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[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

2001-4304(IT)G

ENTRE :

SYED Y. AHMAD,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

 

intimée.

 

 

Appel entendu le 8 août 2002, à Edmonton (Alberta), par

l’honorable juge Campbell J. Miller

 

Comparutions

 

Avocat de l’appelant :      Me Warren J. A. Mitchell, c.r.

Avocat de l’intimée :        Me Louis A. T. Williams

 

 

JUGEMENT

 

          L’appel interjeté à l’encontre de la cotisation d’impôt établie en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu pour l’année d’imposition 1997 est accueilli, avec dépens, et la cotisation est déférée au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelle cotisation en tenant compte du fait que les dommages‑intérêts généraux ne constituent pas une allocation de retraite en vertu du paragraphe 248(1) et que les intérêts avant jugement ne sont pas des intérêts aux fins de l’alinéa 12(1)c) de la Loi.


 

Signé à Ottawa, Canada, ce 11e jour de septembre 2002.

 

« Campbell J. Miller »

J.C.C.I.

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 10e jour d'août 2004.

 

 

 

 

Erich Klein, réviseur

 


 

 

 

 

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

 

Date : 20020911

Dossier : 2001-4304(IT)G

 

 

ENTRE :

SYED Y. AHMAD,

appelant,

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE,

 

intimée.

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

Le juge Miller

 

[1]     Syed Y. Ahmad, titulaire d’un doctorat, a travaillé pendant 20 ans pour Énergie atomique du Canada limitée (« EACL »), soit de 1967 à 1987. En 1984, il a été rétrogradé par EACL à cause de l’ingérence du principal client d’EACL, Ontario Hydro. En août 1986, monsieur Ahmad a intenté une action contre Ontario Hydro pour incitation à violation de contrat. En octobre 1987, il a été l’objet d’un congédiement injustifié de la part d’EACL et a reçu de celle‑ci 102 000 $ comme règlement. En 1993, dans son action contre Ontario Hydro pour incitation à violation de contrat, la Cour supérieure de l’Ontario lui a adjugé les sommes suivantes :

 

Dommages‑intérêts généraux                   488 525 $

Dommages-intérêts

pour libelle diffamatoire                             40 000 $

Intérêts avant jugement                            388 212 $

Intérêts après jugement                            199 371 $

Intérêts quotidiens                                      6 329 $

 

[2]     En juillet 1997, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé ce jugement. Le ministre du Revenu national a établi à l’égard de M. Ahmad une nouvelle cotisation incluant dans le revenu de celui-ci pour 1997 les dommages‑intérêts généraux, ainsi que les intérêts (sauf environ 45 000 $ d’intérêts relatifs aux dommages‑intérêts pour libelle diffamatoire).

 

[3]     Les questions en litige sont les suivantes.

 

(i)      Les dommages‑intérêts généraux représentent-ils un revenu en vertu du paragraphe 56(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu, étant une allocation de retraite, soit une somme reçue à titre de dommages-intérêts à l’égard de la perte d’une charge ou d’un emploi?

 

Je conclus que les dommages‑intérêts généraux n’entrent pas dans le cadre de la définition d’« allocation de retraite ».

 

(ii)      Le montant décrit comme des intérêts avant jugement entre‑t‑il à titre d'intérêts dans le revenu en vertu de l’alinéa 12(1)c) de la Loi de l'impôt sur le revenu?

 

Je conclus qu’il ne s’agit pas d’intérêts visés à l’alinéa 12(1)c).

 

Faits

 

[4]     M. Ahmad a été employé par EACL du 1er avril 1967 jusqu’au 30 octobre 1987, date de son congédiement. Scientifique faisant de la recherche nucléaire, notamment dans le domaine du transfert thermique, M. Ahmad était tenu en haute estime par d’autres scientifiques œuvrant dans ce domaine.

 

[5]     En 1974, EACL l'avait promu chef de la division du génie aux laboratoires nucléaires de Chalk River. EACL avait avec Ontario Hydro une relation d’affaires de longue date qui générait beaucoup de millions de dollars de contrats. Il y a eu entre M. Ahmad et Ontario Hydro une divergence d’opinions résultant du refus de M. Ahmad d’approuver un rapport d’un subalterne. M. Ahmad soutenait qu’il n’y avait pas assez de preuves scientifiques pour appuyer le rapport. Le fait que le rapport ne soit pas approuvé était lourd de conséquences financières pour Ontario Hydro et EACL. Ontario Hydro a incité EACL à relever M. Ahmad de ses fonctions de chef de la division du génie en 1984. D’après M. Ahmad, on lui a donné un bureau auquel s’asseoir dans un coin, bien qu’il ait continué à toucher son salaire et qu’il ait reçu des augmentations jusqu’en 1986.

