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Dossiers : 2001-4533(IT)G

2001-4534(GST)G

ENTRE :

SANDRO (ALEX) SCAVUZZO,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Appels entendus avec les appels de Jack Scavuzzo (2001-4535(IT)G) et (2001-4536(GST)G)), à Toronto (Ontario), les 27 et 28 avril 2004; le 22 novembre 2004; du 11 au 13 juillet 2005;

les 3, 4, 5, 10, 11 et 12 août 2005

Devant : L'honorable D. G. H. Bowman, juge en chef

Comparutions :

Avocat de l'appelant :

Me Stevan Novoselac

Avocate de l'intimée :

Me Marie-Thérèse Boris

JUGEMENT

           Les appels des cotisations établies en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu et de la Loi sur la taxe d'accise sont accueillis et les cotisations sont annulées. Les avocats devront communiquer avec la Cour afin de décider de la façon dont il convient de traiter la question des frais et dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 21e jour de décembre 2005.

« D. G. H. Bowman »

Juge en chef Bowman

Traduction certifiée conforme

ce 6e jour de décembre 2006.

Mario Lagacé, jurilinguiste


Dossiers : 2001-4535(IT)G

2001-4536(GST)G

ENTRE :

JACK SCAVUZZO,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

Appels entendus avec les appels de Sandro Alex Scavuzzo (2001-4533(IT)G) et (2001-4534(GST)G)), à Toronto (Ontario), les 27 et 28 avril 2004; le 22 novembre 2004; du 11 au 13 juillet 2005;

les 3, 4, 5, 10, 11 et 12 août 2005

Devant : L'honorable D. G. H. Bowman, juge en chef

Comparutions :

Avocat de l'appelant :

Me Stevan Novoselac

Avocate de l'intimée :

Me Marie-Thérèse Boris

JUGEMENT

           Les appels des cotisations établies en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu et de la Loi sur la taxe d'accise sont accueillis et les cotisations sont annulées. Les avocats devront communiquer avec la Cour afin de décider de la façon dont il convient de traiter la question des frais et dépens.

Signé à Ottawa, Canada, ce 21e jour de décembre 2005.

« D. G. H. Bowman »

Juge en chef Bowman

Traduction certifiée conforme

ce 6e jour de décembre 2006.

Mario Lagacé, jurilinguiste


Référence : 2005CCI772

Date : 20051221

Dossiers : 2001-4533(IT)G

2001-4534(GST)G

ENTRE :

SANDRO (ALEX) SCAVUZZO,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée,

ET

Dossiers : 2001-4535(IT)G

2001-4536(GST)G

ENTRE :

JACK SCAVUZZO,

appelant,

et

SA MAJESTÉ LA REINE,

intimée.

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]

MOTIFS DU JUGEMENT

Le juge en chef Bowman

[1]       Il s'agit d'appels découlant de quatre cotisations; deux de celles-ci se rapportent à Jack Scavuzzo et deux à son fils Sandro (Alex) Scavuzzo. Dans ces motifs, je désignerai le père sous le nom de « Jack » et le fils sous le nom de « Sandro » . Jack et Sandro ont chacun fait l'objet de cotisations en vertu de l'article 227.1 de la Loi de l'impôt sur le revenu (la « LIR » ) et de l'article 323 de la Loi sur la taxe d'accise (la « LTA » ) compte tenu du fait qu'ils étaient administrateurs d'une société, Resici Group Inc. ( « Resici » ) et qu'ils étaient responsables de l'impôt sur le revenu non versé qui avait été retenu à la source sur les salaires payés aux employés ainsi que de la taxe sur les produits et services non versée (la « TPS » ).

[2]       Cette affaire suit son cours devant la Cour à un rythme plus ou moins lent depuis environ un an et demi. L'instruction a commencé le 27 avril 2004. Elle a été ajournée parce que l'avocat des appelants croyait qu'il était obligé de se désister. Lorsque le nouvel avocat a été désigné, on a cherché à faire modifier les avis d'appel, ce qui a donné lieu à une vive opposition. Au cas où la question intéresserait quelqu'un, les motifs de la décision que j'ai rendue dans la requête sont publiés à 2005 DTC 169 et à 2004 G.S.T.C. 168. L'affaire a finalement été entendue au mois d'août 2005.

[3]       Les points en litige sont ci-après énoncés :

           (1)     En ce qui concerne les retenues à la source non versées, le ministre a-t-il établi une cotisation à l'égard de la mauvaise société? Deux sociétés embauchaient et rémunéraient les employés - 1212726 Ontario Ltd. ( « 121 » ) et 1328156 Ontario Ltd. ( « 132 » ). L'avocat de l'appelant les a désignées comme étant les sociétés employeuses et je ferai la même chose.

(2)     Un administrateur qui fait l'objet d'une cotisation en vertu de l'article 227.1 de la LIR ou de l'article 323 de la LTA peut-il contester les cotisations sous-jacentes établies contre une société dont il est censément administrateur?

(3)     Jack était-il administrateur de fait de Resici, même s'il a formellement soumis sa démission le 3 juillet 1997, plus de deux ans avant de faire l'objet d'une cotisation?

(4)     Si Jack était administrateur de fait de la société, a-t-il fait preuve d'une diligence raisonnable, comme l'exigent l'article 227.1 de la LIR et l'article 323 de la LTA?

(5)     Les sociétés 121 et 132 étaient-elles des mandataires de Resici, de sorte que leur obligation de verser les montants retenus à la source et la TPS était, en droit, l'obligation de Resici, ce qui permettait au ministre d'établir une cotisation à l'égard de Resici?

           (6)     Sandro était-il uniquement un administrateur fictif de Resici, ne possédant pas le pouvoir et la capacité de prendre des mesures en vue de veiller à ce que la TPS et les montants retenus à la source soient versés?

           (7)     Les paiements effectués en faveur de l'Agence du revenu du Canada (l' « ARC » ) pour le compte de Resici auraient-ils dû être imputés au compte de TPS de Resici?

           (8)     À supposer que les appelants aient le droit de contester les cotisations sous-jacentes établies contre Resici, les cotisations établies contre les appelants devraient-elles être annulées parce que l'intimée est censément incapable de trouver certaines cotisations sous-jacentes?

[4]       Avant d'examiner les faits, je dois trancher la question du droit d'une personne qui fait l'objet d'une cotisation en sa qualité d'administrateur en vertu de l'article 227.1 de la LIR ou de l'article 323 de la LTA de contester la cotisation sous-jacente établie contre la société.

[5]       Un résumé commode des positions contradictoires qui ont été prises devant la présente cour se trouve dans la chronique de M. David Sherman portant sur la décision Zaborniak v. The Queen, [2004] G.S.T.C. 110, rendue par le juge Bowie. Cette chronique est libellée comme suit :

             [traduction]

CHRONIQUE

Il s'agissait d'appels concernant des cotisations fondées sur la responsabilité des administrateurs. Il s'agissait principalement de savoir si les administrateurs pouvaient contester la cotisation sous-jacente de la société.

La question de savoir si cela peut être fait a donné lieu à une certaine controverse. Dans l'arrêt Gaucher, [2001] 1 C.T.C. 125, la Cour d'appel fédérale a statué qu'un tiers peut contester une cotisation sous-jacente, mais cette décision pourrait s'appliquer uniquement aux cotisations relatives à un transfert de biens et non aux cotisations fondées sur la responsabilité des administrateurs.

À la Cour canadienne de l'impôt, le juge en chef Garon (Schuster, [2001] G.S.T.C. 91) et le juge Tardif (Maillé, [2003] G.S.T.C. 103) ont exprimé l'avis selon lequel un administrateur ne peut pas contester la cotisation sous-jacente s'il a négligé de veiller à ce que la société le fasse, et ce, malgré la décision rendue dans l'arrêt Gaucher. Les juges Mogan (Schafer, [1998] G.S.T.C. 7) et Bowie (Papa, [2000] G.S.T.C. 74) avaient déjà exprimé le même avis. (Le juge Bowie a réitéré cet avis dans la décision Garland, [2004] G.S.T.C. 97, mais il s'agissait d'une affaire dans laquelle la société avait interjeté appel sans succès devant la Cour canadienne de l'impôt.)

D'autre part, les juges Bowman (Wiens, [2003] G.S.T.C. 121), Campbell (Cochran, [2002] G.S.T.C. 2), Archambault (Marceau, [2003] G.S.T.C. 51) et Lamarre (Parisien, [2004] G.S.T.C. 45) ont autorisé des contestations de la cotisation sous-jacente. Certaines de ces décisions étaient expressément fondées sur l'arrêt Gaucher.

Le juge Eric Bowie a maintenant réitéré l'avis qu'il avait exprimé, à savoir que l'administrateur ne devrait pas être en mesure de contester la cotisation de la société. Le juge a examiné la question d'une façon passablement détaillée, en faisant remarquer que l'article 299 prévoit qu'une cotisation est « valide et exécutoire » , sous réserve uniquement d'une opposition et d'une nouvelle cotisation. Il en a conclu que l'administrateur ne peut pas contester la cotisation.

Avec égards, l'article 299 ne devrait pas être déterminant. C'est exactement ce sur quoi portait l'arrêt Gaucher. L'article 299 se rapporte à une procédure d'établissement des cotisations qui intéresse le ministre et la société. Cette disposition ne devrait pas lier des tiers.

À mon avis, le fait qu' « un administrateur aura normalement eu la possibilité d'influer sur la décision de la personne morale d'interjeter appel » n'est pas concluant. Il peut y avoir de nombreuses raisons pour la société de ne pas avoir fait opposition et de ne pas avoir interjeté appel, y compris habituellement à cause d'un manque de ressources. Cependant, la société et l'administrateur sont des personnes différentes ayant des intérêts différents. Cela ne devrait pas pour autant faire obstacle à l'application du principe préconisé dans l'arrêt Gaucher aux cotisations fondées sur la responsabilité des administrateurs.

À coup sûr, cette question devra être réglée en temps et lieu par la Cour d'appel fédérale. Pour les besoins du présent appel, la Cour canadienne de l'impôt a décidé que la cotisation de la société était exécutoire.

[6]       Dans sa chronique portant sur les motifs énoncés dans la requête Scavuzzo, M. Sherman a fait les observations suivantes :

[traduction]

CHRONIQUE

Il s'agissait d'une requête que les appelants avaient présentée dans deux appels interjetés sous le régime de la procédure générale en vue de faire modifier les avis d'appel. Les appelants avaient fait l'objet de cotisations en vertu de l'article 323 en leur qualité d'administrateurs d'une société qui avait cessé ses activités sans avoir versé la TPS.

Dans la requête, les administrateurs ont cherché à ajouter une contestation de la cotisation sous-jacente établie contre la société.

[...]

