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Date: 20000114

Dossiers: 96-2042-UI; 96-116-CPP

ENTRE :

ALLIANCE FRANÇAISE D'HALIFAX DARTMOUTH,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

GHISLAINE LAGUENS, BÉNÉDIKTE VERCAEMER,

intervenantes.

Motifs du jugement

Le juge McArthur, C.C.I.

[1] L'appelante est une association à but non lucratif qui a comme mandat de participer à la promotion de la langue et de la culture françaises en Nouvelle-Écosse. L'appelante offre des cours de français langue seconde à divers groupes et individus.

[2] La question est de savoir si les professeurs dont les services ont été retenus par l'appelante occupaient un emploi assurable au sens de l'alinéa 3(1)a) de la Loi sur l'assurance-chômage. Par lettre en date du 30 novembre, l'intimé indique qu'il désire consentir à jugement dans le cas de Claude Aucoin, un cuisinier.

[3] L'énoncé des faits et de la position de l'appelante, reproduit ci-après, est tiré principalement des observations écrites présentées pour l'appelante :

L'Alliance française est une organisation indépendante dont le bureau central, la maison mère est à Paris [...] . Celle-ci a essaimé et il y a à peu près 1300 alliances à travers le monde. Le Canada compte 12 alliances. Un délégué général à Ottawa coordonne les activités culturelles. [...] Chaque alliance est une association à but non lucratif, indépendante quant à son fonctionnement et à son financement de l'alliance de Paris.

Le but de l'Alliance est la promotion de la langue et de la culture française dans le contexte de la francophonie, de façon générale, de la dualité culturelle et linguistique au Canada. [...] Toutes les Alliances ont une constitution identique. C'est une association à but non lucratif composée de membres qui paient une cotisation annuelle de 20 à 50 $. [...] L'Alliance d'Halifax-Dartmouth [...] a connu diverses périodes, fastes et moins fastes dépendant du degré d'activités des bénévoles qui s'en sont occupés. [...] en 1988 elle a été reprise en main, des classes de conversation ont été offertes dans différents locaux [...]

Nos professeurs/consultants viennent de tous les horizons : professeurs d'université, du secondaire et du primaire, étudiants en maîtrise ou en doctorat, traducteur-trice, professeur de langue seconde.

Tous [...] considèrent l'alliance comme une source complémentaire de revenus, sinon comme un service (cours de conversation donnés gratuitement par les membres du conseil).

[...] Travailler à l'alliance, n'est donc pour la plupart des professeurs-consultants, que temporaire et par exemple 86 % de ceux et celles qui y travaillaient en 95 n'y sont plus.

[...]

Les prof./consultants sont engagés après un entretien avec la directrice et sur présentation de dossier. Leur contrat est oral et ils choisissent le ou les cours qui leur conviennent le mieux, que ce soit en ce qui concerne le niveau du cours, le lieu d'enseignement ou l'horaire suggéré (horaire qui n'est pas fixe et qui peut changer après consultation entre le professeur et les ou l'étudiant). [...] Alliance n'offre aucune garantie de revenu mensuel. [...] Les enseignants soumettent un rapport écrit à la fin du contrat à l'Alliance et sont responsables de suivre les étudiants, de les faire changer de niveau si nécessaire. L'évaluation du travail des prof. se fait de façon informelle par les étudiants. Si ceux-ci sont contents, ils reviennent, s'ils sont mécontents, ils le font savoir soit à la directrice, soit au professeur et surtout en ne revenant pas. L'Alliance n'a d'ailleurs jamais eu depuis dix ans à éviter de donner un contrat à qui que ce soit pour manque de professionnalisme.

Comment sont-ils payés

Les professeurs/consultants soumettent généralement à la fin du mois (parfois à la fin du contrat) une facture qui leur sera réglée par l'alliance. Ils indiquent le nombre d'heures enseignées et sans frais. L'alliance a un taux horaire fixe qui ne tient compte que de la période d'enseignement. Chaque professeur/consultant est donc responsable de son cours. À lui, à elle, de se faire remplacer (et de trouver un remplaçant si nécessaire) ou de reporter la classe à une date ultérieure.

