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DOSSIER : SCT-5003-13

RÉFÉRENCE : 2023 TRPC 1

DATE : 20230118

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

PREMIÈRE NATION SAULTEAUX

Revendicatrice

 

Me Ryan Lake, Me Sheryl Manychief et Me Ron Maurice, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

Représenté par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimé

 

Me Scott Bell, Me Lauri Miller, Me Brady Fetch, Me Jody Lintott, Me David Culleton et Me Donna Harris, pour l’intimé

 

 

ENTENDUE : Le 14 avril 2016, du 27 septembre au 5 octobre 2021 et du 13 au 15 juin 2022

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable Victoria Chiappetta, présidente


NOTE : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335, 13 DLR (4th) 321; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, 130 DLR (4th) 193; Première Nation de Makwa Sahgaiehcan c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2019 TRPC 5; Première Nation de Kahkewistahaw c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2022 TRPC 5; Southwind c Canada, 2021 CSC 28, 459 DLR (4th) 1; Première Nation de Doig River et Premières Nations de Blueberry River c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2015 TRPC 6; Chippewas of Kettle & Stony Point v Canada (AG), 1996 CarswellOnt 4447, 141 DLR (4th) 1; Bande indienne d’Osoyoos c Oliver (Ville), 2001 CSC 85, [2001] 3 RCS 746; Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245; Bande indienne de Tobacco Plains c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2017 TRPC 4; Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2018 TRPC 6; Bande indienne de Semiahmoo c Canada, [1998] 1 CF 3, 1997 CarswellNat 1316.

Loi citée :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 14.

Sommaire :

Droit des Autochtones – Revendication particulière – Cession – Réserve – Obligation de fiduciaire – Négociations viciées

En janvier 1960, la Première Nation Saulteaux a cédé à des fins de vente deux parcelles situées au bord du lac Jackfish, soit 207 acres de la réserve indienne no 159 (la RI no 159), en contrepartie d’un paiement en espèces de 20 000 $ et de quelque 4 970 acres de terres publiques provinciales inoccupées, assorties de certains droits miniers, dans la région des lacs Helene et Birch, à environ 65 kilomètres au nord-est de la RI no 159. La province de la Saskatchewan souhaitait acquérir les terres situées au lac Jackfish pour y aménager un parc public et une zone récréative.

Les terres situées au lac Helene et au lac Birch offraient peu de ressources, étaient peu propices à l’aménagement de zones récréatives et avaient une faible valeur économique. Toutefois, elles s’étendaient sur un territoire beaucoup plus vaste que les terres situées au lac Jackfish, présentaient un certain potentiel pour l’agriculture, la chasse et les loisirs et étaient assorties de droits miniers plus intéressants. La revendicatrice a soutenu que la décision de céder et d’échanger les terres était imprudente et inconsidérée et constituait un marché abusif, de sorte que la Couronne aurait dû refuser son consentement ou, à tout le moins, garantir que le droit de la Première Nation sur les terres de réserve ne subirait qu’une atteinte minimale étant donné qu’elle avait une obligation de fiduciaire à l’égard des peuples autochtones. L’intimé a fait valoir que l’accord était juste et raisonnable lorsqu’il était considéré du point de vue de la Première Nation, à l’époque, et que la Couronne devait donc respecter la décision prise par la Première Nation en tant qu’acteur autonome, plutôt que d’y substituer son jugement. Il a ajouté que, dans les circonstances de l’espèce, l’obligation de fiduciaire de la Couronne ne comporte pas d’obligation d’atteinte minimale.

Chacune des parties a présenté une preuve d’expert concernant la valeur qu’avaient les terres cédées et les terres visées par l’échange au moment de la cession. Deux des trois experts, à l’aide d’une méthode d’évaluation appelée méthode de comparaison directe, ont convenu que la valeur des deux parcelles de terre était semblable et qu’en incluant le paiement en espèces, la valeur de la contrepartie obtenue par la Première Nation Saulteaux était supérieure à celle des terres cédées. Un troisième expert, à l’aide d’une méthode d’évaluation appelée méthode du lotissement, était d’avis que la valeur des terres cédées était considérablement plus élevée que celle de la contrepartie obtenue. Compte tenu des circonstances de l’espèce et du fait que les terres cédées n’étaient pas [traduction] « propices » au lotissement, le Tribunal a conclu que la méthode de comparaison directe était la méthode la plus appropriée et celle qu’il convenait d’appliquer.

La revendicatrice a également soutenu que la Couronne avait vicié les négociations en insistant auprès de la Première Nation pour qu’elle cède les terres et en omettant de proposer que les terres soient cédées à des fins de location plutôt que de vente. Le Tribunal a conclu que la Couronne n’avait pas exercé une pression indue sur la Première Nation et n’avait pas omis de proposer la location. En effet, la Première Nation avait décidé de céder les terres en échange d’autres terres d’une plus grande superficie et d’un paiement en espèces et elle comprenait que les terres pouvaient être louées, mais avait plutôt décidé de les vendre.

Étant donné que la valeur des terres cédées et celle des terres visées par l’échange étaient comparables, que la Première Nation avait bien compris l’accord et que la Couronne n’avait pas vicié les négociations, le Tribunal a conclu que la cession ne constituait pas une violation de l’obligation de fiduciaire de la Couronne. Le Tribunal a également conclu que l’obligation d’atteinte minimale ne s’applique qu’en cas d’expropriation et non de cession.

Le Tribunal a conclu que la revendication n’était pas fondée.

TABLE DES MATIÈRES

I. APERÇU 7

II. HISTORIQUE PROCÉDURAL DE LA REVENDICATION 8

III. CONTEXTE ET PREUVE HISTORIQUE 9

A. La bande indienne Saulteaux 9

B. La création de la réserve indienne no 159 au lac Jackfish 9

C. Les demandes visant les terres de la réserve indienne no 159 situées au lac Jackfish 10

D. Le rapport Brown 11

E. Le rapport Baker 13

F. La proposition relative à l'échange de terres 13

G. La cession de 1960 21

IV. Le bien-fondé 25

A. Le Canada a-t-il manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait à l’égard de la revendicatrice avant la cession relativement à la cession et à l’échange de la RI no 159 de 1960, établissant ainsi le bien-fondé de la revendication fondée sur l’alinéa 14(1)c) de la LTRP? 25

1. Aperçu 25

2. La cession constituait-elle un marché abusif? 25

a) Position de la revendicatrice 25

b) Position de l’intimé 25

c) Droit 26

d) Analyse 29

i) La décision de céder les terres était-elle imprudente et inconsidérée lorsqu’elle est considérée du point de vue de la bande, à l’époque? 29

ii) La bande a-t-elle mal saisi les conditions de la cession? 32

e) Conclusion 36

B. La conduite de la Couronne a-t-elle vicié les négociations au point qu’il serait hasardeux de tenir pour acquis que la bande avait bien compris la situation et avait eu l’intention de faire ce qu’elle a fait? 36

1. Conclusion 41

C. Le Canada était-il tenu de faire en sorte que les droits de la bande ne subissent qu'une atteinte minimale et, dans l’affirmative, s'est-il acquitté de cette obligation? 41

1. Position de la revendicatrice 41

2. Position de l’intimé 42

3. Droit 42

4. Analyse 44

5. Conclusion 45

V. Si le bien-fondé de la revendication est établi, la revendicatrice a-t-elle droit à une indemnisation en equity au titre de l’article 20 de la LTRP pour la cession et l’échange de la RI no 159? 45


 

I. APERÇU

[1] La présente revendication se rapporte à la cession aux fins de vente de deux parcelles de terre, lesquelles sont situées au bord du lac Jackfish et couvrent 207 acres de la réserve indienne no 159 (la RI no 159) de la Première Nation Saulteaux (Saulteaux, la revendicatrice, la Première Nation ou la bande) (les terres cédées). En échange de ces terres, Saulteaux a reçu un paiement en espèces de 20 000 $ et quelque 4 970 acres de terres publiques provinciales inoccupées, assorties de certains droits miniers, dans la région du lac Helene et du lac Birch (les terres reçues en échange), à environ 65 kilomètres au nord-est de la RI no 159.

[2] Les terres cédées étaient des terres propices à l’aménagement de zones récréatives et à l’exploitation économique, et elles le sont encore. Elles comptent 7 050 pieds linéaires de plage sablonneuse et leurs ressources halieutiques sont excellentes. Dès 1905, elles ont été une destination récréative pour les membres des établissements blancs des alentours (témoignage de Norris Wilson, transcription de l’audience, 27 septembre 2021, aux pp 79-80). Les terres ont été cédées à la demande de la province de la Saskatchewan en vue d’y aménager un parc provincial et de stimuler le développement récréatif et économique dans la région. Elles ont ensuite été vendues, même si la Première Nation avait d’abord refusé de les céder et qu’elle avait affirmé vouloir conclure une convention de location.

[3] Les terres reçues en échange par la Première Nation offraient peu de ressources halieutiques, présentaient un potentiel agricole limité, avaient une faible valeur économique et étaient peu propices à l’aménagement de zones récréatives. Cependant, elles s’étendaient sur un territoire beaucoup plus vaste, permettaient possiblement l’élevage et le pâturage du bétail, convenaient à la culture de foin des marais, permettaient la pratique de la chasse et du piégeage, pouvaient potentiellement accueillir des structures résidentielles en lien avec l’utilisation des terres agricoles et étaient assorties de droits miniers plus intéressants que ceux des terres situées au lac Jackfish.

[4] La revendicatrice soutient que la décision de céder et d’échanger les terres était si imprudente et inconsidérée qu’elle constituait un marché abusif. Elle fait valoir que la Couronne aurait dû refuser son consentement ou, à tout le moins, garantir que le droit de la Première Nation sur les terres de réserve ne subirait qu’une atteinte minimale. L’intimé soutient que l’accord était juste et raisonnable lorsqu’il était considéré du point de vue de la Première Nation, à l’époque, et que la Couronne devait donc respecter la décision prise par la Première Nation en tant qu’acteur autonome, plutôt que d’y substituer son jugement. Il ajoute que, dans les circonstances, son obligation de fiduciaire ne l’obligeait pas à garantir que le droit de la Première Nation sur les terres de réserve ne subirait qu’une atteinte minimale.

II. HISTORIQUE PROCÉDURAL DE LA REVENDICATION

[5] La revendicatrice est une Première Nation au sens de l’alinéa 2a) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [la LTRP].

[6] La revendicatrice a initialement déposé une revendication auprès du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien le 10 décembre 2008, dans laquelle elle alléguait que l’intimé avait manqué à son obligation de fiduciaire — manquement qui fait maintenant l’objet de la présente revendication.

[7] Le 25 novembre 2011, la Direction générale des revendications particulières a avisé par écrit la Première Nation de son refus de négocier le règlement de la revendication au motif que le gouvernement du Canada n’avait aucune obligation dont il ne s’était pas acquitté.

[8] La revendicatrice a déposé sa déclaration de revendication auprès du Tribunal des revendications particulières (le Tribunal) le 3 décembre 2013, dans laquelle elle alléguait les manquements visés aux alinéas 14(1)b), c) et d) de la LTRP. La revendicatrice a réclamé une indemnité égale à la valeur actuelle des terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, déduction faite de la valeur actuelle des terres reçues en échange, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps, ainsi que des dommages-intérêts correspondant à la valeur nette de la perte de l’usage des terres cédées de 1960 à la date du règlement. L’intimé a déposé sa réponse à la déclaration de revendication auprès du Tribunal le 29 janvier 2014.

[9] Toutes les conditions préalables ont été remplies.

[10] La revendication n’a pas été scindée.

[11] Bien qu’elle ait fait plusieurs allégations, la revendicatrice n’a fondé sa revendication que sur l’alinéa 14(1)c) de la LTRP. À l’audience, elle a seulement fait valoir qu’en facilitant la cession de 1960, l’intimé avait manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait à son égard avant la cession. Elle n’a pas allégué qu’il y avait eu violation d’une obligation légale à la suite de la cession, comme le prévoit l’alinéa 14(1)b) de la LTRP, ni qu’il y avait eu disposition sans droit, comme le prévoit l’alinéa 14(1)d) de la LTRP.

III. CONTEXTE ET PREUVE HISTORIQUE

A. La bande indienne Saulteaux

[12] Le Traité no 6 a été signé aux forts Carlton et Pitt en 1876. Les dispositions du traité prévoyaient notamment la mise de côté de réserves pour les Premières Nations signataires d’une superficie d’un mille carré par famille de cinq personnes ou de 128 acres par personne. Pendant les négociations du Traité no 6 qui ont eu lieu en 1876, la partie gouvernementale au traité a rencontré un groupe d’Indiens Saulteaux sous l’autorité du chef Yellow Sky. Le groupe n’a pas signé le traité à ce moment-là. Le 4 août 1877, la Couronne a de nouveau rencontré les Indiens Saulteaux sous l’autorité du chef Yellow Sky, qui ont affirmé ne pas vouloir signer le traité, car ils souhaitaient rester indépendants.

