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Date: 19980430

Dossier: 98-36-UI

ENTRE :

MOHINDER KAUR MANN,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé.

Motifs du jugement

Le juge Beaubier, C.C.I.

[1] L’appel a été entendu à Penticton (Colombie-Britannique) le 21 avril 1998. Il porte sur un règlement du ministre du Revenu national (le “ ministre ”) daté du 19 décembre 1997. L'appelante a témoigné, de même que sa belle-soeur, Mme Bahniwal. Du 7 août au 18 novembre 1995, période durant laquelle Mme Mann travaillait pour Sukhi Orchards Ltd. (“ Sukhi ”), Mme Bahniwal possédait toutes les actions de Sukhi.

[2] Mme Mann est une immigrante et semble être d'origine sikh ou indienne. Elle travaille comme ouvrière agricole dans des champs de tomates et dans des vergers de la région d'Oliver en Colombie-Britannique depuis dix ans. Elle semble avoir environ 30 ans. La période en question est la seule pendant laquelle elle a travaillé pour sa belle-soeur ou pour Sukhi. J'énonce tous ces faits parce que Mme Mann a une connaissance fort restreinte de l'anglais et que cela influe sur son appel ainsi que sur l'application de l'alinéa 3(2)c) de la Loi sur l'assurance-chômage. Mme Mann a interjeté appel à l’encontre du règlement suivant :

[TRADUCTION]

Revenu Canada

Revenue Canada

Mohinder Kaur Mann Date de mise à la poste

C.P. 1954 Le 19 décembre 1997

Oliver (Colombie-Britannique) L. Callegari

V0H 1T0 Division des appels

Section 430-25

Madame,

La présente se rapporte à la demande que vous avez faite en vue d'obtenir un règlement sur l'assurabilité, aux fins de l'assurance-emploi, de l'emploi que vous exerciez chez Sukhi Orchards Ltd. du 7 août au 18 novembre 1995.

Il a été décidé que cet emploi n'était pas assurable, pour les raisons suivantes :

Vous exerciez un emploi exclu. En effet, il y avait entre Sukhi Orchards Ltd. et vous un lien de dépendance. Le ministre n'est pas convaincu que vous auriez conclu avec Sukhi Orchards Ltd. un contrat de travail à peu près semblable si vous n'aviez pas eu un lien de dépendance.

Si vous ne souscrivez pas à cette décision, vous pouvez en appeler à la Cour canadienne de l'impôt dans les 90 jours de la date à laquelle la présente lettre aura été mise à la poste. Des détails au sujet de la façon d'interjeter appel sont joints aux présentes.

La décision dont fait état cette lettre est rendue conformément à l'article 93 de la Loi sur l'assurance-emploi et est fondée sur l'alinéa 5(2)i) de cette loi.

Veuillez agréer, Madame, l'expression de mes meilleurs sentiments.

“ signature ”

J. Kalla

Directeur adjoint, Appels

Bureau des services de l'impôt de Vancouver

[3] La Loi sur l'assurance-emploi est entrée en vigueur le 30 juin 1996, de sorte que la période d'emploi est assujettie à l'alinéa 3(2)c) de la Loi sur l'assurance-chômage, même si la procédure d'appel est régie par la nouvelle loi.

[4] Mme Mann a témoigné. Elle ne comprend ni n'utilise les tournures idiomatiques, l'argot ou la plupart des mots composés de plusieurs syllabes en anglais. C'est son mari qui a répondu au questionnaire que l'assurance-chômage lui avait envoyée et qui l'a signé. Un tiers a également répondu au questionnaire que Revenu Canada avait envoyé à l'appelante, qu'elle a signé; ce questionnaire n'a pas été produit en preuve. Mme Mann peut suivre les numéros. On ne lui a pas demandé de lire ou d'écrire. Elle a été contre-interrogée et des questions suggestives lui ont été posées, compte tenu des numéros inscrits dans les cases. Elle a répondu d'une façon claire et honnête. Son témoignage est retenu en entier et toute incohérence est attribuée à la confusion plutôt qu'au fait qu'elle s'est montrée évasive ou malhonnête. Cette cour l'a observée à l'audience et conclut qu'elle ne sait ni lire ni écrire en anglais. Or, Mme Mann a communiqué avec l'intimé en anglais. Il ressort des questions que l'avocat de l'intimé a posées à Mme Mann, que personne, pour le compte du gouvernement, ne s'est rendu compte des limites auxquelles Mme Mann faisait face ni du fait que les communications écrites qui avaient été reçues n'avaient pas été rédigées par Mme Mann.

