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DOSSIER : SCT-7003-14

RÉFÉRENCE : 2019 TRPC 4

DATE : 20191105

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

NATION DE WE WAI KAI

Revendicatrice

 

Me Allan Donovan et Me Kenji Tokawa, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

 

Me John Russell et Me Isabel Jackson, pour l’intimée

 

 

ENTENDUE : Le 5 décembre 2017, du 24 au 26 avril 2018, les 18 et 19 octobre 2018 et le 27 novembre 2018

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable William Grist


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245; Manitoba Metis Federation Inc. c Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623; Première Nation de Kitselas c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 1; Canada c Première nation de Kitselas, 2014 CAF 150, [2014] 4 CNLR 6; Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRCP 3; Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, [1996] 2 CNLR 25; Nation de Lake Babine c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2015 TRPC 5; M.(K.) c M.(H.), [1992] 3 RCS 6; Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335, 13 DLR (4th) 321.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 14, 19 et 22

Land Act, SBC 1884, c 16, art 3, 30 et 56

Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique, LRC 1985, app II, no 10, art 13

Land Act, SBC 1875, no 5, art 60, 62 et 66

Land Amendment Act, 1879, SBC 1879, c 21, art 6

Land Act, RSBC 1996, c 245

Source citée :

Canadian Oxford Dictionary, 2e éd., sous l’entrée « want » (vouloir)

Sommaire :

Droit autochtone — Revendication particulière — Création de réserves — Land Act —Interprétation du rapport de décision — Obligation de fiduciaire — Intérêt identifiable — Portée de l’obligation de fiduciaire — Manquement à l’obligation de fiduciaire — Acquiescement

La revendicatrice, la Nation de We Wai Kai, demande à être indemnisée par l’intimée, au titre de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, parce que celle‑ci n’a pas inclus le prolongement de terre comprenant la majeure partie de la flèche Rebecca dans la réserve indienne du havre Drew, mise de côté suivant le rapport de décision daté de 1886 en tant que réserve no 9 de la Nation de We Wai Kai (la réserve), sur l’île Quadra, en Colombie‑Britannique. La flèche Rebecca est une flèche littorale en saillie qui s’étend vers le nord, du côté est du havre Drew. La totalité de la flèche, à l’exception d’une petite portion à sa base, a été aliénée par la province de la Colombie‑Britannique le 10 février 1888, par concession de la Couronne à un particulier, W. P. Sayward, lequel avait présenté l’année précédente une demande au titre de la Land Act, SBC 1884, c 16, en vue d’acquérir la terre.

Le commissaire des réserves indiennes Peter O’Reilly a visité la région en octobre 1886. Étant donné que les réserves définies par son prédécesseur, Gilbert Sproat, avaient été rejetées par le gouvernement provincial, M. O’Reilly avait reçu instruction de [traduction] « réviser » le travail de M. Sproat quant à l’attribution des réserves. Les limites de la réserve ont ainsi été établies par M. O’Reilly dans son rapport de décision. Dans la dernière portion de la description suivant le sens antihoraire faite dans ce rapport, il est dit : « […] de là à l’est jusqu’à la mer, et de là suivant la côte dans la direction nord et de l’ouest jusqu’au point de départ ». L’arpenteur Ashdown Green a réalisé un croquis pour accompagner le rapport de décision. Selon ce croquis, la réserve s’étend vers le nord jusqu’à un endroit portant la mention « passage », et la saillie de terre qui s’avance vers le nord jusqu’à la pointe Rebecca y est représentée comme étant une île séparée de la terre ferme par le passage en question. Le rapport de décision de M. O’Reilly a été approuvé par la province peu après le retour de celui-ci à Victoria, le 5 novembre 1886.

L’arpentage complet des terres a été effectué par E. M. Skinner le 28 juillet 1888, soit six mois après que la Couronne eut concédé la flèche Rebecca à M. Sayward. L’arpentage réalisé par M. Skinner en 1888 ne comprenait pas la portion de la réserve située à la base de la flèche Rebecca et indiquée dans le rapport de décision, laquelle portion représentait environ 20 acres.

La revendicatrice soutient qu’en stricte conformité avec le rapport de décision, l’ensemble de la flèche Rebecca devrait être incluse dans la réserve projetée, car la flèche est une parcelle de terre contiguë qui s’étend jusqu’à la pointe Rebecca. Cette interprétation est sans fondement. Le rapport de décision s’appuyait sur la croyance erronée selon laquelle il existait un « passage » intermédiaire; toutefois, il n’a jamais été prévu que le prolongement de la flèche fasse partie de la réserve. Cela concorde avec la vision de la réserve qu’avait M. Sproat, ainsi qu’avec le croquis de celle-ci réalisé par M. Green afin de mieux illustrer le rapport de décision. En outre, s’il avait été prévu que l’ensemble de la flèche fasse partie de la réserve, la description fournie dans le rapport de décision décrirait mal l’étendue de terre longeant l’intérieur de la flèche vers le sud.

La revendicatrice soutient aussi que le Canada a agi de façon inconsidérée en ne reconnaissant pas l’application de la Land Act et en ne la contestant pas, ce qui a entraîné la perte des 20 acres décrits comme faisant partie de la réserve dans le rapport de décision. En réponse, l’intimée renvoie à une résolution de l’assemblée législative provinciale datant de 1879 et censée démontrer que la province ne reconnaissait les réserves qu’une fois que les plans d’arpentage avaient été préparés, qu’ils avaient été acceptés par le commissaire en chef des Terres et des Travaux (CCTT) et qu’un avis de réception de ces plans avait été publié dans la Gazette du gouvernement. Cependant, la résolution exigeait uniquement la publication d’une description d’un levé complet reçu par le ministère des Terres et des Travaux; elle ne traitait pas de l’état du rapport de décision approuvé par le CCTT. En outre, elle n’exprime qu’une opinion; elle ne propose pas de modification à la loi, et à aucun moment de la période pertinente la Land Act n’a été modifiée de façon à exiger la publication d’un avis de réception du levé d’arpentage d’une réserve indienne.

L’intimée fait valoir que la Land Act de 1884, la loi qui régissait les concessions de terres par la Couronne, accordait au demandeur d’une telle concession le droit d’obtenir la terre une fois la demande déposée, ce qui rendait toute demande incontestable par la Couronne fédérale. Toutefois, le libellé de l’article 30 de la Land Act de 1884 établit clairement qu’aucun droit ou titre n’était accordé avant le paiement complet, ce qui est contraire à l’affirmation selon laquelle un droit susceptible d’annulation était acquis plus tôt dans le processus.

L’intimée ajoute qu’il n’était pas raisonnable d’attendre de ses représentants qu’ils surveillent les avis publiés dans la Gazette par d’éventuels demandeurs au titre de la Land Act, et que le gouvernement provincial dressait des obstacles considérables faisant en sorte qu’il n’était pas réaliste de s’attendre à la protection des terres de réserve projetées. L’instauration de l’obligation de publier des avis dans la Gazette durant une période de deux mois avait clairement pour objectif d’offrir la possibilité de contester les avis d’intention de demander la concession, par la Couronne, de terres non arpentées. Le CCTT provincial exigeait qu’une plainte soit déposée avant de décider si une opposition à une concession de la Couronne devait être examinée, et le Canada était tenu de respecter cette disposition à la lettre. Un examen des cas de contestation de sites de réserves révèle que, dans nombre d’entre eux, le Canada a contesté avec succès l’attribution à des tiers de terres préalablement désignées comme sites de réserves, et qu’il a, à maintes reprises, protégé les terres attribuées à titre de réserves, ce qui vient réfuter l’argument de l’intimée selon lequel il n’était pas raisonnable de s’attendre à une contestation fructueuse en ce qui concerne les 20 acres acquis par M. Sayward.

Enfin, la revendicatrice affirme qu’elle avait un droit identifiable sur l’ensemble de la flèche Rebecca dans la réserve indienne du havre Drew et que, de ce fait, la flèche aurait dû être incluse dans la réserve. Les décisions de la Cour suprême du Canada et du Tribunal des revendications particulières établissent clairement qu’un droit identifiable peut découler aussi bien d’une attribution selon les besoins ou d’une utilisation actuelle des terres que d’un lien historique existant entre la bande et la terre.

Il appert que la décision de la Couronne de mettre de côté la réserve indienne du havre Drew était principalement motivée par la reconnaissance de l’utilisation alors actuelle des terres et de la nécessité de protéger la région à titre de ressource future. La preuve démontre que le site du havre Drew était occupé par les membres de la Nation de We Wai Kai pendant qu’ils travaillaient dans les chantiers forestiers situés à l’extrémité sud du havre. Cependant, rien n’indique que M. O’Reilly ait tenu des consultations avec les membres de la Nation de We Wai Kai avant son arrivée dans le village de Cape Mudge le 8 octobre 1886, et la décision initiale selon laquelle il était nécessaire de créer une réserve sur le site semble avoir été prise par M. Sproat. Il n’existe aucune trace d’une visite de M. Sproat au havre Drew, mais ses instructions étaient tout d’abord de prendre connaissance des habitudes, des souhaits et des activités des Premières Nations, et ses efforts semblent avoir entraîné la prise en considération initiale du site. Le rôle de M. O’Reilly dans le cadre du réexamen des réserves établies par M. Sproat consistait à réviser le travail de celui‑ci et, dans le cas présent, il semble avoir souscrit à l’avis de M. Sproat selon lequel une réserve était requise. Il a approuvé une superficie à peu près semblable à celle prévue initialement par M. Sproat pour la réserve, mais il y a ajouté une portion du rivage à la base de la flèche.

La preuve par histoire orale présentée par M. Daniel Billy précisait le lien historique avec la région et expliquait que celle-ci, tant à l’intérieur du havre que sur la côte du chenal Sutil, constituait une source importante de mollusques et crustacés, de saumons kéta, de harengs reproducteurs et de sauvagine. Selon M. Billy, le havre Drew, situé à proximité du village de Cape Mudge, était une région riche, abritée et agréable où les membres de la Nation de We Wai Kai exploitaient ces sources de nourriture. Ces facteurs me mènent à conclure que le site a été désigné comme un site de réserve important sur le fondement d’un intérêt autochtone identifiable. Plus précisément, le site était utilisé par les membres de la bande lorsqu’ils travaillaient dans les chantiers forestiers situés à proximité, mais aussi par le village, qui en avait besoin comme source de nourriture et de loisirs.

Le Canada ne conteste pas qu’il avait une obligation de fiduciaire envers la Nation de We Wai Kai au cours du processus de création des réserves, mais il conteste l’idée que cette obligation ait également comporté celle de mettre de côté la totalité de la flèche. Une fois établi que M. O’Reilly n’avait pas l’intention d’inclure la totalité de la flèche dans la réserve, la question est de savoir si les limites de la réserve définies dans le rapport de décision représentaient suffisamment bien la région à l’égard de laquelle [traduction] « les habitudes, les souhaits et les activités » de la revendicatrice étaient identifiables.

La flèche elle‑même présentait des lacunes, en ce sens qu’elle était exposée aux intempéries et qu’elle était dépourvue d’une source d’eau accessible, et rien n’indique que le site de la réserve défini dans le rapport de décision ne couvrait pas suffisamment de zones offrant les sources de nourriture dont la bande avait besoin. L’intérêt précisé par M. O’Reilly consistait à définir une région à partir de laquelle les membres de la bande pourraient aller travailler dans les chantiers forestiers. La réserve définie satisfaisait à cet objectif dans une mesure suffisante. Par conséquent, l’argument selon lequel la réserve ne tenait pas pleinement compte de l’intérêt identifiable est rejeté, et il est conclu que l’obligation de fiduciaire a été remplie au moyen du rapport de décision de M. O’Reilly.

En ce qui a trait aux 20 acres figurant dans le rapport de décision qui ont été exclus de la réserve, le Canada avait l’obligation de faire preuve de diligence raisonnable et d’agir raisonnablement dans l’intérêt de la bande. En outre, la mesure de la diligence attendue était celle dont aurait fait preuve une personne agissant en son propre nom dans une situation semblable. En l’espèce, une telle personne se serait assurée que les terres désignées dans le rapport de décision étaient protégées contre l’aliénation durant le nombre de mois nécessaires pour soumettre le levé à l’approbation, et elle aurait été en mesure de relever le problème que posait la demande d’achat présentée par M. Sayward.

Enfin, la défense d’acquiescement avancée par l’intimée est vraisemblablement irrecevable en regard de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, et elle n’est pas appuyée par la définition même offerte par l’intimée. Rien n’indique que la revendicatrice connaissait les faits qui sous‑tendent sa revendication durant la période où elle les aurait acceptés. Il est peu probable qu’elle ait pensé qu’un recours en justice était possible. De plus, il n’est pas équitable de la part de l’intimée de chercher à justifier son propre défaut de protéger l’attribution de la réserve en faisant valoir le défaut de la revendicatrice à faire de même dans des circonstances encore plus défavorables.

Arrêt : La Couronne a manqué à son obligation de fiduciaire en ne protégeant pas les 20 acres qui figuraient dans le rapport de décision et qui ont été exclus de la réserve.

TABLE DES MATIÈRES

I. LA REVENDICATION 9

II. HISTORIQUE DES PROCÉDURES RELATIVES À LA REVENDICATION 11

III. HISTOIRE ORALE DE LA NATION DE WE WAI KAI 12

IV. CONTEXTE 14

A. L’histoire de la création des réserves dans la région du nord de l’île de Vancouver 14

B. Le rapport de décision de 1886 de M. O’Reilly 24

C. L’historique de la création de la réserve indienne du havre Drew 29

D. L’arpentage effectué par M. Skinner 31

V. Position DE LA REVENDICATRICE 33

VI. LA REVENDICATION VISANT LA TOTALITÉ DE LA FLÈCHE 34

A. Était‑il correct de définir la flèche Rebecca comme étant une flèche? 34

B. L’interprétation du rapport de décision de M. O’Reilly 38

VII. LA PERTE DES 20 ACRES INTÉGRÉS AU LOT 33 40

A. La loi intitulée British Columbia Land Act, 1875–1884 40

B. Position du Canada 42

C. Les terres réservées au titre de l’article 60 de la Land Act de 1875 43

D. La résolution de l’assemblée législative provinciale datant de 1879 47

E. Existait‑il un droit de recevoir une concession de la Couronne avant le paiement final? 48

1. Était‑il possible pour le Canada de protéger l’attribution des réserves? 48

2. Les autres conflits liés à des terres attribuées à titre de réserves 53

VIII. DROIT RELATIF AUX obligations de FIDUCIAIRE APPLICABLE À LA PRÉSENTE REVENDICATION 59

A. Aperçu du droit en matière d’obligations fiduciaires applicable à la création de réserves 59

B. L’intérêt identifiable 60

C. La nature de l’obligation de fiduciaire du Canada dans l’établissement de la réserve indienne du havre Drew 65

IX. Conclusions — ANALYSE DE L’OBLIGATION DE FIDUCIAIRE 67

A. Existait‑il une obligation de garantir la totalité de la flèche à la bande? 67

B. La protection de l’attribution des réserves 68

X. MOYENS DE DÉFENSE 71

I. LA REVENDICATION

[1] La Nation de We Wai Kai (les We Wai Kai, la bande ou la revendicatrice) demande à être indemnisée par l’intimée, sur le fondement de l’alinéa 14(1)c) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 (la LTRP), parce que celle‑ci n’a pas inclus le prolongement de terre comprenant la majeure partie de la flèche Rebecca dans la réserve indienne du havre Drew, mise de côté en 1886 en tant que réserve no 9 de la Nation de We Wai Kai (la réserve), sur l’île Quadra, en Colombie‑Britannique.

[2] La flèche Rebecca est une flèche littorale en saillie qui s’étend vers le nord, du côté est du havre Drew. La totalité de la flèche, à l’exception d’une petite portion à sa base, a été aliénée par la province de la Colombie‑Britannique le 10 février 1888 par concession de la Couronne à un particulier, W. P. Sayward, lequel avait présenté une demande l’année précédente, en vertu de la Land Act, SBC 1884, c 16 (la Land Act de 1884), en vue d’acquérir la terre. M Sayward a été propriétaire de la terre jusqu’à ce qu’elle soit vendue à un autre particulier, en 1912. Finalement, la flèche Rebecca a été rétrocédée à la province et est devenue un parc provincial.

