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DOSSIER : SCT-5002-11

RÉFÉRENCE : 2023 TRPC 4

DATE : 20230606

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

BANDE DE LAC LA RONGE ET NATION CRIE DE MONTREAL LAKE

Revendicatrices

 

Me Robert Watchman et Me Todd Andres, pour la bande de Lac La Ronge

Me Dawn Cheecham, pour la nation crie de Montreal Lake

- et -

 

 

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

Représenté par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimé

 

Me David Culleton et Me Lauri Miller, pour l’intimé

 

 

ENTENDUE : Du 29 août au 1er septembre 2022 et les 1er et 2 février 2023

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable Todd Ducharme


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Bande Lac La Ronge et nation crie de Montreal Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 8; La Bande indienne de Lac La Ronge et la nation crie de Montreal Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2015 CAF 154, [2015] ACF no 813; White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, [2015] 2 RCS 182; Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44, [2001] 2 RCS 460.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 2, 13.

Acte des Sauvages, SRC 1886, c 43.

Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5, art 2.

Règlement régissant la vente du bois sur les terres des Sauvages dans les provinces d’Ontario et de Québec, CP 1888-1788.

Sommaire :

La présente revendication se rapporte à la cession illégale du bois d’épinette blanche provenant de la réserve indienne no 106A (RI no 106A) qui a eu lieu en 1904. Les motifs de la décision sur le bien-fondé de la présente revendication ont été rendus le 5 septembre 2014 (Bande Lac La Ronge et nation crie de Montreal Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 8).

Dans cette décision, le juge Whalen a conclu que la Couronne avait, dans six cas, manqué à son obligation de fiduciaire envers les revendicatrices : elle ne s’était pas prévalue avec diligence des dispositions de l’Acte des Sauvages, SRC 1886, c 43, et du Règlement régissant la vente du bois sur les terres des Sauvages dans les provinces d’Ontario et de Québec, CP 1888-1788, pour bien gérer la réserve dans le meilleur intérêt des Premières Nations; elle n’avait pas suivi ses propres politiques; elle n’avait pas consulté les Premières Nations bénéficiaires; elle n’avait pas corrigé les erreurs du passé; elle n’avait pas vendu tout le bois de qualité marchande qui se trouvait dans la RI no 106A comme elle s’était engagée à le faire; elle n’avait pas empêché la Sturgeon Lake Lumber Company de récolter des espèces d’arbres qui n’étaient pas autorisées par le permis.

La Cour d’appel fédérale a confirmé cette décision sur le bien-fondé à l’issue d’un contrôle judiciaire. La cour a toutefois relevé que le juge Whalen avait commis une erreur en écrivant que le bois en question avait été dûment cédé puisque, par sa réponse à la déclaration de revendication, la Couronne avait reconnu que la cession était invalide. Pour la suite, la cour a invité le Tribunal à « prendre acte du fait que la Couronne a reconnu que la cession de bois de 1904 ne respectait pas les exigences législatives pertinentes » de l’Acte des Sauvages, SRC 1886, c 43 (La Bande indienne de Lac La Ronge et la nation crie de Montreal Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2015 CAF 154, [2015] ACF no 813).

Une fois la décision sur le bien-fondé rendue, une revendication qui a été scindée en deux étapes par le Tribunal passe habituellement à l’étape de l’indemnisation. Or, vu sa complexité, l’étape de l’indemnisation de la présente revendication a été divisée en deux sous-étapes : l’une vise à déterminer le volume de bois qui se trouvait dans la réserve juste avant la cession invalide, et l’autre vise à déterminer l’indemnité à verser, le cas échéant, pour les pertes prouvables découlant des manquements à l’obligation de fiduciaire. Par conséquent, les présents motifs de décision portent uniquement sur la question du volume de bois qui se trouvait dans la RI no 106A au moment où celui-ci a été illégitimement cédé en janvier 1904.

S’appuyant sur divers éléments de preuve historique et témoignages d’experts, le Tribunal a conclu que le volume de bois d’épinette blanche qui se trouvait dans la RI no 106A au moment de la cession apparente de 1904 était de 55 465 000 pieds-planche.


 

TABLE DES MATIÈRES

I. INTRODUCTION 5

II. POSITIONS DES PARTIES 8

A. Position des revendicatrices 8

B. Position de l’intimé 9

III. Preuve historique 9

IV. Preuve des experts 12

A. Expert des revendicatrices Greg Scheifele 12

B. Experts de l’intimé : Bruce McClymont et John Peebles 17

C. Arguments avancés pour contester la preuve des experts 26

1. Arguments avancés pour contester la preuve de Greg Scheifele 26

2. Arguments avancés pour contester la preuve de Bruce McClymont et John Peebles 31

a) Bruce McClymont 31

b) John Peebles 33

V. Analyse 36

VI. CONCLUSION 40


 

I. INTRODUCTION

[1] Les revendicatrices, la bande de Lac La Ronge et la nation crie de Montreal Lake, qui sont établies en Saskatchewan, sont toutes les deux des Premières Nations au sens de l’alinéa 2a) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP], en ce que chacune d’elles est une « bande » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5. Le Traité no 6 a été signé en 1876 et les revendicatrices y ont adhéré le 11 février 1889, comme le confirme le décret C.P. 895 daté du 20 avril 1889. Aux termes du Traité, des réserves ont été mises de côté pour les deux Premières Nations, notamment la réserve indienne no 106A (RI no 106A ou la réserve), aussi connue sous le nom de réserve Little Red, dont l’usage par les deux Premières Nations a été confirmé le 6 janvier 1900.

[2] En 1903, en réponse à une demande d’Arthur J. Bell, directeur de la Sturgeon Lake Lumber Company (SLLC ou la compagnie), la Couronne a demandé que le bois d’épinette blanche se trouvant dans la RI no 106A lui soit cédé. La cession a apparemment eu lieu le 16 janvier 1904, ce qui a été confirmé par le décret CP 2449 le 12 février 1904, et ce, même si les parties s’accordent à dire que la cession n’a pas été faite selon la procédure prévue dans l’Acte des Sauvages, SRC 1886, c 43 [Acte des Sauvages de 1886] et qu’elle n’était donc pas valide. La récolte du bois d’épinette a fait l’objet d’un appel d’offres et deux soumissions ont été reçues. Comme la SLLC avait fait la meilleure offre, elle s’est vu octroyer le droit de récolte. Or, elle a enfreint bon nombre des règlements applicables à la récolte du bois dans la réserve : elle a omis de payer les droits de permis; elle a récolté du bois en violation du droit de propriété; elle a omis de produire les déclarations nécessaires à temps ou avec exactitude; elle a omis de faire les paiements requis à temps, et elle a récolté des espèces qui ne faisaient pas l’objet de son permis (Bande Lac La Ronge et nation crie de Montreal Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 8 au para 173). La SLLC a, de façon intermittente, récolté du bois dans la réserve de 1904 à 1909, soit jusqu’à ce que la Couronne refuse de renouveler son permis à cause de ces infractions aux règlements. Selon les déclarations qu’elle a produites, la compagnie a récolté 2 452 344 pieds-planche de bois durant cette période, dont 2 446 944 pieds-planche étaient de l’épinette blanche tandis que le reste était composé de mélèze et de pin (pièce 10, onglet 60, à la p 85). Après que la Couronne eut refusé de renouveler le permis, il restait encore, selon Bell, 1 000 000 pieds-planche d’épinette dans la RI no 106A, mais quelques semaines plus tard, il ne restait plus que des [traduction] « arbres dispersés » ici et là (pièce 2, onglet 99). Les revendicatrices affirment qu’il y avait beaucoup plus de bois d’épinette dans la réserve que ne l’indiquent ces chiffres, comme nous le verrons plus loin.

[3] En 2004, les revendicatrices ont conjointement déposé une revendication particulière auprès de la Direction générale des revendications particulières. Elles prétendaient que la cession du bois provenant de la RI no 106A faite en 1904 violait les dispositions relatives à la cession de l’Acte des Sauvages de 1886 et que la Couronne avait manqué à l’obligation de fiduciaire qu’elle avait à leur égard en permettant que des opérations forestières soient menées en violation du droit de propriété, en faisant une mauvaise gestion de la ressource et en ne les indemnisant pas pour tout le bois récolté. En août 2007, les revendicatrices et l’intimé ont entamé des négociations, mais ont abouti à une impasse à l’automne 2011. La revendication a ensuite été déposée auprès du Tribunal des revendications particulières (Tribunal), le 8 décembre 2011. À la demande des parties, la revendication a été scindée en deux étapes, soit celle du bien-fondé et celle de l’indemnisation, et l’audience portant sur le bien-fondé a eu lieu en novembre 2013. Dans la décision Bande Lac La Ronge et nation crie de Montreal Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 8 (décision sur le bien-fondé), le juge Whalen a jugé que la revendication était bien fondée au regard de la LTRP. Le Tribunal a conclu que la Couronne avait manqué à son obligation de fiduciaire dans les six cas suivants (aux para 183–95) :

  1. elle ne s’était pas prévalue avec diligence des dispositions de l’Acte des Sauvages de 1886 et du Règlement régissant la vente du bois sur les terres des Sauvages dans les provinces d’Ontario et de Québec, CP 1888-1788, pour bien gérer la réserve dans le meilleur intérêt des Premières Nations;

  2. elle n’avait pas suivi ses propres politiques;

  3. elle n’avait pas consulté les Premières Nations bénéficiaires;

  4. elle n’avait pas agi avec diligence pour corriger les erreurs du passé;

  5. elle n’avait pas vendu tout le bois de qualité marchande qui se trouvait dans la RI no 106A comme elle s’était engagée à le faire;

  6. elle n’avait pas empêché la SLLC de récolter des espèces d’arbres qui n’étaient pas autorisées par le permis.

[4] Au paragraphe 27 de la décision sur le bien-fondé, le juge Whalen a écrit : « Il ne fait aucun doute que le bois d’épinette blanche se trouvant sur la réserve avait dûment été cédé ou que la cession avait été acceptée ». Cet énoncé est malheureusement erroné, car la Couronne avait précédemment reconnu que la cession était invalide (réponse à la déclaration de revendication au para 6). Les revendicatrices ont demandé le contrôle judiciaire de la décision sur le bien-fondé notamment dans le but d’obtenir une ordonnance pour corriger cette erreur. Après avoir fait remarquer que le Tribunal demeurait saisi de la revendication jusqu’à ce que l’étape de l’indemnisation soit menée à bien, la Cour d’appel fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire et a invité le Tribunal à « prendre acte du fait que la Couronne a reconnu que la cession de bois de 1904 ne respectait pas les exigences législatives pertinentes » de l’Acte des Sauvages de 1886 (La Bande indienne de Lac La Ronge et la nation crie de Montreal Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2015 CAF 154 au para 45, [2015] ACF no 813 [Lac La Ronge CAF]).

[5] Les revendicatrices ont en outre affirmé devant la Cour d’appel fédérale que « certaines observations [du juge Whalen] donn[aient] lieu à une crainte raisonnable de partialité » parce que, selon elles, il avait préjugé de la question de l’indemnisation (Lac La Ronge CAF au para 36). Au paragraphe 197 de la décision sur le bien-fondé, le juge Whalen a écrit ce qui suit :

Les revendicatrices ont finalement été payées et elles ont notamment reçu le paiement de tous les frais, rentes foncières et intérêts. J’étais préoccupé par le fait qu’aucune perte n’avait été établie et que cette première étape de l’audience puisse finir par avoir été un exercice académique très coûteux pour les parties concernées. […] Une bande peut croire qu’elle a subi une perte par suite d’un manquement à l’obligation fiduciaire, mais il se peut qu’elle ne puisse pas le prouver. […] On ne saurait préjuger de la question de l’indemnisation et, entretemps, les frais engagés pour établir la perte avant que la validité de la revendication ne soit établie ne le sont pas inutilement.

[6] La Cour d’appel fédérale a conclu que les observations du juge Whalen n’avaient soulevé aucune crainte raisonnable de partialité, soulignant que ce dernier « a[vait] expressément reconnu que la question de la perte n’était pas pertinente quant à la première phase de l’instance, et qu’il ne fallait pas en préjuger » et que « les [revendicatrices] aur[aient] l’occasion à la deuxième étape de produire des preuves pour l’attaquer » (Lac La Ronge CAF au para 43).

