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Date: 19990407

Dossier: 96-3731-GST-I

ENTRE :

EVERGREEN FORESTRY SERVICES LTD.,

appelante,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge Bowie, C.C.I.

[1] Il s’agit d’un appel interjeté à l’encontre d’une cotisation établie en vertu de la Partie IX de la Loi sur la taxe d’accise (la “ Loi ”) qui impose une taxe sur la fourniture de biens et de services (la “ TPS ”). La cotisation a été établie pour le motif que l’appelante avait l’obligation en vertu de la Loi de percevoir et de remettre la TPS sur les repas et les services qu’elle a fournis à ses employés entre le 1er août 1991 et le 31 juillet 1995. L’appelante ne conteste pas la manière dont la taxe a été calculée mais le fait qu’elle puisse être obligée de verser quelque taxe que ce soit.

Les faits

[2] Durant la période faisant l’objet de la cotisation, l’appelante exploitait une entreprise de reboisement d’étendues de terrains déboisés dans le nord de l’Alberta et de la Colombie-Britannique. L’appelante répondait aux appels d’offres lancés par les sociétés forestières ou les gouvernements provinciaux et exécutait ce travail en vertu de contrats. Les régions reboisées étaient toutes extrêmement éloignées. Il était impossible d’y accéder sans véhicule à quatre roues motrices, un tout-terrain et, dans certains cas, un hélicoptère. L’appelante engageait surtout des étudiants pour des périodes de six semaines à la fois. Les employés logeaient dans des camps où, même dans les meilleurs cas, les conditions étaient difficiles. Les employés étaient organisés en équipes de 15 à 25 planteurs d’arbres supervisés par un contremaître. Chaque équipe comptait en plus un cuisinier.

[3] Les planteurs d’arbres travaillaient à la pièce à raison de 0,909 $ par semis planté et recevaient une prime à la fin de la saison s’ils en avaient planté plus de 25 000. Chaque planteur signait la formule de contrat de l’appelante. Aux termes du contrat, les planteurs d’arbres fournissaient leur logement, leurs commodités, leurs vêtements et leur matériel, par exemple, les plantoirs, et l’appelante recouvrait le coût de la nourriture et du camp par l’entremise d’une retenue à la source sur le salaire. Je reviendrai plus loin sur les termes du contrat.

[4] Lors de la constitution de l’appelante en personne morale en 1980, M. Robert Vincent détenait 50 p. 100 des parts et, pendant la période faisant l’objet de la cotisation, il en était le principal actionnaire. Il a décrit la méthode de formation des équipes. Pour chaque camp, l’appelante engageait des personnes expérimentées comme contremaîtres. Le contremaître formait une équipe de planteurs d’arbres qui étaient engagés par l’appelante. Chaque planteur d’arbres devait signer son contrat d’emploi, intitulé “ CONTRAT DU PLANTEUR D’ARBRES ”. Deux camps étaient ainsi organisés chaque année.

[5] Pendant les deux ou trois premières années durant lesquelles l’appelante a exercé ses activités, chaque planteur d’arbres achetait sa nourriture et la préparait. Cette méthode n’était pas très satisfaisante; comme il fallait s’y attendre, les habiletés culinaires individuelles variaient considérablement et il était difficile pour chaque individu de se préparer des repas quotidiens satisfaisants en tenant compte des conditions dans lesquelles il vivait. Une autre méthode a alors été adoptée : les membres de l’équipe nommaient l’un d’entre eux pour faire la cuisine, et tous les autres membres plantaient des arbres collectivement pour le compte du cuisinier et pour ainsi compenser le temps qu’il ne consacrait pas à son travail mais à préparer les repas. Vers le milieu des années 80, la méthode qui était en place durant les années faisant l’objet de la cotisation avait évoluée. Les membres des équipes se rencontraient avant le début du camp, décidaient soit de dépenser le moins possible pour la nourriture soit de dépenser plus et d’être mieux nourris. Ils décidaient aussi quelle personne ils voulaient comme cuisinier et cette personne était engagée pour accomplir la tâche. Chaque cuisinier signait un document intitulé “ CONTRAT DU CUISINIER/ASSISTANT ”.