[3] L’île Quadra se trouve à une courte distance à l’est de la ville de Campbell River, sur l’île de Vancouver, de l’autre côté du passage Discovery, une voie navigable nord‑sud qui sépare l’île de Vancouver des îles Discovery et de la portion continentale de la Colombie‑Britannique à l’est. La réserve en cause, soit la réserve no 9 de la Nation de We Wai Kai, se trouve au bas du havre Drew, une baie protégée de la vaste étendue du détroit de Georgia à l’est et au sud‑est par la flèche Rebecca, la basse bande de terre qui s’étire vers le nord sur environ deux kilomètres, jusqu’à l’entrée du havre à la hauteur de la baie Heriot, laquelle accueille le terminal ouest du traversier reliant l’île Quadra et l’île Cortes.

[4] À l’origine, l’île Quadra s’appelait l’île Valdes. L’existence d’une deuxième île Valdes dans l’archipel des îles Gulf, au sud de Nanaimo, a entraîné le changement de nom de l’île la plus au nord des deux. Le passage situé à l’est de la flèche Rebecca, qui sépare l’île Quadra de l’île Cortes, s’appelle le chenal Sutil.

[5] Un croquis de l’ensemble de la région figure ci‑dessous (en ligne : http://www.quadraisland.ca/map/quadra-island-map.html) :

Carte de l’île Quadra 

Carte de l’île Quadra (source: siteWeb: http://www.quadraisland.ca/map/quadra-island-map.html)

II. HISTORIQUE DES PROCÉDURES RELATIVES À LA REVENDICATION

[6] Le 11 décembre 1998, la Nation de We Wai Kai a déposé la revendication particulière portant sur la réserve indienne du havre Drew auprès de la Direction générale des revendications particulières du ministère des Affaires indiennes. Le 24 mai 2009, des observations supplémentaires ont été présentées.

[7] Dans une lettre datée du 4 décembre 2010, un fonctionnaire de la Couronne a officiellement informé la Nation de We Wai Kai de la décision du gouvernement du Canada de refuser de négocier le règlement de la revendication particulière portant sur la réserve indienne du havre Drew.

[8] Le 23 juin 2014, la bande a déposé une déclaration de revendication auprès du Tribunal des revendications particulières (le Tribunal) en vue d’être indemnisée par le Canada. La revendicatrice a allégué des manquements, de la part de la Couronne, à une obligation légale découlant de la Loi sur les Indiens ou de tout autre texte législatif, ainsi qu’à une obligation légale découlant de la fourniture ou de la non‑fourniture de terres d’une réserve, aux termes du paragraphe 14(1) de la LTRP.

[9] Le Canada a déposé une réponse auprès du Tribunal le 22 septembre 2014. Quant à elle, la revendicatrice a présenté des modifications à sa revendication le 13 novembre 2015, le 5 décembre 2016, puis le 12 avril 2017. Le Canada a ensuite déposé ses réponses mises à jour le 15 avril 2016 et le 7 juin 2017, respectivement.

[10] Un avis de la revendication a été donné au procureur général de la Colombie‑Britannique le 2 février 2015, en application de l’article 22 de la LTRP; aucune réponse n’a été reçue.

[11] La revendication a été instruite par le Tribunal de la façon suivante : la preuve par histoire orale a été entendue sur l’île Quadra le 5 décembre 2017; les témoignages d’experts ont été entendus sur l’île Quadra du 24 au 26 avril 2018; et l’audition des observations finales a eu lieu sur l’île Quadra les 18 et 19 octobre 2018, puis par téléconférence le 27 novembre 2018.

[12] Avec le consentement des parties, la revendication a été scindée en deux étapes, soit celle du bien‑fondé et celle de l’indemnisation. Les présents motifs de décision portent sur le bien‑fondé de la revendication.

III. HISTOIRE ORALE DE LA NATION DE WE WAI KAI

[13] M. Daniel Billy, un conseiller du conseil de bande de la Nation de We Wai Kai, a expliqué l’histoire de la bande et le lien unissant celle‑ci au havre Drew et à la flèche Rebecca.

[14] M. Billy est né en 1934 et il a grandi dans le village des We Wai Kai situé dans la réserve de Cape Mudge, sur la côte sud‑ouest de l’île Quadra.

[15] La partie sud de l’île Quadra est un prolongement de terre relativement étroit qui s’étend jusqu’au cap Mudge, son point le plus au sud. Le village de la bande We Wai Kai (Cape Mudge) se situe à trois kilomètres au nord du cap. Le havre Drew, quant à lui, se trouve du côté opposé (est) de la partie sud de l’île Quadra, à huit kilomètres au nord du village.

[16] Dans son témoignage, M. Billy a expliqué que l’histoire orale de la bande lui avait été transmise par le chef Billy Assu, qui a été chef de la bande We Wai Kai durant une longue période, ainsi que par son grand‑père maternel, Tom Price. Le chef Billy Assu avait 83 ans et M. Billy, 13 ans. Le chef et le grand‑père de M. Billy ont fait visiter à celui‑ci, durant son adolescence, des sites traditionnels importants; ils se sont notamment rendus, par bateau, sur les sites originaux des villages qu’avait occupés la bande We Wai Kai avant d’aller s’installer à Cape Mudge. Ces sites traditionnels se trouvaient au nord de l’île Quadra. M. Billy a fait mention de sites remontant aussi loin qu’à la baie Jackson, située à l’extrémité sud du détroit de Johnstone, à environ 70 kilomètres au nord‑ouest de Cape Mudge.

[17] M. Billy a relaté qu’il y avait eu une période de conflits avec les Salish de la côte nord, période durant laquelle la bande We Wai Kai avait délogé les Comox de l’extrémité sud de l’île Quadra.

[18] Le chef et le grand‑père de M. Billy lui avaient aussi raconté qu’au cours de cette longue période où elle était en guerre avec les Salish de la côte, la bande We Wai Kai occupait un village sur la flèche Rebecca, une étroite bande de terre s’étirant vers le nord à l’est du havre Drew. La flèche Rebecca sépare le havre Drew du large à l’est et au sud‑est. Il y avait là un certain nombre de maisons, de l’extrémité nord de la flèche en descendant vers le rétrécissement, où une tranchée avait été creusée pour permettre aux guerriers de repérer et de repousser quiconque s’aventurait vers le village en provenance du sud. Les maisons, simplement faites de bardeaux de cèdre, pouvaient être détruites facilement, et l’emplacement était une étape dans le processus de déplacement de la bande vers le sud en vue de l’occupation du village de Cape Mudge.

[19] M. Billy a expliqué qu’à l’époque de l’installation de la bande à l’extrémité sud de l’île Quadra, le havre Drew et la flèche Rebecca étaient des régions utilisées comme sources de poissons, de fruits de mer et de sauvagine pour les nouveaux occupants du site. Des mollusques et crustacés, des huîtres, des oursins, des poulpes et des algues étaient recueillis dans la baie près du ruisseau qui coule dans la portion sud‑ouest du havre Drew, ainsi que le long de la côte intérieure de la flèche Rebecca et à certains endroits le long de la côte extérieure. Les saumons kéta frayaient dans le ruisseau et pouvaient être pêchés tant du côté intérieur que du côté extérieur de la flèche, et une nasse était installée en zone de frai du hareng, sur la côte extérieure, à la base de la flèche. Celle‑ci constituait également une source de baies de salal, de plantes médicinales, de sauvagine et de bois de chauffage.

[20] M. Billy a mentionné qu’il avait commencé à participer à l’approvisionnement en nourriture dans la région du havre Drew lorsqu’il avait environ 10 ans. Il a ajouté que la flèche était un des endroits favoris des familles et des jeunes parce qu’il était agréable d’y nager, d’y pique‑niquer et d’y camper, mais qu’avec le temps, les eaux usées avaient fini par contaminer les poissons et fruits de mer. La première fois qu’il s’était rendu sur la flèche, celle‑ci avait été déboisée. Il a affirmé qu’elle était affreuse lorsque déboisée, mais que les arbres avaient déjà commencé à repousser et mesuraient environ 20 pieds de haut au moment où, selon ses souvenirs, il y était allé pour la première fois.

[21] M. Billy a indiqué qu’il se rappelait la zone étroite à la base de la flèche telle qu’elle était avant que la route jusqu’au parc provincial qui occupe actuellement la flèche ne vienne élever le niveau de l’étroite bande de terre, laquelle était autrefois balayée par les vagues durant les grosses tempêtes. Malgré ce fait, il a toujours été dit que la flèche ne faisait qu’un avec l’île Quadra.

IV. CONTEXTE

A. L’histoire de la création des réserves dans la région du nord de l’île de Vancouver

[22] La Colombie‑Britannique a adhéré à la Confédération en 1871. À l’époque, les Premières Nations représentaient plus de la moitié de la population totale de la nouvelle province et la presque totalité de la population des régions les plus éloignées, comme l’extrémité nord de l’île de Vancouver. Les terres situées au nord de l’actuelle ville de Campbell River n’étaient, de façon générale, pas adaptées à l’agriculture, et contrairement aux autres régions de la province, cette partie du territoire suscitait beaucoup moins l’intérêt des colons. Bon nombre des terres initialement concédées par la Couronne dans la région avaient été prises afin de faciliter l’accès aux ressources pour l’industrie du bois d’œuvre, alors en plein essor.

[23] Les peuples autochtones de la région vivaient des ressources marines abondantes, chassaient le cerf, le wapiti et la sauvagine, participaient à la pêche commerciale et faisaient la traite des fourrures, notamment les peaux de phoques et de loutres de mer.

[24] Même si certaines réserves avaient été mises de côté par les gouvernements coloniaux avant l’adhésion de la Colombie‑Britannique à la Confédération, la création des réserves est essentiellement née des articles de la Confédération. De fait, l’article 13 des Conditions d’adhésion de la Colombie‑Britannique, LRC 1985, app II, no 10, prévoyait ce qui suit :

Le soin des Sauvages, et la garde et l’administration des terres réservées pour leur usage et bénéfice, incomberont au Gouvernement Fédéral, et une ligne de conduite aussi libérale que celle suivie jusqu’ici par le gouvernement de la Colombie Britannique sera continuée par le Gouvernement Fédéral après l’Union.

Pour mettre ce projet à exécution, des étendues de terres ayant la superficie de celles que le gouvernement de la Colombie Britannique a, jusqu’à présent, affectées à cet objet, seront de temps à autre transférées par le Gouvernement Local au Gouvernement Fédéral au nom et pour le bénéfice des Sauvages, sur demande du Gouvernement Fédéral; et dans les cas où il y aurait désaccord entre les deux gouvernements au sujet de la quantité des étendues de terre qui devront être ainsi concédées, on devra en référer à la décision du Secrétaire d’État pour les Colonies. (Recueil commun de documents (RCD), vol 1, onglet 59.)

[25] Après la Confédération, l’attribution des terres devant être transférées par le gouvernement provincial au Dominion ne s’est pas déroulée sans encombre. Le gouvernement provincial n’a pas reconnu que l’utilisation et l’occupation traditionnelles, par les Premières Nations, des terres qu’elles habitaient leur conféraient un intérêt juridique sur ces terres, et les représentants du gouvernement provincial se sont opposés à l’attribution de terres de dimensions semblables à celles des terres mises de côté lors de la création des réserves dans les provinces des Prairies. En 1875, une entente a finalement été conclue afin de créer une commission, la Commission mixte des réserves indiennes (la CMRI), et de mettre de côté des terres de réserve selon les modalités suivantes :

1. Que le règlement de cette affaire soit laissé à la décision de trois commissaires, dont l’un sera nommé par le gouvernement fédéral, l’autre par le gouvernement de cette province et le troisième conjointement par ces deux gouvernements.

2. Que ces commissaires se réuniront aussitôt que possible après leur nomination à Victoria, et là s’entendront pour visiter sous le plus court délai et en la manière qu’ils jugeront convenable chaque tribu Sauvage de la Colombie‑Britannique (c’est‑à‑dire toutes les tribus sauvages qui parlent la même langue), et après avoir fait sur les lieux une enquête minutieuse sur toutes les matières qui se rattachent à cette question, ils devront fixer et déterminer le nombre, l’étendue et la localité de la réserve ou des réserves qui seront établies en faveur de chaque tribu séparément.

3. Qu’en définissant l’étendue des réserves il ne soit arrêté aucune base déterminant le nombre d’acres que devra contenir chaque réserve, mais que les réclamations respectives de chaque tribu soient réglées séparément.

4. Que les commissaires en réglant cette question devront se guider d’après les termes de l’acte d’union entre le gouvernement fédéral et le gouvernement local, qui comportent que les Sauvages devront être traités avec libéralité, et dans le cas de chaque tribu en particulier il sera tenu compte de ses coutumes, de ses besoins et de ses occupations, de l’étendue de territoire disponible dans la région qu’ils habitent et des droits des colons blancs.

5. Que chaque réserve sera tenue en fidéicommis pour l’usage et au profit de la tribu de Sauvages à laquelle elle a été accordée, et dans le cas où la population d’une tribu occupant une réserve viendrait à diminuer ou à augmenter d’une manière sensible, telle réserve sera diminuée ou augmentée suivant le cas et de manière à établir une juste proportion relativement au nombre de la population de la tribu qui l’occupe. Le surplus de terre qui sera nécessaire pour telle réserve sera pris sur les terres non concédées de la Couronne, et toute étendue de terrain qui sera retranchée d’une réserve retournera à la province.

6. Que dès l’instant que les commissaires auront fixé et déterminé la réserve ou les réserves qui seront établies en faveur de chaque tribu en particulier, les réserves appartenant actuellement à telle tribu, en tant qu’elles ne feront pas partie de la réserve ou des réserves ainsi définies par les commissaires, seront remises par le gouvernement fédéral au gouvernement local, le plus tôt possible, en par ce dernier remboursant au premier, pour le profit des Sauvages, telle indemnité que les dits commissaires jugeront suffisante en compensation des défrichements et améliorations qui auront été faits sur aucune de ces réserves ainsi remises par le gouvernement fédéral et acceptées par la province. (Copie du rapport d’un Comité de l’Honorable Conseil Exécutif, approuvé par Son Excellence le Lieutenant‑Gouverneur le 6 janvier 1876; RCD, vol 2, onglet 127.)

[26] Les deux gouvernements ont désigné leur commissaire respectif et ont ensuite désigné conjointement un troisième commissaire, Gilbert Sproat. Cette commission constituée de trois personnes a été en fonction jusqu’en 1878, moment où la province a recommandé que M. Sproat devienne le seul commissaire responsable de l’exécution du mandat, ce que le Dominion a approuvé (RCD, vol 2, onglets 138‑39; RCD, vol 3, onglets 156‑57).

[27] Initialement, le mandat de la CMRI consistait surtout à établir des réserves dans les régions où des terres avaient été prises par les colons, ou encore là où l’augmentation de la population de colons rendait urgent le besoin d’attribuer suffisamment de terres à des fins de réserve (RCD, vol 2, onglets 138‑39).

[28] Malgré l’idée de « libéralité » évoquée relativement à l’attribution des réserves des Premières Nations, et ce qui semble avoir été une tentative, aux termes de l’entente conclue en 1875, d’accorder pratiquement les pleins pouvoirs en la matière à la CMRI, l’engagement de la province à l’égard de l’application d’un système d’acquisition par préemption et de vente des terres de la Couronne pour les membres du public admissibles à de tels transferts de terres en vertu de la Land Act de 1884 est devenu un obstacle aux efforts de la Commission pour mettre de côté des terres de réserve. L’aliénation, par le gouvernement provincial, de terres traditionnellement utilisées par les Premières Nations, les retards dans l’approbation des réserves et le refus d’accorder les droits relatifs à l’eau nécessaires pour rendre productives les réserves intérieures étaient d’importants motifs de plainte formulés par M. Sproat (RCD, vol 3, onglets 162, 166, 178, 186, 191, 193).

[29] Même si M. Sproat et son successeur, Peter O’Reilly, nommé après que M. Sproat eut démissionné, avaient été nommés conjointement par les deux gouvernements, le Dominion est devenu seul responsable des dépenses de la Commission; il dirigeait les activités du commissaire en général et il approuvait ses recommandations de façon régulière (RCD, vol 3, onglets 160, 191). La province a, quant à elle, adopté une position moins conciliante et son acceptation des réserves attribuées par le commissaire est devenue on ne peut plus inhabituelle (RCD, vol 3, onglets 191‑92).

