Date: 19990309
Dossier: 97-2811-IT-G
ENTRE :
92735 CANADA LTD.,
appelante,
et
SA MAJESTÉ LA REINE,
intimée.
Motifs du jugement
Le juge Bowman, C.C.I.
[1] L'appelante interjette appel de nouvelles cotisations établies pour les années d'imposition 1987, 1988, 1989, 1990 et 1991.
[2] Il s'agit de déterminer la façon de traiter les intérêts courus, impayés, sur certains prêts que l'appelante a consentis pendant les années en question, et l'effet, sur le revenu de l'appelante, des dispositions de la Loi de l'impôt sur le revenu relatives aux créances irrécouvrables et aux créances douteuses.
[3] L'appelante a été constituée en société en 1979 sous le régime de la Loi sur les sociétés par actions. Son unique actionnaire était et est toujours Me George Windsor. L'objet de l'appelante, et apparemment son unique fonction, était d'investir, au moyen de souscriptions d'actions et de prêts, dans une compagnie appelée Technetronic Inc. Les montants d'argent ainsi investis provenaient tous de prêts que lui avait consentis Me Windsor.
[4] Technetronic était une entreprise de développement de logiciels pour la gestion et l'évaluation de gros ordinateurs et, en particulier, l'élimination des bouchons dans les gros ordinateurs et, plus tard, dans les réseaux.
[5] Le produit que Technetronic développait était de haute technicité et, pour emprunter les termes de Me Windsor, il était révolutionnaire. Il nécessitait aussi des apports de fonds considérables.
[6] L'appelante a commencé à avancer des fonds à Technetronic, sous forme de prêts ou de souscriptions d'actions, en 1980. Après les investissements initiaux, la Banque Toronto-Dominion a été persuadée d'investir 1 000 000 $ dans les capitaux propres de Technetronic et, dans le cadre de cette transaction, l'appelante et d'autres investisseurs ont converti une partie de leur créance en capitaux propres. L'appelante a converti 160 000 $ de sa créance en capitaux propres.
[7] Technetronic comptait de 25 à 30 actionnaires. Au fil du temps, l'appelante est devenue le principal et, finalement, l'unique prêteur. Elle détenait, dans les années en question, environ 20 p. 100 des actions émises de Technetronic.
[8] Technetronic avait peu de revenus, mais ses besoins de trésorerie étaient énormes, de sorte que l'appelante finançait ses activités quotidiennes toutes les deux semaines. Me Windsor était bien au courant des besoins de trésorerie de Technetronic car il en était un administrateur.
[9] Le 18 mars 1985, Technetronic a conclu un contrat de garantie générale avec l'appelante et « toute autre partie qui peut faire à la débitrice [Technetronic] des avances de fonds attestées par des billets à ordre qui renvoient au présent contrat de garantie générale et qui sont garantis par celui-ci » .
[10] Le contrat stipulait en partie ceci :
[TRADUCTION]
En acceptant un billet à ordre émis par la débitrice et garanti aux termes du présent contrat, chaque partie garantie est définitivement réputée avoir convenu avec chaque autre partie garantie de coopérer pleinement et de façon harmonieuse avec toutes les parties garanties, d'assister aux réunions et de répondre rapidement aux demandes de signature de résolutions écrites et, en cas de réalisation de la garantie s'il y a manque à gagner, de partager au prorata le montant réalisé. Sauf pour ce qui est d'exiger le paiement par la débitrice des montants qui lui sont dus, une partie garantie ne peut personnellement prendre aucune mesure aux termes du présent contrat, ou contre la débitrice et, en acceptant un billet à ordre émis par la débitrice et garanti aux termes du présent contrat, chaque partie garantie est définitivement réputée avoir accepté cette limitation.
[...]
[...]
