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Date: 19990121

Dossier: 96-2228-IT-I

ENTRE :

ALEXANDRE AMPRIMOZ,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Appels entendus le 2 novembre 1998, à St. Catharines (Ontario), par l’honorable juge E.A. Bowie

Motifs du jugement

Le juge Bowie, C.C.I.

[1] L’appelant est professeur permanent à temps plein de français à l’université Brock à St. Catharines, en Ontario. Lors du calcul de son revenu en vertu de l’article 3 de la Loi de l'impôt sur le revenu (la “Loi ”) pour les années d’imposition 1992, 1993 et 1994, il a prétendu avoir le droit de déduire certaines pertes subies d’après lui dans le cadre de l’exercice d’activités qu’il considérait constituer la pratique d’une profession, et, par conséquent, d'une entreprise.[1] En établissant la cotisation, le ministre du Revenu national (le “ ministre ”) a adopté la position selon laquelle l’appelant n’avait pas d’expectative raisonnable de profit relativement à ces activités; elles ne constituaient pas une entreprise et, par conséquent, l’appelant n’avait pas le droit de déduire les pertes. Dans sa déclaration de revenus pour 1995, l’appelant s’est décrit comme “ auteur professionnel ”. La question en litige est donc de savoir si les pertes ont été subies dans le cadre de l’exploitation d’une entreprise au sens employé dans l’importante jurisprudence portant sur le sujet.[2]

[2] L’appelant, nul n’en doutera, a fait des études universitaires exceptionnelles. Il a commencé ses études à Rome en 1953. Il a obtenu trois diplômes en mathématiques en France de 1966 à 1968. Il a émigré au Canada et poursuivi ses études en langue et en littérature françaises et a obtenu une maîtrise ès arts de l’université de Windsor en 1970 et un doctorat de l’université Western Ontario en 1978. Il a enseigné à l’université du Manitoba de 1978 à 1985. Il est membre du corps professoral de l’université Brock depuis 1985. Il est devenu professeur titulaire en 1983 à l’âge de 35 ans.

[3] De 1978 à 1995, l’appelant a publié plusieurs centaines de nouvelles, de communications, de critiques de livres, de poèmes et d’articles scientifiques en anglais, en français, en italien et en espagnol. En 1965, il a publié sept articles sur les mathématiques et la science. De 1988 à 1995, il a publié deux articles sur l’informatique et préparé la documentation pour certains cours de formation en informatique et des ateliers reliés à son travail à l’université Brock. Son curriculum vitae compte 57 pages.

[4] L’annexe B de la réponse à l’avis d’appel contient un résumé des revenus bruts et des pertes nettes déclarés par l’appelant dans le cadre de ses activités comme auteur professionnel de 1978 à 1995. Une ventilation de ses dépenses de 1990 à 1994 figure à l’annexe A. Durant cette période de dix-huit ans, l’appelant a déclaré des pertes totalisant un peu plus de 160 000 $. Les activités de l’appelant n’ont été profitables qu’une seule fois, en 1989, lorsqu’il a réalisé un bénéfice de 7 $. Durant les six dernières années de cette période, la moyenne des pertes déclarées par l’appelant excède 23 000 $ par année. Il ne fait aucun doute que l’appelant, durant les années visées en l’espèce, n’avait même pas la plus petite expectative de réaliser un profit dans l’exercice de ses activités comme auteur professionnel. Il ne s’agissait donc pas d’une entreprise au sens ordinaire de ce mot ordinaire.

[5] Cependant, la question n’est pas résolue pour autant. Dans l’avis d’appel rédigé par un avocat, il est allégué que l’appelant exploitait une “ entreprise comme auteur ” durant les années visées en l’espèce. Je reproduis ci-dessous les paragraphes 3 à 9 de l’avis d’appel :

[TRADUCTION]

3. Depuis le début des années 70, l’appelant a écrit une quantité considérable d’ouvrages et il a publié de nombreux articles.

4. Dans les années d’imposition 1992, 1993 et 1994, l’appelant a dépensé respectivement 23 984 $, 32 107 $ et 22 564 $. L’appelant a dépensé ces sommes dans le but de tirer un revenu de son entreprise comme auteur.

5. Au cours de ces années, l’appelant a poursuivi des activités comme auteur autant en littérature qu’en informatique.

6. Les dépenses engagées par l’appelant visaient à faire progresser son entreprise comme auteur et à tirer des profits dans le domaine de l’informatique.