[6] Au début de chaque camp, l’appelante s’arrangeait pour que la nourriture soit fournie par toutes les épiceries dans la collectivité la plus proche. Elle ouvrait un compte en son nom, faisait en sorte que les commandes soient portées au débit de son compte, que les cuisiniers puissent commander les provisions par téléphone et qu’un de ses employés puisse prendre livraison des commandes. Pendant toute la saison de replantage, les cuisiniers préparaient les menus et commandaient les provisions dont ils avaient besoin pour nourrir leur équipe. Les cuisiniers commandaient directement la nourriture aux épiceries par téléphone, un employé de l’appelante en prenait livraison et la transportait au camp par camion, tout-terrain ou hélicoptère selon l’emplacement. Sur réception de leur commande, les cuisiniers en vérifiaient le contenu, en prenaient possession, l’entreposaient et préparaient les repas dans des tentes fournies par l’appelante. Les équipes déjeunaient et soupaient au camp. Quant aux repas du midi consommés à l’emplacement de travail, ils étaient préparés par les cuisiniers ou les planteurs d’arbres eux-mêmes avec les provisions que les cuisiniers mettaient à leur disposition. Les cuisiniers décidaient en toute liberté des menus, des achats, de l’entreposage et de la préparation des repas, leur seule responsabilité en pratique étant de répondre aux désirs de leur équipe.

[7] Les cuisiniers recevaient un salaire de 5 $ par jour par membre d’équipe que l’appelante leur versait par chèque sous réserve d’une retenue à la source pour leurs repas. Comme dans le cas des planteurs d’arbres, tout rajustement nécessaire était effectué à la fin de la saison. L’appelante récupérait ses débours aux cuisiniers par l’entremise d’une déduction à la source pour les repas sur le salaire des membres des équipes pour lesquels le cuisinier avait préparé les repas.

[8] Voici le libellé des stipulations pertinentes des contrats signés par chaque planteur d’arbres et cuisinier :

[TRADUCTION]

CONTRAT DU PLANTEUR D’ARBRES

Contrat conclu le 6e jour de mai 1993 entre :

EVERGREEN FORESTRY SERVICES LTD. de la VILLE DE GRANDE PRAIRIE dans la PROVINCE d’ALBERTA (la “ société ”)

- et –

CEDRIC PENNER

de la ville de Le Pas

dans la province du Manitoba (le “ planteur d’arbres ”.)

Attendu que la société a conclu des contrats de reboisement et qu’elle désire employer le planteur d’arbres aux fins de l’exécution de ces contrats et attendu que le planteur d’arbres accepte de participer à l’exécution de ces contrats, les parties conviennent de ce qui suit :

RESPONSABILITÉS DU PLANTEUR D’ARBRES

1. Fournir le logement et toutes les commodités appropriés selon les circonstances dans la région de replantation.

2. Fournir tous les vêtements personnels et le matériel appropriés à la replantation en brousse et les entretenir.

3. Fournir le matériel de replantation en bon état d'utilisation et l’entretenir.

[...]

1. RÉMUNÉRATION : le planteur d’arbres reçoit le salaire minimum ou le salaire à la pièce s’il est plus élevé.

i) Le salaire à la pièce peut varier d’un endroit à un autre selon les conditions du terrain.

ii) La rémunération totale comprend le salaire de base, la paye de vacances et la rémunération de jours fériés. Par exemple :

salaire de base : 0,909 / arbre planté

4 %: 0,036 / arbre planté

6 %: 0,055 / arbre planté

Total 0,10 / arbre planté

iii) La société peut verser une prime saisonnière aux planteurs d’arbres qui travaillent jusqu’à la fin de la saison (tel que déterminé par la société) plantent 25 000 arbres et respectent les normes de qualité. La prime peut atteindre la somme maximale de 500 $. Une prime additionnelle peut être versée à ceux qui plantent plus de 25 000 arbres tout en respectant les normes de qualité. La prime additionnelle peut atteindre la somme maximale de 0,01818 plus la paye de vacances pour chaque arbre planté au-delà de 25 000.

