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Date: 19990115

Dossier: 97-1467-UI

ENTRE :

ROXBORO EXCAVATION INC.,

appelante,

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL,

intimé,

et

DANIEL THÉORÊT, MICHEL THÉORÊT, RAYNALD THÉORÊT, ROGER THÉORÊT, YVON THÉORÊT,

intervenants.

Appel entendu le 2 juillet 1998 à Montréal (Québec) par l’honorable juge Alain Tardif

Motifs du jugement

Le juge Tardif, C.C.I.

[1] Il s'agit d'un appel d'une décision en date du 7 mai 1997. En vertu de cette décision, l'intimé informait l'appelante et les intervenants Michel Théorêt, Daniel Théorêt, Raynald Théorêt, Roger Théorêt et Yvon Théorêt que ces derniers avaient exercé des emplois assurables au cours de l'année 1996, alors qu'ils recevaient une rémunération de l'appelante faisant affaires sous le nom et raison sociale de “Roxboro Excavation Inc.” (ci-après appelée “Roxboro”).

[2] Seul l’intervenant, M. Yvon Théorêt, a témoigné au soutien de l'appel. Ce dernier, selon le procureur de la compagnie, était la personne la mieux et la plus qualifiée de tous les intervenants pour la description des faits ayant trait au travail que lui et ses frères exécutaient.

[3] M. Denis Couture, en sa qualité de contrôleur de la compagnie, a aussi témoigné au soutien de l'appel.

[4] La preuve a démontré que la compagnie Roxboro avait principalement deux vocations : l'excavation industrielle et commerciale et le déneigement durant la période hivernale.

[5] Fondée au mois d'avril 1972 par le père des frères Théorêt, la compagnie avait graduellement transféré son capital-actions aux frères Théorêt jusqu'à ce qu'ils détiennent chacun 20 % du capital-actions de la compagnie.

[6] À la fin de l'année 1996, des modifications majeures sont intervenues, les frères Théorêt ayant décidé de réorganiser la structure corporative de la famille.

[7] La preuve a néanmoins démontré que la compagnie Roxboro était demeurée la principale entité corporative au centre du regroupement de plusieurs autres compagnies dirigées par la compagnie 9045-1410 Québec Inc,. constituée le 23 décembre 1996. D'ailleurs, la compagnie Roxboro générait une très grande majorité des activités économiques du groupe de compagnies et de ce fait la plupart des revenus.

[8] Il a été établi que chacun des frères Théorêt avait une responsabilité précise et définie au sein de la compagnie Roxboro. Chacun des intervenants y consacrait la majeure partie de sa disponibilité, étant aussi marginalement impliqué dans la bonne marche des autres compagnies.

[9] À l'intérieur de leurs responsabilités respectives, les frères Théorêt étaient assez autonomes et dirigeaient assez librement leur domaine d'activités propres. Ils n'avaient pas à demander de permission pour décider de leur période de vacances; ils pouvaient s'absenter sans avoir de compte à rendre à qui que ce soit. Ils recevaient chacun sensiblement le même salaire dont une partie était payée par chèque hebdomadaire d'un montant égal et consécutif; l'autre partie de la rémunération était payée au moyen d'un bonus dont le montant variait en fonction de la performance financière de la compagnie Roxboro et/ou des autres compagnies.

[10] Lors des périodes de pointe, la compagnie avait à son emploi jusqu'à 110 employés selon les saisons et activités économiques. Les cinq frères Théorêt dirigeaient la compagnie avec la collaboration d'un surintendant, d'un contrôleur et de divers contremaîtres.

[11] Le contrôleur recevait en 1996 un salaire hebdomadaire de 770 $ brut, soit un salaire annuel de plus de 40 000 $. Quant au surintendant, il touchait un salaire de 1 100 $ brut par semaine ou près de 60 000 $ annuellement. Certains employés, aux dires du contrôleur, ont pu toucher des salaires variant entre 50 000 $ et 60 000 $ en fonction du surtemps effectué.