[30] Le système d’acquisition par préemption permettait à un demandeur admissible d’enregistrer son intention de prendre une terre de la Couronne non arpentée, inoccupée et non réservée (d’une superficie d’au plus 160 acres dans les régions côtières et de 320 acres à l’intérieur). Le demandeur était tenu de s’installer sur la terre et d’y apporter des améliorations suffisantes pour être admissible à un certificat d’amélioration. Par la suite, moyennant le paiement d’un droit par le demandeur, la province avait le pouvoir de lui octroyer une concession de la Couronne.

[31] Le processus d’achat d’une terre de la Couronne non arpentée, inoccupée et non réservée commençait par la présentation d’une demande d’achat d’une terre. Ensuite, sur présentation d’un levé d’arpentage et sur paiement du prix stipulé, la concession de la Couronne était octroyée.

[32] À l’époque de la Confédération, les concessions de terres non arpentées de la Couronne étaient accordées dans le cadre du système d’acquisition par préemption, ce qui donnait souvent lieu à une attribution désordonnée des terres et à des concessions de la Couronne incompatibles. Après la Confédération ont été adoptés des textes de loi prévoyant un recours aux arpentages dans le cadre du processus d’octroi de concessions de la Couronne, bien que, même alors, il était difficile pour le gouvernement provincial de relier les levés d’arpentage d’une région à ceux d’autres régions, puisqu’il n’existait aucune grille de levés pour l’ensemble de la province ni aucun autre moyen de colliger les levés (Land Act, SBC 1875, no 5 [Land Act de 1875]; RCD, vol 2, onglet 104; Brent Taylor — transcription de l’audience, 25 avril 2018, aux pp 14, 16; David Bazett — transcription de l’audience, 25 avril 2018, aux pp 159, 168). Après 1879, il est devenu obligatoire, pour un éventuel acheteur, de signifier son intention de présenter une demande d’achat d’une terre non arpentée en publiant un avis dans la Gazette hebdomadaire du gouvernement (la Gazette) durant une période de deux mois avant de déposer sa demande (art 6 de la Land Amendment Act, 1879, SBC 1879, c 21 [la Land Amendment Act de 1879]; RCD, vol 3, onglet 180; art 30 de la Land Act de 1884). Les Autochtones n’étaient autorisés à prendre des terres que si une dérogation spéciale leur était accordée (art 3 de la Land Act de 1884); en effet, ils n’étaient pas en mesure de participer à la vie politique, et ce n’est qu’en 1960 qu’ils ont été autorisés à voter aux élections provinciales.

[33] Le responsable de l’attribution des terres de la Couronne était le commissaire en chef des Terres et des Travaux (le CCTT), un membre du Cabinet provincial.

[34] Gilbert Sproat a agi comme seul commissaire de la CMRI jusqu’à ce qu’il démissionne, en mars 1880 (RCD, vol 4, onglet 245; « CRI » sera utilisé ci-après pour renvoyer à la Commission durant la période où il n’y avait qu’un seul et unique commissaire). Avant de donner sa démission, M. Sproat avait mis de côté des réserves dans presque toute la province et il avait préparé un rapport de décision définissant les réserves qui devaient, selon lui, être mises de côté dans le nord de l’île de Vancouver, dans les îles Discovery et dans les régions des bras de mer continentaux situées immédiatement à l’est. Parmi ces réserves, celles proposées pour la Nation de We Wai Kai comprenaient les suivantes :

[traduction]

Sous‑groupe des We‑wai‑a‑kay

[…]

Chenal Sutil

No 9 Une réserve à l’encoignure nord‑ouest de la baie Open, dans le chenal Sutil, bornée comme suit :

De la rive droite de l’embouchure du cours d’eau vers l’ouest le long de la côte sur 15 chaînes plus ou moins jusqu’à la base des collines

De là, en direction nord sur environ 10 chaînes

De là, vers l’est géographique jusqu’à la base des collines

De là, suivant la base des collines en direction sud jusqu’à la côte

De là, vers l’ouest suivant la côte jusqu’au point de départ

Chenal Sutil

N10 Une réserve d’environ 5 acres comprenant le campement de pêche à l’encoignure nord‑ouest de la baie Hyacinthe, dans le chenal Sutil, à délimiter suivant le cours d’eau adjacent selon le plus convenable pour l’arpentage

No 11. Deux petites îles figurant sur la carte de l’Amirauté situées toutes deux près de la côte sud de la baie Hyacinthe, à environ un demi‑mille au nord‑ouest de l’île Heriot

Havre Drew

No 12 Une réserve située à la tête du havre Drew, dans le chenal Sutil, bornée comme suit :

D’un point sur la côte à la tête du havre Drew à environ 10 chaînes au nord‑ouest du cours d’eau figurant sur la carte

De là, vers l’ouest géographique sur 10 chaînes

De là, vers le sud géographique sur 40 chaînes ou à peu près

De là, vers l’est géographique jusqu’au rivage

De là, vers le nord le long du rivage jusqu’à un point à l’est géographique du point de départ

De là, vers l’ouest géographique jusqu’à la côte du havre Drew, et de là, suivant la ligne de côte du havre Drew (traversant le cours d’eau) jusqu’au point de départ

13 oct. 1879 Arpenteur général G.M[.]S[.]

[…]

Campbell River

[…]

Passage Discovery

No 18 Une réserve sur l’île Valdes et du côté est du passage Discovery, à environ 2 milles de Cape Mudge, bornée comme suit :

D’un point du côté est du passage Discovery, à environ 10 chaînes au sud du cimetière indien situé au sud du village

De là, vers l’est géographique sur 20 chaînes

De là, vers le nord géographique sur 80 chaînes

De là, vers l’ouest géographique jusqu’au rivage

De là, en direction sud le long de la côte jusqu’au point de départ, le cimetière indien, le village, les terres défrichées et cultivées y compris

Cape Mudge

No. 19 Une réserve à Cape Mudge, bornée comme suit :

D’un point sur le rivage près de l’extrémité de Cape Mudge à environ 10 chaînes à l’est du petit cours d’eau figurant sur la carte

De là, vers le nord géographique sur 20 chaînes

De là, vers l’ouest géographique jusqu’au rivage du passage Discovery

De là, suivant le rivage jusqu’au point de départ, le cimetière indien, les maisons, les terres défrichées et cultivées y compris

[…]

11 oct. 1879

Arpenteur général G.M.S[.]

[RCD, vol 3, onglet 217]

[35] Ces réserves comptent parmi les dernières que M. Sproat a proposées avant de démissionner. Dans un rapport daté du 15 novembre 1880, I. W. Powell, surintendant des Indiens pour la province auprès du surintendant général des Affaires indiennes, concluait que certaines des attributions devraient probablement être rajustées avant d’être acceptées à titre de réserves. Des documents postérieurs du ministère des Affaires indiennes soulignent que les réserves proposées ont été rejetées par le CCTT parce qu’elles étaient [traduction] « déraisonnables » (RCD, vol 4, onglet 249; RCD, vol 7, onglet 488).

[36] Après la démission de M. Sproat, aucun travail n’a été fait quant à l’attribution de réserves jusqu’à la nomination de Peter O’Reilly, un juge de cour de comté désigné pour agir à titre de nouveau commissaire des réserves indiennes pour la province (RCD, vol 4, onglet 245 — où Peter O’Reilly est appelé Patrick par erreur).

[37] Les instructions reçues par M. O’Reilly de la part du surintendant général adjoint des Affaires indiennes, qui étaient essentiellement les mêmes que celles données à M. Sproat et à la CMRI, comprenaient notamment ce qui suit :

[traduction]

Vous devrez tenir spécialement compte des habitudes, des souhaits et des activités de la bande, des limites du territoire que celle‑ci fréquente ainsi que des revendications des colons blancs (s’il y en a)[.]

[…]

Vous devrez donc vous immiscer le moins possible dans toute entente tribale, en prenant expressément garde de ne pas perturber les Indiens en rapport avec la possession des villages, des postes de traite de fourrure, des établissements, des zones de défrichage, des lieux de sépulture et des campements de pêche qu’ils occupent et auxquels ils peuvent être particulièrement attachés. Vous devez clairement délimiter leurs campements de pêche dans les rapports que vous adressez au ministère, et ces limites doivent être clairement expliquées aux Indiens concernés, de façon à éviter tout malentendu sur ce point de la plus haute importance. Lorsqu’il s’agit d’attribuer des terres aux fins d’établissement des réserves, évitez de provoquer des changements violents ou soudains dans les habitudes de la bande indienne pour laquelle vous mettez de côté les terres de réserve, et ne détournez pas les Indiens d’une occupation légitime qu’ils pourraient pratiquer à profit; tentez plutôt de les encourager lorsque vous constatez qu’ils travaillent dans quelque secteur d’une industrie. [Souligné dans l’original; RCD, vol 4, onglet 247.]

[38] Il ressort de façon constante de ces instructions que l’objectif était de respecter [traduction] « les habitudes, les souhaits et les activités » des peuples auxquels des réserves étaient attribuées. Notons que dans la version anglaise, on recourt au terme « want » (les « souhaits ») qui, selon le dictionnaire anglais Canadian Oxford Dictionary, revêt deux sens, soit celui de « vouloir » (« to desire ») et celui d’« avoir besoin de » (« to need ») (Canadian Oxford Dictionary, 2e éd., sous l’entrée « want »).

[39] M. O’Reilly a commencé à mettre des réserves de côté au printemps 1881. Il a passé plusieurs années à établir des réserves dans d’autres régions de la province. Ce n’est qu’à l’automne 1886 que son travail l’a ramené vers les régions côtières du nord de l’île de Vancouver.

[40] Durant l’intervalle écoulé entre le départ de M. Sproat et le retour de M. O’Reilly dans la région, les terres ont commencé à être prises par des particuliers qui demandaient des titres de propriété en vertu de la Land Act. Dans la région du havre Drew, la première de ces demandes a été présentée par Thomas Earle, lequel souhaitait acheter 160 acres de terre. L’avis d’intention de M. Earle concernant cet achat a été publié pour la première fois dans la Gazette de la Colombie‑Britannique (la Gazette de la C.‑B.) le 1er juin 1882 (RCD, vol 4, onglet 277). La terre visée a été arpentée le 9 août 1882 par l’arpenteur George Drabble (RCD, vol 4, onglet 285). Le levé d’arpentage définissait une parcelle de terre s’étendant vers le nord‑ouest à partir d’une borne d’encoignure établie sur la rive ouest du ruisseau s’écoulant sur la côte sud‑ouest du havre Drew. La terre arpentée par M. Drabble empiétait sur une portion de la terre décrite par M. Sproat dans son rapport de décision relativement à la réserve qu’il désignait comme la réserve du havre Drew no 12. La limite sud du lot arpenté par M. Drabble, qui s’étendait franc ouest à partir de la borne d’encoignure établie sur la rive ouest du cours d’eau s’écoulant dans le havre Drew, chevauchait la limite nord de la réserve définie par M. Sproat, qui avait tracé cette limite nord à partir d’un point le long de la côte, à 10 chaînes au nord‑ouest du jalon établi par M. Drabble (1 chaîne = 66 pieds; 80 chaînes = 1 mille; 10 chaînes carrées = 1 acre) (rapport d’expert de l’intimée, produit par David Charles Bazett (le rapport de M. Bazett) et déposé le 15 avril 2016, annexe C, figure 1‑b).

[41] Le levé d’arpentage de M. Drabble a été le premier à être réalisé dans la région du havre Drew, et les plans levés subséquemment se sont appuyés sur lui pour orienter les autres parcelles de terrain dans les environs. Le levé ne montrait aucune réserve dans la région, et aucune réserve au havre Drew n’avait encore été approuvée. Finalement, le levé a été accepté par le CCTT, et la parcelle s’est vu attribuer un numéro de lot, le lot 7, soit le septième lot créé dans le district de Sayward du système d’enregistrement provincial. Un avis du levé a été publié dans la Gazette le 21 septembre 1883 (RCD, vol 5, onglet 315). Le prix d’achat a été payé, et la concession de la Couronne a été octroyée le 30 janvier 1884 (RCD, vol 5, onglet 335).

[42] Le 7 décembre 1883, des avis d’intention visant l’achat de deux autres parcelles de terre ont été publiés dans la Gazette de la C.‑B. (RCD, vol 5, onglet 320). James Miller, propriétaire d’un chantier forestier, a signalé son intention d’acheter une première terre située au nord de celle qu’avait fait arpenter et que comptait acquérir M. Earle, et une deuxième terre située au sud de cette dernière. Cette deuxième parcelle de 320 acres comprenait une vaste portion de la terre qui, selon M. Sproat, devait être mise de côté en tant que réserve du havre Drew no 12.

[43] Un troisième avis a été publié dans la Gazette de la C.‑B. par James Miller le 17 juillet 1884. Ce troisième avis annonçait l’intention de M. Miller de présenter une demande visant l’achat d’une [traduction] « parcelle de plus ou moins quarante acres de terre, sur l’île Valdes, appelée la flèche Rebecca ». Les limites de la parcelle étaient ainsi décrites dans la Gazette de la C.‑B. :

[traduction] […] commençant à la borne d’encoignure nord‑est de la réserve indienne du havre Drew; de là, vers le nord le long de la côte est jusqu’à l’extrémité de ladite flèche; de là, à l’ouest autour de la pointe vers le havre Drew; de là, vers le sud le long de la côte du havre Drew jusqu’à la réserve indienne; de là, le long de la limite nord de la réserve indienne jusqu’au point de départ. [RCD, vol 5, onglet 359.]

[44] La réserve proposée par M. Sproat était la seule réserve indienne susceptible de correspondre à celle mentionnée dans la description figurant dans l’avis publié par M. Miller dans la Gazette de la C.‑B. Lorsque la terre souhaitée par ce dernier a été arpentée, la limite sud ne s’étendait pas jusqu’à la [traduction] « limite nord de la réserve indienne ». Si elle avait été tracée, la limite nord de la réserve proposée par M. Sproat se serait trouvée à une certaine distance (environ 10 chaînes ou 170 mètres) au sud de la ligne constituant la limite sud indiquée sur le levé (rapport de M. Bazett, annexe C, figure 1‑e).

[45] Le 28 août 1884, la parcelle de terre correspondant à la flèche Rebecca a été arpentée pour M. Miller par E. Priest (RCD, vol 5, onglets 369‑70). Pour commencer l’arpentage, M. Priest s’est fondé sur la borne d’encoignure sud‑est de la terre de M. Earle comme point connu, et il a tracé une ligne traversant la côte sud du havre Drew, qu’il a indiquée comme faisant partie d’une réserve indienne. Il faisait sans doute ainsi référence à la réserve proposée par M. Sproat. M. Priest a ensuite établi les points sud‑ouest et sud‑est de la limite sud du lot projeté comprenant la flèche Rebecca. Il a installé des bornes près de la côte du havre Drew, à l’ouest, et de la côte du chenal Sutil, à l’est, et il a encoché les arbres de direction près des bornes. Il est ensuite passé d’un poste à l’autre pour tracer la limite naturelle de la flèche Rebecca au nord des bornes. Le levé qu’il a effectué par la suite illustrait une parcelle de terre (désignée plus tard comme le lot 33) couvrant 54 acres (exposé conjoint des faits (l’ECF), au para 22).

[46] M. Miller a procédé au premier des deux achats prévus, soit la parcelle de terre située au nord du lot 7 de M. Earle, mais il n’a acheté qu’environ la moitié est de la terre à l’égard de laquelle il avait initialement signifié son intérêt dans la Gazette de la C.‑B. Le prix d’achat a été payé le 15 novembre 1884, et le numéro de lot 24 a été attribué à la terre (RCD, vol 5, onglets 389‑90, 399, 400). Le deuxième achat prévu, soit les 320 acres qui auraient couvert la majeure partie de la réserve proposée par M. Sproat, n’a pas eu lieu. Rien n’indique qu’un levé ait été effectué pour cette parcelle ni que le projet soit allé plus loin que la publication du premier avis dans la Gazette de la C.‑B.

