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Date: 19980623

Dossier: 97-736-UI

ENTRE :

HENRI-PAUL MOLAISON,

appelant,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

Motifs du jugement

Le juge Pierre Archambault, C.C.I.

[1] Monsieur Molaison conteste une décision rendue par le ministre du Revenu national (ministre) en vertu de la Loi sur l’assurance-chômage (Loi). Le ministre a conclu que l’emploi de M. Molaison chez École de Plein Air Sans Frontières inc. (Plein Air) n’était pas un emploi assurable durant la période du 16 juillet 1994 au 29 octobre 1994 (période pertinente). Le ministre a avancé deux motifs. Premièrement, M. Molaison contrôlait plus de 40 pour 100 des actions avec droit de vote de Plein Air; deuxièmement, son emploi n’a pas été exercé en vertu d’un contrat de louage de services (contrat de travail). M. Molaison reconnaît qu’il n’a pas occupé un emploi assurable durant la période pertinente sauf pendant trois semaines, soit celle du 13 août 1994 et celles allant du 17 septembre au 30 septembre 1994 (semaines pertinentes).

[2] Pour rendre sa décision, le ministre s’est fondé, entre autres, sur les faits suivants :

a) le payeur “École de Plein Air Sans Frontière[sic] inc.” a été constitué en société le 7 février 1992;

b) le payeur était une entreprise qui offrait des excursions à vélo et en kayak de mer;

c) le capital-actions du payeur était réparti de la façon suivante :

i) appelant 33,33%

ii) Jean-Yves Huard 33,33%

iii) Marie-Josée Bourget 33,33%;

d) le siège social du payeur était établi au 681, Montée Sandy-Beach à Gaspé;

e) l’appelant fut le seul travailleur rémunéré du payeur en 1994;

f) l’appelant occupait le poste de guide-moniteur pour les excursions en vélo et celles en kayak de mer;

g) l’appelant a rendu des services à temps plein au payeur de la mi-juillet 1994 à la fin d’octobre 1994;

h) selon une entente avec l’autre actionnaire, monsieur Jean-Yves Huard, l’appelant a été rémunéré seulement pour son travail lors des excursions, soit pendant trois semaines, pour le reste, il travaillait bénévolement;

i) l’appelant était le seul spécialiste dans la location et les excursions en kayak;

j) après le départ de l’appelant, le payeur a cessé ses activités;

k) en 1994, seuls l’appelant et monsieur Jean-Yves Huard ont cautionné un prêt du payeur totalisant une somme de 10 000 $ auprès d’une institution financière;

l) le troisième actionnaire, madame Marie-Josée Bourget, n’avait plus aucune participation dans la gestion financière du payeur en 1994;

m) le 28 septembre 1994, le payeur a émis à l’appelant un relevé d’emploi indiquant trois semaines d’emploi, alors que dans les faits, il a travaillé continuellement pour le payeur de la mi-juillet à la fin d’octobre;

n) au cours de la période en litige, il n’existait pas de véritable contrat de louage de services.

[3] Monsieur Molaison a admis tous ces faits à l’exception de ceux exposés aux paragraphes g), i), j), m) et n). De plus, le ministre a retiré l’argument selon lequel M. Molaison contrôlait plus de 40 pour 100 des actions avec droit de vote de Plein Air.

[4] Seul M. Molaison a témoigné lors de l’audience. Il a expliqué que la société Plein Air n’avait pas des ressources suffisantes pour le rémunérer durant toute la période pertinente. C’est uniquement au cours des trois semaines pertinentes, alors qu’il agissait comme guide, que M. Molaison a été rémunéré. Toutefois, il a admis avoir à l’occasion agi comme guide à titre bénévole durant la période pertinente. Pour la première semaine pertinente, M. Molaison a reçu une somme de 100 $ par jour pour chaque journée d’excursion en vélo avec un groupe d’environ six jeunes. À l’égard des deux autres semaines pertinentes, M. Molaison a agi comme guide d’expédition en kayak et il a reçu une rémunération de 500 $ par semaine.

[5] Les tâches administratives, notamment celles consistant à faire l’achat de matériel et à effectuer les dépôts bancaires, ont été exécutées par lui et par M. Huard, l’autre coactionnaire de Plein Air.