[5] Le règlement du ministre est fondé sur le sous-alinéa 3(2)c)(ii) de la Loi sur l'assurance-chômage. Il est paraphrasé au paragraphe 61) des hypothèses. Le sous-alinéa 3(2)c)(ii) est ainsi libellé :

l'employeur et l'employé, lorsqu'ils sont des personnes liées entre elles, au sens de cette loi, sont réputés ne pas avoir de lien de dépendance si le ministre du Revenu national est convaincu qu'il est raisonnable de conclure, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d'emploi ainsi que la durée, la nature et l'importance du travail accompli, qu'ils auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s'ils n'avaient pas eu un lien de dépendance.

[6] Pour être visée à l'alinéa 3(2)c) de la Loi sur l'assurance-chômage, Mme Mann aurait pu exercer un emploi assurable, mais en raison des circonstances décrites au paragraphe 3(2), son emploi était exclu. Le seul élément de preuve du fondement factuel du règlement dont Mme Mann a interjeté appel figure aux paragraphes 5 et 6 de la réponse, qui sont ainsi libellés :

[TRADUCTION]

5. En réponse à l’appel d’une décision interjeté par l'appelante conformément à l'article 91 de la Loi sur l'assurance-emploi, L.C. 1996, ch. 23, (la “ Loi sur l'A-E ), l'intimé a conclu que pendant la période allant du 7 août au 18 novembre 1995 (la “ période ”), l'appelante n'exerçait pas un emploi assurable chez Sukhi Orchards Ltd. (le “ payeur ”).

6. Pour rendre la décision mentionnée au paragraphe 5 des présentes, l'intimé s'est fondé sur les hypothèses de fait suivantes :

a) le payeur exploite un verger;

b) l'unique actionnaire du payeur est la belle-soeur de l'appelante, Nirmaljeet Bahniwal;

c) durant la période pertinente, les tâches de l'appelante consistaient à cueillir et emballer les fruits et les légumes;

d) l'appelante gagnait huit dollars l'heure, soit le même montant que les autres travailleurs effectuant le même travail;

e) l'appelante a été employée par le payeur durant la période en question aux termes d'un contrat de louage de services;

f) la rémunération de l'appelante pour la période en question s'élevait à 7 654 $;

g) l'appelante n'a été payée pour les services fournis que le 10 décembre 1996, date à laquelle elle a reçu un chèque de 8 500 $;

h) les autres travailleurs n'étaient pas payés régulièrement, mais ils ont tous été payés au complet pour leurs services au plus tard deux mois après que leur emploi eut pris fin;

i) du mois d'août au mois de décembre 1995, il y avait suffisamment d'argent dans le compte bancaire du payeur pour payer le salaire de l'appelante;

j) l'appelante et le payeur sont des personnes liées au sens de la Loi de l'impôt sur le revenu;

k) durant la période pertinente, l'appelante et le payeur avaient entre eux un lien de dépendance;

l) il n'est pas raisonnable de conclure, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d'emploi ainsi que la durée, la nature et l'importance du travail accompli, que l’appelante et le payeur auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s'ils n'avaient pas eu un lien de dépendance.

[7] Toutes les hypothèses figurant aux alinéas 6a) à 6k) inclusivement sont factuelles et exactes. Avant d'examiner la preuve, il faut que cette cour détermine à l'aide de la preuve dont elle dispose si le ministre a eu un comportement capricieux ou arbitraire : voir Ferme Émile Richard et Fils Inc. v. Minister of National Revenue, (1994) 178 N.R. 361 (C.A.F.).

[8] Dans sa réponse, l'intimé déclare se fonder sur l'alinéa 3(2)c). Toutefois, dans les plaidoiries elles-mêmes, il ne soutient pas qu'il a été conclu que l'emploi de Mme Mann était un “ emploi exclu ”. Le paragraphe 5 indique qu'il a été conclu qu'“ elle ” n'exerçait pas un emploi assurable. Dans ces conditions, et compte tenu de l'arrêt The Queen v. Schnurer Estate, (1996) 208 N.R. 339 (C.A.F.), cette cour doit, afin de pouvoir examiner le bien-fondé du règlement pris par le ministre, conclure à l'existence d'une preuve indiquant que le ministre a eu un comportement capricieux ou arbitraire.

[9] Le sous-alinéa 3(2)c)(ii) oblige le ministre à tenir compte de toutes les circonstances de l'emploi, notamment :

1. de la rétribution versée,

2. des modalités d'emploi,

3. de la durée du travail accompli,

4. de la nature et de l'importance du travail accompli.

Ce faisant, le ministre doit être convaincu qu'il est raisonnable de conclure que les personnes en cause auraient conclu entre elles un contrat de travail à peu près semblable si elles n'avaient pas eu un lien de dépendance.

