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Dossier : 2013-3902(IT)G

ENTRE :

THE ARMOUR GROUP LIMITED,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Appel entendu les 5 et 6 avril 2016, à Halifax (Nouvelle‑Écosse)

Devant : L’honorable juge B. Paris


Comparutions :

Avocats de l’appelante :

Me Bruce S. Russell, c.r.

Me Virginia Jones

Avocat de l’intimée :

Me David I. Besler

 

JUGEMENT

L’appel interjeté à l’encontre de la nouvelle cotisation établie au titre de la Loi de l’impôt sur le revenu pour l’année d’imposition 2003 est rejeté avec dépens entre parties en faveur de l’intimée, conformément aux motifs du jugement ci‑joints.

Signé à Vancouver, Canada, ce 24e jour d’avril 2017.

« B. Paris »

Le juge Paris

Traduction certifiée conforme

ce 28e jour de juin 2018.

Mario Lagacé, jurilinguiste


Référence : 2017 CCI 65

Date : 20170424

Dossier : 2013-3902(IT)G

ENTRE :

THE ARMOUR GROUP LIMITED,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.


[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge Paris

[1]  La Cour est saisie d’un appel interjeté à l’encontre d’une nouvelle cotisation pour l’année d’imposition de l’appelante se terminant le 31 décembre 2003, par laquelle le ministre du Revenu national (le « ministre ») a refusé la déduction de 2,24 millions de dollars déclarée par l’appelante pour des frais d’annulation de bail.

[2]  L’appelante est une société d’investissement et une société immobilière ayant son principal lieu d’affaires à Halifax, en Nouvelle-Écosse. Les opérations à l’origine de la demande de déduction de l’appelante ont été menées par Founders Square Limited (« FSL »), une filiale à cent pour cent de l’appelante. FSL agit à titre de nue-fiduciaire et détient tous ses éléments d’actif au profit de l’appelante. Toutes les opérations pertinentes effectuées par FSL ont donc été consignées dans les déclarations de revenus de l’appelante.

[3]  Le ministre a établi une nouvelle cotisation à l’égard de l’appelante au motif que FSL n’avait pas payé de frais d’annulation de bail de 2,24 millions de dollars en 2003. Le ministre considérait que FSL avait payé ce montant pour acquérir une participation dans des biens immobiliers et l’a, par conséquent, présenté à titre de capital, dont la déduction est interdite aux termes de l’alinéa 18(1)b) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi »).

[4]  La question à trancher dans le présent appel consiste donc à déterminer si le montant de 2,24 millions de dollars est déductible par l’appelante dans le calcul de son revenu d’entreprise pour son année d’imposition 2003.

[5]  Si je conclus que le montant n’est pas une dépense en capital, l’intimée dit que, subsidiairement, le montant de 2,24 millions de dollars était un paiement anticipé de loyer dont la déduction est interdite au titre du paragraphe 18(9) de la Loi.

[6]  L’appelante a appelé un témoin à l’audition de l’appel : M. Douglas MacIssac, président de l’appelante depuis 1995 et son directeur financier depuis 2009.

Faits

[7]  Au cours des années 1970, la province de la Nouvelle-Écosse (« la province ») a acquis certains terrains et bâtiments historiques situés au centre‑ville de Halifax. Ce bien était connu sous le nom de Founders Square.

[8]  En 1983, FSL a conclu une convention à fin de bail visant la location à long terme de Founders Square auprès de la province et le réaménagement du bien en vue de l’utiliser comme locaux de bureaux. La convention entre FSL et la province comportait les éléments suivants :

-  la province serait la propriétaire du terrain, des bâtiments historiques et de tout nouveau bâtiment construit sur le terrain (ensemble « le bien »);

-  la province conclurait un bail foncier du bien avec FSL jusqu’en 2064. Le loyer payable par FSL serait de 100 000 $ par année pour les 10 premières années et un pourcentage du revenu brut pour les 70 années restantes de la durée du bail;

-  la province aurait un intérêt réversif à l’égard du bien qui se concrétiserait en 2064;

-  FSL construirait un nouvel aménagement sur le site qui, combiné avec les bâtiments existants, comprendrait une superficie louable totale de 200 600 pieds carrés;

-  la province louerait 50 000 pieds carrés de locaux de bureaux auprès de FSL pour une période de 30 ans.

