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Date: 19981127

Dossier: APP-218-98-IT

ENTRE :

KHUSHVINDER MAAN,

requérant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs de l'ordonnance

Le juge Bell, C.C.I.

QUESTION EN LITIGE

[1] Il s'agit d'une demande faite en vertu de l'article 167 de la Loi de l'impôt sur le revenu afin d'obtenir une ordonnance prolongeant le délai dans lequel un appel peut être interjeté.

FAITS

[2] Dans une lettre du 5 juin 1998, le requérant, par l'intermédiaire de son avocat, a demandé la prolongation de délai susmentionnée.

[3] Les avis d'opposition du requérant aux cotisations en cause ont été signifiés au ministre dans le délai prescrit au paragraphe 165(1) de la Loi. Ils ont été mis à la poste par le représentant le 21 mars 1996.

[4] Le ministre du Revenu national (le “ ministre ”) a joint à une lettre d'accompagnement datée du 12 mars 1997 un avis de ratification des nouvelles cotisations, qu'il a envoyé au requérant par courrier recommandé ce jour-là. Une pièce jointe à l'affidavit d'un employé du ministère du Revenu national indique que l'enveloppe contenant les documents en question n'a pas été réclamée et qu'elle a été retournée au ministère. La pièce en question montre qu'une carte a été envoyée au requérant par le bureau de poste le 14 mars 1997 à la même adresse. En outre, un dernier avis a été envoyé le 20 mars 1997 et paraît avoir été retourné au ministre le 1er avril 1997. Le 10 avril 1997, un agent des appels de Revenu Canada a envoyé une copie de l'avis de ratification à Me Peter Hammond, l'avocat du requérant à l'audition de la présente demande, avec une lettre qui se lisait ainsi :

[TRADUCTION]

L'avis joint a été envoyé par courrier recommandé à votre client, mais il a été retourné avec la mention “ non réclamé ”. Puisqu'il ne nous a pas informés d'un changement d'adresse, nous vous envoyons l'avis de nouveau par courrier ordinaire.

[5] Le paragraphe 169(1) de la Loi prévoit qu'un contribuable peut interjeter appel auprès de la Cour canadienne de l'impôt après que le ministre a ratifié la cotisation, mais que nul appel ne peut être interjeté après l'expiration des 90 jours qui suivent la date où l'avis de ratification a été expédié par la poste. Le requérant devait donc déposer un avis d'appel au plus tard le 10 juin 1997.

[6] Une série d'événements extraordinaires et tragiques se sont produits avant la mise à la poste de l'avis de ratification le 12 mars 1997. Naturellement, ces événements ont profondément ébranlé le requérant sur le plan mental et psychologique. En février 1993, sa mère est décédée et sa relation avec son père s'est détériorée au point où, contrairement à la coutume au sein des familles sikhes, son père a quitté la résidence du requérant. Cet événement a été qualifié d'expérience traumatisante pour le requérant et toute sa famille.

[7] En décembre 1995, son beau-frère est décédé dans l'incendie d'un hôtel au New Jersey. Le requérant s'est rendu au New Jersey puisqu'il n'y avait aucun parent dans cette région, et il a passé trois ou quatre semaines à s'occuper des funérailles et à assister à différentes enquêtes, dont celle du coroner concernant la cause du décès. Le requérant a ensuite fait le nécessaire pour aider sa soeur et ses trois enfants à emménager chez lui en Colombie-Britannique en février ou mars 1996.

[8] Le 28 février 1996, le fils du requérant, âgé d'un an et demi, est tombé d'une terrasse de 13 pieds de hauteur et s'est fracturé le crâne. Il a été à l'hôpital, aux soins intensifs, pendant une assez longue période, au cours de laquelle il a subi trois opérations, dont l'une visait à lui insérer une plaque dans la tête. Le requérant a déclaré dans son témoignage que le pronostic initial était très pessimiste et que l'on ignorait si l'enfant allait survivre. Le requérant a également déclaré que cet événement avait été traumatisant pour lui et que l'état émotionnel dans lequel il se trouvait du fait des difficultés avec son père, du décès de son beau-frère et de l'inquiétude qu'il éprouvait pour sa soeur et les enfants de celle-ci, en plus de ce dernier événement, avait empiré les choses considérablement.

[9] Sa soeur et les enfants de celle-ci sont retournés vivre au New Jersey parce qu'ils y avaient des amis et en raison de leur situation là-bas. Au cours de cette période, le requérant a soutenu sa soeur et sa famille sur le plan financier et émotif.