[7] De plus, les revendicatrices ont affirmé que, parce que le juge Whalen n’avait entendu aucun témoignage concernant le volume de bois qui se trouvait dans la réserve avant la cession apparente, il n’aurait pas dû conclure qu’elles avaient « finalement été payées ». La question de savoir quelle quantité de bois a été récoltée et celle de savoir si les Premières Nations ont été correctement indemnisées doivent être traitées à la deuxième étape de la présente revendication.

[8] Vu sa complexité, la deuxième étape a été divisée en deux sous-étapes : l’une vise à déterminer le volume de bois qui se trouvait dans la réserve juste avant la cession invalide, et l’autre vise à déterminer l’indemnité qu’il convient de verser, le cas échéant, pour les pertes prouvables découlant des manquements à l’obligation de fiduciaire. L’ancien président du Tribunal, le juge Slade, qui a pris la relève du juge Whalen lorsque celui-ci est parti à la retraite, a écrit :

[traduction] Les revendicatrices ont indiqué qu’elles auraient besoin de deux audiences consacrées aux témoignages des experts sur l’indemnisation : l’une pour déterminer le volume de bois et l’autre pour déterminer le montant de l’indemnité. Les revendicatrices ont aussi indiqué qu’il serait utile que le Tribunal rende une décision sur le volume de bois avant que ne commence la deuxième audience consacrée aux témoignages des experts, soit celle portant sur l’évaluation de l’indemnité. [Procès-verbal daté du 2 octobre 2019 au para 1.]

[9] Par conséquent, les présents motifs de décision portent uniquement sur la question du volume de bois qui se trouvait dans la RI no 106A au moment où celui-ci a été illégitimement cédé en janvier 1904.

II. POSITIONS DES PARTIES

A. Position des revendicatrices

[10] La bande de Lac La Ronge et la nation crie de Montreal Lake s’appuient sur l’expertise de Greg W. Scheifele, qui — dans son témoignage et son rapport intitulé Forestry Loss of Use Study for the Little Red (IR 106A) 1904 Timber Surrender Claim of the Montreal Lake Cree Nation and the Lac La Ronge Indian Band: Final Report ([traduction] « Étude sur la perte de l’usage des forêts menée dans le cadre de la revendication déposée par la nation crie de Montreal Lake et la bande indienne de Lac La Ronge relativement à la cession du bois provenant de la réserve Little Red (RI no 106A) faite en 1904 : Rapport final » (rapport de G. Scheifele) (pièce 7) — soutient qu’il y avait 55 465 000 pieds-planche d’épinette dans la réserve avant que la SLLC ne procède à des coupes. L’opinion et les qualifications de Greg Scheifele seront présentées en détail un peu plus loin dans la section « Preuve des experts ».

B. Position de l’intimé

[11] La Couronne est d’avis que la SLLC a rendu compte de tout le bois qu’elle a récolté dans la réserve et que les Premières Nations ont été pleinement indemnisées. Elle affirme que, selon Bell, il restait tout au plus 1 000 000 pieds-planche dans la réserve au moment où elle a refusé de renouveler le permis de la SLLC, si bien qu’un maximum de 3 452 344 pieds-planche de bois aurait été cédé illégitimement (observations écrites de l’intimé au para 18). La Couronne s’appuie sur divers éléments de preuve historique, ainsi que sur l’expertise de John Peebles et de Bruce McClymont. La preuve historique est présentée en détail dans la section « Preuve historique » et les qualifications et les opinions des experts de la Couronne sont présentées dans la section « Preuve des experts ».

III. Preuve historique

[12] La Couronne, en contravention du règlement sur le bois en vigueur, n’a pas fait évaluer le bois qui se trouvait dans la RI no 106A avant de le mettre en vente (Règlement régissant la vente du bois sur les terres des Sauvages dans les provinces d’Ontario et de Québec, CP 1888-1788, article 3, devenu applicable à l’ensemble du Dominion par le décret CP 1896-1457). Néanmoins, il existe un certain nombre d’anciennes estimations, dont la plupart datent de l’époque de la cession apparente.

[13] La preuve la plus ancienne provient de l’arpenteur fédéral, Archibald W. Ponton, qui a arpenté la réserve en 1897, avant que son attribution aux Premières Nations ne soit confirmée (pièce 10, onglet 60 à la p 4). A. W. Ponton a arpenté le périmètre de la réserve et a noté ce qu’il avait vu, en plus de formuler des observations moins sûres sur ce qu’il y avait à l’intérieur des limites. L’expert de la Couronne, John Peebles, a souligné dans son rapport qu’[traduction] « il était probable que Ponton ait parcouru la RI no 106A au moins une fois, en plus d’avoir procédé à l’arpentage légal des limites de la réserve, à en juger par les notes » que celui-ci avait consignées au sujet de l’intérieur des limites de la réserve (pièce 20 (Land Ethic Consulting —1904 Timber Surrender Report ([traduction] « Rapport sur la cession du bois de 1904 préparé par Land Ethic Consulting » (rapport de J. Peebles)) à la p 40). À l’audience consacrée aux observations orales qui a eu lieu dans le cadre de cette sous-étape, les revendicatrices ont toutefois montré que les observations que Ponton avait faites au sujet de ce qu’il y avait à l’intérieur des limites de la réserve étaient loin d’être exactes, surtout en ce qui concerne le cours de la rivière Little Red, laquelle traversait la réserve (transcription de l’audience, 1er février 2023, aux pp 91–95). Ponton avait néanmoins indiqué, à juste titre, qu’il y avait [traduction] « du bois d’épinette qui, même s’il ne couvrait pas une grande superficie, était de première qualité et était très accessible » le long de la limite ouest de la réserve (italiques dans l’original; pièce 10, onglet 60 à la p 30).

[14] C’est en 1903 que Bell a présenté la demande susmentionnée en vue de récolter l’épinette blanche dans la RI no 106A. Dans la lettre adressée au surintendant des Affaires indiennes, Bell informait le ministère des Affaires indiennes (le ministère) qu’il était le propriétaire enregistré d’une concession forestière située à proximité de la réserve et qu’il demandait la permission d’exploiter cette dernière. Il estimait à 1 500 000 pieds-planche la quantité de bois qu’il pouvait récolter et il offrait 1 500 $ pour ce bois. Bell a fait une estimation qui n’est pas particulièrement fiable : en effet, il était bien loin des 2 446 944 pieds-planche d’épinette qui ont été récoltés par sa compagnie si l’on en croit les déclarations produites par celle-ci, et l’offre qu’il a présentée était nettement inférieure aux soumissions que le gouvernement a finalement reçues. À l’issue de l’appel d’offres, c’est la soumission de la SLLC qui a été retenue, avec une offre de 5 500 $, contre celle de 4 500 $ qui avait été faite par une autre entreprise (pièce 1 au para 13).

[15] La lettre du 1er octobre 1903 que l’agent des Indiens J. Macarthur a envoyée au ministère constitue une autre preuve historique. L’agent Macarthur expliquait qu’il y avait, selon [traduction] « diverses estimations, entre un million et demi et trois millions de pieds-planche » de bois d’épinette dans la réserve, mais qu’il estimait quant à lui qu’il y avait « environ deux millions et demi de pieds-planche » (pièce 2, onglet 4). Il a ajouté que [traduction] « [l]orsque les exploitants forestiers quitteront » la région, ils « n’auront guère envie de revenir pour couper aussi peu de bois ». Cependant, rien ne prouve que l’agent Macarthur se soit rendu dans la RI no 106A pour faire son estimation, ni qu’il ait été un estimateur de bois de sciage ayant l’expertise nécessaire pour faire une estimation précise (transcription de l’audience, 29 août 2022, aux pp 208–09). Comme l’agent Macarthur a fait référence à diverses estimations, il est fort possible qu’il ait simplement répété des propos qu’il avait entendus.

[16] Dans une note du 14 avril 1904, soit après la cession apparente, l’inspecteur des forêts du gouvernement fédéral, George L. Chitty a présenté au sous-ministre des Affaires indiennes une estimation comparable à celle de Macarthur. La note elle-même révèle le pourquoi de cette estimation : Chitty ne faisait que rapporter au ministère que [traduction] « [s]elon les informations fournies par l’agent [Macarthur], le 1er octobre de l’année précédente, il y avait entre 1 500 000 et 3 000 000 de pmp de bois d’épinette sur pied dans cette réserve », et que l’agent Macarthur avait finalement estimé à 2 500 000 le nombre de pieds-planche (pièce 2, onglet 5). L’inspecteur Chitty écrivait de son bureau à Ottawa, et rien ne permet de croire qu’il ait un jour inspecté le bois en question.

[17] Le 30 août 1906, Bell a écrit à Alan J. Adamson, membre du Parlement, pour lui suggérer de réduire considérablement le loyer foncier demandé à la SLLC. Il a écrit que le ministère s’attendait à recevoir [traduction] « un loyer foncier annuel de 3 dollars par mille carré » pour toute la réserve — soit environ 56 milles carrés — mais que « la superficie de terre effectivement boisée représentait moins de trois (3) milles carrés » (pièce 2, onglet 39).

[18] Comme je l’ai déjà mentionné, la SLLC avait déclaré avoir récolté dans la réserve, entre 1904 et 1909, avant que la Couronne ne refuse de renouveler son permis, 2 446 944 pieds-planche d’épinette, 1 800 pieds-planche de pin et 3 600 pieds-planche de mélèze, pour un total de 2 452 344 pieds-planche de bois. Il convient toutefois de souligner que les déclarations produites par la compagnie pour chaque année où elle a exploité la RI no 106A comportaient des irrégularités et que, certaines années, le ministère l’avait même obligée à réviser sa déclaration et à la produire à nouveau (pièce 10, onglets 60-76, 80, 82-84).

[19] Par lettre du 29 avril 1909, Bell a payé le loyer foncier et les frais de renouvellement du permis d’exploitation de la RI no 106A exigés de la SLLC pour la saison suivante, c’est-à-dire l’hiver 1909-1910. Bell a probablement envoyé cette lettre avant de recevoir celle du 23 avril 1909 par laquelle le secrétaire du ministère des Affaires indiennes, John D. McLean, l’informait que le permis permettant à la compagnie de récolter du bois dans la RI no 106A allait expirer le 30 avril de cette année-là et que celle-ci [traduction] « ne serait plus autorisée à couper du bois dans la réserve » (pièce 2, onglet 89). Le 1er mai 1909, Bell a répondu que la compagnie [traduction] « ne compre[nait] pas le sens de cette lettre » et a informé le ministère qu’il restait encore « un million de pieds-planche de bois à récolter dans cette réserve et que tout ce bois devait être coupé l’hiver suivant » (pièce 2, onglet 93). McLean a répondu le 8 mai 1909 et a confirmé que le permis ne serait pas renouvelé. Le 28 mai 1909, Bell a de nouveau écrit au ministère pour demander le remboursement des 171 $ remis avec sa lettre du 29 avril. Dans un post-scriptum, il a écrit à la main que les 171 $ [traduction] « constituaient un prix d’achat raisonnable pour les quelques arbres épars restants » (pièce 2, onglet 99). Il est difficile de savoir ce qu’il est advenu des 1 000 000 de pieds-planches décrits par Bell dans sa lettre du 1er mai, si l’on considère ce qu’il a paradoxalement laissé entendre moins de quatre semaines plus tard.

[20] Enfin, en 1928, Herbert W. Fairchild a fait un levé de la partie ouest de la RI no 106A et a constaté qu’il n’y avait quasiment aucune épinette : sur les 308 entrées descriptives figurant dans son carnet de notes, seules 29 parlaient d’épinette dont 20 la décrivaient comme étant peu abondante ou brûlée (pièce 7, annexe 7, tableau 2).