[47] Par la suite, M. Miller n’a pas procédé à l’achat de la flèche Rebecca comme il en avait l’intention. Cependant, le 26 octobre 1886, a été publié dans la Gazette de la C.‑B. un avis indiquant que W. P. Sayward, un propriétaire de scierie de Victoria, comptait présenter une demande pour acheter la flèche Rebecca, sur l’île Valdes. Contrairement à celui que M. Miller avait également fait paraître dans la Gazette de la C.‑B., cet avis ne précisait pas la proximité de la terre désirée avec la réserve proposée. Le nouvel avis d’intention émanant de M. Sayward décrivait le lot à partir d’un point au sud‑ouest, soit à partir d’un [traduction] « jalon sur la côte est du havre Drew, près de la tête », ce qui faisait probablement référence à la borne sud‑ouest établie par M. Priest. Le levé préparé par ce dernier en 1884 pour M. Miller est d’ailleurs celui que M. Sayward a présenté plus tard au CCTT. Le texte complet de l’avis est le suivant :

[traduction]

AVIS

PRENEZ AVIS que je compte demander à l’honorable commissaire en chef des Terres et des Travaux l’autorisation d’acheter la flèche Rebecca, sur l’île Valdes, décrite comme suit :— Commençant au jalon sur la côte est du havre Drew, près de la tête; de là, en direction est jusqu’à la côte est de la flèche Rebecca; de là, en direction nord le long de la côte jusqu’à l’extrémité nord de ladite flèche; de là, en direction ouest vers l’extrémité nord de la flèche jusqu’au havre Drew; de là, en direction sud le long de la côte jusqu’au point de départ. WM. P. SAYWARD.

Victoria, le 26 oct. 1886. [RCD, vol 6, onglet 476.]

[48] M. Sayward a présenté une demande d’achat le 6 janvier 1887 (RCD, vol 7, onglet 494). Au verso de sa demande, il a fourni un croquis de la terre qu’il souhaitait acheter. Il ne s’agit que d’un croquis sommaire fait à la main, mais il illustre la totalité de la flèche, y compris toute la portion inférieure. Un avis concernant le levé d’arpentage (celui de M. Priest) est paru dans la Gazette de la C.‑B. le 27 janvier 1887 (RCD, vol 7, onglets 501‑02); et le lot 33 a été concédé par la Couronne à M. Sayward un an plus tard, soit le 10 février 1888 (RCD, vol 7, onglet 540).

[49] MM. Miller et Sayward exerçaient leurs activités dans le secteur forestier. M. Miller exploitait un chantier au bas du havre Drew, et M. Sayward, quant à lui, était propriétaire d’une scierie à Victoria et possédait de nombreuses terres à bois. Selon les anciennes histoires locales présentées en preuve, tout au début de l’exploitation forestière au havre Drew, des bœufs étaient utilisés pour le débardage des billes jusqu’à l’eau. Par la suite, une courte voie ferrée a été utilisée pour transporter le bois jusqu’à l’extrémité sud de l’île Quadra, près de Cape Mudge (RCD, vol 1, onglet 7). Il semble que l’aire de mouillage protégée du havre Drew ait été l’endroit utilisé pour l’assemblage en estacades des billes transportées vers le site.

B. Le rapport de décision de 1886 de M. O’Reilly

[50] C’est à l’automne 1886 que M. O’Reilly a commencé à mettre de côté des réserves dans les régions traditionnellement occupées par les peuples des Premières Nations du nord de l’île de Vancouver (ECF, au para 24; RCD, vol 7, onglet 488). Lui et un arpenteur du nom d’Ashdown Green se sont rendus jusqu’à l’extrémité nord de l’île de Vancouver par bateau à vapeur. Ils sont ensuite redescendus vers le sud par le Passage de l’Intérieur, en visitant les diverses régions le long de la voie navigable (RCD, vol 6, onglet 468). Après avoir mis de côté un grand nombre de réserves, ils ont fait leurs derniers arrêts dans le but de mettre de côté des réserves pour les peuples de langue kwakwala qui étaient associés aux régions traditionnelles et qui utilisaient les ressources marines entre l’île de Vancouver et la terre au nord de Cape Mudge. Dans les documents du ministère des Affaires indiennes, ces peuples étaient désignés sous le nom Laich‑Kwil‑Tach (aussi Euclataw ou Yuculta) (RCD, vol 6, onglet 468). Comme il a été mentionné dans la preuve par histoire orale présentée par M. Billy, ainsi que dans la biographie du chef Billy Assu, le sous‑groupe des We Wai Kai, qui occupait initialement des villages dans le nord de l’île Quadra, s’est déplacé vers l’extrémité sud de l’île et a évincé de la région les Salish de la côte nord qui y étaient établis au cours d’un conflit violent survenu à peu près à la même époque que le premier contact (transcription de l’audience, 5 décembre 2017, aux pp 64‑66; RCD, vol 13, onglet 927). Par la suite, les cartes de l’Amirauté de 1860 à 1864 indiquent le village le plus au sud de l’île Quadra (sur le site actuel du village de Cape Mudge) comme étant un village Yuculta (RCD, vol 1, onglet 48), ce qui confirme que les We Wai Kai avaient déjà pris possession de l’extrémité sud de l’île à ce moment.

[51] Comme le révèle le Rapport annuel du département des affaires des Sauvages datant de 1886, après que les réserves mises de côté par M. Sproat eurent été rejetées par le gouvernement provincial parce qu’il les jugeait trop généreuses, M. O’Reilly avait été mandaté pour [traduction] « réviser » les attributions faites par M. Sproat afin d’éviter les complications au moment de l’approbation (RCD, vol 7, onglet 488).

[52] En visitant les régions le long de la côte est de l’île Quadra, MM. O’Reilly et Green ont mis de côté des réserves semblables à celles projetées par M. Sproat dans la baie Village et la baie Open, mais M. O’Reilly a décidé de ne pas mettre de réserve de côté à la baie Hyacinthe (RCD, vol 6, onglets 454‑55). Il est arrivé au havre Drew à 14 h le 7 octobre 1886. Il a consigné ainsi les conditions météorologiques dans son journal : [traduction] « un demi‑coup de vent du sud‑est » (RCD, vol 6, onglets 454‑55). Il a ensuite inscrit ce qui suit : [traduction] « Créé une réserve près du chantier forestier. Demande de Miller. » L’entrée suivante consignée dans le journal indiquait que le bateau à vapeur était parti à 5 h 45 le lendemain matin.

[53] Le 7 octobre 1886, le soleil se serait couché à 17 h 43 (rapport d’expert de la revendicatrice produit par Brent Taylor de Polaris Land Surveying Inc. (le rapport de Polaris) et déposé le 20 janvier 2017, à la p 20; Brent Taylor – transcription de l’audience, 24 avril 2018, aux pp 69, 114). Entre l’heure de leur arrivée, soit 14 h, et le moment où la lumière aurait été trop faible pour poursuivre leurs activités, MM. O’Reilly et Green sont descendus à terre et ont localisé la borne d’encoignure sud‑est du lot 7 de M. Earle. Ils ont ensuite traversé le bas du havre Drew jusqu’à la base de la flèche Rebecca, remarquant sur leur passage le chantier forestier abandonné et les signes de l’existence d’une maison indienne. À cet endroit, M. Green a établi une ligne de traverse qui s’étendait d’un côté à l’autre de la flèche jusqu’à la côte du chenal Sutil; il a mesuré les déviations par rapport à la limite naturelle, soit la laisse de marée haute moyenne à l’extrémité de la plage, et il a consigné les résultats sous forme de notes d’arpentage. À un certain point, il a relevé une déviation vers le nord qu’il a désignée en tant que « passage ». Ces notes étaient accompagnées d’un croquis sommaire qui ressemble un peu à un doigt plié représentant la bordure de terre au nord du « passage » (RCD, vol 6, onglet 465). Aucune distance entre la déviation et le « passage » n’était consignée. M. Green a ensuite établi une autre ligne de traverse vers le sud, le long de la côte du chenal Sutil, pour marquer la ligne de la côte dans cette direction. M. Green n’a relevé aucune des bornes établies par M. Priest deux ans plus tôt (Brent Taylor – transcription de l’audience, 25 avril 2018, à la p 5; David Bazett – transcription de l’audience, 25 avril 2018, aux pp 123‑28).

[54] Durant ces travaux d’arpentage, aucune limite rectiligne n’a été établie de la côte intérieure du chenal Sutil vers la borne d’encoignure sud‑ouest de la réserve projetée, puis de ce point vers le nord jusqu’à un point directement à l’ouest du point de départ, et de là jusqu’au point de départ (la borne d’encoignure sud‑est du lot 7). Ces limites ont été définies le lendemain par M. O’Reilly dans son rapport de décision. La description de la réserve no 9 faite dans le rapport de décision indiquait les limites suivant une direction antihoraire à partir du point de départ, tandis que les lignes de traverse marquant les limites naturelles consignées par M. Green dans ses notes d’arpentage suivaient la direction opposée, soit le sens horaire. On pouvait lire ce qui suit dans le rapport de décision :

No 9

Une réserve de deux cent dix acres située sur le havre de Drew, île Valdès.

Commençant à la borne d'encoignure sud-est de la section sept, district Sayward, et allant à l'ouest le long de la ligne sud de la dite section sept jusqu'à quarante chaînes à l'est de l'encoignure sud-ouest de la dite section ; de là au sud trente chaînes, de là à l'est jusqu'à la mer, et de là suivant la côte dans la direction du nord et de l'ouest jusqu'au point de départ. [RCD, vol 6, onglet 468; voir aussi les onglets 461‑64.]

[55] Après avoir quitté le havre Drew, MM. O’Reilly et Green ont établi, du côté ouest de l’île Quadra, une réserve commençant au cap. Elle a été désignée comme la réserve We Wai Kai no 10. Le 8 octobre 1886, M. O’Reilly a noté ce qui suit dans son journal (RCD, vol 6, onglets 454‑55) : [traduction] « Arrivés à Cape Mudge à 8 h. Créé une réserve comprenant les deux définies par Sproat. » M. Sproat avait mis de côté deux réserves auxquelles il avait attribué les numéros 18 et 19; la première englobait le cap, et la deuxième se situait plus haut sur la côte ouest de l’île et comprenait le village. La réserve créée par M. O’Reilly incluait ces deux réserves (RCD, vol 6, onglet 455).

[56] M. O’Reilly comptait rencontrer les habitants de la région du passage Discovery à la hauteur de Campbell River, les We Wai Kum, mais comme ceux‑ci étaient absents de leur village, il est retourné vers son port d’attache, à Victoria (RCD, vol 6, onglet 468).

[57] Pour accompagner le rapport de décision, M. Green a fait un croquis illustrant la réserve qui devait être mise de côté au havre Drew (RCD, vol 6, onglet 465). Le croquis, reproduit ci‑dessous, montre la réserve (de couleur sombre) qui s’étend au nord jusqu’à un endroit portant la mention « passage ». Sur ce croquis, le prolongement de terre allant jusqu’à la pointe Rebecca est représenté comme étant une île (RCD, vol 6, onglet 429) :

Croquis du havre Drew

Croquis de la RI no 9 du havre Dew (RCD, vol 6, onglet 429).

C. L’historique de la création de la réserve indienne du havre Drew

[58] Pour résumer la chronologie de l’aliénation des terres dans les environs du havre Drew, voici le fil des événements pertinents :

Date

Description

Le 13 octobre 1879

Dans son rapport de décision, M. Sproat établit une réserve au havre Drew (RCD, vol 3, onglet 222).

Le 1er juin 1882

M. Earle publie dans la Gazette de la C.‑B. un avis signalant son intention d’acheter ce qui est devenu le lot 7. Le 9 août 1882, la terre visée par la demande d’achat est arpentée par M. Drabble. La terre arpentée chevauche l’encoignure nord‑ouest de la réserve proposée par M. Sproat. Un avis concernant le levé est publié dans la Gazette de la C.‑B. le 21 septembre 1883, et la concession de la Couronne est octroyée le 30 janvier 1884 (RCD, vol 4, onglets 277, 285; RCD, vol 5, onglets 315, 335).

Le 7 décembre 1883

M. Miller publie dans la Gazette de la C.‑B. un avis signalant son intention d’acheter deux lots : celui devenu le lot 27, situé au nord du lot 7 de M. Earle, ainsi que le lot situé à la base du havre Drew, lequel représente 320 acres de terre et comprend la presque totalité du reste de la réserve proposée par M. Sproat (RCD, vol 5, onglet 320). Ce deuxième lot n’est pas arpenté, et l’achat n’a pas lieu.

Le 17 juillet 1884

M. Miller publie un avis signalant son intention d’acheter [traduction] « une parcelle de plus ou moins quarante acres de terre, […], appelée la flèche Rebecca », située au nord de [traduction] « la limite nord de la réserve indienne ». La parcelle est arpentée par E. Priest le 28 août 1884. Celui‑ci établit deux bornes indiquant la limite du lot de la flèche Rebecca, au sud duquel se trouve ce qu’il décrit comme étant la « réserve indienne ». M. Priest évalue la superficie du lot de la flèche Rebecca (qui deviendra le lot 33) à 54 acres. M. Miller ne soumet pas le levé réalisé par M. Priest à l’approbation et ne donne pas suite à sa demande (RCD, vol 5, onglets 359, 369, 370; ECF, au para 22).

Le 7 octobre 1886

MM. O’Reilly et Green définissent la réserve no 9 au havre Drew en partant de la borne d’encoignure sud‑est du lot 7 de M. Earle. La limite de la réserve à l’est de l’encoignure sud‑est du lot 7 s’étend le long de la côte au bas du havre Drew et remonte à l’intérieur de la flèche, jusqu’à un point indiqué comme étant un « passage ». Du « passage », elle descend le long de la côte ouest du chenal Sutil (RCD, vol 6, onglet 465). Ce prolongement de la réserve jusqu’au « passage » s’étend au nord des bornes établies par M. Priest, et représente environ 20 acres de terre, étendue qui deviendra par la suite la portion sud du lot 33.

Le 4 novembre 1886

M. Sayward publie un avis signalant son intention d’acheter la flèche Rebecca. La description fournie dans l’avis indique la terre située au nord d’une ligne tracée à l’ouest de la côte du chenal Sutil, [traduction] « [c]ommençant au jalon sur la côte est du havre Drew, près de la tête » (RCD, vol 6, onglet 476). Le jalon est une référence probable à la borne la plus à l’ouest des deux bornes établies par M. Priest. L’avis devait être publié pendant deux mois, conformément à la Land Act; la dernière publication semble dater du 30 décembre 1886 (RCD, vol 7, onglet 486).

[59] Pour en revenir au rapport de décision de M. O’Reilly, sauf en ce qui concerne une réserve provisoire à Fort Rupert, il a été approuvé peu après le retour de M. O’Reilly à Victoria, le 5 novembre 1886, par W. Smithe, qui était alors premier ministre de la province et agissait aussi à titre de CCTT (RCD, vol 6, onglet 478; ECF, au para 33).

[60] Le 4 novembre 1886, M. Sayward a fait publier pour la première fois un avis annonçant son intention d’acheter la majeure partie de la flèche Rebecca (devenue plus tard le lot 33) (RCD, vol 6, onglet 476; ECF, au para 32). Il a déposé sa demande d’achat le 6 janvier 1887 (RCD, vol 7, onglet 494; ECF, au para 34). Il a ensuite présenté le levé qu’avait réalisé M. Priest pour le compte de M. Miller en 1884, et une attestation de réception de ce levé a été publié dans la Gazette de la C.‑B. par le bureau du CCTT le 27 janvier 1887 (RCD, vol 7, onglet 501). La concession de la Couronne a été octroyée à M. Sayward le 10 février 1888 (RCD, vol 7, onglet 540; ECF, au para 36).

[61] Même si, pour tracer le plan des parties de la réserve, M. Green a procédé comme s’il s’agissait d’un arpentage complet de la parcelle visée, ses notes n’auraient pas pu être utilisées pour créer un levé exhaustif (RCD, vol 6, onglet 432). Elles étaient insuffisantes, et elles n’auraient pas pu garantir une pleine couverture de la parcelle. En outre, dans certains cas, les distances des déviations pourraient avoir été estimées, et non mesurées, et en ce qui concerne la note renvoyant au « passage », aucune distance n’a été consignée; seule la direction l’a été. Ces notes ne donnaient de la terre qu’un aperçu fragmentaire, quoiqu’utile pour décrire la réserve dans le rapport de décision et pour fournir des indications en vue d’un arpentage complet et de la réalisation d’un levé adéquat par un arpenteur.