7. L’appelant déclare que toutes les dépenses ont été engagées pour les fins de l’entreprise et non pour son usage personnel.

8. L’appelant déclare qu’il avait une expectative raisonnable de réaliser un profit avec son entreprise comme auteur.

9. L’appelant déclare que les dépenses ont entraîné directement une hausse des revenus provenant de ses activités commerciales notamment comme auteur et professeur à temps partiel. L’appelant déclare également que ces dépenses lui permettront de tirer des revenus de ses activités commerciales à l’avenir durant les années postérieures à celles en l’espèce.

[6] Cependant, lors de son exposé, l’avocat de l’appelant a adopté la position selon laquelle, en 1992, son client exploitait une nouvelle entreprise comme consultant en informatique et que ses activités comprenaient notamment le développement de logiciels et la rédaction de manuels.

[7] L’appelant s’intéresse à l’informatique depuis de nombreuses années. Son premier article sur le sujet date de 1988. Il a apparemment appris tout seul la programmation et l’utilisation du système d’exploitation Unix durant les années 80. En 1990, il a travaillé à un projet de mise au point d’un système de contrôle informatisé pour le milieu universitaire. Son deuxième projet, commencé en décembre 1992, portait sur la création d’une base de données sur le cinéma. Son troisième projet, entrepris pour le compte de l’université, visait à mettre sur pied et à diriger un laboratoire multimédia. Ce projet s’est terminé lorsque l’université a vendu le laboratoire en 1995. En 1995, il a aussi travaillé au développement d’un module de formation à distance assisté par ordinateur, d’un programme de tutorat en mathématiques et d’un système d’inscription pour l’université. Tous ces projets ont, d’une façon ou d’une autre, été réalisés sous les auspices de l’université Brock.

[8] L’appelant a décrit les dispositions financières qu’il avait prises avec l’université. Il a déclaré qu’il était entendu que, si l’un des projets devenait rentable au plan commercial, alors lui, les autres membres du personnel qui avaient participé à la réalisation du projet et l’université partageraient les bénéfices. Il n’y avait apparemment aucun accord écrit ou accord verbal précis à cet égard. Personne n’a expliqué quelles auraient été les modalités précises du partage des bénéfices. En fin de compte, il n’y a jamais eu de bénéfices à partager. Même si ces projets se sont révélés une occasion pour l’appelant d’acquérir de l’expérience, je ne pense pas qu’ils puissent être considérés comme constituant, même de loin, l’embryon d'une entreprise comme consultant en informatique.

[9] Vers la fin des années 80, l’appelant avait conclu que, malgré toute la satisfaction personnelle que lui procurait la création littéraire, les occasions de réaliser un profit se trouvaient ailleurs, c’est-à-dire dans l’informatique. Il avait acquis une expérience considérable dans le domaine et il savait qu’il serait en mesure de la monnayer. Tout ce qui lui manquait c’était les diplômes qui lui permettraient d’obtenir le travail à contrat, dont il tirerait des revenus en sus de son salaire de professeur. Lors de son témoignage, il a déclaré, ce qui me semble être un fait, qu’il devait obtenir un diplôme en informatique avant que les employeurs potentiels acceptent de retenir ses services comme consultant. Le fait qu’il ait envoyé des centaines d’exemplaires de son curriculum vitae à des employeurs potentiels au début des années 90 sans jamais décrocher un seul contrat démontre qu’il avait tout à fait raison de penser ainsi.

[10] Pour surmonter cette difficulté, l’appelant s’est inscrit en 1992 à un programme de premier cycle en informatique à l’université Brock. Il a suivi tous les cours obligatoires de septembre 1992 au printemps 1995 et il a obtenu un diplôme. Il a alors presque immédiatement obtenu du travail comme consultant dans son nouveau domaine.

[11] Au cours de son témoignage, l’appelant a tenté de faire valoir que ses premiers projets démontrent qu’il était qualifié comme consultant en informatique dès 1990 ou 1991. En outre, il a prétendu qu’il avait obtenu son premier contrat, celui avec l’entreprise Andrés Wines, à cause de ces projets. Je ne puis être d’accord avec cette prétention. Bien que l’appelant ait eu des pourparlers avec Andrés Wines dès 1993, et que les parties se soient entendues d’une manière générale sur les modalités du contrat en 1994, l’appelant n’a pas commencé à travailler pour cette entreprise avant d’avoir obtenu son diplôme en informatique au printemps 1995. L’appelant avait appris beaucoup par lui-même sur l’informatique avant 1995, mais son expérience n’était pas monnayable avant qu’il obtienne son diplôme en 1995.