Sauf toute disposition contraire expresse des présentes, toutes les sommes d'argent découlant de l'application des dispositions du présent contrat et des billets à ordre sont imputées, ainsi que toute autre somme d'argent se trouvant alors entre les mains des parties garanties et disponible à cette fin, premièrement au paiement ou remboursement au séquestre ou à l'administrateur-séquestre des coûts, frais et dépenses assumés, des avances faites par lui dans le cadre ou au titre de l'exécution de ses fonctions ou par ailleurs à cet égard, ainsi que de sa rétribution, plus l'intérêt sur ces montants, ainsi qu'il est prévu dans les présentes, et, deuxièmement, au paiement de toutes les taxes et cotisations ainsi que de tous autres frais, ayant priorité sur les billets, et, troisièmement, le reliquat est attribué comme suit :
premièrement, au paiement du principal des billets qui sont actuellement dus et, deuxièmement, au paiement des intérêts courus et non payés et des intérêts sur l'intérêt arriéré sur ces billets, au prorata et sans privilège ni priorité entre les parties garanties, et au principal et aux intérêts, à condition qu'aucun paiement à cet égard n'ait été reporté au moyen d'un achat ou d'un apport de fonds ou par tout autre moyen;
le surplus, le cas échéant, de ces sommes d'argent, sera versé à la débitrice ou à ses ayants droit.
[11] Un billet à ordre a été signé par Technetronic en faveur de l'appelante. Il n'a pas été produit en preuve (ayant été égaré), mais, de toute évidence, il était libellé dans des termes à peu près identiques à ceux d'un billet qui a été remis à un autre créancier et qui était ainsi rédigé :
[TRADUCTION]
TECHNETRONIC INC.
BILLET À ORDRE GARANTI
le 9 avril 1985
SUR PRÉSENTATION après le 30 juin 1985, la soussignée promet de payer à U.S. Portfolio Leasing Inc. la somme de 9 994 $ CAN, au taux d'intérêt de 15 p. 100 par année, calculé et payable mensuellement, jusqu'à remboursement complet, ainsi que les intérêts sur l'intérêt arriéré, au taux susmentionné, tant avant qu'après la date d'échéance, un manquement et un jugement, jusqu'à la date du paiement. Le présent billet à ordre garanti atteste une avance faite par un actionnaire, garantie par un contrat de garantie générale daté du 18 mars 1985 et conclu entre la soussignée, 92735 Canada Limited, et toute autre partie qui peut faire à la soussignée des avances qui doivent être garanties par le contrat de garantie générale et qui créent un droit de sûreté sur les biens de la soussignée (sous réserve d'un privilège en faveur de la Banque Royale du Canada garantissant un prêt destiné à l'amélioration d'une entreprise). VALEUR REÇUE.
TECHNETRONIC INC.
Par :__________________________
John H. Gray
Président
Par :__________________________
Brian R. Patterson
Contrôleur
[12] La différence entre ce billet à ordre et celui qui a été remis à l'appelante est que ce dernier ne précisait aucun montant; il renvoyait plutôt aux montants qui, d'après les livres de Technetronic, étaient dus à l'appelante.
[13] L'intérêt, aux termes du billet, était de 15 p. 100; aux termes du contrat de garantie, il était payable après le principal et avant les intérêts dus sur l'intérêt arriéré. Le principal était payable sur présentation du billet à ordre.
[14] Il est établi que, de 1986 à 1994, l'appelante a prêté les montants suivants à Technetronic :
Année |
Ajout au prêt |
Solde du prêt |
1986 |
1 448 860 $ |
1 448 860 $ |
1987 |
1 179 860 |
2 628 720 |
1988 |
863 890 |
3 492 610 |
1989 |
646 010 |
4 138 620 |
1990 |
188 000 |
4 326 620 |
1991 |
343 000 |
4 669 620 |
1992 |
42 107 |
4 711 727 |
1993 |
76 766 |
4 788 493 |
1994 |
141 682 |
4 930 175 |
[15] Le principal n'a jamais été remboursé, et aucun intérêt n'a été payé. De fait, l'appelante n'a jamais exigé de paiement. Me Windsor a déclaré qu'il espérait qu'au bout du compte Technetronic réaliserait un profit substantiel et serait en mesure de rembourser ses dettes. Aujourd'hui, la compagnie n'existe plus. Au cours des années où l'appelante lui a avancé des fonds; c'était un puits sans fond et, bien que Me Windsor ait indiqué qu'il se disait que Technetronic serait un jour en mesure de payer, il est parfaitement clair que l'appelante a continué à lui prêter de l'argent dans l'espoir d'un revirement de situation. Si l'appelante avait arrêté de prêter de l'argent et avait mis Technetronic sous séquestre, comme elle aurait manifestement pu le faire, tout l'argent investi jusqu'alors aurait été perdu.