IV. Preuve des experts

A. Expert des revendicatrices Greg Scheifele

[21] Greg Scheifele a été reconnu comme un [traduction] « expert en écologie, en foresterie, en étude et analyse des sols, en inventaire forestier, en analyse et évaluation de la perte d’usage du bois, en pratiques d’exploitation forestière, en évaluation des forêts et en cubage forestier » (transcription de l’audience, 29 août 2022, aux pp 16, 41). Il a décrit son travail comme une démarche visant à [traduction] « reconstituer la forêt telle qu’elle était en 1904 » dans la RI no 106A (transcription de l’audience, 29 août 2022, à la p 51). Il a aussi décrit sa démarche comme étant [traduction] « itérative » en ce sens qu’elle comporte un certain nombre d’étapes — au cours desquelles des données s’accumulent et où les données précédemment obtenues sont vérifiées — pour arriver à produire une carte de la forêt de 1904 qui se veut une estimation « raisonnable et probable » de la quantité d’épinette blanche dans la réserve et de l’endroit où elle se trouve (transcription de l’audience, 29 août 2022, aux pp 175, 177). Dans ses observations écrites, la bande de Lac La Ronge a décrit ladite démarche comme un processus en six étapes :

[traduction]

a) la création d’une carte de l’inventaire forestier de 1949 à partir de photographies aériennes de l’époque;

b) une visite des lieux afin de procéder à l’évaluation des forêts, à l’échantillonnage des sols et à la mesure de l’accroissement des arbres dans l’ensemble de la RI no 106A;

c) la création d’une carte des associations de sols pour la RI no 106A et l’identification des écotypes forestiers;

d) une analyse des documents historiques afférents aux pratiques et aux capacités d’exploitation forestière qui étaient alors observées dans la réserve et ses environs;

e) une analyse des critères permettant de déterminer si le bois est de qualité exploitable et marchande;

f) la reconstitution du type de couvert forestier qu’il y avait en 1904 et le calcul du volume de bois d’épinette. [au para 14].

[22] À chacune de ces étapes, il faut tenir compte d’une notion importante, celle de la « succession forestière ». Selon Greg Scheifele, la forêt de la Saskatchewan en question — connue à la fois pour être l’« écorégion de transition boréale », là où la limite sud de la forêt boréale rencontre la limite nord des prairies herbeuses, et pour être la « forêt mixte » compte tenu de la variété des espèces présentes (transcription de l’audience, 29 août 2022, aux pp 141–44) — évolue de manière prévisible au fil du temps. Dans une forêt touchée par une perturbation — feu de forêt ou récolte —, la première espèce à pousser est le tremble, qui a un avantage concurrentiel par rapport à l’épinette puisqu’il a une croissance rapide et qu’il est [traduction] « capable de se reproduire à partir de souches, de drageons racinaires et de graines » alors que « l’épinette ne se reproduit qu’à partir de graines » (transcription de l’audience, 29 août 2022, à la p 143). Le tremble pousse assez rapidement après une perturbation, mais l’épinette [traduction] « survit dans le sous-étage de la tremblaie pendant un certain temps » jusqu’à ce que, 70 à 100 ans plus tard, le tremble se décompose et cède la place à l’épinette (transcription de l’audience, 29 août 2022, aux pp 152–53). L’épinette est [traduction] « considérée comme une espèce climacique de la forêt mixte » puisqu’elle vit longtemps et que son couvert empêche le développement du tremble, qui ne tolère pas l’ombre — contrairement à l’épinette elle-même. La notion de « succession forestière », ainsi que sa prévisibilité dans la forêt mixte de l’écorégion de transition boréale, n’est pas contestée par les experts des parties.

[23] Selon Greg Scheifele, un certain nombre de données différentes ont été nécessaires à la création de la carte de l’inventaire forestier de 1949. Pour commencer, le gouvernement de la Saskatchewan a fourni une collection de photographies aériennes datant de 1946 à 1949 (transcription de l’audience, 29 août 2022, à la p 135). Au moyen d’un stéréoscope — un appareil qui permet de voir deux photographies adjacentes en même temps, et par conséquent, de les voir en trois dimensions —, une entreprise appelée LGL Limited a créé une « mosaïque » de la forêt telle qu’elle était vers 1949. Sur la base de la hauteur relative des arbres composant la mosaïque et de leurs caractéristiques, Greg Scheifele a pu recréer l’état de la végétation de 1949 et dire avec une certaine précision quelles essences d’arbres poussaient dans la RI no 106A à l’époque. Cette interprétation a ensuite été comparée à un inventaire forestier réalisé par le gouvernement de la Saskatchewan en 1952-1953, ce que Greg Scheifele a qualifié d’exercice [traduction] « de vérification de nos interprétations » (transcription de l’audience, 29 août 2022, à la p 136). Les résultats obtenus lors de cette première étape n’ont pas été contestés : les experts des parties sont arrivés à des conclusions similaires en ce qui concerne le couvert forestier qui existait vers le milieu du XXe siècle (transcription de l’audience, 30 août 2022, à la p 420).

[24] L’étape suivante consistait à se rendre dans la réserve elle-même pour y faire une évaluation des forêts, prélever des échantillons de sol et mesurer les arbres existants. Ce faisant, Greg Scheifele a pu en apprendre davantage sur la relation entre les types de sol et de drainage, la classification des sols et l’âge et la hauteur des espèces d’arbres de la région. Sa recherche reposait aussi sur des textes de référence, dont un bulletin technique publié par la province de la Saskatchewan en 1971, rédigé par A. Kabzems et intitulé « The Growth and Yield of Well Stocked White Spruce in the Mixedwood Section in Saskatchewan » ([traduction] « Croissance et rendement d’un peuplement dense d’épinette blanche dans la forêt mixte de la Saskatchewan » (bulletin de A. Kabzems). Dans son témoignage, Greg Scheifele a déclaré que [traduction] « l’épinette blanche se trouve généralement […] là où les sols sont plus humides. Elle pousse dans des sols modérément bien drainés à parfaitement drainés […] L’épinette pousse également beaucoup mieux dans les sols riches en éléments nutritifs, en particulier s’ils proviennent du calcaire, du substrat rocheux […] et du matériau d’origine » (transcription de l’audience, 29 août 2022, à la p 146). À la troisième étape, Greg Scheifele a utilisé ses observations et données pour peaufiner les cartes pédologiques provinciales existantes, et a produit, à l’annexe 6 de son rapport, une carte montrant les types de sols et les espèces d’arbres qui leur sont associées (rapport de G. Scheifele, aux pp 168–69).

[25] À la quatrième étape, Greg Scheifele a interprété et appliqué la majeure partie de la preuve historique décrite dans la section précédente. En contre-interrogatoire, Greg Scheifele a reconnu que les personnes ayant consigné des observations sur la réserve avant qu’elle ne fasse l’objet d’une cession apparente étaient [traduction] « les mieux placées » pour dire quelle quantité de bois s’y trouvait alors, de sorte qu’il « devait adapter » son interprétation des autres mesures pour tenir compte de ces observations (transcription de l’audience, 30 août 2022, à la p 309). Non seulement Greg Scheifele a examiné les comptes rendus de l’époque, mais il a aussi recueilli des données sur la capacité de production des scieries voisines, l’emplacement de ces scieries et les moyens utilisés pour transporter le bois récolté et les itinéraires empruntés (transcription de l’audience, 29 août 2022, aux pp 75–76, 106–08). Les moyens de transport et les itinéraires constituent un aspect important de la théorie de Greg Scheifele, qui affirme qu’en se servant de tracteurs à vapeur appelés des « locotracteurs », la SLLC aurait pu transporter le bois jusqu’à sa scierie sans avoir à indiquer d’où il venait comme elle aurait dû le faire si le bois avait suivi le cours d’une rivière (transcription de l’audience, 30 août 2022, à la p 275).

[26] Tout cela nous amène à la cinquième étape : l’analyse visant à déterminer si le bois est de qualité exploitable et marchande. Selon Greg Scheifele, trois critères permettent de déterminer si le bois est de qualité marchande : premièrement, le bois doit appartenir à une espèce recherchée, ce qui, à l’époque, était certainement le cas de l’épinette blanche; deuxièmement, le volume par acre d’une espèce recherchée doit être suffisant pour qu’il [traduction] « vaille la peine de commencer la récolte »; et troisièmement, la qualité du bois doit aussi être suffisante pour qu’il vaille la peine de le récolter (transcription de l’audience, 29 août 2022, à la p 183). Selon lui, il aurait fallu un rendement minimum de 5 000 pieds-planche par acre pour que la récolte soit intéressante en 1904. D’après ses recherches et ses calculs, la réserve pouvait produire un volume moyen par acre de 10 400 pieds-planche avant la cession invalide (transcription de l’audience, 29 août 2022, à la p 197). Comme il l’a souvent souligné au cours de son témoignage, il considère avoir fait une estimation prudente de ce qui se pouvait se trouver dans la réserve (transcription de l’audience, 29 août 2022, à la p 198). Cette estimation du volume par acre est en fait inférieure aux estimations réalisées à l’époque par les détenteurs de concessions forestières avoisinantes : A. L. Mattes, président de la Prince Albert Lumber Company, a déclaré une moyenne de 11 000 à 12 000 pieds-planche par acre, et les peuplements d’épinettes pouvaient donner jusqu’à 15 000 pieds-planche par acre (pièce 20 à la p 45). Si l’on se réfère au volume de bois estimé à l’époque dans la réserve — 1 500 000 à 3 000 000 pieds-planche — ainsi qu’à la lettre de 1906 dans laquelle Bell affirmait que le bois ne couvrait que trois milles carrés de la RI no 106A, on constate que ces trois milles carrés — pas même toute la réserve — ne représentaient qu’une moyenne de 1 302 à 1 562 pieds-planche par acre (pièce 20 à la p 44). Selon Greg Scheifele, cette moyenne est trop basse pour susciter l’intérêt des entreprises forestières (transcription de l’audience, 30 août 2022, à la p 249).

[27] À la sixième et dernière étape, Greg Scheifele a combiné les fruits de ses diverses recherches pour en arriver à une estimation probable du volume de bois d’épinette blanche dans la RI no 106A avant que la SLLC ne procède à une récolte. Il est parti du couvert forestier de 1949, tel qu’il a été reconstitué grâce aux photographies aériennes (pièce 7 aux pp 37–38). Il a utilisé ce qu’il avait appris sur les types de sol de la région en consultant des ouvrages de référence et en visitant la réserve, ainsi que le concept de « succession forestière », pour ramener le couvert forestier à ce qu’il était de manière générale en 1904, c’est-à-dire en déterminant s’il était composé de feuillus ou de résineux, et dans quelles proportions ils se trouvaient les uns par rapport aux autres et par rapport à d’autres types de couvert (comme les terrains broussailleux ou les prairies). Il a retravaillé ce modèle de l’état de la forêt en 1904 en tenant compte de l’arpentage réalisé par Fairchild en 1928 et de la cartographie pédologique révisée. Il a fait un certain nombre de suppositions en se basant sur des éléments de preuve historique, notamment sur [traduction] « l’importance commerciale » de la RI no 106A (pièce 7 à la p 44). Il a notamment supposé que, parce que le bois d’épinette blanche avait à l’époque la plus grande valeur commerciale de la région, les peuplements considérés comme des résineux contenaient 80 pour 100 d’épinette blanche alors que les peuplements composés de résineux et de feuillus — mais principalement de résineux — contenaient 50 pour 100 d’épinette blanche; il a supposé que les peuplements de résineux se développaient sur des sols de classe I tandis que les peuplements de résineux et de feuillus se développaient sur des sols mixtes (50/50) de classes I et II; il a supposé que tous les peuplements de résineux et les peuplements de résineux et de feuillus étaient matures ou surâgés — prêts à la récolte — et qu’ils avaient donc entre 80 et 160 ans, ou, en moyenne, 120 ans; pour des raisons similaires, il a supposé que tous les peuplements d’arbres étaient de densité relative adéquate, conformément à l’ouvrage de référence de A. Kabzems dont il a été question précédemment; enfin, il a déduit 10 pour 100 du volume marchand brut pour les rebuts et 10 pour 100 de plus pour les bris, soit une déduction totale de 20 pour 100 (pièce 7 aux pp 44–46).

[28] Ces calculs lui ont permis de conclure qu’avant même que la SLLC ne récolte quoi que ce soit, il y avait 55 465 000 pieds-planche de bois d’épinette blanche récoltable dans la RI no 106A.