[10] En ce qui concerne les éléments énumérés, la rétribution de Mme Mann (huit dollars l'heure) était la même que celle des autres employés de Sukhi qui travaillaient aux champs. Mme Mann a convenu, comme les autres ouvriers agricoles, d'être rémunérée peu de temps après les récoltes. Cependant, elle a été rémunérée 11 mois après les autres employés de Sukhi. Les modalités d'emploi étaient les mêmes que celles qui s'appliquaient aux autres employés et aux autres personnes travaillant dans l'industrie de la culture fruitière. L'emploi était saisonnier, comme celui des autres employés de Sukhi ou des autres personnes travaillant dans l'industrie. La nature et l'importance du travail accompli étaient les mêmes que celles des autres ouvriers agricoles employés par Sukhi ou des autres personnes travaillant dans l'industrie.

[11] Compte tenu de toutes les circonstances, le ministre doit être convaincu qu'il est raisonnable de conclure qu'ils (c'est-à-dire l'employeur et l'employé) auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable (c'est-à-dire que, au point de vue prospectif, ils auraient tous les deux initialement respecté le contrat de travail) s'ils n'avaient pas eu un lien de dépendance.

[12] Selon la preuve, le contrat de travail qui a été conclu entre Sukhi et Mme Mann, y compris la condition selon laquelle la travailleuse devait être rémunérée peu de temps après la récolte, a également été conclu avec quatre autres employés de Sukhi. Il s'agissait d'un contrat commun dans l'industrie de la culture fruitière de la vallée d'Okanagan, près d'Oliver (Colombie-Britannique), où ce contrat a été conclu.

[13] Mme Mann a été rémunérée environ 11 mois après les autres travailleurs. Elle n'a jamais de nouveau travaillé pour Sukhi, mais elle a travaillé pour d'autres agriculteurs près d'Oliver tant avant qu'après la période en question.

[14] Il est clair que le règlement a été pris compte tenu du fait que Sukhi n'aurait pas rémunéré une personne non liée treize mois après que le travail eut été accompli. Toutefois, c'est ce que Sukhi a fait dans le cas de Mme Mann. Sukhi a payé la travailleuse en retard. Ce n'est pas ce dont les parties au contrat avaient convenu. Sukhi et Mme Mann se sont entendues pour que la travailleuse soit rémunérée, comme les autres employés de Sukhi, environ deux mois après les récoltes.

[15] Le ministre a agi d'une façon arbitraire en omettant d'examiner le contrat que Sukhi avait conclu avec Mme Mann. Il a plutôt examiné ce qu'une partie (Sukhi) avait fait lorsqu'elle avait violé le contrat en tardant à payer Mme Mann après la récolte.

[16] Cela étant, la Cour conclut qu'elle a le droit d'examiner le bien-fondé du règlement du ministre.

[17] Le seul fait qui, selon le ministre, était différent de ceux qui s'appliquaient au contrat que Sukhi et les autres agriculteurs de la région d'Oliver concluaient habituellement avec les ouvriers agricoles était qu'on avait tardé à payer Mme Mann et que le paiement tardif s'élevait à plus de 8 500 $.

[18] Mme Mann a déclaré qu'elle avait souvent téléphoné à l'employeur pour demander à être payée. Elle a affirmé que le montant supplémentaire qu'elle avait reçu représentait les intérêts. La Cour la croit. Mme Mann est une ouvrière agricole illettrée. La belle-soeur de Mme Mann, Mme Bahniwal, a témoigné. Elle a déclaré que Sukhi avait l'argent nécessaire pour payer Mme Mann, mais qu'elle s'en servait comme réserve de façon que sa famille puisse aller passer quelques mois en Inde après la récolte. Par la suite, Sukhi a utilisé cet argent comme réserve à des fins agricoles. Sukhi croyait de toute évidence qu'elle pouvait payer Mme Mann lorsque cela lui plairait. Sukhi traitait Mme Mann comme une pauvre parente qui devait se plier aux quatre volontés de Mme Bahniwal. Cette conclusion est étayée par le fait que Sukhi a tardé à payer Mme Mann et par le fait que Mme Mann n'a jamais travaillé de nouveau pour Sukhi. Le ministre a omis de tenir compte du contrat de travail de Mme Mann, et il ne s'est pas suffisamment renseigné pour découvrir les limites de Mme Mann en anglais ou pour découvrir que les communications écrites qu'il avait reçues n'avaient pas été rédigées par Mme Mann.

[19] Le contrat que les personnes en cause ont conclu était à peu près semblable au contrat de travail qu'elles auraient conclu entre elles si elles n'avaient pas eu un lien de dépendance. Cependant, Sukhi et Mme Bahniwal ont profité de Mme Mann et ont abusé de sa bonne foi en lui versant son salaire 11 mois en retard.

[20] L'appel est accueilli.

Signé à Ottawa, Canada, ce 30e jour d'avril 1998.

D. W. Beaubier

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 7e jour de décembre 1998.

Philippe Ducharme, réviseur

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