Date: 19990927
Dossier: 98-2389-IT-I; 98-2390-IT-I; 98-2391-IT-I; 98-2392-IT-I
ENTRE :
YVES BILODEAU, LUC BRASSARD, SERGE MARTEL, GASTON TREMBLAY,
appelants,
et
SA MAJESTÉ LA REINE,
intimée.
Motifs du jugement
La juge Lamarre, C.C.I.
[1] Ces appels ont été entendus sur preuve commune selon la procédure informelle. Il s'agit d'appels de cotisations établies par le ministre du Revenu national ( « Ministre » ) en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu ( « Loi » ) par lesquelles le Ministre a refusé à chacun des appelants une perte au titre d'un placement d'entreprise au cours de l'année d'imposition 1992. La perte subie s'élève à 4 608 $ pour Yves Bilodeau, à 5 625 $ pour Luc Brassard, à 5 543 $ pour Serge Martel et à 10 080 $ pour Gaston Tremblay. Le Ministre a plutôt considéré comme une perte en capital la portion admissible de ces pertes, soit 3 456 $ pour Yves Bilodeau, 4 219 $ pour Luc Brassard, 4 157 $ pour Serge Martel et 7 560 $ pour Gaston Tremblay.
[2] Ces pertes ont été subies par chacun des appelants alors qu'ils étaient membres de la Coopérative de travailleurs du Royaume ( « Coop » ). Chaque appelant avait souscrit à des parts sociales et des parts privilégiées de la Coop pour le montant de leur perte respective.
[3] La totalité ou presque de la juste valeur marchande des éléments d'actifs de la Coop était attribuable à des placements constitués d'actions de la société Normick Chambord Inc. ( « Chambord » ). Cette société avait été constituée en 1987 afin d'exploiter une usine de panneaux gaufrés au Lac St-Jean, P.Q. Les actions de Chambord étaient détenues de la façon suivante au cours de l'année 1992 :
i. La Banque Nationale du Canada ( « B.N.C. » ) détenait 1.5% des actions ordinaires de Chambord (135 000 actions).
ii. Normick Perron Inc., ( « Perron » ) une société publique, détenait 49.5% des actions ordinaires de Chambord (4 455 000 actions).
iii. Divers syndicats et coopératives de travailleurs dont la Coop détenaient séparément, 49% des actions ordinaires de Chambord (4 410 000 actions).
[4] La Coop a fait cession de ses biens le 3 mars 1992 et Chambord a également fait cession de ses biens le 7 décembre 1992. C'est pour cette raison que les appelants ont déclaré une perte au titre d'un placement d'entreprise en regard de leur participation respective dans la Coop.
[5] Pour avoir droit à une telle perte, les appelants doivent aux termes du sous-alinéa 39(1)c)(ii) de la Loi telle qu'applicable en 1992, démontrer que la perte résulte de la disposition d'actions du capital-actions d'une corporation exploitant une petite entreprise. Les parties s'entendent sur l'unique question en litige. Il s'agit de déterminer si Chambord était en 1992 une corporation exploitant une petite entreprise. Le paragraphe 248(1) tel qu'il se lisait en 1992, définit une telle corporation de la façon suivante :
« corporation exploitant une petite entreprise » S'entend, sous réserve du paragraphe 110.6(15), d'une corporation privée dont le contrôle est canadien et dont la totalité, ou presque, de la juste valeur marchande des éléments d'actif est attribuable, à une date donnée, à des éléments qui sont :
a) soit utilisés principalement dans une entreprise que la corporation ou une corporation liée à celle-ci exploite activement principalement au Canada;
b) soit constitués d'actions du capital-actions ou de dettes d'une ou de plusieurs corporations exploitant une petite entreprise rattachées à la corporation à la date donnée (au sens du paragraphe 186(4) selon l'hypothèse que les corporations exploitant une petite entreprise sont, à cette date, des corporations payantes au sens du même paragraphe);
c) soit visés aux alinéas a) et b);