Le juge en chef adjoint Donald Bowman a accueilli la requête, en faisant remarquer que la question de savoir si la cotisation sous-jacente établie contre la société pouvait être contestée par un administrateur n'avait pas encore été réglée, et qu'il fallait l'examiner à fond. De fait, comme la Cour l'a fait remarquer, à ce jour, les juges de la Cour canadienne de l'impôt ont rendu des décisions contradictoires, comme il en est fait mention dans ma chronique portant sur la décision Zaborniak, [2004] G.S.T.C. 110.

Il sera intéressant de voir cette question être de nouveau examinée. Il est à espérer que la Cour d'appel sera éventuellement saisie de la question et qu'elle réitérera la position qu'elle a prise dans l'arrêt Gaucher, [2001] 1 C.T.C. 125, à l'égard de cotisations relatives à un transfert de biens, de sorte que les administrateurs ne soient pas empêchés de contester la cotisation sous-jacente. Il peut y avoir de nombreuses raisons pour lesquelles la société n'a pas fait opposition et n'a pas interjeté appel, y compris habituellement à cause d'un manque de ressources -- somme toute, par définition, la société est insolvable si les administrateurs ont fait l'objet de cotisations. Étant donné que la société et l'administrateur sont des personnes différentes dont les intérêts sont différents, l'administrateur ne devrait pas être préclus par l'omission d'agir de la société.

David Sherman

[7]       Dans l'arrêt Gaucher v. The Queen, 2000 DTC 6678, la Cour d'appel fédérale (juges Rothstein, Sexton et Evans), en annulant la décision de la Cour canadienne de l'impôt, a statué qu'un contribuable qui a fait l'objet d'une cotisation en vertu de l'article 160 de la LIR, selon lequel une responsabilité dérivée est imposée au bénéficiaire d'un transfert qui a un lien de dépendance avec le débiteur fiscal, pourrait contester la cotisation sous-jacente établie contre l'auteur du transfert, et ce, même si la responsabilité de celui-ci avait été confirmée par la Cour canadienne de l'impôt. Dans l'appel interjeté par Mme Gaucher, la Cour canadienne de l'impôt avait statué que cette dernière ne pouvait pas contester le bien-fondé de la cotisation dont son mari avait fait l'objet.

[8]       Le juge Rothstein, qui a rédigé les motifs au nom de la Cour, après avoir cité la conclusion tirée par le juge de la Cour canadienne de l'impôt, selon laquelle Mme Gaucher ne pouvait pas contester la cotisation établie à l'égard de son mari, a dit ce qui suit à la page 6680 :

[6]    J'estime pour ma part que le juge de la Cour canadienne de l'impôt a commis une erreur lorsqu'il a tiré cette conclusion. Il existe une règle fondamentale relevant de la justice naturelle selon laquelle, sous réserve d'une disposition législative à l'effet contraire, une personne non partie à une instance ne saurait être liée par le jugement qui y est prononcé à l'égard d'autres parties. L'appelante n'était pas partie à l'instance intervenue entre le Ministre et son ex-mari au sujet de la nouvelle cotisation. Cette instance n'avait aucunement pour objet de lui imposer une obligation fiscale. Bien qu'elle ait pu être témoin dans cette instance, elle n'y était pas partie et ne pouvait donc pas y soulever des moyens de défense à l'égard de la cotisation de son ancien mari.

[7]    Lorsque le Ministre établit une cotisation à titre dérivé en application du paragraphe 160(1), il invoque une disposition législative particulière qui l'autorise à demander paiement à une seconde personne pour la cotisation d'impôt visant un premier contribuable. Cette seconde personne doit jouir d'un plein droit de défense pour contester la cotisation établie à son endroit, y compris celui d'attaquer la cotisation primaire sur laquelle se fonde la cotisation touchant la seconde personne.

[8]    Ce point de vue a été formulé par certains juges de la Cour canadienne de l'impôt. Voir, par exemple, les affaires Acton c. La Reine (1994), 95 D.T.C. 107, page 108, juge Bowman; Ramey c. La Reine (1993), 93 D.T.C. 791, page 792, juge Bowman; Thorsteinson c. M.R.N. (1980), 80 D.T.C. 1369, page 1372, juge Taylor. Bien que l'opinion contraire ait été mise de l'avant dans l'arrêt Schafer (A.) c. Canada, [1998] G.S.T.C. 7-1, pages 7 à 9 (appel rejeté pour cause de retard [30 août 1999], A-258-98 [C.A.F.]), je suis d'avis que cette opinion est erronée. Il me semble que cette approche omet de tenir compte du fait que se trouvent en litige deux cotisations distinctes établies par le Ministre à l'égard de deux contribuables différents. Dès lors que la cotisation visant le premier contribuable revêt un caractère définitif, que ce soit parce que le premier contribuable n'a pas interjeté appel de la cotisation ou que celle-ci a été confirmée par la Cour canadienne de l'impôt (ou un tribunal d'instance supérieure lors d'un appel subséquent), cette cotisation devient définitive et elle lie tant le premier contribuable que le Ministre. La cotisation fixée en application du paragraphe 160(1) à l'égard d'un second contribuable ne peut influer sur la cotisation établie par le Ministre relativement au premier contribuable.

[9]    En outre, comme le second contribuable en l'espèce n'était pas partie à l'instance entre le Ministre et le premier contribuable, il n'est pas lié par la cotisation visant le premier contribuable. Le second contribuable est autorisé à soulever tous les moyens de défense que le premier contribuable aurait pu invoquer à l'égard de la cotisation primaire. Il peut arriver que la cotisation du second contribuable soit annulée ou que le montant de celle-ci soit réduit à une somme moins élevée que celle fixée par la cotisation touchant le premier contribuable, mais ces mesures n'ont évidemment aucune incidence sur la cotisation relative au premier contribuable, à l'égard duquel la cotisation primaire était définitive et exécutoire.

[9]      Dans la décision Zaborniak, qui se rapportait à une cotisation établie en vertu de l'article 323 de la LTA, le juge Bowie a dit ce qui suit aux pages 110-6 à 110-8 :

        En l'absence de jurisprudence à ce sujet, je n'hésiterais pas à conclure que le libellé de la Loi est clair et qu'il ne permet pas une contestation indirecte de la créance constatée par jugement au moyen d'un appel interjeté à l'égard d'une cotisation établie en vertu de l'article 323. C'est vrai autant pour la version anglaise que la version française de la Loi7. Par conséquent, je m'en remettrais au jugement rendu par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Shell Canada Ltée c. Canada8. L'actuelle juge en chef y a mentionné ce qui suit :

[...] Lorsque la disposition en cause est claire et non équivoque, elle doit simplement être appliquée : [...]9

Toutefois, la présente cour a rendu des décisions contradictoires à ce sujet depuis l'arrêt Gaucher c. Canada10. de la Cour d'appel fédérale. Cette affaire avait trait à une cotisation établie en vertu de l'article 160 de la Loi de l'impôt sur le revenu, qui rend le bénéficiaire d'un bien reçu, à titre gratuit, d'un contribuable en défaut ayant un lien de dépendance avec lui, solidairement responsable, avec l'auteur du transfert, du paiement de l'impôt, jusqu'à un maximum défini comme étant le moins élevé des montants suivants : l'excédent de la valeur des biens transférés sur la valeur de la contrepartie donnée pour le bien, et

le total des montants dont chacun représente un montant que l'auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi au cours de l'année d'imposition dans laquelle les biens ont été transférés ou d'une année d'imposition antérieure ou pour une de ces années11.

Dans l'affaire en question, c'était ce dernier montant qui s'appliquait. La Cour d'appel fédérale a jugé que la Cour canadienne de l'impôt avait fait erreur en concluant que l'appelante, dans le cadre d'un appel interjeté à l'égard d'une cotisation établie à titre dérivé en vertu de l'article 160, ne pouvait contester le montant de l'assujettissement à la taxe du débiteur principal pour l'année en question, même si ce dernier s'était opposé à la cotisation et avait en vain interjeté appel devant la présente cour. Selon mon interprétation, le raisonnement de la Cour d'appel fédérale est que la cotisation initiale établie contre le premier contribuable ne « lie » pas le second contribuable, mais seulement le premier contribuable, pour des motifs découlant de règles de justice naturelle. Il y a eu depuis ce temps au moins six décisions qui ont été rendues par la présente cour dans des affaires mettant en cause des administrateurs assujettis à une cotisation en vertu de l'article 323 qui ont cherché à contester indirectement la cotisation primaire. Dans la plupart de ces décisions12, il n'a pas été nécessaire de déterminer si l'article 323 était ambigu. Seuls le juge en chef Garon dans la décision Schuster v. Canada13 et le juge Tardif dans la décision Maillé c. Canada14 abordent la question de l'applicabilité de l'arrêt Gaucher dans les décisions relatives à l'article 323. Les deux juges en sont venus tous les deux à la conclusion que ce n'est pas le cas, principalement parce qu'un administrateur aura normalement eu la possibilité d'influer sur la décision de la personne morale d'interjeter appel. C'était certainement le cas en l'espèce, les appelants représentant deux des trois administrateurs et actionnaires d'une petite entreprise familiale.

        Quelle que soit l'ambiguïté qui ait pu être décelée dans l'article 160 de la Loi de l'impôt sur le revenu, je ne suis pas en mesure d'affirmer qu'il y en a eu une à l'article 323, et il s'agit là d'une condition préalable pour pouvoir déroger du sens ordinaire des mots : voir Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex15 au paragraphe 28 à 30. Le juge Iacobucci y mentionne ce qui suit :

[...] on ne saurait conclure à l'existence d'une ambiguïté du seul fait que plusieurs tribunaux -- et d'ailleurs plusieurs auteurs -- ont interprété différemment une même disposition. [...]

Pour conclure que les appelants en l'espèce ont le droit de contester le montant du jugement, il faudrait que j'ajoute implicitement au paragraphe 323(1) les termes « ou tout montant inférieur dont la personne morale aurait pu être tenue responsable à la suite d'un appel accueilli de sa cotisation » . Il ne m'appartient tout simplement pas de le faire. Je suis d'accord avec les conclusions auxquelles sont arrivés le juge en chef Garon et le juge Tardif. Je signale que ces décisions ont été critiquées et décrites comme n'étant pas valables en droit16. Je ne suis pas d'accord. La politique peut certainement être critiquée de façon légitime, mais ces critiques devraient être adressées au Parlement, étant donné que c'est ce dernier, et non les tribunaux, qui formule les politiques : voir Shell Canada Ltd., précité, aux paragraphes 43 à 48; The Queen c. Ray,17 au paragraphe 14.

7 La version anglaise de l'article 323 est jointe en annexe.

8 [1999] 3 R.C.S. 622.

9 Idem au par. 40. Voir également les décisions qui y sont mentionnées.

102000 IIJCAN 16513 (C.A.F.).

11Loi de l'impôt sur le revenu, sous-alinéa 160(1)e)(ii).