2. DÉDUCTIONS À LA SOURCE

i) La société a l’obligation d’effectuer sur le salaire brut les retenues prévues dans la loi. En conséquence, elle déduit à la source les cotisations du Régime de pensions du Canada et de l’assurance-chômage de même que l’impôt fédéral et provincial sur le revenu.

ii) De plus, la société prélève sur le salaire brut du planteur d’arbres les sommes qu’elle dépense pour le matériel, les vêtements et les divers articles qu’elle achète à sa demande.

iii) Le coût moyen de la nourriture par personne par jour pour toute la période de replantation est déduit du salaire du planteur d’arbres pour chaque journée ou partie de journée qu'il passe au camp.

iv) Une somme additionnelle de 8,50 $ par planteur d’arbres par jour est retenue à la source pour les coûts indirects du camp pour chaque journée ou partie de journée qu'il passe au camp.

[...]

J’ai lu, je comprends, et je respecterai les conditions d’emploi ci-dessus mentionnées. Par la présente, j’accepte que la société effectue les retenues prévues aux al. 2i), 2ii), 2iv), 4i) et 4v).

Signé : Cedric Penner

[...]

[TRADUCTION]

CONTRAT DU CUISINIER/ASSISTANT

Contrat conclu ce ............ jour de ................ 199... entre Evergreen Forestry Services Ltd. de la ville de Grande Prairie dans la province d’Alberta (la “ société ”)

- et –

______________________________________________

de la ville de .................................................

dans la province de ............................................

(le “ cuisinier/assistant ”).

1. RESPONSABILITÉS DU CUISINIER/ASSISTANT :

i) Respecter dans la cuisine et le camp les normes d’entretien établies par le Ministère de la Santé.

ii) Maintenir la propreté et l’hygiène de la cuisine, des appareils, des provisions et de l’endroit où sont pris les repas.

iii) Stocker les provisions et placer les commandes de manière à disposer de provisions pour des périodes de cinq jours à la fois.

iv) Préparer des repas de qualité satisfaisante dans des quantités suffisantes.

v) Veiller à ce que tout le matériel et les provisions qui sont transportés vers un autre emplacement de travail soient emballés de manière à éviter les dommages ou les pertes.

vi) Veiller à ce que les commandes de provisions soient imputées correctement.

vii) Conserver les bordereaux d’emballage des commandes et les envoyer au bureau principal chaque semaine.

viii) Rencontrer le contremaître au moins une fois par semaine pour déterminer le nombre de personnes par jour dans le camp et envoyer au bureau principal la documentation dont il a besoin pour calculer la paye.

x) À la fin de la saison, veiller à la propreté et à l’hygiène de tous les appareils, ustensiles, boîtes et glacières, etc. retournés au bureau principal.

2. RÉMUNÉRATION : le cuisinier/assistant reçoit le salaire minimum ou le salaire à la pièce s’il est plus élevé.

i) Le cuisinier reçoit 5 $ par personne par jour plein et 2,50 $ par personne par demi-journée.

ii) La société peut verser aux cuisiniers qui travaillent jusqu’à la fin de la saison et qui respectent toutes les stipulations ci-dessus des sommes additionnelles jusqu’à concurrence du montant correspondant à leurs frais relatifs au camp.

3. DÉDUCTIONS À LA SOURCE

i) La société a l’obligation d’effectuer sur le salaire brut les retenues prévues dans la loi. En conséquence, elle déduit à la source les cotisations du Régime de pensions du Canada et de l’assurance-chômage, de même que l’impôt fédéral et provincial sur le revenu.

ii) Le coût moyen de la nourriture par personne par jour pour toute la période de replantation est déduit du salaire du cuisinier/assistant pour chaque journée ou partie de journée qu'il passe au camp.

iii) Une somme additionnelle de 8,50 $ par personne par jour est retenue du salaire du cuisinier/assistant pour les coûts indirects du camp pour chaque journée ou partie de journée qu'il passe au camp.

4. RÈGLES DE CONDUITE DANS LE CAMP

i) Le cuisinier est entièrement responsable des dommages causés par son chien, s'il en a un.

ii) La consommation excessive d’alcool et la consommation de drogues ne sont pas tolérées.

iii) Le coût des dommages que le cuisinier cause dans un hôtel sont déduits de son salaire.

iv) La société n’est pas responsable des dommages causés aux possessions personnelles durant le transport.

v) La société n’entrepose pas le matériel personnel.

vi) Aucun véhicule n’est gardé dans l’entrepôt.

[...]