pour l'application de l'alinéa 39(1)c), est une corporation exploitant une petite entreprise la corporation qui était une telle corporation à un moment de la période de douze mois précédant la date donnée; par ailleurs, pour l'application de la présente définition, la juste valeur marchande d'un compte de stabilisation du revenu net est réputée nulle; [Je souligne]
[6] En 1992, une corporation privée était définie comme suit à l'alinéa 89(1)f) de la Loi :
f) « corporation privée » s'entend d'une corporation qui, à une date donnée, réside au Canada, n'est pas une corporation publique et n'est pas contrôlée par une ou plusieurs corporations publiques (sauf des corporations à capital de risque prescrites) ou sociétés d'État prévues par règlement, ou par l'une et l'autre de celles-ci; il est entendu qu'afin de déterminer, à une date donnée, quand une corporation est devenue une corporation privée pour la dernière fois :
(i) une corporation qui était une corporation privée au début de son année d'imposition 1972 et qui l'a été continuellement par la suite jusqu'à la date donnée, est réputée être devenue une corporation privée pour la dernière fois à la fin de son année d'imposition 1971, et
(ii) une corporation constituée postérieurement à 1971 et qui était une corporation privée à la date de sa constitution en corporation et qui l'a continuellement été par la suite jusqu'à la date donnée, est réputée être devenue une corporation privée pour la dernière fois immédiatement avant la date de sa constitution en corporation; [Je souligne]
[7] La seule question que je dois trancher est celle de savoir si Chambord était en 1992 une corporation privée au sens de la Loi et pour ce faire, je dois déterminer si elle était contrôlée par une ou plusieurs corporations publiques.
[8] En l'absence de définitions statutaires, les tribunaux ont traditionnellement établi que le terme « contrôle » signifie le contrôle « de jure » et non le contrôle « de facto » . C'est ce que dit le président Jackett de la Cour de l'Échiquier dans l'affaire Buckerfield's Ltd. et al. v. M.N.R., 64 DTC 5301 à la p. 5303. Ses propos ont été repris par la Cour Suprême du Canada dans Duha Printers (Western) Ltd. v. R., [1998] 1 R.C.S. 795 à la p. 815 :
A. Le « contrôle » d'une société
Il est bien reconnu que, sous le régime de la Loi de l'impôt sur le revenu, le « contrôle » d'une société s'entend normalement du contrôle de jure et non pas du contrôle de facto. Notre Cour a cité et approuvé à maintes reprises le critère suivant, énoncé par le président Jackett dans Buckerfield's, précité, à la p. 507:
[TRADUCTION] On pourrait sans doute adopter de nombreuses méthodes pour la définition du mot « contrôle » figurant dans un texte tel que la Loi de l'impôt sur le revenu. Il pourrait par exemple s'agir du contrôle exercé par les « dirigeants » , lorsque les dirigeants et le conseil d'administration sont distincts, ou il pourrait s'agir du contrôle exercé par le conseil d'administration. [...] Le mot « contrôle » pourrait peut-être s'entendre du contrôle de fait exercé par un ou plusieurs actionnaires, qu'ils détiennent ou non la majorité des actions. Je suis d'avis cependant que, dans l'article 39 de la Loi de l'impôt sur le revenu [l'ancien article traitant des sociétés associées], le mot « contrôlées » évoque le droit de contrôle auquel donne lieu le fait de détenir un nombre d'actions tel qu'il confère la majorité des voix à leur détenteur dans l'élection du conseil d'administration. [Souligné dans le texte original]
Les arrêts dans lesquels notre Cour a appliqué le critère qui précède sont notamment Dworkin Furs, précité [Minister of National Revenue v. Dworkin Furs (Pembroke) Ltd., [1967] R.C.S. 223] et Vina-Rug (Canada) Ltd. c. Minister of National Revenue, [1968] R.C.S. 193.