Où travaillent-ils

Les cours peuvent être enseignés là où le professeur/consultant le veut (avec l'accord de l'étudiant ou des étudiants). Un certain nombre de classes sont offertes dans les locaux de l'alliance, dans des bureaux de la compagnie qui propose des cours à ses employés, chez l'étudiant, chez le professeur, dans les écoles, au téléphone ou dans tout autre lieu choisi. C'est donc un accord entre le professeur et le ou les étudiants.

Avec quels outils

Les cours offerts par l'alliance sont presque uniquement des classes de conversation [...] Le matériel pédagogique est donc laissé au choix du professeur (en accord avec le ou les étudiants). Ce n'est donc pas l'Alliance qui va imposer tel ou tel sujet de conversation.

[...]

Qui sont les étudiants et à qui appartiennent-ils

Les étudiants viennent à l'Alliance autant pour les classes que pour les activités culturelles (ils deviennent automatiquement membre de l'Alliance et peuvent profiter de tout ce que l'Alliance offre).

Évaluation des critères

Conclusion

-- le contrôle des heures qui est tout d'abord laissé au choix du professeur [...]. Chaque professeur ayant ses propres diplômes, sa propre expérience de la langue. Le fait que nous ayons des professeurs d'origines québécoise, acadienne, française, anglophone, libanaise prouve bien que *l'équipement* dont il s'agit ici est la propriété exclusive de chaque professeur.

-- le matériel pédagogique est en partie suggéré par l'objectif de l'étudiant et c'est donc au professeur d'adapter ses propres techniques d'apprentissage. [...]

-- le local utilisé par les professeurs varie grandement comme il l'a déjà été mentionné. [...] nous aimerions souligner que tout d'abord dans le passé certains d'entre nous ici présents ont enseigné dans des alliances et que nous avons toujours été traités comme travailleurs indépendants sans que jamais il n'y ait aucun problème.

Enfin, nous aimerions expliquer ici la situation financière de notre association. Nous n'avons ni les moyens, ni le désir d'opérer comme un commerce. En effet, l'Alliance française de Halifax-Dartmouth ne reçoit qu'une subvention minime du gouvernement français (2500 $ par an) et fait grandement appel aux services de bénévoles. Donc, nous nous autofinançons pratiquement en totalité. Malgré cela, nous participons activement à la vie de la communauté : en présentant des événements culturels, et en participant à la politique du bilinguisme au Canada. Or, la somme de 6784,86 $ qui nous est demandée pour recouvrement des pensions et de l'assurance-chômage pour 1995 risque de porter un coup fatal à notre association (il nous sera, en effet, très difficile de récupérer les contributions des professeurs, nombre d'entre eux ne travaillent plus pour nous ou/et ayant déménagé). Nous pensons ne pas être les seul(e)s à estimer que la fermeture possible de notre centre culturel serait une perte pour la vie culturelle de notre région.

[4] Pour prendre sa décision, l'intimé a tenu compte de plusieurs hypothèses de fait qui ne sont pas exactes. Parmi ces hypothèses, tirées du paragraphe 5 de la Réponse à l'avis d'appel, figurent les suivantes :

5(e) l'appelante assume tous les frais associés à l'entreprise;

C'est inexact : les professeurs payaient la plupart de leurs propres frais liés aux cours qu'ils donnaient.

5(f) les employés étaient engagés pour donner les cours de français aux clients de l'appelante;

Ce n'est pas entièrement exact, car les professeurs attiraient eux-mêmes des clients.

(i) l'appelante était responsable de la qualité des cours donnés par ses employés;

D'après la preuve, les professeurs étaient responsables du contenu des cours.

(k) l'appelante était responsable d'établir ses propres critères quant aux cours que l'appelante voulait offrir à sa clientèle;

Il ressort de la preuve que les professeurs établissaient leurs propres critères.

(o) les succursales de Hamilton et Ottawa considèrent leurs professeurs comme des employés engagés sous des contrats de louage de services, en accord avec le ministère du revenu national;

L'appelante a dit que, à Ottawa et à Hamilton, 90 % des professeurs étaient considérés comme des employés et 10 % comme des travailleurs indépendants.

(p) la clientèle appartenait à l'appelante et non aux employés;

Comme il a été indiqué plus haut, la clientèle était en partie celle de l'appelante et en partie celle des professeurs.

(s) la majorité du matériel nécessaire pour l'enseignement était fournie par l'appelante;

Encore là, le matériel était en fait fourni par l'appelante et par les professeurs.