[13] La revendicatrice est l’ayant droit de ces Indiens Saulteaux.

[14] Ce n’est que le 18 août 1954, puis le 15 mai 1956, que 31 membres de la bande Saulteaux ont adhéré au Traité no 6.

B. La création de la réserve indienne no 159 au lac Jackfish

[15] Dans une lettre du 22 décembre 1905, le commissaire adjoint des Indiens a signalé au secrétaire du ministère des Affaires indiennes que plusieurs Indiens Saulteaux avaient sollicité l’agent des Indiens de Battleford pour la création d’une réserve.

[16] Dans une lettre du 21 mai 1906, l’agent des Indiens de Battleford a informé le commissaire des Indiens que les Indiens Saulteaux souhaitaient s’installer sur une lisière de terre située le long de la rive nord-est du lac Jackfish, où les terres n’étaient pas encore occupées.

[17] Dans une lettre du 7 juin 1906, le commissaire des Indiens a mentionné que les Indiens Saulteaux avaient fait du lac Jackfish leurs quartiers généraux depuis plusieurs années, qu’ils subvenaient à leurs besoins grâce à la pêche, à la chasse et à d’autres activités et qu’ils avaient toujours été considérés comme des Indiens indépendants non soumis au régime d’un traité.

[18] Dans une lettre du 13 juin 1906, le secrétaire du ministère des Affaires indiennes a écrit au secrétaire du ministère de l’Intérieur pour l’informer que les Indiens Saulteaux vivant dans le district de Battleford souhaitaient avoir une réserve. Il lui a demandé d’interdire la vente ou la colonisation d’une lisière de terre située le long de la rive nord-est du lac Jackfish jusqu’à ce que le ministère des Affaires indiennes soit en mesure de dire exactement ce qu’il fallait faire.

[19] Entre juin 1906 et mars 1909, le ministère des Affaires indiennes et le ministère de l’Intérieur se sont échangé de nombreuses lettres afin de déterminer la superficie et l’emplacement exact des terres situées au lac Jackfish à mettre de côté à titre de réserve au profit des Indiens Saulteaux.

[20] Le 22 décembre 1922, la création de la RI no 159 au profit de la bande Saulteaux a été confirmée par le décret CP 1922-2617. Dans ce décret, la réserve était décrite comme ayant une superficie de « 9 010,869 acres ».

C. Les demandes visant les terres de la réserve indienne no 159 situées au lac Jackfish

[21] Le 12 juin 1947, le premier ministre de la Saskatchewan a écrit une lettre au ministre des Mines et des Ressources (Canada) dans laquelle il affirmait avoir reçu une pétition dans laquelle la bande Saulteaux indiquait qu’elle souhaitait déplacer son lieu de résidence de la RI no 159 au côté nord du lac Birch. Le premier ministre a examiné la possibilité de procéder à l’échange selon les souhaits des Indiens, c’est-à-dire que le gouvernement du Dominion transfère les terres de la Couronne constituant la RI no 159 à la province de la Saskatchewan et que la Saskatchewan rende disponible une superficie équivalente de terres au lac Birch.

[22] Or, la lettre n’était pas accompagnée d’une copie de la pétition, et aucun document de ce genre n’a été retrouvé.

[23] Dans une lettre du 19 août 1947, l’agent des Indiens a écrit qu’il avait convoqué une assemblée de la bande le 18 août et que les dix membres de la bande présents étaient fortement opposés à un transfert au lac Birch, car ils avaient élu domicile à proximité du lac Jackfish, avaient accès à du bois et à du foin et menaient d’importantes activités de pêche commerciale. Les terres n’étaient pas les plus propices à l’agriculture, mais elles ne le seraient pas davantage autour du lac Birch.

[24] Le 25 août 1947, l’inspecteur des agences indiennes de la Saskatchewan a écrit au ministère des Mines et des Minéraux (Canada) et a indiqué que l’agent des Indiens avait discuté du transfert de la bande de son emplacement actuel près du lac Jackfish au lac Birch et que, comme il fallait s’y attendre, ce projet avait reçu l’appui de très peu de membres de la bande, de sorte que le dossier devait être considéré comme clos.

[25] Dans une lettre du 12 septembre 1947, le ministre par intérim des Mines et des Minéraux (Canada) a répondu au premier ministre de la Saskatchewan pour l’informer que les membres de la bande Saulteaux ne voulaient pas déménager dans la région du lac Birch. Il a ajouté que, [traduction] « comme ils ont fait savoir qu’ils ne souhaitaient aucunement déménager à l’emplacement proposé, je dois vous informer qu’aucune autre mesure ne peut être prise à ce sujet par la Division des affaires indiennes » (pièce Ex-1, onglet 60).

[26] Cette première demande de la province visant la cession et l’échange des terres de Saulteaux situées au lac Jackfish a donc été rejetée.

D. Le rapport Brown

[27] La création de la commission Brown et les conclusions contenues dans le rapport ont donné un nouvel élan au projet visant les terres de la RI no 159. Au début des années 1950, la Saskatchewan a fait appel à C. S. Brown pour rédiger un rapport intitulé « Investigation of Recreational Facilities and Potentials in Northwestern Saskatchewan » ([traduction] Étude sur les installations récréatives et sur le potentiel récréatif dans le nord-ouest de la Saskatchewan) (pièce Ex-1, onglet 67 (le rapport Brown)).

[28] Le rapport Brown a été décrit comme une [traduction] « étude des ressources récréatives dans la région occupée du nord-ouest de la province, c’est-à-dire la région de Battleford et du lac Meadow, en lien avec les besoins récréatifs de la population locale et l’industrie touristique ». C. S. Brown a indiqué que [traduction] « [l’u]ne des considérations ayant motivé la tenue de cette étude était que le public demandait l’aménagement d’un parc provincial accessible à la population de presque toute la partie ouest de la province ».

[29] Au sujet des lacs Jackfish et Murray, C. S. Brown a conclu que [traduction] « les lacs Jackfish et Murray représentent une zone récréative extrêmement attrayante. Le lac Jackfish, surtout, compte plusieurs belles plages, et les deux lacs sont d’assez bons endroits où pêcher le brochet et le doré. »

[30] C. S. Brown a expliqué que les lacs Jackfish et Murray avaient déjà fait l’objet d’un aménagement récréatif. Il a souligné que les bonnes terres en bordure des lacs avaient été grossièrement loties et que les propriétaires de chalet avaient signé une sorte de bail à long terme. Ils payaient des frais annuels ou une somme forfaitaire correspondant à un prix d’achat. Il a conclu que [traduction] « [s]euls deux sites intéressants sur le bord du lac convena[ient] à un aménagement récréatif à usages multiples et [étaient] encore inoccupés et non aménagés. Les deux sites se trouv[aient] sur la rive nord-est et dans des réserves indiennes. »

[31] C. S. Brown a recommandé ce qui suit :

[traduction] Étant donné que le premier de ces deux sites est propice au développement, nous suggérons d’essayer d’en obtenir le titre de propriété en contrepartie d’une somme d’argent ou de terres comparables ailleurs. Le fait que les Indiens ne l’utilisent pas[,] qu’il est isolé du reste de la réserve et qu’il n’a aucune valeur agricole, sauf pour le pâturage, pourrait faire pencher leur décision en notre faveur.

[32] Dans son résumé, C. S. Brown a mentionné que les lacs Jackfish et Murray constituaient les zones présentant un énorme potentiel récréatif les plus au sud. Malgré le développement aléatoire constaté dans la région, il a conclu ainsi : [traduction] « […] il reste un site intéressant qui n’a pas été aménagé dans une partie inutilisée d’une réserve indienne située sur la rive nord-est du lac et j’estime qu’il faudrait l’obtenir, si possible, et l’aménager pour que la population puisse en faire usage et en profiter. » Plus précisément, l’une des recommandations formulées au terme de l’étude était la suivante :

[traduction] 7. Il est recommandé d’essayer d’obtenir le titre de propriété sur la moitié fractionnaire est de la section 10, dans le canton 48, du rang 17, à l’ouest du troisième méridien, d’une superficie d’environ 80 acres sur la rive est de l’extrémité nord du lac Jackfish, actuellement une réserve indienne, et de planifier son aménagement graduel pour en faire une utilisation intensive à des fins récréatives.

E. Le rapport Baker

[33] En 1956, un autre rapport a été rédigé pour la Direction de la conservation du ministère des Ressources naturelles (Saskatchewan) par le conseiller en loisirs W. M. Baker intitulé « A Report on Recreation Conditions on Jackfish & Murray Lakes (Rural Municipality No. 468 – Meota) » ([traduction] Rapport sur les conditions relatives aux activités récréatives dans la région des lacs Jackfish et Murray (municipalité rurale no 468 — Meota)) (pièce Ex-24, onglet 456 (le rapport Baker)). W. M. Baker a proposé [traduction] « [qu’]une partie de la réserve indienne no 159 située au lac Jackfish […] soit achetée ou louée à long terme ». Selon lui, les terres de réserve étaient les terres riveraines les plus intéressantes, tout comme les terres sablonneuses riveraines situées plus au nord, à l’intérieur de la réserve indienne no 159.

[34] W. M. Baker a insisté sur le fait que les terres de réserve de Saulteaux étaient essentielles à l’aménagement du lieu de villégiature du lac.

[35] Par suite de ce rapport, le comité de développement des ressources récréatives a été créé, et l’honorable A. G. Kuziak a été nommé président. Le comité a recommandé de dégager des fonds afin de pouvoir dès lors acquérir des terres, dont celles faisant partie de la RI no 159, en vue de l’aménagement d’un parc provincial. A. G. Kuziak a ajouté ce qui suit :

[traduction] Votre comité recommande instamment de ne pas reporter la décision concernant la proposition relative aux lacs Jackfish et Murray. […] [l]e coût d’acquisition des terres nécessaires – sans aucun doute plus élevé aujourd’hui qu’il y a dix ans – augmentera encore plus à chaque nouveau report. [Pièce Ex-2, onglet 84]

F. La proposition relative à l’échange de terres

[36] Dans une lettre du 4 mars 1958, le sous-ministre des Ressources naturelles (Saskatchewan) a demandé au sous-ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (Canada) si la Saskatchewan pouvait obtenir le titre de propriété de certaines parties de la RI no 159 pour en faire un parc provincial régional. Il s’est informé du prix que demanderait la bande Saulteaux pour les terres.

[37] Le 14 mars 1958, Sam Moccasin, membre de la bande Saulteaux, a écrit au superviseur régional des agences indiennes (Canada) pour l’informer que les membres de la bande avaient [traduction] « tenu une assemblée dans la réserve le 7 mars 1958 au sujet du lieu de villégiature estivale qu’ils voulaient construire dans la réserve du lac Jackfish, mais que ce lieu était le seul endroit où les membres pouvaient pêcher dans la réserve » (pièce Ex-2, onglet 92).

[38] Dans une lettre du 17 mars 1958, le surintendant des réserves et des fiducies (Canada) a écrit au superviseur régional (Canada) concernant l’intérêt que portait la Saskatchewan à une partie de la RI no 159. Il a indiqué que le surintendant de l’agence de Battleford (Canada) discuterait de la question avec la bande Saulteaux. Selon une note marginale manuscrite, le surintendant a relaté au téléphone [traduction] « [qu’]il avait rencontré la bande et qu’une sorte de bail pourrait être conclu, mais que, jusque-là, vendre n’était pas une option puisque les Indiens n’étaient aucunement intéressés » (pièce Ex-2, onglet 95).

[39] Dans une lettre du 18 mars 1958, le surintendant de l’agence de Battleford (Canada) a informé le superviseur régional (Canada) [traduction] « [qu’]une assemblée de la bande indienne Saulteaux avait eu lieu dans la réserve le 17 mars 1958 pour discuter de la vente au gouvernement provincial des parcelles de terre situées dans la réserve de Saulteaux à proximité du lac Jackfish » (pièce Ex-2, onglet 97). Il a mentionné que les membres [traduction] « étaient intervenus les uns après les autres pour s’opposer à la disposition de ces parcelles de terre et qu’ils ne participeraient à aucune autre discussion ayant trait à la vente d’une partie de leur réserve ».

[40] Dans une lettre du 26 mars 1958, le sous-ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (Canada) a écrit au sous-ministre des Ressources naturelles (Saskatchewan) que le surintendant de l’agence avait rencontré les membres de la bande et que ceux-ci avaient voté à l’unanimité contre la disposition de leurs terres. Il a ajouté ce qui suit :

[traduction] L’une des objections formulées était que la vente des terres fermerait l’accès aux lieux de pêche fréquentés par les Indiens. Une autre objection était que la réserve ne répondrait plus aux besoins de la bande si sa superficie était réduite.