[9]  En juillet 1984, le bail foncier a été signé entre la province et FSL, reflétant la convention de 1983. Par la suite, FSL a construit la partie des nouveaux bureaux de Founders Square, et la province en a loué 50 000 pieds carrés auprès de FSL.

[10]  Au début des années 1990, la superficie des locaux loués par la province auprès de FSL a été inférieure à 50 000 pieds carrés, et FSL a intenté une action auprès de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse afin de faire appliquer la convention de 1983. FSL a finalement eu gain de cause dans cette action. Dans le règlement amiable daté du 21 février 2003, les parties sont parvenues à un accord sur les dommages-intérêts que la province doit verser à FSL et sur la façon dont ce montant serait payé.

[11]  Le règlement amiable prévoyait ce qui suit :

-  la province était redevable à FSL d’un montant de 4 456 250 $ (TVH incluse);

-  la province verserait 2 056 250 $ en espèces à FSL dans les sept jours suivant le règlement;

-  la province accorderait à FSL ou à son cessionnaire une option cessible irrévocable (l’« option ») pour l’achat des terrains et bâtiments connus sous le nom de Founders Square, ainsi qu’une cession du bail foncier en faveur de FSL et tous intérêts réversifs à l’égard desdits terrains et bâtiments, le tout pour 2 400 000 $,

-  la juste valeur marchande des terrains était de 2,4 millions de dollars;

-  si FSL ou son cessionnaire n’exerçait pas l’option, la province verserait à FSL une somme forfaitaire de 2 400 000 $.

[12]  La province a accordé l’option à FSL le 20 mars 2003.

[13]  Le 10 juin 2003, FSL a conclu une convention de transfert avec Armour Developments Limited (« ADL »), une autre filiale à cent pour cent de l’appelante, par laquelle FSL cédait à ADL l’option d’achat des terrains. L’une des conditions de la cession de l’option était qu’ADL, [TRADUCTION] « dès qu’elle deviendrait propriétaire des terrains », accorderait à FSL un nouveau bail foncier des terrains valable jusqu’en 2064. Le nouveau bail foncier devait être accordé selon les mêmes modalités et conditions que celles contenues dans le bail foncier entre FSL et la province, sauf que le loyer devant être payé par FSL à ADL serait de 10 $ par année.

[14]  En vertu de la convention de transfert, FSL a accepté de transférer à ADL une portion de 160 000 $ du montant de 2,4 millions de dollars qu’elle avait le droit de recevoir de la province aux termes du règlement amiable, et ADL a accepté de remettre un billet à ordre devant être payé à FSL au montant de 160 000 $.

[15]  Le 11 juin 2003, FSL et ADL ont remis les avis suivants à la province :

- Un avis selon lequel FSL avait cédé à ADL ses droits en vertu de l’option [TRADUCTION] « d’acquisition de titre sur les terrains » décrite dans l’option, mais non le bail foncier, que FSL a déclaré être [TRADUCTION] « annulé en même temps que la remise de l’acte » à ADL à l’égard du bien.

- Un avis selon lequel FSL exerçait [TRADUCTION] « l’option d’achat du bien visé par l’option, sauf l’intérêt transféré à ADL ».

- un avis selon lequel ADL, en tant que cessionnaire de FSL, choisissait [TRADUCTION] « d’acheter les terrains visés dans l’option ».

[16]  Dans la lettre accompagnant les avis, l’appelant a avisé la province que le bail foncier serait cédé en même temps que le bien serait transféré à ADL.

[17]  Le 20 juin 2003, la province a confirmé auprès de l’appelante que l’option avait été exercée de façon appropriée.

[18]  Le 22 juillet 2003, la province, FSL et ADL ont conclu les opérations suivantes :

- FSL a cédé le bail foncier à la province (la « convention de cession »);

- la province a transmis par acte notarié et transféré l’intérêt en fief simple sur le bien à ADL;

ADL et FSL ont conclu un nouveau bail foncier du bien valable jusqu’au 31 juillet 2064, selon les mêmes modalités et conditions que le bail foncier conclu avec la province, sauf que le loyer a été réduit à 10 $ par année (le « nouveau bail foncier »).