[9] C'est d'ailleurs la position que semble avoir adoptée le législateur lorsqu'il a amendé la définition de corporation privée en 1988 pour introduire celle qui est applicable à l'année en litige. En effet, si l'on réfère aux notes techniques explicatives de la Loi, consolidées en 1992, 4e édition, il est dit ceci sur l'alinéa 89(1)f) :
L'alinéa 89(1)f) définit une « corporation privée » . D'après cette définition, une corporation contrôlée, directement ou indirectement, de quelque façon que ce soit, par une ou plusieurs corporations publiques n'est pas une corporation privée. On modifie cette définition pour les années d'imposition commençant après 1988 en éliminant les termes « directement ou indirectement, de quelque façon que ce soit » . Ce changement, qui fait suite à l'instauration du nouveau paragraphe 256(5.1), permet de s'assurer que les dispositions de ce paragraphe, relatives au contrôle de fait, ne s'appliquent pas pour déterminer si une corporation est une corporation privée.
[10] Quant à la façon de déterminer le contrôle de jure, la Cour suprême du Canada dans l'affaire Duha Printers a repris le test du contrôle de jure tel qu'établi dans Buckerfield's, précité, tout en élargissant les facteurs à analyser pour déterminer si un tel contrôle existe. Ces facteurs se limitent toutefois aux documents internes de la corporation, tels le registre des actionnaires, les règlements de la corporation, les statuts constitutifs incluant les conventions d'actionnaires.
[11] Je suis d'accord avec l'avocate de l'intimée que l'état du droit actuel n'exige pas, pour conclure qu'une corporation est contrôlée par plusieurs sociétés publiques, que celles-ci doivent agir de concert. Ce qui importe c'est le contrôle conféré par la majorité des voix dans la corporation, lequel se traduit par la capacité d'élire les administrateurs au conseil d'administration de cette dernière.
[12] Dans la présente affaire, les deux sociétés publiques (Perron et B.N.C.) détenaient suffisamment d'actions (51 pour cent au total) pour leur donner la majorité des voix dans Chambord. Les statuts constitutifs de Chambord ne prévoient rien qui pourrait atténuer le droit de vote des détenteurs d'actions avec droit de vote (les actions privilégiées ne comportent pas de droit de vote). Par ailleurs, les règlements de la corporation n'ont pas été déposés en preuve et il ne semble pas qu'il n'y ait eu de convention d'actionnaires.
[13] L'avocat de l'appelant a fait témoigner monsieur Van De Voorde au nom de la B.N.C. Celui-ci est venu dire que la banque avait financé Chambord pour 35 millions de dollars et avait acheté 1,5 pour cent des actions ordinaires de Chambord pour 200 000 $. Selon monsieur Van De Voorde, la banque gardait des intérêts dans Chambord surtout à titre de créancier et n'avait aucune entente avec Perron quant au droit de vote. Selon lui, la banque avait une influence minime au niveau du vote.
[14] A mon avis, le témoignage de monsieur Van De Voorde, n'est pas pertinent. Ce qui importe, c'est la capacité pour la B.N.C. et Perron d'exercer un contrôle en ayant le pouvoir d'élire la majorité des administrateurs au conseil d'administration de Chambord.
[15] Je ne suis pas d'accord avec l'avocat de l'appelant qui soutient que le contrôle de jure dans le cas présent exige des alliances entre les différents actionnaires. L'avocat de l'appelant confond ici le contrôle de facto et le contrôle effectif.