12 p. ex., Wiens c. Canada, [2003] GSTC 121 au par. 5 et Lau c. Canada, [2003] GSTC 1 au par. 36, dans le cadre desquelles le juge en chef adjoint Bowman a présumé, dans une remarque incidente, que la décision de la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Gaucher s'appliquait également à l'article 323 de la Loi sur la taxe d'accise.

13 [2001] GSTC 91.

14[2003] GSTC 103.

15[2002] 2 R.C.S. 559.

16 Voir les commentaires [du chroniqueur David Sherman] à la suite de la décision Cochran c. The Queen [2002] GSTC 2, et les commentaires à la suite des décisions Schuster et Maillé.

[10]      Avec égards, je crois que c'est un principe d'application générale et d'équité ordinaire qui a été énoncé dans l'arrêt Gaucheret que ce principe s'applique également aux cotisations fondées sur la responsabilité de l'administrateur en vertu de l'article 227.1 de la LIR et de l'article 323 de la LTA.

[11]      À mon avis, la distinction qui a été faite dans les décisions Schuster et Maillé, précitées, entre la cotisation établie en vertu de l'article 160 de la LIR et les cotisations établies en vertu de l'article 227.1 de la LIR ou de l'article 323 de la LTA ne résiste pas à l'analyse. Cette distinction est fondée sur l'argument selon lequel l'administrateur qui ne veille pas à ce que la société dépose une opposition ne peut pas par la suite contester la cotisation concernant la société lorsqu'il fait l'objet d'une cotisation en sa qualité d'administrateur. À mon avis, il s'agit d'une rationalisation erronée du refus de suivre le jugement rendu par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Gaucher.

[12]      Comme M. Sherman le fait remarquer dans sa chronique, il y a de nombreuses raisons pour lesquelles la société pourrait ne pas avoir déposé d'opposition - la pénurie de fonds, l'insolvabilité ou un désaccord entre les administrateurs. De plus, il se peut que l'on n'ait pas permis aux administrateurs de s'opposer si la société avait fait faillite. Ainsi, je note que, dans la décision Schuster, le juge en chef Garon (tel était alors son titre) s'est fondé sur une décision en matière de transfert de biens, Schafer v. The Queen, [1998] G.S.T.C. 7. La décision Schafer avait expressément été écartée dans l'arrêt Gaucher. Plus précisément, dans la décision Kern v. R., [2005] G.S.T.C. 101, le juge Miller a statué qu'un administrateur qui avait fait l'objet d'une cotisation dérivée en vertu de l'article 323 de la LTA pouvait contester la cotisation sous-jacente dont la société avait fait l'objet. Comme le juge Miller l'a fait remarquer dans la décision Kern, une société qui est sur le point de faire faillite ou de devenir insolvable ne s'opposera probablement pas à une cotisation.

[13]      Il vaut également la peine de noter que, dans la décision Zaborniak, le juge Bowie n'a pas fondé sa conclusion sur la distinction qui avait été faite dans les décisions Schuster et Maillé. Il l'a uniquement fondée sur son interprétation du libellé de l'article 323 de la LTA.

[14]      Selon moi, le raisonnement qui a été fait dans l'arrêt Gaucher ne peut pas donner lieu à une distinction dans le cas de la responsabilité de l'administrateur. Selon le principe établi dans l'arrêt Gaucher, une personne qui n'est pas partie à une cotisation et qui a fait l'objet d'une cotisation dérivée n'est pas liée par l'omission du débiteur obligataire principal de contester la cotisation dont celui-ci a fait l'objet. Ce principe est conforme au bon sens et à l'équité ordinaire. Je ne crois pas que la règle salutaire qui a été énoncée dans l'arrêt Gaucher doive être érodée ou amenuisée par des distinctions viciées. En appliquant au principe énoncé dans l'arrêt Gaucher l'exigence voulant que chaque fois nous nous demandions pourquoi la cotisation primaire n'a pas été contestée, ou si les administrateurs qui ont fait l'objet de cotisations dérivées auraient dû ou auraient pu amener le contribuable primaire à contester la cotisation dont il avait fait l'objet, on diluerait le principe, de façon qu'il n'aurait plus aucun sens et qu'il ne pourrait pas s'appliquer. Une fois que nous éliminons la distinction fallacieuse qui a été faite dans les décisions Schuster et Maillé entre les affaires de responsabilité des administrateurs et les affaires de transfert de biens, il nous reste la pleine force de l'arrêt Gaucher, qui s'applique à toutes les affaires de cotisations dérivées.

[15]      J'ai donc conclu qu'en s'opposant à leurs cotisations dérivées, les appelants peuvent contester les cotisations sous-jacentes dont Resici a fait l'objet.

[16]      Resici a été constituée en société en 1996; elle s'occupait de coffrage de béton dans l'industrie de la construction. Trois autres sociétés ont été constituées, dont deux, 121 et 132, sont ici en cause. Elles avaient pour fonction d'employer les personnes qui travaillaient dans l'entreprise de coffrage de béton de l'appelant. Il n'est pas soutenu que les sociétés employeuses ou les relations juridiques qui existaient avec ces sociétés étaient des trompe-l'oeil. Les sociétés employeuses rémunéraient les employés et facturaient Resici.

[17]      Le ministre a établi des cotisations à l'égard de Resici ainsi qu'à l'égard de 121 et de 132. Dans certains documents internes, l'ARC décrivait ces cotisations comme des cotisations [traduction] « solidaires » . Eu égard aux circonstances de l'affaire, il n'est pas approprié d'employer ce terme. La notion de responsabilité solidaire qui figure dans la LIR s'applique à d'autres circonstances. On dit que les personnes qui font l'objet d'une cotisation dérivée en vertu de l'article 160 ou de l'article 227.1 de la LIR ou de l'article 323 de la LTA sont solidairement responsables avec le débiteur principal, mais cela n'est pas ce que l'on veut dire ici. Les montants retenus à la source devaient être versés soit par Resici, soit par les sociétés employeuses. De fait, M. Brannen, représentant de l'ARC, a convenu lors du contre-interrogatoire [traduction] qu' « eu égard aux circonstances, il n'[était] pas possible de justifier une cotisation solidaire en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu » .

[18]      Quoi qu'il en soit, la position prise par la Couronne est que les sociétés employeuses étaient des mandataires de Resici et que l'omission des sociétés employeuses de verser les montants en cause constituait une omission de la part de Resici. J'ai conclu que les sociétés employeuses n'étaient pas des mandataires de Resici, et ce, pour plusieurs raisons. En règle générale, il est difficile d'établir qu'une société est mandataire d'une autre personne ou mandataire de ses actionnaires. En général, l'identité distincte des sociétés est respectée comme l'est le caractère distinct de leurs entreprises. Voir par exemple Odhams Press v. Cook, [1938] 4 All E.R. 545, page 551; Richardson v. M.N.R., 2 DTC 531, [1941] Ex. C.R. 136.

[19]      Dans la décision Denison Mines Ltd. c. Ministre du Revenu national [1971] C.F. 295; confirmée sur un autre point [1972] C.F. 1324, confirmé par [1976] R.C.S., le juge Cattanach a examiné, aux pages 320 à 322, l'allégation selon laquelle une filiale était mandataire de la société mère :

     En résumé, l'appelante estime que l'entreprise de la Con-Ell était en réalité celle de l'appelante et, à l'opposé, le Ministre s'appuie sur l'arrêt Salomon (Salomon c. A. Salomon & Co. Ltd. [1897] A.C. 22) selon lequel il y a deux entités juridiques distinctes et les pertes de l'une ne sont pas les pertes de l'autre.

     Il est bien établi que le simple fait pour une personne de détenir toutes les actions d'une compagnie ne fait pas de l'entreprise exploitée par cette compagnie l'entreprise de l'actionnaire et ne fait pas de cette compagnie le mandataire de l'actionnaire pour exploiter cette entreprise. Cependant il est concevable qu'il puisse exister une entente entre l'actionnaire et la compagnie qui fasse de celle-ci le mandataire de l'actionnaire dans le but de diriger l'entreprise et faire ainsi de cette entreprise celle de l'actionnaire. Il importe peu que l'actionnaire soit lui-même une compagnie à responsabilité limitée.

     La question est donc la suivante : en l'espèce, existe-t-il une telle entente? Le fondement du mandat est une relation contractuelle soit expresse soit implicite. En l'espèce, il n'y a pas eu de convention expresse et la question de savoir si on peut implicitement conclure qu'il y en a une est une question de fait fondée sur les circonstances de chaque cas particulier.

     Le procureur de l'appelante a invoqué avec vigueur l'arrêt Smith Stone and Knight Ltd. c. Birmingham [1939] 4 All E.R. 116. Dans cette affaire, la compagnie demanderesse était la seule actionnaire d'une filiale. Les locaux que la filiale occupait ont été expropriés par la défenderesse. La compagnie mère a demandé une indemnité pour perturbation des affaires au motif que l'entreprise de la filiale était celle de la compagnie mère. On s'est opposé à la demande en invoquant que seule la filiale était en droit de la présenter puisqu'il s'agissait d'une entité différente.

     Le juge Atkinson a passé en revue la jurisprudence et en a tiré six éléments importants pour trancher la question suivante : Qui dirigeait réellement l'entreprise? Les voici :

     1.     Les bénéfices étaient-ils considérés comme les bénéfices de la compagnie mère? En l'espèce, il n'y avait pas de bénéfices, c'étaient des pertes.

     2.     Les personnes qui dirigeaient l'entreprise étaient-elles nommées par la compagnie mère?

     3.     La compagnie mère était-elle le cerveau dirigeant de l'initiative commerciale?

     4.     La compagnie mère dirigeait-elle l'initiative, décidait-elle de ce qui devait être fait et du capital à consacrer à l'initiative?

     5.     La compagnie mère réalisait-elle les bénéfices grâce à sa compétence et ses directives? En l'espèce, les pertes ont-elles été subies en raison des directives de l'appelante? et

     6.     La compagnie mère exerçait-elle une direction effective et continue?

     D'après la preuve présentée en l'espèce, on doit répondre par l'affirmative à ces six questions mais, à mon avis, ce n'est pas concluant. Les éléments soulignés par le juge Atkinson ne sont que des indications utiles pour trancher la question. Il peut exister d'autres facteurs qui mènent à une conclusion différente.