Je ne sais pas s’il serait possible de convaincre les membres de la bande de changer d’avis, mais si on pouvait faire en sorte que les Indiens continuent d’avoir accès aux lieux de pêche et s’il y avait des terres bien situées sous l’autorité de la province qui pourraient être échangées contre les terres dont votre ministère a besoin, il pourrait valoir la peine d’en discuter davantage avec les Indiens. Si la question devait être de nouveau soulevée auprès des Indiens, il pourrait être utile qu’un représentant de votre ministère les rencontre pour leur expliquer précisément ce dont vous avez besoin et pour trouver un accord satisfaisant en ce qui concerne l’indemnité, que ce soit sous la forme d’une somme d’argent ou d’un échange contre d’autres terres appartenant à la province. [Pièce Ex-2, onglet 100]

[41] Il était indiqué ce qui suit dans le rapport trimestriel de l’agence de Battleford du 31 mars 1958 :

[traduction] Au cours des deux dernières années, la bande indienne Saulteaux a été invitée à envisager la possibilité de louer la partie de sa réserve qui est adjacente au lac Jackfish à des fins de camping. À l’assemblée tenue à cette fin, la majorité des membres était favorable au projet. La location de cette partie de la réserve pourrait constituer une bonne source de revenus, compte tenu du manque d’espace pour les campeurs au bord du lac Jackfish. [Pièce Ex-2, onglet 85]

[42] Le 3 avril 1958, le sous-ministre des Ressources naturelles (Saskatchewan) a répondu à la lettre datée du 26 mars du sous-ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (Canada) en indiquant ce qui suit :

[traduction] En toute honnêteté, je dois dire que nous comprenons la position adoptée par la bande à l’égard de notre proposition. Bien entendu, nous espérions que la bande soit disposée à vendre ses terres, ce qui aurait eu pour effet de limiter les problèmes administratifs liés au parc proposé.

Nous avions précédemment envisagé les terres provinciales contiguës à la réserve, mais malheureusement, ces terres font l’objet de baux de location de pâturage de 33 ans. La plupart d’entre eux arrivent à échéance seulement en 1980 ou après.

Je me demande si un accord pourrait être trouvé pour obtenir l’administration et le contrôle des terres en question, sous réserve que la bande ait le droit de se rendre à ses lieux de pêche en passant par ces terres, et ce, sans restriction.

Si nous créons ce parc, nous avons l’intention de soustraire certaines parties à l’aliénation, lesquelles pourraient facilement inclure les parties de la réserve que nous convoitons.

En somme, notre objectif est d’obtenir un contrôle suffisant des terres contiguës à la rive ouest du lac Jackfish pour permettre à toute la population de la province d’accéder librement à l’eau.

Nous demandons seulement à la bande d’accepter notre proposition, pour autant que l’indemnité qu’elle demande respecte le budget que nous allouons à l’acquisition de terres. [Pièce Ex-2, onglet 101]

[43] Les agences provinciale et fédérale ont échangé des lettres pour tenter d’organiser une rencontre avec les membres de la bande et voir si un accord pouvait être conclu.

[44] Dans une lettre du 13 juin 1958, le surintendant de l’agence de Battleford (Canada) a informé le superviseur régional des agences indiennes (Saskatchewan) que la situation n’avait pas évolué. Il a indiqué ce qui suit :

[traduction] Veuillez prendre note que la situation n’a pas évolué depuis notre dernier échange à ce sujet le 18 mars 1958.

Je souhaite également vous informer qu’aucun représentant du ministère provincial des Ressources naturelles n’a communiqué avec la bande pour discuter de la question du parc.

Comme je l’ai mentionné dans ma lettre du 18 mars, les membres de la bande n’envisagent pas de vendre une partie de leur réserve. Pour le moment, je suis d’avis qu’il ne servira à rien de reprendre les négociations avec les membres de la bande, à moins que le gouvernement provincial ait une offre très généreuse à leur présenter. [Pièce Ex-2, onglet 108]

[45] Dans un mémoire au cabinet de la Saskatchewan daté du 29 septembre 1959, le secrétaire du Cabinet a écrit ce qui suit :

[traduction] Les propositions faites par le ministère des Ressources naturelles en vue de l’acquisition d’autres terres situées sur la rive du lac Jackfish ont été examinées.

Il a été convenu que le ministère des Ressources naturelles est autorisé à poursuivre ses négociations en vue de l’acquisition de terres situées au lac Jackfish selon les modalités énoncées dans le rapport intitulé « Jackfish Lake Proposal » (Proposition concernant le lac Jackfish). [Pièce Ex-2, onglet 119]

[46] Il est indiqué ce qui suit dans un document du conseil de bande daté du 13 octobre 1959, dans lequel les lignes de signature du chef Alex Katcheech, du conseiller John Swimmer et du conseiller Jim Moccasin ne portent pas de signature à proprement parler, mais seulement la mention [traduction] « (signé) » :

[traduction] Le lundi 12 octobre 1959, une assemblée a eu lieu chez le chef Alex Katcheech dans la réserve de Saulteaux. Il a été convenu que la bande était prête à négocier avec le gouvernement de la Saskatchewan pour la vente de certaines parties de la réserve de Saulteaux bordant la rive nord du lac Jackfish […]. [Pièce Ex-2, onglet 120]

[47] Le document du conseil de bande présente une description des terres visées par l’échange qui sont situées au lac Jackfish et au lac Birch. En plus des terres, la bande Saulteaux demandait ce qui suit :

[traduction] Il est également demandé que la somme de vingt mille dollars (20 000,00 $) soit portée au crédit de la bande Saulteaux. Comme condition de vente, il est également demandé que tous les droits miniers soient inclus dans la transaction ci-dessus visant les terres et qu’ils appartiennent à la partie détenant le titre.

[48] Dans une lettre du 23 octobre 1959, le surintendant de l’agence de Battleford a envoyé au superviseur régional une copie de la proposition présentée par le conseil de bande de Saulteaux :

[traduction] Vous trouverez ci-joint une copie des propositions présentées par le conseil de bande de Saulteaux, dans lesquelles il énonce ses conditions de négociation pour l’échange d’environ 217 acres de terres de réserve bordant la rive nord du lac Jackfish. Cette assemblée a eu lieu dans la réserve, en l’absence de représentants du ministère. Sa proposition a été soumise au ministère des Ressources naturelles pour examen. [Pièce Ex-2, onglet 122]

[49] Il a également indiqué que le conseil de bande n’avait [traduction] « pas encore eu de nouvelles du gouvernement de la Saskatchewan à savoir s’il jugeait ces conditions acceptables ».

[50] Dans un document du 29 octobre 1959 adressé au conseil de bande de Saulteaux, le sous-ministre des Ressources naturelles (Saskatchewan) a présenté une [traduction] « proposition relative à [l’]échange de terres de réserve indienne situées au lac Jackfish contre des terres situées dans la forêt provinciale au lac Birch » (pièce Ex-2, onglet 130). La proposition était la suivante :

[traduction]
1. La bande indienne transférera à la province le quart fractionnaire sud-est de la section 2 et la moitié fractionnaire est de la section 10, dans le canton 48, du rang 17, à l’ouest du troisième méridien, y compris les droits miniers.

2. La province versera la somme de 20 000,00 $ pour les terres décrites ci-dessus.

3. La province transférera au ministère des Affaires indiennes le quart fractionnaire nord-ouest de la section 2, la moitié fractionnaire est de la section 3, des fractions des sections 10, 11, 12, les sections 13 et 14, des fractions des sections 15, 16, 20, la section 21, dans le canton 52, du rang 15, à l’ouest du troisième méridien.

4. La province transférera au ministère des Affaires indiennes les droits miniers afférents à la section 14, dans le canton 52, du rang 15, à l’ouest du troisième méridien en échange des droits miniers auxquels renonceront les Indiens.

5. La province indemnisera une famille occupant la fraction sud-est de la section 2 pour les améliorations apportées.

6. La province prendra les dispositions pour la fermeture et le transfert des emprises routières arpentées se trouvant dans la zone à échanger.

7. Le sentier qui traverse la section 20 en direction nord-est demeurera ouvert et la province pourra l’emprunter librement et sans restriction pour accéder à la forêt provinciale.

[51] Il est indiqué ce qui suit dans le procès-verbal de la réunion du cabinet de la Saskatchewan daté du 30 octobre 1959 :

[traduction] Nous avons examiné une proposition du ministère des Ressources naturelles visant à acquérir auprès des Indiens Sa[u]lteaux deux parcelles de terre situées sur les rives du lac Jackfish, soit 207 acres au total, ainsi que les droits miniers, en échange de quoi le ministère transférera ce qui suit aux Indiens :

(1) un paiement en espèces de 20 000 $;

(2) une parcelle de terre de la Couronne d’une superficie de 5 363 acres;

(3) des droits miniers afférents à une section des terres. [Pièce Ex-2, onglet 133]

[52] Il a également été signalé que, si la province faisait l’acquisition de terres indiennes sur les rives du lac Jackfish, elle devrait indemniser la famille indienne établie sur ces terres pour que celle-ci puisse s’installer ailleurs après avoir été expulsée.

[53] De façon générale, il a été convenu que l’offre faite par le ministère des Ressources naturelles aux Indiens était généreuse. Or, il a été décidé de l’approuver en principe. Il a également été convenu que le ministère devait, dans la mesure du possible, envisager de réduire son offre.

[54] Le 2 novembre 1959, le conseil de bande de Saulteaux a rédigé une résolution du conseil de bande indiquant ce qui suit :

[traduction] Nous avons lu et bien compris la proposition du ministère des Ressources naturelles du gouvernement de la Saskatchewan.

Ladite proposition est acceptée, et nous demandons à la Division des affaires indiennes de procéder à la préparation des documents nécessaires au vote de cession […] [pièce Ex-2, onglet 134].

[55] Le 3 novembre 1959, le surintendant de l’agence de Battleford a envoyé une lettre au superviseur régional de la Saskatchewan (Canada), à laquelle il a joint la proposition relative à l’échange de terres de réserve indienne situées au lac Jackfish contre des terres situées dans la forêt provinciale au lac Birch ainsi que la résolution du conseil de bande par laquelle la bande Saulteaux acceptait la proposition. Il a demandé que [traduction] « les formulaires et instructions nécessaires soient envoyés pour pouvoir convoquer une assemblée afin de procéder au vote de cession » (pièce Ex-2, onglet 138). Il a décrit les terres que devait obtenir la bande Saulteaux :

[traduction] Sur les terres détenues par la Couronne faisant l’objet de la négociation, du foin des marais d’assez bonne qualité pousse le long des lacs, sur une superficie d’environ 300 acres. La superficie varie en fonction du niveau de l’eau. Vallonnées et sablonneuses, les autres terres n’ont aucune valeur agricole. Le bois est rare et a peu de valeur commerciale. Les activités de pêche sont limitées, mais le gibier et les animaux à fourrure sont nombreux. La superficie totale est d’environ 4 600 acres, comparativement aux 207 acres auxquelles [la bande] Saulteaux renoncera.

[…]

On estime que la transaction sera avantageuse pour les Indiens. Ils tireront un revenu du piégeage et ils pourront subvenir à leurs besoins, notamment en chassant le gros gibier.

[56] Le 5 novembre 1959, le superviseur régional (Canada) a écrit une lettre au chef de la Division des réserves et des fiducies (Canada), à laquelle il a joint la proposition relative à l’échange des terres situées au lac Jackfish contre des terres situées dans la forêt provinciale au lac Birch ainsi que la résolution du conseil de bande par laquelle la bande Saulteaux acceptait la proposition. La lettre contenait le passage suivant :

[traduction] La province de la Saskatchewan souhaite acquérir environ 200 acres de la réserve [no 159] bordant le lac Jackfish pour y aménager une zone récréative. Il ne fait aucun doute que divers résidents de la ville de North Battleford et de la région du lac Jackfish font pression sur la province pour que celle-ci aménage un espace récréatif supplémentaire le long des rives de ce lac. Il semble que les Indiens tireraient profit de la conclusion de cette transaction avec les autorités gouvernementales provinciales.

Il est donc recommandé que la proposition soit examinée attentivement et que la demande du conseil de bande soit acceptée. Les documents nécessaires à la tenue d’un vote de cession des Indiens concernés doivent être remplis et envoyés au surintendant Doll pour qu’il les présente aux Indiens de la bande Saulteaux.

J’ai discuté de cette transaction avec les autorités gouvernementales provinciales du ministère des Ressources naturelles. Comme cette transaction sera certainement avantageuse pour les Indiens, je n’ai aucune hésitation à en recommander l’approbation.

[…]

Si la province obtient les droits miniers afférents à 207 acres de la réserve [Saulteaux], elle croit faire de son mieux en accordant aux Indiens concernés les droits miniers afférents à 640 acres des terres visées par l’échange.