J’ai lu, je comprends, et je respecterai les conditions d’emploi ci-dessus mentionnées. Par la présente, j’accepte que la société effectue les retenues prévues aux al. 3i), 3ii), 3iii), 4i) et 4iii).

Signé : ___________________________________

[9] En application des al. 2(iii) et (iv) du contrat du planteur d’arbres, l’appelante prélevait 23 $ sur le salaire de chaque planteur d’arbres pour chaque jour passé dans le camp. Cette somme était calculée de la manière suivante :

Salaire du cuisinier     5    $

Coûts indirects     3,50 $

Coût estimé des provisions 14,50 $

    23    $

L’appelante comptabilisait méticuleusement toutes les dépenses de nourriture de chaque équipe, le nombre de jours que chaque planteur d’arbres passait au camp et les repas consommés par le personnel de direction. À la fin de la saison, elle était ainsi en mesure de calculer exactement le coût de la nourriture par personne par jour pour chaque équipe. Dans le calcul de la paye finale de chaque planteur d’arbres, l’appelante effectuait un rajustement et lui accordait un crédit pour tenir compte des jours où il s'était absenté du camp et de la différence entre le coût moyen estimé et le coût moyen réel de la nourriture pour l’équipe du planteur d’arbres durant la saison. L’appelant ne dédommageait pas les équipes pour la nourriture perdue ou avariée même si les dommages survenaient durant le transport. Les équipes devaient payer pour toute la nourriture achetée à leur intention, qu’elle soit consommée ou non. Cependant, les équipes ne payaient pas pour les repas que le personnel de direction de la société prenait dans les camps. Toutes les denrées non périssables non consommées à la fin de la saison étaient remises à une oeuvre de bienfaisance locale.

[10] D’après la preuve, je suis convaincu que la méthode de comptabilité avait comme objectif et permettait à l’appelante de faire en sorte que les planteurs d’arbres et les cuisiniers payent par l’entremise de retenues sur leurs salaires pour les services du cuisinier et le coût de la nourriture déterminés dans chaque cas en fonction du nombre de repas pris dans les camps. Selon la preuve, je ne suis pas en mesure de déterminer si c’était également le cas pour les sommes retenues à titre de coûts indirects.

Les positions des parties

[11] Dans l’argumentation qu’il a rédigée avec beaucoup de soin, l’avocat de l’appelante formule trois propositions dans l'ordre subsidiaire suivant :

a) Soit que l’appelante était le mandataire des employés à la pièce quand elle achetait les provisions et qu’elle engageait les cuisiniers, et, selon le libellé de l’art. 178 à l’époque de la vérification, ces opérations ne sont pas des fournitures taxables.

b) Soit que l’appelante était simplement remboursée par les employés à la pièce pour leur avoir fourni le logement et les commodités dans un lieu de travail éloigné et que, puisque aucun avantage imposable ne découle de ces opérations en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, il est contraire à l’esprit et à l’intention du par. 173(1) d’assujettir ces remboursements à la TPS.

c) Soit que même si l’appelante a fourni des biens ou des services aux employés à la pièce, ces biens et services représentent des provisions détaxées et un logement et ne sont pas assujettis à la TPS de toute manière. Cette proposition est exposée dans les par. 20 et 22 de l’avis d’appel.

L’avocat a sagement évité d’insister sur les deux derniers points. Quelle que puisse être la manière en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu de traiter les repas fournis dans les lieux de travail éloignés, je suis tenu en tranchant les questions soulevées en l’espèce d’appliquer les articles de la Loi sur la taxe d’accise tels que libellés à l’époque pertinente. Étant donné que les employés devaient payer pour la nourriture et les services des cuisiniers, le par. 173(1) ne s’applique pas en l’espèce.

[12] Les sommes dont il est question en l’espèce, sauf les frais indirects relatifs au camp, ont été versées par les planteurs d’arbres, soit pour rembourser à l’appelante ce qu’elle avait payé aux fournisseurs de la nourriture et aux cuisiniers à titre de mandataire des planteurs d’arbres, soit pour payer les repas préparés par les cuisiniers avec la nourriture qui appartenait à l’appelante. Pour trancher la question, il est donc nécessaire de déterminer si l’appelante agissait comme mandant ou comme mandataire des planteurs d’arbres quand elle achetait la nourriture et payait les cuisiniers.