[6] Durant ses semaines de travail à titre de bénévole, M. Molaison s’occupait notamment d’aller livrer les kayaks à l’endroit désigné par les clients de Plein Air. Si les kayaks étaient loués pour une demi-journée, il restait sur place. Si c’était pour toute une journée, il retournait les chercher à la fin de la journée. Pour ce travail, M. Molaison utilisait son propre camion et obtenait un remboursement des frais d’utilisation de ce camion. Il est bien évident que le temps durant lequel M. Molaison rendait ses services dépendait des besoins de la clientèle de Plein Air.

Analyse

[7] Le seul argument invoqué par le ministre à l’appui de sa décision est que M. Molaison n’a pas rendu ses services en vertu d’un contrat de travail. Se fondant sur la décision Wiebe Door Services Ltd. c. ministre du Revenu national, [1986] 3 C.F. 553, le procureur du ministre soutient que Plein Air n’exerçait aucun contrôle sur les activités de M. Molaison parce que celui-ci décidait lui-même de l’utilisation de son temps. De plus, M. Molaison était le propriétaire d’un outil qu’il utilisait dans l’exercice de ses fonctions, à savoir le camion. C’est lui aussi qui supportait le plus de risques. En effet, Plein Air ne jouissait que de faibles ressources financières. Elle n’était pas en mesure de garantir le remboursement des sommes dues à M. Molaison.

[8] Selon le critère d’intégration tel qu’il est interprété par le procureur du ministre, M. Molaison ne pouvait être un employé puisqu’il était le seul à fournir des services à Plein Air. D’ailleurs, après son départ, cette société a mis un terme à ses opérations.

[9] À mon avis, le procureur du ministre s’est trompé en droit. Il interprète mal la portée de l’arrêt Wiebe Door. Les principes posés dans cette décision ne constituent pas un énoncé des conditions essentielles à l’existence d’un contrat de travail, mais servent plutôt à distinguer le contrat de travail du contrat d’entreprise (ou contrat de service). L’arrêt Wiebe Door vise à répondre à la question suivante : est-ce qu’une personne donnée agit comme employé ou plutôt comme entrepreneur (ou travailleur autonome)? La réponse à cette question dépend beaucoup de la réponse à la question suivante : “ À qui appartient l’entreprise? ”

[10] Voici la réponse qu’a fournie le juge MacGuigan, à la page 562 de l’arrêt Wiebe Door : il faut appliquer les quatre critères suivants énoncés par lord Wright dans la célèbre affaire Montreal v. Montreal Locomotive Works Ltd., [1947] 1 D.L.R. 161 (P.C.), aux pages 169 et 170 :

1. Le contrôle

2. La propriété des instruments de travail

3. La possibilité de profit

4. Le risque de perte

Dans la même décision, Montreal Locomotive, lord Wright ajoutait[1]:

[...] Dans bien des cas, il faut, pour résoudre la question, examiner l’ensemble des divers éléments qui composent la relation entre les parties. Ainsi, il est dans certains cas possible de décider en posant la question “ à qui appartient l’entreprise ”, en d’autres mots, en demandant si la partie exploite l’entreprise, c’est-à-dire qu’elle l’exploite pour elle-même ou pour son propre compte et pas seulement pour un supérieur.

[11] Le premier indice, celui du contrôle, est un indice pouvant établir l’existence d’un contrat de travail. Les trois autres, à savoir ceux de la propriété des instruments de travail, de la possibilité de profit et du risque de perte, sont tous des indices de l’existence d’une entreprise.

[12] Parfois, aux quatre critères déjà énoncés on ajoute celui de l’intégration. Le juge MacGuigan rappelle qu’il est important d’utiliser à bon escient ce dernier critère. À la page 563, le juge MacGuigan affirme :

De toute évidence, le critère d’organisation énoncé par lord Denning et d’autres juristes donne des résultats tout à fait acceptables s’il est appliqué de la bonne manière, c’est-à-dire quand la question d’organisation ou d’intégration est envisagée du point de vue de l’“ employé ” et non de celui de l’“ employeur ”. En effet, il est toujours très facile, en examinant la question du point de vue dominant de la grande entreprise, de présumer que les activités concourantes sont organisées dans le seul but de favoriser l’activité la plus importante. Nous devons nous rappeler que c’est en tenant compte de l’entreprise de l’employé que lord Wright a posé la question “ À qui appartient l’entreprise ”.