     Le juge Atkinson déclarait plus loin à la page 121 :

[TRADUCTION] ... En fait, si jamais on pouvait dire qu'une compagnie est le mandataire, l'employé ou l'instrument ... d'une autre, je crois que la compagnie (filiale) était en l'espèce une entité juridique car elle n'était rien d'autre. Rien n'empêchait la demanderesse de déclarer à tout moment : « Nous exploiterons cette entreprise en notre propre nom. »

(les guillemets sont de moi)

     En l'espèce, l'unique motif de la constitution de la Con-Ell en corporation s'appuyait sur l'opinion juridique selon laquelle l'appelante contreviendrait aux conditions du contrat de fiducie si elle dirigeait l'entreprise de logements en son propre nom. C'est un principe du mandat qu'une personne ne peut faire par un mandataire ce qu'elle ne peut faire elle-même.

     En l'espèce, la Con-Ell agissait en son nom propre. Elle a contracté avec l'entrepreneur en construction. Elle a obtenu des prêts bancaires. Parce que la filiale n'avait pas d'antécédents fournissant des garanties, la banque a insisté pour que l'appelante se porte caution de la filiale, mais c'est la Con-Ell qui a contracté la dette comme débiteur principal et l'appelante a agi uniquement comme caution et également comme caution de la Con-Ell auprès de la Société centrale d'hypothèques et de logement avec laquelle la Con-Ell a contracté directement. L'appelante n'a donc pas considéré la Con-Ell comme son mandataire et la Con-Ell n'a pas prétendu agir au nom d'un mandant dont elle n'a pas dévoilé le nom ou autrement.

     La Con-Ell dirigeait une entreprise et il est important de se souvenir que les compagnies à responsabilité limitée qui exploitent des entreprises sont des personnes imposables distinctement et que les bénéfices de leurs entreprises respectives sont des bénéfices imposables séparément, peu importe que l'une soit la filiale de l'autre. Toute tentative pour contourner ce principe doit s'appuyer sur des faits clairs et non équivoques conduisant à la conclusion irréfutable qu'une entité juridique agit comme mandataire d'une autre et que l'entité juridique dirige réellement l'entreprise de l'autre et non la sienne.

     Pour les motifs que j'ai exprimés, les faits de l'espèce ne justifient pas, à mon avis, une telle conclusion.

[20]      Il importe de noter que l'unique actionnaire de 121 et de 132 était Lisa Piccin, et non Resici. Lisa Piccin était également l'unique administratrice. Aucune des six conditions mentionnées par le juge Atkinson n'était présente en l'espèce. Dans la décision Denison, le juge Cattanach a statué que, malgré la présence des six conditions énoncées par le juge Atkinson, Con-Ell n'était pas mandataire de Denison Mines Ltd. Comme l'ont tous deux dit Me Irving, avocat de Resici, et M. Resnick, comptable agréé de Resici, il arrivait souvent, dans l'industrie de la construction, que des sociétés distinctes soient constituées aux fins de la paie. Sur le plan commercial, il y avait plusieurs raisons de le faire, notamment en vue de protéger la société de construction et ses actifs contre les demandes des travailleurs qui se blessaient au travail. Une autre raison se rapportait aux obligations prévues par la Loi sur les accidents du travail. En effet, il semble que, si un certain nombre d'accidents du travail surviennent chez l'employeur, les obligations qui incombent à celui-ci en vertu de la Loi sur les accidents du travail augmentent. Par conséquent, lorsque la limite approchait, on avait l'habitude de constituer une société distincte aux fins de la paie. C'était probablement la raison pour laquelle 132 avait été constituée en société au cours d'une année ultérieure.

[21]      M. Resnick, comptable agréé de Resici, a témoigné que les sociétés responsables de la paie étaient traitées séparément aux fins comptables. Je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'énoncer en détail la façon dont les comptes étaient tenus. Les sociétés 121 et 132 facturaient à Resici les services de main-d'oeuvre. Resici considérait qu'il s'agissait d'un coût de main-d'oeuvre. Les sociétés 121 et 132 exploitaient des entreprises distinctes qui s'occupaient de fournir de la main-d'oeuvre à Resici. Il faudrait une preuve beaucoup plus convaincante que celle dont je dispose pour statuer que 121 et 132 étaient mandataires de Resici. Selon moi, il suffit de dire, quant à cet aspect de l'affaire, qu'il n'existe tout simplement dans la preuve aucun fondement me permettant de conclure que ces sociétés étaient mandataires de Resici. Il s'ensuit que l'obligation d'effectuer des retenues à la source et de verser les montants y afférents incombait à 121 et 132 et non à Resici. La présente affaire est fort semblable à l'affaire Elias v. The Queen, 2002 DTC 1293, dans laquelle les faits étaient les suivants :

     [11] Bien entendu, l'appelant est libre de contester les cotisations de Gold Corp., à la lumière de l'affaire Gaucher c. R., C.A.F., no A-275-00, 16 novembre 2000 ([2001] 1 C.T.C. 125), et c'est ce qu'il a fait.

     [12] Les cotisations établies à l'égard de Gold Corp. et la cotisation qui en découle à l'égard de l'appelant sont fondées sur l'hypothèse que Gold Corp. versait les traitements, le salaire ou la rémunération, au sens de l'article 153 de la Loi de l'impôt sur le revenu, des employés de GSR. Cette hypothèse est fausse. Gold Corp. avançait les fonds à GSR, qui payait les employés de GSR. Aucun principe d'interprétation ne permet ou n'exige que j'attribue le sens des termes du paragraphe 153(1)

Toute personne qui verse au cours d'une année d'imposition l'un des montants suivants :

a) un traitement, un salaire ou autre rémunération,

[...]

à une personne qui avance des fonds au véritable payeur. Il est clair que la personne qui versait les traitements, le salaire ou la rémunération des employés de GSR était GSR et non Gold Corp., même si GSR recevait les fonds de Gold Corp.

     [13] On a fait ressortir le fait que Gold Corp. effectuait directement les versements à Revenu Canada. Je ne crois pas que cela fasse de Gold Corp. celle qui paie les traitements, le salaire ou la rémunération. Elle ne faisait que s'acquitter, au nom de GSR, de l'obligation de GSR envers Revenu Canada. GSR était une société en exploitation viable. Ce n'était pas un imposteur, ni un mandataire de Gold Corp., pas plus que Gold Corp. n'était un mandataire de GSR. Il s'agissait de deux personnes morales distinctes ayant une existence légale distincte.

     [14] Je conclus donc que Gold Corp n'a jamais été tenue de faire de versements à Revenu Canada en vertu du paragraphe 153(1). Par conséquent, les paragraphes 227(9), (9.1), (9.2), (9.4) et (10.1) mentionnés par l'avocat de l'intimée ne s'appliquent pas à Gold Corp.

     [15] Il s'ensuit donc que les cotisations de Gold Corp. sont erronées et doivent donc être abandonnées dans la mesure où elles forment la base de la cotisation de l'appelant. La cotisation de l'appelant doit par conséquent être abandonnée également. En ce qui concerne Gold Corp et le ministre du Revenu national, les cotisations de Gold Corp. pourraient bien être exécutoires si Gold Corp ne s'y oppose pas. Je ne tire aucune conclusion sur ce point. Gold Corp. n'est pas partie à la présente action. Il n'y a eu aucun manquement de la part de Gold Corp. au sens du paragraphe 227.1(1). Donc, la responsabilité de l'appelant en vertu de ce paragraphe n'est pas fondée.

[22]      Par conséquent, il faut annuler les cotisations dont Jack et Sandro ont fait l'objet en vertu de l'article 227.1 de la LIR à l'égard des montants établis à l'encontre de Resici au titre des retenues à la source non versées parce que les cotisations sous-jacentes établies à l'encontre de Resici étaient erronées.

[23]      Il s'agit ensuite de savoir si Jack était administrateur de Resici. Jack a soumis par écrit sa démission le 3 juillet 1997, deux ans avant d'avoir fait l'objet d'une cotisation, et sa démission a été acceptée. L'authenticité de la démission ou son effet juridique ne sont pas mis en question. Jack n'était pas administrateur de droit après le 3 juillet 1997. Les cotisations dont il a fait l'objet sont fondées sur l'idée selon laquelle il était administrateur de la société. La Couronne soutient qu'il était administrateur de fait de la société.

[24]      Dans la décision Dirienzo v. The Queen, 2000 DTC 2230, j'ai employé l'expression « administrateur de fait » pour désigner l'unique propriétaire et contrôleur d'une société de construction. Dans ce jugement, j'ai statué qu'un neveu âgé de 20 ans du propriétaire de la société n'était pas responsable à titre d'administrateur en vertu de l'article 227.1 de la LIR parce qu'il n'exerçait aucune responsabilité à ce titre et qu'il n'avait pas le pouvoir de faire quoi que ce soit. J'ai mentionné l'arrêt Wheeliker v. R. [1999] 2 C.T.C. 395 de la Cour d'appel fédérale. La décision majoritaire a été rendue par le juge Noël en son propre nom et au nom de la juge Desjardins. Le juge Létourneau était dissident. Le juge Noël a cité en détail la Companies Act de la Nouvelle-Écosse. Les paragraphes 7 à 9 de ses motifs sont rédigés comme suit :

7 La LIR ne définit le terme « administrateur » ni de façon générale, ni aux fins de l'article 227.1. Comme cette Cour a conclu dans Kalef, il est logique de se tourner vers la loi régissant la constitution en personne morale de la compagnie pour déterminer qui est un administrateur aux fins de l'article 227.1. L'alinéa 2(1)f) de la Loi prévoit que :

[TRADUCTION]

« administrateur » comprend toute personne qui occupe le poste d'administrateur, indépendamment de son titre [Non souligné dans l'original.]

Je partage l'avis du juge de la Cour de l'impôt que les mots « qui occupe le poste d'administrateur, indépendamment de son titre » , font qu'une personne agissant comme administrateur est visée par la définition, quel que soit son titre. Cette approche est semblable à celle adoptée par la Chancery Division dans In re Lo-Line Electric Motors Ltd.6 affaire dans laquelle la Cour devait interpréter une définition identique de la Companies Act, 1985 du Royaume-Uni [1985, ch. 6]. Selon cette Cour7 :

[TRADUCTION] [...] les mots « indépendamment de son titre » indiquent que le paragraphe traite de terminologie, par exemple lorsque les statuts d'une compagnie prévoient que la gestion de ses affaires est confiée à des « gouverneurs » ou à des « gestionnaires » .

8 Comme l'alinéa 2(1)f) vise uniquement la terminologie et est inclusif, il faut examiner les dispositions de la Loi pour dégager l'intention du législateur quant à savoir qui a le statut d' « administrateur » en vertu de la Loi.

9 Avant d'examiner les articles pertinents de la Loi, je souligne que celle-ci ne fait aucunement référence à des administrateurs de fait ou de droit. Elle utilise le terme « administrateur » dans plusieurs contextes, certains laissant supposer qu'elle veut parler d'un administrateur qui répond aux critères qu'elle fixe, et d'autres, d'une personne qui agit comme telle sans répondre à ces critères. On doit donc répondre à la question suivante : le terme « administrateur » est-il limité aux personnes qui satisfont aux critères fixés par la Loi pour l'exercice de cette fonction?