[29] Greg Scheifele n’a pas seulement appliqué sa méthode à la RI no 106A, cependant. Juste à l’ouest de la réserve se trouve la concession forestière no 598, un site directement contrôlé par le ministère de l’Intérieur pour lequel il existe des [traduction] « registres assez complets du bois produit » étant donné que ce ministère assurait une meilleure supervision et une meilleure tenue des registres (pièce 7 à la p 47). Greg Scheifele a suivi la même démarche pour cette concession que celle employée pour la RI no 106A de façon à pouvoir [traduction] « tester la précision relative des procédures de reconstitution des forêts et de la comparer à la récolte réelle » de la concession forestière no 598 (pièce 7 à la p 47). Il a ainsi obtenu une [traduction] « estimation de la récolte totale d’épinette » de 25 330 000 pieds-planche pour la concession forestière no 598, soit plus de 7 000 000 pieds-planches de moins que la récolte déclarée aux autorités (pièce 7 à la p 48). Selon Greg Scheifele, une telle sous-estimation témoigne une fois encore de l’approche conservatrice propre à la méthode qu’il a adoptée et du caractère raisonnable de ses conclusions concernant la RI no 106A.

[30] Dans son rapport, Greg Scheifele présente également une théorie sur la manière dont le bois d’épinette supplémentaire aurait pu être récolté sur la réserve, et sur quelle période, mais comme la présente sous-étape porte uniquement sur le volume de bois qui s’y trouvait en 1904, il n’est pas nécessaire de s’y attarder pour l’instant.

B. Experts de l’intimé : Bruce McClymont et John Peebles

[31] Pour commencer, il est important de se rappeler que la preuve d’expert présentée par l’intimé ne vise pas à déterminer quelle quantité de bois se trouvait dans la réserve en 1904 puisque, selon l’intimé, il a été établi à l’étape du bien-fondé de la présente revendication que [traduction] « la quantité totale de bois était d’environ 3 452 344 » pieds-planche et que les « parties devraient pouvoir s’appuyer sur les faits établis à l’étape du bien-fondé » (observations écrites de l’intimé au para 18). En fait, la preuve d’expert présentée par l’intimé — plus particulièrement celle de Bruce McClymont — montre, semble-t-il, la méthode qu’il convient d’employer pour reconstituer une forêt dans l’état où elle se trouvait autrefois (transcription de l’audience, 2 février 2023, aux pp 60–61).

[32] Bruce McClymont a été reconnu comme un [traduction] « expert spécialiste des inventaires forestiers », ce que lui-même a décrit comme « un champ de pratique pointu au sein de la profession forestière » (transcription de l’audience, 30 août 2022, aux pp 325, 327). Un spécialiste des inventaires forestiers interprète essentiellement des photographies aériennes, ainsi que d’autres documents, afin de produire un relevé de la végétation existante dans une zone donnée. Bruce McClymont a rédigé un rapport intitulé Review of the Forestry Loss of Use Study for the Little Red Indian Reserve 106A 1904 Timber Surrender Claim of the Montreal La[ke] Cree Nation and the Lac La Ronge Indian Band Final Report ([traduction] « Rapport final de l’étude sur la perte de l’usage des forêts menée dans le cadre de la revendication déposée par la nation crie de Montreal Lake et la bande indienne de Lac La Ronge relativement à la cession du bois de la réserve indienne de Little Red 106A qui a eu lieu en 1904 », lequel est daté de mai 2020 (pièce 15). Ce rapport, qui passait en revue le rapport de Greg Scheifele et présentait une autre méthode permettant de calculer le volume historique de bois dans la réserve, a été préparé à la demande de John Peebles, car — comme John Peebles l’a déclaré — le domaine de l’inventaire forestier est [traduction] « un domaine de spécialisation » qu’il ne connaît pas (transcription de l’audience, 31 août 2022, à la p 477). John Peebles s’est [traduction] « largement » appuyé sur le rapport de Bruce McClymont pour rédiger son propre rapport (transcription de l’audience, 31 août 2022, à la p 492).

[33] Comme il a été précédemment mentionné, Bruce McClymont et Greg Scheifele sont partis à peu près du même point. Bruce McClymont a examiné des photographies aériennes datant de 1946 à 1950, mais au lieu d’utiliser un stéréoscope pour les interpréter, lui et son équipe d’interprétateurs photographiques certifiés ont utilisé [traduction] « un logiciel spécialisé qui permet de les visualiser en trois dimensions et de créer un environnement de travail virtuel » (transcription de l’audience, 30 août 2022, aux pp 347–48). Les interprétateurs peuvent ensuite se servir des images en trois dimensions pour mesurer, à l’aide d’une technique connue sous le nom de photogrammétrie [traduction] « la longueur, la hauteur des arbres ou la superficie des polygones » (transcription de l’audience, 30 août 2022, à la p 351). Une fois la hauteur des arbres déterminée, il est possible d’appliquer une courbe de rendement de référence pour la région, laquelle tient compte des particularités de l’endroit, et de déterminer l’âge des arbres. La courbe de rendement utilisée par Bruce McClymont provient du même texte de référence que celle de Greg Scheifele, soit le bulletin de A. Kabzems mentionné précédemment, mais Bruce McClymont a classifié le sol différemment, de sorte qu’il a obtenu un moins grand volume (transcription de l’audience, 30 août 2022, aux pp 355–56, 372). Dans son témoignage, Bruce McClymont a affirmé que cette méthode répondait aux critères fixés par divers organismes, y compris les normes établies par le Saskatchewan Forest Vegetation Inventory 2004 Version 4.0, auxquelles, selon lui, il importait de se conformer vu que les normes provinciales sont [traduction] « spécifiquement adaptées aux conditions forestières de la province ». Pour cette raison, [traduction] « il lui semblait important de les appliquer puisque le projet se déroulait en Saskatchewan » (transcription de l’audience, 30 août 2022, à la p 353).

[34] Une fois les peuplements identifiés et l’environnement tridimensionnel créé, la végétation est divisée en polygones, ce qui est une façon technique de dire qu’elle est subdivisée en fonction du type de couvert — par exemple un couvert boisé ou non boisé — puis divisée en fonction des espèces et de la densité. Comme Bruce McClymont n’a utilisé que des photographies aériennes, seule la végétation visible du haut des airs apparaît dans son inventaire. Il a expliqué que tout ce qui était caché sous le couvert forestier n’apparaissait pas sur les photographies et n’apparaissait donc pas dans l’inventaire (transcription de l’audience, 30 août 2022, à la p 357). Après avoir délimité les polygones, il a appliqué ses conclusions à la RI no 106A et a ainsi obtenu une carte selon laquelle la moitié est de la réserve était principalement couverte de peuplements dominés par le peuplier, et la moitié ouest était [traduction] « principalement couverte de prairies herbeuses et de terrains broussailleux », avec quelques zones brûlées (transcription de l’audience, 30 août 2022, à la p 359). Bruce McClymont a aussi repéré certains endroits où des activités d’exploitation forestière avaient été menées, ainsi que [traduction] « quelques peuplements mixtes dominés par l’épinette blanche […] quelques peuplements composés en majorité de conifères, que ce soit l’épinette noire, l’épinette blanche ou le pin gris » et quelques zones agricoles (transcription de l’audience, 30 août 2022, à la p 360). Comme je l’ai déjà mentionné, ces conclusions ressemblent à celles que Greg Scheifele a tirées sur les conditions forestières de la RI no 106A au milieu du XXe siècle (transcription de l’audience, 30 août 2022, à la p 420).

[35] Les méthodes et les conclusions de Bruce McClymont diffèrent cependant à l’étape suivante. Comme les photographies aériennes avec lesquelles il travaillait dataient de 1946 à 1950, une fois qu’il a établi l’âge des peuplements d’arbres de la réserve en fonction de leur dimension, il a simplement soustrait 42 ou 46 ans — selon la série de photographies sur lesquelles les peuplements apparaissaient — pour déterminer ce qui aurait pu se trouver dans la réserve en 1904 (transcription de l’audience, 30 août 2022, à la p 370). Ce qui veut dire, cependant, qu’une bonne partie de la végétation observée dans la réserve au milieu du XXe siècle était trop jeune pour avoir été présente en 1904 puisque, une fois ces années soustraites, l’âge obtenu était de zéro.

[36] Si Bruce McClymont est arrivé à un âge égal à zéro, c’est en partie à cause de l’âge que les arbres auraient eu au milieu du XXe siècle selon la courbe de rendement établie par A. Kabzems, et à cause de ses divergences d’opinions avec Greg Scheifele quant à la classification des sols de la réserve. Greg Scheifele a conclu que les sols de la réserve étaient constitués de sols de classe I et de sols mixtes de classes I et II, alors que Bruce McClymont a affirmé que, [traduction] « d’après les descriptions que nous avons trouvées dans le bulletin de A. Kabzems et ce qui ressortait de l’imagerie, il nous a semblé approprié d’utiliser les courbes [de classe II] » pour les secteurs peuplés d’épinettes, et les courbes de classe III pour les secteurs peuplés de trembles (transcription de l’audience, 30 août 2022, aux pp 372–73).

[37] Comme il est impossible de prouver qu’une bonne partie de la végétation que l’on peut voir sur les images de 1946-1950 était présente dans la réserve en 1904, [traduction] « il reste une grande étendue dans l’est de la zone d’étude, ainsi que dans le sud, qui se trouve à avoir un “couvert inconnu” » (transcription de l’audience, 30 août 2022, à la p 376). Bruce McClymont a affirmé dans son témoignage qu’il n’y avait [traduction] « aucun moyen de vraiment savoir à quoi ressemblait la végétation » dans ces parties de la réserve et que lui et son équipe « n’étaient pas prêts » à faire des conjectures (transcription de l’audience, 30 août 2022, à la p 377). Les secteurs classés comme étant des [traduction] « terres agricoles aménagées, brûlées ou déboisées » sur les images de 1946-1950 étaient « aussi classés comme ayant un couvert inconnu, car une fois de plus, il était impossible de savoir ce qui se trouvait là avant » (transcription de l’audience, 30 août 2022, à la p 378). En fin de compte, le couvert végétal de plus de 43 % de la RI no 106A est classé dans la catégorie [traduction] « inconnu » dans le rapport de Bruce McClymont (transcription de l’audience, 30 août 2022, à la p 417).

[38] Après avoir reconstitué la forêt de 1904 — même s’il était impossible d’identifier la végétation présente dans 43 pour 100 de la réserve —, Bruce McClymont a repris les tables de rendement figurant dans le bulletin de A. Kabzems afin d’attribuer un volume de bois à la réserve (transcription de l’audience, 30 août 2022, aux pp 379–80). Encore là, il est important de reconnaître que la Couronne ne prétend pas que Bruce McClymont a bien calculé le volume d’épinettes blanches qu’il y avait dans la réserve en 1904. Bruce McClymont a même reconnu en contre-interrogatoire que ses travaux n’étaient pas compatibles avec la preuve documentaire : les peuplements d’épinettes que Ponton avait recensés lors de son arpentage en 1897 n’étaient pas mentionnés, pas plus que les 2 446 944 pieds-planche d’épinette qui, selon les dossiers de la SLLC, avaient été récoltés dans la RI no 106A (transcription de l’audience, 31 août 2022, aux pp 432–35). La Couronne soutient plutôt que Bruce McClymont a expliqué comment reconstituer une forêt et que ses travaux montrent donc la quantité d’épinette blanche qu’il y avait manifestement dans la réserve au moment où la cession apparente a eu lieu. Bruce McClymont a affirmé qu’il y avait 43 933 pieds-planche d’épinette dans la réserve en 1904 (transcription de l’audience, 30 août 2022, à la p 380).

[39] John Peebles a été reconnu comme [traduction] « un expert en foresterie et en analyse de documents historiques […] concernant l’état probable des terres et du couvert végétal […] y compris les effets des perturbations humaines et naturelles, les premières pratiques forestières et la conduite des entreprises forestières […] de leurs employés et des organismes de réglementation » (transcription de l’audience, 31 août 2022, aux pp 503–05). Il a expliqué que son rapport était divisé en deux parties : dans la partie I, il fait une analyse du couvert forestier avant la cession apparente du bois, et dans la partie II, il passe en revue le rapport de Greg Scheifele et y répond (transcription de l’audience, 31 août 2022, à la p 492). Comme je l’ai déjà mentionné, John Peebles s’est [traduction] « largement » appuyé sur les travaux de Bruce McClymont pour rédiger la partie I de son rapport. Il s’est également fondé sur des éléments de preuve documentaire pour déterminer [traduction] « si les entreprises forestières locales, notamment Sturgeon Lake Lumber, Prince Albert Lumber et/ou d’autres entreprises forestières, avaient récolté 55 454 [000 pieds-planche] de bois dans la RI no 106A sans autorisation » (pièce 20 à la p 23).