[19]  L’agenda de conclusion des opérations du 22 juillet 2003 prévoyait que tous les documents relatifs aux opérations seraient déposés en main tierce jusqu’à ce que tous les documents soient remis, moment auquel le dépôt en main tierce prendrait fin, les documents seraient libérés simultanément, et la conclusion serait réputée avoir eu lieu.

[20]  Selon la convention de cession conclue entre FSL et la province, la contrepartie fournie par FSL à la province pour la cession était [TRADUCTION] « 10 $ et toute autre contrepartie bonne et valable ». La convention de cession prévoyait également que [TRADUCTION] « la cession et le transfert (des terrains) doivent être libérés simultanément et que la réalisation de la cession et du transfert ne constitue en aucun cas une fusion du titre en fief simple et du titre de tenure à bail des terrains ».

[21]  M. MacIsaac a donné deux raisons pour lesquelles FSL a choisi de céder le bail foncier en faveur de la province. Premièrement, il a dit que c’était préférable en ce qui a trait à la mise à l’abri des créanciers que FSL n’exerce pas entièrement l’option elle-même, puisque cela aurait entraîné la fusion du bail et de l’intérêt réversif. M. MacIsaac a expliqué qu’il est pratique courante pour l’appelante de conserver la propriété et les droits de tenure à bail de ses biens dans deux sociétés distinctes et d’obtenir des hypothèques sur intérêt à bail afin de financer ses activités. En conservant la propriété et le droit de tenure à bail dans des sociétés distinctes, le débiteur hypothécaire de la tenure à bail serait empêché de saisir l’intérêt franc sur son bien réel en cas de défaut. M. MacIsaac a déclaré que, dans le cas du bien Founders Square, le débiteur hypothécaire n’aurait pas été en mesure de saisir l’intérêt réversif détenu par ADL, si jamais FSL devait faire défaut.

[22]  La deuxième raison invoquée par M. MacIsaac pour la cession du bail était de rendre plus compétitifs les loyers des bureaux situés dans le bien. Il a déclaré que les sous‑locataires du bien étaient responsables de payer une part des coûts d’exploitation des bâtiments et que ces coûts comprenaient une part proportionnelle des paiements sous-jacents du bail foncier. Par conséquent, compte tenu du transfert de l’intérêt réversif à ADL et de la réduction des paiements de location de 100 000 $ à 10 $ par année, le coût d’exploitation des bâtiments du Founders Square a considérablement diminué. Cela visait à attirer de nouveaux locataires et à stabiliser la clientèle locataire existante.

[23]  M. MacIsaac a déclaré qu’il a déterminé le montant du paiement d’annulation de bail, et qu’il l’a fait en répartissant la valeur actualisée des paiements de location sur les 63 années restantes du bail foncier. Il a dit que ce calcul donnait une valeur de 2 263 362 $.

[24]  Selon le témoignage de M. MacIsaac, la valeur de l’intérêt réversif à l’égard du bien a été réduite par le fait que le détenteur de l’intérêt réversif n’avait aucun droit de possession jusqu’en 2064, date à laquelle les bâtiments de Founders Square auraient approximativement 80 ans, et par le fait que le détenteur de l’intérêt réversif était tenu de payer les impôts fonciers municipaux sur le bien. M. MacIsaac a également expliqué que la valeur de l’intérêt réversif était faible parce que le loyer que FSL avait accepté de payer jusqu’en 2064, soit 10 $ par année, était bas.

[25]  M. MacIsaac a dit que la province tenait absolument à ce que la valeur de 2,24 millions de dollars ne soit pas indiquée dans la convention de cession du bail et qu’elle soit remplacée par l’expression « toute autre contrepartie bonne et valable ». Il a également déclaré que le montant en dollars de toute « autre contrepartie » n’était pas explicite, en partie, à cause de la relation tendue entre la province et l’appelante.

