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Date: 20000203

Dossier: 1999-1964-GST-G

ENTRE :

CLAUDETTE MAHEUX,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Tardif, C.C.I.

[1] L'appelante a témoigné au soutien de son appel ; elle a expliqué avoir investi un capital de 25 000 $, le 26 janvier 1996, dans la compagnie “ Au coin de la Chaudière Inc. ”, devenant ainsi copropriétaire de l'entreprise avec son conjoint de fait. La compagnie exploitait une brasserie sous le nom et raison sociale de “ Brasserie La Chaudière Inc. ” (“ Brasserie ”).

[2] Détenant une certaine expérience dans la restauration et la gérance du personnel, l'appelante s'est occupé, de janvier à mai 1996, de faire fonctionner ladite Brasserie. Elle commandait les marchandises, payait les livraisons, servait aux tables à l'occasion, remplaçait à la cuisine et, sur le plan de l'administration, elle co-signait avec son conjoint tous les chèques requis par l'exploitation du commerce.

[3] Ayant peu de connaissances en comptabilité et en informatique, elle réunissait tous les documents et informations pertinentes et les transmettait à un comptable. Ce dernier s'occupait de préparer les divers rapports et comptes rendus dans le cadre des remises dues aux autorités, telles la taxe sur les produits et services (“ TPS ”), la taxe de vente du Québec (“ TVQ ”) et diverses cotisations, retenues à la source, etc.

[4] La Brasserie opérait sans marge de crédit et les finances étaient généralement assez serrées, au point que la compagnie devait planifier et faire des choix pour le paiement de certaines factures et divers comptes, dont ceux dus à l'intimée.

[5] N'aimant pas la façon dont l'appelante se comportait dans ses relations d'affaires avec les fournisseurs et la clientèle masculine, son conjoint de fait est rapidement devenu très violent verbalement, au point qu'il lui a interdit l'accès à la Brasserie à compter de juin 1996.

[6] Obligé de travailler pour gagner sa vie, elle se retourne très rapidement et se trouve un emploi à la Manufacture de couture B.G.P. à la Guadeloupe, (autre secteur d'activité économique dans lequel l'appelante avait de l'expérience et des connaissances).

[7] Bien que les relations avec son conjoint de fait ne se soient pas pour autant améliorées et soient demeurées très tumultueuses, elle a continué de cohabiter avec ce dernier, n'étant pas en mesure de s'assumer financièrement.

[8] Au cours des mois suivants, soit spécifiquement lors des mois de juin, juillet et août, l'appelante surveille à distance les opérations, étant donné qu'elle co-signe toujours les chèques relatifs à l'administration.

[9] Elle connaît l'état des finances de la compagnie et sait que les affaires sont plus ou moins rentables. Elle affirme même qu'elle et son conjoint de fait ont délibérément choisi d'étaler certaines remises au ministère du Revenu, bien que cela se traduisait par l'obligation de payer en sus des montants dus, des intérêts et pénalités parce qu'ils ne pouvaient faire autrement.

[10] Consciente des sérieuses difficultés en cours et à venir, l'appelante accepte de perdre sa mise de fonds moyennant aucune contrepartie, si ce n'est un engagement de son conjoint de fait, acquéreur de ses actions, qu'il assumera toutes les dettes passées et futures de la compagnie, la libérant ainsi de toutes les dettes dues et à venir. Il s'agissait là d'une substantielle perte pour l'appelante d'autant plus qu'elle avait d'ailleurs dû emprunter le montant de 25 000 $.

[11] Toujours inquiète devant la possibilité d'avoir à payer éventuellement certains montants et connaissant l'importance des échéanciers, l'appelante continue de questionner son conjoint de fait et le comptable responsable de la production des rapports pour savoir si les dus au Ministère, pour la période de mai à septembre 1996 ont été payé, cette dernière n'ayant pas signé les chèques au moment où les remises étaient dues.

[12] Elle devient particulièrement inquiète lorsque le comptable lui confirme que la compagnie est toujours en défaut et qu'il refuse de faire le travail tant qu'il ne sera pas payé pour ses propres honoraires.

