la TPS jusqu’en décembre 1992. Selon les propres termes de Joan Carmichael, la société « avait toujours réussi d’une manière ou d’une autre » à faire ce versement. Mais en janvier 1993, Liptons n’avait pas les fonds pour effectuer le versement de TPS de décembre 1992, soit la somme de 188 728,50 $. Des acomptes de 1 000 $ et de 25 000 $ ont été versés en janvier et février 1993 mais le versement n’a jamais été payé au complet, et il ne ressort pas de la preuve que Liptons ait payé les cotisations subséquentes de TPS.
[10] Ainsi, l’obligation de Stephen Goodman d’éviter que Liptons cesse d’effectuer les versements a pris naissance avant ou à la date à laquelle le versement de Liptons relatif à décembre 1992 est devenu payable. Comme les lois qui s’appliquent aux sociétés commerciales le prescrivent, à titre d’administrateur au Canada, il avait l’obligation prévue par les lois relatives aux sociétés par actions d’administrer l’entreprise et les affaires de Liptons, une importante société de vente au détail à l’échelle nationale qui exploitait des magasins de vente de vêtements au détail à travers le Canada, ou de surveiller la manière dont l’entreprise était administrée.
[11] En interrogatoire principal, Stephen Goodman a témoigné que Liptons, à son avis, avait une directrice financière très qualifiée et efficace en la personne de Kristine Kulesza. Il a dit qu’il n’a pas vu les états financiers et qu’il n’a pas demandé à les voir. Il était au courant de certains manques à gagner par rapport aux ventes mais on ne lui a rien dit à propos de Revenu Canada ou des versements de TPS. Il a déclaré qu’il avait reçu de l’information sur les ventes et les changements au sein du personnel, mais qu’il pensait que Liptons était viable et pourrait continuer à exploiter son entreprise sur une moins grande échelle. Il a effectivement discuté des fermetures de magasins avec son père, Marvin, mais il a déclaré qu’il n’avait aucune raison de croire que la TPS n’était pas versée. Il a aussi témoigné que ce n’est qu’à la suite de l’annonce publique qu’il a appris que Liptons était en faillite, et que par la suite il ne s'était plus occupé des affaires de Liptons. En interrogatoire principal, il a aussi témoigné que c’est à l’automne 1993 qu’il a entendu parler pour la première fois de sa responsabilité relative à la TPS.
[12] En contre-interrogatoire, Stephen a admis qu'il était devenu administrateur de Liptons pour succéder à ses parents. Il savait que Liptons n’avait pas versé certains loyers relativement à certains baux mais a déclaré que c’était en raison de conflits avec les locateurs. Stephen a admis qu’à l’automne 1992, il savait que les difficultés financières éprouvées par Liptons s’étaient accrues « considérablement » . Il était aussi au courant que Liptons avait fermé 16 ou 17 magasins durant l’année financière 1991 parce qu’ils étaient déficitaires. Il ne s’est pas souvenu avoir discuté avec Marvin Goodman des prêts importants que Barstev avait consentis à Liptons ou du fait que Liptons ne les avait pas remboursés. Mais il savait que Barstev était le plus important créancier de Liptons.
[13] Stephen était le seul administrateur de Liptons. Les deux avocats ont argumenté sur la question des administrateurs internes et externes examinée dans l’arrêt Neil Soper v. The Queen 97 DTC 5407 (C.A.F.). Dans cette affaire, le juge Robertson a indiqué que le directeur externe était celui qui avait le moins de « difficulté » à établir qu'il a satisfait à la norme de prudence. À la page 5418, il décrit de la façon suivante l’obligation du directeur externe :
On ne peut donc pas obliger un administrateur externe à aller jusqu’à prendre les mesures susmentionnées. À titre d’exemple, je ne m’attendrais pas à ce qu’un administrateur externe, au moment de sa nomination au sein du conseil d’administration de l’une des sociétés canadiennes qui dominent le marché, se rende directement au bureau du contrôleur pour se renseigner sur les retenues et les versements. De toute évidence, si je ne m’attendais pas à ce que les gens d’affaires les plus avertis prennent de telles mesures, alors je ne m’attendrais certainement pas à ce que les personnes qui ont une moins grande expérience des affaires en fassent autant. Je ne veux pas donner à entendre qu’un administrateur peut adopter une attitude entièrement passive, mais seulement que, à moins qu’il n’existe des motifs d’avoir des soupçons, il est permis de compter sur les personnes qui s’occupent de la gestion quotidienne de la société pour payer des dettes comme les créances de Sa Majesté. Cela correspond à la quatrième affirmation faite dans l’arrêt City Equitable : voir l’analyse ci-dessus, aux pages 146 et 147. La question qui subsiste, toutefois, est de savoir à quel moment l’obligation expresse d’agir prend naissance.