[…]

Nous devons reconnaître que la proposition présentée aux Indiens par la province de la Saskatchewan est très juste et raisonnable. J’aimerais souligner que les 4 600 acres que les Indiens obtiendraient dans le cadre de cette transaction seraient plus appropriées pour l’élevage du bétail que les 207 acres que la province souhaite acquérir à des fins récréatives. [Pièce Ex-2, onglet 142]

[57] Le 2 décembre 1959, le sous-ministre des Ressources naturelles (Saskatchewan) a écrit au sous-ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (Canada) que la province était heureuse que le ministère ait jugé la proposition acceptable et que les membres de la bande Saulteaux [traduction] « jouiraient bien sûr des mêmes droits d’usage des terres qu’ils sont appelés à céder que la population générale pour ce qui est de l’accès au lac et des activités récréatives » (pièce Ex‑2, onglet 154).

[58] Dans une lettre du 7 décembre 1959, le chef de la Division des réserves et des fiducies (Canada) a écrit ce qui suit au superviseur régional de la Saskatchewan (Canada) concernant le transfert proposé des terres :

[traduction] À la suite de ma lettre du 2 décembre 1959, nous avons été informés que nous entretenions une correspondance avec le bureau de l’agence concernant une cession du quart fractionnaire nord-est de la section 10, dans le canton 48, du rang 17, à l’ouest du troisième méridien. Il semble que la bande Saulteaux aimerait louer cette zone pour en faire un lieu de villégiature estivale.

La proposition susmentionnée est incompatible avec l’échange prévu avec la province, puisque la zone en question fait partie des 207 acres visées par la proposition de transfert. Si les documents de cession envoyés à l’agence avec notre lettre du 8 octobre 1959 n’ont pas encore été présentés à la bande, il est recommandé qu’ils ne le soient pas avant que les documents de cession soient transmis relativement aux 207 acres qu’il est proposé d’échanger avec la province.

Fait intéressant, lors d’une assemblée de la bande tenue le 7 août 1959, la majorité des membres votants était en faveur de la location des terres. Alors, même si le conseil de bande est favorable à l’échange proposé, il est fort possible que la majorité soit contre. [Pièce Ex-2, onglets 156 et 157]

[59] Dans une lettre du 21 décembre 1959, le superviseur régional de la Saskatchewan (Canada) a écrit au surintendant de l’agence de Battleford pour s’enquérir d’un possible malentendu concernant la location par opposition à l’échange des terres situées au lac Jackfish :

[traduction] […] Il y a un certain malentendu parmi les Indiens concernant [la] cession à des fins de vente, puisqu’il semble que la bande Saulteaux aimerait louer cette zone pour en faire un lieu de villégiature estivale.

Nous ne sommes pas certains de bien comprendre la teneur de la lettre du ministère du 7 décembre et nous aimerions avoir des explications. [Pièce Ex-2, onglet 160]

[60] Dans une lettre du 23 décembre 1959, le surintendant de l’agence de Battleford (Canada) a répondu ce qui suit au superviseur régional de la Saskatchewan (Canada) concernant la question de la location :

[traduction] Le 18 décembre, nous avons renvoyé aux quartiers généraux le document de cession proposant la location des terres indiennes de la bande Saulteaux. Depuis que le gouvernement de la Saskatchewan a présenté sa deuxième proposition en vue d’acquérir environ 207 acres de terres de réserve en échange d’autres terres provinciales, ainsi que les autres conditions énoncées précédemment, les Indiens ne souhaitent plus louer. [Pièce Ex-2, onglet 164]

[61] Il convient d’ajouter que l’accord de cession ne prévoyait pas d’indemnisation pour la famille occupant la fraction sud-est de la section 2 pour les améliorations qu’elle avait apportées, mais que cela a été corrigé dans les documents de cession avant qu’ils ne soient soumis aux membres votants.

G. La cession de 1960

[62] Une assemblée de la bande Saulteaux a eu lieu le 25 janvier 1960, à 13 h, à l’externat indien Saulteaux afin de soumettre au vote la cession proposée. Le procès-verbal de l’assemblée indique ce qui suit :

  • Un interprète a été choisi sur recommandation du conseil de bande et il s’est engagé à interpréter l’assemblée du cri à l’anglais et de l’anglais au cri. Le surintendant de l’agence indienne de Battleford a demandé aux personnes présentes à l’assemblée si elles étaient satisfaites du choix de l’interprète et personne n’a soulevé d’objection;

  • Les conditions de la cession ont été lues par le surintendant de l’agence indienne et traduites par l’interprète. Le surintendant de l’agence indienne a demandé si les conditions avaient été comprises et si quelqu’un avait des questions;

  • Un représentant de la Saskatchewan a mentionné que si l’accord était conclu, « les Indiens auraient autant le droit d’utiliser les terres que les Blancs » (pièce Ex-2, onglets 171 et 172);

  • Le vote a eu lieu : cinquante-deux personnes ont voté en faveur de la cession et huit ont voté contre.

[63] Le chef et deux conseillers ont signé le formulaire de cession, de même que le surintendant de l’agence indienne qui a signé au nom du Canada. Une superficie de 207 acres de la RI no 159 a ainsi été cédée à Sa Majesté la Reine, en fiducie, pour être vendue à la Saskatchewan. Les conditions de la cession étaient les suivantes :

[traduction]
1. QUE la province de la Saskatchewan verse au gouvernement du Canada la somme de vingt mille dollars (20 000,00 $), qui sera portée au crédit de notre fonds de capital en fiducie à Ottawa.

2. QUE la province de la Saskatchewan transfère à Sa Majesté la Reine du chef du Canada les terres suivantes : Le quart fractionnaire nord-ouest de la section 2, la moitié fractionnaire est de la section 3, des fractions des sections 10, 11, 12, les sections 13 et 14, des fractions des sections 15, 16, 20 et 21, dans le canton 52, du rang 15, à l’ouest du troisième méridien, ainsi que toutes les emprises routières établies sous l’autorité d’une loi, à l’exception du sentier qui traverse la section 20 en direction nord-est, qui demeurera ouvert et que la province de la Saskatchewan pourra emprunter librement et sans restriction pour accéder à la forêt provinciale. Le tout, sous réserve des mines et des minéraux, à l’exception de la section 14.

3. QUE la province de la Saskatchewan soit tenue d’indemniser complètement l’occupant du quart sud-est de la section 2, dans le canton 52, du rang 15, à l’ouest du troisième méridien, pour les améliorations qu’il a apportées aux terres et aux bâtiments érigés sur ces terres et qu’au besoin, la province soit également tenue de déménager l’habitation à un endroit choisi et de la placer sur une fondation ou un sous-sol équivalent à ce qui est actuellement en place.

4. QUE les terres énumérées au point 2 ci-dessus soient mises de côté à titre de réserve à l’usage et au profit de notre bande. [Pièce Ex-2, onglet 175]

[64] Le 25 janvier 1960, le chef de la bande Saulteaux a signé un affidavit attestant que la cession avait été sanctionnée par une majorité des électeurs de la bande lors d’une assemblée générale convoquée par le conseil et que les conditions de la cession avaient été traduites aux électeurs par un interprète qualifié pour interpréter de l’anglais à la langue autochtone.

[65] Le 26 janvier 1960, le surintendant de l’agence indienne a signé un affidavit attestant que la cession avait été sanctionnée par une majorité des électeurs de la bande lors d’une assemblée générale convoquée par le conseil et qu’il était présent à l’assemblée lorsque la cession a été sanctionnée.

[66] Dans une lettre du 29 janvier 1960, le superviseur régional de la Saskatchewan (Canada) a envoyé les documents de cession et les documents justificatifs au chef de la Division des réserves et des fiducies (Canada) à Ottawa. Il a écrit ce qui suit : [traduction] « Comme cette cession a été approuvée par plus de 51 % des membres votants de la bande, je recommande qu’elle soit approuvée et que les mesures nécessaires soient prises […] » (pièce Ex-2, onglet 178).

[67] Dans un mémoire daté du 8 février 1960, le directeur (Canada) a informé le sous-ministre (Canada) de la cession en lui écrivant ce qui suit : [traduction] « À cette assemblée, 60 des 82 membres ayant droit de vote étaient présents, et 52 d’entre eux ont voté en faveur de la cession, tandis que 8 ont voté contre. Comme un vote majoritaire a été obtenu à l’assemblée, la cession a été adoptée » (pièce Ex-2, onglet 179). Il a ajouté ce qui suit : [traduction] « La présentation au conseil ci-jointe vise à faire accepter la cession, comme le prévoit l’article 40 de la Loi sur les Indiens. » À la même date, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (Canada) a fait état de la cession au gouverneur général en conseil et a recommandé que la cession soit acceptée, comme le prévoit l’article 40 de la Loi sur les Indiens.

[68] Le 18 février 1960, le décret CP 1960-178 acceptant la cession a été adopté. Le 10 mars 1960, le décret CP 1960-297, par lequel l’administration et le contrôle des terres décrites dans les documents de cession étaient transférés à la Saskatchewan, a été adopté.

[69] Le 9 mai 1960, dans un mémoire ministériel adressé au ministre par intérim des Ressources naturelles (Saskatchewan), le sous-ministre des Ressources naturelles (Saskatchewan) a demandé l’adoption d’un décret afin d’approuver le transfert du titre de propriété sur les terres situées au lac Birch à la bande Saulteaux et d’approuver le paiement de 20 000 $.

[70] La même date, la Saskatchewan a adopté le décret 785/60, par lequel le ministre des Ressources naturelles de la Saskatchewan était autorisé à acheter les terres cédées et à transférer l’administration et le contrôle des terres situées au lac Birch et le paiement de 20 000 $ au surintendant des Affaires indiennes (Canada), en fiducie pour le compte de la bande Saulteaux.

[71] Dans un document faisant foi du paiement et daté du 12 mai 1960, la Saskatchewan a versé 20 000 $ au surintendant général des Affaires indiennes (Canada), en fiducie pour le compte de la bande Saulteaux, pour l’achat des terres cédées. Ce paiement porté au crédit de la bande Saulteaux a ensuite été confirmé par le chef de la Division des réserves et des fiducies (Canada) le 16 juin 1960.

[72] Le 21 mai 1960, la Saskatchewan a adopté le décret 887/60, par lequel les terres cédées ont été reconnues comme parc provincial, à savoir « The Battlefords Provincial Park » ([traduction] Parc provincial de Battleford) (pièce Ex-2, onglet 196).

[73] Les certificats de titre appropriés ont été délivrés, et l’occupant du quart sud-est des terres a été relocalisé et indemnisé d’une manière qu’il a jugé satisfaisante.

[74] Dans une résolution du conseil de bande datée du 1er décembre 1961, la bande Saulteaux a décidé que les terres situées dans la région du lac Birch seraient considérées comme étant la réserve indienne de Saulteaux no 159A.

[75] Le 13 février 1964, le décret CP 1964-219, par lequel les terres situées au lac Birch étaient mises de côté à titre de réserve indienne de Saulteaux no 159A à l’usage et au profit de la bande Saulteaux, a été adopté.

[76] Dans une note d’information écrite le 25 octobre 1996, un représentant du ministère de l’Environnement de la Saskatchewan a écrit ce qui suit au ministre et au sous-ministre de l’Environnement et de la Gestion des ressources (Saskatchewan) :

[traduction]
Pour faire suite à la discussion que vous avez eue avec l’honorable Bob Mitchell concernant la manière dont la Première Nation Saulteaux a compris la vente des terres au ministère en 1960 et les conditions de celle-ci […]

Selon les discussions que M. Mitchell a eues avec la Première Nation, cette dernière a affirmé qu’il y avait trois conditions de vente, à savoir :

1. La Première Nation n’aurait pas de frais à payer pour accéder au parc.

2. La Première Nation pourrait conserver ses cabanes de pêche situées le long de la rive.

3. Les membres de la Première Nation obtiendraient des emplois dans le parc.

Après un examen des documents liés à la vente de ces terres, nous n’en avons trouvé aucun traitant des trois « conditions » susmentionnées. [Pièce Ex-2, onglet 253]

IV. Le bien-fondé

A. Le Canada a-t-il manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait à l’égard de la revendicatrice avant la cession relativement à la cession et à l’échange de la RI no 159 de 1960, établissant ainsi le bien-fondé de la revendication fondée sur l’alinéa 14(1)c) de la LTRP?

1. Aperçu

[77] Le Tribunal est appelé à déterminer si l’intimé a manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait avant la cession relativement à la cession et à l’échange de la RI no 159 de 1960.