[16] Les propos de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Duha Printers, précité, sous la plume du juge Iacobucci résument bien cette différence aux pp. 815-816 :
Ainsi, le contrôle de jure est devenu la norme canadienne, et le critère généralement admis à cet égard consiste à se demander si la partie qui détient le contrôle a, en vertu des actions qu'elle possède, la capacité d'élire la majorité des membres du conseil d'administration. Toutefois, il faut reconnaître, au départ, que ce critère est vraiment une tentative de vérifier qui exerce un contrôle effectif sur les affaires et les destinées de la société. Autrement dit, bien que les administrateurs aient généralement, en vertu de la loi qui régit la société, le droit explicite de gérer la société, l'actionnaire majoritaire exerce indirectement ce contrôle en raison de sa capacité d'élire le conseil d'administration. Ainsi, c'est en réalité l'actionnaire majoritaire, et non pas les administrateurs eux-mêmes, qui exerce un contrôle effectif sur la société. Le président Jackett a reconnu expressément cela en énonçant le critère de l'arrêt Buckerfield's. En fait, la source invoquée à l'appui de ce critère est l'opinion incidente suivante que le lord chancelier, le vicomte Simon, a exprimée dans British American Tobacco Co. c. Inland Revenue Commissioners, [1943] 1 All E.R. 13, à la p. 15 :
[TRADUCTION] Les détenteurs de la majorité des voix dans une société sont ceux qui exercent un contrôle effectif sur ses affaires et ses destinées. [Souligné dans le texte original]
...
... le critère du contrôle de jure est principalement axé sur la question de savoir quel actionnaire ou quels actionnaires ont les droits de vote requis pour élire la majorité des administrateurs. Ce critère n'exige pas et ne permet pas non plus d'examiner si un administrateur donné est le candidat d'un actionnaire, ou encore s'il existe un lien ou une allégeance entre les administrateurs et les actionnaires. [Je souligne]
[17] Par ailleurs, le juge Linden de la Cour d'appel fédérale du Canada disait ceci dans l'affaire Canada c. Duha Printers (Western) Ltd. (C.A.), [1996] A.C.F. 738, à la p. 25 :
La Cour a reconnu ici que des actionnaires qui se regroupent et qui sont en état d'exercer ensemble un contrôle majoritaire sont rattachés par un "lien suffisant" aux fins du critère du contrôle de jure et qu'ils contrôlent donc juridiquement la société. Il n'est pas absolument nécessaire qu'un groupe de cette nature exerce effectivement un contrôle. Il suffira plutôt que les actionnaires visés soient "en état d'exercer un contrôle".
[18] Le juge Linden reprenait en ce sens les propos du juge Abbott de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Vina-Rug (Can.) Ltd, précité, alors que la Cour suprême devait déterminer si deux corporations étaient contrôlées par une seule personne ou un groupe de personnes aux fins de déterminer si elles étaient associées au sens de l'ancien alinéa 39(4)b) de la Loi. Le juge Abbott s'exprimait ainsi à la p. 197 :
... Moreover, in determining de jure control more than one group of persons can be aptly described as a "group of persons" within the meaning of Section 39(4)(b). In my view, it is immaterial whether or not other combinations of shareholders may own a majority of voting shares in either company, provided each combination is in a position to control at least a majority of votes to be cast at a general meeting of shareholders.
[19] Dans le cas présent, il n'était donc pas nécessaire que les deux sociétés publiques (B.N.C. et Perron) se regroupent, agissent ensemble ou forment des alliances pour exercer le contrôle de jure. Ce qui importe, c'est qu'à elles deux, elles détenaient la majorité des actions de Chambord leur donnant les droits de vote requis pour élire la majorité des administrateurs.
[20] A mon avis, l'état du droit est suffisamment clair pour conclure que Chambord était contrôlée par deux corporations publiques et par le fait même ne se qualifiait pas comme une corporation privée au sens de la Loi. N'étant pas une corporation privée, Chambord ne se qualifiait pas en 1992 comme une corporation exploitant une petite entreprise.
[21] La perte subie par chacun des appelants ne constitue donc pas une perte au titre d'un placement d'entreprise mais une perte en capital.
[22] Les appels sont rejetés.
Signé à Ottawa, Canada, ce 27e jour de septembre 1999.
« Lucie Lamarre »
J.C.C.I.