[13] L'appelante a indiqué qu'elle savait que la remise devait avoir lieu le 15 août ; bien plus, elle a ajouté qu'elle se savait responsable en sa qualité d'administratrice, ce qui explique pourquoi elle a tant insisté, tant auprès du comptable que de son conjoint de fait pour que le paiement nécessaire soit effectué.

[14] Lors du contre-interrogatoire, elle a reconnu avoir ratifié à la demande de la Caisse populaire, un arrêt de paiement sur les chèques payables au ministère du Revenu, commandé par son conjoint, confirmant ainsi de façon non équivoque la réalité de ses inquiétudes.

[15] Lors de la transaction, en date du 13 septembre 1996, l'appelante a exigé comme condition fondamentale de son consentement, d'être libéré de toutes les dettes de la compagnie. L'engagement fut libellé comme suit :

...

b Il connaît la situation de la compagnie et ne tient aucunement responsable la venderesse de toute facture, charge ou réclamation quelconque pour la période d'exploitation commune du commerce, se reconnaissant seul et unique responsable de toute réclamation future, et il s'engage à tenir la venderesse quitte et indemne pour toute cotisation, obligation ou responsabilité pour la période s'étendant jusqu'à la date de clôture susdite,

c l'acquéreur s'engage formellement et comme condition essentielle au présent acte de faire en sorte que la venderesse soit complètement libérée de ses endossements, cautionnements ou garanties personnelles relativement aux affaires de la compagnie à la date de clôture ci-dessus.

[16] Cette convention n'était pas opposable ni au tiers ni à l'intimée, si ce n'est pour la période future, en autant que le contenu soit dénoncé ou porté à la connaissance des intéressés.

[17] Le contenu de la convention a été porté à la connaissance de l'intimée, suite à la lettre d'intention adressée à l'appelante le 24 novembre 1997, par laquelle cette dernière était avisée qu'un montant de 22 812,31 $ était dû.

[18] Pourquoi la convention n'a-t-elle pas été signée avant ? L'appelante a prétendu que le gérant de la caisse et le notaire, à cause de leurs vacances annuelles, avaient retardé le cheminement du dossier. À la question : “ Pourquoi n'avez-vous pas refusé de signer les chèques ? ”, l'appelante a répondu qu'elle se croyait obligé et craignait beaucoup les réactions de son conjoint de fait.

[19] Détenant des connaissances minimales en administration, elle s'en remettait au comptable. Après avoir investi un montant de 25 000 $ dans la compagnie, ce qui constituait eu égard à sa situation, un montant très appréciable, elle a dû cesser d'aller au commerce et ainsi s'éloigner de l'administration quotidienne et ce, au détriment de la surveillance de ses propres intérêts.

[20] L'appelante a soutenu avoir vécu dans un climat de terreur, se sentant constamment et continuellement menacée ; en outre, elle a affirmé qu'elle avait dû endurer cette cruauté mentale étant donné qu'elle était dépendante financièrement et qu'elle assumait la responsabilité de son fils, aussi dépendant financièrement de son conjoint.

[21] Ces faits sont corroborés par plusieurs éléments dont notamment par le fait qu'elle a cessé de se rendre au commerce et s'est rapidement trouvé un emploi. Elle a aussi cédé tous ses intérêts dans la compagnie après quelques mois seulement, et cela après y avoir investi un montant très important qu'elle avait dû emprunter. Finalement, elle a quitté ce milieu familial devenu intolérable.

[22] Ayant témoigné d'une façon spontanée et franche, l'appelante n'a aucunement tenté de s'esquiver ou de prétendre qu'elle ne connaissait pas l'étendue de ses responsabilités ; elle a admis et reconnu qu'elle connaissait les conséquences du non-paiement. Elle a expliqué et décrit les nombreuses interventions qu'elle avait effectuées pour que le dossier soit régularisé.

[23] Étant donné les circonstances, je ne crois pas qu'une personne raisonnable aurait pu faire autre chose que ce que l'appelante a fait, sous peine de conséquences encore plus pénibles au niveau de sa relation avec son conjoint de fait. En d'autres termes, l'appelante pouvait très difficilement faire autrement de ce qu'elle a fait.