[40] John Peebles a présenté sa méthode comme une [traduction] « approche à deux volets » visant à concilier les « renseignements tirés des diverses archives et des divers documents » qu’il a consultés avec la « recherche scientifique axée sur la reconstitution de l’inventaire forestier » effectuée, à sa demande, par Bruce McClymont (transcription de l’audience, 31 août 2022, aux pp 495–96). Les recherches archivistiques effectuées par John Peebles semblent exhaustives : il a déclaré qu’en plus des archives de Prince Albert, il avait consulté des ouvrages de l’université de la Saskatchewan, de la province de la Saskatchewan, de Bibliothèque et Archives Canada, du Western Development Museum et du Service canadien des forêts. Il a aussi rencontré un historien forestier. Ces recherches visaient à [traduction] « définir les conditions économiques du début des années 1900 […] à identifier les grandes entreprises forestières, à déterminer les pratiques d’exploitation forestière et de transport des grumes, ainsi que la capacité de certaines scieries, et à recueillir certains renseignements, notamment sur les perturbations humaines et naturelles » observées dans la région (transcription de l’audience, 31 août 2022, à la p 493).

[41] Dans son témoignage, John Peebles a dit que, selon lui, les soumissions que le gouvernement du Dominion avait reçues en vue de la récolte du bois de la RI no 106A constituaient des renseignements importants et il a ajouté que, [traduction] « lorsqu’on vend des terres sur lesquelles se trouvent des quantités considérables de bois, les offres à prime reçues et le nombre de soumissionnaires ayant participé au processus d’appel d’offres en disent long sur le volume et la qualité du bois vendu » (transcription de l’audience, 31 août 2022, à la p 497). Il a fourni des détails supplémentaires sur le processus d’appel d’offres qui s’était soldé par deux soumissions et il a précisé que [traduction] « l’invitation à soumissionner avait été envoyée à 35 personnes […] en plus d’avoir été annoncée dans les journaux locaux », notamment le Manitoba Free Press, le Battleford Times, le Saskatoon Star Phoenix et le Prince Albert Advocate (transcription de l’audience, 31 août 2022, à la p 520). Il a mentionné qu’[traduction] « un certain nombre de soumissionnaires potentiels » étaient allés voir le site, mais que « seulement deux soumissions avaient été reçues pour le bois d’épinette » (transcription de l’audience, 31 août 2022, à la p 521). À son avis, s’il y avait eu seulement deux soumissions, c’est parce qu’[traduction] « il n’y avait probablement pas assez de bois pour attirer plus de deux soumissionnaires », (transcription de l’audience, 31 août 2022, à la p 522).

[42] Au cours de ses recherches, John Peebles a trouvé des [traduction] « documents […] faisant état de perturbations d’origine humaine (exploitation forestière et peut-être défrichement) avant 1905 », ce dont témoigne également l’arpentage de Ponton (transcription de l’audience, 31 août 2022, à la p 516). Il ne semblait pas croire que cette exploitation avait eu beaucoup d’effet sur la quantité de bois d’épinette se trouvant dans la réserve à l’époque puisqu’il a finalement conclu que [traduction] « certaines activités d’exploitation forestière avaient probablement été menées dans la région, même si elles n’avaient peut-être pas été très importantes ». Greg Scheifele a convenu avec John Peebles que [traduction] « la RI no 106A avait probablement fait l’objet d’une certaine exploitation forestière avant 1904 » (pièce 13 à la p 2).

[43] John Peebles a donné son opinion sur l’incompatibilité entre les estimations réalisées par A. L. Mattes et A. J. Bell quant au volume d’épinette par acre dans les régions voisines. Il a fait remarquer que A. J. Bell n’avait pas donné une estimation du volume par acre, mais plutôt une estimation de la quantité totale d’épinettes dans la réserve et qu’il était donc [traduction] « probable » que les épinettes aient poussé « en massifs […] lesquels n’étaient pas uniformes dans toute la région […] et n’étaient peut-être pas composés essentiellement d’épinettes » alors que, selon A. L. Mattes, les épinettes formaient « des bandes contiguës assez grandes, de sorte qu’il devait y avoir beaucoup de bois dans une même section de terre » (transcription de l’audience, 31 août 2022, aux pp 524–25). Quoi qu’il en soit, John Peebles était d’avis que le bois d’épinette présent dans la réserve était probablement [traduction] « intéressant en termes de […] récolte », et ce, même si le volume par acre était particulièrement faible (transcription de l’audience, 31 août 2022, à la p 526).

[44] John Peebles a exposé l’historique des feux de forêt dans les environs de Prince Albert au début des années 1900 et il a indiqué dans son rapport qu’il était [traduction] « probable qu’un ou plusieurs grands feux survenus durant la période visée par la revendication aient eu une incidence sur la superficie couverte et le volume de bois marchand exploitable dans la RI no 106A vers 1904 » (pièce 20 à la p 55). Cependant, tant dans son témoignage que dans son rapport, John Peebles a parlé de deux feux qui s’étaient déclarés en 1908 et en 1910 et du fait que ni l’un ni l’autre n’aurait pu influer sur le volume de bois qu’il y avait dans la RI no 106A à l’époque de la cession apparente (transcription de l’audience, 31 août 2022, aux pp 530–31). En outre, John Peebles n’a signalé aucun élément de preuve selon lequel ces feux auraient atteint la réserve elle-même. Dans son rapport, John Peebles a reproduit une carte envoyée par P. Z. Caverhill, un employé de la Direction des forêts du ministère de l’Intérieur, au surintendant des forêts, laquelle montrait l’étendue des dommages causés par le feu de 1910. En se fondant sur cette carte, John Peebles a conclu qu’il était [traduction] « probable que le feu se soit étendu jusqu’aux terres jouxtant la partie est de la RI no 106A, ou qu’il se soit propagé dans la RI no 106A, à supposer qu’il restait un couvert forestier de peupliers ou d’épinettes pour l’alimenter » (pièce 20 à la p 50). Cependant, en regardant la carte, on voit mal comment on pourrait arriver à une telle conclusion. Les dommages causés par le feu — les parties en rouge de la carte — se trouvent à des kilomètres de la réserve, laquelle est délimitée en jaune :

Reproduction de la carte envoyée par Caverhill laquelle montrait l’étendue des dommages causés par le feu de 1910 (pièce 20 à la p 50): les dommages causés par le feu — les parties en rouge de la carte — se trouvent à des kilomètres de la réserve, laquelle est délimitée en jaune.

[45] Dans son rapport, John Peebles a écrit que l’arrivée des colons et l’exploitation forestière elle-même ont entraîné une augmentation de la fréquence des feux de forêt au début du XXe siècle. Selon lui, [traduction] « la présence de débris (rémanents) laissés par une vaste exploitation forestière, conjuguée à la nature inflammable de la litière forestière et aux feux échappés à la suite du débroussaillage des lots de colonisation » ont été un facteur contributif. Ces débris n’auraient pas pu se trouver en grande quantité dans la réserve avant que la SLLC ne s’y livre à des activités d’exploitation forestière. Il est logique de penser qu’avant cela, le risque qu’un feu de forêt ait une incidence sur le volume de bois exploitable dans la réserve était moins élevé qu’il ne l’était après que l’on eut récolté le bois.

[46] John Peebles a aussi parlé du « barème Scribner » applicable au cubage. Le cubage est [traduction] « l’opération qui consiste à évaluer le volume de bois coupé », et le barème Scribner, qui est « l’une des premières formules utilisées pour mesurer le volume des grumes […] a été élaborée en 1842 » (transcription de l’audience, 31 août 2022, aux pp 537–38). John Peebles a expliqué que, pour élaborer son barème, Scribner avait créé des tubes métalliques dont la taille et la conicité correspondaient approximativement à celles de différentes espèces d’arbres, qu’il avait ensuite rempli ces tubes de bois de différentes dimensions jusqu’à ce qu’ils soient pleins, et qu’il avait aussi tenu compte du fait qu’une lame de scie devait passer au travers et que l’écorce d’un arbre ne pouvait pas servir de bois d’œuvre. Or, le problème avec le barème Scribner est qu’ [traduction] « il tend à […] sous-estimer, de façon assez marquée, la quantité de bois d’œuvre qu’on peut […] tirer d’une grume » (transcription de l’audience, 31 août 2022, à la p 539). Dans son rapport, John Peebles s’est dit d’avis qu’à cause du barème Scribner jusqu’à 40 pour 100 du bois d’œuvre obtenu pourrait ne pas avoir été déclaré (pièce 20 à la p 62). En conclusion, John Peebles a écrit que, vu le [traduction] « manque de cohérence dans les pratiques de cubage des bois ronds », il est « possible que Sturgeon Lake Lumber n’ait pas déclaré exactement le volume total de bois » qu’elle avait abattu dans la réserve (pièce 20 à la p 104). Il a estimé qu’il y avait une marge d’erreur de cinq à dix pour cent du volume total déclaré, de sorte que si du bois avait été récolté dans la RI no 106A sans paiement, ce volume représenterait au total entre 122 617 et 245 234 pieds-planche.

[47] Dans son témoignage, John Peebles a parlé du fait qu’il était improbable que la SLLC ait pu se permettre de couper des arbres sans payer, c’est-à-dire qu’il [traduction] « était peu probable que la Sturgeon Lake Lumber ait continué à abattre du bois dans la RI no 106A en violation du droit de propriété après que le permis de coupe lui ait été délivré ou après l’expiration du permis de coupe le 30 avril 190[9], sans que les représentants du ministère des Affaires indiennes en soient informés » (transcription de l’audience, 31 août 2022, à la p 557). Dans leurs observations orales, les revendicatrices ont souligné que très peu de membres de la bande de Lac La Ronge et de la nation crie de Montreal Lake vivaient dans la RI no 106A et que le bois coupé dans les concessions forestières avoisinantes transitait presque toujours par la réserve, soit par les sentiers ou par la rivière Little Red, avant d’arriver aux scieries qui se trouvaient à proximité : selon elles, ceux qui habitaient dans la réserve ne savaient probablement pas où le bois qui y transitait avait été coupé, et s’il avait été coupé légalement ou illégalement (transcription de l’audience, 2 février 2023, à la p 171).

[48] Dans son témoignage, John Peebles a également fait état, comme Greg Scheifele, de la capacité des entreprises forestières voisines à exploiter la réserve en violation du droit de propriété, mais comme la présente sous-étape porte uniquement sur le volume de bois qu’il y avait dans la réserve en 1904, j’examinerai cette preuve lors d’une sous-étape ultérieure, le cas échéant.

C. Arguments avancés pour contester la preuve des experts

1. Arguments avancés pour contester la preuve de Greg Scheifele

[49] La Couronne conteste la preuve de Greg Scheifele essentiellement pour quatre raisons : premièrement, elle affirme que plusieurs des suppositions qu’il avance ne sont pas fondées sur la preuve; deuxièmement, elle critique son utilisation de l’analyse des sols au motif que ce procédé d’analyse est nouveau et peu fiable; troisièmement, elle soutient qu’il est impossible de concilier ses conclusions avec la preuve historique; quatrièmement, et en rapport avec les critiques qui précèdent, elle prétend que les suppositions et les conclusions qu’ils formulent visent à appuyer la thèse des revendicatrices et qu’elles dénotent donc une partialité.

[50] Voici les suppositions formulées par Greg Scheifele que conteste l’intimé : celle selon laquelle les arbres situés dans la RI no 106A en 1904 avaient en moyenne 120 ans; celle selon laquelle les peuplements d’arbres de la réserve étaient de densité relative adéquate en 1904; celles relatives au couvert forestier et à la composition en espèces; celle relative à son utilisation des courbes de rendement de classe I et de classe I et II de la réserve (observations écrites de l’intimé aux para 37–38, 64–71, 76).

[51] En ce qui concerne l’âge des arbres, l’intimé cite Greg Scheifele, qui a affirmé que [traduction] « pour que des arbres soient considérés comme matures à des fins de récolte commerciale […] ils doivent généralement avoir plus de cent ans […] et c’est pourquoi j’ai dit 120 ans », et soutient que si Greg Scheifele « avait établi cette moyenne, ce n’était pas parce qu’il s’était appuyé sur des principes ou sur la preuve », mais « parce qu’elle étayait le résultat souhaité » (transcription de l’audience, 29 août 2022, aux pp 154–55; observations écrites de l’intimé au para 64). Il fait exactement la même critique à l’égard de la supposition formulée par Greg Scheifele selon laquelle les peuplements d’épinettes qui se trouvaient dans la réserve en 1904 étaient de densité relative adéquate, et il affirme que cette supposition n’est pas [traduction] « fondée sur la preuve » et « que [Greg Scheifele] a fait ces suppositions de sorte que son opinion étaye la thèse des revendicatrices » (observations écrites de l’intimé au para 37).