 

[6]     En août 1986, M. Ahmad a intenté une action contre Ontario Hydro, réclamant entre autres choses des dommages‑intérêts généraux, ainsi que des intérêts avant et après jugement, relativement au délit civil d’incitation à la violation de son contrat de travail avec EACL. EACL était alors au courant de cette action. À cette époque, elle n’a pas congédié M. Ahmad, mais a gelé son salaire. Comme il avait de la difficulté à obtenir d’EACL de l’information  qui pouvait l'aider dans son action contre Ontario Hydro, M. Ahmad a, sur les conseils de son avocat, décidé de constituer EACL partie à l’instance. En octobre 1987, il a remis à EACL et au ministère de la Justice un projet de déclaration. Quinze jours plus tard, EACL a congédié M. Ahmad. EACL a réglé le litige avec M. Ahmad en lui versant 102 000 $. M. Ahmad a déclaré ce montant comme allocation de retraite pour 1987.

 

[7]     Depuis 1984, M. Ahmad n’a pu travailler en recherche nucléaire dans sa spécialité, soit le transfert thermique. Il en est ainsi parce que les deux seuls grands dans ce domaine étaient EACL et Ontario Hydro. Toutes les autres sociétés exerçant des activités dans le domaine étaient dépendantes d’EACL et d’Ontario Hydro, de sorte qu’aucune de ces autres sociétés n’envisagerait d’embaucher M. Ahmad. Ce dernier a travaillé pour l’Alberta Research Council pendant deux ans, de 1987 à 1989, dans un domaine autre que celui dans lequel il a une expertise. Il a été prestataire d'assurance‑chômage pendant un an. Il a ensuite obtenu un poste à l’Institut des sciences des Territoires du Nord‑Ouest, poste dans lequel ses capacités étaient grandement sous‑utilisées.

 

[8]     Le 24 décembre 1993, la Cour supérieure de l’Ontario a conclu qu’Ontario Hydro avait effectivement incité à une violation de contrat en 1984. Le juge McWilliam a fixé un montant de dommages‑intérêts généraux basé sur le calcul de la valeur actualisée du salaire et de la pension que M. Ahmad aurait reçus s’il était resté à EACL, à supposer qu'il ait continué à recevoir des augmentations régulières, moins la valeur actualisée de sa rémunération et de sa pension effectives, à supposer qu’il ait continué à travailler jusqu’à l’âge de 65 ans. Le juge a apporté de petits rajustements aux chiffres présentés dans la preuve actuarielle. En fin de compte, il a déterminé que la différence était de 488 525 $. Il a demandé aux avocats de s’entendre sur les montants des intérêts, qu’ils ont établis à 388 212 $ dans le cas des intérêts avant jugement et à 199 371 $ dans le cas des intérêts après jugement. Le juge a en outre accordé un montant de 40 000 $ comme dommages‑intérêts pour libelle diffamatoire. Les intérêts relatifs à ce dernier montant étaient d’environ 45 000 $.

 

[9]     Question en litige

 

(i)      Les dommages‑intérêts généraux reçus par M. Ahmad représentent‑ils un revenu en vertu de l’alinéa 56(1)a) de la Loi, étant une allocation de retraite, soit une somme reçue à titre de dommages-intérêts à l’égard de la perte d’une charge ou d’un emploi?

 

Argumentation de l’appelant

 

[10]    L’appelant argue d’abord que la définition d’« allocation de retraite » indique, comme condition préalable, qu’il doit s’agir d’une somme reçue « à l’égard de [« in respect of »] la perte [...] d’une charge ou d’un emploi ». Il soutient que la somme versée en l'espèce n’était pas une somme de cette nature et qu’elle a été versée à cause de la faute délictuelle commise. Ensuite, l’appelant fait valoir que la cause d’action a pris naissance en 1984 par suite de l’incitation à violer le contrat de travail, non pas par la résiliation de celui-ci, mais simplement par le fait d'avoir enlevé des responsabilités à M. Ahmad. Il ne s’agissait pas de la perte d’une charge ou d’un emploi. Ainsi, la condition préalable énoncée dans la définition d’« allocation de retraite » n’est pas remplie.