2. La cession constituait-elle un marché abusif?

a) Position de la revendicatrice

[78] La revendicatrice soutient que l’intimé a manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait avant la cession puisque la cession constituait un marché abusif, et ce, pour les raisons suivantes :

  • 1.La décision de céder les terres était imprudente et inconsidérée lorsqu’elle est considérée du point de vue qu’avait la bande à l’époque;

  • 2.La bande n’a pas bien saisi les conditions de la cession;

  • 3.La conduite de la Couronne a vicié les négociations au point qu’il serait hasardeux de tenir pour acquis que la bande avait bien compris la situation et avait eu l’intention de faire ce qu’elle a fait.

b) Position de l’intimé

[79] L’intimé nie avoir manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait avant la cession relativement à celle-ci. Il soutient que la cession ne constituait pas un marché abusif. Il ajoute que le Canada a pris des mesures pour s’assurer que la Première Nation Saulteaux avait bien compris le marché qu’il avait conclu avec la Saskatchewan et que la revendicatrice participait activement aux négociations des conditions de la cession et de l’échange. L’intimé nie que sa conduite a vicié les négociations au point qu’il serait hasardeux de tenir pour acquis que la bande avait bien compris la situation et avait eu l’intention de faire ce qu’elle a fait. Il soutient que rien ne montre que la Couronne a exercé une pression indue sur la revendicatrice pour qu’elle conclue un accord ou accepte les demandes de la Saskatchewan. L’intimé fait valoir que la cession et l’échange que la revendicatrice a négociés avec le gouvernement provincial de la Saskatchewan représentaient une décision juste et raisonnable du point de vue de la Première Nation, à l’époque.

c) Droit

[80] La première décision dans laquelle le rapport existant entre la Couronne et les Premières Nations a été qualifié de rapport fiduciaire était l’arrêt Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335, 13 DLR (4th) 321 [Guerin].

[81] À la page 376 de cet arrêt, le juge Dickson, s’exprimant au nom de la majorité, a expliqué pourquoi une obligation de fiduciaire prend naissance dans le contexte d’une cession :

À mon avis, la nature du titre des Indiens et les modalités prévues par la Loi relativement à l’aliénation de leurs terres imposent à Sa Majesté une obligation d’equity, exécutoire en justice, d’utiliser ces terres au profit des Indiens. Cette obligation ne constitue pas une fiducie au sens du droit privé. Il s’agit plutôt d’une obligation de fiduciaire. Si, toutefois, Sa Majesté manque à cette obligation de fiduciaire, elle assumera envers les Indiens exactement la même responsabilité qu’aurait imposée une telle fiducie.

Le rapport fiduciaire entre Sa Majesté et les Indiens découle du concept du titre aborigène, autochtone ou indien. Cependant, le fait que les bandes indiennes possèdent un certain droit sur des terres n’engendre pas en soi un rapport fiduciaire entre les Indiens et Sa Majesté. Pour conclure que Sa Majesté est fiduciaire, il faut aussi que le droit des Indiens sur les terres soit inaliénable, sauf dans le cas d’une cession à Sa Majesté.

Il est interdit à une bande indienne de céder son droit directement à un tiers. La vente ou la location de terres ne peut avoir lieu qu’à la suite d’une cession et c’est alors Sa Majesté qui agit au nom de la bande. C’est dans la Proclamation royale de 1763 que Sa Majesté a pour la première fois endossé cette responsabilité qui lui est encore reconnue dans les dispositions de la Loi sur les Indiens relatives aux cessions. L’exigence d’une cession et la responsabilité qui en découle ont pour effet d’imposer à Sa Majesté une obligation de fiduciaire distincte envers les Indiens.

[82] Dans son analyse des exigences en matière de cession prévues dans la Proclamation royale ainsi que dans la Loi sur les Indiens, le juge Dickson a conclu ce qui suit :

Cette exigence d’une cession vise manifestement à interposer Sa Majesté entre les Indiens et tout acheteur ou locataire éventuel de leurs terres, de manière à empêcher que les Indiens se fassent exploiter. Cet objet ressort nettement de la Proclamation royale elle-même qui porte, au début de la disposition qui fait de Sa Majesté un intermédiaire, « qu’il s’est commis des fraudes et des abus dans les achats de terres des sauvages au préjudice de Nos intérêts et au grand mécontentement de ces derniers… » En confirmant dans la Loi sur les Indiens cette responsabilité historique de. Sa Majesté de représenter les Indiens afin de protéger leurs droits dans les opérations avec des tiers, le Parlement a conféré à Sa Majesté le pouvoir discrétionnaire de décider elle-même ce qui est vraiment le plus avantageux pour les Indiens. Tel est l’effet du par. 18(1) de la Loi. [Guerin, aux pp 383-84]

[83] L’obligation de fiduciaire de la Couronne vise principalement à prévenir les marchés abusifs entre les peuples autochtones et les nouveaux colons.

[84] Dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, 130 DLR (4th) 193 [Rivière Blueberry], la Cour suprême du Canada a analysé ce qui équivaut à de l’exploitation dans le contexte des cessions de terres de réserve. Dans ses motifs concordants, la juge McLachlin a écrit qu’en prévoyant que la Couronne s’interpose entre les peuples autochtones et les colons, la Loi des Indiens « établi[t] un équilibre entre les deux pôles extrêmes que constituent l’autonomie et la protection » (au para 35). En vertu des dispositions de la Loi des Indiens, une Première Nation a « le droit de décider si ell[e veut] céder [sa] réserve, et [sa] décision d[oit] être respectée » (au para 35). Cependant, si la décision de céder les terres est « imprudente ou inconsidérée — et équiva[ut] à de l’exploitation », la Couronne a le pouvoir discrétionnaire de refuser de consentir à la cession (au para 35). Concrètement, « l’obligation de la Couronne se limitait à prévenir les marchés abusifs » (au para 35). Bien qu’elle soit exprimée dans les motifs concordants de la juge McLachlin, l’idée selon laquelle il doit y avoir un équilibre entre l’autonomie et la protection a été retenue par la majorité (au para 14).

[85] Dans l’arrêt Rivière Blueberry, la juge McLachlin explique que le marché contesté doit être considéré « du point de vue de la bande, à l’époque », ce qui ne permet pas de prendre du recul (au para 36). S’appuyant sur l’arrêt Fales c Canada Permanent Trust Co, [1977] 2 RCS 302 à la p 315, 70 DLR (3d) 257, elle indique qu’en tant que fiduciaire, la Couronne doit être jugée selon « l’obligation d’agir avec le soin et la diligence “qu’un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires” » (au para 104). Dans les motifs des juges majoritaires, le juge Gonthier écrit qu’il ne donnerait sans doute pas effet à la cession si « la bande n’en avait pas bien saisi les conditions, ou si la conduite de la Couronne avait, d’une manière ou d’une autre, vicié les négociations au point qu’il serait hasardeux de tenir pour acquis que la bande avait bien compris la situation et avait eu l’intention de faire ce qu’elle a fait » (au para 14). La juge McLachlin souligne elle aussi l’importance d’une bonne compréhension, en insistant sur le temps et la possibilité de discuter d’un possible marché au sein de la Première Nation, la qualité de l’explication fournie par la Couronne à l’égard du marché proposé et l’absence d’influence exercée par la Couronne avant ou pendant l’assemblée de la cession (au para 39).

[86] Le Tribunal a déjà conclu que, lorsque la Couronne a vicié les négociations de sorte qu’il est impossible de tenir pour acquis que la Première Nation a bien compris la situation et a eu l’intention de faire ce qu’elle a fait, un marché est, par définition, abusif (Première Nation de Makwa Sahgaiehcan c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2019 TRPC 5 au para 157 [Makwa Sahgaiehcan]). Dans sa plus récente décision portant sur un marché contesté, Première Nation de Kahkewistahaw c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2022 TRPC 5, le Tribunal a conclu que lorsqu’une Première Nation décide de céder ses terres, la « décision doit être respectée, à moins que la revendicatrice n’ait pas bien saisi les conditions de la cession ou que la décision de céder [les terres] était si imprudente ou inconsidérée qu’elle équivalait à de l’exploitation » (au para 47).

[87] Dans l’arrêt Southwind c Canada, 2021 CSC 28, 459 DLR (4th) 1, la Cour suprême du Canada a réitéré le contenu de l’obligation de fiduciaire de la Couronne applicable aux réserves au sens de la Loi sur les Indiens dans le contexte d’une cession :

L’obligation de fiduciaire impose à la Couronne les devoirs suivants : la loyauté, la bonne foi, la communication complète de l’information et, lorsqu’il s’agit de terres de réserve, la préservation de l’intérêt quasi propriétal de la première nation et la protection de celui‑ci contre l’exploitation. La norme de prudence est celle qu’une personne apporte à l’administration de ses propres affaires. Dans le contexte d’une cession de terres de réserve, notre Cour a reconnu que l’obligation de fiduciaire exige également que la Couronne évite les marchés inconsidérés, qu’elle gère le processus de manière à favoriser le meilleur intérêt de la première nation et qu’elle s’assure que celle‑ci consent à la cession. [Renvois omis; au para 64]

d) Analyse

i) La décision de céder les terres était-elle imprudente et inconsidérée lorsqu’elle est considérée du point de vue de la bande, à l’époque?

[88] La revendicatrice soutient que la décision de conclure le marché était imprudente et inconsidérée compte tenu de l’importante différence de qualité entre les terres cédées et celles reçues en échange, de sorte que le Canada aurait dû refuser de consentir à la cession proposée.

[89] Selon elle, la qualité des terres reçues en échange était nettement inférieure à celle des terres cédées. L’eau du lac Jackfish était cristalline tandis que les lacs Birch et Helene étaient peu profonds, envahis par les mauvaises herbes et vaseux et que les poissons y étaient moins abondants et plus à risque de mourir en hiver. Les terres reçues en échange se prêtaient difficilement à la tenue d’activités récréatives ou à la construction de chalets, et aucune activité aquatique ne pouvait être pratiquée dans les eaux troubles et envahies par les mauvaises herbes. Malgré leur grande superficie, elles ne comptaient aucune plage sablonneuse et n’avaient aucune valeur agricole ou forestière. De plus, la majeure partie du rivage était inaccessible par la route. La revendicatrice soutient également que le potentiel d’aménagement des terres reçues en échange était beaucoup moins élevé que celui des terres cédées. Du fait des rapports Baker et Brown susmentionnés, la province de la Saskatchewan savait très bien que les terres cédées étaient propices à un aménagement récréatif.

[90] Cependant, le dossier de preuve suffit à établir que, du point de vue de la bande à l’époque, la différence de qualité relevée avait été raisonnablement compensée. La superficie des terres reçues en échange était vingt fois supérieure : 207 acres de terres au lac Jackfish ont été échangées contre 4 970 acres aux lacs Birch et Helene. La bande s’était opposée à la vente proposée en 1958 au motif que la réserve ne répondrait plus aux besoins des membres si sa superficie était réduite. L’augmentation de la superficie des terres reçues en échange a permis de répondre à cette objection. Les terres reçues en échange n’étaient ni éloignées ni inaccessibles. Elles étaient proches de la ville de Glaslyn et accessibles par l’autoroute 4. Les terres reçues en échange se prêtaient également à la culture de foin des marais, ainsi que, dans une certaine mesure, au pâturage du bétail, à la chasse et au piégeage, ou encore à des projets d’aménagement du fait qu’il était possible d’y construire des structures résidentielles sur de vastes superficies tout en respectant l’utilisation des terres agricoles environnantes.

[91] La bande s’était également opposée à la vente au motif que celle-ci fermerait l’accès aux lieux de pêche fréquentés par ses membres. Cette question a été réglée puisque, après l’échange, la Première Nation Saulteaux a pu conserver 8 803 acres de la RI no 159, au bord du lac Murray, où la pêche était bonne. En plus des terres reçues en échange, la Première Nation a reçu la somme de 20 000 $ et a obtenu les droits miniers afférents à 640 acres de ces terres. Ces droits miniers ont été jugés plus intéressants que ceux afférents aux 207 acres des terres cédées.

[92] La revendicatrice soutient également que la décision de conclure le marché était imprudente et inconsidérée compte tenu de l’importante différence de valeur entre les terres cédées et celles reçues en échange, ce que la Couronne aurait su si elle en avait déterminé la valeur à l’époque. Sur ce point, Alana Kelbert a témoigné à titre de témoin expert au nom de la revendicatrice. Alana Kelbert travaille chez DEMA Land Services, une entreprise de consultation en immobilier établie en Alberta. Avec le consentement des parties, elle a été jugée qualifiée [traduction] « pour témoigner en tant qu’experte sur la valeur actuelle et historique des terres, et sur la perte historique de l’usage des terres dans l’Ouest canadien » (plan conjoint pour l’audition des experts, déposé le 31 mars 2021, à la p 5). Alana Kelbert a déclaré qu’en 1960, les terres cédées valaient 48 100 $, alors que les terres reçues en échange valaient 9 700 $. Même avec l’ajout d’un paiement en espèces de 20 000 $, la revendicatrice soutient que le prix de vente qu’elle a reçu était nettement inférieur à la valeur des terres cédées, de sorte que le Canada aurait dû refuser de consentir à la cession proposée.