[10] Une autre tragédie s'est abattue sur le requérant. Sa soeur et ses trois enfants sont décédés dans un incendie résidentiel au New Jersey le 3 janvier 1997. Le requérant a déclaré qu'il avait été profondément ébranlé par cet événement et qu'il n'était pas dans un “ bon état ”. Il s'est rendu au New Jersey pour s'occuper des funérailles et d'autres questions, en plus de prendre part aux enquêtes de la police et du coroner; il est resté là-bas environ trois semaines. Il a déclaré en outre que son père avait été durement secoué par ces événements, que lui-même devait s'occuper de sa femme et de ses quatre enfants et faire son travail, et qu'il était de façon générale dans un état lamentable. En réponse à une question de son avocat, qui lui a demandé si, en mars 1997, il pensait aux questions d'impôt sur le revenu, le requérant a déclaré :

[TRADUCTION]

Non. J'ignore ce à quoi je pensais. Je ne m'intéressais pas vraiment à cette question car, vous le savez, je venais de perdre ma soeur, dont j'étais très proche; seulement un an et demi nous séparait, alors nous avons grandi ensemble et sommes venus ici au Canada ensemble, et nous avons pris soin l'un de l'autre toute notre vie. Ce genre d'événement était [...] a réellement touché mon emploi, ma façon de vivre et ma vie.

Il a ensuite déclaré qu'il ne pouvait se rappeler à quel moment il avait auparavant eu des nouvelles de Revenu Canada.

[11] En réponse à une question de son avocat quant à savoir s'il avait reçu la lettre du 12 mars 1997, il a dit :

[TRADUCTION]

Non. Pour être honnête avec vous, je n'ai jamais retourné de lettre ayant été expédiée à notre adresse et, si j'avais su, je l'aurais demandée au bureau de poste. Et peut-être en raison du moment [...] à ce moment-là où nous [...] Je parlais à mon épouse aussi en venant ici et elle dit qu'elle ne se rappelle pas non plus d'avoir reçu l'avis chez nous. Voyez-vous, à ce moment-là, pendant cette période, même par la suite, de nombreux membres de notre famille sont venus nous rendre visite. Alors, vous savez, pour nous remettre en quelque sorte de la perte des membres de notre famille, et nous avons dû perdre la lettre par la suite ou nous n'avons pas réellement, vous savez [...]

Il a indiqué qu'il ne s'attendait pas à recevoir un envoi de Revenu Canada et qu'à ce moment-là, ses pensées n'allaient pas vers Revenu Canada, mais plutôt vers “ des questions familiales ”.

[12] Le requérant a communiqué avec Me Hammond en décembre 1997 au sujet de la succession au New Jersey. Il a déclaré que le traumatisme causé par les événements s'était aggravé du fait qu'une querelle s'était déclenchée entre les familles au sujet de la succession de sa soeur. Il a déclaré qu'il avait été gravement affecté par la perte de sa soeur, qu'il avait dû ensuite s'occuper de questions d'argent, décider de la façon de s'y prendre à cet égard et faire de nombreux appels pour tenter de résoudre tous les problèmes.

[13] Le requérant a déclaré que son avocat lui avait appris l'existence de la lettre du 12 mars 1997 au moment où il se trouvait dans son bureau. Il a déclaré en outre que son avocat lui avait demandé de fournir de la documentation et qu'il ne se rappelait pas quelle documentation il lui avait remise, mais son intention était de déposer un appel. Il a également déclaré qu'il croyait avoir de bons motifs d'appel. Il a déclaré en outre qu'il était encore affligé par ces circonstances, s'exprimant dans les termes suivants :

[TRADUCTION]

[...] parce que, lorsque j'y pense, on pense au temps qui a passé et en quelque sorte les souvenirs resurgissent.

Il a déclaré que sa façon de faire face aux événements était d'interrompre son travail pour prier Dieu.

[14] Le paragraphe 167(5) de la Loi est libellé dans les termes suivants :

Il n'est fait droit à la demande que si les conditions suivantes sont réunies :

la demande a été présentée dans l'année suivant l'expiration du délai imparti en vertu de l'article 169 pour interjeter appel;

le contribuable démontre ce qui suit :

dans le délai par ailleurs imparti pour interjeter appel, il n'a pu ni agir ni charger quelqu'un d'agir en son nom, ou il avait véritablement l'intention d'interjeter appel,

compte tenu des raisons indiquées dans la demande et des circonstances de l'espèce, il est juste et équitable de faire droit à la demande,

la demande a été présentée dès que les circonstances le permettaient,

l'appel est raisonnablement fondé.