 

[11]    Bien que les dommages‑intérêts aient été évalués par le calcul du revenu perdu, cela représentait simplement une évaluation quantitative et non pas la nature de l’indemnité. L’appelant cite plusieurs décisions à l’appui de cette proposition (The Glenboig Union Fireclay Co., Ltd. v. C.I.R.[1], Canada c. Atkins[2] et Stolte c. Canada[3]). L’appelant souligne que les dommages‑intérêts accordés pour le délit civil d’incitation à violation de contrat sont des dommages‑intérêts généraux. Le juge McWilliam a reconnu cela dans sa décision adjugeant des dommages‑intérêts à M. Ahmad :

 

[TRADUCTION]

 

[...] Comme la norme pour évaluer les dommages‑intérêts n’est pas la même dans le cas d’un congédiement illégal que dans le cas du délit intentionnel d’incitation à violation de contrat, je n’entends pas déduire les 102 000 $. Quoi qu’il en soit, comme le juge Mackoff l’a dit dans Alltrans Express Ltd. et al. v. General Truck Drivers and Helpers Local Union 213, [1982] 2. W.W.R. 533 :

 

 

On dit que les dommages‑intérêts pour le délit civil d’incitation à violation de contrat sont des dommages‑intérêts généraux. Cela signifie que l’évaluation de ces dommages-intérêts est « une question d’impression et non pas une question d’addition » (ni, partant, de soustraction, en l’espèce). [...] À cet égard, ces dommages-intérêts sont semblables aux dommages‑intérêts pour libelle diffamatoire [...] La Cour doit évaluer un montant global équivalant à peu près au préjudice qui, estime-t-elle, a été subi.

 

Argumentation de l’intimée

 

[12]    La position de l’intimée était concise. La définition d’« allocation de retraite », applicable en l’espèce, comporte deux exigences.

 

(i)      Il faut qu’une somme ait été reçue à titre de dommages-intérêts.

 

Il n’y a pas de différend sur ce point.

 

(ii)      Il doit y avoir un lien de causalité entre la somme reçue et la perte d’une charge ou d’un emploi.

 

L’intimée soutient que, dans son jugement, le juge McWilliam, par son analyse du revenu que M. Ahmad aurait gagné s’il avait été maintenu dans son poste de cadre à EACL par rapport au revenu que M. Ahmad a gagné en fait ou pouvait s’attendre à gagner jusqu’à l’âge de 65 ans, indique clairement l’existence d’un tel lien. Ce calcul du revenu tient, selon l’intimée, au fait que les actes d'Ontario Hydro ont conduit d'abord à une rétrogradation, mais aussi, en fin de compte, à un congédiement, c'est‑à‑dire à une perte d’emploi. Comme les tribunaux ont statué que l'expression anglaise « in respect of » (à laquelle correspond, en l'espèce, « à l’égard de ») doit être interprétée comme ayant la portée la plus large possible (voir Niles c. M.R.N.[4] et Nowegijick c. La Reine[5]), il s’ensuit que l’on peut dire que des dommages‑intérêts calculés en fonction d’une perte d’emploi sont des dommages‑intérêts « à l’égard de » cette perte d’emploi. Il y a un lien suffisant entre l’argent reçu par M. Ahmad et la perte de l’emploi de celui-ci.

 

[13]    L’intimée soutient en outre que la définition d’« allocation de retraite » n’exige pas que la somme versée provienne de l’employeur. L’affaire Overin c. Canada[6] a été citée comme exemple d’un cas dans lequel un paiement fait par un tiers a été considéré comme une allocation de retraite. Dans cette affaire, on a en outre proposé un critère à deux volets pour déterminer si des dommages‑intérêts constituent une allocation de retraite :

 

(i)      N’eût été la perte d’emploi, est-ce que la somme aurait été reçue?

(ii)      L’objet du paiement était-il de compenser une perte d’emploi?

 

L’intimée soutient qu’il est satisfait à ces deux critères dans l’affaire dont je suis saisi.

