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Date: 19980220

Dossier: 97-1568-IT-I

ENTRE :

MICHAEL MOORE,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Rip, C.C.I.

[1] Michael Moore, soit l'appelant, et Jennifer Moore s'étaient mariés en 1968. En vertu d'un jugement conditionnel de divorce de la Cour suprême de l'Ontario en date du 30 septembre 1982, M. Moore devait verser à Mme Moore, pour subvenir aux besoins de celle-ci et des enfants, les sommes prévues au paragraphe 2 d'un accord de séparation, soit :

[TRADUCTION]

a) à l'épouse pour subvenir aux besoins de chacun des enfants issus du mariage, la somme de 300 $ par mois par enfant, ces paiements devant être faits le 1er jour de chaque mois à partir du mois suivant immédiatement la date de signature du présent accord. Ces paiements continueront tant et aussi longtemps que les enfants continueront d'être des enfants à charge au sens de la Loi sur le divorce (du Canada), pourvu que les enfants habitent avec l'épouse, sous réserve que ces paiements puissent en partie être faits directement au propriétaire de l'épouse.

b) à l'épouse pour subvenir à ses besoins, aucune somme;

c) l'époux et l'épouse conviennent par le présent document que l'époux doit payer à l'épouse pour subvenir aux besoins de celle-ci l'augmentation annuelle de loyer (à concurrence de 8 % par année), sur une base mensuelle, au titre du logement que l'épouse et les enfants à charge occupent actuellement, soit l'unité F203 du 2911, Bayview Mews Lane, Willowdale (Ontario), sous réserve que cette disposition cesse de s'appliquer si l'épouse va habiter ailleurs pour quelque raison.

[2] Dans le calcul de son revenu imposable pour 1992, l'appelant avait déduit 12 417 $ comme paiements de pension alimentaire faits en vertu du jugement conditionnel de divorce. Le ministre du Revenu national (le “ ministre ”) n'a pas admis les paiements parce qu'ils avaient été faits à des tiers et que : a) “ils n'ont pas été faits en vertu de jugements ou d'accords faisant expressément mention des paragraphes 60.1(2) et 56.1(2) de la Loi de l'impôt sur le revenu ” (la “ Loi ”); b) ils ne sont pas déductibles “ puisque la conjointe de l'appelant ne pouvait utiliser l'argent à sa discrétion au sens du paragraphe 56(12) de la Loi ”.

Alinéa 2a) de l'accord

[3] L'alinéa 60b) de la Loi, tel qu'il s'appliquait en 1992, disposait entre autres qu'un contribuable pouvait déduire une somme qu'il avait payée dans l'année en vertu d'un arrêt, d'une ordonnance ou d'un jugement rendus par un tribunal compétent ou en vertu d'un accord écrit, à titre de pension alimentaire ou autre allocation payable périodiquement pour subvenir aux besoins des enfants issus du mariage ou à la fois du bénéficiaire et des enfants issus du mariage, si le contribuable vivait séparé, en vertu d'un divorce, de l'ex-conjoint à qui il était tenu de faire le paiement, le jour où le paiement a été effectué et durant le reste de l'année.

[4] L'alinéa 60c) permettait au contribuable de déduire une somme qu'il avait payée dans l'année, en vertu d'une ordonnance rendue par un tribunal compétent, à titre d'allocation payable périodiquement pour subvenir notamment aux besoins des enfants du bénéficiaire si, au moment du paiement et durant le reste de l'année, le contribuable vivait séparé de son conjoint auquel il était tenu de faire le paiement.

[5] Il est indéniable dans l'appel en instance que le contribuable et son ex-conjointe vivaient séparés et étaient divorcés à l'époque où les paiements ont été faits et tout au long de l'année 1992 et que le contribuable était tenu de faire les paiements en question. Il s'agit de savoir si la somme de 12 417 $ est déductible à titre de pension alimentaire ou d’autre allocation, puisque les paiements ont été faits à un tiers, soit le propriétaire de la bénéficiaire. Pour ce qui est des sommes payées au propriétaire en 1992, Mme Moore pouvait-elle les utiliser à sa discrétion au sens du paragraphe 56(12), tel qu'il se lisait en 1992? Dans l'affirmative, les paiements constituaient une allocation payée par M. Moore à Mme Moore. Je renvoie au paragraphe 56(12) tel qu'il se lisait en 19921.