D. L’arpentage effectué par M. Skinner

[62] L’arpentage complet de la terre en question a été réalisé par E. M. Skinner le 28 juillet 1888, soit cinq mois après que le lot 33 eut été concédé à M. Sayward par la Couronne (RCD, vol 8, onglet 571; ECF, au para 38). M. O’Reilly avait eu l’intention de faire arpenter la réserve par M. Skinner l’année précédente, mais ce dernier n’avait pas été en mesure de se rendre sur place avant que les conditions météorologiques ne se détériorent à la fin de la saison (RCD, vol 7, onglets 509, 531). Une fois achevé, l’année suivante, le levé d’arpentage ne comprenait pas l’étendue d’environ 20 acres à la base de la flèche, laquelle étendue faisait partie de la réserve projetée par M. O’Reilly, mais avait depuis été intégrée à la concession de la Couronne octroyée à M. Sayward.

[63] Les instructions données à M. Skinner pour effectuer l’arpentage allaient probablement dans le même sens que celles données à M. Mohun et au capitaine Jemmett, tous deux arpenteurs et chargés eux aussi de réaliser les plans d’arpentage d’autres réserves. Dans une lettre datée du 11 mai 1882 et envoyée aux deux arpenteurs, M. O’Reilly leur donnait les instructions suivantes :

[traduction]

Au moment d’arpenter les différentes réserves que j’ai créées pour les Indiens au cours de l’été dernier, si vous découvrez un écart entre les croquis, ou le rapport de décision, et la terre manifestement destinée à être donnée aux Indiens, veuillez comprendre que l’esprit l’emporte sur la lettre. En outre, advenant qu’une terre pour laquelle il existe un titre juridique ait été sujette à empiétement par erreur, veuillez prendre soin de l’exclure de la réserve initialement prévue dans le rapport de décision.

Si vous jugez nécessaire de modifier une direction ou une distance, veuillez me le faire savoir le plus tôt possible en expliquant les raisons de la modification et en joignant un plan de la modification proposée.

Dans la mesure du possible, les réserves doivent être reliées l’une à l’autre et aussi concorder avec les plans d’arpentage officiels, s’il y a lieu.

Le rapport de décision ainsi que les croquis de chaque réserve proposée ont été déposés au bureau du surintendant Powell; les copies des dossiers de préemptions et les tracés des plans d’arpentage officiels [illisible] qui pourraient se trouver à mon bureau sont à votre disposition si vous souhaitez les consulter. [RCD, vol 4, onglet 274]

[64] Ainsi, selon ces instructions :

  1. L’intention derrière la mise de côté des réserves pouvait être interprétée avec une certaine latitude en cas d’erreur dans le rapport de décision et les croquis.

  2. Si le rapport de décision indiquait un empiétement sur une terre pour laquelle il existait un titre juridique, l’arpenteur devait exclure la terre visée de la réserve dont il effectuait l’arpentage.

  3. L’arpenteur devait signaler toute modification d’une direction ou d’une distance indiquée dans le rapport de décision en expliquant les raisons de la modification et en fournissant un plan de celle‑ci.

[65] En préparation pour les arpentages qu’il a effectués en 1888, M. Skinner a probablement reçu des instructions semblables à celles qu’il avait reçues le 29 avril 1886 relativement à des arpentages qu’il devait réaliser à l’intérieur de la province :

[traduction]

Avant de quitter Victoria, munissez‑vous de copies de tous les rapports de décision et des tracés des diverses parcelles de terre que vous devrez arpenter, […] ainsi que de copies des documents relatifs aux concessions de la Couronne et aux demandes visant la préemption ou l’achat de terres dans les environs des réserves, renseignements qui devraient tous figurer sur les plans.

Toute information que je pourrais avoir en ma possession dans mon bureau au sujet de ces documents peut être obtenue sur demande.

[...]

P. O’Reilly, CRI

[RCD, vol 6, onglet 437]

[66] Les [traduction] « documents relatifs aux concessions de la Couronne et aux demandes visant la préemption ou l’achat de terres dans les environs des réserves » auraient été accessibles au bureau du CCTT, et il devait être habituel, pour un arpenteur se préparant à réaliser un nouvel arpentage, de chercher à les consulter. Bien qu’il ne soit consigné nulle part que M. Skinner ait consulté ces documents, le caractère courant de cette pratique et le fait que ce dernier ait évité tout conflit avec le lot 33 dans le levé qu’il a établi semblent indiquer clairement qu’il était au courant de la nouvelle concession de la Couronne (rapport de Polaris, à la p 38; rapport de M. Bazett, à la p 21). De plus, la modification apportée lors de l’arpentage par rapport à ce qui était indiqué dans le rapport de décision et sur le croquis n’est pas mentionnée dans la correspondance ultérieure entre M. Skinner et M. O’Reilly (la modification apportée pour créer la réserve no 10 en décalant la limite est afin d’inclure un jardin, et celle apportée au bras Philip pour étendre la réserve vers le nord afin d’inclure [traduction] « tout le village » avaient pour leur part été signalées; RCD, vol 8, onglet 573). À mon avis, cela démontre que M. Skinner savait qu’une concession de la Couronne avait été octroyée pour le lot 33 et que celui‑ci empiétait sur l’encoignure nord‑est de la réserve indiquée dans le rapport de décision et sur le croquis. Comme on avait appris l’existence de cette situation avant que M. Skinner n’entreprenne sa tâche, il avait reçu l’instruction d’éviter le conflit. L’empiétement n’était donc pas un fait constaté sur le terrain qui aurait nécessité un rapport détaillé. Enfin, une note figurant dans une copie de son carnet de notes indiquait « 33 » sur une zone adjacente à la limite nord‑est qu’il avait établie pour la réserve no 9. Il n’est pas possible de consulter le carnet de notes original pour le confirmer, mais cela donne fortement à penser que M. Skinner était déjà au courant de l’existence du lot 33 et qu’il avait reçu pour instruction de ne pas empiéter sur la nouvelle concession de la Couronne, ce qui l’avait amené à noter l’emplacement du lot dans (la copie de) son carnet de notes (RCD, vol 8, onglet 575).

[67] Une partie des témoignages d’opinion des experts en arpentage porte sur la question de savoir si M. Skinner pourrait n’avoir découvert l’empiétement qu’une fois arrivé à l’emplacement des bornes établies par M. Priest, et avoir cessé d’arpenter à cette limite, estimant peut‑être que la différence quant au rapport de décision n’était pas importante. Selon moi, il est bien plus plausible que M. Skinner ait été au fait de l’empiétement et qu’il ait reçu l’instruction d’éviter le lot 33; cette explication est en outre conforme au témoignage des arpenteurs quant aux préparatifs que M. Skinner doit avoir faits avant d’entreprendre l’arpentage.

[68] En résumé, selon la prépondérance de la preuve, M. Skinner était au courant du fait que le lot 33 empiétait sur la portion nord de la réserve, et il avait reçu instruction de modifier la limite nord de la réserve afin de l’aligner sur la limite sud du lot 33.

V. Position DE LA REVENDICATRICE

[69] La revendicatrice soutient ce qui suit :

  1. Il était prévu que l’ensemble de la flèche Rebecca fasse partie de la réserve établie dans le rapport de décision de M. O’Reilly, et la bande a perdu la terre parce que le Canada n’a pas pris les mesures nécessaires pour empêcher que la réserve projetée fasse l’objet d’une concession de la Couronne au titre de la Land Act. Pour les raisons qui suivent, j’estime que la portée de la perte subie, suivant une interprétation correcte du rapport de décision, devrait se limiter aux 20 acres que M. O’Reilly avait mis de côté pour les fins de la réserve dans son rapport de décision daté du 8 octobre 1886.

  2. Il existait un intérêt identifiable justifiant l’inclusion de la totalité de la flèche Rebecca dans la réserve indienne du havre Drew; en tout état de cause, la flèche aurait donc dû être incluse dans la réserve. Je me pencherai sur cet argument dans la partie VIII ci‑dessous.

  3. Le Canada a agi de façon inconsidérée en omettant de reconnaître et de contester l’application de la Land Act, ce qui a entraîné la perte des 20 acres à la base de la flèche. Cet argument sera abordé dans la partie IX ci‑dessous.

VI. LA REVENDICATION VISANT LA TOTALITÉ DE LA FLÈCHE

A. Était‑il correct de définir la flèche Rebecca comme étant une flèche?

[70] La première question soulevée par les parties porte sur l’interprétation du rapport de décision du commissaire O’Reilly en ce qui a trait à la création de la réserve indienne du havre Drew. Les limites de la réserve proposée étaient ainsi décrites :

No 9.

Une réserve de deux cent dix [(210)] acres située sur le havre de Drew, île Valdès.

Commençant à la borne d'encoignure sud-est de la section sept [(7)], district Sayward, et allant à l'ouest le long de la ligne sud de la dite section sept [(7)] jusqu'à quarante [(40)] chaînes à l'est de l'encoignure sud-ouest de la dite section ; de là au sud trente [(30)] chaînes, de là à l'est jusqu'à la mer, et de là suivant la côte dans la direction du nord et de l'ouest jusqu'au point de départ. [Souligné dans l’original; ECF, au para 27.]

[71] L’argument avancé au nom de la bande est qu’en stricte conformité avec cette description, l’ensemble de la flèche Rebecca aurait dû être incluse dans la réserve projetée. La prétention est que la limite naturelle de la flèche, soit la laisse des hautes eaux qui distingue la côte des hautes terres, n’est pas interrompue par une brèche ou un « passage », et que la description séquentielle du périmètre faite dans le rapport de décision exige l’inclusion de la totalité de la flèche.

[72] Il est fait référence à la définition de la laisse de haute mer qu’utilisaient les arpenteurs de l’époque, laquelle définition est essentiellement la même de nos jours. La limite naturelle est ainsi décrite :

[traduction] Dans les eaux sans marée, [la laisse des hautes eaux ordinaires] se trouve là ou la présence et l’action de l’eau dans des conditions normales empêchent la croissance de végétation terrestre ou marquent le sol de façon distinctive. En termes généraux, il s’agit de l’arrière de la plage. Dans les eaux de marée, il s’agit de la laisse de marée haute moyenne qui sépare les hautes terres de la plage (ou la zone intertidale). Dans le domaine de l’arpentage, on considère généralement que cette ligne est représentée par une ligne de débris. [Italiques dans l’original; rapport de Polaris, à la p 9, citant les Normes nationales pour l’arpentage des terres du Canada, v 1.0.]

[73] Le terme [traduction] « limite naturelle » est défini dans la Land Act de la Colombie‑Britannique, RSBC 1996, c 245, et il codifie essentiellement la définition du terme tel qu’il existait en common law. La définition est la suivante :

[traduction] « limite naturelle » Laisse apparente des hautes eaux des lacs, des fleuves, des rivières, des cours d'eau ou d'autres étendues d'eau sur lesquelles la présence et l'action de l'eau sont si habituelles et normales, et se produisent pendant si longtemps au fil des ans ordinaires, qu'elles donnent au sol du lit de l'étendue d'eau un caractère distinct de celui de ses rives, dans la végétation aussi bien que dans la composition du sol lui-même. [Caractères gras dans l’original; voir aussi le rapport de Polaris, à la p 9.]

[74] Cette limite ne se situe pas nécessairement au‑dessus du niveau de l’eau durant les périodes marquées par les marées les plus hautes, les ondes de tempête, les fortes vagues ou une combinaison d’au moins deux de ces facteurs. La limite déterminée dans un cas particulier est fonction du jugement de la personne qui l’établit, et compte tenu des éléments subjectifs énoncés dans les définitions, elle peut varier d’un arpenteur à l’autre.

[75] Dans les documents de référence originaux, soit les cartes marines britanniques datant de 1860 à 1864, la flèche Rebecca est illustrée, comme son nom l’indique, comme une flèche, c’est‑à‑dire une étroite bande de terre qui se prolonge dans une étendue d’eau, mais qui est contiguë au reste de la terre et n’en est pas séparée (RCD, vol 1, onglets 48, 50).

[76] Le 8 octobre 1886, lorsque MM. O’Reilly et Green ont étudié la région, et plus précisément le prolongement de terre appelé la flèche Rebecca sur les cartes marines britanniques, ils ont fait état d’une brèche à la hauteur du premier rétrécissement de la flèche, brèche qu’ils ont qualifiée de « passage » (RCD, vol 6, onglet 465). De ce fait, la terre située au nord du « passage » a été illustrée, sur le croquis réalisé par M. Green, comme une île s’étendant vers le nord jusqu’à l’extrémité nord de la limite naturelle, désignée par M. Green comme étant la [traduction] « pointe Rebecca ».

[77] D’autres arpenteurs qui ont travaillé dans la région n’ont pas observé de limite naturelle à la hauteur de ce premier rétrécissement. Le 9 août 1882, George Drabble a présenté des notes d’arpentage et un plan du lot 7 relativement à l’achat, par Thomas Earle, de la terre située sur la côte opposée — la côte ouest —, du havre Drew (RCD, vol 4, onglet 285). Il a illustré la flèche Rebecca en tant qu’étendue de terre contiguë, essentiellement comme elle était illustrée sur les cartes de l’Amirauté. Par la suite, et de manière peut‑être encore plus importante, est venu le levé de la quasi-totalité de la flèche Rebecca réalisé le 28 août 1884 par E. Priest pour le compte de J. Miller (RCD, vol 5, onglet 369). Ce plan ne montre aucune brèche dans la limite naturelle située à la hauteur du premier rétrécissement à la base de la flèche.

[78] Enfin, M. Skinner a préparé le levé qui définissait la réserve, lequel plan a été accepté par le CCTT le 18 mai 1889 (RCD, vol 9, onglet 607). Une fois de plus, ce levé illustre la flèche Rebecca comme une flèche, et non comme une île (RCD, vol 8, onglet 574).

[79] Sur d’autres levés réalisés en 1949 et en 1976, la région a continué d’être représentée en tant que flèche, mais à un certain moment, des matériaux ont été ajoutés à la hauteur du rétrécissement afin de soutenir une voie d’accès, laquelle s’étend aujourd’hui jusque dans le parc provincial (RCD, vol 13, onglets 889, 921).

[80] À ce sujet, une divergence d’opinions a pu être observée entre les arpenteurs‑experts appelés par les parties pour se prononcer sur la question. M. Brent Taylor, pour la revendicatrice, a estimé que la région constituait vraisemblablement un prolongement de la bande de terre appelée la flèche Rebecca et que M. Green avait commis une erreur en concluant à une rupture de la limite naturelle (rapport de Polaris, à la p 26). David Bazett, pour l’intimée, a estimé que le rétrécissement de la flèche avait pu constituer une rupture de la limite naturelle à l’époque pertinente et que, compte tenu de la latitude qu’offraient les facteurs subjectifs permettant de déterminer la laisse des hautes eaux, la conclusion de M. Green ne pouvait être qualifiée d’erronée (rapport de M. Bazett, aux pp 31–32).

[81] À mon avis, il convient de qualifier de flèche la terre qui s’étend vers le nord le long de la côte est du havre Drew. Voici les raisons pour lesquelles j’en arrive à cette conclusion :

  1. C’est ainsi qu’elle a été désignée à l’origine sur les cartes de l’Amirauté. Il est vrai que ces cartes ont été conçues à des fins de navigation, mais la Marine royale a consacré beaucoup de temps et d’efforts à définir les caractéristiques du havre Drew. Le havre constituait une zone de mouillage protégée et offrait un abri utile contre le mauvais temps en provenance du sud‑est. En considération des périodes de mauvais temps et de marées hautes, les cartographes avaient tout intérêt à faire la distinction entre une flèche et ce qui pouvait sembler être une île.

  2. MM. O’Reilly et Green, qui disposaient d’un temps limité, ont visité le site peu après la marée haute lors d’une journée marquée par de forts vents en provenance du sud‑est qui auraient provoqué des vagues importantes. Une entrée consignée dans le journal au sujet de leur présence sur place le 7 octobre 1886 indique qu’ils sont arrivés au havre Drew à 14 h. Ce jour‑là, le soleil se serait couché aux environs de 17 h 43. Une autre entrée dans le journal indique qu’ils ont quitté le havre Drew à 5 h 45 le matin suivant (RCD, vol 6, onglets 454–55).