 

Analyse

 

[14]    Comme le juge McWilliam l’a fait remarquer dans sa décision, il y a une différence entre la nature des dommages‑intérêts dans une action pour congédiement injustifié et la nature des dommages‑intérêts dans l’action en responsabilité délictuelle pour incitation à violation de contrat. Dans ce dernier cas, il s’agit de dommages‑intérêts généraux, dont l’évaluation est une question d’impression et non pas d’addition. Cette différence est importante. C’est sans doute pour cela que le juge McWilliam n’a pas déduit du montant qu'il a accordé comme dommages‑intérêts généraux dans l’action en responsabilité délictuelle le montant de 102 000 $ versé par EACL à M. Ahmad comme dommages‑intérêts pour congédiement injustifié. Ces deux types de dommages‑intérêts ne sont pas de même nature. Il est clair que les dommages‑intérêts pour congédiement injustifié sont des dommages‑intérêts payés à l’égard de la perte d’emploi. Tel n’est pas le cas des dommages‑intérêts en matière de responsabilité délictuelle. Ceux-ci sont des dommages‑intérêts à l’égard du préjudice qui a été causé à M. Ahmad, lequel tient non pas au fait que M. Ahmad a fini par perdre son emploi, mais au fait qu’on lui a enlevé ses responsabilités de chercheur nucléaire. La violation du contrat de travail consiste dans le fait que M. Ahmad, un chercheur et un cadre ayant à ces titres des responsabilités, a été relégué à un rôle d’employé sans aucune responsabilité. Les dommages‑intérêts ont été accordés à cause de cette violation.

 

[15]    Si l’on attribuait la portée la plus large possible à l'expression « à l’égard de » dans le contexte de dommages‑intérêts adjugés « à l’égard de la perte [...] d’un emploi », elle s’appliquerait à n’importe quel montant accordé à titre de dommages-intérêts s’il y avait le moindre lien entre le montant accordé et la perte d’emploi. Elle engloberait alors, par exemple, des dommages‑intérêts adjugés à un employé blessé dans un accident de voiture et ne pouvant plus travailler. Si, dans son calcul des dommages‑intérêts, le juge prenait en compte la perte du revenu d’emploi futur, on pourrait alors dire qu’il s’agit de dommages‑intérêts « à l’égard de la perte [...] d’un emploi ». Une telle interprétation de l'expression va bien au‑delà de ce que permet, à mon avis, le contexte de la définition d’« allocation de retraite ». Selon moi, c'est un critère de l’objet principal que suggèrent les termes « à l’égard de la perte [...] d’un emploi ». Quelle est la première réponse qui vient à l’esprit si on demande pourquoi l’employé blessé a reçu des dommages‑intérêts? À mon avis, on ne répondrait pas que c'est parce qu’il a perdu son emploi. On dirait plutôt que c’est parce qu’il a été blessé dans un accident de voiture. De même, pourquoi M. Ahmad a‑t‑il reçu des dommages‑intérêts d’Ontario Hydro? Ce n’est pas parce qu’il a perdu son emploi. C’est parce qu’Ontario Hydro lui a causé un préjudice en le privant de la possibilité de pouvoir jamais faire de la recherche nucléaire.

 

[16]    Je reconnais que le calcul des dommages‑intérêts était basé sur des projections salariales. Toutefois, la méthode de calcul employée, comme disait le juge Bowman dans l’affaire Stolte, pour évaluer les dommages-intérêts ne représente pas une preuve concluante quant à la nature des dommages‑intérêts eux‑mêmes. Lorsque la violation de contrat provoquée ne tient pas à la perte d’emploi elle‑même, il doit y avoir entre les dommages‑intérêts et la perte d’emploi un lien plus étroit que le simple fait que cette perte d’emploi a été prise en compte dans le calcul du montant des dommages‑intérêts. La meilleure façon de répondre à la question de savoir jusqu'à quel point le lien doit être étroit consiste à examiner les deux critères mentionnés dans l’affaire Overin, à savoir le critère de la condition sine qua non et le critère de l’objet visé.