[6] Je crois comprendre que ni M. Moore ni Mme Moore n'ont cherché à modifier leur accord ou à faire modifier l'ordonnance de la Cour de manière à préciser que les paragraphes 60.1(2) et 56.1(2) s'appliquaient à tous paiements faits par M. Moore2.

[7] De prime abord, il semble que l'alinéa 2a) de l'accord de séparation n'accorde aucun pouvoir discrétionnaire à Mme Moore, ce qui fait que la somme payable par l'appelant ne pourrait être déduite en vertu des alinéas 60b), c) ou c.1). Toutefois, il y a dans les circonstances particulières de cet appel plusieurs facteurs qui m'obligent à conclure que Mme Moore pouvait en fait utiliser à sa discrétion la somme payable par l'appelant en vertu de l'alinéa 2a).

[8] L'alinéa 2a) de l'accord de séparation dispose que, pour subvenir aux besoins des enfants issus du mariage, il doit être payé à Mme Moore la somme de 300 $ par mois par enfant. Cet alinéa permet à l'appelant de faire ce paiement en partie directement au propriétaire de l'épouse.

[9] En 1992, le paragraphe 60.1(1) disposait que, lorsque le jugement prévoyait le paiement d'un montant par un contribuable à une personne qui était son conjoint actuel ou son ancien conjoint au profit des enfants, le montant était réputé, pour l'application des alinéas 60b), c) ou c.1), payé à la personne et reçu par celle-ci. Le jugement de divorce prévoit le paiement de sommes par M. Moore à Mme Moore au profit de leurs enfants; le montant ainsi payé est réputé avoir été payé à Mme Moore et reçu par elle, qu'il ait été versé ou non à Mme Moore, pourvu qu'il soit versé au profit des enfants.

[10] La déductibilité des paiements de l'appelant dépend toutefois des dispositions des alinéas 60b), c) ou c.1) de la Loi, et du paragraphe 56(12), qui précise le sens des termes “ allocation payable ”. Comme le juge Stone le disait pour la Cour d'appel fédérale dans l'affaire The Queen v. Murray Armstrong, 96 DTC 6315, à la page 6320 :

Le paragraphe 60.1(1) ne prévoit pas en soi la déduction d'un montant payé et reçu. Il a plutôt pour effet d'étendre le droit à la déduction qui est prévu aux alinéas 60b), c) ou c.1) en présumant que, “pour l'application des alinéas 60b), c) et c.1)”, un montant “a été payé à la personne et reçu par celle-ci”. À mon avis, il faut lire la définition du mot “allocation” contenue au paragraphe 56(12) de concert avec le paragraphe 60.1(1) de la Loi et interpréter cette dernière disposition en conséquence.

[11] Le prochain facteur à considérer est l'application du paragraphe 56(12), qui précise le sens des termes “ allocation payable ” figurant aux alinéas 60b), c) ou c.1). Comme le jugement conditionnel de divorce adoptant l'accord de séparation a été rendu en 1982 et que le paragraphe 56(12) n'a été ajouté à la Loi qu'en 1988, il est nécessaire de comprendre l'intention visée au paragraphe 56(12). Dans l'affaire Pierre Jacques, précitée, le juge Archambault, de la C.C.I., disait au paragraphe 19 :

[...] la Cour doit tenir compte de ce contexte historique et de l'intention du législateur pour définir la portée de la modification apportée à la notion d'allocation par l’ajout du paragraphe 56(12).

Le juge Archambault renvoyait ensuite aux documents budgétaires déposés à la Chambre des communes le 10 février 1988 par l'honorable Michael H. Wilson, alors ministre des Finances. À la page 10, les documents budgétaires précisent quelles sommes payables à des tiers étaient déductibles :

Avant 1984, pour qu'un paiement soit considéré comme allocation déductible, il fallait qu'il consiste en une somme déterminée payable directement au bénéficiaire pour subvenir à ses besoins, en application d'une ordonnance judiciaire, d'un décret ou d'un accord de séparation. Il fallait que la somme soit déterminée à l'avance et, une fois qu'elle était versée, le bénéficiaire devait avoir entière latitude pour en disposer. Lorsque l'ordonnance judiciaire ou l'accord de séparation stipulait que certains paiements destinés au conjoint, à l'ex-conjoint ou aux enfants du mariage devaient être faits directement à un tiers, la loi en permettait la déduction par le payeur lorsque les sommes à verser au tiers étaient déduites du total devant être payé au conjoint ou à l'ex-conjoint avec l'assentiment exprès ou tacite de ce dernier. Les sommes versées à un tiers au titre de dépenses réelles — par exemple des frais d'études, des frais médicaux ou des frais de chauffage — n'étaient pas admissibles à titre d'allocation.

