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Date: 19971113

Dossier: 97-447-IT-I

ENTRE :

KENNETH JAMES HARRIS,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

Motifs du jugement

Le juge McArthur, C.C.I.

[1] Le juge Mogan, de notre cour, a entendu les témoignages présentés en l'espèce et a inscrit ceci au dossier :

[TRADUCTION]

[...] au cours de la pause de midi, je me suis entretenu avec les avocats dans mon cabinet, car je m'étais rendu compte que, en cette cour et dans cette ville, j'avais entendu un appel interjeté par l'épouse de l'appelant. Si je me souviens bien, l'appel de son épouse se rapportait aux années 1989 et 1990. À l'époque, l'épouse de l'appelant avait comparu sans représentant et, je crois, avait été la seule personne à témoigner. J'avais admis son appel et avais statué que les sommes en cause étaient des sommes au titre du capital. Je pense l'avoir reconnue ce matin au tribunal.

J'ai donc dit aux avocats que je pensais avoir un problème à cause de la décision que j'avais rendue en faveur de Mme Harris sur la foi de son témoignage, qui n'avait pas été contredit. Il me faudrait maintenant interpréter essentiellement le même document sur la foi d'éléments de preuve contradictoires.

J'ai donc demandé aux avocats de se pencher sur la question, et je reprends maintenant la séance pour entendre ce qu'ils ont décidé.

Maître Tausendfreund?

Me TAUSENDREUND : [...] J'ai examiné la question avec mon client, qui me charge de vous dire que, pour accélérer le processus et compte tenu du coût du processus, il préférerait qu'une transcription de la preuve soit soumise à un autre juge, qui entendrait ensuite l'argumentation orale des deux avocats sur la foi de la preuve transcrite.

LA COURONNE : Monsieur le juge, l'intimée y consent. C'est dans le plus grand intérêt de la justice.

[2] Après avoir lu la transcription des témoignages, j'ai entendu les arguments à Belleville (Ontario) le 10 octobre 1997.

[3] Il s'agit de savoir si des paiements de 24 000 $ faits par l'appelant à son ex-conjointe en 1991 ont été faits en vertu d'une ordonnance ou d'un jugement d'un tribunal compétent ou en vertu d'un accord écrit. La question se ramène à celle de savoir si les paiements étaient des paiements au titre du capital ou s'il s'agissait d'allocations d'entretien.

[4] Les faits comprennent ce qui suit.

[5] L'appelant et son ex-conjointe s'étaient mariés le 13 juin 1970. Ils ont trois enfants. Ils ont conclu un accord écrit de séparation en date du 1er octobre 1989. Cet accord prévoyait entre autres ceci :

Apport financier périodique

À partir de la date du présent accord, l'époux versera à l'épouse :

a) pour subvenir aux besoins de l'épouse, la somme de 2 500 $ par mois, à l'avance, soit le 1er jour de chaque mois, à partir du 1er octobre 1989 jusqu'au 1er septembre 1991, puis la somme de 2 000 $ par mois, à partir du 1er octobre 1991 jusqu'au 1er mars 1992, sauf que,

(i) si l'épouse se remarie ou habite avec une autre personne,

(ii) si l'épouse meurt,

(iii) si l'époux meurt,

la pension payable pour l'épouse sera réduite de 500 $ par mois pour la période pendant laquelle il est prévu aux présentes que cette pension sera payable.

Modification

Les conjoints entendent que les dispositions prévues au présent accord soient finales à tous égards concernant le soutien entre conjoints, qui ne pourra faire l'objet de changements.

L'accord subsistera en cas de divorce

Si les parties divorcent à un moment donné, les dispositions du présent accord resteront en vigueur. Les dispositions du présent accord ne devront pas être intégrées à un jugement de divorce.

Les parties ont divorcé, conformément à un jugement de divorce en date du 17 décembre 1989. Ce jugement de divorce ne traitait nullement du soutien entre conjoints.

[6] L'intimée avait refusé la déduction, par l'appelant, de paiements d'entretien faits en vertu de l'accord de séparation pour les années 1989 et 1990. L'appelant avait interjeté appel à l'égard de cette décision, et la question avait été réglée en sa faveur par voie de jugement sur consentement en date du 9 décembre 1992.

[7] Le juge Mogan avait statué dans l'appel interjeté par l'épouse de l'appelant que les montants en cause étaient des paiements au titre du capital.

[8] Les deux parties présentent maintenant des éléments de preuve contradictoires dans l'appel en instance.

Thèse de l'appelant

[9] La formulation de l'article 9 de l'accord de séparation est claire. Ainsi, pour déterminer l'intention des parties, seul ce document peut être considéré1.