Les paragraphes 16 à 20 sont rédigés comme suit :

16 Il ressort de ceci que la Loi reconnaît la possibilité que des personnes agissent comme administrateurs alors qu'elles ne sont pas éligibles, et que le législateur a choisi, malgré cela, de valider leurs actes dans les circonstances susmentionnées. La question devient donc de savoir si cette reconnaissance de certains actes posés par des personnes agissant comme administrateurs, malgré le fait qu'elles ne soient pas éligibles, a pour effet de leur accorder le statut d'administrateurs en vertu de la Loi.

17 Je suis d'avis que l'article 95 de la Loi et les articles pertinents des Statuts perdraient tout leur sens si on pouvait interpréter la Loi de façon à accorder le statut d'administrateur à des personnes qui ne sont pas éligibles. Pour être un administrateur, il faut satisfaire aux exigences de la Loi, y compris celles de l'article 95. Les personnes qui agissent à titre d'administrateur alors qu'elles ne satisfont pas à ces exigences se voient imposer une amende. Il serait étrange que ceux qui enfreignent la Loi en agissant comme administrateurs alors qu'ils ne sont pas éligibles en vertu de celle-ci se voient ainsi accorder le statut d'administrateurs par la même Loi. Il va de soi que l'intention du législateur est que seuls ceux qui répondent aux exigences de la Loi peuvent avoir le statut d'administrateurs en vertu de celle-ci.

18 Je suis d'avis qu'on ne peut interpréter la Loi de façon à accorder le statut d'administrateurs aux personnes qui agissent comme tels alors qu'elles ne sont pas éligibles, non plus qu'on puisse parvenir à un tel résultat en appliquant la common law. Au fil des ans, les tribunaux ont trouvé des formules pour protéger les tiers ayant traité avec des personnes agissant comme administrateurs, ou que les compagnies ont désignées comme telles, alors qu'elles n'étaient pas éligibles et donc n'avaient aucun statut.

19 Je constate qu'un des principes qui sous-tendent ces redressements en common law veut qu'une personne qui n'a pas satisfait aux critères d'éligibilité ne peut se fonder sur ce fait pour échapper aux responsabilités de la charge d'administrateur. C'est ce qu'a conclu le juge d'appel Richards, dans Macdonald v. Drake :

[TRADUCTION] Je ne peux conclure qu'un administrateur qui a accepté d'être élu à ce poste et l'a exercé puisse, du simple fait qu'il n'était pas éligible, échapper à la responsabilité qui lui échoirait autrement. Le principe en cause ici est qu'un homme ne peut tirer profit de sa propre faute.12

Comme il est avéré en l'instance que les intimés ont agi comme administrateurs selon la volonté des actionnaires, je ne vois pas pour quels motifs ils seraient autorisés à s'appuyer sur le fait qu'ils n'étaient pas éligibles pour échapper aux obligations imposées aux administrateurs par l'article 227.1 de la LIR.

20 En conséquence, bien que je partage l'avis du juge de la Cour de l'impôt que les personnes agissant comme administrateurs sans être éligibles à ce poste ne sont pas des administrateurs au sens de la Loi, je ne crois pas que les intimés puissent échapper de ce fait à leurs obligations en vertu du paragraphe 227.1(1) de la LIR.

[25]      Je crois qu'il est possible d'arriver à la même conclusion dans le cas d'une société constituée en vertu de la Loi sur les sociétés par actions(la « LSA » ) de l'Ontario, comme l'était Resici. Toutefois, je ne crois pas que les faits en l'espèce justifient la même conclusion. Après que Jack a démissionné en sa qualité d'administrateur, il ne s'est jamais présenté à titre d'administrateur de la société et il n'a jamais exercé sur les affaires de la société le genre de contrôle qu'exerce normalement un administrateur. Jack a signé un grand nombre de contrats à titre de directeur général, mais jamais à titre d'administrateur. Dans la directive RCD-95-12 de l'Agence du revenu du Canada, concernant la responsabilité de l'administrateur, l'ARC fait les remarques suivantes :

(1) Il faut être très prudent avant d'établir une cotisation à l'égard d'un administrateur « de fait » . Le fait qu'une personne signe les chèques au nom de la compagnie n'est pas suffisant pour la considérer comme administrateur « de fait » . Règle générale, il ne faut pas établir de cotisation à l'égard d'un administrateur « de fait » si aux dates visées d'autres administrateurs étaient légalement nommés. Il ne faut envisager d'établir de cotisation à l'encontre d'un administrateur de fait que dans les cas où la personne se comporte comme un administrateur. Il doit y avoir une preuve écrite de ce comportement.

[26]      De tels énoncés n'ont pas force exécutoire, mais ils représentent ce qui selon moi constitue une approche administrative conforme au droit. J'ai conclu que Jack n'était pas administrateur de Resici, et ce, ni de fait ni de droit.

[27]      Je crois qu'il sera évident qu'il faut employer l'expression « administrateur de fait » avec prudence. Cette expression n'a pas une portée aussi étendue que celle qui lui est parfois attribuée. Ainsi, elle ne s'applique pas, du moins pas pour ce qui est de la responsabilité dérivée des administrateurs en vertu de la LIR et de la LTA, à quiconque exerce un pouvoir au sein de la société. Elle peut s'appliquer à des personnes qui, bien qu'elles soient élues à titre d'administrateurs, ne le sont peut-être pas à cause de certaines exigences techniques. Elle peut également inclure des personnes qui se présentent comme des administrateurs, de sorte que les tiers se fondent sur leurs pouvoirs à titre d'administrateurs. Tel est essentiellement le principe sur lequel le juge Noël a fondé sa conclusion au paragraphe 20 de l'arrêt Wheeliker.

[28]      Comme le juge Noël l'a fait remarquer dans l'arrêt Wheeliker, la Companies Act de la Nouvelle-Écosse ne fait pas mention d'administrateurs de fait et d'administrateurs de droit. Il y est uniquement question des administrateurs. Il en va de même pour la LSA de l'Ontario, dans laquelle le mot « administrateur » est défini comme suit :

« administrateur » Indépendamment de son titre, personne qui occupe le poste d'administrateur d'une société. Les termes « administrateur » et « conseil d'administration » s'entendent en outre d'un administrateur unique.

L'article 128 de la LSA de l'Ontario valide les actes des administrateurs, même s'il est ultérieurement constaté que leur nomination ou leur élection est irrégulière ou qu'ils sont inhabiles. Cette disposition est rédigée comme suit :

        128. Les actes accomplis par les administrateurs ou les dirigeants ne sont pas invalides pour le seul motif de l'irrégularité de leur élection ou de leur nomination, ou de leur inhabilité, constatée ultérieurement.

L'article 19 codifie essentiellement la règle des allégations interdites, que l'on appelle aussi parfois la règle énoncée dans l'arrêt Royal British Bank v. Turquand.

[traduction]

ALLÉGATIONS INTERDITES

        19. La société ou ses cautions ne peuvent alléguer contre une personne qui traite avec elle ou contre une personne qui a acquis de la société des droits que :

        a)        les statuts, les règlements administratifs et les conventions unanimes des actionnaires n'ont pas été observés;

        b)        les personnes nommées dans le dernier avis déposé conformément à la Loi sur les renseignements exigés des personnes morales ou dans ses statuts, si ceux-ci sont plus récents, ne sont pas ses administrateurs;

        c)              son siège social ne se trouve pas au lieu indiqué dans le dernier avis déposé en vertu du paragraphe 14(3) ou dans ses statuts, si ceux-ci sont plus récents;

        d)        la personne qu'elle a présentée comme l'un de ses administrateurs, dirigeants ou mandataires, n'a pas été régulièrement nommée ou n'a pas l'autorité nécessaire pour exercer les pouvoirs et fonctions qui découlent normalement soit du poste, soit des activités commerciales de la société;

        e)               un document émanant régulièrement de l'un de ses administrateurs, dirigeants ou mandataires n'est ni valable ni authentique;

        f)        l'aide financière visée à l'article 20, la vente, la location ou l'échange de biens visés au paragraphe 184(3) n'ont pas été autorisés,

        sauf si ces personnes, en raison de leur poste au sein de la société ou de leurs rapports avec elle, le savent ou devraient le savoir.

[29]      Il existe un ensemble considérable de jugements portant sur la question des administrateurs de fait. L'ouvrage bien connu de Wegenast, Canadian Companies, établit ce qui selon moi est une distinction fort sensée, quoique difficile, entre la notion d'administrateur de fait et la « règle des allégations interdites » (sur laquelle nous reviendrons ci-dessous). Cette distinction est mentionnée aux deuxième et troisième paragraphes du passage de Wegenast reproduit ci-dessous :

[traduction]

Administrateurs de fait

           La personne qui n'est pas dûment élue et qui agit néanmoins à titre d'administrateur peut dans certaines circonstances être considérée comme un administrateur de fait. Les personnes qui prétendent agir comme administrateurs d'une société sans avoir été élues de la façon régulière, ou un conseil qui n'a pas été dûment constitué parce qu'un trop grand nombre de membres ou un nombre trop restreint de membres ont été élus ou sont demeurés en place, ou qui est composé d'administrateurs qui sont tous demeurés en place ou dont un certain nombre sont demeurés en place après l'expiration de leur mandat, ont été jugés inhabiles à agir pour le compte de la société dans des affaires telles que la répartition des actions, les appels de fonds ou la déclaration de confiscation d'actions. La même règle a été appliquée dans le cas où les administrateurs n'agissaient pas dans le cadre d'une assemblée régulièrement constituée; cependant, il a été statué que la simple présence de certains administrateurs inhabiles à une réunion n'invalidera pas les opérations qui y sont conclues si un nombre suffisant d'administrateurs habiles sont présents.

           Cependant, devant cette série de jugements, il y a également une série de jugements dans lesquels il a été statué que, de toute façon, les tiers peuvent à bon droit supposer que les procédures internes de la société étaient respectées et que ceux qui étaient réputés parler et agir au nom de la société étaient dûment autorisés à le faire.