[15] L'avocat du requérant a déclaré relativement à ce paragraphe que, compte tenu de toutes les circonstances et parce qu'il n'avait pas reçu l'avis de ratification, le requérant ne pouvait ni agir ni charger quelqu'un d'agir en son nom.

[16] L'avocat de l'intimée a fait valoir que, en vertu du paragraphe 248(7), le requérant est réputé avoir reçu le document. La partie pertinente de cette disposition est ainsi libellée :

Pour l'application de la présente loi :

a) tout envoi en première classe ou l'équivalent [...] est réputé reçu par le destinataire le jour de sa mise à la poste;.

[17] Puis il a cité l'arrêt Attorney General of Canada v. John F. Bowen, 91 DTC 5594, dans lequel la Cour d'appel fédérale a dit à la page 5596 :

À notre avis, l'obligation qui incombait au ministre aux termes du paragraphe 165(3) correspondait précisément à ce qu'il a fait, c'est-à-dire aviser l'intimé de la ratification de la cotisation par courrier recommandé. Rien, dans ce paragraphe ni dans l'article 169, n'exigeait que la notification soit “ signifiée ” à personne ou soit reçue par le contribuable.

[18] Dans cette affaire, on avait tenté à trois reprises de signifier à M. Bowen le document de ratification. À trois reprises, les lettres avaient été retournées avec la mention “ refusée ”. Le premier envoi avait été fait à l'adresse figurant sur les déclarations de revenus de M. Bowen. Entre le premier et le deuxième envoi, une recherche informatique plus détaillée avait été faite dans les dossiers de Revenu Canada et il avait été déterminé qu'une lettre de “ changement d'adresse ” avait été reçue de M. Bowen [...] et cette nouvelle adresse avait été utilisée pour les deuxième et troisième envois. La Cour fédérale a déclaré en outre :

Il appert que la raison pour laquelle l'intimé n'a pas reçu l'avis était, non pas que le ministre avait omis de faire tout ce qui lui était imposé, mais que l'intimé n'avait pas tenu son adresse postale à jour.

[19] L'avocat de l'intimée a invoqué la réception réputée de l'avis de ratification et l'arrêt Bowen. Il a également fait valoir que la demande n'avait pas été présentée dès que les circonstances l'avaient permis, ainsi que le requiert le sous-alinéa 167(5)b)(iii). En outre, il a cherché à persuader la Cour que la réception par son avocat de l'avis de ratification constituait une réception par le requérant. Voici ce qu'il a dit :

[TRADUCTION]

Si nous ne pouvons pas aviser un représentant et avoir la certitude que le message sera transmis au requérant, nous avons un problème. Le ministre s'est acquitté de son obligation, il a fait son devoir. La difficulté se situe peut-être ailleurs. Il ne m'appartient pas de tenter de déterminer où elle se trouve.

À cet égard, l'avocat du requérant a dit ceci :

[TRADUCTION]

Ainsi que je l'ai mentionné à la Cour dans ma demande initiale, je me posais une question au moment où j'ai reçu la lettre de Revenu Canada, celle de savoir si mes services étaient encore retenus par M. Maan, car je ne lui avais pas parlé depuis des mois. Je n'étais pas payé à ce moment-là. Il semblait qu'il avait déménagé et qu'il ne m'en avait pas informé. Je savais qu'il avait une propriété dans le nord de la C.-B. Mes appels au seul numéro de téléphone que j'avais à ce moment-là étaient restés sans réponse, et il n'y avait pas de répondeur. Je n'étais donc pas certain si mes services étaient retenus ou s'il avait retenu les services d'un autre avocat. Et, dans une certaine mesure, cela était [...] j'ai été induit en erreur par la correspondance reçue de Revenu Canada.

Sa dernière déclaration se rapportait au changement d'adresse que Revenu Canada semblait indiquer dans la lettre accompagnant l'avis expédié à l'avocat.

[20] Dans l'arrêt Bowen, on n'a pas discuté de la question de savoir si le requérant “ ne pouvait ni agir ni charger quelqu'un d'agir en son nom ”. Dans cette affaire, trois lettres avaient été retournées à Revenu Canada avec la mention “ refusée ”. Dans la présente affaire, la lettre n'a pas été réclamée et les deux cartes envoyées par la suite sont restées sans réponse.