 

[17]    J’examinerai d’abord le critère de la condition sine qua non. N’eût été la perte d’emploi, est-ce que les dommages‑intérêts généraux auraient été reçus? La violation de contrat provoquée par Ontario Hydro ne consistait pas dans la résiliation du contrat. Elle consistait dans le fait qu'on a enlevé à M. Ahmad ses responsabilités quant au travail qu’EACL accomplissait pour Ontario Hydro. Pendant deux ans après la violation de contrat provoquée par Ontario Hydro, M. Ahmad est resté un employé d’EACL et a en fait continué à recevoir des augmentations de salaire. Une fois qu’il eut intenté une action contre Ontario Hydro, EACL a mis un terme aux augmentations de salaire. C’est un an après cela, c'est‑à‑dire seulement quand M. Ahmad a intenté l’action contre EACL, que cette dernière l'a en fait congédié. Si EACL n’avait pas congédié M. Ahmad et qu’elle l’avait maintenu dans son emploi mais sans les augmentations de salaire, il y aurait certainement eu quand même des dommages‑intérêts pour incitation à violation de contrat. M. Ahmad n’aurait pu faire la recherche nucléaire pour laquelle il était qualifié, malgré le fait qu’il serait resté employé d’EACL. La perte d’emploi qui a finalement eu lieu n’aurait rien changé à la conclusion selon laquelle Ontario Hydro avait commis le délit d’incitation à violation de contrat.

 

[18]    L’intimée soutient que pareille conclusion n’aurait été alors qu’une victoire à la Pyrrhus, car M. Ahmad n’aurait pas reçu des dommages‑intérêts généraux de 488 000 $. Il est évident que l’intimée avance cet argument parce que le montant de 488 000 $ résultait d'un calcul basé sur le revenu effectif par rapport aux projections quant au revenu qui aurait été reçu d'EACL. C’était là une formule facile à suivre pour le juge McWilliam. Toutefois, comme les dommages‑intérêts pour le délit en question sont des dommages‑intérêts généraux, le juge McWilliam n’était pas limité à l’utilisation de ce type de calcul. Qui peut dire à combien le juge McWilliam pourrait avoir évalué les dommages‑intérêts si M. Ahmad avait continué à travailler à EACL, mais pas comme chercheur nucléaire? Les facteurs qu’il aurait alors fallu prendre en compte auraient été les suivants : le fait que M. Ahmad n’aurait pu utiliser ses grandes aptitudes dans son domaine d’expertise, le fait que cela lui aurait été néfaste sur les plans mental et émotionnel, ainsi que, évidemment, la différence entre un salaire gelé et le salaire de quelqu’un continuant à monter dans la hiérarchie de l'entreprise. Je ne partage pas le point de vue de l’intimée selon lequel la prise en compte de ces facteurs n’aurait conduit qu’à une victoire à la Pyrrhus. En fait, je ne suis nullement convaincu que les dommages‑intérêts qui auraient été accordés dans un tel scénario auraient été inférieurs à ceux que le juge McWilliam a effectivement calculés. N’eût été la perte d’emploi, est-ce qu’il y aurait eu des dommages‑intérêts quand même? Je suis convaincu que oui. La question de savoir si les dommages‑intérêts auraient été les mêmes est plus difficile, mais je ne crois pas que j’aie à décider ce point. Qu’il suffise de dire que des dommages‑intérêts importants auraient été accordés indépendamment de la question de la perte d’emploi. Je conclus donc qu’il n’est pas satisfait au premier critère.

 

[19]    Il n’est pas nécessaire que j’examine le second critère, mais je voudrais tout de même le faire pour que l’analyse soit exhaustive. L’objet du paiement de 488 000 $ à M. Ahmad était‑il de compenser une perte d’emploi? Non. Bien que j’aie déjà énoncé mes vues sur le critère de l’objet visé, je souhaite apporter des précisions. Le calcul effectué pour arriver à ce montant incluait la prise en compte de trois années pendant lesquelles M. Ahmad était en fait encore employé à EACL. Donc, même si je reconnaissais que le mode de calcul des dommages‑intérêts généraux détermine la nature de ceux‑ci, il est clair que le montant total ne peut avoir été accordé pour perte d’emploi, car M. Ahmad a conservé son emploi pendant trois des années considérées. Je ne reconnais toutefois pas que le mode de calcul des dommages‑intérêts en matière de responsabilité délictuelle est concluant quant à la nature de ceux‑ci.