[13] Dans l’avis d’appel, l’appelant affirme que le montant réclamé dans la cotisation comprend de la TPS calculée sur les sommes versées par les planteurs d’arbres et les cuisiniers pour le logement qui est une fourniture exonérée. À mon avis, l’appelante fait allusion à la somme retenue à l’égard des coûts indirects relatifs au camp. Toutefois, il n’a pas été démontré que la somme prélevée à l’égard des frais indirects relatifs au camp se rapportait au logement plutôt qu’à l’utilisation de ce qu’il fallait pour cuisiner et manger.

[14] Personne ne conteste le fait que, si la société vendait des repas aux planteurs d’arbres au prix coûtant ou autrement, ces repas représentaient des fournitures taxables en vertu de la Loi, et la TPS de 7 p. 100 devait être perçue et versée à leur égard : voir les par. 165(1) et 221(1) de même que la définition de “ fourniture taxable ” dans le par. 123(1).

[15] Pendant la période pertinente en l’espèce, l’art. 178 de la Loi prévoyait ce qui suit :[1]

178 Pour l’application de la présente partie, la somme que l’acquéreur d’un service rembourse au fournisseur pour les frais que celui-ci a engagés lors de la fourniture, sauf dans la mesure où il engage ces frais à titre de mandataire de l'acquéreur, est réputée faire partie de la contrepartie de la fourniture.

Pour trancher la question soulevée en l’espèce, je dois donc nécessairement déterminer si la société était ou non le mandataire des planteurs d’arbres quand elle engageait les cuisiniers et achetait les provisions. Si l’appelante agissait à titre de mandataire, chaque planteur d’arbres et cuisinier agissant à titre de mandant versait un salaire et achetait des fournitures détaxées, et aucune TPS ne devrait être perçue : voir la définition de “ service” au par. 123(1), l’Annexe VI, Partie III et le par. 165(3). Dans ce cas, forcément, les cuisiniers se seraient versés un salaire eux-mêmes par l’entremise du mandataire. L’argument de l’appelante et cette anomalie sont inconciliables.

[16] Dans son argumentation écrite, l’avocat de l’appelante effectue un examen relativement détaillé des règles de droit relatives au mandat. Le Ministre du Revenu national a publié une ébauche d’énoncé de politique sur la question[2], dont l’avocate de l’intimée tire la plupart de ses arguments. Les deux avocats citent abondamment le texte de base du professeur Fridman.[3] Les parties s’entendent sur les règles de droit applicables. La question à trancher est simple : compte tenu des faits en l’espèce, la Cour est-elle justifiée de conclure qu’il y avait une relation de mandataire entre l’appelante et les planteurs d’arbres? Pour diverses raisons, j’ai conclu qu’il n’y avait pas de telle relation.

[17] Avant le début de chaque saison de replantation, les membres de chaque équipe déterminaient par consensus le type de repas qu’ils désiraient consommer et qui ils désiraient voir la société engager comme cuisinier, mais ils n’engageaient pas eux-mêmes les cuisiniers au nom de l’équipe ou autrement. Le contrat d’emploi écrit entre l’appelante et les cuisiniers (pièce R-1) ne laisse planer aucun doute. Le libellé du contrat non seulement ne laisse pas entendre que l’appelante l’a conclu comme mandataire de ses planteurs d’arbres mais aussi il exclut toute possibilité que quelqu’un d’autre que l’appelante soit l’employeur. Il n’y a rien dans ce document ou dans la preuve qui permette de supposer que les planteurs d’arbres étaient autorisés à donner des ordres aux cuisiniers ou que, par exemple, ils étaient responsables du fait des cuisiniers dans l’exécution de leurs fonctions. En m’exprimant ainsi, je n’écarte pas les éléments de preuve établissant que les cuisiniers étaient sur place pour contenter les planteurs d’arbres et préparer des repas selon les désirs exprimés par les membres des équipes. Il s’agissait là d’une simple question de bon sens et de bonne pratique de gestion de la part de l’appelante. Il était dans l’intérêt de l’appelante de contenter les planteurs d’arbres. Une des manières de satisfaire les planteurs d’arbres était de voir à ce qu’ils soient bien nourris et selon leurs goûts. Toutefois, pour en arriver là, il n’était pas nécessaire que les planteurs d’arbres soient les employeurs des cuisiniers mais qu’il leur soit permis de s’exprimer d’une manière générale sur le type de repas qu’ils préféraient.