[12] M. Yvon Théorêt a expliqué que chacun des frères avait dû cautionner à la banque jusqu'à concurrence de 30 000 $ et ce, d'une façon non conjointe ni solidaire. Il a aussi mentionné que la compagnie d'assurance, qui assumait les cautionnements exigés pour la réalisation de certains contrats au-dessus de 4 millions, avait modifié ses exigences suite au contrat du Marché central. Par la suite, et encore aujourd'hui, la caution personnelle des cinq frères était requise et cela, à compter du premier dollar, augmentant ainsi considérablement les risques pour les signataires Théorêt.

[13] Il a été fait état des conséquences difficiles et pénibles du contrat du Marché central où la compagnie avait dû supporter pour au-delà de 2 millions de travaux exécutés mais non payés. Il s'agissait d'un méga-projet duquel découlèrent plusieurs litiges. Cette année-là, les bonis furent substantiellement moindres et deux des frères, selon le contrôleur, ont dû attendre quelques mois avant de recevoir leur paye hebdomadaire.

[14] Cette diminution des traitements ressort clairement des tableaux préparés par le contrôleur de la compagnie (voir Pièce A-4).

Analyse

[15] Le Ministre du Revenu National (le “Ministre”) soutient que les frères Théorêt exécutaient leur travail et assumaient leurs responsabilités respectives, pour le compte et bénéfice de la compagnie Roxboro, dans le cadre d'un contrat de louage de services. Pour soutenir le bien fondé de sa détermination, l'intimé se réfère aux divers critères édictés par la jurisprudence dont notamment dans les affaires Montreal v. Montreal Locomotive Works Ltd. et al., [1947] 1 D.L.R. 161, 169-70 et Wiebe Door Services Ltd. c. M.R.N. [1986] 3 C.F. 553.

[16] L'intimé a prétendu que les frères Théorêt n'exploitaient pas leur propre entreprise et qu'ils étaient, de ce fait, ou par voie de conséquence, les employés de l'entreprise qui leur versait un salaire.

[17] La preuve a clairement démontré que les frères Théorêt exécutaient un véritable travail pour le compte et bénéfice de la compagnie appelante et qu'ils recevaient une réelle rémunération pour le travail exécuté; d'ailleurs ces deux éléments importants n'ont fait l'objet d'aucune contestation.

[18] La pierre angulaire de ce dossier est essentiellement de savoir s'il existait en 1996, un lien de subordination entre la compagnie qui payait la rémunération et les intervenants. En d'autres termes, la compagnie avait-elle le pouvoir de contrôler et d'intervenir sur le travail exécuté par les frères Théorêt?

[19] À cet égard, je crois important de rappeler que les tribunaux ont souvent répété qu'il n'était pas obligatoire ou nécessaire que le pouvoir de contrôler se soit manifesté dans les faits; en d'autres termes, un employeur qui n'exerce pas son droit de contrôle ne perd pas pour autant ce pouvoir tout à fait essentiel pour l'existence d'un contrat de louage de services.

[20] Le pouvoir de contrôle ou le droit d'intervention sur l'exécution d'un travail s'avère être la principale constituante du lien de subordination à l'origine d'un véritable contrat de louage de services.

[21] L'évaluation de la présence ou non d'un lien de subordination est un exercice difficile lorsque les personnes détenant l’autorité découlant de leur statut d'actionnaires et/ou d'administrateurs sont les mêmes personnes physiques qui, pour un travail donné, sont assujetties au pouvoir de contrôle ou à l'autorité. Exprimé différemment, il est pénible de faire une démarcation lorsqu'une personne est salariée et en partie patron en même temps.

[22] Il est alors essentiel de faire une distinction très nette entre les faits et gestes exécutés ès-qualité d'actionnaires et/ou d'administrateurs et ceux effectués à titre de travailleurs ou d'exécutants. En l'espèce, cette démarcation est particulièrement importante.

[23] Bien que la jurisprudence ait identifié quatre critères pour faciliter la qualification d'un contrat de travail, le critère relatif au pouvoir de contrôle est le plus important; il est même essentiel.