 

[20]    L’avocat de l’intimée n’a pas fait de distinction entre la rétrogradation survenue en 1984 et la perte d’emploi survenue en 1987. Il a qualifié de congédiement implicite ce qui est arrivé en 1984 et a dit qu’il y avait donc un lien étroit entre les dommages‑intérêts et la perte, bien qu’implicite, de l’emploi; en d’autres termes, il soutenait que l’objet était de compenser la perte d’emploi. Il n’a pu me citer aucun précédent dans lequel un tribunal aurait décidé que des dommages‑intérêts pour congédiement implicite, dans un cas où l’employé a en fait conservé son emploi, constituaient une allocation de retraite. Je ne trouve pas cela étonnant. On ne peut qu’imaginer les possibilités de planification fiscale en matière de REER qui captiveraient les esprits de l’intelligentsia fiscale de notre pays. Un « congédiement implicite » n’est pas, comme l’indique l’expression elle‑même, une perte d’emploi effective. Je ne suis pas prêt à conclure qu’une violation de contrat constituant un congédiement implicite, dans le contexte d’une action en responsabilité délictuelle pour incitation à violation de contrat, représente une perte d’un emploi au sens de la définition d’« allocation de retraite » quand l’employé conserve son emploi pendant trois ans après ladite violation.

 

[21]    Quel était l’objet des dommages‑intérêts accordés? L’objet était d’indemniser M. Ahmad pour le préjudice qu’on lui a causé en le privant de la possibilité de travailler comme chercheur nucléaire. L’objet ne saurait être réduit à un simple calcul mathématique de la perte pécuniaire occasionnée par une perte d’emploi survenue trois ans après le préjudice causé. Ce serait déshonorant pour un scientifique ayant déjà été dégradé et humilié à cause de mesures douteuses prises par une société. L’objet des dommages‑intérêts était de donner de la dignité et du respect et de fournir une certaine justification à un scientifique qui s’est tenu à ses normes éthiques et l’a payé cher.  La dignité et le respect rendus à M. Ahmad, je ne vais pas les lui retirer en concluant que les dommages‑intérêts généraux étaient simplement des dommages‑intérêts à l’égard de la perte d’un emploi. Ils représentent beaucoup plus que cela. La Cour d’appel l’a reconnu en disant :

 

[TRADUCTION]

 

Comme le juge de première instance l’a fait remarquer, des dommages‑intérêts pour incitation à violation de contrat sont des dommages‑intérêts généraux et n’ont pas à se rapporter à une perte pécuniaire effective. Vu l’excellente réputation professionnelle dont jouit l’intimé dans le monde scientifique et vu le poste important qu’il a occupé au sein d’EACL, nous estimons que l’évaluation des dommages‑intérêts était juste et raisonnable. [Je souligne.]

 

[22]    Il y a une distinction entre la perte d’un emploi particulier exercé pour un employeur particulier — ce qui est envisagé par la définition d’« allocation de retraite » — et la perte d’une carrière de chercheur nucléaire. Le second cas représente un préjudice beaucoup plus grave qui n’entre absolument pas dans le cadre de la définition d’« allocation de retraite ».

 

Question en litige

 

[23]    Le montant décrit comme des intérêts avant jugement constitue‑t‑il des intérêts au sens de l’alinéa 12(1)c)?

 

Argumentation de l’appelant

 

[24]    L’appelant fait valoir que des intérêts ne sont exigibles que si un montant de principal est dû. Dans ce cas‑ci, comme il s’agissait de dommages‑intérêts consécutifs à une action en responsabilité délictuelle, aucune somme n’était due tant qu’un tribunal n’avait pas déterminé que des dommages‑intérêts devraient être accordés et quel devrait en être le montant. L’appelant invoque ce que le juge Thurlow a dit dans l’affaire Huston et al. v. M.N.R.[7], à savoir que ce n’est pas simplement parce que quelque chose est qualifié d’intérêts que cela en fait des intérêts. Le juge Thurlow poursuivait en disant :

 

[TRADUCTION]

 

[...] Je ne connais aucune décision dans laquelle on est allé jusqu’à statuer qu’un tel montant — qu’il soit qualifié d’intérêts, de dommages‑intérêts, d’indemnité ou d’autre chose — représentait des intérêts ou un revenu dans un cas où il n’y avait pas d’intérêts qui s’accumulaient en fait sur le « principal » pendant la période pertinente et où aucun droit au « principal » n’était acquis au contribuable pendant cette période.