[18] Rien ne s’oppose, du moins en théorie, à ce que l’appelante ait engagé les cuisiniers à titre de mandant et acheté la nourriture à titre de mandataire des planteurs d’arbres. Aucun des avocats n’a formulé cet argument. Une telle conclusion ne serait pas non plus étayée par la preuve. Les cuisiniers prenaient possession de la nourriture quand elle était livrée au camp et ils en avaient la garde par la suite. Il n’était pas permis aux planteurs d’arbres d’aller se servir dans la nourriture entreposée. À lui seul, ce fait écarte toute possibilité selon laquelle les planteurs d’arbres achetaient effectivement la nourriture des épiceries. S’ils avaient été les propriétaires de la nourriture, ils auraient pu sûrement en disposer à leur guise.

[19] L’avocat de l’appelante a fait grand état du fait que sa cliente n’a pas inscrit les sommes prélevées sur le salaire des planteurs d’arbres à l’égard des repas et des commodités dans ses revenus ou les salaires des cuisiniers et le coût de la nourriture dans ses dépenses. À mon avis, cette mesure ne démontre nullement qu’il y avait une relation de mandataire bien qu’elle appuie la position de l’appelante selon laquelle elle ne visait pas à tirer un profit des sommes demandées aux employés et qu’elle n’en a, effectivement, réalisé aucun. La lecture des extraits du journal comptable que l’appelante a produits à l’audience ne permet nullement de déduire que les salaires des cuisiniers ou les sommes payées pour les provisions étaient inscrites comme dettes exigibles des planteurs d’arbres ou d’un groupe d’entre eux. Il semble que les sommes étaient simplement imputées dans un compte correspondant et compensées plus tard avec les salaires payables. Je ne me prononce pas sur la convenance de la méthode de tenue de livres de l’appelante, mais il demeure qu’elle ne me permet pas de trancher, dans un sens ou dans l’autre, la question en litige.

[20] Un autre fait empêche l’appelante de réussir à faire reconnaître qu’elle agissait à titre de mandataire des planteurs d’arbres qui, selon son argument, agissaient à titre de mandants. Les planteurs d’arbres formaient plusieurs groupes de vingt individus ou plus. Les groupes n’étaient ni des personnes morales ni des sociétés en nom collectif, et il est difficile de concevoir que les membres de chaque équipe étaient collectivement l’employeur de leur cuisinier ou le propriétaire des provisions. Compte tenu du fait qu’il ressort de la preuve que les planteurs d’arbres ne pouvaient pas se servir de la nourriture à leur guise et du libellé du contrat conclu avec les cuisiniers, je statue que l’appelante agissait à titre de mandant plutôt qu’à titre de mandataire.

[21] Depuis l’audition du présent appel, la Cour d’appel fédérale a rendu son arrêt dans l’affaire Sa Majesté la Reine et Glengarry Bingo Association.[4] J’ai invité les deux avocats à remettre des observations écrites sur les répercussions de cet arrêt sur le présent litige et c’est maintenant chose faite.

[22] Dans l’affaire Glengarry, la Cour devait déterminer s’il y a avait une relation de mandataire entre la Glengarry Bingo Association et les divers organismes de charité qui en étaient membres dans le contexte de l’établissement d’une cotisation assujettissant Glengarry au paiement de la TPS à l’égard des services d’un certain personnel et du matériel qu’elle fournissait à ses membres pour exploiter des bingos. Comme en l’espèce, Glengarry prétendait qu’elle agissait simplement à titre de mandataire de ses membres quand elle employait du personnel et achetait du matériel. Elle ne réalisait non plus aucun profit puisque ses membres lui remboursaient seulement les sommes qu’elle avait dépensées. La ratio decidendi de l’arrêt se trouve au paragraphe 12 des motifs du jugement unanime rendu par le juge Sexton :

Selon moi, il ressort clairement de la preuve que GBA n’agissait pas à titre de mandataire de ses membres dans ses rapports avec son personnel rémunéré. Premièrement, c’est GBA, et non ses membres, qui était l’employeur du personnel rémunéré. Deuxièmement, GBA ne s’est pas présentée au personnel rémunéré comme le mandataire de ses membres. Troisièmement, les membres n’étaient pas responsables des obligations contractées par GBA envers son personnel rémunéré. Ces trois faits montrent que GBA avait conclu les contrats en tant que partie principale et non pour le compte de ses membres.