À mon avis, l’obligation expresse d’agir prend naissance lorsqu’un administrateur obtient des renseignements ou prend conscience de faits qui pourraient l’amener à conclure que les versements posent, ou pourraient vraisemblablement poser, un problème potentiel. En d’autres termes, il incombe vraiment à l’administrateur externe de prendre des mesures s’il sait, ou aurait dû savoir, que la société pourrait avoir un problème avec les versements. La situation typique dans laquelle un administrateur est, ou aurait dû être, au courant de cette éventualité est celle de la société qui a des difficultés financières. À titre d’exemple, dans l’affaire Byrt (H.) c M. R. N. [1991] 2 C.T.C. 2174 (C.C.I.), un administrateur externe a signé des états financiers qui révélaient un résultat déficitaire et, par conséquent, savait, ou aurait dû savoir, que la société avait des difficultés financières.
Il ajoute à la page 5419 :
[...] C’est au juge de la Cour de l’impôt qu’il appartiendra dans chaque cas de déterminer si, d’après les renseignements ou les documents financiers que possédait l’administrateur, celui-ci aurait dû savoir qu’il y avait un problème réel ou éventuel avec les versements. La question de savoir si l’administrateur visé a satisfait à la norme de prudence, telle qu’elle est maintenant définie, est donc avant tout une question de fait qu’il faut trancher à la lumière des connaissances personnelles et de l’expérience de ce dernier.
Si j’applique l’analyse du droit que je viens de faire aux faits en l’espèce, j’arrive à la conclusion que le contribuable était dans l’obligation expresse d’agir et que cette obligation est apparue, au plus tard, en novembre 1987 lorsqu’il a reçu le bilan de RBI qui révélait que la société éprouvait ce que le juge de la Cour de l’impôt a appelé, en fait, des difficultés financières « extrêmement graves » (dossier d’appel, à la page 43). Vu cette conclusion de la Cour de l’impôt et vu la vaste expérience du contribuable dans le domaine des affaires, le bilan du mois de novembre 1987 aurait dû éveiller l’attention de ce dernier sur l’existence d’un éventuel problème avec les versements. C’est d’autant plus vrai que rien ne portait à croire que les difficultés financières de RBI étaient de nature purement temporaires. Dans les circonstances, toutefois, le contribuable ne s’est pas renseigné sur le versement des sommes retenues sur la rémunération des employés.
[14] En l’espèce, Stephen Goodman était devenu en 1992 un homme qui possédait une expérience considérable des affaires. De 1977 à 1990 il avait gravi les échelons de Liptons jusqu’à ce qu’il soit nommé administrateur de celle-ci en 1989 dans le but de succéder à ses parents dans l’entreprise. Après 1990, il a exploité diverses entreprises qui n’ont pas réussi. Stephen savait qu’il était le seul administrateur de Liptons. Il était au courant que Liptons ne payait pas certains loyers en 1990 et 1991, qu’il se produisait des changements au sein du personnel, et que des magasins avaient été fermés durant les exercices 1991 et 1992. Il a discuté des fermetures de magasins avec son père, Marvin. Il a admis qu’à l’automne 1992, il savait que Liptons éprouvait des difficultés financières considérables. Mais il n’a rien fait. Il a fait si peu que Karen Marcotte, le contrôleur adjoint de Liptons, ne l’a jamais rencontré et elle a témoigné qu’elle ne savait pas que Stephen Goodman avait quelque chose à voir avec la TPS. Joan Carmichael avait rencontré Stephen Goodman. Le 12 mai 1993, MM. Feldman et Wiseman ont rencontré deux membres de la haute direction de Liptons, dont Kristine Kulesza. Ils relevaient de Marvin Goodman. Ils n’ont jamais relevé de Stephen Goodman. En outre, Stephen ne s’est jamais renseigné auprès d’eux ou de qui que se soit d’autres sur les obligations de Liptons relatives aux versements de TPS.
[15] À l’automne 1992, Stephen Goodman savait que Liptons éprouvait des difficultés financières considérables. Il possédait une vaste expérience de l’entreprise exploitée par Liptons. À cette époque, il aurait dû être conscient d’un problème éventuel avec les versements de TPS. Les difficultés financières de la société avaient commencé bien avant cette époque et il est clair qu’elles étaient devenues sérieuses à compter du moment où Liptons avait cessé de payer les loyers en 1990 et fermé des magasins en 1991. Mais Stephen ne s’est pas renseigné sur les versements de TPS et, en outre, n’a rien fait pour veiller à ce que la TPS soit versée. Pour employer les termes du par. 323(3) de la Loi sur la taxe d’accise, il n’a pas agi avec autant de soin, de diligence et de compétence pour prévenir le manquement de Liptons que ne l’aurait fait une personne raisonnablement prudente dans les mêmes circonstances.
[16] L’appel est rejeté.
[17] Des dépens entre parties sont accordés à l’intimée.
Signé à Ottawa, Canada ce 4e jour de mai 1999.
« D. W. Beaubier »
J.C.C.I.
[TRADUCTION OFFICIELLE FRANÇAISE]
Traduction certifiée conforme ce 15e jour de février 2000.
Benoît Charron, réviseur