[26]  Enfin, M. MacIsaac a affirmé qu’ADL a payé la taxe municipale afférente au transfert des titres de propriété d’une valeur déclarée de 160 000 $ pour le bien qu’elle a reçu de la province et que la valeur déclarée n’a jamais été contestée par le gouvernement municipal.


Dispositions législatives pertinentes

Loi de l’impôt sur le revenu

9(1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie, le revenu qu’un contribuable tire d’une entreprise ou d’un bien pour une année d’imposition est le bénéfice qu’il en tire pour cette année.

18(1) Dans le calcul du revenu du contribuable tiré d’une entreprise ou d’un bien, les éléments suivants ne sont pas déductibles :

a) Restriction générale — les dépenses, sauf dans la mesure où elles ont été engagées ou effectuées par le contribuable en vue de tirer un revenu de l’entreprise ou du bien;

b) Dépense ou perte en capital – une dépense en capital, une perte en capital ou un remplacement de capital, un paiement à titre de capital ou une provision pour amortissement, désuétude ou épuisement, sauf ce qui est expressément permis par la présente partie;

[…]

(9) Malgré les autres dispositions de la présente loi :

a) dans le calcul du revenu d’un contribuable pour une année d’imposition tiré d’une entreprise ou d’un bien (à l’exclusion du revenu tiré d’une entreprise calculé selon la méthode permise par le paragraphe 28(1)), il n’est accordé aucune déduction au titre d’une dépense dans la mesure où il est raisonnable de la considérer comme engagée ou effectuée, selon le cas :

[…]

(ii) à titre ou en paiement intégral ou partiel d’intérêts, d’impôts ou de taxes (à l’exclusion des taxes imposées aux assureurs sur les primes prévues par une police d’assurance contre les accidents et la maladie non résiliable ou à renouvellement garanti ou par une police d’assurance-vie autre qu’une police d’assurance-vie collective temporaire d’une durée maximale de douze mois), de loyer ou de redevances visant une période postérieure à la fin de l’année,

[…]

b) la fraction de chaque dépense engagée ou effectuée (sauf celle d’une société, d’une société de personnes ou d’une fiducie au titre ou en règlement total ou partiel d’intérêts) qui, sans l’alinéa a), serait déductible dans le calcul du revenu d’un contribuable pour une année d’imposition est déductible dans le calcul de son revenu pour l’année postérieure à laquelle il est raisonnable de considérer qu’elle se rapporte;

Thèse de l’appelante

[27]  L’appelante soutient que la preuve confirme que la somme de 2,24  millions de dollars était le montant payé par FSL à la province par voie de compensation (en plus de 10 $) en contrepartie de la cession du bail foncier. La thèse de l’appelante est que toute « autre contrepartie bonne et valable » mentionnée dans la renonciation était, en fait, la somme de 2,24 millions de dollars versée par voie de compensation du crédit qui était dû à FSL par la province, conformément au règlement amiable.

[28]  L’appelante fait valoir que cette thèse est étayée du point de vue arithmétique. Après déduction de la valeur de 160 000 $ de l’intérêt réversif, 2,24 millions de dollars représentaient le solde du crédit de 2,4 millions de dollars consenti à FSL aux termes du règlement amiable avec la province. L’appelante soutient que la contrepartie pour la cession du bail foncier devait donc être de 2,24 millions de dollars, car rien d’autre ne pouvait être imputé au crédit de 2,4 millions de dollars. Ce montant n’a pas été payé par FSL pour acquérir une participation dans le bien auprès de la province.

[29]  L’appelante affirme que la province n’a pas contesté les valeurs déterminées par FSL pour les droits de tenure à bail et les intérêts réversifs sur le bien et souligne le fait que la province a confirmé que FSL et ADL avaient exercé l’option de façon appropriée. L’appelante dit également que la valeur déclarée aux fins de la taxe municipale afférente au transfert des titres de propriété étaye la conclusion selon laquelle le seul bien transféré à ADL était l’intérêt réversif.