 

Le juge Bowie, de notre cour, a fait référence à l’affaire Huston dans son récent jugement Coughlan c. Canada[8], mais il a fait une distinction entre ces deux affaires en décidant que, dans la cause dont il était saisi, les intérêts avant jugement étaient bel et bien des intérêts parce qu’ils étaient basés sur des sommes déterminées qui avaient été retenues illégitimement. L’appelant soutient qu'en l'espèce il n’existe pas de sommes déterminées qui auraient été retenues illégitimement.

 

Argumentation de l’intimée

 

[25]    L’avocat de l’intimée soutient que les intérêts avant jugement représentent un montant distinct d’intérêts, spécialement calculé, visé par l’alinéa 12(1)c) de la Loi. À l’appui de sa position selon laquelle il convient de qualifier d'intérêts ce montant, il cite l’article 128 de la Loi sur les tribunaux judiciaires de l’Ontario. L’article 128 se lit comme suit :

 

128(1)  La personne qui a droit à une ordonnance de paiement d’une somme d’argent a le droit de demander que l’ordonnance lui accorde des intérêts sur cette somme, calculés au taux d’intérêt antérieur au jugement, depuis la date à laquelle la cause d’action a pris naissance jusqu’à la date de l’ordonnance.

 

[26]    Se fondant en outre sur des observations formulées par la Cour d'appel fédérale dans Shaw c. Canada[9], une affaire en matière d’expropriation, l'avocat de l'intimée prétend que, si un montant est calculé comme un montant distinct, il ne vient pas se confondre avec l’indemnité totale versée. Enfin, il se fonde sur la conclusion du juge Bowie dans l’affaire Coughlan qu’un montant accordé à titre d'intérêts sur des sommes déterminées retenues illégitimement représente des intérêts et non des dommages‑intérêts supplémentaires.

 

Analyse

 

[27]    Un montant qualifié d’« intérêts » peut‑il être autre chose que des intérêts? Assurément. Le ministre l’a reconnu dans le bulletin d'interprétation IT‑365R2, où il est dit :

 

Lorsque des dommages pour blessures ou décès ont été adjugés par un tribunal ou déterminés en vertu d’un règlement à l’amiable et que le montant comprend une somme ou est augmenté d’une somme qui, selon les modalités du jugement ou de l’accord, est identifiable comme un intérêt, aucun des montants décrits ne constituera un revenu du bénéficiaire. [...]

 

Ce qui est qualifié d’intérêts ne représente alors pas des intérêts aux fins de l’alinéa 12(1)c). En l'espèce, la Cour n’a pas considéré comme un revenu le  montant appelé « intérêts » sur les dommages-intérêts pour libelle diffamatoire. Là encore on reconnaît que les paiements qualifiés d’intérêts ne sont pas tous des intérêts aux fins de l’alinéa 12(1)c). Dans le traitement par le gouvernement de tels montants qui ne sont pas des intérêts, il semble être fréquemment le cas que, si l’indemnité elle‑même n’est pas imposable, les soi‑disant intérêts s'y rapportant sont, de même, considérés comme non imposables. Cela est trop simpliste. Il est nécessaire d’examiner un peu plus en profondeur la véritable nature des intérêts avant jugement en l'espèce.

 

[28]    Le point de départ pour déterminer la nature d’un paiement d’intérêts est la définition, souvent citée, que la Cour suprême du Canada a donnée dans l’affaire Re the Validity of Section 6 of the Farm Security Act, 1944 of the Province of Saskatchewan[10] :

 

            [TRADUCTION]

 

            Le mot « intérêts » désigne, de façon générale, la contrepartie, la compensation ou le rendement afférents à l’utilisation ou à la conservation, par une personne, d’une somme d’argent due à une autre personne ou lui « appartenant » au sens familier de ce terme. [...]

 

            Cependant, tout comme l’obligation, la définition suppose que les intérêts se rapportent à un montant de principal ou à une obligation de verser de l’argent. Si cette structure relationnelle n’existe pas en fait, et quelle que soit la base utilisée pour calculer ou déterminer le montant, aucune obligation de faire un paiement en nature ou en espèces ne peut être considérée comme une obligation de verser des intérêts.