[5] La question essentielle est de savoir si les professeurs exerçaient un emploi en vertu d'un contrat de louage de services ou en vertu d'un contrat d'entreprise. L'arrêt de principe dans ce domaine du droit est Wiebe Door Services, [1986] 2 C.T.C. 200. Cet arrêt a établi quatre critères : le contrôle, la propriété des instruments de travail, les chances de bénéfice ou les risques de perte et l'intégration (ou l'organisation). Il s'agit en fait d'un seul critère qui est composé de quatre parties intégrantes, et en appliquant ce critère il faut considérer la relation globale entre les parties.

[6] Il est à noter que la plupart des professeurs signaient un document disant ceci : “ Je soussigné(e) ----------- est en accord avec la lettre du Conseil d'Administration de l'Alliance française ci-jointe ”. Certes, on pourrait être enclin à accueillir l'appel par sympathie, pour appuyer une association aussi louable, mais il faut appliquer fidèlement les règles de droit qui se rapportent à la question en litige. Je suis évidemment conscient du fait que l'issue de cet appel pourra être cruciale pour la survie de l'Alliance.

[7] Plusieurs professeurs impressionnants ont témoigné pour l'appelante. En fait, ils ont dit qu'ils connaissaient la différence entre un entrepreneur indépendant et un employé et qu'ils n'étaient pas des employés. Contrairement à ce qu'il en était dans l'affaire Hennick c. Canada, [1995] A.C.F. no 294, il n'y avait en l'espèce aucun contrat écrit. J'appliquerai maintenant les critères aux faits de la présente affaire :

Le contrôle. Appliquant certains des critères souvent utilisés par le ministre du Revenu national, je conclus ce qui suit :

a) les professeurs avaient des heures de travail non pas fixes, mais flexibles;

b) ils n'avaient à fournir aucun rapport à l'appelante concernant l'enseignement qu'ils dispensaient;

c) ils étaient libres d'enseigner des cours à d'autres personnes n'importe quand;

d) ils recevaient peu ou point de directives : c'étaient des enseignants professionnels qui enseignaient à leur propre manière;

e) lorsqu'ils ne pouvaient enseigner pour cause de maladie ou pour d'autres raisons et que la classe avait déjà été inscrite à l'horaire, ils trouvaient eux-mêmes un remplaçant, l'appelante ne jouant aucun rôle à cet égard;

f) leurs clients se composaient de leurs propres élèves et d'élèves de l'appelante;

g) il n'y avait aucune liste de matériel à tenir.

[8] Le critère du contrôle tend à indiquer qu'il ne s'agissait pas d'employés. Les professeurs possédaient des compétences qu'ils avaient acquises au fil des années indépendamment de l'appelante. Ils étaient invités à exercer ces compétences, sans aucun contrôle et comme bon leur semblait, dans des cours donnés à des personnes intéressées à apprendre la langue française. Ils choisissaient eux-mêmes leurs remplaçants.

[9] La propriété des instruments de travail. Les professeurs étaient très compétents et se servaient de leurs talents en enseignement, aucune structure ne leur étant imposée par l'appelante. L'appelante fournissait du petit matériel comme un tableau noir ou un projecteur de diapositives, mais on ne sait pas très bien si ce matériel était utilisé. Certains professeurs apportaient leur propre matériel pédagogique, par exemple des stylos-feutres et des manuels. Ce critère tend à indiquer qu'il ne s'agissait pas d'employés.

[10] Les chances de bénéfice ou les risques de perte. Chaque professeur présentait mensuellement ou deux fois par mois un relevé des heures qu'il avait enseignées et était payé selon le taux fixé. Les professeurs n'étaient remboursés d'aucuns frais tels que les frais de déplacement ou les frais afférents à l'utilisation de leur domicile ou de leur propre téléphone. Ce critère tend à indiquer qu'il s'agissait d'employés.

[11] L'intégration. L'appelante exerce des activités dans le domaine de la promotion de la culture française. Ce faisant, elle réunissait des professeurs d'expérience pour l'enseignement de la langue. Les compétences en enseignement de chacun des professeurs sont uniques et personnelles. Chaque professeur avait indéniablement la capacité et la liberté d'enseigner comme il le jugeait bon. De ce point de vue, c'était l'entreprise autant des professeurs que de l'appelante. Le critère d'intégration n'est donc pas concluant.