[Le caractère gras est de moi.]

[12] Donc, avant 1984, les sommes payées directement à un tiers pouvaient être déduites par l'auteur du paiement dans le calcul de son revenu s'il ne s'agissait pas de “ dépenses réelles ”. Dans l'affaire en instance, l'appelant était tenu de payer à Mme Moore une pension alimentaire de 300 $ par enfant. Il pouvait toutefois faire une partie du paiement directement au propriétaire de Mme Moore. À mon avis, l'alinéa 2a) de l'accord de séparation n'exige pas que M. Moore paie un coût particulier, c'est-à-dire le loyer de Mme Moore, qui pourrait être considéré comme une dépense réelle. M. Moore versait simplement au propriétaire une somme payable en vertu de l'obligation qu'il avait de verser à Mme Moore une pension alimentaire pour les enfants.

[13] À moins qu'une disposition législative modifiée n'exige expressément que les contribuables le fassent, les contribuables, notamment ceux dont les moyens sont modestes, ne doivent pas être placés dans une situation où, à cause d'un changement apporté à une loi, ils sont obligés, parfois moyennant des coûts importants, de modifier des accords ou de faire modifier des jugements pour se conformer à la loi modifiée. (En outre, la nécessité de modifier un accord peut raviver inutilement toute animosité sous-jacente pouvant exister entre les conjoints ou ex-conjoints.) Lorsque l'intention des parties est claire et qu'elle peut être raisonnablement conciliée avec la loi modifiée, même si l'accord ne cadre pas parfaitement avec la loi modificative, la loi doit être interprétée par rapport à l'intention des parties. Conformément à l'économie de la Loi et à l'intention du législateur, les allocations d'entretien ou pensions alimentaires devant être versées périodiquement à un conjoint ou ex-conjoint au profit des enfants peuvent être déduites lorsque, dans certaines circonstances, l'argent est payé à de tierces parties, c'est-à-dire s'il est versé pour le bien des enfants. Tel est le cas en l'espèce.

[14] On peut en outre raisonnablement conclure que Mme Moore avait bel et bien exercé le pouvoir discrétionnaire requis concernant les sommes payées par l'appelant au propriétaire, en vertu de l'alinéa 2a). Dans l'affaire Arsenault v. Minister of National Revenue, [1995] 2 C.T.C. 2168, le juge Brulé, de la C.C.I., disait aux paragraphes 21 et 22 :

L'ex-conjointe de l'appelant recevait “implicitement” les sommes en question. Elle avait consenti à ce qu'elles soient versées au propriétaire, faisant ainsi de ce dernier son mandataire pour la réception et l'affectation appropriée de ces sommes. [...]

En l'espèce, la conjointe était légalement en droit d'exiger que le paiement soit fait à elle plutôt qu'au propriétaire. C'est là où joue l'élément de discrétion.

Dans l'appel interjeté auprès de la Cour d'appel fédérale, le juge Strayer, parlant pour la majorité de la Cour, avait maintenu la décision du juge Brulé; il disait à la page 6131 :

[...] l'ex-conjointe de l'intimé conservait le pouvoir discrétionnaire de décider comment la somme d'argent était versée en application de l'accord de séparation et du jugement intervenus et, partant, pouvait l'utiliser à sa discrétion.

[15] En adhérant à l'accord de séparation, Mme Moore a exercé son pouvoir discrétionnaire, en vertu de l'alinéa 2a) de l'accord de séparation, quant à la manière dont les sommes devant lui être versées pouvaient être payées par l'auteur du paiement. Ainsi, elle a exercé son pouvoir discrétionnaire quant à l'utilisation du montant. Je ne crois pas qu'il soit nécessaire qu'elle exerce son pouvoir discrétionnaire au moment où ce paiement est fait. Il suffit qu'elle l'ait exercé à l'avance, dans un accord conclu entre elle et l'appelant. On peut donc dire que l'appelant payait à Mme Moore une pension alimentaire ou une allocation au sens des alinéas 60b), c) ou c.1) lorsqu'il faisait des paiements en vertu de l'alinéa 2a) de l'accord de séparation.