  3. Au moment de déterminer les limites approximatives de la réserve, M. Green, qui était arpenteur, a établi un certain nombre de lignes au théodolite et mesuré ou estimé les déviations par rapport à la limite naturelle qui se profilait sur le rivage à divers endroits, le long des côtes intérieure et extérieure de la base de la flèche Rebecca. Ses notes d’arpentage font état, à un point précis, d’un relèvement où il a repéré le « passage », mais elles n’indiquent pas la distance entre ledit « passage » et la ligne définie à l’aide du théodolite (RCD, vol 6, onglet 432). Par conséquent, il est possible qu’il ne se soit pas réellement rendu jusqu’au point qu’il a caractérisé comme un « passage » afin d’examiner attentivement les caractéristiques de la terre à cet endroit. En outre, même s’il y avait eu une rupture dans la limite naturelle marquant la terre au nord, elle n’aurait pas pu être considérée comme un « passage » au sens d’une voie maritime d’une largeur navigable.

  4. Les lignes établies par théodolite et les déviations n’étaient pas censées suffire à réaliser un levé d’arpentage de la terre; elles devaient plutôt permettre de fournir, dans le rapport de décision, une description suffisante des terres destinées à faire partie de la réserve et, par la suite, servir à des fins de référence et d’indications en vue de la réalisation du levé à présenter au CCTT. Dans ces circonstances, M. Green a pu se méprendre au moment de caractériser la nature de la flèche.

  5. Le levé de M. Drabble n’était pas destiné à définir les paramètres de la flèche Rebecca (RCD, vol 4, onglet 285). Il concernait la terre sur la côte ouest du havre Drew, et la flèche Rebecca y est représentée comme un élément du paysage environnant. Cependant, comme la terre que M. Drabble arpentait se trouvait relativement proche de la base de la flèche, il a fort bien pu voir, lui aussi, une rupture dans la limite naturelle à l’emplacement du « passage », à supposer qu’il y en ait eu une. Le levé réalisé par Elijah Priest constitue un élément de preuve beaucoup plus déterminant. M. Priest a procédé à un arpentage complet de la flèche, y compris de l’étroit isthme de terre en question, et il a conclu que les limites naturelles décrivaient une flèche plutôt qu’une île (RCD, vol 5, onglets 369–70).

  6. Le levé produit par M. Skinner en 1888 ne confirmait pas la représentation d’une rupture dans la limite naturelle à la hauteur du rétrécissement de la flèche. Il illustrait une étendue contiguë de terre plutôt que de reprendre l’indication d’un passage (RCD, vol 8, onglet 571).

B. L’interprétation du rapport de décision de M. O’Reilly

[82] S’il est vrai qu’il convient de qualifier de flèche le prolongement de terre, ce fait permet‑il de trancher la question de savoir quelle était l’intention de M. O’Reilly dans son rapport de décision, soit d’inclure la totalité de la flèche ou seulement la portion au nord du rétrécissement qu’il avait décrit comme un passage?

[83] La description du périmètre de la réserve projetée faite dans le rapport de décision définit, selon le sens antihoraire, la limite naturelle suivant la côte, du point où la limite sud rencontre le chenal Sutil jusqu’au point où la côte revient vers le point de départ, à savoir l’encoignure sud‑est du lot 7. Dans la dernière portion de la description faite selon le sens antihoraire dans le rapport de décision, on peut lire « […] de là à l’est jusqu’à la mer, et de là suivant la côte dans la direction du nord et de l’ouest jusqu’au point de départ » (RCD, vol 6, onglet 468; voir aussi les onglets 461‑64). La bande soutient que si la flèche est une parcelle de terre contiguë qui s’étend jusqu’à la pointe Rebecca, cette portion de la description signifie que la réserve projetée devait comprendre la totalité de la flèche.

[84] J’estime que cette thèse est sans fondement. La description a été faite d’après la croyance erronée voulant qu’il existât un « passage » intermédiaire, et l’intention n’était pas d’inclure la totalité de la flèche dans la réserve. Une telle interprétation est cohérente avec la vision qu’avait M. Sproat de la réserve, à savoir qu’elle ne comprenait pas l’ensemble de la flèche Rebecca. Elle concorde également avec le croquis de la réserve réalisé par M. Green afin de mieux illustrer les paramètres de celle-ci (RCD, vol 6, onglet 465). Ce croquis ne se voulait pas aussi précis qu’un levé d’arpentage, mais il ne constituait pas non plus une représentation à main levée de la région. Il a été créé à partir des lignes obtenues par théodolite et des mesures consignées par M. Green, et visait à mieux illustrer le rapport de décision ainsi qu’à orienter l’arpenteur qui serait ultimement chargé de procéder à l’arpentage de la réserve. Le croquis montre clairement que la réserve s’étend vers le nord, mais uniquement jusqu’à l’endroit considéré à tort comme un « passage », et non jusqu’à la pointe de la flèche. Un tel « passage » intermédiaire aurait fait du reste de la terre située au nord une île, comme l’illustre le croquis de M. Green, mais le croquis n’inclut pas cette prétendue île dans le territoire de la réserve. En outre, si l’intention avait été d’inclure la totalité de la flèche, la description figurant dans le rapport de décision comporterait des lacunes en ce qui concerne la distance à parcourir vers le sud le long de la côte intérieure de la flèche. Cette distance était mentionnée dans les descriptions originales fournies respectivement par M. Miller, en 1884, et par M. Sayward, en 1886, dans les avis qu’ils ont publiés dans la Gazette pour annoncer leur intention de présenter une demande d’achat (RCD, vol 5, onglet 359; RCD, vol 6, onglet 476).

[85] Je conclus que la description contenue dans le rapport de décision ne visait qu’à définir la terre située au sud du « passage ». La portion de la réserve à la base de la flèche Rebecca indiquée dans le rapport de décision, qui n’avait pas été incluse lors de l’arpentage réalisé par M. Skinner en 1888, couvrait environ 20 acres.

VII. LA PERTE DES 20 ACRES INTÉGRÉS AU LOT 33

[86] La revendicatrice allègue que le Canada a agi de façon inconsidérée en ne reconnaissant pas l’application de la Land Act et en ne la contestant pas, ce qui a entraîné la perte des 20 acres décrits dans le rapport de décision comme faisant partie de la réserve. La revendicatrice affirme que, à défaut pour le Canada de prendre des mesures pour protéger les terres mises de côté, la relation avec la province était telle que les terres risquaient d’être aliénées lors de transferts effectués au titre de la Land Act, du moins jusqu’à l’acceptation et l’approbation des plans d’arpentage des réserves. Toutefois, la seule approbation des rapports de décision par le CCTT ne garantissait pas la protection, par la province, des réserves projetées. La revendicatrice affirme également que le Canada n’a rien tenté pour contester la perte des 20 acres de terre après que la concession de la Couronne eut été octroyée à M. Sayward.

A. La loi intitulée British Columbia Land Act, 1875–1884

[87] La Land Act de 1875, adoptée par la province de la Colombie‑Britannique nouvellement constituée, prévoyait une version révisée du régime permettant aux demandeurs admissibles d’acquérir des terres non arpentées, inoccupées et non réservées de la Couronne.

[88] Comme il a été mentionné au paragraphe 32 ci‑dessus, en vertu de la Land Act de 1875, les titres sur des terres de la Couronne disponibles pouvaient être acquis par préemption, ce qui nécessitait la présentation d’une demande au CCTT. Le demandeur devait établir les bornes d’encoignure indiquant la parcelle de terre qu’il souhaitait préempter, de même qu’occuper la terre et y apporter des améliorations suffisantes pour obtenir un [traduction] « certificat d’amélioration ». Une fois le certificat obtenu, et sur réception d’une autre demande présentée par le demandeur, le CCTT était habilité à concéder à celui-ci une terre de la Couronne en fief simple. La terre préemptée pouvait devenir une terre arpentée — ce qui contribuait à accroître la sécurité des droits fonciers —, sous réserve de la présentation d’un levé d’arpentage acceptable et de la publication d’un avis concernant ce levé dans la Gazette de la C.‑B. La Land Act prévoyait que d’autres personnes revendiquant un intérêt sur une terre arpentée pouvaient contester l’attribution indiquée dans le levé correspondant (Land Act de 1884, art 16). Si le levé avait déjà été accepté, tout intérêt incompatible avec ce qu’il indiquait pouvait être difficile à faire valoir.

[89] Le titre sur une terre disponible, mais non arpentée, de la Couronne pouvait aussi être acquis, au titre de la Land Act de 1875, en présentant une demande pour acheter la terre. Le demandeur devait alors présenter un levé acceptable et, sur acceptation de celui-ci et paiement des droits applicables, une concession de la Couronne pouvait lui être octroyée (RCD, vol 2, onglet 104; Land Act de 1875, art 62, 66). Ce processus exigeait également la publication, dans la Gazette, d’un avis concernant le levé.

[90] Les deux processus d’acquisition de terres non arpentées de la Couronne se limitaient aux terres inoccupées et non réservées. Dans chaque cas, le formulaire de demande exigeait une déclaration portant qu’il s’agissait d’une terre inoccupée et non réservée, et qu’aucune portion de celle‑ci ne faisait partie d’un établissement indien (Land Act de 1884, formule 2 de l’annexe).

[91] À la suite de l’adoption de la loi en 1875, le régime a fait l’objet de diverses révisions. En 1882, soit l’année où a été présentée la première demande pertinente visant l’achat d’une terre sur l’île Valdes (Quadra), un demandeur devait aussi publier durant deux mois, dans la Gazette, un avis signalant son intention d’acheter une terre non arpentée de la Couronne. Une fois les avis requis publiés, sa demande pouvait être présentée (Land Act de 1875, art 62, modifié par l’art 6 de la Land Amendment Act de 1879).

[92] Il appert que le processus qui exigeait la publication d’avis dans la Gazette avait été instauré précisément pour donner à d’autres personnes ayant un intérêt à l’égard d’une parcelle visée par une demande d’achat la possibilité de faire reconnaître cet intérêt et de prendre des mesures pour contester les limites de la nouvelle parcelle projetée en cas de conflit. Les premiers avis indiquant l’intention d’un acheteur de présenter une demande d’achat comprenaient une description de la terre, mais cette description était souvent sommaire et les bornes de la terre désirée étaient souvent difficiles à situer avec certitude. L’examen du croquis joint à la demande présentée au bureau du CCTT pouvait offrir une meilleure compréhension, mais les renseignements les plus précis n’étaient obtenus qu’à la présentation du levé proposé. Le dépôt du levé devait faire l’objet d’un nouvel avis publié dans la Gazette. Le processus nécessitait une certaine diligence pour s’assurer qu’aucun conflit ne découlait de la demande.

[93] Selon les observations présentées par la revendicatrice en l’espèce, le Canada n’a pas dûment pris acte des avis publiés dans la Gazette, ce qui a conduit à l’octroi d’une concession de la Couronne à M. Sayward et à la perte des 20 acres qui devaient faire partie de la réserve projetée par M. O’Reilly.

B. Position du Canada

[94] Les arguments de l’intimée sont les suivants :

  1. Compte tenu du système de publication d’avis dans la Gazette, il était irréaliste de s’attendre à ce que le Canada puisse relever les incompatibilités entre les terres de réserve projetées et celles visées par des concessions de la Couronne au titre de la Land Act. Le Canada souligne que, dans les années 1880, le gouvernement provincial avait renoncé à la pratique consistant à réserver des terres, en vertu de l’article 60 de la Land Act de 1875, afin d’empêcher leur aliénation par préemption ou par achat dans les régions où la CMRI procédait à l’établissement de réserves, et qu’il avait ainsi éliminé cette mesure de protection des terres de réserve projetées.

  2. En outre, par ses politiques et par l’application de la Land Act, le gouvernement provincial dressait des obstacles considérables faisant en sorte qu’il n’était pas réaliste de s’attendre à la protection des terres de réserve. L’intimée invoque une résolution de l’assemblée législative provinciale datant de 1879 pour illustrer que la province refusait de reconnaître les réserves tant que les plans d’arpentage n’avaient pas été réalisés, qu’ils n’avaient pas été acceptés par le CCTT et que, conformément à la résolution de 1879, des avis attestant la réception des plans d’arpentage n’avaient pas été publiés dans la Gazette.

  3. La Land Act de 1884, la loi en vigueur au moment de la concession du lot 33 par la Couronne, conférait à un demandeur le droit d’obtenir la concession une fois la demande présentée et le paiement initial relatif au prix d’achat effectué. Ainsi, toute contestation par la Couronne fédérale devenait impossible dès le moment où une demande était déposée.

  4. Les We Wai Kai devaient être au courant de l’installation des bornes d’arpentage indiquant les limites de la réserve, et donc de la perte de la portion de la flèche Rebecca qui avait été intégrée au lot 33, et ils y ont consenti en acceptant la réserve mise de côté selon le levé réalisé par M. Skinner.

  5. Le Canada ne conteste pas qu’il existait d’un intérêt identifiable justifiant l’établissement de la réserve du havre Drew, mais il ne souscrit pas à l’allégation selon laquelle il était prévu que la totalité de la flèche soit incluse dans la réserve.

C. Les terres réservées au titre de l’article 60 de la Land Act de 1875

[95] L’article 60 de la Land Act de 1875 prévoyait ce qui suit :

[traduction]

Réserves.

60. Le lieutenant‑gouverneur en conseil doit, en tout temps, par avis signé par le commissaire en chef des Terres et des Travaux et publié dans la Gazette de la Colombie‑Britannique, mettre de côté toute terre qui n’est pas légitimement détenue en vertu d’un enregistrement, d’une préemption, d’un achat, d’une location ou d’une concession de la Couronne en vue de son transfert au gouvernement du dominion, en fiducie, pour l’usage et au profit des Indiens ou pour la construction d’un chemin de fer, tel qu’il est mentionné à l’article 11 des Conditions de l’adhésion, ou à toute autre fin jugée appropriée.

[96] La déclaration d’une réserve en application de cet article conférait à celle‑ci un statut qui la protégeait contre l’aliénation.

[97] Le statut de terres [traduction] « mises de côté », au sens de cet article, renvoie d’abord aux terres destinées à être transférées [traduction] « au gouvernement du dominion, en fiducie, pour l’usage et au profit des Indiens ». Toutefois, aucun cas d’utilisation de l’article à cette fin n’a été porté à la connaissance du Tribunal. Il existe cependant une preuve qui démontre que, dans une lettre datée du 8 septembre 1876, les commissaires de la CMRI ont demandé, à l’égard des régions prises en compte aux fins de l’établissement de réserves indiennes suivant le processus de la CMRI,[traduction] qu’« aucune demande de préemption ne soit enregistrée ni aucune terre vendue à l’intérieur des limites en question, et surtout, que rien ne vienne troubler par ailleurs les régions abritant actuellement des villages indiens » (RCD, vol 2, onglet 130). Cette requête, qui concernait des terres situées dans la péninsule Sechelt et dans les environs, a reçu un accueil favorable du CCTT de l’époque, lequel a répondu ce qui suit : [traduction] « les terres dont il est fait mention ont été réservées comme demandé » (RCD, vol 2, onglet 131). Cette réponse a été suivie par la publication d’un avis dans la Gazette de la C.‑B. indiquant que la terre visée [traduction] « [était] par la présente réservée jusqu’à nouvel ordre » (RCD, vol 2, onglet 132).

[98] Ainsi, en l’espèce, la [traduction] « mise de côté » était temporaire et visait à empêcher l’aliénation des terres visées jusqu’à ce que la CMRI puisse établir les réserves dans la région; elle semble donc avoir été appliquée [traduction] « à toute autre fin jugée appropriée », aux termes de l’article 60 de la Land Act de 1875. Ce procédé qui consistait à publier dans la Gazette des avis de mise de côté provisoire de terres à des fins de réserve semble avoir été abandonné vers 1876. D’autres avis de nature semblable sont parus dans la Gazette de la C.‑B. le 7 octobre 1876 (RCD, vol 2, onglet 134) relativement à des terres situées plus au nord de la région mentionnée dans la publication du 16 septembre 1876. Mais, par la suite, alors que l’on procédait à la délimitation des réserves, les efforts pour protéger les terres concernées contre l’aliénation ont pris la forme de lettres par lesquelles on priait le CCTT de veiller à ce que les demandes déposées n’entrent pas en conflit avec les réserves alors en cours de définition. Cette façon de faire est attestée par une lettre du CCTT, datée du 19 mars 1878 et envoyée au surintendant des Affaires indiennes en Colombie‑Britannique, dans laquelle le CCTT acquiesçait à une telle requête visant la protection de terres dans la baie Knight et le long de la rivière Nimpkish, des régions situées sur l’île de Vancouver ou entre l’île et le continent, au nord de Campbell River (RCD, vol 3, onglet 158). Cette requête, vraisemblablement formulée au début du mandat de M. Sproat à titre de commissaire unique, faisait référence à des régions qu’il avait visitées avant de poursuivre son chemin pour établir des réserves sur l’île Quadra en 1879‑1880. Vers la fin de 1878, M. Sproat avait visité des régions à l’intérieur des terres continentales de la Colombie‑Britannique. Là-bas, il avait trouvé difficile de mettre de côté des terres à la fois utilisées depuis longtemps par les Premières Nations et suffisamment grandes pour héberger leurs villages et leur offrir assez de terres arables et de pâturages pour subvenir à leurs besoins. M. Sproat avait également eu de la difficulté à obtenir la coopération du CCTT.