[16] L'intérêt couru sur les prêts était le suivant :
Année Intérêts
1987 212 762 $
1988 390 840
1989 523 035
1990 612 948
1991 647 038
[17] Initialement, l'appelante n'a pas produit de déclarations, étant d'avis qu'elle n'avait pas de revenu, ce qui, n'eussent été les dispositions de la Loi, était indubitable du point de vue économique. Sur demande, l'appelante a produit des déclarations faisant état d'un revenu nul car elle avait le droit d'utiliser la méthode de comptabilité de caisse aux fins de la consignation du revenu d'intérêt. Le ministre a initialement établi une cotisation aux termes de laquelle il a inclus l'intérêt couru dans le calcul du revenu de l'appelante et imposé des pénalités substantielles pour faute lourde. Ces pénalités ont depuis été annulées.
[18] Par suite d'une opposition, le ministre a admis des provisions pour créances douteuses aux termes de l'alinéa 20(1)l) de la Loi :
Année Provision
1989 603 602 $
1990 1 126 637
1991 2 386 623
[19] Une analyse et une comparaison de ces chiffres avec les intérêts courus mentionnés précédemment révèlent ce qui suit :
Aucune provision n'a été admise en 1987 et 1988.
La provision de 603 602 $ admise en 1989 était simplement le total de l'intérêt couru en 1987 et 1988 (212 762 $ et 390 840 $).
La provision de 603 602 $ admise en 1989 a résorbé le revenu d'intérêt de 523 035 $ accumulé en 1989, et il est resté 80 567 $. Ce montant a été reporté sur l'année 1987, de sorte que le revenu de l'appelante s'est élevé à 132 195 $ pour cette année-là.
En 1990, une provision de 1 126 637 $ a été admise. Il s'agissait simplement du total de l'intérêt couru en 1987, 1988 et 1989. Cependant, en 1990, l'intérêt de 612 948 $ couru au cours de cette année-là a été inclus dans le revenu, ainsi que la provision de 603 602 $ admise l'année précédente, laquelle devait être incluse dans le revenu aux termes de l'alinéa 12(1)d).
En 1991, une provision de 2 386 623 $, représentant le total de tout l'intérêt couru en 1987, 1988, 1989, 1990 et 1991, a été admise. Cela a eu pour effet d'éliminer le revenu de 647 038 $, l'intérêt couru cette année-là et le montant de 1 126 637 $, c'est-à-dire la provision de 1990, qui devait être incluse dans le revenu en 1991.
[20] Tout cela signifie que, parce que les pertes ne peuvent être reportées que sur trois exercices antérieurs, il reste des pertes en capital inutilisées de 132 195 $, qui ne peuvent servir à réduire le revenu de 1987 à néant et qui doivent par conséquent être reportées sur des années subséquentes à 1991. Cela est d'une valeur discutable pour l'appelante étant donné la situation financière dans laquelle elle se trouvait ces années-là.
[21] Il est à signaler que ce n'est pas l'appelante qui a calculé les provisions, mais le ministre, à l'étape de l'opposition. Le calcul des provisions était apparemment fondé sur l'opinion selon laquelle les intérêts courus en 1987 et 1988 ne sont devenus des créances douteuses qu'en 1989. Le ministre était d'avis
que l'intérêt couru en 1989 est devenu une créance douteuse en 1990 et que les intérêts courus en 1990 et 1991 sont devenus des créances douteuses en 1991.
[22] L'avocat de l'appelante a fait valoir que sa cliente avait le droit d'utiliser la méthode de comptabilité de caisse pour le revenu d'intérêt et que, n'ayant jamais reçu d'intérêt, elle n'avait aucun revenu. À l'appui de sa thèse, il invoque la décision du juge Thurlow, tel était son titre, dans l'affaire Industrial Mortgage and Trust Co. v. M.N.R., [1958] Ex. C.R. 205; 58 DTC 1060, où la Cour de l'Échiquier a permis à la contribuable d'utiliser la méthode de comptabilité de caisse relativement à certains de ses prêts et la méthode de comptabilité d'exercice relativement à d'autres.