Alinéa 2c) de l'accord

[16] Le paiement fait en vertu de l'alinéa 2c) est un paiement au titre d'une dépense, bien qu'il s'agisse d'une dépense concernant un logement indépendant dans lequel Mme Moore et les enfants habitaient. Bien que l'alinéa 2c) dise qu'il doit être versé [TRADUCTION] “ à l'épouse pour subvenir aux besoins de celle-ci l'augmentation annuelle de loyer [...] ”, il importe de considérer l'alinéa 2c) dans le contexte des alinéas 2a) et b). L'alinéa 2b) énonce que l'épouse n'a droit à aucune pension pour elle-même, et l'alinéa 2a) énonce que le montant doit servir à subvenir aux besoins des enfants. L'application de ces alinéas dans leur ensemble amène à la conclusion que le paiement requis en vertu de l'alinéa 2c) est directement lié à la dépense que représentent les augmentations de loyer et que ce n'est pas un paiement au profit des enfants ou de Mme Moore. Puisqu'il s'agit d'un paiement au titre d'une dépense, l'appelant doit satisfaire aux exigences du paragraphe 60.1(2) pour que les sommes payées au propriétaire soient réputées avoir été payées à Mme Moore et reçues par elle. Le paragraphe 60.1(2) exige que le jugement ou l'accord de séparation prévoie que les paragraphes 60.1(2) et 56.1(2) s'appliquent à de tels paiements. Tel n'est pas le cas en l'espèce. L'intention exprimée par les parties à l'alinéa 2c) n'est pas semblable à l'intention exprimée par elles à l'alinéa 2a).

[17] Quoi qu'il en soit, même si je devais conclure que les sommes payées par l'appelant en vertu de l'alinéa 2c) étaient des paiements au profit de Mme Moore ou des enfants, Mme Moore ne pouvait les utiliser à sa discrétion comme l'exige le paragraphe 56(12). Contrairement à l'alinéa 2a), où Mme Moore a accepté que le montant puisse être payé à son propriétaire, l'alinéa 2c) ne renferme aucune disposition semblable. L'appelant a décidé arbitrairement de payer ce montant directement au propriétaire, plutôt qu'à Mme Moore pour qu'elle le verse au propriétaire. Je ne puis conclure qu'il existait chez Mme Moore le degré d'assentiment requis pour que l'on puisse dire qu'elle a exercé son pouvoir discrétionnaire concernant les sommes payables en vertu de l'alinéa 2c); les sommes doivent être versées à Mme Moore; si elles sont versées au propriétaire, comme c'était le cas, elles ne sont pas déductibles en vertu des alinéas 60b), c) ou c.1).

[18] En conséquence, l'appel est admis, et la cotisation pour 1992 est déférée au ministre pour nouvel examen et nouvelle cotisation en tenant compte du fait que les paiements faits en 1992 par l'appelant au propriétaire de son ex-conjointe en vertu de l'alinéa 2a) de l'accord de séparation peuvent être déduits dans le calcul du revenu imposable de l'appelant pour 1992. Des dépens ne seront pas adjugés.

Signé à Ottawa, Canada, ce 20e jour de février 1998.

“ Gerald J. Rip ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 16e jour de juin 1998.

Benoît Charron, réviseur



1                Le paragraphe 56(12) se lisait comme suit :

                                Sous réserve des paragraphes 56.1(2) et 60.1(2) et pour l'application des alinéas (1)b), c) et c.1) et 60b), c) et c.1), un montant reçu par une personne — appelée “contribuable” aux alinéas (1)b), c) et c.1) et “bénéficiaire” aux alinéas 60b), c) et c.1) — ne constitue une allocation que si cette personne peut l'utiliser à sa discrétion.

                                Voir l'historique du paragraphe 56(12) fait par le juge Archambault, de la C.C.I., dans l'affaire Pierre Jacques v. The Queen, [1995] 1 C.T.C. 2563.

2                Voir le paragraphe 60.1(2) de la Loi tel qu'il se lisait en 1992.

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