[30]  L’appelante soutient en outre que les éléments de preuve démontrent que le montant du paiement d’annulation de bail a été déterminé en fonction des paiements de location auxquels la province a renoncé. Par conséquent, les 2,4 millions de dollars affectés en compensation du montant qui était dû par la province à FSL étaient clairement une compensation octroyée à la province pour la perte de son droit de tirer un revenu du bail foncier jusqu’en 2064. L’appelante soutient qu’en acceptant la cession du bail foncier, la province a abandonné ou a concédé l’avantage d’un flux de rentrées évalué à 2,24 millions de dollars et que le montant de la perte pour la province se reflétait exactement dans la réduction équivalente en dollars de la responsabilité de la province à l’endroit de FSL, selon le règlement amiable. L’appelante affirme que la valeur du bail foncier que FSL a cédé à la province appuie sa thèse selon laquelle la contrepartie réelle accordée à la province pour la cession était de 2,24 millions de dollars.

[31]  Par conséquent, l’appelante déclare que le paiement forfaitaire de 2,24 millions de dollars (sous forme de compensation de crédit) a été effectué à titre de paiement d’annulation de bail visant à compenser la province pour la perte de son droit de tirer un revenu du bail foncier jusqu’en 2064. À titre de paiement d’annulation de bail, ce montant était déductible comme dépense d’entreprise en application de l’article 9 et de l’alinéa 18(1)a) de la Loi.

[32]  S’appuyant sur le critère énoncé par le juge Strayer dans l’arrêt Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada, [1988] A.C.F. no 524,1988 DTC 6340 (CF 1re inst.), l’appelante soutient que le paiement de 2,24 millions de dollars visait à remplacer le revenu, non pas le capital car le montant a été payé pour libérer FSL de l’obligation de payer quoi que ce soit de plus que le loyer symbolique par la suite. Puisque le loyer qui avait été payable à la province était une dépense déductible pour FSL, le paiement effectué pour le libérer de l’obligation de payer le loyer est également une dépense déductible.

[33]  Par conséquent, l’appelante fait valoir que la dépense de 2,24 millions de dollars engagée par FSL était un coût déductible et nécessaire pour fournir une image exacte du bénéfice.

Analyse

[34]  Je traiterai d’abord de la question de savoir si FSL a donné une contrepartie de 2,24 millions de dollars à la province pour la cession du bail. À mon avis, l’appelante ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer qu’une telle contrepartie avait été fournie.

[35]  Afin de déterminer la contrepartie donnée pour la cession, il est nécessaire d’interpréter les modalités de la convention de cession conclue entre FSL et la province. L’appelante soutient que l’expression « autre contrepartie bonne et valable » utilisée dans la convention devrait être interprétée comme signifiant 2,24 millions de dollars.

[36]  Dans l’interprétation d’un contrat, le but est de découvrir l’intention objective des parties au moment où elles l’ont conclu, et la preuve de l’intention subjective d’une partie n’est pas pertinente ou admissible. De plus, si les termes d’un contrat sont ambigus, le tribunal peut prendre en considération des éléments de preuve extrinsèques.

[37]  Lorsque la question de l’interprétation concerne la contrepartie convenue par les parties, les principes suivants s’appliquent :

[TRADUCTION]

Des éléments de preuve extrinsèques sont admissibles pour prouver la contrepartie réelle lorsqu’aucune contrepartie ou contrepartie symbolique n’est mentionnée dans le contrat; lorsque la contrepartie est ambiguë, ou lorsqu'une contrepartie substantielle est mentionnée, mais qu’une contrepartie additionnelle existe. Cependant, la contrepartie additionnelle ne doit pas être incompatible avec les modalités du contrat écrit […]

Fawcett v. Western Canadian Coal Corp., 2010 BCCA 70, para. 26.

[38]  Selon la convention de cession, la cession a été faite en échange du versement de 10 $ et de toute autre contrepartie bonne et valable offerte par FSL à la province. Il est raisonnable de conclure en l’espèce que la contrepartie monétaire expresse de 10 $ est symbolique. Il est également clair que l’expression « autre contrepartie bonne et valable » est ambiguë. Par conséquent, j’admets que les éléments de preuve extrinsèques concernant toute contrepartie additionnelle qui aurait pu être acceptée par les parties sont admissibles en l’espèce.