 

Il doit y avoir un lien entre les intérêts et le principal. L’intimée dit que ce lien existait dès que la cause d’action a pris naissance, car M. Ahmad avait alors un droit. Toutefois, quel droit avait‑il? Il avait le droit d’intenter une action, mais je ne suis pas convaincu que l’on puisse dire que, avant le jugement, il avait un droit à l’indemnisation de sa perte. Avant le jugement, il n’avait pas été déterminé si un préjudice lui avait même été causé, encore moins s’il avait subi une perte par suite d’un tel préjudice et à combien s’élevait cette perte. Je rappelle les propos du juge Thurlow, cités plus haut, indiquant qu’il doit y avoir un droit à un montant de principal.

 

[29]    Dans l’affaire Coughlan, le juge Bowie a fait référence aux propos du juge Thurlow, en reconnaissant que les intérêts avant jugement peuvent ou non être un revenu aux fins de l’impôt, selon les circonstances. Dans l’affaire Coughlan, le droit à une indemnité avait pris naissance en vertu d’un contrat, et l’obligation de payer des intérêts existait, en vertu du contrat, à partir de la date à laquelle le droit de M. Coughlan à une indemnité avait pris naissance. Il a fallu que M. Coughlan intente une action fondée sur son contrat d’indemnisation pour obtenir la somme qui avait été retenue illégitimement. Le juge Bowie a conclu que les intérêts devant être payés correspondaient donc à une somme déterminée retenue illégitimement et que ces intérêts avaient le caractère d’un revenu. Il a toutefois poursuivi en disant qu’il y a une différence entre des intérêts avant jugement sur une somme due ou une autre somme déterminée retenue illégitimement, d’une part, et sur un montant accordé comme dommages‑intérêts, d’autre part.

 

[30]    Il s'agit en l'espèce de dommages‑intérêts résultant d’un délit et non d’un contrat. Ici, aucune somme déterminée n’a été retenue illégitimement par Ontario Hydro; la situation n'est donc pas analogue à celle dans l’affaire Coughlan. M. Ahmad a dû mener un long et dur combat pour prouver qu’Ontario Hydro lui avait causé un préjudice non pas par la violation d'un contrat entre eux, puisqu’il n’y en avait pas, mais par ses actes délictuels. Dans ces circonstances, je ne pense pas que M. Ahmad avait, avant le jugement, un droit acquis à un montant de principal. Il ne pouvait donc y avoir des intérêts qu’une fois le jugement rendu. Cette position est étayée par le fait que les dommages‑intérêts dans une action pour incitation à violation de contrat sont des dommages‑intérêts généraux, dont l’évaluation est une question d’impression et non pas d’addition. Je suis convaincu que les intérêts avant jugement dans ce cas‑ci ont le caractère d'une somme faisant partie de tels dommages‑intérêts et ne représentent pas un élément distinct constituant un revenu.

 

[31]    L’appel est accueilli et l’affaire est déférée au ministre pour nouvel examen et nouvelle cotisation en tenant compte du fait que les dommages‑intérêts généraux ne constituent pas une allocation de retraite en vertu du paragraphe 248(1) et que les intérêts avant jugement ne sont pas des intérêts aux fins de l’alinéa 12(1)c) de la Loi. Les dépens sont adjugés à l’appelant.

 

Signé à Ottawa, Canada, ce 11e jour de septembre 2002.

 

 

« Campbell J. Miller »

J.C.C.I.

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

ce 10e jour d'août 2004.

 

 

 

 

Erich Klein, réviseur

 

 



[1]           12 T.C. 427 (C.L.).

[2]           [1976] A.C.F. no 411 (Q.L.) ([1976] C.T.C. 497).

[3]           [1996] A.C.I. no 215 (Q.L.) ([1996] 2 C.T.C. 2421).

[4]           C.C.I., no 90-155(IT), 18 février 1991 (91 DTC 806).

[5]           [1983] 1 R.C.S. 29 (83 DTC 5041).

[6]           [1997] A.C.I. no 1264 (Q.L.) (98 DTC 1299).

[7]           61 DTC 1233, à la page 1238.

[8]           [2001] A.C.I. no 449 (Q.L.) (2001 DTC 719).

[9]           [1993] 2 C.F. 190.

[10]          [1947] R.C.S. 394, aux pages 411 et 412.

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