[12] Compte tenu de l'ensemble des éléments qui entraient dans le cadre des opérations de l'appelante, je conclus que chaque professeur est un entrepreneur indépendant.

[13] La relation globale entre les professeurs et l'appelante était une relation dans laquelle les professeurs étaient payés pour enseigner de temps à autre, selon ce qu'ils décidaient, exerçant leurs compétences à leur discrétion, sans aucun contrôle. Je souscris à l'analyse faite par le juge suppléant Potvin dans l'affaire Ferme Gendroline Enr. c. M.R.N., [1987] A.C.I. no 910, et j'adopte aux fins du présent appel le raisonnement du juge Potvin. Plus précisément, le juge Potvin a dit à la page 5 :

Il ne faut pas oublier que le degré de contrôle exercé par l'employeur sur le travail de l'employé reste le critère essentiel pour déceler le lien de subordination caractéristique du contrat de travail mais, en fait, ce degré de contrôle varie selon les circonstances et dépend souvent de la nature du travail à effectuer. Contrôler, c'est détenir le pouvoir d'obliger un autre à exercer une certaine activité, à agir de telle ou telle façon, à maintenir une certaine ligne de conduite. Ce pouvoir peut cependant rester général ou, au contraire, s'exercer à un niveau spécifique.

Ainsi, pour ce qui concerne le contrôle que pouvait exercer l'employeur sur le travail de l'employée, selon la preuve, aucune allusion quelconque n'a été faite à ce sujet et madame Parent Raymond semblait faire librement son travail et de la manière qu'elle l'entendait, car madame Pitre travaillait à l'extérieur ainsi que monsieur Gendron.

[14] Dans l'affaire Hennick, la Cour d'appel fédérale avait conclu qu'un professeur de musique à temps partiel était un employé du Royal Conservatory of Music. Les faits de la présente espèce distinguent clairement la situation de l'Alliance de celle du conservatoire. Au conservatoire, les professeurs concluaient un contrat écrit donnant au conservatoire un contrôle quant à savoir quand, où et comment les professeurs travaillaient. La juge Desjardins a dit à la page 3 :

Il est vrai que l'élément contrôle est un peu plus difficile à évaluer dans le cas de spécialistes mais le juge de la Cour de l'impôt a complètement omis de tenir compte du fait que, le 15 janvier 1993, l'intervenant avait avisé l'intimée qu'elle n'avait pas satisfait aux exigences minimums relatives à l'enseignement, stipulées dans la convention collective, et qu'on lui demandait d'accroître sa charge de travail. Le contrat que l'intimée avait passé avec l'intervenant ne précisait pas comment l'intimée devait enseigner, mais cette dernière devait respecter certains paramètres en ce qui concerne le temps, ce qui constituait clairement un contrôle. Le juge de la Cour de l'impôt a commis une erreur en omettant de tenir compte de cet élément de preuve.

[15] Dans le cas de l'Alliance, il n'y avait aucun contrat écrit. Les parties n'agissaient pas de concert. Les professeurs ne se considéraient pas comme étant sous le contrôle de l'Alliance. Ils avaient une expertise et ils donnaient des leçons quand ils le voulaient, là où ils le voulaient et comme ils le voulaient. Il n'y a là aucun contrôle. Il ne s'agit pas d'employés. J'accepte les dépositions des témoins de l'appelante, qui s'exprimaient bien et avec précision. L'intimé n'a présenté aucune preuve. Les dépositions des témoins de l'appelante n'ont pas été contredites. Eu égard à l'ensemble de la preuve et appliquant les critères de la manière prescrite dans l'arrêt Wiebe Door, je conclus que les professeurs n'étaient pas des employés de l'Alliance. Chaque cas doit être examiné en fonction des faits qui lui sont propres, et il faut accorder du poids à ce qui se produisait effectivement, c'est-à-dire à la réalité de la relation existant durant les années en cause, plutôt que de conjecturer sur ce qui aurait pu se produire. Il se peut bien qu'il y ait dans d'autres villes des bureaux de l'Alliance où la relation entre l'Alliance et les professeurs est une relation employeur-employés, mais tel n'est pas le cas à Halifax.

[16] L'appel est accueilli.

Signé à Ottawa, Canada, ce 14e jour de janvier 2000.

“ C.H. McArthur ”

J.C.C.I.

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