[39]  M. MacIsaac a été le seul témoin appelé à soutenir la thèse de l’appelante selon laquelle une contrepartie monétaire de plus de 10 $ avait été donnée pour la cession. Le contenu de son témoignage était que FSL seule a déterminé la valeur de la cession et que FSL a demandé l’accord de la province pour que ce montant soit considéré comme la contrepartie de la cession. Toutefois, selon M. MacIsaac, la province a insisté pour que la convention ne fasse pas état d’une contrepartie de 2,24 millions de dollars pour la cession. Je déduis donc que la province n’a pas accepté la contrepartie suggérée par l’appelante.

[40]  L’appelante n’a convoqué personne de la province pour témoigner, et aucune explication de l’absence d’un tel témoin n’a été fournie par ses avocats. Dans l’ouvrage intitulé The Law of Evidence in Canada, 3e éd. (Toronto, Butterworths, 2009), les auteurs J. Sopinka, S.N. Lederman et A.W. Bryant s’expriment ainsi à la page 377 :

[TRADUCTION]

Dans les affaires civiles, il est possible de tirer une déduction défavorable lorsque, en l’absence d’explication, une partie à un litige ne témoigne pas ou omet de fournir une preuve par affidavit dans le cadre d’une demande ou omet de convoquer un témoin qui a connaissance des faits en litige et devrait être disposé à aider cette partie. De la même façon, il est possible de tirer une déduction défavorable à l’encontre d’une partie lorsque celle-ci ne convoque pas un témoin important sur lequel elle exerce un contrôle exclusif et ne fournit aucune explication à ce sujet. Une telle omission constitue une admission implicite que le témoignage du témoin absent serait contraire à la partie en cause ou du moins ne la favoriserait pas.

[41]  En l’espèce, je déduis que les témoignages des responsables de la province qui ont participé aux opérations pertinentes n’auraient pas été favorables à l’appelante sur la question de la contrepartie donnée pour la cession. Étant donné que FSL et la province étaient parvenues à un accord sur le litige antérieur entre elles en 2003, il ne me semble pas que les responsables de la province auraient été hostiles à l’appelante dans la présente instance, ou que toute relation tendue qui aurait pu exister au moment où les opérations ont eu lieu aurait affecté la volonté de ces responsables de témoigner au sujet de toute contrepartie additionnelle pour la cession que les parties auraient pu accepter à ce moment-là.

[42]  Je conclus donc que l’appelante n’a pas démontré qu’elle avait donné une contrepartie de 2,24 millions de dollars à la province pour la cession du bail.

[43]  Bien que cette conclusion soit suffisante à elle seule pour trancher l’appel, j’ajouterais que je suis convaincu que FSL a payé 2,24 millions de dollars à la province afin de permettre à ADL d’acquérir l’intérêt en fief simple sur le bien, et que le paiement était donc au titre de capital.

[44]  Même si l’appelante a soutenu qu’ADL n’a acquis que l’intérêt réversif sur le bien auprès de la province et que la valeur et la contrepartie données relativement à cette participation étaient de 160 000 $, je rejette cette description de ce qui s’est passé.

[45]  Dans la convention de transfert entre FSL et ADL (concernant le transfert de l’option d’achat du bien), les parties déclarent qu’ADL,  [TRADUCTION] « dès qu’elle deviendrait propriétaire des terrains, accorderait » à FSL un bail foncier identique au bail foncier existant avec la province, sauf que la location annuelle serait seulement de 10 $. Afin qu’ADL soit en mesure d’accorder le nouveau bail foncier à FSL, il était nécessaire qu’ADL acquière au préalable l’intégralité de l’intérêt en fief simple sur le bien. Si elle n’avait acquis que l’intérêt réversif de la province, elle n’aurait pas été en mesure de donner le nouveau bail foncier à FSL, puisque nul ne peut donner ce qui ne lui appartient pas (Friedberg c. Canada, [1991] A.C.F. no 1255, 92 DTC 6031 (CAF) au paragraphe 9). De même, la province n’aurait pas pu donner à ADL le titre en fief simple non grevé du bien si elle détenait seulement l’intérêt réversif avant le transfert.