[99] Les conflits dans l’attribution des terres étaient invoqués par des colons ayant pris des terres nécessaires aux fins susmentionnées, parfois par suite de transferts faits par la province alors que M. Sproat était sur place et essayait d’établir des réserves appropriées et sur la base de déclarations suspectes des bénéficiaires de ces transferts. Dans les régions de Similkameen et d’Osoyoos de la province, les conflits étaient importants en raison des transferts de terres déjà faits aux colons, des déplacements continus de ceux-ci dans ces contrées ainsi que du refus des fonctionnaires provinciaux de reconnaître les droits des Premières Nations à l’égard des terres prises (p. ex., RCD, vol 3, onglet 172). Dans une lettre adressée au surintendant général des Affaires indiennes (Ottawa), M. Sproat se plaignait des retards dans l’approbation des réserves par le CCTT, lesquels retards faisaient en sorte que les attributions n’étaient pas dûment reconnues par la Couronne provinciale comme étant des réserves, et qu’elles n’étaient pas protégées contre l’aliénation par préemption ou achat. M. Sproat se plaignait également de ce que le gouvernement provincial avait déjà accordé, et continuerait vraisemblablement d’accorder aux colons le droit d’accès à l’eau, au détriment des Premières Nations, ce qui limitait le potentiel agricole des terres mises de côté (RCD, vol 3, onglet 191; voir aussi l’onglet 192). En outre, plutôt que de protéger les terres contre l’aliénation, la province procédait activement à des transferts de terres dans les régions où M. Sproat s’affairait à mettre des réserves de côté.

[100] Aucun document n’indique que des terres auraient été déclarées en tant que réserve temporaire dans ces régions pendant que M. Sproat y exerçait ses activités, et il semble que le CCTT ait été particulièrement opposé aux efforts qui y étaient déployés par M. Sproat (voir p. ex., RCD, vol 3, onglet 213).

[101] M. Sproat a défini un certain nombre de réserves dans la vallée du Fraser durant l’été 1879, puis, à l’automne, il a tourné son attention vers l’établissement de réserves réparties sur le territoire allant de l’extrémité nord de l’île de Vancouver vers le sud, jusqu’à la région près de Campbell River (RCD, vol 3, onglet 228).

[102] Alors qu’il se trouvait sur le terrain cet automne‑là, M. Sproat a écrit au CCTT pour lui demander un arrangement similaire à celui dont il était question dans la lettre du 19 mars 1878 : « [e]n attendant le résultat de l’enquête que je suis à faire, je vous ferai observer qu’il serait regrettable que les terres qui ne sont pas encore reconnues comme Terres des Sauvages ou réclamées comme telles fussent mises en réserve par le gouvernement provincial dans cette partie du pays, et particulièrement à Nimkish, à la rivière au Saumon, à l’anse du Castor ou dans le voisinage de Fort-Rupert, ainsi qu’à la rivière Campbell » (RCD, vol 3, onglet 228).

[103] Dans le cadre de l’enquête dont parlait M. Sproat, comme indiqué dans son rapport daté du 11 octobre 1879 et envoyé de Cape Mudge, il était prévu qu’il consulte quatre sous‑groupes des « “Laich-Kwil–tach”, communément appelés les “Euclataws” », y compris les « We‑wai‑a‑kay » (RCD, vol 3, onglet 228).

[104] Plus tard, dans une lettre datée du 11 novembre 1879, il a écrit :

Un grand nombre de ces Sauvages, y compris les chefs principaux, ayant été absents à un pot‑lach, je n’ai pu compléter mon travail parmi eux mais je l’ai considérablement avancé et j’ai examiné une partie de ce district.

Il y a deux principaux endroits offrant de bons terrains, tels que ces gens devraient en avoir une part si l’on peut jamais faire quelque chose avec eux, lesquels endroits sont à la rivière Campbell, un peu en dedans du Cap Mudge, et à la rivière aux Saumons, un peu plus au nord. [RCD, vol 3, onglet 228.]

[105] Les réserves de la région de Campbell River —Cape Mudge ont été établies par M. Sproat le 13 octobre 1879, après, semble-t-il, qu’il eut appris ce qu’il pouvait apprendre sur l’avis des Premières Nations quant aux réserves qu’il convenait de mettre de côté (RCD, vol 3, onglets 217, 221).

[106] Rien n’indique qu’un avis ait été publié dans la Gazette à la suite de la lettre dans laquelle M. Sproat demandait que les terres ne soient pas aliénées durant le processus d’attribution des réserves; rien n’indique non plus qu’il ait reçu une réponse à sa lettre. Le processus d’établissement de réserves temporaires par autorisation légale est demeuré en vigueur. Il a en fait été maintenu dans la Land Act de 1884, à l’article 56, mais comme il devait être lourd, il aura vraisemblablement été remplacé par les lettres, moins officielles, visant à demander l’abstention. Bien qu’il soit impossible de l’affirmer avec une absolue certitude, il semble que ces lettres aient été d’une certaine utilité, surtout lorsqu’elles étaient reconnues par le CCTT.

[107] Les réserves projetées par M. Sproat dans la région nord de l’île, y compris celle prévue au havre Drew, n’ont pas obtenu l’approbation du CCTT, et après que M. Sproat eut démissionné, en mars 1880, la création de réserves a été suspendue jusqu’à ce que MM. O’Reilly et Green reprennent le flambeau en 1886.

[108] Pendant la durée du mandat de M. O’Reilly, le recours à l’article 60 de la Land Act de 1875 — devenu l’article 56 de la Land Act de 1884— aux fins la création d’une réserve temporaire ne paraît pas avoir été réclamé. Comme l’a fait M. Sproat avec sa lettre concernant les régions situées dans les environs et au nord de la rivière Campbell, M. O’Reilly écrivait plutôt au CCTT, à l’occasion, pour demander que les terres provinciales ne soient pas aliénées pendant qu’il s’affairait à établir des réserves dans une région donnée. Il appert que le système d’établissement de réserves temporaires avait été abandonné bien avant la démission de M. Sproat, et qu’il n’était pas en vigueur durant la période correspondant à la création de la réserve indienne du havre Drew.

D. La résolution de l’assemblée législative provinciale datant de 1879

[109] Au paragraphe 272 des observations écrites de l’intimée présentées le 1er août 2018, la Couronne affirme que l’assemblée législative a adopté, en 1879, une résolution selon laquelle les terres mises de côté à titre de réserves indiennes devaient faire l’objet d’un avis publié dans la Gazette si ces terres avaient été arpentées et si une copie du levé d’arpentage avait été reçue par le ministère des Terres et des Travaux. L’argument semble être que, tant que l’arpentage n’avait pas été réalisé et qu’un avis signifiant la réception du levé n’avait pas été publié, le rapport de décision établissant une réserve, même s’il avait été approuvé par le CCTT, n’avait aucun statut. La résolution était la suivante :

[traduction] La présente Chambre est d’avis qu’une description complète des terres devant être mises de côté à titre de réserves indiennes, dont les plans d’arpentage ont été réalisés et transmis au ministère des Terres et des Travaux, Victoria par les commissaires ou le commissaire ayant reçu l’autorisation d’effectuer ces travaux, devrait être publiée dès que possible dans la Gazette du gouvernement et que, dorénavant, le gouvernement devrait exiger qu’une description complète de toutes les terres devant être mises de côté à titre de réserves indiennes fassent l’objet d’un avis publié dans la Gazette du gouvernement dès la réception des copies des plans d’arpentage par le ministère des Terres et des Travaux, Victoria. [Le 5 février 1879, résolution de l’Assemblée législative de la C.‑B. proposée par M. Vernon et appuyée par M. Smithe; italiques dans l’original; RCD, vol 3, onglet 184.]

[110] La résolution semble avoir été proposée et appuyée, mais la décision sur la motion n’est pas précisée. Toutefois, si elle a été adoptée telle que proposée, je souligne ce qui suit :

  1. La résolution n’exige que la publication d’une description du levé d’une réserve indienne réalisé et transmis au ministère des Terres et des Travaux, une exigence somme toute semblable à ce qui était requis relativement à n’importe quel levé transmis au CCTT par une partie ayant l’intention de prendre une terre provinciale. Il n’est fait aucune mention du statut du rapport de décision approuvé par le CCTT.

  2. La résolution exprime une opinion, mais ne propose pas de modification à la loi, et à aucun moment au cours de la période pertinente la Land Act n’a été modifiée de manière à exiger la publication d’un avis signalant la réception du levé d’arpentage d’une réserve indienne.

E. Existait‑il un droit de recevoir une concession de la Couronne avant le paiement final?

[111] Au paragraphe 261 des observations écrites de l’intimée, la Couronne soutient que ceux qui présentaient des demandes d’achat visant des terres non arpentées de la Couronne acquéraient, en vertu de la Land Act de 1884, le droit de réaliser l’achat une fois qu’ils avaient publié un avis d’intention et présenté une demande accompagnée d’un dépôt équivalant à 10 % du prix d’achat ou, au plus tard, dès le moment où ils avaient réalisé et déposé un levé d’arpentage acceptable. Le Canada affirme que ce droit n’était susceptible d’annulation que si une partie adverse le contestait et démontrait que la terre était bel et bien occupée au sens de l’article 30, ou si le solde du prix d’achat n’était pas payé en entier à l’échéance du délai prescrit.

[112] Le Canada ne cite aucune source à l’appui de cette affirmation, laquelle semble aller à l’encontre de l’article 30 de la Land Act de 1884, qui énonce expressément qu’aucun [traduction] « droit ou titre sur une terre ne peut être acquis avant que cette terre ait été arpentée, que le levé ait été accepté par le commissaire en chef des Terres et des Travaux ou par l’arpenteur général, et que le paiement complet ait été versé pour la terre en question » (non souligné dans l’original). À mon avis, le libellé de l’article établit clairement qu’aucun droit ou titre n’était acquis avant le paiement complet, contrairement à l’affirmation selon laquelle un droit susceptible d’annulation était acquis plus tôt dans le processus.

1. Était‑il possible pour le Canada de protéger l’attribution des réserves?

[113] Selon les faits de l’espèce, l’intérêt de M. Sayward à l’égard du lot 33 n’a été acquis qu’au moment du paiement complet, soit le 3 février 1888 (RCD, vol 8, onglet 547). La concession de la Couronne lui a été octroyée une semaine plus tard, soit le 10 février 1888 (RCD, vol 8, onglet 542).

[114] Dans ses observations, le Canada affirme n’avoir pas manqué à son obligation de fiduciaire envers la bande, laquelle obligation consistait à empêcher l’attribution de la parcelle sud —couvrant 20 acres — de ce qui est devenu le lot 33, ou encore à y remédier après coup. Le Canada soutient qu’il n’était pas raisonnable d’attendre de ses représentants qu’ils surveillent les avis publiés dans la Gazette par d’éventuels demandeurs au titre de la Land Act. Il soutient également qu’après que M. Sayward eut mis en état sa demande en présentant un levé acceptable et en réglant le solde du prix d’achat, la concession de la Couronne ne pouvait plus être contestée. L’examen de cet argument exige de bien comprendre les dispositions de la Land Act et le processus de demande, et de se pencher sur d’autres affaires portant sur des différends liés à l’attribution de réserves.

[115] À partir du moment où la publication d’un avis dans la Gazette est devenue le moyen de faire connaître son intention de présenter une demande d’achat d’une terre au titre de la Land Act, les commissaires en chef successifs se sont attendus à ce que les tiers qui voyaient contesté leur intérêt dans une éventuelle concession de la Couronne prennent l’initiative de répondre aux avis d’intention initiaux publiés dans la Gazette, et s’assurent de ne pas être lésés par le levé réalisé en prévision de l’attribution de la concession. L’instauration de l’obligation de publier des avis dans la Gazette durant une période de deux mois avait clairement pour objectif de permettre la contestation des avis d’intention de demander la concession, par la Couronne, de terres non arpentées. Un exemple de cette politique est illustré dans une note de service rédigée par W. S. Gore, un fonctionnaire du bureau du CCTT, au sujet d’une plainte concernant une terre prise par un certain M. Booth :

[traduction] La publication d’un avis d’intention de présenter une demande pour acheter une terre vise à donner à toute personne estimant avoir un droit sur cette même terre la possibilité de se manifester.

Il n’y a eu aucune contestation à l’égard de ces demandes de la part du ministère des Affaires indiennes au nom de ses pupilles.

Le ministère des Affaires indiennes n’avait revendiqué aucune portion des terres en question, ni au moment où elles ont été transférées à M. Booth, ni avant.

Pour autant que je me souvienne, M. Stephens avait indiqué que les Indiens avaient plus ou moins abandonné le site.

Le ministère des Terres et des Travaux ne peut protéger les intérêts des Indiens qu’une fois que le ministère des Affaires indiennes a établi clairement la position exacte des réserves. [RCD, vol 9, onglet 621]

[116] En 1884 a eu lieu une série d’échanges à propos de demandes visant la prise de terres de la Couronne qui étaient incompatibles avec les attributions de réserves projetées dans les rapports de décision transmis à M. O’Reilly par les anciens commissaires. Dans sa correspondance avec I. W. Powell, surintendant des Affaires indiennes pour la province de la Colombie‑Britannique, William Smithe, qui était à la fois le premier ministre et le CCTT, a clairement indiqué que les demandes présentées au titre de la Land Act seraient traitées sans égard aux rapports de décision, à moins d’une contestation de la part du ministère fédéral.

[117] Ainsi, dans le cas d’un poste de pêche situé à l’embouchure de la rivière Eagle, sur le lac Shuswap, une réserve avait été créée en septembre 1877 par la CMRI, alors constituée de trois commissaires. Puis, le 3 mars 1883, une demande visant l’achat de terres, dont celles où se situait la réserve, a été présentée par George Byrnes. La demande a été traitée, et une concession de la Couronne a été octroyée le 7 décembre 1883. Après que M. Powell eut contesté cette décision, M. Smithe a fait observer : [traduction] « [n]i le ministère des Affaires indiennes ni qui que ce soit d’autre ne s’est opposé à la demande [...] » et « [l]es objections formulées par le ministère des Affaires indiennes avant l’approbation de telles demandes recevront toute l’attention requise » (RCD, vol 5, onglet 342). Le surintendant Powell a répondu ce qui suit : [traduction] « […] à moins que toutes les demandes visant l’achat de terres dans la province ne passent par ce bureau et qu’elles soient accompagnées de croquis indiquant leur emplacement […] il serait tout à fait impossible pour moi de savoir si chaque demande d’achat annoncée dans les journaux publics peut toucher une réserve indienne » (RCD, vol 5, onglet 348).

[118] Le différend a versé dans une argumentation à savoir si le rapport de décision comportait un croquis indiquant l’emplacement de la réserve, et si M. Byrnes savait que la terre était occupée par la bande au moment où il avait présenté sa demande (RCD, vol 6, onglet 421).

[119] Il semble que la concession de la Couronne n’ait pas été modifiée de façon à exclure la réserve, et, le 5 juillet 1884, le surintendant Powell a déclaré : [traduction] « le Ministère ne reconnaîtra pas le titre de M. Byrnes sur la parcelle de terre qui lui a été concédée par patente de façon illégale, par suite d’une erreur du ministère des Terres et des Travaux, puisqu’il appert que les Indiens disposent d’un droit prioritaire sur ladite terre » (RCD, vol 5, onglet 357).

[120] Il n’y a aucune trace d’autres échanges, et M. Byrnes a vraisemblablement conservé sa concession, y compris le poste de pêche. Une autre réserve aurait alors été créée à titre de compensation (RCD, vol 11, onglet 744).