[10] En l'absence de toute ambiguïté dans le document, le juge du procès ferait erreur en recourant à un témoignage oral pour interpréter le document2.

[11] Même dans les cas où un témoignage oral serait par ailleurs admissible, il ne pourrait servir à modifier les clauses du contrat3.

[12] Le principe de la chose jugée s'applique en vertu de deux doctrines de préclusion issues de la jurisprudence4.

Thèse de l'intimée

[13] Premièrement, au sujet de l'argument du principe de la chose jugée, l'avocate a renvoyé la Cour à trois jugements, soit : Stickel v. The Minister of National Revenue, 72 DTC 6178, Taylor v. The Queen, 95 DTC 591 (C.C.I.) et Harvey v. The Queen, 94 DTC 1910 (C.C.I.).

[14] Deuxièmement, l'avocate soutenait que la Cour devait considérer les circonstances ayant conduit à l'établissement d'un accord pour interpréter celui-ci. Le ministre n'était pas partie à l'accord entre les Harris et est donc en droit d'examiner la preuve relative aux éléments ayant conduit à la conclusion de l'accord pour déterminer ce que représente ce paiement, qui a d'abord été de 2 500 $, puis de 2 000 $.

[15] L'avocat de l'appelant a formulé une objection quant à l'admissibilité d'une lettre en date du 14 juin 1989. J'ai admis cette lettre, en disant que le poids qui serait accordé à cet élément de preuve serait déterminé au moment de la rédaction du jugement.

Analyse

[16] J'accepte la thèse de l'intimée concernant la question de principe de la chose jugée. Je souscris au raisonnement tenu par le juge Bowman dans l'affaire Harvey v. The Queen, 94 DTC 1910, à la page 1913, où il disait :

Si le ministre était lié par chacun des accords privés qu'il conclut, que ce soit conformément à la loi ou non, l'administration fiscale de notre pays serait plongée dans le chaos.

[17] La seconde question est plus difficile. L'appelant soutient qu'il n'y a aucune ambiguïté au paragraphe 9 de l'accord de séparation et que, la formulation étant claire, cela met un terme à la question concernant le témoignage oral ou la preuve extrinsèque. Je souscris aux arguments de l'intimée voulant que, dans des affaires d'impôt sur le revenu, la règle d’exclusion de la preuve extrinsèque ne s'applique pas, car l'intimée n'était pas partie à l'accord de séparation5.

[18] Pour que la formulation non ambiguë du paragraphe 9 de l'accord de séparation soit remise en question, l'intimée doit fournir à la Cour des éléments probants. La Cour ne doit pas avoir à spéculer, par exemple, quant à savoir si le témoignage de Mme Harris est plus crédible que celui de l'appelant6.

[19] Le paragraphe qu'on me demande d'interpréter dit clairement que “ l'époux versera à l'épouse [...] pour subvenir aux besoins de l'épouse [...] ”. Mme Harris avait consulté un avocat avant de signer cet accord. Son avocat n'a pas témoigné. La lettre du 14 juin 1989 a été déposée en preuve, mais l'auteur de cette lettre n'a pas témoigné, ni l'avocat de l'appelant à qui était adressée cette lettre. La Cour n'a pas été mise au courant des négociations menées entre les parties avant la signature de l'accord. L'appelant a expliqué que les paiements devaient continuer même après le décès de son ex-épouse, car il n'avait aucun contact avec ses enfants, et ceux-ci auraient besoin d'aide financière en cas de décès de leur mère. Le témoignage de l'appelant était aussi crédible que celui de Mme Harris.

[20] Je cite avec approbation les propos tenus par le juge Sarchuk dans l'affaire Privitera, précitée, aux pages 1126 et 1127, où il disait :

[...] toute tentative visant à contester ou à répudier les conditions d'un accord rédigé par des conseillers professionnels et signé par le contribuable doit être étayée par une preuve qui appuie fortement les allégations qui sont faites. Dans l'arrêt Pallan, le juge en chef adjoint Christie, de la Cour canadienne de l'impôt, a fait les remarques suivantes, à la page 1107 :

“Il faut comprendre que, si les contribuables créent un dossier écrit de choses qu'ils ont dites et faites, que ce soit seuls ou de concert avec d'autres, pour atteindre un but commercial et qu'ils cherchent ensuite à répudier ces choses en alléguant que la conduite était moralement blâmable afin d'éviter une cotisation d'impôt qui n'avait pas été prévue, ils auront fort à faire pour réussir. De plus, en l'absence de circonstance spéciale dont aucun exemple ne me vient à l'esprit, ils ne pourront le faire en présentant uniquement leur témoignage. Cette preuve doit être appuyée par d'autres éléments qui ont eux-mêmes une grande force persuasive.”