[13] Selon mon expérience, on peut avoir un excellent indice qu’un procureur ne comprend pas la portée de l’arrêt Wiebe Door en lui posant cette question : “ si les services rendus par l’appelant ne l’ont pas été en vertu d’un contrat de travail, en vertu de quel type de contrat les a-t-il rendus? ” Lorsqu’un procureur est incapable de répondre à cette question, c’est, selon toute probabilité, parce qu’il ne comprend pas la portée de la décision Wiebe Door. Car s’il la comprenait, il répondrait que l’appelant les a rendus en vertu d’un contrat de service (ou d’entreprise). En l’espèce, le procureur du ministre ne comprenait pas la portée de Wiebe Door.

[14] Pour résoudre la question formulée dans l’arrêt Wiebe Door, il faut se demander si M. Molaison rendait ses services pour le compte de Plein Air ou s’il agissait plutôt pour son propre compte. La preuve révèle que les activités de location étaient exercées au nom de Plein Air. Les factures produites par le procureur du ministre confirment ce fait. De plus, il ressort de la preuve que c’est Plein Air qui était propriétaire des kayaks loués à ses clients. M. Molaison a confirmé qu’il agissait pour le compte de Plein Air et qu’il fournissait occasionnellement des services de guide comme employé de Plein Air. C’est d’ailleurs durant les semaines où il travaillait de façon intensive comme guide qu’il a été rémunéré.

[15] Il est vrai que M. Molaison utilisait son propre camion pour faire la livraison des kayaks aux endroits désignés par les clients. Toutefois, Plein Air remboursait les dépenses d’utilisation occasionnées par ces déplacements. Si M. Molaison avait agi pour son propre compte, Plein Air ne lui aurait pas remboursé ses frais de déplacement. Il me paraît donc évident que c’est Plein Air qui exploitait l’entreprise de location de kayaks et de services de guide. M. Molaison n’était qu’un simple employé au service de Plein Air. Il est facile d’inférer dans les circonstances de cet appel qu’il existait un lien de subordination entre Plein Air et M. Molaison.

[16] Le fait que M. Molaison avait cautionné un prêt de 10 000 $ ne constitue pas un indice qu’il exploitait l’entreprise de Plein Air. C’est à titre d’actionnaire que M. Molaison a cautionné ce prêt et ce fait n’est pas incompatible avec l’existence d’un contrat de travail liant M. Molaison à Plein Air. Il est vrai qu’en se portant caution M. Molaison courait un risque financier mais ce n’est pas comme entrepreneur mais plutôt comme investisseur dans Plein Air qu’il courait ce risque.

[17] Évidemment, si le véritable propriétaire de l’entreprise de Plein Air était M. Molaison et que Plein Air n’agissait que comme mandataire de M. Molaison, le fait que ce dernier avait cautionné le prêt aurait pu appuyer la conclusion que l’entreprise appartenait à M. Molaison plutôt qu’à Plein Air. Comme l’affirme le juge MacGuigan dans la décision Wiebe Door, il faut analyser l’ensemble des éléments qui entraient dans le cadre des opérations pour déterminer s’il existait un contrat de travail entre M. Molaison et Plein Air.

[18] Finalement, si on considère l’application du critère de l’intégration, on ne peut s’empêcher de conclure qu’elle favorise l’existence d’un contrat de travail. En effet, comme le dit le juge MacGuigan dans Wiebe Door, le critère de l’intégration doit être apprécié du point de vue de l’employé et non pas du point de vue de l’employeur. Du point de vue de M. Molaison, le seul client qu’il possédait était Plein Air. Il est clair que de son point de vue, ses activités s’intégraient à celles de Plein Air.

[19] L’analyse de l’ensemble des faits m’amène à conclure qu’il existait un contrat de travail entre M. Molaison et Plein Air durant les trois semaines pertinentes. Durant les autres semaines de la période pertinente les services qu’a rendus M. Molaison il les a rendus à titre bénévole. Donc, il ne pouvait exister de contrat de travail pour ces autres semaines.

[20] Pour ces motifs, l’appel est accueilli et la décision du ministre est modifiée en tenant pour acquis que M. Molaison occupait un emploi assurable durant la semaine du 13 août 1994, et durant celles allant du 17 au 30 septembre 1994.

Signé à Ottawa, Canada, ce 23e jour de juin 1998.

“ Pierre Archambault ”

J.C.C.I.



[1] La version française de ce passage provient de la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Wiebe Door, précitée.

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