[24] En effet, il ne peut y avoir de contrat de louage de services sans l'existence de ce pouvoir de contrôler l'exécutant du travail pour lequel ce dernier reçoit une rémunération. Cela sous-entend évidemment qu'il s'agit d'un véritable travail.

[25] Ce pouvoir de contrôler l'exécution du travail est à l'origine du lien de subordination tout à fait fondamental pour l'existence d'un contrat de louage de services au sens de la Loi sur l'assurance-chômage.

[26] En l'espèce la compagnie Roxboro avait-elle le pouvoir de contrôler le travail que les intervenants exécutaient pour elle? La preuve a-t-elle démontré de façon prépondérante l'existence d'un tel pouvoir de contrôle? Le pouvoir de contrôle pouvait-il s’exercer?

[27] La preuve a démontré que chacun des intervenants Théorêt disposait d'autorité et d'autonomie, ayant même carte blanche pour l'exécution du travail dont il avait la responsabilité. La preuve a aussi établi que les décisions se prenaient de façon informelle, dans la collégialité et le consensus.

[28] Y avait-il un lien de subordination entre les intervenants et la compagnie dans et pour l'exercice du travail qu'ils accomplissaient à l'intérieur de leur mission respective? Je crois que la compagnie, qui chapeautait le travail exécuté par les frères Théorêt, avait pleinement le droit et le pouvoir d'intervention. Le fait que la compagnie n'ait pas exercé ce pouvoir de contrôle et le fait que ceux qui exécutaient et réalisaient le travail ne se croient pas assujettis à un tel pouvoir de contrôle et ne se sentent pas subordonnés dans et lors de l'exécution de leur travail n'ont pas pour effet de faire disparaître, réduire ou limiter le pouvoir d'intervention.

[29] Certes certains faits, peu explicites, tel le retard au niveau des salaires pour les deux jeunes frères Théorêt, militent pour l'existence d'un traitement particulier dû à la réalité familiale. Je ne crois cependant pas que cela soit suffisant pour disqualifier les personnes concernées. Il s'agissait là d'une collaboration généreuse commandée par l'intérêt de leur qualité d'actionnaires.

[30] Je ne crois pas qu'il soit objectivement raisonnable d'exiger une rupture totale et absolue entre les responsabilités découlant du statut d'actionnaires et celles découlant du statut de travailleurs. Le cumul des deux chapeaux crée normalement, ce qui est tout à fait légitime, une plus grande tolérance, flexibilité dans les rapports découlant des deux fonctions. L'amalgamation des deux tâches génère cependant des effets qui sont souvent contraires aux exigences d'un véritable contrat de louage de services.

[31] En l'espèce, le fait que l'autorité ne semblait pas opposable aux frères Théorêt et le fait que les décisions ayant trait à la compagnie étaient prises dans le consensualisme et la collégialité n'enlevaient pas pour autant à la compagnie son autorité sur le travail exécuté par les intervenants. La preuve n’a pas démontré que la compagnie avait renoncé à son pouvoir d’intervention ou que ce droit avait été soit réduit, soit limité ou même annulé.

[32] D'ailleurs, l'exemple que M. Yvon Théorêt a donné est assez éloquent: il a indiqué que l'un des frères avait dû prendre des vacances forcées pour réfléchir et finalement revenir et accepter l'orientation de la majorité. La notion d'autorité est également apparue quand il a indiqué que l'un des frères s'absentait pour pratiquer son sport favori, ce qui avait pour effet de créer certaines tensions chez ceux qui étaient plus assidus pour l’exercice de leur mission respective.