           Les distinctions entre ces deux séries de jugements ne sont pas trop claires. Ce qui pendant de nombreuses années a été considéré comme la ligne de démarcation appropriée est énoncé dans l'argument avancé pour le compte de la demanderesse dans le jugement Briton Medical etc. Assn. v. Jones, à savoir : [traduction] « L'article 67 de la Loi de 1862, qui valide les actes accomplis par les administrateurs, même si leurs nominations sont défectueuses, s'applique uniquement aux actes touchant le public, mais non aux actes touchant uniquement les actionnaires de la société, et ce, à bon droit; en effet, si une personne traite avec une société en croyant que les administrateurs de celle-ci ont été nommés de la façon appropriée, les actes des administrateurs devraient être jugés valides, et la société devrait être liée; cependant, en ce qui concerne les questions touchant les actionnaires entre eux, comme par exemple dans le cas de la confiscation des actions, de la création du capital ou d'un appel de fonds, une règle différente s'applique. Entre la société et les personnes qui n'ont pas reçu d'avis contraire, les administrateurs de fait sont aussi compétents que les administrateurs de droit, mais en ce qui concerne les questions d'administration interne, comme les appels de fonds et la confiscation d'actions, les actes accomplis par des personnes qui prétendent agir à titre d'administrateurs alors qu'en fait elles ne le sont pas, ne lient pas les actionnaires » . Cet argument n'a pas été retenu eu égard aux faits de l'affaire, mais il semble qu'il ait par la suite été considéré comme un énoncé exact du droit, et ce, tant qu'une décision n'a pas été rendue dans l'affaire Dawson v. African Consolidated Land, etc. Co., où il a été statué qu'une clause figurant dans les statuts prévoyant que les actes des administrateurs sont valides même [traduction] s' « il est ultérieurement constaté que la nomination de ces administrateurs était défectueuse » ne s'appliquait pas entre la société et les tiers et qu'elle ne s'appliquait pas non plus entre la société et ses membres. De toute évidence, à moins qu'une distinction ne soit maintenue, les décisions dans lesquelles les appels de fonds, les confiscations et ainsi de suite par des administrateurs de fait ont été jugés invalides doivent être rejetées. Ces décisions n'ont pas été écartées, mais il existe maintenant un nombre élevé de décisions dans lesquelles les actionnaires ont été empêchés, comme les tiers, d'invoquer les irrégularités de la constitution du conseil d'administration. Les irrégularités, dans ces affaires, ont certes été qualifiées de « minimes » et d' « insignifiantes » , mais on n'a pas proposé de méthode permettant de faire une distinction entre les irrégularités qui sont minimes ou insignifiantes et celles qui sont importantes. Le fondement approprié de la distinction est peut-être celui qui a été proposé ci-dessus dans ce chapitre comme fondement permettant de distinguer les cas dans lesquels les administrateurs peuvent déléguer leurs fonctions et ceux dans lesquels ils ne le peuvent pas, à savoir si la question se rapporte à la constitution de la société.

           Il importe de noter que les décisions anglaises se rapportent en général à l'application de dispositions, dans les lois ou dans les statuts des sociétés, visant à exonérer les personnes de toute responsabilité découlant de la nomination défectueuse ou irrégulière des administrateurs - en d'autres termes, à éviter l'application de décisions telles que Howbeach Coal Co. v. Teague. Or, il n'existe aucune disposition de ce genre dans la Loi sur les compagnies du Canada. Par conséquent, le raisonnement qui a été fait dans les décisions où les actes des administrateurs ont été invalidés par suite de leur élection irrégulière s'applique pleinement aux sociétés canadiennes à moins, bien sûr, qu'il n'existe une clause d'exonération dans les statuts ou dans les règlements administratifs. En d'autres termes, il se peut qu'en Angleterre, les tiers soient exonérés de toute responsabilité en vertu d'une disposition légale ou des statuts, selon le cas, et qu'il s'agisse alors de savoir quelle est la situation des membres de la société, mais au Canada, les tiers et les membres risquent d'être tenus responsables - sous réserve bien sûr des principes énoncés dans des décisions telles que Mahony v. East Holyford Mining Co.

           Quant aux tiers, ils sont protégés par la règle énoncée dans la décision Mahony v. East Holyford Mining Co., et ils peuvent en outre à bon droit supposer que les personnes que les actionnaires ont autorisées à se faire passer pour les administrateurs ont été dûment autorisées, mais il semble qu'ils soient tenus de présumer la chose et qu'il ne leur soit pas loisible de mettre en question le pouvoir de ceux qui sont réputés agir pour le compte de la société. De plus, on ne sait pas trop dans quelle mesure un tiers est touché par un avis d'élection ou de nomination irrégulière dans le cas où l'irrégularité est invoquée par la société.

           Toutefois, il doit y avoir eu plus qu'une simple usurpation de la charge. Il doit y avoir eu quelque chose qui permet aux tiers de supposer que la personne ou les personnes en question ont été dûment élues ou qu'elles agissaient avec l'assentiment des actionnaires, car la doctrine des administrateurs de fait ne constitue en somme qu'une application de la doctrine de la fin de non-recevoir ou de la « simulation » .

           Bien sûr, l'objection relative aux administrateurs de fait ne peut pas être invoquée par un administrateur non autorisé, par exemple en vue d'éviter d'être tenu responsable du paiement de dividendes sur le capital, ou de quelque autre méfait, ou en vue d'échapper à la responsabilité légale qui lui incombe à l'égard du paiement des salaires des travailleurs, ou en cas d'omission de produire les déclarations exigées par le gouvernement ou encore, semble-t-il, en vue de réclamer une rémunération ou une indemnité; en effet, l'administrateur de fait est dans la même situation qu'un exécuteur testamentaire par immixtion, et il est assujetti à toutes les obligations de sa charge sans bénéficier d'aucun des avantages y afférents. Et il ne peut pas invoquer lui-même le fait que son élection n'est pas valide en s'opposant à un appel de fonds ou à la déclaration d'une confiscation dans lequel il a un intérêt.

(Notes de bas de page omises.)

[30]      La distinction est moins claire dans le texte plus récent de Fraser & Stewart, Company Law of Canada, 5e édition, pages 581 à 583 :

[traduction]

Administrateurs de fait

           La personne dont l'élection à titre d'administrateur est défectueuse ou irrégulière peut néanmoins agir à titre d'administrateur; elle est alors administrateur de fait.

           Les personnes qui exercent publiquement les fonctions d'administrateurs de sociétés ont été considérées comme des administrateurs dans la mesure où leurs actes sont réputés valides à l'égard des tiers qui ne sont pas au courant de leur inhabilité ou dans la mesure où leurs actes lient la société en ce qui concerne les droits des tiers qui ne sont pas au courant de la situation véritable : R. v. Bedford Level (1805) 6 East 368; Re County Life Assoc. Co. (1870) L.R. 5 Ch. App. 288, Mahony v. East Holyford Mining Co. (1875) L.R. 7 H.L. 869; County of Gloucester Bank v. Rudry [1895] 1 Ch. 629 (C.A.); Macdonald v. Drake (1906) 16 Man. R. 220 (C.A.) 226.

           Ainsi, une société ne peut pas être exonérée de sa responsabilité à l'égard d'une entente conclue sous le sceau de la société avec un tiers en se fondant sur le fait que ses administrateurs n'ont pas régulièrement été élus : Re. W. N. McEachren & Sons Ltd. [1933] O.R. 349 (C.A.) 361; Gray v. Yellowknife Gold Mines Ltd. (No. 1) [1945] O.R. 688.

           La règle n'est pas la même en ce qui concerne les actes touchant uniquement les actionnaires de la société entre eux, par exemple dans le cas d'un appel de fonds ou de la confiscation d'actions. Voir les notes afférentes aux sections 41 à 44.

           La présente loi ne renferme aucune disposition semblable à l'article 180 de la Loi anglaise de 1948, selon laquelle les actes des administrateurs sont réputés valides malgré tout défaut qui peut ultérieurement être constaté dans leur nomination ou leur habilité. La Loi de l'Ontario renferme depuis 1953 une disposition de ce genre (art. 305). De telles dispositions légales et des dispositions similaires dans les statuts ordinaires ont été jugées efficaces entre la société et ses actionnaires : Dawson v. African Consolidated Land & Trading Co. [1898] 1 Ch. 6 (appels de fond); British Asbestos Co. Ltd. v. Boyd [1903] 2 Ch. 439 (validité d'une assemblée d'actionnaires); Alberta Improvement Co. v. Peverett (1914) 7 W.W.R. 757 (appels de fonds). De telles dispositions protègent les actes tant en ce qui concerne les membres que les tiers et les administrateurs peuvent s'en prévaloir s'ils sont de bonne foi : Channel Collieries Trust, Ltd. v. Dover St. Margaret's & Martin Mill Light Ry. Co. [1914] 2 Ch. 506 (C.A.), 512, 515. La disposition vise à éviter la contestation de la validité d'une opération lorsqu'il y a eu un manquement dans la nomination d'un administrateur et le manquement ne peut pas être invoqué pour écarter les dispositions de fond se rapportant à de telles nominations : Morris v. Kanssen [1946] A.C. 459.

           Dans la décision Oliver et al. v. Elliott et al. (1960) 30 W.W.R. 641, l'élection de nouveaux administrateurs par les administrateurs de fait (qui avaient été nommés d'une façon irrégulière) a été jugée valide, en vertu d'une disposition correspondante de la Loi de l'Alberta.

           Un administrateur de fait est, comme un exécuteur testamentaire par immixtion, assujetti aux obligations de la charge mais il n'a pas droit aux avantages y afférents : Macdonald v. Drake (1906) 16 Man. R. 220 (C.A.). Lorsque les administrateurs assument leur charge de fiduciaire, ils deviennent responsables à tous les égards comme s'ils avaient été nommés d'une façon légitime et ils ne peuvent pas invoquer l'irrégularité de leur nomination. Re Owen Sound Lumber Co. (1915) 34 O.L.R. 528, (1917) 38 O.L.R. 414 (C.A.).

           Le principe a également été appliqué à d'autres mandataires d'une société, et, dans tous les cas où une personne se fait passer pour un mandataire ou pour un représentant d'une société et où les circonstances sont telles qu'en droit, la société pourrait désavouer cette personne, ou engager contre elle des procédures en vue de l'empêcher de se présenter comme telle, mais où elle ne l'a pas fait, les actes que cette personne commet dans l'exercice de son pouvoir apparent lient la société envers les personnes qui ne sont pas au courant de sa situation véritable, même s'il n'est absolument pas justifié de présumer l'existence d'un tel pouvoir : Mahony v. East Holyford Mining Co., précité; et voir Allen v. Ont. & Rainy River Ry. Co. (1898) 29 O.R. 510 (C.A.).

           Les administrateurs de fait ont le pouvoir et l'obligation de convoquer une assemblée générale des actionnaires en vue de constituer le conseil d'une façon appropriée : Streit v. Swanson [1946] O.R. 565.

           À première vue, la seule société peut intenter une action en vue d'empêcher un administrateur de fait qui a été élu d'une façon irrégulière d'agir comme administrateur ou de se présenter comme tel. Un actionnaire individuel ne possède pas un tel droit : Foss v. Harbottle (1843) 2 Ha. 461; Kelly v. Electrical Construction Co. (1908) 16 O.L.R. 232. Voir également les décisions mentionnées dans les notes, sous la rubrique : « Contestation d'une élection » , p. 579. Le droit des administrateurs de fait d'agir à titre d'administrateurs ne peut pas non plus être contesté d'une façon accessoire par le défendeur dans une action intentée contre lui par la société : Austin Mining Co. v. Gemmell (1886) 10 O.R. 696 (C.A.).