[23] La justesse de la décision dans le contexte de la loi qui était en vigueur à l'époque n'a jamais été contestée, mais la disposition en cause a fait place au paragraphe 12(3) qui, dans sa forme initiale, a été adopté en 1975. Au cours des années visées par l'appel, il était ainsi libellé :
Nonobstant l'alinéa (1)c), dans le calcul du revenu, pour une année d'imposition, d'une corporation, société, fiducie d'investissement à participation unitaire ou fiducie dont une corporation ou une société est un bénéficiaire, il doit être inclus ses intérêts sur une créance (autres que les intérêts à l'égard d'une obligation à intérêt conditionnel, d'une obligation pour le développement de la petite entreprise ou d'une obligation pour la petite entreprise) courus jusqu'à la fin de l'année, à recevoir ou reçus avant la fin de l'année dans la mesure où ces intérêts n'ont pas été inclus dans le calcul de son revenu pour une année d'imposition antérieure.
[24] Je suis d'accord avec la prétention de Me Tataryn sur ce point. À mon avis, le paragraphe 12(3) est clair et ne prête pas à équivoque. La société doit inclure dans le calcul de son revenu tous les intérêts courus, même s'ils n'ont pas été reçus ni ne sont à recevoir. Pour le sens à donner au terme « couru » , on peut s'inspirer de l'arrêt de la Cour suprême du Canada Metropolitan Trust c. Morenish Land Developments Ltd., [1981] 1 R.C.S. 171, où, à la page 179, le juge Estey a dit :
Il faut bien sûr envisager le problème comme essentiellement un problème d'interprétation du contrat. Lorsque l'expression « par an » est placée seule dans l'hypothèque, la jurisprudence a toujours conclu qu'elle signifie calculé et payable par an. Cependant, il ne faut pas oublier que l'intérêt, de quelque façon qu'on le paie, court quotidiennement, comme le souligne le vice-chancelier dans In re Rogers' Trusts4, à la p. 341 :
[TRADUCTION] En l'espèce, l'intérêt à payer sur les obligations, bien que payable semestriellement, n'est pas un tout, mais une accumulation de l'intérêt quotidien qui court d'un jour à l'autre, et qui, sans être exigible immédiatement, est quand même dû.
[25] Il s'ensuit que l'intérêt couru chaque année devait être inclus dans le revenu de l'appelant.
[26] Évidemment, cela ne résout pas l'affaire. Incontestablement, du point de vue économique, l'appelante n'a simplement jamais reçu un sou en revenu d'intérêt. Les prêts qu'elle a consentis à Technetronic s'apparentaient à une opération de sauvetage — une tentative désespérée, qui s'est révélée futile, de maintenir Technetronic à flot. En dépit de l'optimisme courageux de Me Windsor, Technetronic n'a jamais été en mesure, au cours de son association avec l'appelante, de rembourser le principal ou les intérêts qu'elle devait. Bien qu'un certain nombre de décisions aient été mentionnées concernant le moment où une créance devient irrécouvrable ou douteuse, ou la question de savoir à qui revient la décision à cet égard, il me semble que, dans les faits, objectivement, les obligations de Technetronic envers l'appelante étaient toutes douteuses dès le début. Étaient-elles des créances irrécouvrables au sens de l'alinéa 20(1)f) (voir Flexi-Coil Ltd. v. The Queen, 96 DTC 6350)? Elles étaient sans conteste des créances douteuses au sens de l'alinéa 20(1)l) dans l'année où elles ont été contractées. Il n'y avait aucune raison d'attendre une année ultérieure pour traiter l'intérêt couru dans une année comme une créance douteuse. Lorsqu'il est clair que des créances sont douteuses, on ne peut remplacer les opinions subjectives d'un contribuable, qu'elles soient optimistes ou pessimistes, par des faits objectifs. En l'espèce, Technetronic n'avait ni revenu ni moyen de s'acquitter de quelque partie que ce soit de ses obligations; elle ne doit sa survie pendant une
aussi longue période qu'aux largesses de l'appelante et, indirectement, à celles de Me Windsor.
[27] J'ai conclu par conséquent que les intérêts courus chaque année sont devenus une créance douteuse dans l'année au cours de laquelle ils étaient échus. Les intérêts courus dans chaque année seront donc défalqués du montant de la provision, de sorte que, en réalité, le revenu de l'appelante pour chaque année est nul.
[28] L'intimée a concédé que la pénalité de 25 378 $ imposée en 1989 pour production tardive devrait être annulée.
[29] Les appels sont admis avec frais et les cotisations sont déférées au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelles cotisations selon les présents motifs.
Signé à Ottawa, Canada, ce 9e jour de mars 1999.
« D. G. H. Bowman »
J.C.C.I.
[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]
Traduction certifiée conforme ce 23e jour de décembre 1999.
Mario Lagacé, réviseur