[93] Deux autres experts se sont toutefois prononcés sur la valeur des terres cédées et sur celle des terres reçues en échange au moment de la cession. Norris Wilson a témoigné à titre de témoin expert au nom de la revendicatrice. Il est directeur principal, Recherche, évaluation et consultation, chez Groupe Altus Limitée, une société mondiale d’évaluation immobilière. Avec le consentement des parties, il a été jugé qualifié pour [traduction] « témoigner en tant qu’expert sur la valeur historique et actuelle » des terres faisant l’objet de la présente revendication (plan conjoint pour l’audition des experts, déposé le 31 mars 2021, à la p 4). Hal Love a témoigné à titre de témoin expert au nom de l’intimé. Il est propriétaire de Hal Love Real Estate Advisory Services. Avec le consentement des parties, Hal Love a été jugé qualifié [traduction] « pour témoigner en tant qu’expert sur les études de l’utilisation optimale, sur les évaluations rétrospectives et actuelles des terres de réserve et hors réserve (y compris la valeur agricole et récréative) et sur les études sur la perte d’usage » (plan conjoint pour l’audition des experts, déposé le 31 mars 2021, à la p 5). Les deux experts sont d’avis qu’au moment de la cession, compte tenu de la valeur des terres cédées et de celle des terres reçues en échange, le marché était juste et raisonnable du point de vue de la bande.

[94] Norris Wilson a déclaré qu’au moment de la cession, la valeur des terres cédées variait de 8 300 $ à 9 300 $ et celle des terres reçues en échange variait de 5 900 $ à 7 100 $. Si le paiement en espèces de 20 000 $ est inclus dans ces calculs, la valeur des terres reçues en échange se situe alors entre 25 900 $ et 27 100 $. De la même manière, Hal Love a déclaré que, selon lui, la valeur des terres reçues en échange dépassait celle des terres cédées. Il évaluait les terres cédées en 1960 à environ 4 550 $ et les terres reçues en échange à environ 21 000 $, compte non tenu de la somme de 20 000 $.

[95] L’opinion de Alana Kelbert est considérablement différente de celle des autres experts, ce qui s’explique en partie par les méthodes utilisées pour faire valoir leur opinion respective. Hal Love et Norris Wilson ont utilisé la méthode de comparaison directe pour déterminer la valeur des terres cédées au moment de leur cession. Cette méthode repose sur le principe de substitution, selon lequel un acheteur ne paiera pas plus cher pour une propriété que ce qu’il paierait pour une autre propriété tout aussi intéressante. Suivant cette méthode, l’évaluateur réalise une analyse comparative de propriétés semblables à la propriété visée qui ont récemment été vendues, qui sont en vente ou qui font l’objet d’un contrat de vente. Cette méthode met l’accent sur les similitudes et les différences qui influent sur les valeurs.

[96] Alana Kelbert a utilisé une combinaison de la méthode du lotissement et de la méthode de comparaison directe pour déterminer la valeur des terres cédées. Elle a décrit la méthode du lotissement comme une [traduction] « analyse de la valeur actualisée des flux de trésorerie permettant d’évaluer des terres nues vacantes présentant un potentiel imminent de lotissement » (transcription de l’audience, 28 septembre 2021, à la p 158). Essentiellement, l’évaluateur fournit une estimation de la valeur d’une parcelle de terre en analysant les coûts et les revenus éventuels provenant du lotissement et de la vente hypothétiques de la parcelle.

[97] Hal Love a déclaré que la méthode du lotissement peut être utile pour évaluer des terres qui sont propices au développement ou des parcelles de terre qui sont prêtes à être immédiatement aménagées à des fins urbaines, mais qu’il s’agissait d’une méthode inappropriée pour évaluer des terres nues qui ne seront pas immédiatement aménagées. En 1960, les terres cédées n’étaient pas propices à un développement immédiat, bien qu’il était reconnu qu’elles pouvaient être aménagées à des fins récréatives. Elles n’étaient visées par aucune entente de lotissement ou d’aménagement. Dans de telles circonstances, trop d’incertitudes pèsent sur des variables aussi essentielles que le nombre maximal de lots, l’engagement d’un promoteur, l’adhésion de la municipalité, les coûts, les revenus, les flux de trésorerie, les approbations, la réglementation, les contrats avec des tiers et le crédit. Il est difficile d’évaluer correctement de tels facteurs déterminants, ce qui rend la méthode du lotissement moins fiable que la méthode de comparaison directe pour évaluer des terres qui ne font pas l’objet d’une entente de lotissement ou d’aménagement signée. Par conséquent, je considère qu’il est préférable d’évaluer la valeur historique des terres cédées uniquement à l’aide de la méthode de comparaison directe. Compte tenu de la valeur des terres cédées et de celle des terres reçues en échange au moment de la cession, selon les estimations obtenues par Hal Love et Norris Wilson à l’aide de la méthode de la comparaison directe, le marché était juste et raisonnable du point de vue de la bande.

[98] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de céder et d’échanger les terres, prise par suite de négociations entre Saulteaux et la Saskatchewan, n’était ni imprudente ni inconsidérée lorsqu’elle est considérée du point de vue qu’avait la bande à l’époque, de sorte que le Canada n’a pas manqué à l’obligation de fiduciaire qui lui incombait à l’égard de la bande en consentant à la cession proposée.

ii) La bande a-t-elle mal saisi les conditions de la cession?

[99] Le Tribunal a récemment examiné le sens de l’expression « bien saisi » dans le contexte du consentement à une cession à des fins de vente (Première Nation de Kahkewistahaw c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2022 TRPC 5). En 1944, des fonctionnaires sont entrés en contact avec la Première Nation de Kahkewistahaw pour demander la cession de 1,5 acre de la réserve indienne no 72A afin de faire dévier une route à risque d’inondation. Plutôt que de céder la superficie demandée, la Première Nation a décidé de céder la totalité de la réserve, car elle ne l’utilisait pas et qu’elle voulait acheter de nouvelles terres de réserve situées plus près du lac Round, où ses membres pêchaient et leurs enfants allaient à l’école (au para 23). Bien qu’il ait jugé que la Couronne « aurait pu mieux guider Kahkewistahaw » (au para 49) pendant la cession, notamment en l’informant de la possibilité de louer les terres cédées tout en ayant encore assez d’argent dans ses comptes pour acheter les terres qu’elle souhaitait, le Tribunal a conclu que la Première Nation « a décidé d’elle-même de céder les terres afin qu’elles soient vendues dans son propre intérêt » et que la Couronne était tenue de refuser de consentir à la vente « seulement si [celle-ci] représentait un marché abusif » (au para 51). Le Tribunal a rendu cette décision afin d’« établir l’équilibre entre les deux pôles que constituent l’autonomie et la protection » dont il est question dans l’arrêt Rivière Blueberry (au para 47).

[100] La revendicatrice soutient que la Couronne n’a pas pris les mesures nécessaires pour s’assurer que la bande avait bien saisi les conditions de la cession et de l’échange et qu’elle avait consenti à la cession aux fins de vente de manière libre et éclairée. L’intimé fait valoir que la Première Nation Saulteaux, qui a participé activement à la négociation des conditions de la cession et de l’échange, s’est conduite comme une partie informée et indépendante.

[101] Je suis convaincue que la bande a bien saisi les conditions de la cession. Il ressort de la preuve documentaire qu’en 1959, le conseil de bande Saulteaux a énoncé des conditions liées au marché qui n’avaient jamais été offertes par la Saskatchewan. Il en ressort également que le Canada a, à la demande de la bande, recommandé la proposition après l’avoir examinée et avoir estimé qu’elle était juste, raisonnable et avantageuse pour la bande, et qu’il a déployé des efforts raisonnables pour tenir le vote sur la cession proposée de manière à favoriser la participation éclairée des membres de la bande.

[102] Dès 1947, la Première Nation Saulteaux savait que la Saskatchewan souhaitait acheter ses terres de réserve. En 1947, elle s’est opposée aux efforts de la Saskatchewan. Le rapport Brown du début des années 1950 et le rapport Baker de 1956 ont contribué à maintenir l’intérêt de la Saskatchewan à acquérir les terres cédées afin d’y aménager un parc provincial. En 1958, la bande s’est une fois de plus opposée aux efforts de la Saskatchewan.

[103] Cependant, à la fin de 1959, le conseil de bande a pris des mesures pour entamer des négociations avec la Saskatchewan en vue de vendre certaines parties de la RI no 159, en établissant pour la première fois des conditions précises. Lors d’une assemblée tenue chez le chef Katcheech le 12 octobre 1959, le conseil de bande a défini les conditions qu’il souhaitait obtenir. Le conseil de bande a proposé que des parties désignées des terres de réserve soient échangées contre des terres bordant les lacs Helene et Birch, un paiement de 20 000 $ et des droits miniers. En réponse à la proposition du conseil de bande, la Saskatchewan a donc présenté, dans un document daté du 29 octobre 1959, sa propre proposition [traduction] « en vue de [l’]échange de terres de réserve indienne situées au lac Jackfish contre des terres situées au lac Birch, dans la forêt provinciale ». La proposition de la Saskatchewan était plus claire et précise, mais elle reprenait essentiellement les conditions de vente énoncées par le conseil de bande. De façon générale, le cabinet de la Saskatchewan trouvait généreuse l’offre faite au conseil de bande, mais il l’a approuvée en principe le 30 octobre 1959. Le cabinet a tout de même enjoint au ministère des Ressources naturelles d’envisager, dans la mesure du possible, de réduire l’offre. L’offre n’a pas été réduite. Elle est plutôt venue confirmer les conditions de vente initialement proposées par le conseil de bande.

[104] Le 2 novembre 1959, le conseil de bande Saulteaux a rédigé une résolution indiquant que [traduction] « nous avons lu et bien compris [la proposition de la Saskatchewan]. Ladite proposition est acceptée, et nous demandons à la Division des affaires indiennes de procéder à la préparation des documents nécessaires au vote de cession. » Dans une lettre du 5 novembre 1959 adressée au chef de la Division des réserves et des fiducies (Canada), le superviseur régional (Canada) a joint la proposition relative à l’échange des terres ainsi que la résolution par laquelle le conseil de bande acceptait la proposition. Il a recommandé de l’approuver sans hésiter et a affirmé que, selon lui, la [traduction] « transaction sera certainement avantageuse pour les Indiens », la proposition « est très juste et raisonnable » et « les 4 600 acres que les Indiens obtiendraient dans le cadre de cette transaction seraient plus appropriées pour l’élevage du bétail que les 207 acres que la province souhaite acquérir à des fins récréatives ».

[105] À deux reprises, le gouvernement fédéral a rappelé aux fonctionnaires provinciaux et fédéraux que la décision de céder les terres situées au lac Jackfish revenait à la Première Nation Saulteaux. Le 25 novembre 1959, le sous-ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (Canada) a écrit au sous-ministre des Ressources naturelles (Saskatchewan) pour lui dire que la proposition était [traduction] « globalement acceptable, mais que le ministère ne p[ouvait] s’engager résolument avant que la bande ne cède les terres » (pièce Ex-2, onglet 145). Le 7 décembre 1959, le chef de la Division des réserves et des fiducies (Canada) a écrit au superviseur régional (Canada) pour lui signaler qu’à la fin du mois d’août 1959, la Première Nation avait tenu un vote au terme duquel [traduction] « la majorité des membres votants s’étaient prononcés en faveur de la location des terres », ce qui laissait croire que « même si le conseil de bande [était] favorable à l’échange proposé, il était fort possible que la majorité soit contre ».

[106] Dans une note de service datée du 30 décembre 1959, le chef de la Division des réserves et des fiducies (Canada) a demandé au surintendant de l’agence de Battleford [traduction] « que l’assemblée de la cession proposée soit largement annoncée pour s’assurer que le plus grand nombre possible de membres votants y assistent » (pièce Ex-2, onglet 166).

[107] Le 25 janvier 1960, une assemblée de la bande Saulteaux a eu lieu pour soumettre au vote la cession proposée. Selon le procès-verbal de l’assemblée, un interprète a été choisi sur recommandation du conseil de bande et il s’est engagé à interpréter l’assemblée du cri à l’anglais et de l’anglais au cri. La preuve démontre que l’anglais et le cri étaient les principales langues parlées par la bande à l’époque. L’aîné Johnny Night a déclaré que, même si son père et son grand-père parlaient l’anglais, ils parlaient principalement le cri, qui était une langue très répandue au sein de la communauté dans les années 1950 et 1960. L’aînée Marie Child, née en 1931, a déclaré en cri que ses parents parlaient le cri. L’aînée Mary Wegner, née en 1946, a déclaré en anglais qu’elle parle l’anglais et le cri, et que ses ancêtres parlaient le cri. L’aînée Madeline Martell, née en 1944 et petite-nièce du chef Alex Katcheech, a déclaré qu’elle parle l’anglais, le cri et qu’elle peut comprendre le saulteaux et que son père parlait le cri, l’anglais et le français, alors que sa mère parlait le cri, le saulteaux et l’anglais.