[52] Je ne comprends pas le témoignage de Greg Scheifele comme le comprend l’intimé : lorsque Greg Scheifele dit que [traduction] « pour que des arbres soient considérés comme matures à des fins de récolte commerciale », ils doivent généralement avoir plus de 100 ans, il part du principe que ces arbres étaient intéressants pour la SLLC sur le plan commercial et qu’ils devaient donc être prêts pour ce type de récolte. Il a donc supposé, à juste titre, que ces arbres avaient généralement plus de 100 ans, ce que je considère comme acceptable. Il a aussi déclaré que l’épinette blanche [traduction] « pouvait vivre plus de 200 ans » (transcription de l’audience, 29 août 2022, à la p 155) et que, comme John Peebles avait dit que les perturbations causées par la récolte ou le feu dans la RI no 106A avant 1904 étaient mineures ou inexistantes, il était donc normal que la forêt — qui n’avait subi aucune perturbation majeure avant que la SLLC ne l’exploite — ait plus que le nombre minimum d’années nécessaires à la récolte commerciale. Par conséquent, j’accepte l’opinion selon laquelle ces arbres avaient, en moyenne, 120 ans en 1904.

[53] Je crois que l’opinion selon laquelle les peuplements d’épinettes de la RI no 106A étaient de densité relative adéquate en 1904 repose sur un raisonnement similaire, c’est-à-dire que, sans la preuve de perturbations antérieures, il est légitime de supposer que la forêt était en phase de croissance en 1904 et que l’épinette aurait poussé sans être perturbée par d’autres espèces. J’accepte que les peuplements d’épinettes qui se trouvaient dans la réserve en 1904 étaient de densité relative adéquate.

[54] En ce qui concerne les types de couvert forestier et leur composition en espèces, l’intimé fait valoir que bon nombre des [traduction] « types de couvert forestier [identifiés par Greg Scheifele] ont inexplicablement changé » lorsque Greg Scheifele les a fait passer du milieu du XXe siècle à 1904, et que « [c]ompte tenu du fait que la majorité des peuplements présents en 1946-1950 étaient composés de feuillus dominés par le tremble ou encore de feuillus et de résineux, les couverts forestiers de 1904 dont on ne connaissait pas la composition étaient fort probablement aussi constitués de peuplements de feuillus et de peuplements de feuillus et de résineux dominés par le peuplier faux-tremble », comme l’a affirmé Bruce McClymont (observations écrites de l’intimé aux para 66, 75). L’intimé fait une critique similaire au sujet de la composition en espèces proposée par Greg Scheifele (observations écrites de l’intimé aux para 68–69). J’estime que ces transformations ne sont pas inexplicables. Dans son rapport, Greg Scheifele les explique de diverses façons. Tout d’abord, il compare la concession forestière no 598 et la RI no 106A en 1949 et cette comparaison révèle qu’il n’y avait alors pas de résineux sur la concession forestière no 598, mais grâce aux registres de la concession forestière, dont la tenue est exceptionnelle, nous savons qu’il y avait une quantité importante de résineux — de l’épinette blanche — au début du XXe siècle. Ainsi, contrairement à ce qu’affirme Bruce McClymont, on peut penser qu’il est possible que le type de couvert ou sa composition en espèces ait évolué comme l’a suggéré Greg Scheifele. Dans son rapport, Greg Scheifele indique également que ses [traduction] « conclusions [quant à la transformation du type de couvert forestier] étaient aussi basées sur la cartographie pédologique » qu’il avait réalisée dans la réserve (pièce 7 à la p 39). Il ajoute s’être laissé influencer par les levés d’arpentage de Ponton et Fairchild et par leurs observations sur les espèces présentes dans la réserve et sur les endroits où elles poussaient dans la réserve pour déterminer le type de couvert forestier et sa composition en espèces (transcription de l’audience, 29 août 2022, aux pp 172–75). Pour ces raisons, j’accepte son opinion d’expert en ce qui concerne les types de couvert forestier et leur composition en espèces.

[55] La dernière supposition que l’intimé conteste est celle qui se rapporte à l’utilisation qu’a faite Greg Scheifele des courbes de rendement de classe I et de classe I et II. L’intimé soutient qu’il faudrait [traduction] « privilégier les calculs de Bruce McClymont plutôt que ceux de Greg Scheifele, car Bruce McClymont a choisi la courbe de rendement la plus appropriée » étant donné que la « courbe de classe II décrit le mieux l’épinette blanche en milieu sec et qu’en interprétant les photographies, il a constaté que la plupart des épinettes blanches se trouvaient en milieu sec » (observations écrites de l’intimé au para 70). Cette interprétation reflète peut-être la situation telle qu’elle était au milieu du XXe siècle, mais elle ne me permet pas de savoir où on pouvait trouver de l’épinette dans la réserve en 1904. Greg Scheifele a affirmé qu’il avait passé neuf jours dans la RI no 106A en 2009 afin de pouvoir repérer les peuplements d’épinettes, mesurer les arbres et la taille des peuplements, prélever des échantillons de sol et observer l’état de la forêt (transcription de l’audience, 29 août 2022, aux pp 52, 56–57). Je trouve son témoignage sur la qualité des sols et leur catégorisation plus fiable que celui de Bruce McClymont.

[56] La deuxième raison pour laquelle l’intimé conteste la preuve de Greg Scheifele est que ce dernier s’est servi d’une analyse des sols pour déterminer les espèces d’arbre, ce que l’intimé a qualifié de [traduction] « procédé non normalisé et peu fiable pour produire un inventaire forestier », se fondant pour ce faire sur le témoignage de Bruce McClymont (observations écrites de l’intimé au para 59). Cette affirmation va cependant à l’encontre d’un document intitulé [traduction] « Points d’entente et de désaccord entre les experts », qui a été versé en preuve. Il convient de noter que, dans ce document, Greg Scheifele est appelé « GWS », soit le nom de son entreprise « GWS Ecological & Forestry Services Inc. », alors que John Peebles est appelé « LEC », soit le nom de son entreprise « Land Ethic Consulting Ltd. ». Dans les points d’entente, il est fait mention de [traduction] « l’approche de GWS fondée sur le lien entre les types de sol (c-à-d. la classification des sols) et l’épinette blanche » (pièce 13 à la p 3). Dans la colonne suivante, il est écrit [traduction] « GWS et LEC ont convenu que l’approche de GWS basée sur la classification des sols était une façon acceptable d’identifier les sites de croissance probables de l’épinette blanche ». En fait, cette approche est considérée comme acceptable par deux des trois experts qui ont témoigné, y compris l’expert principal de la Couronne. Par conséquent, je reconnais la pertinence et la légitimité de la preuve.

[57] Quant à la preuve documentaire, la Couronne fait référence au levé d’arpentage réalisé par Ponton en 1897, à l’estimation faite par A. J. Bell en 1903, à l’estimation faite par Mccarthur la même année, à l’estimation faite par Chitty en 1904, à la lettre écrite par A. J. Bell en 1906 pour se plaindre du loyer foncier, aux déclarations produites par la SLLC quant au bois récolté et à l’estimation faite par A. J. Bell en 1909 selon laquelle il restait 1 000 000 pieds-planche dans la réserve, et elle fait remarquer qu’[traduction] « [i]l est invraisemblable que les arpenteurs, les agents des Indiens, les exploitants forestiers, un inspecteur des forêts du Dominion et d’autres aient pu, d’une manière ou d’une autre, ignorer le fait qu’il y avait encore plus de 55 millions [de pieds-planche] de bois d’épinette blanche ou qu’ils n’en aient pas tenu compte » (observations écrites de l’intimé aux para 79–92). Il a déjà été question des limites de cette preuve dans les présents motifs, notamment du fait que l’agent Macarthur n’avait probablement mené personnellement aucune étude des arbres qu’il y avait dans la réserve, et que l’inspecteur Chitty n’en avait assurément mené aucune, ainsi que du caractère non fiable et incompatible de la preuve offerte par A. J. Bell. Par ailleurs, même si la Couronne soutient que Ponton a parcouru la réserve, il est peu probable qu’il l’ait fait pour les raisons expliquées précédemment : son arpentage a permis de délimiter le périmètre de la réserve et les observations qu’il a faites quant à ce qu’il y avait l’intérieur des limites de celle-ci ne sont pas fiables. De plus, Greg Scheifele a affirmé avoir découvert des erreurs dans le levé d’arpentage réalisé par Ponton, et il a noté que l’arpenteur avait [traduction] « identifié des marais ou des marécages à saules à des endroits où il n’y avait absolument aucune autre preuve de la présence d’une zone humide » (transcription de l’audience, 29 août 2022, à la p 172).

[58] À la lumière de ce qui précède, l’intimé soutient également que [traduction] « le témoignage de Greg Scheifele révèle une certaine partialité en faveur des revendicatrices », précisant que « [ce dernier] a fait des suppositions qui étaient dénuées de fondement et qui étayaient la position des revendicatrices » (observations écrites de l’intimé aux para 37, 34). Dans l’arrêt White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, [2015] 2 RCS 182, la Cour suprême du Canada a écrit que, pour être exempt de parti pris, un témoin expert ne doit pas « favoriser injustement la position d’une partie au détriment de celle de l’autre » (italiques ajoutés; au para 32). Elle a poursuivi en disant que « [l]e critère décisif est que l’opinion de l’expert ne changerait pas, peu importe la partie qui aurait retenu ses services », mais elle a ajouté que les « réalités du débat contradictoire » doivent être prises en considération dans l’évaluation de la partialité, notamment le fait que la plupart des experts sont engagés et mandatés par l’un des adversaires. Greg Scheifele a indiqué dans son rapport que ses [traduction] « analyses, opinions et conclusions sont le produit de [s]on jugement professionnel impartial, lequel n’est limité que par les restrictions, limitations, hypothèses et accords énoncés, sauf indication contraire », et il a confirmé qu’il n’avait pas d’intérêt financier dans l’issue de la revendication (pièce 7 à la p 55). Comme je ne crois pas que les hypothèses de Greg Scheifele soient dénuées de fondement, je ne crois pas non plus qu’il fasse preuve de partialité. En somme, pour admettre la preuve d’un expert, « le juge doit être convaincu que les risques liés au témoignage de l’expert ne l’emportent pas sur l’utilité possible de celui-ci » (White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co, 2015 CSC 23 au para 54, [2015] 2 RCS 182). Je suis convaincu que l’utilité du témoignage de Greg Scheifele l’emporte sur les risques qui y sont liés.

2. Arguments avancés pour contester la preuve de Bruce McClymont et John Peebles

[59] Les revendicatrices articulent leurs critiques à l’égard des témoins experts de l’intimé autour de quatre grands points : leurs qualifications, ainsi que l’objectivité, la pertinence et la nécessité de leur témoignage. Elles affirment que la preuve de Bruce McClymont et John Peebles devrait être rejetée ou qu’elle devrait se voir accorder peu de poids, ou encore que rien ne justifie que le Tribunal l’accepte (observations écrites de la revendicatrice, bande de Lac La Ronge, aux para 106, 131; observations écrites de la revendicatrice, nation crie de Montreal Lake, aux para 96–97).

a) Bruce McClymont

[60] En ce qui concerne les qualifications de Bruce McClymont, la nation crie de Montreal Lake fait valoir qu’il a un diplôme en technologie forestière, un baccalauréat spécialisé en sciences forestières et une maîtrise en administration des affaires, qu’il est un interprétateur photographique certifié en Colombie-Britannique et qu’il est un forestier professionnel inscrit dans deux provinces, mais que [traduction] « ni ces diplômes, ni ces certifications, ni son expérience professionnelle ne sont directement liés à la reconstitution forestière, sauf ce qui touche la photographie aérienne » (observations écrites de la revendicatrice, nation crie de Montreal Lake, aux para 83–88). La bande du Lac La Ronge soutient que Bruce McClymont n’a pas suivi les lignes directrices de sa propre profession quand il a procédé à l’interprétation des photographies sans passer à la deuxième phase de l’enquête, soit l’échantillonnage des sols, qui aurait permis de [traduction] « vérifier l’exactitude des estimations photographiques » (observations écrites de la revendicatrice, bande de Lac La Ronge, au para 80, citant les pièces 17 et 18). Ces reproches n’ont pour moi aucune importance : Bruce McClymont a clairement indiqué que son opinion relevait essentiellement de l’interprétation photographique et qu’il avait très souvent interprété des photos pour produire des inventaires forestiers (transcription de l’audience, 30 août 2022, aux pp 321–27) En contre-interrogatoire, lorsqu’il a eu à expliquer pourquoi il n’avait pas recueilli d’échantillons des sols, Bruce McClymont a répondu qu’il avait les compétences pour le faire, mais que cet exercice [traduction] « ne figurait pas parmi les cinq tâches qui [lui] avaient été confiées » (transcription de l’audience, 30 août 2022, aux pp 410–12). Certes, il est donc plus difficile pour moi de comparer la preuve de Bruce McClymont et celle de Greg Scheifele, mais il appartient à chaque partie de choisir sa stratégie d’instance et je n’écarterai pas la preuve présentée par Bruce McClymont simplement parce qu’il manque certains éléments.