[24] Dans les faits, l'appelante était-elle de par ses fonctions un administrateur interne ? Elle ne pouvait certainement pas influencer la conduite des affaires de la compagnie. Terrorisée, et très intimidée par son conjoint de fait, ce dernier avait sur l'appelante un tel ascendant qu'il la paralysait au point qu'elle ne se sentait pas capable de le défier. Conséquemment, l'appelante, eu égard aux circonstances particulières, n'était pas un administrateur interne.

[25] Au fil des ans, les tribunaux ont fait certaines distinctions quant aux responsabilités des administrateurs internes et externes.

[26] Il est ainsi reconnu que les administrateurs internes ont une responsabilité plus lourde et peuvent beaucoup plus difficilement se soustraire à la responsabilité prévue par le paragraphe 323(1) de la Loi sur la taxe d'accise (la “ Loi ”) qui se lit comme suit :

Les administrateurs de la personne morale au moment où elle était tenue de verser une taxe nette comme l'exige le paragraphe 228(2), sont en cas de défaut par la personne morale, solidairement tenus, avec cette dernière, de payer cette taxe ainsi que les intérêts et pénalités y afférents.

[27] Bien que la norme de prudence soit partiellement objective en ce qu'elle doit s'apprécier à partir de la notion de personne raisonnable, elle est aussi en partie subjective puisque la raisonnabilité d'une personne est essentiellement fonction de ses connaissances mais aussi du contexte dans lequel elle se trouve au moment où l'évaluation a lieu.

[28] Le paragraphe 323(3) de la Loi stipule ce qui suit :

L'administrateur n'encourt pas de responsabilité s'il a agi avec autant de soin, de diligence et de compétence pour prévenir le manquement visé au paragraphe (1) que ne l'aurait fait une personne raisonnablement prudente dans les mêmes circonstances.

[29] Ainsi formulé, il n'est pas toujours facile de décider de la responsabilité ou non des administrateurs assujettis à une réclamation en vertu de cette disposition.

[30] À cet égard, l'arrêt de la Cour d'appel fédérale prononcé par l'honorable juge Robertson, le 27 juin 1997, dans l'affaire Soper c. Canada, [1998], 1 C.F. 124, s'avère une référence hautement pertinente. Il m'apparaît utile de reproduire les extraits suivants de ce jugement :

À la page 155

Le moment convient bien pour résumer mes conclusions au sujet du paragraphe 227.1(3) de la Loi de l'impôt sur le revenu. La norme de prudence énoncée au paragraphe 227.1(3) de la Loi est fondamentalement souple. Au lieu de traiter les administrateurs comme un groupe homogène de professionnels dont la conduite est régie par une seule norme immuable, cette disposition comporte un élément subjectif qui tient compte des connaissances personnelles et de l'expérience de l'administrateur, ainsi que du contexte de la société visée, notamment son organisation, ses ressources, ses usages et sa conduite. Ainsi, on attend plus des personnes qui possèdent des compétences supérieures à la moyenne (p. ex. les gens d'affaires chevronnés).

La norme de prudence énoncée au paragraphe 227.1(3) de la Loi n'est donc pas purement objective. Elle n'est pas purement subjective non plus. Il ne suffit pas qu'un administrateur affirme qu'il a fait de son mieux, car il invoque ainsi la norme purement subjective. Il est également évident que l'intégrité ne suffit pas. Toutefois, la norme n'est pas une norme professionnelle. Ces situations ne sont pas régies non plus par la norme du droit de la négligence. La Loi contient plutôt des éléments objectifs, qui sont représentés par la notion de la personne raisonnable, et des éléments subjectifs, qui sont inhérents à des considérations individuelles comme la “ compétence ” et l'idée de “ circonstances comparables ”. Par conséquent, la norme peut à bon droit être qualifiée de norme “ objective subjective ”.

(Je souligne.)