[108] Le surintendant de l’agence indienne de Battleford a demandé aux personnes présentes à l’assemblée si elles étaient satisfaites du choix de l’interprète, et personne n’a soulevé d’objection. Les conditions de la cession ont été lues par le surintendant de l’agence indienne et traduites par l’interprète. Après la traduction du document de l’anglais au cri, le surintendant de l’agence indienne a demandé si les conditions étaient comprises et si quelqu’un avait des questions. Aucune question n’a été consignée. Le vote a eu lieu : cinquante-deux personnes ont voté en faveur de la cession et huit ont voté contre.

[109] L’aîné Night a déclaré [traduction] « [qu’]ils étaient beaucoup à croire qu’ils allaient louer les terres » (transcription de l’audience, le 14 avril 2016, à la p 58). À partir de 1956, la Première Nation Saulteaux a exprimé la possibilité de louer les terres à la Saskatchewan pour la création du parc provincial. Le 7 août 1959, lors d’une assemblée de la bande, la majorité des membres votants étaient en faveur de la location des terres. Fait important, cependant, le 12 octobre 1959, le conseil de bande Saulteaux a présenté des conditions de vente précises à la Saskatchewan alors que la bande ne les avait même pas encore examinées et que la majorité des membres votants s’étaient prononcés en faveur de la location. La Saskatchewan a accepté ces conditions. L’aîné Night a déclaré que son père savait au moment d’assister à l’assemblée au cours de laquelle il devait voter sur la cession proposée que les terres cédées allaient être vendues, et non louées. Les membres de la bande ont peut-être pensé, à un certain moment avant le 12 octobre 1959, que les terres seraient louées, mais ils ont voté sur une vente qui était assortie de conditions proposées par leur conseil, après que ces conditions leur ont été traduites par un interprète qualifié dont ils avaient approuvé la nomination. Des soixante membres de la bande qui ont voté sur la proposition faite par le conseil de bande, cinquante-deux étaient en faveur de la cession.

e) Conclusion

[110] Pour les motifs exposés précédemment, je suis convaincue que la bande a bien saisi les conditions de la cession.

B. La conduite de la Couronne a-t-elle vicié les négociations au point qu’il serait hasardeux de tenir pour acquis que la bande avait bien compris la situation et avait eu l’intention de faire ce qu’elle a fait?

[111] La revendicatrice soutient que la conduite de la Couronne était viciée du fait qu’elle a retenu les fausses déclarations de la Saskatchewan selon lesquelles la bande souhaitait procéder à une cession, et ce, même si elle savait que la bande avait clairement indiqué, à de multiples assemblées, que le peuple Saulteaux ne voulait pas céder ses principales terres de réserve situées sur les rives du lac Jackfish. La cession a vicié les négociations à un point tel que, selon la revendicatrice, le consentement de la bande est vicié et qu’il ne peut donc pas être pris en compte. Je ne suis pas de cet avis.

[112] À l’instar d’autres cours, le Tribunal a déjà déterminé à quel moment un acte posé par la Couronne constitue une action fautive susceptible de [traduction] « vicier les négociations », de sorte que le consentement d’une Première Nation à une cession est également vicié.

[113] Dans la décision Makwa Sahgaiehcan, le Tribunal a conclu que les négociations entre la Couronne et la Première Nation de Makwa Sahgaiehcan avaient été viciées, de sorte qu’il était impossible de tenir pour acquis que la Première Nation avait bien compris la série de cessions et avait eu l’intention de faire ce qu’elle a fait. Dans cette affaire, le Tribunal a conclu que la Couronne avait privilégié les intérêts des squatteurs en disant à la Première Nation de Makwa Sahgaiehcan que la seule solution au problème grandissant des intrusions était de céder une partie de ses terres de réserve et de les ouvrir à la colonisation, et ce, malgré le fait qu’elle avait l’obligation de fiduciaire de protéger la réserve et qu’il n’y avait aucune obligation légale de céder ces terres (au para 157).

[114] Dans la décision Première Nation de Doig River et Premières Nations de Blueberry River c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2015 TRPC 6, le Tribunal a conclu que le Canada avait manqué à son obligation de fiduciaire en n’obtenant pas les droits tréfonciers afférents à une parcelle de terre échangée contre des terres de réserve cédées par la Première Nation. En laissant ces droits à la province, la Couronne a rendu la Première Nation vulnérable face à la province et à ses titulaires de permis, qui pouvaient faire de l’exploration minière, prendre le bois, ériger des ouvrages et construire des infrastructures sur les réserves de remplacement pour faciliter les opérations liées à l’exploitation du sous-sol (au para 162). Par conséquent, en acquérant les terres de remplacement, la Première Nation « n’a pas atteint son objectif », lequel consistait à utiliser la terre pour « ses activités de piégeage, de chasse et de culture du foin, et tout ce qui touche à sa culture traditionnelle », et elle n’a accepté la proposition de cession que parce qu’elle n’avait pas compris toutes les conséquences de la cession (aux para 163; 166-67).

[115] Dans la décision Chippewas of Kettle & Stony Point v Canada (AG), 1996 CarswellOnt 4447, 141 DLR (4th) 1, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que les négociations entre la Couronne et la bande indienne de Kettle et Stony Point n’avaient pas été viciées. Le juge des requêtes a conclu que, bien que les paiements en espèces versés par l’acheteur éventuel aux membres de la bande avant le vote de cession [traduction] « sonnaient comme un échec moral », ils ne viciaient pas le consentement libre et éclairé des membres (au para 26).

[116] Depuis au moins 1956, la majorité des membres de la Première Nation Saulteaux voyaient d’un bon œil l’idée de louer cette petite partie de la réserve qui est adjacente au lac Jackfish (section 10) à des fins de camping. Pour au moins la deuxième fois, des objections à la cession de la totalité des terres de réserve situées au bord du lac Jackfish avaient été soulevées lors d’une assemblée de la bande tenue le 17 mars 1958 en présence du surintendant des réserves et des fiducies (Canada). La preuve documentaire donne à penser qu’aucun représentant de la Saskatchewan n’était présent à cette assemblée. Puis, à l’assemblée de la bande tenue le 7 août 1959, la majorité des membres votants étaient toujours en faveur de la location des terres.

[117] Comme la Première Nation s’était opposée à la cession proposée en 1958, le Canada a informé la Saskatchewan qu’il ne servait à rien de reprendre les négociations avec les membres de la Première Nation, à moins de pouvoir présenter une [traduction] « offre très généreuse ». Saulteaux a de nouveau affirmé qu’elle n’accepterait pas de procéder à une vente pure et simple de ses terres, comme l’avait jusqu’alors demandé la Saskatchewan. Dans un document daté d’octobre 1959, le conseil de bande exposait pour la première fois les avantages qu’une telle transaction pouvait avoir pour les membres de la bande.

[118] Le Canada n’a pas retenu la déclaration de la Saskatchewan selon laquelle la bande souhaitait procéder à une cession. Il a plutôt accepté ce que lui a dit le conseil de bande. En effet, la résolution du conseil de bande du 2 novembre 1959 confirmait que le conseil de bande avait [traduction] « bien compris » et « accepté » la transaction proposée, laquelle prévoyait une contrepartie pour la cession correspondant à ce qui était indiqué dans le document du conseil de bande.

[119] Selon le Canada, la proposition était [traduction] « juste et raisonnable » et « avantageuse » pour la Première Nation Saulteaux, de sorte qu’il était approprié que la proposition soit soumise au vote des membres. Pour arriver à ce constat, le Canada a tenu compte des droits miniers afférents aux 640 acres que la Première Nation Saulteaux allait obtenir dans le cadre de l’échange et du fait que les 4 600 acres que la bande allait recevoir se prêteraient davantage à l’élevage du bétail que les 207 acres que la province souhaitait acquérir à des fins récréatives. Il a reconnu qu’il était possible que la majorité des membres soit en désaccord, étant donné qu’ils avaient exprimé être en faveur de la location des terres le 7 août 1959. Compte tenu de la compréhension et de l’intention qu’avait le conseil de bande et de sa conclusion sur le caractère équitable de la transaction proposée, le Canada a approuvé la demande présentée dans la résolution du conseil de bande. À mon avis, le Canada a ainsi trouvé l’équilibre délicat entre les deux pôles que constituent l’autonomie et la protection.

[120] La revendicatrice soutient également que le rôle du Canada dans ce qu’elle appelle [traduction] « le leurre » des documents de cession a vicié les négociations au point qu’il serait hasardeux de tenir pour acquis que la bande avait bien compris la situation et avait eu l’intention de faire ce qu’elle a fait.

[121] Le 7 décembre 1959, le chef de la Division des réserves et des fiducies (Canada) a confirmé par écrit au superviseur régional de la Saskatchewan (Canada) et au surintendant de l’agence de Battleford que son bureau était en communication avec le bureau de l’agence relativement à une parcelle plus petite et plus au nord de la RI no 159 (section 10) que la Première Nation Saulteaux souhaitait louer pour en faire un lieu de villégiature estivale. Dans la preuve documentaire ne se trouve aucune autre proposition d’échange de terres faite par la province, à l’exception de sa proposition du 29 octobre 1959 visant l’acquisition des 207 acres de terres de réserve. Le chef de la Division des réserves et des fiducies (Canada) a recommandé de ne pas remettre à la bande — si ce n’était pas déjà fait — les documents de cession à des fins de location, car ils ne concordaient pas avec sa proposition visant à échanger les 207 acres avec la province.

[122] Le 21 décembre 1959, le superviseur régional de la Saskatchewan (Canada) a écrit au surintendant de l’agence de Battleford pour exprimer sa confusion et demander une explication puisque son bureau pensait que la bande Saulteaux voulait louer cette petite parcelle pour en faire un lieu de villégiature estivale. Le 23 décembre 1959, le surintendant a répondu en écrivant que son bureau avait renvoyé aux quartiers généraux le document de cession proposant la location des terres puisque, [traduction] « [d]epuis que le gouvernement de la Saskatchewan a présenté sa deuxième proposition en vue d’acquérir environ 207 acres de terres de réserve en échange d’autres terres provinciales, ainsi que les autres conditions énoncées précédemment, les Indiens ne souhaitent plus louer ». Il n’y a aucune autre correspondance à ce sujet dans le dossier ou la preuve documentaire.

[123] La revendicatrice soutient que le Canada aurait dû présenter les deux options de cession à la Première Nation Saulteaux, à savoir une cession absolue aux fins de la vente des 207 acres et une cession en vue de louer une plus petite parcelle de 83 acres pour en faire un lieu de villégiature estivale. Elle fait valoir que le Canada a plutôt caché l’option consistant à céder uniquement la parcelle nord de la RI no 159 à des fins de location. Ce faisant, le Canada aurait vicié les négociations au point qu’il serait hasardeux de tenir pour acquis que la bande avait bien compris la situation et avait eu l’intention de faire ce qu’elle a fait lorsqu’elle a consenti à la cession absolue le 25 janvier 1960. Je ne suis pas de cet avis.

[124] Pas plus tard qu’en août 1959, la plupart des membres votants de la bande préféraient louer la parcelle la plus au nord de la RI no 159 pour en faire un lieu de villégiature estivale, plutôt que de simplement céder une parcelle plus grande de la RI no 159 à des fins de vente. Il ressort de la preuve documentaire qu’en 1958, le Canada a enjoint à la Saskatchewan de ne plus tenter de céder les terres, à moins d’être prête à présenter une offre généreuse à la Première Nation Saulteaux allant au-delà d’une simple cession à des fins de vente. En octobre 1959, le conseil de bande a informé la Saskatchewan des conditions qui étaient nécessaires pour que ce marché soit dans l’intérêt supérieur de ses membres. La Saskatchewan a accepté les conditions du conseil de bande et, pour la première fois depuis le début des négociations relatives à ces terres, la Saskatchewan a offert à la bande plus qu’une simple cession.