           Dans une action en reddition de compte intentée par une société contre son président, la charge de la preuve incombe au défendeur qui allègue que le conseil d'administration de la société est incomplet : Temiscouata Ry. Co. v. Macdonald (1900) 3 Que. P.R. 462.

           Quant au droit des administrateurs de fait de demander une rémunération, voir les notes sous le titre « Rémunération » , ci-dessous, page 621.

[31]      Dans Company Law, 23e édition, Palmer consacre plusieurs pages à cette notion, du moins telle qu'elle s'applique en droit britannique. La description qu'il donne est intéressante, en ce sens qu'en vertu de dispositions législatives similaires, l'expression « administrateur de fait » a une portée restreinte. Aux paragraphes 61-19 à 61-21, Palmer dit ce qui suit :

[traduction]

Nominations défectueuses et actes commis par l'administrateur qui est devenu inhabile

     Une personne est uniquement un administrateur aux yeux de la loi si, premièrement, elle a été dûment nommée, et deuxièmement, si elle n'a pas cessé de satisfaire aux exigences des statuts de la société applicables aux administrateurs en devenant inhabile après sa nomination. Ces questions ont déjà été traitées, et il est maintenant nécessaire d'examiner l'effet de la nomination irrégulière d'un administrateur ou les conséquences d'un acte commis par un administrateur après qu'il est devenu inhabile.

Les administrateurs de fait

     Une personne qui n'a pas dûment été nommée administrateur, ou qui est devenue inhabile à exercer ses fonctions d'administrateur n'est pas administrateur de droit, mais étant donné qu'une personne qui se trouve dans une telle situation peut en fait agir comme administrateur, elle peut être administrateur de fait. Deux ensembles de dispositions légales et la règle énoncée dans la décision Royal British Bank v. Turquand sont pertinentes en pareil cas.

European Communities Act 1972, art. 9 et Companies Act 1976, art. 21

[...]

Companies Act 1948, art. 180

     En vertu de cette disposition, [traduction] « les actes d'un administrateur sont valides malgré tout défaut qui peut ultérieurement être constaté dans sa nomination ou son habilité » . Par conséquent, une personne qui est étrangère à la société, ou un membre, peut à bon droit supposer qu'une personne qui semble avoir été dûment nommée et qui semble être un administrateur habilité l'est de fait. Dans la décision Dawson v. African Consolidated Land and Trading Co., un administrateur avait cessé de détenir les actions le rendant habile, mais il les avait peu de temps après rachetées; du fait qu'il s'était départi des actions lui conférant son habilité, il avait en théorie quitté son poste, et il n'avait pas formellement été de nouveau nommé, mais les autres administrateurs, qui étaient autorisés à le nommer de nouveau, l'avaient reconnu comme administrateur. La cour a statué qu'une disposition dont le libellé était semblable à l'article 180 avait pour effet de valider les actes des administrateurs. Le maître des rôles Lindley a dit ce qui suit :

[TRADUCTION]

      S'il ne s'agit pas d'une irrégularité dans sa nomination telle que celle à laquelle la disposition vise à remédier, je ne puis concevoir à quelles irrégularités cette disposition devait s'appliquer.

Par conséquent, un appel de fonds fait pas les administrateurs a été jugé valide. Encore une fois, dans la décision British Asbestos Co. v. Boyd, la cour a jugé valides les actes d'une personne qui avait innocemment continué à agir comme administrateur après avoir quitté son poste d'administrateur en devenant secrétaire de la société (en vertu d'une disposition qui prévoyait qu'il fallait quitter son poste lorsqu'une autre charge au sein de la société était acceptée). Lorsque cette affaire a été tranchée, aucune disposition semblable à l'article 180 n'était en vigueur, mais les statuts de la société renfermaient une disposition similaire, et la cour a également été influencée par l'existence d'une disposition dont le libellé était semblable au paragraphe 145(3) de la Loi de 1948, qui prévoit, entre autres, que, lorsque le procès-verbal d'une réunion a été dûment établi conformément aux exigences de la Loi, les délibérations qui ont eu lieu lors de la réunion et la nomination des administrateurs sont réputées valides jusqu'à preuve contraire. De même, selon la décision Mahoney v. East Holyford Mining Co., les actes des administrateurs qui n'avaient pas été dûment nommés liaient néanmoins la société à l'encontre des tiers.

     Comme on peut le constater, deux propositions ressortent des décisions susmentionnées :

     (1)      les actes des administrateurs de fait sont valides vis-à-vis des tiers et vis-à-vis des membres; et

     (2)      même si les documents publics de la société, et les faits qui sont apparents, montrent clairement qu'un administrateur n'était pas dûment habilité à agir, cela n'éliminera pas l'effet de la disposition. Voici ce que le juge Farewell a dit dans la décision British Asbestos Co. Ltd. v. Boyd :

          À mon avis, les mots « même si l'existence d'un défaut est ultérieurement constatée » et ainsi de suite ne veulent pas dire [...] que les faits sont ultérieurement constatés, mais que le défaut est ultérieurement constaté; les faits dans un cas comme celui-ci figurent nécessairement dans les livres de la société. [...] Par conséquent, ce n'est pas que les faits ne sont pas connus, mais plutôt que la connaissance du défaut n'est pas présente à l'esprit d'une personne pour qui il était alors important d'en avoir connaissance.

     Il a été jugé que la disposition avait pour effet de rendre valides les actes d'un administrateur nommé lors d'une assemblée à l'égard de laquelle un avis insuffisant avait été donné.

     La disposition ne protégera pas une personne qui est au courant de l'invalidité, comme par exemple un administrateur de mauvaise foi qui transfère ses actions, transfert que les autres administrateurs acceptent de façon concertée. Une personne ne peut pas non plus en tirer parti si elle est au courant de l'existence d'un défaut probable ou si elle sait que la régularité de la nomination a été contestée et qu'elle ne prend pas de mesures afin de vérifier les faits. Dans la décision Morris v. Kanssen, les faits étaient les suivants; MM. Kanssen et Cromie étaient les deux premiers administrateurs de la société dont ils détenaient toutes les actions. M. Cromie avait allégué que M. Strelitz avait été nommé administrateur lors d'une réunion du conseil. Or, cette réunion n'avait jamais eu lieu et le procès-verbal y afférent était un faux. Lors d'une autre réunion, MM. Cromie et Strelitz, à l'insu de M. Kanssen, avaient censément nommé M. Morris administrateur et avaient attribué des actions à M. Morris. Or, M. Morris savait que M. Kanssen soutenait que M. Strelitz n'était pas administrateur et que l'émission d'actions était invalide; cependant, il ne s'était pas renseigné. La Cour d'appel a statué que M. Morris aurait dû se renseigner et qu'il ne pouvait pas invoquer la disposition en question. Lord Green, M.R., de la Cour d'appel, a énoncé les propositions suivantes, qui avaient été établies dans des décisions faisant autorité :

     (1) Une partie à l'opération peut invoquer la disposition si elle n'est pas au courant de l'irrégularité, et ce, même si d'autres parties savent que la nomination était irrégulière;

     (2) La disposition peut s'appliquer même si les parties concernées sont au courant des faits, dans la mesure où elles n'ont pas le défaut à l'esprit au moment pertinent;

     (3) La personne qui peut demander des renseignements et qui n'en demande pas ne saurait soutenir que, si elle en avait demandé, de fausses déclarations lui auraient été faites;

     (4) La disposition ne protège pas la personne qui acquiert un droit à titre de cessionnaire d'une des parties à l'opération; si le cédant ne pouvait pas invoquer la disposition, le cessionnaire ne peut pas l'invoquer non plus.

                Lorsqu'elle a été saisie de l'affaire, la Chambre des lords n'a ni confirmé ni rejeté ces propositions. Elle a statué que la nomination de MM. Strelitz et Morris et l'attribution d'actions à M. Morris étaient complètement invalides et que la disposition n'avait pas pour effet de les valider. Voici ce que lord Simonds a dit :

[TRADUCTION]

          Il me semble qu'il existe une distinction cruciale entre a) une nomination qui comporte un défaut ou, en d'autres termes, une nomination défectueuse et b) l'absence de nomination.

     L'administrateur de fait agit comme fiduciaire au même titre que l'administrateur de droit, et il engage donc sa responsabilité.

     Il a en outre été statué que la disposition qui figure maintenant à l'article 180 ne justifie pas la demande qu'une personne présente contre une société pour ses services de liquidateur lorsque, du fait qu'elle n'a pas été validement nommée, la société ne l'a jamais autorisée à agir comme liquidateur. Il semble que le principe énoncé dans cette décision s'applique également à l'administrateur dont la nomination est invalide ou qui a agi après être devenu inhabile, mais dans la décision Craven-Ellis v. Canons Ltd., un administrateur qui avait agi après avoir cessé d'être habile à agir comme administrateur a pu être rémunéré sur la base quantum meruit pour les services qu'il avait fournis et dont la société avait tiré profit. Le fait qu'une personne n'a pas dûment été nommée ne confère pas à la société un droit d'action contre celle-ci du fait qu'elle se présentait comme agissant à titre d'administrateur, à moins que la société puisse démontrer l'existence d'un préjudice, mais la société peut intenter une action en vue d'empêcher l'administrateur de fait d'agir à titre d'administrateur ou de se présenter comme tel.

     L'administrateur qui prend part à des délibérations irrégulières peut être empêché d'invoquer l'irrégularité. Ainsi, un administrateur de fait qui était au courant de sa nomination invalide ou qui avait été mis au courant des faits ayant donné lieu à cette invalidité et qui, en sa qualité d'administrateur, s'était attribué des actions n'a pas pu éviter l'attribution, et ce, pour le motif qu'étant donné qu'il était au courant du défaut, l'attribution n'était pas rendue valide par une clause dont les termes étaient semblables à ceux de l'article 105.

La règle énoncée dans la décision Royal British Bank v. Turquand

     Il a déjà été question de cette règle aux paragraphes 28-10 à 28-16. La règle peut avoir pour effet de rendre la société responsable des actes d'une personne même si cette dernière n'a jamais été élue d'une façon appropriée à la charge d'administrateur, à condition que les autres conditions prévues par la règle soient remplies.

Énoncé de la règle Schuster

     Selon cette règle, les personnes qui traitent avec une société sont réputées avoir pris connaissance des documents publics de la société et s'être assurées que l'opération envisagée n'est pas incompatible avec ces documents, mais elles ne sont pas obligées de faire plus; elles n'ont pas à se renseigner sur la régularité des procédures internes - ce que lord Hatherley a appelé « la gestion interne » - et elles peuvent supposer que tout a été fait d'une façon régulière (omnia praesumuntur rite ac solemniter esse acta).