À la page 156 :

Je tiens tout d'abord à souligner qu'en adoptant cette démarche analytique, je ne donne pas à entendre que la responsabilité est simplement fonction du fait qu'une personne est considérée comme un administrateur interne par opposition à un administrateur externe. Cette qualification constitue plutôt simplement le point de départ de mon analyse. Mais cependant, il est difficile de nier que les administrateurs internes, c'est-à-dire ceux qui s'occupent de la gestion quotidienne de la société et qui peuvent influencer la conduite de ses affaires, sont ceux qui auront le plus de mal à invoquer la défense de diligence raisonnable. Pour ces personnes, ce sera une opération ardue de soutenir avec conviction que, malgré leur participation quotidienne à la gestion de l'entreprise, elles n'avaient aucun sens des affaires, au point que ce facteur devrait l'emporter sur la présomption qu'elles étaient au courant des exigences de versement et d'un problème à cet égard, ou auraient dû l'être. Bref, les administrateurs internes auront un obstacle important à vaincre quand ils soutiendront que l'élément subjectif de la norme de prudence devrait primer l'aspect objectif de la norme.

Et enfin, aux pages 160 et 161 :

... Je ne veux pas donner à entendre qu'un administrateur peut adopter une attitude entièrement passive, mais seulement que, à moins qu'il n'existe des motifs d'avoir des soupçons, il est permis de compter sur les personnes qui s'occupent de la gestion quotidienne de la société pour payer des dettes comme les créances de Sa Majesté. Cela correspond à la quatrième affirmation faite dans l'arrêt City Equitable : voir l'analyse ci-dessus, aux pages 146 et 147. La question qui subsiste, toutefois, est de savoir à quel moment l'obligation expresse d'agir prend naissance.

À mon avis, l'obligation expresse d'agir prend naissance lorsqu'un administrateur obtient des renseignements ou prend conscience de faits qui pourraient l'amener à conclure que les versements posent, ou pourraient vraisemblablement poser, un problème potentiel. En d'autres termes, il incombe vraiment à l'administrateur externe de prendre des mesures s'il sait, ou aurait dû savoir, que la société pourrait avoir un problème avec les versements. La situation typique dans laquelle un administrateur est, ou aurait dû être, au courant de cette éventualité est celle de la société qui a des difficultés financières. À titre d'exemple, dans l'affaire Byrt (H.) c. M.R.N., [1991] 2 C.T.C. 2174 (C.C.I.), un administrateur externe a signé des états financiers qui révélaient un résultat déficitaire et, par conséquent, savait, ou aurait dû savoir, que la société avait des difficultés financières. Le même administrateur savait également que l'intégrité en affaires d'un autre administrateur, qui était également le président de la société, était douteuse. Dans ces circonstances, comme l'administrateur externe n'a fait aucun effort pour s'assurer que les versements étaient faits, il a été tenu personnellement responsable des sommes que la société devait à Revenu Canada. Selon le juge de la Cour de l'impôt, l'administrateur externe n'a pas satisfait à la norme de prudence d'origine législative puisqu'il n'a pas “ ten[u] compte de ce qui se pass[ait] dans l'entreprise et de ce qu'il sa[vait] des personnes chargées des activités quotidiennes de la société ” (précité, à la page 2184, le juge Rip, C.C.I.).

[31] En l'espèce, la prépondérance de la preuve est à l'effet que l'appelante ne pouvait certainement pas influencer la conduite des affaires de la compagnie.

[32] Bien au contraire, elle était dominée et asservie par son conjoint de fait, seul maître de la situation. L'appelante a fait, dans les circonstances, tout ce qu'une personne raisonnable ayant ses connaissances et compétences pouvait faire. Je ne crois pas que les exigences de la Loi soient rigides au point d'imposer une responsabilité absolue dans un tel contexte.

[33] L'appelante a été exclue de la conduite des affaires de la compagnie et a perdu l'autorité que lui conférait sa fonction d'administrateur. D'ailleurs, l'appelante a vite réagi en cédant la totalité de sa participation dans les affaires de la compagnie.

[34] Pour toutes ces raisons, je crois que l'appelante a relevé le fardeau de la preuve et a démontré à la satisfaction du Tribunal qu'elle avait agi avec soin, diligence et compétence pour prévenir les manquements à l'origine de la cotisation dont fait l'objet le présent appel.

[35] Conséquemment, son appel est accueilli avec dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 3e jour de février, 2000.

“ Alain Tardif ”

J.C.C.I.

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