[33] Le procureur des appelants a aussi soutenu que les emplois des appelants devaient être exclus des emplois assurables sur la base des exclusions prévues par l'article 3(2)c) qui se lit comme suit :

(2) Les emplois exclus sont les suivants

..

c) sous réserve de l'alinéa d), tout emploi lorsque l'employeur et l'employé ont entre eux un lien de dépendance, pour l'application du présent alinéa :

(i) la question de savoir si des personnes ont entre elles un lien de dépendance étant déterminée en conformité avec la Loi de l'impôt sur le revenu,

(ii) l'employeur et l'employé, lorsqu'ils sont des personnes liées entre elles, au sens de cette loi, étant réputés ne pas avoir de lien de dépendance si le ministre du Revenu national est convaincu qu'il est raisonnable de conclure, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d'emploi ainsi que la durée, la nature et l'importance du travail accompli, qu'ils auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s'ils n'avaient pas eu un lien de dépendance;

[34] Je ne retiens pas cet argument puisque l'exclusion prévoit l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire qui commande l'analyse des modalités entourant l'exécution du travail litigieux. Or le lien de dépendance est réputé non existant si le ministre du Revenu national est convaincu qu'il est raisonnable de conclure, compte tenu de toutes les circonstances, notamment la rétribution versée, les modalités d'emploi ainsi que la durée, la nature et l'importance du travail accompli, qu'ils auraient conclu entre eux un contrat de travail à peu près semblable s'ils n'avaient pas eu un lien de dépendance.

[35] En l'espèce toutes les circonstances et les modalités de l'emploi militent pour l'existence d'un véritable contrat de louage de services aucunement affecté par le lien de dépendance; en d'autres termes, la compagnie n'a attribué aucun avantage ou bénéfice qu'elle n'aurait pas alloué à des actionnaires sans lien. Inversement, les frères Théorêt n'ont pas été pénalisés à cause de leur statut familial.

[36] La prépondérance de la preuve est à l'effet que les frères Théorêt étaient préoccupés par les intérêts de la compagnie; ils étaient solidaires, déterminés à tout mettre en oeuvre pour maintenir la santé financière de cette dernière. En quoi et comment le fait d'avoir été des frères a modifié ou altéré leurs relations avec la compagnie? Il n'y a pas eu de preuve à cet effet.

[37] Certes, ils ont été de grands collaborateurs, certes ils ont dû supporter un poids financier imposant à cause de leur cautionnement individuel, certes ils n'ont pas été à l'abri des conséquences de certains contrats difficiles; je ne crois pas toutefois et si ce fut le cas la preuve ne l'a pas démontré, que le lien familial ait été à l'origine de ces inconvénients et, dans d'autres circonstances, d'avantages. Leur statut d'actionnaire explique plutôt cetaines différences, qui ne sont d'ailleurs pas importantes au point de vicier les composantes fondamentales et essentielles à l'existence d'un véritable contrat de louage de services.

[38] D'ailleurs, il est assez fréquent de voir des co-actionnaires qui, de par leur statut, s'auto-disciplinent pour l'intérêt de la compagnie dans laquelle ils sont actionnaires.

[39] Il n'est pas facile de faire une démarcation de tous les faits et gestes exécutés lorsqu'une même personne a deux statuts au sein de la même compagnie. Chaque dossier est un cas d'espèce d'une part, et d'autre part, il s'agit d'évaluer, d'apprécier et d'analyser si les empiètements des pouvoirs découlant du statut d'actionnaire ont altéré de façon significative les éléments essentiels à la formation du contrat de louage de services.

[40] En l'espèce, je ne crois pas que le lien familial ait influencé ou façonné les modalités d'exécution du travail des frères Théorêt au point de disqualifier les composantes à l'origine du contrat de louage de services. Les frères Théorêt ont exécuté un travail. Ils ont reçu une juste et raisonnable rémunération pour le travail exécuté, lequel a été assujetti au pouvoir réel de contrôle de la compagnie.

[41] Pour ces raisons, je rejette l'appel en ce que le travail exécuté par l'appelant et les intervenants, Daniel Théorêt, Michel Théorêt, Raynald Théorêt, Roger Théorêt et Yvon Théorêt, au cours de l'année 1996, constituait un contrat de louage de services au sens de la Loi sur l'assurance-chômage.

Signé à Ottawa, Canada ce 15e jour de janvier 1999.

“ Alain Tardif ”

J.C.C.I.

Pièce A-4

[Omise]

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