[61] Les revendicatrices soutiennent également que Bruce McClymont a manqué d’objectivité au motif qu’il a commis plusieurs erreurs lorsqu’il a interprété le travail de Greg Scheifele, si bien qu’il n’est pas possible de se fier à ses commentaires sur la démarche et les conclusions de Greg Scheifele (observations écrites de la revendicatrice, bande de Lac La Ronge, aux para 83–95). Je reconnais que ces erreurs peuvent avoir nui à la fiabilité des commentaires qu’il a formulés à l’égard de Greg Scheifele, mais elles n’ont aucune incidence sur sa reconstitution de la forêt telle qu’elle existait vers 1904, qui est la seule question sur laquelle le Tribunal est appelé à se prononcer durant cette sous-étape. Il n’est donc pas pertinent de se pencher sur le manque d’objectivité dont aurait pu faire preuve Bruce McClymont à l’égard du travail de Greg Scheifele.

[62] Les revendicatrices remettent en question la pertinence de la preuve de Bruce McClymont au motif que ce dernier a seulement interprété des photographies pour déterminer la composition en espèces du couvert forestier de la réserve et le volume de bois qui s’y trouvait en 1904, contrairement à Greg Scheifele qui a pris d’autres mesures (observations écrites de la revendicatrice, bande de Lac La Ronge, au para 97). Comme Bruce McClymont n’a pris aucune autre mesure, 43 pour 100 de la zone qu’il a étudiée se retrouve dans la catégorie [traduction] « type de couvert forestier inconnu » de son rapport (observations écrites de la revendicatrice, bande de Lac La Ronge, au para 100). Par conséquent, les revendicatrices soutiennent que le rapport [traduction] « ne contient aucune conclusion ou constatation significative » (observations écrites de la revendicatrice, bande de Lac La Ronge, au para 102). Je ne suis pas d’accord pour dire que le rapport de Bruce McClymont ne contient aucune conclusion ou constatation significative et je tiens à souligner que l’intimé a été clair : il ne soutient pas que le rapport de Bruce McClymont constitue une estimation exacte du volume de bois qui se trouvait dans la RI no 106A en 1904, mais il affirme en revanche que le rapport expose la méthode qu’il convient de suivre pour faire la reconstitution historique d’une forêt. Je n’accepte cet élément de preuve que dans la mesure où il est produit dans cette optique.

[63] Enfin, en ce qui concerne la nécessité de son témoignage, les revendicatrices font des allégations similaires : comme Bruce McClymont n’a pas pu identifier une grande partie du couvert forestier de la RI no 106A, son rapport [traduction] « n’est d’aucune utilité pratique » pour le Tribunal (observations écrites de la revendicatrice, bande de Lac La Ronge, au para 105). Encore une fois, je n’accepte la preuve de Bruce McClymont que dans la mesure où elle présente non pas une estimation précise du volume de bois se trouvant dans la RI no 106A, mais plutôt une méthode — et, selon l’intimé, une bonne méthode — de reconstitution historique d’une forêt.

b) John Peebles

[64] En ce qui concerne les qualifications de John Peebles, les revendicatrices soutiennent qu’il n’a ni l’expertise ni l’expérience nécessaires pour présenter une preuve d’expert dans le cadre de la présente revendication. Elles soulignent que, même si John Peebles a affirmé avoir de l’expérience en ce qui concerne l’évaluation des terres et du bois, [traduction] « il a essentiellement acquis une expérience professionnelle dans le domaine de l’évaluation immobilière », un fait que John Peebles a lui-même reconnu en contre-interrogatoire (observations écrites de la revendicatrice, nation crie de Montreal Lake, au para 92). Les revendicatrices soulèvent aussi le fait que John Peebles [traduction] « a reconnu qu’il n’avait aucune expérience dans l’échantillonnage ou l’analyse des sols, dans le cubage, dans l’inventaire historique de couvert forestier, dans l’estimation de la valeur du bois indépendamment de la valeur d’une propriété, ou dans la reconstitution scientifique d’une forêt ». Au cours de l’audience consacrée à la preuve d’expert, j’ai reconnu que l’expertise et l’expérience de John Peebles quant aux méthodes utilisées par Greg Scheifele étaient limitées, mais j’ai jugé que ces limites devaient être prises en compte dans mon appréciation de la preuve plutôt que de servir de motif pour rejeter l’ensemble de son opinion. Je suis toujours du même avis : dans le contexte de la présente sous-étape, où la seule question soumise au Tribunal se rapporte au volume de bois qui se trouvait dans la RI no 106A en 1904, le manque d’expertise de John Peebles, s’agissant des mesures prises par Greg Scheifele pour recréer historiquement la forêt, ne le rend pas inapte à témoigner sur sa compréhension des documents historiques à la lumière de son expertise en foresterie, ce qui est conforme au libellé de la soumission qu’il a présentée.

[65] Les revendicatrices reprochent aussi à John Peebles son manque d’objectivité au motif que, selon elles, il a [traduction] « choisi d’ignorer ou de ne pas signaler les faits et les détails qui ne concordaient pas les conclusions ou les positions [exposées dans son rapport] » (observations écrites de la revendicatrice, bande de Lac La Ronge, au para 127). Elles soulignent l’exploitation forestière qui a été menée en violation du droit de propriété et qui est documentée, ainsi que d’autres manquements de la SLLC aux règlements sur le bois, notamment [traduction] « le fait de couper du bois sans permis, de ne pas employer un cubeur certifié, de couper des espèces d’arbres autres que celles indiquées dans le permis et de ne pas identifier les espèces récoltées » (observations écrites de la revendicatrice, bande de Lac La Ronge, au para 126). Elles affirment que John Peebles a mal décrit ces faits lorsqu’il a témoigné qu’ils s’expliquaient par une [traduction] « mauvaise tenue des registres » et qu’il a qualifié de « mineure » l’exploitation forestière menée en violation du droit de propriété (transcription de l’audience, 1er septembre 2022, aux pp 720–21). John Peebles a affirmé que son expérience de forestier pour le gouvernement de la Colombie-Britannique lui permettait de qualifier de « mineure » l’exploitation forestière à laquelle la SLLC se livrait en violation du droit de propriété et il a convenu que la « mauvaise tenue des registres » à laquelle il avait fait allusion n’était pas acceptable pour une entreprise forestière. Bien que ses opinions ne soient qu’un élément de preuve dont le Tribunal doit tenir compte, elles sont fondées sur son expérience et son expertise, et il n’y a aucune raison de les rejeter.

[66] Enfin, les revendicatrices relèvent trois aspects du témoignage de John Peebles qui, selon elles, dénotent son [traduction] « manque de soin et d’attention » (observations écrites de la revendicatrice, bande de Lac La Ronge, au para 115). Premièrement, elles attirent l’attention sur le fait qu’il aurait, à deux occasions, mal interprété certains documents alors qu’il était censé avoir l’expertise nécessaire pour remplir cette tâche d’après sa soumission; deuxièmement, elles remettent en question la conclusion de John Peebles selon laquelle le feu avait causé des dommages à la réserve; troisièmement, elles affirment que John Peebles n’a pas pris en compte la preuve selon laquelle la SLLC avait exploité une réserve avoisinante en violation du droit de propriété.

[67] Dans son rapport en réplique intitulé Little Red Indian Reserve 106A 1904 Timber Surrender Vicinity of Prince Albert, Sask ([traduction] Cession du bois de la réserve indienne Little Red no 106A qui a eu lieu en 1904 dans les environs de Prince Albert, en Saskatchewan), John Peebles a écrit que, pour voler autant de bois que l’allèguent les revendicatrices, il aurait fallu que de nombreux acteurs de l’industrie du bois de la Saskatchewan, y compris « quatre cubeurs » de la SLLC, agissent en collusion pour garder secrète la récolte illégale pendant plus de quatre ans — un exploit improbable (pièce 21 à la p 3). En foresterie, le cubeur est la personne qui mesure les grumes récoltées afin que l’entreprise puisse payer les droits nécessaires sur celles-ci. En contre-interrogatoire, les revendicatrices ont montré à John Peebles qu’il avait mal interprété le rapport auquel il répliquait : en effet, il s’est avéré que le terme « cubeur » ne désignait pas les quatre personnes auxquelles John Peebles faisait référence, mais une seule personne qui n’avait pas forcément travaillé pour la SLLC. Ces quatre hommes étaient plutôt des « bûcherons », soit le nom donné aux superviseurs travaillant dans l’industrie du bois. À la question [traduction] « serait-il juste de dire […] vous vous êtes simplement trompé? », John Peebles a répondu « oui » (transcription de l’audience, 1 septembre 2022, aux pp 688–94).

[68] Le deuxième exemple a trait à la compréhension qu’avait John Peebles de la capacité des scieries de la région de Prince Albert au cours de la période pertinente. Dans le rapport de Greg Scheifele, il est indiqué que la capacité de production des scieries de la région dépassait d’au moins 15 000 000 pieds-planche par an la quantité de bois d’œuvre déclarée (pièce 7 aux pp 14–16). John Peebles a contesté cette information en alléguant que Greg Scheifele n’avait pas appliqué de coefficient de correction pour tenir compte de la sous-déclaration attribuable à l’utilisation du barème Scribner, mais, comme il l’a plus tard reconnu en contre-interrogatoire, il avait mal interprété le rapport de Greg Scheifele. Alors qu’il pensait que le rapport de Greg Scheifele traitait des volumes de bois — auxquels le barème Scribner s’appliquerait — il faisait en fait référence aux volumes de bois d’œuvre transformé, auxquels le barème ne s’applique pas (transcription de l’audience, 1er septembre 2022, aux pp 751–55).

[69] Il a déjà été question dans les présents motifs de l’absence de preuve à l’appui de l’affirmation de John Peebles selon laquelle un feu de forêt avait perturbé le couvert forestier de la RI no 106A vers 1904. En contre-interrogatoire, John Peebles a convenu avec les avocats de la revendicatrice bande de Lac La Ronge que la preuve à laquelle il faisait référence montrait des perturbations causées par le feu [traduction] « à une distance considérable » de la RI no 106A (transcription de l’audience, 1er septembre 2022, à la p 761).

[70] Enfin, les revendicatrices allèguent que John Peebles n’a pas tenu compte de la preuve selon laquelle la SLLC aurait mal agi en récoltant du bois dans la réserve indienne no 101 (RI no 101), située directement au sud de la RI no 106A (observations écrites de la revendicatrice, bande de Lac La Ronge, aux para 128–29). La RI no 101 a apparemment fait l’objet d’une entente de règlement entre la Couronne et la Première Nation de Sturgeon Lake en 2001 (pièce 12 à la p 16). Comme le souligne l’intimé, John Peebles renvoie en effet plusieurs fois à la RI no 101 dans son rapport (observations écrites de l’intimé au para 44). De plus, à l’audience portant sur les observations orales, l’intimé a affirmé que la preuve sur laquelle était fondée la revendication relative à la RI no 101 était assujettie au privilège relatif aux règlements, et que le Tribunal n’en était donc pas régulièrement saisi. J’ajouterai que la loi interdit au Tribunal d’admettre des éléments de preuve faisant l’objet d’une immunité (LTRP, alinéa 13(1)b)). Par conséquent, je n’accorde aucune importance au fait que John Peebles aurait omis de prendre en considération certains éléments de preuve relatifs à la RI no 101.