[32]      J'ai cité un long passage de Palmer parce que ce texte traite de la notion de l'administrateur de fait d'une façon plus complète que tout autre texte dont j'ai connaissance. Il ressort de ce passage :

a)      qu'une personne doit sembler être habilitée à agir comme administrateur et qu'elle doit se présenter comme telle;

           b)      qu'il n'y a rien dans le droit canadien, à ma connaissance, qui donne à la notion d'administrateur de fait une portée plus étendue que celle que lui a attribuée Palmer;

           c)      qu'il faut veiller à ne pas confondre la notion d'administrateur de fait et la situation d'une personne à laquelle la règle énoncée dans la décision Turquand s'applique; les deux ne vont peut-être pas nécessairement de pair.

[33]      En d'autres termes, l'administrateur s'entend principalement de l'administrateur de droit et la notion peut s'appliquer à l'administrateur de fait uniquement si elle est reconnue en droit. Si le législateur veut étendre la portée de cette notion, il sait comment le faire.

[34]      Cela étant, Jack n'était absolument pas un administrateur. Même si nous cherchons à attribuer à l'expression « administrateur de fait » une portée plus étendue en l'appliquant par exemple à quelqu'un qui semble avoir passablement de pouvoirs au sein de la société, je ne crois pas que Jack soit visé par cette description. Jack était directeur général et avait le pouvoir de signature. Il n'a pas pris part à la décision de transférer l'entreprise de Resici à Forma-Con Construction. Contrairement à John Piccin, il ne s'est jamais fait passer pour un administrateur. Il n'exerçait aucun pouvoir lorsqu'il s'agissait de décider du prix d'une soumission ou en ce qui concerne les litiges dans lesquels l'entreprise était en cause, la question de savoir si une soumission devait être présentée à l'égard d'un projet et les différends qui survenaient avec les entrepreneurs généraux.

[35]      L'intimée a cité M. Rocco DiPede, probablement en vue d'établir que Jack exerçait la fonction d'administrateur. Si Jack exerçait une telle fonction, M. DiPede aurait été l'un des meilleurs témoins à l'établir. Pourtant, la preuve qu'il a présentée était loin de démontrer que Jack agissait à titre d'administrateur de fait. La preuve soumise par M. DiPede n'a pas aidé la cause de la Couronne. M. DiPede a confirmé ce qui avait toujours été reconnu, à savoir qu'en sa qualité de directeur général, Jack avait des responsabilités allant de pair avec cette fonction. Pourtant, la gestion courante du bureau incombait à Lisa Piccin. Je ne crois pas que les pouvoirs que Jack aurait pu posséder ou exercer faisaient de lui un administrateur de fait.

[36]      Étant donné que Jack n'était pas un administrateur, il n'avait, du moins en ce qui concerne la LIR et la LTA, aucune obligation de veiller à ce que les paiements soient effectués en vertu de ces lois et, de toute façon, Resici n'était pas l'employeur des employés de 121 et de 132; je n'ai donc pas à examiner la question de la diligence raisonnable. Toutefois, il est intéressant de noter selon moi que la personne qui était chargée de la comptabilité pour Resici ainsi que pour 121 et pour 132, Lisa Piccin, a également fait l'objet d'une cotisation en vertu de l'article 227.1 de LIR et de l'article 323 de la LTA. Mme Piccin n'a pas contesté les cotisations et elle a fait faillite. Je ne m'attarderai pas à cette incohérence de la part de l'ARC. Elle se passe de commentaires. Le répartiteur a déclaré qu'il croit maintenant que c'est à tort que l'on a établi une cotisation à l'encontre de Lisa Piccin. Je suis certain que cela réconforte énormément Mme Piccin.

[37]      J'examinerai enfin la situation de Sandro. En théorie, il était administrateur de Resici. En fait, il n'avait aucune importance. Il ne possédait aucun pouvoir, on ne lui avait conféré aucun pouvoir et il n'exerçait aucun pouvoir. Son cas était fort semblable à celui du jeune homme dans l'affaire Dirienzo susmentionnée. Il n'était pas en mesure d'influencer les décisions concernant le paiement de la TPS de la part de Resici et, en ce qui concerne les retenues à la source effectuées par 121 et par 132, il n'était pas administrateur. Il n'avait pas accès aux livres et registres de Resici et on lui en refusait l'accès. Les véritables pouvoirs au sein de la société étaient exercés par M. DiPede et Mme Piccin.

[38]      Je mentionnerai en conclusion un certain nombre de points dont il a été fait mention dans la preuve et dans l'argumentation.

[39]      Le premier point se rapporte aux problèmes de santé de Jack. Dans les années 1990, il a fait l'objet d'un diagnostic de cancer. Le cancer était sérieux et menaçait sa vie. Il a engagé une lutte agressive et courageuse et il semble avoir gagné. Des piles de documents médicaux ont été produits en preuve. Je n'ai pas fondé mon jugement, selon lequel Jack n'était pas administrateur de fait ou de droit, sur la lutte qu'il a menée contre le cancer, mais je n'ai pas non plus tout à fait omis d'en tenir compte. Je conclus que, pendant toute la période en question, Jack s'inquiétait énormément de sa santé et que cela devait certes influer sur son travail au bureau. Toutefois, comme il en a ci-dessus été fait mention, j'ai conclu qu'il n'était pas administrateur, et ce, indépendamment du cancer.

[40]      Un autre point qui a été soulevé se rapportait à la question de savoir si la responsabilité de Resici à l'égard de la TPS aurait dû être ramenée à zéro étant donné que M. Irving avait demandé à l'ARC d'imputer tous les paiements qu'elle avait reçus de Resici à son obligation relative à la TPS. Je conclus que c'est ce que M. Irving a fait et que les paiements n'ont pas été imputés à l'obligation relative à la TPS. S'ils l'avaient été, l'obligation relative à la TPS aurait peut-être été éliminée au complet. Étant donné que Resici n'était pas responsable des retenues à la source que 121 et 132 auraient dû effectuer, les montants que l'ARC a reçus de Resici auraient dû être imputés à l'obligation relative à la TPS. Je sais qu'il existe énormément d'énoncés de droit au sujet de la mesure dans laquelle un débiteur peut demander qu'un paiement soit imputé à une dette particulière qu'il a envers un créancier. La jurisprudence remonte à la décision Clayton's Case (1816) 35 E.R. 781. L'énoncé de droit classique sur ce point figure dans les remarques que lord Macnaghten a faites dans la décision Cory Bros. & Co. v. « The Mecca » , [1897] A.C. 286 (C.L.). Toutefois, les décisions canadiennes ne sont aucunement claires ou cohérentes, comme le montre l'analyse effectuée dans Dunlop, Creditor-Debtor Law in Canada (2e édition), pages 23 à 27. J'ai conclu que M. Irving, pour le compte de Resici, avait demandé que les paiements soient imputés au compte de la TPS de Resici, mais je ne suis pas prêt à exprimer quelque autre conclusion sur ce point.

[41]      Toutefois, je dirai ceci : les fonctionnaires de l'ARC ont utilisé une approche coercitive remarquablement embrouillée et incohérente devant le problème. En effet :

           a)      ils ont délivré des cotisations contre Resici ainsi que contre 121 et 132;

b)      ils ont établi des cotisations contre Resici pour l'obligation fiscale de 121 et de 132 et ils ont délivré des « cotisations solidaires » ;

c)      ils ont inventé des notions aussi intéressantes et nouvelles que celles des « cotisations solidaires » et de « l'employeur réputé » . Or, le droit n'a pas encore adopté des approches aussi innovatrices;

d)      ils ont délivré des demandes à des tiers tout en traitant chaque personne morale comme étant principalement responsable ou comme étant responsable à titre dérivé;

e)      ils ont établi des cotisations non seulement contre Jack et Alex Scavuzzo, mais aussi contre Lisa Piccin, Rocco DiPede et John Piccin, à l'égard des obligations attribuées à Resici ou à 121 et 132. Ils ont ensuite consenti à ce que les appels interjetés par MM. DiPede et Piccin soient accueillis et à ce que les cotisations établies contre ceux-ci soient annulées;

f)      ils ont établi des cotisations de protection contre Jack en se fondant sur un affidavit dans lequel on ne révélait pas que Jack avait quitté son poste d'administrateur de Resici; et

g)      ils ont laissé Lisa Piccin faire faillite à cause d'une cotisation qui, comme ils le disent maintenant, n'aurait jamais dû être établie contre elle.

[42]      La conduite des fonctionnaires de l'ARC rappelle celle de sir Ronald dans l'histoire de Stephen Leacock, Gertrude the Governess, celui-ci [traduction] « s'étant élancé sur son cheval et s'étant enfui dans tous les sens » .

[43]      L'appelant a également allégué qu'étant donné que l'intimée ne peut apparemment pas trouver les cotisations établies contre 121 et contre 132, elle ne peut pas établir de cotisations à l'encontre des Scavuzzo. Je m'abstiendrai de répondre à cette intéressante question.


[44]      Les appels sont accueillis et les cotisations sont annulées. Les avocats devront communiquer avec la Cour en vue de décider de la meilleure façon de traiter la question des frais et dépens. Je reporterai la signature des jugements formels jusqu'au 16 janvier 2006, en attendant la réception des observations à ce sujet.

Signé à Ottawa, Canada, ce 21e jour de décembre 2005.

« D. G. H. Bowman »

Juge en chef Bowman

Traduction certifiée conforme

ce 6e jour de décembre 2006.

Mario Lagacé, jurilinguiste


RÉFÉRENCE :

2005CCI772

Nos DES DOSSIERS DE LA COUR :

2001-4533(IT)G et 2001-4534(GST)G

2001-4535(IT)G et 2001-4536(GST)G

INTITULÉ:

Sandro (Alex) Scavuzzo et Jack Scavuzzo

c. Sa Majesté la Reine

LIEU DES AUDIENCES :

Toronto (Ontario)

DATES DES AUDIENCES :

Les 27 et 28 avril 2004; le 22 novembre 2004; du 11 au 13 juillet 2005; les 3, 4, 5, 10, 11 et 12 août 2005.

MOTIFS DU JUGEMENT :

L'honorable D. G. H. Bowman, juge en chef

DATE DU JUGEMENT :

Le 21 décembre 2005

COMPARUTIONS :

Avocat de l'appelant :

Me Stevan Novoselac

Avocate de l'intimée :

Me Marie-Thérèse Boris

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour l'appelant :

Nom :

Stevan Novoselac

Cabinet :

Cassels, Brock et Blackwell

Avocats

Scotia Plaza

40, rue King ouest

Bureau 2100

Toronto (Ontario) M5H 3C2

Pour l'intimée :

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa, Canada

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