[12] Une fois diplômé, il a vite été en mesure d’obtenir des contrats payants. En 1995, il a tiré un petit revenu de ses activités comme consultant en informatique. Grâce à ces activités, il a pu générer un revenu brut de 38 765 $ en 1996, de 109 000 $ en 1997 et de 80 000 $ environ au cours des dix premiers mois de 1998.

[13] Il est bien établi qu’une personne qui démarre une entreprise peut s’attendre à subir des pertes durant la période de démarrage. Le fait que l’entreprise subisse des pertes n’empêche pas qu’elle puisse être considérée comme une source de revenu pour l’application de l’article 3 de la Loi, et les pertes peuvent être déduites. Cependant, il y a une distinction importante entre une entreprise qui n’est pas encore créée et une autre qui subit des pertes durant sa période de démarrage. Dans l’affaire Knight v. M.N.R.,[3] le juge Mogan a conclu que, même si l’appelant, un professeur, avait consacré la majeure partie de son temps libre et une somme d’argent importante au développement d’un système informatisé de contrôle de machines outils, il n’exploitait pas une entreprise parce qu'il ne disposait pas, en tout moment pertinent, d’un produit vendable. À mon avis, et pour les mêmes motifs, l’appelant en l’espèce n’exploitait pas une entreprise de consultation en informatique ou de développement de logiciel.

[14] Une personne n’exploite pas une entreprise de consultation en services personnels à moins de fournir des services monnayables. Durant les années visées en l’espèce, l’appelant possédait probablement des compétences et des connaissances en informatique qui auraient pu servir à d’autres mais, d’après son témoignage, son expérience n’est devenue monnayable qu’après qu’il eût obtenu son diplôme en informatique de l’université Brock en 1995. Les années 1992 à 1994 n’équivalent pas à une période de démarrage. Au cours de ces années, l’appelant, qui n’avait jamais réalisé de bénéfice de ses activités comme auteur, s’est préparé à exercer une autre carrière à temps partiel en poursuivant son éducation et en obtenant les diplômes nécessaires. Ses dépenses pour acheter du matériel informatique, des logiciels et de la documentation étaient des dépenses personnelles.

[15] L’avocat de l’appelant s’appuie sur la décision rendue dans Zolis c. Le ministère du Revenu national,[4] dans laquelle le juge Couture a conclu que l’appelant, un professeur de mathématiques, et ses trois collègues avec qui il avait collaboré à rédiger un livre avaient une expectative raisonnable de profit :[5]

À mon avis, ces personnes ont entrepris ce projet avec l’assurance, que leur donnait leur expérience d’enseignants, qu’il pouvait être profitable. Le fait qu’elles s’engageaient dans un domaine d’activité où elles étaient particulièrement qualifiées et qu’il existait, pour leur produit fini, un marché facilement accessible constitue, à mon sens, un motif suffisant pour inspirer la “ conviction ”, à laquelle fait allusion le juge Lacourcière, qu’un profit pouvait objectivement être escompté.

La position de l’appelant est très différente. Il n’était pas qualifié jusqu’à ce qu’il obtienne son diplôme en informatique en 1995, et, jusqu’à cette date, il ne disposait définitivement pas d’un marché facilement accessible.

[16] Je conclus que l’appelant n’exploitait pas une entreprise durant les années en question. L’intimée a fait valoir subsidiairement que les dépenses déduites n’étaient pas raisonnables. Puisque je conclus qu’il s’agissait de dépenses personnelles, il n’est pas nécessaire d’examiner cette question.

[17] Les appels sont rejetés.

Signé à Ottawa, Canada, ce 21e jour de janvier 1999.

“ E.A. Bowie ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 20e jour de septembre 1999.

Mario Lagacé, réviseur



[1] La Loi, paragraphe 248(1), définition d’“ entreprise ” ou “ affaire ”.

[2] Voir Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480; Landry v. The Queen, [1994] 2 C.T.C. 3; Tonn c. Canada, [1996] 2 C.F. 73.

[3] 93 DTC 1255

[4] 87 DTC 183.

[5] à la page 185.

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