[23] J’ai déjà traité du premier de ces trois points. Quant au deuxième, il ne ressort pas de la preuve présentée que l’appelante aurait informé les cuisiniers qu’elle n’était pas leur employeur mais qu’elle agissait simplement à titre de mandataire de l’employeur réel, les planteurs d’arbres. L’avocat de l’appelante prétend que cela peut être déduit du fait que les cuisiniers étaient, de fait, engagés, supervisés et, si nécessaire, réprimandés par les chefs d’équipes. Je ne suis pas d’accord. L’avocat de l’appelante ne peut présenter un tel argument sans fermer les yeux sur le fait évident que les chefs d’équipes étaient les employés de sa cliente, quoiqu’au plus bas niveau de gestion. Une personne morale ne peut agir que par l’entremise de ses dirigeants et de ses employés. L’appelante engageait, supervisait et réprimandait les cuisiniers par l’entremise des chefs d’équipe. Comme je l’ai déjà statué, le libellé du contrat ne permet simplement pas de décider qu’il a été conclu entre les cuisiniers et les planteurs d’arbres.

[24] Quant au troisième point, l’opinion selon laquelle les cuisiniers ou les planteurs d’arbres considéraient qu’une relation employeur-employé s’était établie entre eux, dans le sens que, par exemple, si l’appelante était devenue insolvable, les cuisiniers auraient pu réclamer les salaires impayés aux planteurs d’arbres individuellement ou collectivement, n’est pas étayée par la preuve. Il ne ressort pas non plus de la preuve que les fournisseurs des provisions avaient l’impression d’avoir conclu les contrats avec les planteurs d’arbres. Dans son argumentation à cet égard, l’avocat de l’appelante n’arrive pas à faire la distinction entre l’obligation inexistante et l’obligation existante soit, d’une part, l’obligation de l’appelante à titre de mandant de payer les cuisiniers et les fournisseurs et, d’autre part, l’obligation des planteurs d’arbres, aux termes de leur contrat, de rembourser à l’appelante les sommes qu’elle avait dépensées pour les services des cuisiniers et l’achat des provisions. Même si les planteurs d’arbres avaient l’obligation de rembourser l’appelante, ils n’assumaient pas pour autant de responsabilité directe envers les cuisiniers et les fournisseurs.

[25] Il ne fait aucun doute que l’appelante, qui ne visait pas à réaliser de profit en fournissant la nourriture et les services et qui n’a pas perçu la TPS des planteurs d’arbres, éprouvera dans une certaine mesure des difficultés financières à la suite de ce résultat. Je souscris à l’approche adoptée par le juge Rip de la présente Cour dans l’affaire O. A. Brown v. Canada,[5] voulant que la Cour fasse preuve de bons sens quand elle tranche les questions qui sont soulevées aux termes de cette loi. Toutefois, cela ne m’autorise pas à rendre des décisions qui ne sont pas conformes à la preuve, à la Loi et aux principes de droit établis. Quoi qu’il en soit, c’est le gouverneur en conseil et non la Cour qui dispose du pouvoir de faire une remise dans les cas où il y a lieu d’accorder un allègement de l’application des articles de la Loi en raison des difficultés financières éprouvées par un contribuable.

[26] L’appel est rejeté.

Signé à Ottawa, Canada, ce 7e jour d’avril 1999.

“E.A. Bowie”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 2e jour de février 2000.

Mario Lagacé, réviseur



[1] Article abrogé parce qu’il était redondant, L. C., ch. 10, art. 27.

[2] Énoncé de politique Ébauche P-182(1).

[3] G. H. L. Fridman, The Law of Agency, 7e éd. (Toronto: Butterworths, 1996).

[4] Arrêt non publié rendu le 5 mars 1999 (numéro de greffe # A502-95).

[5] [1995] G.S.T.C. p. 40

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