V. Analyse

[71] Bien que la présente sous-étape porte essentiellement sur cette question, l’intimé n’a présenté aucune preuve d’expert sur le volume de bois qu’il y avait dans la réserve au moment de la cession invalide. En fait, il a soutenu que l’expert des revendicatrices, Greg Scheifele, avait commis une erreur en recréant l’ancien couvert forestier de la RI no 106A, qu’il avait présenté une preuve de ce qu’il considère la bonne façon de procéder à une telle reconstitution, et qu’il avait affirmé que, dans la décision rendue à l’étape du bien-fondé de la présente revendication, le juge Whalen avait conclu que [traduction] « la quantité totale de bois était d’environ 3 452 344 » pieds-planche. L’intimé affirme en outre que [traduction] « les parties devraient pouvoir s’appuyer sur les faits établis à l’étape du bien-fondé ». Je ne suis pas d’accord avec l’intimé, et ce, pour deux raisons.

[72] La première est que, même si elle n’utilise pas le terme préclusion découlant d’une question déjà tranchée, la Couronne semble soulever un argument qui s’y apparente . Dans l’arrêt Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44, [2001] 2 RCS 460 [Danyluk], la Cour suprême du Canada a adopté la définition de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée qu’avait donnée la Cour d’appel de l’Ontario dans une décision antérieure :

[traduction] Lorsqu’une question est soumise à un tribunal, le jugement de la cour devient une décision définitive entre les parties et leurs ayants droit. Les droits, questions ou faits distinctement mis en cause et directement réglés par un tribunal compétent comme motifs de recouvrement ou comme réponses à une prétention qu’on met de l’avant, ne peuvent être jugés de nouveau dans une poursuite subséquente entre les mêmes parties ou leurs ayants droit, même si la cause d’action est différente. Le droit, la question ou le fait, une fois qu’on a statué à son égard, doit être considéré entre les parties comme établi de façon concluante aussi longtemps que le jugement demeure. [Souligné dans l’original; au para 24, citant McIntosh v Parent, [1924] 4 DLR 420, à la p 422]

[73] Dans le même arrêt, la Cour suprême du Canada a énuméré les conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée :

(1) que la même question ait été décidée;

(2) que la décision judiciaire invoquée comme créant la [préclusion] soit finale; et

(3) que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la [préclusion] est soulevée, ou leurs ayants droits [au para 25, citant Angle c Ministre du Revenu national, (1974), [1975] 2 RCS 248 à la p 254].

[74] Si la troisième condition d’application est respectée, la deuxième ne l’est pas : l’ordonnance de scission qui a été rendue en l’espèce signifie que la décision sur le bien-fondé n’était pas finale, contrairement à ce que prévoit le critère de l’arrêt Danyluk. De plus, la deuxième raison pour laquelle je ne suis pas d’accord avec l’intimé sur cette question est liée à la première condition d’application : la question n’a pas été décidée à l’étape sur le bien-fondé puisque le juge Whalen ne disposait d’aucun élément de preuve sur le volume de bois et qu’il n’avait donc statué que sur le bien-fondé des allégations des revendicatrices relativement aux manquements à l’obligation de fiduciaire. Cela étant, la question du volume de bois n’était pas un « fai[t] distinctement mis en cause et directement régl[é] » par le Tribunal à l’étape sur le bien-fondé, comme le prévoit l’arrêt Danyluk. Les commentaires formulés par le juge Whalen étaient des remarques incidentes. L’intimé savait, lorsqu’il a décidé de sa stratégie d’instance, que la présente sous-étape visait expressément à déterminer le volume de bois qu’il y avait dans la RI no 106A au moment de la cession apparente (procès-verbal, 2 octobre 2019).

[75] Le Tribunal se retrouve donc dans une étrange position : la présente sous-étape porte sur le volume de bois présent dans la RI no 106A en 1904, mais la seule preuve dont dispose le Tribunal à cet égard provient de l’expert des revendicatrices, Greg Scheifele. Par conséquent, les seules questions auxquelles il faut répondre sont les suivantes : la preuve de Greg Scheifele établit-elle qu’il est probable, ou simplement possible, qu’il y eut 55 465 000 pieds-planche de bois d’épinette blanche dans la RI no 106A au moment de la cession apparente? Est-il possible de bien concilier la preuve de Greg Scheifele avec la preuve documentaire historique?

[76] Pour que la preuve de Greg Scheifele soit considérée comme une probabilité, le Tribunal doit accepter trois choses : premièrement, le fait que la norme de qualité marchande du bois d’épinette en Saskatchewan au début du XXe siècle était de 5 000 pieds-planche par acre; deuxièmement, la composition en espèces de la RI no 106A établie par Greg Scheifele; troisièmement, la conclusion de Greg Scheifele, selon qui, en 1904, l’épinette présente dans la RI no 106A avait, en moyenne, 120 ans.

[77] Greg Scheifele a été reconnu comme un expert en pratiques d’exploitation forestière et, bien que l’intimé ait contesté un aspect de sa qualité d’expert — soit sa capacité à analyser la perte d’usage — il ne s’est pas opposé aux autres éléments de sa soumission (transcription de l’audience, 29 août 2022, à la p 41). De plus, l’intimé n’a présenté aucune preuve susceptible de contredire la norme de qualité marchande de 5 000 pieds-planche par acre proposée par Greg Scheifele. Ayant accepté son expertise sur le sujet, et ne disposant d’aucune preuve contradictoire, j’accepte que la norme minimale de qualité marchande qui s’appliquait à l’épinette blanche en Saskatchewan en 1904 était de 5 000 pieds-planche par acre.

[78] J’ai déjà parlé dans les présents motifs du travail effectué par Greg Scheifele pour établir la composition en espèces de la RI no 106A en 1904, et j’ai reconnu la pertinence et la légitimité de sa démarche compte tenu du fait que John Peebles et lui s’accordent à dire que [traduction] « la classification des sols était une façon acceptable d’identifier les sites de croissance probables de l’épinette blanche ». Si je tiens aussi compte du fait que l’analyse qu’a faite Greg Scheifele de la composition en espèces de la réserve en 1904 était également fondée sur les données d’arpentage recueillies par Ponton et Fairchild, sur la comparaison avec les dossiers de la concession forestière no 598 et sur le concept de succession forestière dans la forêt mixte de la région de transition boréale, j’arrive à la conclusion que la composition en espèces de 1904 établie par Greg Scheifele est, selon la prépondérance des probabilités, correcte.

[79] De même, il a été question dans les présents motifs du fait que Greg Scheifele a conclu que l’épinette blanche présente dans la RI no 106A en 1904 avait, en moyenne, 120 ans. Je rappelle que le fait que l’épinette blanche de la réserve était intéressante sur le plan commercial permet de supposer, à juste titre, que les arbres avaient plus de 100 ans. Comme il n’y a pas eu de perturbation importante et prouvable avant la cession apparente, et compte tenu du concept de succession forestière, il est justifié de conclure que les arbres avaient un peu plus de 100 ans. Par conséquent, selon la prépondérance des probabilités, j’accepte l’opinion de Greg Scheifele selon laquelle les peuplements d’épinettes blanches présents dans la RI no 106A en 1904 avaient, en moyenne, 120 ans.

[80] Il est plus difficile de concilier la preuve de Greg Scheifele avec la preuve historique. Même si je mets de côté les documents qui ne sont pas assez fiables pour être pris en considération — soit les estimations de l’agent Macarthur et de l’inspecteur Chitty au motif que ces derniers ne sont pas des témoins directs, et les diverses estimations du directeur de la SLLC, A. J. Bell, au motif qu’elles présentent des incompatibilités— il reste la preuve d’arpentage de 1897 de Ponton et le fait que seules deux soumissions ont été reçues quant à la récolte du bois d’épinette, ce qui a amené John Peebles à dire qu’[traduction] « il n’y avait probablement pas assez de bois pour attirer plus de deux soumissionnaires ».

[81] Je ne crois pas que le fait que seules deux soumissions aient été reçues au sujet de la récolte du bois d’épinette permette de conclure qu’il y avait peu de bois dans la réserve. D’après les données de A. L. Mattes, les documents relatifs à la concession forestière no 598, ainsi que les rapports de Greg Scheifele et John Peebles, il y avait beaucoup d’épinettes dans la région. Par ailleurs, la SLLC a récolté du bois dans la RI no 106A pendant cinq ans, mais certaines années, elle a coupé très peu de bois et d’autres années, elle n’en a pas coupé du tout. Au cours de la saison 1904-1905, par exemple, elle n’a coupé que [traduction] « 20 pièces » de bois et, au cours de la saison 1907-1908, elle n’a rien coupé parce qu’elle « faisait la récolte dans une autre concession » située près de la RI no 106A (pièce 1 aux para 20, 39). De nombreux facteurs, y compris la disponibilité de la main-d’œuvre, pourraient expliquer le petit nombre de soumissions reçues.

[82] Il ne reste donc que l’arpenteur Ponton qui a écrit qu’il y avait des épinettes le long du périmètre ouest de la RI no 106A, mais que celles-ci [traduction] « ne couvraient pas une grande surface ». J’accepte cette preuve et, qui plus est, j’en conclus qu’il est probable que le reste de la réserve était peu, voire pas du tout, couvert d’épinettes. Elle ne me donne cependant aucune indication quant à ce qu’il y avait à l’intérieur des limites de la réserve.

[83] Je tiens pour avérer que Ponton n’a pas parcouru la réserve, ainsi que l’a suggéré John Peebles. En effet, les conclusions inexactes tirées par Ponton au sujet du tracé de la rivière Little Red montrent clairement qu’il ne savait pas ce qui se trouvait au-delà du périmètre qu’il avait arpenté, sous réserve de quelques observations précises qui ont sans doute été obtenues à partir de points d’observation suffisamment élevés. Par conséquent, le Tribunal ne dispose d’aucune preuve documentaire fiable quant au volume d’épinette qui se trouvait à l’intérieur des limites de la réserve.

[84] Dans leurs observations orales, les revendicatrices ont fait remarquer que la RI no 106A contenait 56,5 sections (transcription de l’audience, 2 février 2023, à la p 185). Elles ont ajouté qu’à 5 000 pieds-planche par acre — soit la norme minimale de qualité marchande, selon Greg Scheifele — seules 17 sections devaient être peuplées d’épinettes blanches matures pour que l’estimation de Greg Scheifele selon laquelle il y avait 55 465 000 pieds-planche dans la réserve soit probable. Si l’on utilise l’estimation du volume par acre de Greg Scheifele, soit 10 400 pieds-planche par acre, le nombre de sections devant être peuplées d’épinettes diminue alors de plus de la moitié (transcription de l’audience, 29 août 2022, à la p 197). Autrement dit, moins d’un sixième de la superficie totale de la réserve devait être peuplé d’épinettes pour que l’estimation du volume total de Greg Scheifele soit probable. Comme je considère que la preuve de Greg Scheifele est fiable, et en l’absence de preuve documentaire sur le volume d’épinettes qui se trouvait à l’intérieur des limites de la réserve, je conclus que l’estimation globale que Greg Scheifele a faite quant au volume de bois d’épinette blanche n’est pas simplement possible, mais probable.

VI. CONCLUSION

[85] Je conclus que le volume de bois d’épinette blanche qui se trouvait dans la RI no 106A au moment où il aurait été cédé à la Couronne, en 1904, était de 55 465 000 pieds-planche.

TODD DUCHARME

L’honorable Todd Ducharme

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20230606

Dossier : SCT-5002-11

OTTAWA (ONTARIO), le 6 juin 2023

En présence de l’honorable Todd Ducharme

ENTRE :

BANDE DE LAC LA RONGE ET NATION CRIE DE MONTREAL LAKE

Revendicatrices

et

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

Représenté par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats des revendicatrices BANDE DE LAC LA RONGE ET NATION CRIE DE MONTREAL LAKE

Représentées par Me Robert Watchman et Me Todd Andres

Pitblado LLP

(pour la bande de Lac La Ronge)

Représentées par Me Dawn Cheecham

Bainbridge Jodouin Cheecham

(pour la nation crie de Montreal Lake)

ET AUX :

Avocats de l’intimé

Représenté par Me David Culleton et Me Lauri Miller

Ministère de la Justice du Canada

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