[125] Le 7 décembre 1959, les documents de cession proposant la location des terres Saulteaux ont été renvoyés aux quartiers généraux, car le Canada croyait que la Première Nation Saulteaux ne souhaitait plus louer les terres compte tenu de la deuxième proposition de la Saskatchewan, à savoir la contrepartie alors offerte par cette dernière pour une cession de 207 acres. La preuve documentaire n’étaye donc pas la conclusion selon laquelle le Canada a caché l’option consistant à céder des terres à des fins de location dans le but d’obtenir une cession absolue. En fait, le Canada a soumis au vote la deuxième proposition, à la demande du conseil de bande. Si l’on se fie à l’opinion qu’ils ont exprimée en août 1959, les membres votants de la Première Nation Saulteaux savaient qu’ils pouvaient louer une plus petite parcelle de la RI no 159 pour en faire un lieu de villégiature estivale lorsqu’ils ont assisté à l’assemblée du 25 janvier 1960 pour voter sur la cession de 207 acres de la RI no 159 qui était proposée. Ils avaient le droit d’exprimer leur préférence en votant contre la cession proposée. D’ailleurs, la majorité des membres s’étaient opposés à la vente des 207 acres par le passé. Pour la première fois, cependant, ils devaient voter sur la vente assortie de conditions élaborées par leur conseil. Des soixante membres votants, cinquante-deux ont voté en faveur de l’approbation de la proposition de cession telle que présentée. Le dossier de preuve ne permet donc pas de conclure que le fait de soumettre au vote uniquement la cession proposée des 207 acres de la RI no 159 a vicié le consentement libre et éclairé des membres.

[126] Je conclus que la bande a bien saisi les conditions de la cession. Le dossier de preuve suffit pour établir que le Canada avait une bonne raison de croire que la Première Nation Saulteaux souhaitait céder les terres afin qu’elles soient vendues à la province, selon des conditions précisément définies. Le Canada n’a pas caché la proposition consistant à louer une plus petite parcelle des terres Saulteaux. Le 25 janvier 1960, les membres de la Première Nation Saulteaux ont assisté à l’assemblée de la cession. Ils savaient qu’ils allaient voter sur une cession à des fins de vente, et non sur une cession à des fins de location. Ils savaient également qu’ils pouvaient voter contre, mais la vaste majorité a voté pour. Il est donc raisonnable de conclure que la majorité des membres de la Première Nation Saulteaux ne souhaitaient plus louer la plus petite parcelle de leurs terres pour en faire un lieu de villégiature lorsque leur a été présentée l’option de vendre leurs terres en échange de terres de plus grande superficie, d’un paiement en espèces et de droits miniers.

1. Conclusion

[127] Pour les motifs exposés ci-dessus, je conclus que le Canada n’a pas vicié les négociations au point qu’il serait hasardeux de tenir pour acquis que la Première Nation Saulteaux avait bien compris la situation et avait eu l’intention de faire ce qu’elle a fait.

[128] Je conclus également que la cession ne constituait pas un marché abusif.

C. Le Canada était-il tenu de faire en sorte que les droits de la bande ne subissent qu’une atteinte minimale et, dans l’affirmative, s’est-il acquitté de cette obligation?

1. Position de la revendicatrice

[129] La Première Nation Saulteaux soutient que le Canada, en consentant à la cession, était tenu de s’assurer que la cession ne portait qu’une atteinte minimale au droit de la bande sur ses terres, car celles-ci étaient prises à des fins d’intérêt public, soit la création d’un parc provincial. La revendicatrice soutient également que le Canada a manqué à cette obligation en ne considérant pas ou en ne présentant pas une cession à des fins de location comme une solution de rechange viable à une cession à des fins de vente.

2. Position de l’intimé

[130] L’intimé nie ces allégations. Il soutient que la revendicatrice confond les obligations découlant de deux situations différentes : la cession et l’expropriation.

3. Droit

[131] Bien qu’il existe certains précédents importants, le concept d’atteinte minimale relativement à des terres de réserve prend naissance dans l’arrêt Bande indienne d’Osoyoos c Oliver (Ville), 2001 CSC 85, [2001] 3 RCS 746 [Osoyoos]. À un certain moment avant mars 1925, on a construit un canal d’irrigation en béton d’une superficie d’environ 56 acres sur la réserve indienne numéro 1 de la bande indienne d’Osoyoos. En 1957, on a tenté d’officialiser les droits sur les terres formant le canal. Le décret CP 1957-577 a été pris par le gouverneur en conseil, qui s’est prévalu de l’article 35 de la Loi sur les Indiens pour consentir à l’expropriation, plutôt que d’invoquer les pouvoirs d’expropriation aux fins d’exécution de travaux d’irrigation que lui accorde la Water Act provinciale. En 1995, la bande indienne d’Osoyoos a cherché à évaluer les terres et à imposer des taxes à la ville d’Oliver, qui exploitait le canal, ce que la ville a refusé. Cette situation a donné lieu à un litige. Les tribunaux de juridiction inférieure ont conclu que les terres avaient été exclues de la réserve, de sorte qu’elles ne pouvaient pas être taxées. En appel devant la Cour suprême du Canada, cette conclusion a été infirmée.

[132] Dans son arrêt, la Cour suprême du Canada a défini de façon plus détaillée le contenu de l’obligation de fiduciaire de la Couronne. Le procureur général du Canada est intervenu pour faire valoir qu’étant donné que, dans le cadre d’une expropriation, la Couronne doit agir « dans l’intérêt public général », elle est en fait libérée de toute obligation de fiduciaire envers les peuples autochtones relativement à l’expropriation de terres de réserve (Osoyoos, au para 51). La Cour suprême du Canada n’était pas de cet avis et a conclu que « l’obligation de fiduciaire de la Couronne ne se limite pas aux cessions » (au para 52). Elle a conclu que l’article 35 de la Loi sur les Indiens confère à la Couronne un large pouvoir discrétionnaire d’utiliser des terres de réserve dans l’intérêt public général, mais que, si la Couronne établit que l’expropriation de terres de réserve est dans l’intérêt public, « la Couronne a l’obligation de fiduciaire de n’exproprier que le droit minimal requis pour réaliser cette fin d’intérêt public et ainsi de faire en sorte que le droit de la bande d’utiliser des terres indiennes et d’en jouir ne subisse qu’une atteinte minimale » (au para 52). La Cour suprême du Canada a créé un processus à deux étapes pour exproprier légalement des terres de réserve et ne fait intervenir l’obligation de fiduciaire qu’à la deuxième étape du processus :

Au cours de la première étape, la Couronne agit dans l’intérêt public en décidant que l’expropriation des terres indiennes est requise pour cause d’utilité publique. À cette étape, il n’existe aucune obligation de fiduciaire. Cependant, une fois prise la décision générale d’exproprier naissent alors les obligations de fiduciaire de la Couronne, qui obligent celle‑ci à n’exproprier que le droit propre à permettre la réalisation de la fin d’intérêt public tout en préservant autant que possible le droit des Indiens sur les terres visées. [Je souligne; au para 53.]

[133] L’obligation de porter le moins possible atteinte à un droit en cas d’expropriation découle de l’expropriation même, en ce sens qu’elle ne naît pas avant que la décision d’exproprier les terres ait été prise. Avant que la décision d’exproprier des terres soit prise, le contenu de l’obligation de fiduciaire de la Couronne relativement à des terres de réserve est décrit dans les arrêts Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245, et Rivière Blueberry. L’obligation de fiduciaire comprend notamment les obligations suivantes : loyauté, bonne foi, communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, exercice de la prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires de l’obligation, préservation de l’intérêt quasi propriétal de la Première Nation dans la réserve et protection de la Première Nation contre l’exploitation à cet égard, protection contre des marchés inconsidérés et obligation de s’assurer que la Première Nation consent à la cession (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245 au para 86; Rivière Blueberry, au para 35). Dans l’arrêt Southwind, la Cour suprême du Canada a précisé que « [d]ans le cas d’une expropriation, l’obligation d’obtenir le consentement de la première nation est remplacée par l’obligation de porter le moins possible atteinte aux intérêts garantis de celle‑ci » (je souligne; au para 64).

[134] Le Tribunal a appliqué de façon semblable l’arrêt Osoyoos. Dans la décision Bande indienne de Tobacco Plains c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2017 TRPC 4, le Tribunal a conclu que, lors de l’expropriation de terres de réserve en 1915, la Couronne a manqué à ses obligations de fiduciaire « en ne faisant aucun effort pour porter le moins possible atteinte à la [réserve] dans le cadre de la gestion de la prise » (au para 195). Dans la décision Makwa Sahgaiehcan, le Tribunal devait se pencher sur une série de cessions et d’expropriations visant les terres de réserve de la Première Nation de Makwa Sahgaiehcan, mais n’a appliqué l’obligation d’atteinte minimale qu’aux expropriations (aux para 76-79). Il a souligné que les obligations de fiduciaire établies dans l’arrêt Osoyoos s’appliquaient « dans le contexte d’une prise forcée de terres de réserve » (je souligne; au para 255). Dans la décision Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2018 TRPC 6, le Tribunal a conclu que, dans le contexte de l’expropriation de 4,37 acres d’une réserve provisoire en Colombie-Britannique en 1916, la Couronne « avait l’obligation de porter minimalement atteinte [aux droits] » et qu’elle n’avait pas manqué à ses obligations de fiduciaire (aux para 61, 76).

4. Analyse

[135] La revendicatrice lie son observation sur l’atteinte minimale à l’usage prévu des terres après la cession, soit l’aménagement d’un parc public. Selon elle, comme les terres avaient été cédées à des fins d’intérêt public, l’obligation d’atteinte minimale du Canada s’appliquait. Je ne suis pas de cet avis. Ce n’est pas la nature de l’usage des terres de réserve après la transaction qui déclenche l’obligation d’atteinte minimale. C’est plutôt la méthode par laquelle les terres sont transférées en vue de réaliser cette fin d’intérêt public.

[136] L’obligation d’atteinte minimale ne naît pas avant que la décision d’exproprier les terres ait été prise. Il y a expropriation lorsque la Couronne prend la décision unilatérale de reprendre des terres de réserve désignées à des fins d’intérêt public. Une cession est de nature tout autre. Il y a cession lorsque la Première Nation prend la décision, en tant qu’acteur autonome, de vendre ou de louer des terres de réserve. Dans le contexte d’une cession, la Couronne a l’obligation de fiduciaire de refuser son consentement afin de protéger la Première Nation si le marché conclu par cette dernière est abusif. Dans le contexte d’une prise, la Couronne a l’obligation de fiduciaire de porter le moins possible atteinte au droit de la Première Nation dans le but de faire valoir un droit d’usage sur les terres de réserve au nom de l’intérêt public général. L’intention et les moyens de transiger les terres de réserve sont différents. C’est pourquoi la Cour suprême du Canada a précisé la nature de l’obligation de fiduciaire applicable, établissant que l’obligation d’obtenir le consentement de la Première Nation dans une cession est remplacée par l’obligation de porter le moins possible atteinte aux intérêts garantis de celle-ci dans une expropriation.

[137] L’obligation d’atteinte minimale a été appliquée de manière exceptionnelle dans la décision Bande indienne de Semiahmoo c Canada (1997), [1998] 1 CF 3, 1997 CarswellNat 1316, une affaire où les terres de réserve ont été cédées. Fait important dans cette affaire, cependant, il a été conclu qu’en fait, les terres étaient susceptibles d’être expropriées si elles n’étaient pas cédées; la pression exercée sur la bande faisait donc en sorte qu’elle « estimait qu’il lui était impossible de prendre une autre décision » (au para 44). C’est cet élément obligatoire qui déclenche l’obligation d’atteinte minimale. Dans la présente revendication, il n’existait aucun risque d’expropriation. Le conseil de bande a plutôt exprimé sa volonté d’échanger une partie de ses terres de réserve situées au lac Jackfish contre une parcelle de terre plus grande située aux lacs Helene et Birch, un paiement en espèces et des droits miniers. Pour les motifs qui précèdent, l’obligation d’atteinte minimale ne s’applique pas à la cession du 25 janvier 1960.

5. Conclusion

[138] Pour les motifs énoncés ci-dessus, je conclus que le Canada n’était pas tenu de garantir que les droits de la bande ne subiraient qu’une atteinte minimale à la suite de la cession de 1960.

V. Si le bien-fondé de la revendication est établi, la revendicatrice a-t-elle droit à une indemnisation en equity au titre de l’article 20 de la LTRP pour la cession et l’échange de la RI no 159?

[139] Je conclus que le bien-fondé de la revendication n’a pas été établi. Pour ce motif, la revendicatrice n’a pas droit à une indemnisation en equity au titre de l’article 20 de la LTRP.

VICTORIA CHIAPPETTA

L’honorable Victoria Chiappetta, présidente

Traduction certifiée conforme

Sophie Reid-Triantafyllos

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20230118

Dossier : SCT-5003-13

OTTAWA (ONTARIO), le 18 janvier 2023

En présence de l’honorable Victoria Chiappetta, présidente

ENTRE :

PREMIÈRE NATION SAULTEAUX

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

Représenté par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocat(e)(s) de la revendicatrice PREMIÈRE NATION SAULTEAUX

Représentée par Me Ryan Lake, Me Sheryl Manychief et Me Ron Maurice

Maurice Law, avocats

ET AUX :

Avocat(e)(s) de l’intimé

Représenté par Me Scott Bell, Me Lauri Miller, Me Brady Fetch, Me Jody Lintott, Me David Culleton et Me Donna Harris

Ministère de la Justice

 

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