[21] Dans l'affaire David Rothstein c. Sa Majesté la Reine, dont le jugement a été rendu le 9 juin 1998, le juge Dussault, de la Cour canadienne de l'impôt, a déclaré, relativement à cette disposition :

La preuve présentée par le requérant me convainc également qu'il n'a pas reçu l'avis de cotisation en question et que, par conséquent, il ne pouvait évidemment agir ou charger quelqu'un d'agir en son nom dans le délai par ailleurs imparti dans la Loi pour signifier un avis d'opposition au sens de la division 166.2(5)b)(i)(A) de la Loi.

[22] Je ne peux trouver aucun autre commentaire judiciaire se rapportant au bout de phrase en cause. Ainsi qu'il a été déclaré ci-dessus, la lettre envoyée à l'avocat du requérant semblait indiquer que l'adresse avait changé. L'avocat a tenté sans succès d'entrer en contact avec le requérant par téléphone. Il a également indiqué que, en raison de la mention du changement d'adresse, il ne lui avait pas expédié le document.

[23] Les termes “ n'a pu ni agir ni charger quelqu'un d'agir ” paraissent clairement inclure les circonstances dans lesquelles l'état mental ou physique d'une personne ou les deux sont tels qu'il lui est impossible d'agir. En vertu de la Loi, le requérant était réputé avoir reçu l'avis de ratification le 12 mars 1997. J'accepte l'intégralité de la description par le requérant de l'état dans lequel il se trouvait au cours de la période précédant la date de mise à la poste du 12 mars 1997. Le dernier événement tragique décrit précédemment fut le décès de sa soeur et de ses trois enfants, un peu plus de deux mois avant la date en question. Je conclus que le requérant avait vraiment perdu le fil de sa situation fiscale, même à l'époque où son avocat l'a informé de la ratification qui avait suivi son avis d'opposition.

[24] Dans la présente affaire, certains faits resteront à jamais inconnus – notamment pourquoi l'enveloppe n'a jamais été reçue et pourquoi les cartes (ou au moins une d'entre elles) ont été retournées. Il semble plutôt sévère de ne pas prendre en considération les circonstances tragiques décrites précédemment. De toute évidence, l'attention du requérant était centrée sur les événements passés et sur la nécessité de s'acquitter des responsabilités découlant de ces événements et de ses obligations familiales et professionnelles. Il est clair qu'il n'a pas reçu l'avis de ratification puisque celui-ci a été retourné à Revenu Canada. Il est difficile de déterminer quelle portée il y a lieu de donner aux termes “ n'a pu ni agir ”. Cependant, ils doivent avoir un sens; sinon, du fait de la réception réputée de l'avis, sans réception réelle, ils seraient inutiles. Je n'ai aucune raison de mettre la crédibilité de l'appelant en doute. J'ai eu l'impression, en l'observant pendant qu'il a livré un témoignage non contredit, qu'il était à ce point atteint et ébranlé sur le plan psychologique et émotif par la série de tragédies qu'il pouvait facilement être considéré comme ne pouvant ni agir ni charger quelqu'un d'agir en son nom. Je conclus également que, compte tenu des faits énoncés précédemment, la demande a été présentée dès que les circonstances l'ont permis. Aucun autre moyen d'opposition à la demande n'a été invoqué par l'intimée. Dans ses observations, l'avocat de l'intimée a dit ceci :

[TRADUCTION]

Je vais revenir sur mon observation au sujet de la communication avec l'avocat, le comptable et Revenu Canada, bien que je comprenne parfaitement le point de vue de la Cour à cet égard. Dans l'ensemble, faire droit à l'argument du requérant à cet égard reviendrait à mon humble avis à admettre une défense d'aveuglement volontaire.

[25] Dans les circonstances, je suis plus que surpris que la demande n'ait pas été accueillie sans qu'il faille en saisir la Cour. En ce qui concerne les faits, lesquels auraient anéanti bien des gens, l'expression “ aveuglement volontaire ” est mal choisie.

[26] La demande de prolongation de délai est accueillie et l'avis d'appel transmis à la Cour avec la lettre du 5 juin 1998 de Me Hammond sera considéré comme un avis d'appel valide.

[27] Les frais de la présente demande sont accordés à l'appelant.

Signé à Ottawa, Canada, ce 27e jour de novembre 1998.

“ R. D. Bell ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 14e jour de juillet 1999.

Mario Lagacé, réviseur

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