[46]  Indépendamment de la disposition de la convention de cession selon laquelle [TRADUCTION] « la réalisation de la cession et du transfert ne constitue en aucun cas une fusion du titre en fief simple et du titre à bail des terrains », la cession du bail foncier à la province a donné lieu à la fusion avec le titre en fief simple par effet de la loi.

[47]  Ce point de vue sur ce qui s’est passé en droit est également appuyé par l’acte formaliste de garantie donné à ADL par la province. Selon l’acte, la province a transféré à ADL le titre en fief simple du bien, franc et quitte de toutes charges.

[48]  Étant donné que la province et FSL avaient convenu dans le règlement amiable que la juste valeur marchande et le prix d’achat du bien s’élevaient à 2,4 millions de dollars, il semblerait que la totalité du crédit de 2,4 millions de dollars qui est dû à FSL par la province, prévu dans le règlement amiable a été affectée en compensation du prix d’achat du bien, au lieu de 160 000 $ seulement.

[49]  J’attacherais peu d’importance au fait que, aux fins de la taxe municipale, ADL a déclaré une valeur de 160 000 $ pour le bien qu’elle a reçu de la province. Bien que l’appelante ait soutenu que cette valeur avait été acceptée par la municipalité, rien n’indique que les détails des opérations entre FSL, ADL et la province aient été examinés ou analysés par la municipalité.

[50]  À mon avis, selon l’interprétation appropriée des conventions dont je dispose, FSL a utilisé le crédit de 2,4 millions de dollars prévu dans le règlement amiable pour payer le transfert du bien à ADL. Puisque, en vertu de la convention de transfert, FSL a transféré à ADL l’option d’acquisition de l’intérêt en fief simple sur le bien, il me semble que FSL a payé le prix d’achat de 2,4 millions de dollars au nom d’ADL.

[51]  En échange, ADL a donné à FSL le droit de conclure un nouveau bail foncier à long terme du bien avec ADL moyennant un loyer minimal.

[52]  Un droit de tenure à bail, comme celui donné dans le nouveau bail foncier, est un bien immobilisé. Dans l’arrêt Cie T. Eaton c. Canada, [1999] 3 C.F. 123, 99 DTC 5178, la Cour d’appel fédérale a déclaré :

[…] Un droit foncier représente également un bien immobilisé, dont la valeur dépend à la fois des modalités du bail et des conditions du marché. Par exemple, le locataire dont le loyer à verser équivaut à la moitié du taux du marché possède un bien de grande valeur qui peut être vendu par transfert, sous réserve de toute restriction protégeant les droits du locateur. […] (para 36)

[53]  Il me semble clair que le droit de tenure à bail que FSL a obtenu d’ADL à un loyer symbolique en vertu du nouveau bail foncier constituait un bien immobilisé et que, par conséquent, le paiement effectué par FSL par voie de compensation au nom d’ADL l’a été au titre de capital.


Conclusion

[54]  Pour tous ces motifs, l’appel est rejeté avec dépens entre parties en faveur de l’intimée.

Signé à Vancouver, Canada, ce 24e jour d’avril 2017.

« B. Paris »

Le juge Paris

Traduction certifiée conforme

ce 28e jour de juin 2018.

Mario Lagacé, jurilinguiste


RÉFÉRENCE :

2017 CCI  65

NO DU DOSSIER DE LA COUR :

2013-3902(IT)G

INTITULÉ :

THE ARMOUR GROUP LIMITED ET SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 5 et 6 avril 2016

MOTIFS DU JUGEMENT :

L’honorable juge B. Paris

DATE DU JUGEMENT :

Le 24 avril 2017

COMPARUTIONS :

Avocats de l’appelante :

Me Bruce S. Russell, c.r.

Me Virginia Jones

Avocat de l’intimée :

Me David I. Besler

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l’appelante :

Nom :

Me Bruce S. Russell, c.r.

Me Virginia Jones

 

Cabinet :

McInnes Cooper

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

Pour l’intimée :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

 

 

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