[21] Dans l'arrêt McKimmon, précité, la Cour d'appel fédérale énonçait à la page 6090 certains facteurs à prendre en considération pour déterminer si les paiements sont des paiements d'entretien périodiques ou des paiements au titre du capital. J'applique ces facteurs à l'espèce :

1. L'intervalle auquel les paiements sont effectués. Les sommes qui sont versées une fois par semaine ou une fois par mois peuvent facilement être qualifiées d'allocations d'entretien. (L'appelant faisait des paiements mensuels.)

2. Le montant des paiements par rapport au revenu et au niveau de vie du débiteur et du bénéficiaire. Lorsqu'un paiement représente une partie très importante du revenu d'un contribuable ou même l'excède, il est difficile de considérer un tel paiement comme une allocation d'entretien.

[22] L'appelant est un dentiste prospère. Il a fait état de la répartition des actifs entre les parties, soit des actifs importants. Mme Harris devait recevoir et a effectivement reçu la résidence familiale, d'une valeur de 220 000 $, son contenu, évalué entre 15 000 $ et 16 000 $, un véhicule entièrement payé et un compte de courtage d'environ 88 000 $. Elle avait conservé son propre compte de REER, d'une valeur de 100 000 $, et avait eu de M. Harris un transfert en franchise d'impôt de 100 000 $. Elle avait en outre gardé toutes ses obligations d'épargne du Canada. Le revenu de l'appelant a été de 484 000 $ pour 1989 et de 359 000 $ pour 1990.

3. Les paiements portent-ils intérêt avant leur date d'échéance? (Il n'était pas question d'intérêts.)

4. Les sommes en question peuvent-elles être payées par anticipation au gré du débiteur ou peuvent-elles être exigibles immédiatement à titre de pénalité au gré du bénéficiaire en cas de défaut de paiement? (Cela ne s'applique pas.)

5. Les paiements permettent-ils au bénéficiaire d'accumuler un capital important?

[23] Aucun élément de preuve n'indique que Mme Harris pouvait accumuler un capital.

6. Les paiements sont-ils censés continuer pendant une période indéfinie ou être d'une durée fixe?

[24] L'appelant a dit que la durée fixe tenait au fait que son épouse était infirmière autorisée, qu'elle n'avait toutefois pas travaillé pendant une partie importante de leur mariage et que cette somme était destinée à lui permettre de se réadapter au monde du travail.

7. Les paiements convenus peuvent-ils être cédés et l'obligation de payer subsiste-t-elle même après la mort du débiteur ou du bénéficiaire?

[25] Les paiements ne pouvaient être cédés. L'appelant a dit que les enfants et lui étaient devenus des étrangers et que, en cas de décès de son épouse, les paiements devaient permettre de répondre à ce besoin financier éventuel.

8. Les paiements sont-ils censés libérer le débiteur de toute obligation future de verser une pension alimentaire? (Cela ne s'applique pas à l'espèce.)

[26] Je suis convaincu que les paiements entrent dans la catégorie des paiements d'entretien.

[27] J'ai beaucoup de mal à accepter une interprétation de la formulation qui soit contraire au sens ordinaire. Il semble y avoir eu de dures négociations entre les avocats des parties avant la signature de l'accord. Mme Harris avait accepté la formulation du paragraphe 9 et en répudie maintenant les termes pour éviter une cotisation d'impôt. Il faudrait pour cela quelque chose de plus que sa déposition orale et qu'une lettre représentant du ouï-dire. Il faudrait des éléments de preuve plus substantiels.

[28] Les appels sont admis, avec dépens, et la question est renvoyée au ministre du Revenu national pour nouvel examen et nouvelles cotisations.

“ C. H. McArthur ”

J.C.C.I.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Traduction certifiée conforme ce 14e jour de mai 1998.

Mario Lagacé, réviseur



1 Indian Molybdenum Ltd. v. The King, [1951] 3 D.L.R. 497, aux pages 502 et 503 (C.S.C.).

2 St. Lawrence Cement Inc. v. Wakeham & Sons Limited, (1995) 26 O.R. (3d) 321, aux pages 339 et 340 (C.A.O.).

3 St. Lawrence Cement Inc. v. Wakeham & Sons Limited,(1995) 26 O.R. (3d) 321, à la page 340.

4 Reddy v. Oshawa Flying Club, (1992) 11 C.P.C. (3d) 159, à la page 158, Cour de l'Ontario (Division générale). Nigro v. Agnew-Surpass Shoe Stores Ltd., (1977) 18 O.R. (2d) 215.

5 The Queen v. McKimmon, 90 DTC 6088, à la page 6090, et Urichuk v. The Queen, 93 DTC 5120, à la page 5121.

6 Privitera v. M.N.R., 92 DTC 1122.

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