[121] Un différend relativement semblable s’est produit près d’Osoyoos. Une terre de la Couronne a été vendue à un certain M. Haynes. Cette terre comprenait la totalité de celle qui avait été mise de côté pour la bande d’Osoyoos par la CMRI en novembre 1877. Le surintendant Powell a déposé une plainte à ce sujet en novembre 1884. Il y soulignait la position délicate dans laquelle se retrouvait la bande, et faisait remarquer que les longs retards à officialiser les rapports de décision pour procéder ensuite au transfert des terres étaient [traduction] « très déplorables, puisqu’ils tend[aient] à créer de l’incertitude dans l’esprit des Indiens quant à la bonne foi du gouvernement […] après que ces terres [avaient] été dûment désignées […] par la Commission à titre de réserves permanentes » (RCD, vol 5, onglet 388).

[122] Dans sa réponse, M. Smithe a pris position pour M. Haynes. Il a indiqué que celui-ci avait présenté sa demande en 1875 et avait fait réaliser les travaux d’arpentage en 1876 et 1877 (RCD, vol 6, onglet 403; voir aussi l’onglet 421). Il a ajouté que la CMRI avait, quant à elle, visité la région et produit son rapport de décision en 1877, c’est-à-dire avant que la concession de la Couronne ne soit octroyée en 1878. M. Smithe a rappelé qu’aucune objection n’avait été soulevée au moment où M. Haynes avait publié dans la Gazette un avis concernant le levé, en avril 1878. Il a affirmé que M. Haynes avait consacré temps et argent à la terre en question et qu’il avait [traduction] « obtenu une concession de la Couronne d’une façon tout à fait régulière ».

[123] M. Smithe a souligné que la description faite dans le rapport de décision comportait une erreur découlant du fait que les chiffres romains signifiant 50 et 51 avaient été interprétés comme signifiant 5 et 6, et qu’elle suscitait de l’incertitude puisque les commissaires n’y avaient pas joint de croquis (RCD, vol 6, onglets 403, 408). Ces différends, qui se sont poursuivis sans être résolus, ont amené M. O’Reilly à retourner sur place pour tenter d’attribuer une nouvelle réserve.

[124] Malgré les assurances initialement données par le gouvernement provincial quant au fait que la CMRI, et son commissaire unique par la suite, devait suivre la procédure normale pour faire accepter les attributions, M. Smithe s’est fait plus virulent. Dans une lettre envoyée à M. O’Reilly en novembre 1884, il a déclaré que les anciens commissaires avaient mis de côté des réserves [traduction] « de façon extravagante et imprudente dans toutes les régions du pays » (RCD, vol 5, onglet 397). Il a souligné que M. O’Reilly avait démontré [traduction] « une compréhension beaucoup plus juste et précise de ses attributions », mais il s’est ensuite plaint des réserves établies dans la région de Kootenay et, dans une autre lettre, de celles établies dans l’Okanagan :

[traduction] […] vous avez surestimé les besoins des Indiens et sous‑estimé ceux des Blancs qui, même s’ils ne se trouvent pas dans la région à l’heure actuelle, s’y trouveront fort probablement dans un avenir rapproché, à rechercher anxieusement des terres sur lesquelles s’installer.

Au sujet des réserves projetées au lac Okanagan, il a tenu des propos encore plus accusateurs :

[traduction] [Concernant une réserve proposée de plus de 29 000 acres et un pâturage communal de plus de 24 000 acres à la tête du lac Okanagan] Lorsque mon attention a été attirée vers cette immense étendue de terre à l’état sauvage et en friche, que personne ne tentait d’améliorer en la cultivant ou autrement, afin de la rendre productive et profitable pour l’ensemble de la communauté, j’ai eu le sentiment que l’on avait causé un tort quasi criminel en soustrayant à la colonisation une aussi grande parcelle de terre fertile. Ce tort est particulièrement évident en ce moment, alors que les colons blancs qui arrivent au pays sont à la recherche de terres où établir leur maison. [RCD, vol 6, onglet 407]

[125] M. Smithe a commencé à exiger le recensement des bandes pour lesquelles des réserves étaient mises de côté, ainsi que des justifications quant à l’étendue de ces réserves intérieures, puisque la nature des terres et la nécessité de permettre aux Premières Nations de subvenir à leurs besoins, essentiellement par l’élevage de bovins et de chevaux, signifiaient que des réserves beaucoup plus grandes étaient nécessaires (p. ex., RCD, vol 6, onglets 401–02).

[126] Dans les deux affaires mentionnées précédemment, les contestations des concessions de la Couronne n’ont pas été couronnées de réussite; toutefois, des contestations par le gouvernement fédéral se sont avérées fructueuses dans d’autres affaires.

[127] En 1881, dans son rapport de décision, M. O’Reilly a délimité une réserve longeant la rivière Nass. La réserve a été approuvée par le CCTT de l’époque en mai 1882, et l’arpentage a été réalisé en mai 1886. Après l’approbation du CCTT, mais avant la réalisation de l’arpentage, un certain « M. Warren » a présenté une demande pour acheter 160 acres. De ces 160 acres, 84 empiétaient sur la réserve, qui comprenait un cimetière indien (RCD, vol 9, onglet 661).

[128] En juin 1891, M. O’Reilly a porté la situation à l’attention du CCTT, F. G. Vernon, qui en a ensuite parlé au demandeur (RCD, vol 9, onglet 661). M. Warren a reconnu qu’il convenait de renoncer aux 84 acres, et il a demandé à l’acheteur subséquent de la terre de rétrocéder à la Couronne provinciale le titre lié à cette parcelle (RCD, vol 9, onglet 663).

[129] Ce récit démontre clairement que le CCTT exigeait qu’une plainte soit déposée avant de décider si une opposition à une concession de la Couronne devait être examinée, et le Canada était tenu de respecter cette condition à la lettre.

2. Les autres conflits liés à des terres attribuées à titre de réserves

[130] Un autre différend a pris naissance près du lac Shuswap en octobre 1884. Le 1er octobre 1884, S. Moffatt, surintendant adjoint des Affaires indiennes pour la Colombie‑Britannique, a écrit au CCTT pour l’informer qu’un certain « Charles E. Williams » avait établi le levé d’une terre dans l’intention d’en acheter une parcelle, y compris un pré mis de côté par la CMRI le 14 août 1877 pour la bande indienne de Little Shuswap Lake (RCD, vol 5, onglet 380). M. Moffatt a demandé qu’aucune concession de la Couronne ne soit octroyée.

[131] Dans une réponse datée du 14 février 1885, le bureau du CCTT indiquait que C. E. Williams avait présenté une demande d’achat d’une terre et versé un acompte, que la terre avait été arpentée et que, selon M. Williams, la terre ne faisait pas partie d’une réserve indienne (RCD, vol 5, onglet 381 document erronément daté du 1er octobre 1884 dans l’index). Le fonctionnaire du bureau du CCTT demandait au surintendant s’il s’opposait à l’octroi d’une concession de la Couronne et, le cas échéant, d’expliquer pour quels motifs.

[132] Le surintendant I. W. Powell a été saisi de l’affaire et, dans une lettre en date du 16 février 1885, il a écrit : [traduction] « […] je m’oppose fortement à l’octroi d’une concession de la Couronne à C.E. Williams […] ». Il a ajouté que la terre avait été mise de côté à titre de réserve par la CMRI en 1877, qu’elle avait une grande valeur pour la bande, qu’elle avait été arpentée par un arpenteur du Ministère et que le plan indiquait bel et bien le pré comme faisant partie de la réserve (RCD, vol 6, onglet 415 — document erronément daté du 2 janvier 1885 dans l’index).

[133] La question a été renvoyée au CCTT, M. Smithe, qui a écrit, le 28 février 1885, qu’il serait [traduction] « injuste envers M. Williams de donner l’ensemble du pré aux Indiens » (RCD, vol 6, onglet 416 — document erronément daté du 2 janvier 1885 dans l’index). Il a souligné que le levé préparé à l’intention du surintendant ne pouvait [traduction] « recevoir [son] approbation » et a proposé que soient donnés aux Indiens 20 acres à l’encoignure nord‑est de la parcelle de terre arpentée pour M. Williams.

[134] Dans sa lettre suivante, M. Powell a insisté sur le fait que la proposition de M. Smithe allait à l’encontre de la décision de la CMRI et que l’attribution faite par celle‑ci était censée être définitive. Il a ajouté que l’intention de la CMRI était de mettre de côté la totalité du pré, d’une superficie estimée à 20 acres, et non une parcelle de 20 acres située dans l’encoignure nord‑est de la concession de la Couronne projetée par M. Williams, laquelle parcelle ne comprendrait qu’une partie du pré (RCD, vol 6, onglet 422). M. Powell a contesté la déclaration de M. Williams selon laquelle la concession projetée n’empiétait pas sur une réserve indienne, et il s’est opposé à ce que l’on utilise le levé de M. Williams pour mettre de côté les terres de la réserve indienne.

[135] L’affaire est alors tombée au point mort. La lettre suivante concernant le différend a été envoyée par M. O’Reilly à F. G. Vernon, le successeur de M. Smithe à titre de CCTT, après le décès de celui-ci en mars 1887. Elle était accompagnée du levé d’arpentage préparé pour le ministère des Affaires indiennes puis rejeté par M. Smithe; ce levé établissait les réserves attribuées à la bande de Little Shuswap Lake, y compris la réserve incluant le pré d’une superficie de 20 acres qui faisait l’objet du litige. Au sujet de la demande d’achat présentée par M. Williams, M. O’Reilly a écrit : [traduction] « [la demande] a depuis été annulée par vous et, comme il n’existe maintenant plus de raison valable à l’effet contraire […] j’espère que vous approuverez les réserves » (RCD, vol 9, onglet 677). Les réserves ont en effet été approuvées le 28 octobre 1891 (RCD, vol 9, onglet 679).

[136] Au cours du mandat de M. Smithe à titre de CCTT, les différends incessants en lien avec la vente de terres mises de côté à titre de réserves dans les régions de l’Okanagan, de Similkameen et de Kootenay ont forcé M. O’Reilly à se rendre dans ces régions pour mettre de côté des réserves de remplacement, lesquelles étaient fort probablement moins avantageuses que les réserves originales destinées aux bandes de la région (p. ex., RCD, vol 10, onglet 728; RCD, vol 11, onglets 743–44, 768). Dans les zones côtières, les règlements des revendications de terres se sont avérés plus favorables aux Premières Nations, probablement en partie parce que celles concernées avaient besoin de parcelles beaucoup plus petites pour préserver leurs moyens de subsistance, qui dépendaient davantage de l’accès aux ressources maritimes que, par exemple, d’un accès à des pâturages. En outre, de moins nombreuses parcelles de terre de ce type étaient prises par les colons.

[137] Un exemple, plus proche de la présente affaire sur les plans temporel et géographique, concerne un litige entre des colons du nom de Nunn et une famille d’origine Laich‑Kwil‑Tach qui, menée par un homme connu comme étant le capitaine John Quacksister, occupait une réserve initialement définie par M. Sproat à l’embouchure de la rivière Campbell. Les Nunn, quant à eux, occupaient une terre préemptée à l’est de la région où vivaient M. Quacksister et sa famille, et le différend portait sur l’utilisation de la terre située entre les régions habitées respectivement par les deux familles. Les Nunn ont écrit une lettre de plainte au CCTT en décembre 1887 (RCD, vol 7, onglet 529). Par la suite, le 20 décembre 1887, le surintendant Powell a écrit au CCTT, F. G. Vernon, pour lui demander de n’acquiescer à aucune demande d’achat de terre à Campbell River jusqu’à ce que le commissaire des réserves, M. O’Reilly, puisse se rendre sur place (RCD, vol 7, onglet 530). M. Powell a joint à sa lettre un avis publié dans la Gazette signalant l’intention de John et Frederick Nunn d’acheter une parcelle de terre restante sise entre la terre préemptée qu’occupaient déjà les Nunn et la réserve indienne.

[138] L’attribution de réserves par M. Sproat à Campbell River n’a jamais obtenu l’approbation de la province. M. O’Reilly avait l’intention de délimiter les réserves au cours de sa visite en octobre 1886, laquelle visite a donné lieu au rapport de décision qui définissait les autres réserves Laich‑Kwil‑Tach, y compris celles situées sur l’île Quadra. Cependant, il n’a pas été en mesure d’établir les réserves de Campbell River puisque les personnes concernées étaient absentes à l’automne 1886 (RCD, vol 6, onglet 468). Il comptait retourner dans la région l’année suivante.

[139] Les limites de la réserve définie par M. Sproat sont difficiles à situer, puisque le point de départ auquel il faisait référence ne figure pas sur les croquis déposés en preuve. Toutefois, selon sa description, la partie nord de la réserve était bordée à l’est par le passage Discovery, jusqu’au point où celui‑ci rejoignait l’embouchure de la rivière Campbell. Cette partie de la description est ainsi rédigée : [traduction] « [d]e là en suivant la côte [du passage Discovery] vers le nord jusqu’à [l’]embouchure de la rivière Campbell, de là suivant la rive droite de ladite rivière jusqu’au premier marécage, de là suivant la berge dudit marécage […] » (RCD, vol 3, onglet 217). Je joins ici un croquis de la région réalisé ultérieurement par Ashdown Green (RCD, vol 8, onglet 558) :

Croquis de Ashdown Green

Croquis (RCD, vol 8, onglet 558)

[140] Cette description comprend la côte du passage Discovery jusqu’à la pointe de la rive droite de l’embouchure de la rivière, ainsi qu’une portion de la berge droite de la rivière Campbell, mais la limite bifurque vers le sud au premier marécage et descend le long du marécage jusqu’à la portion inférieure de la réserve.

[141] Cela signifiait que le prolongement de la rive droite de la rivière Campbell, passé le marécage, n’était pas compris dans la réserve établie par M. Sproat et qu’il faisait vraisemblablement partie de la parcelle visée par la demande des Nunn, dont les terres acquises par préemption se trouvaient à l’ouest, sur la rive droite de la rivière, là où elle cesse de couler d’ouest en est pour se diriger vers le nord jusqu’à son embouchure sur le passage Discovery.

[142] La question a été réglée lorsqu’Ashdown Green a été mandaté par les deux gouvernements pour établir la réserve alors que M. O’Reilly, convalescent, avait quitté la province. M. Green, qui s’est rendu dans la région en mai 1888, a inclus la totalité de la rive droite de la rivière jusqu’à la limite de la terre acquise par préemption par les Nunn dans la réserve, éliminant ainsi tout reste de terre (RCD, vol 8, onglets 558, 562).

[143] On trouve divers autres exemples de différends liés à des demandes visant des terres mises de côté à titre de réserves sur la côte nord et dans la portion nord‑ouest de l’île de Vancouver. L’un de ces différends a été porté devant les tribunaux. Le Canada a intenté en juillet 1893 une poursuite ayant trait à la concession, par la Couronne, d’une terre prise par des particuliers, Cornelius Booth et Thomas Pamphlet, sur la pointe Grassy située dans le détroit de Quatsino, près de l’extrémité nord de l’île de Vancouver (RCD, vol 10, onglets 691, 730). La poursuite nommait William McNiffe et six autres personnes alors détentrices de titres sur des terres entourant Clienna, un établissement indien (RCD, vol 10, onglets 734, 739). Dans la requête, le Canada contestait les déclarations faites par les demandeurs dans leurs demandes d’achat, à savoir qu’aucune des parcelles visées ne faisait partie d’une réserve indienne, et demandait, à titre de réparation, que la concession de la Couronne soit annulée et déclarée nulle et non avenue, puisqu’elle avait été accordée à tort et de manière inconsidérée.

[144] L’affaire a été réglée, tout comme une autre qui ne s’est pas retrouvée devant les tribunaux. La terre a été rétrocédée, sous réserve d’un droit de réversion si la terre devait être abandonnée par la Première Nation concernée (RCD, vol 10, onglet 731; RCD, vol 11, onglets 742, 753).

[145] Parmi les autres affaires ayant abouti à la reprise de terres de réserve visées par des demandes de tiers, on peut citer :

  1. Une demande de concession de la Couronne présentée par M. Devereux à la rivière Babine, mais annulée à la suite d’une objection selon laquelle la concession comprenait des terres de réserve (RCD, vol 11, onglets 779, 781–82, 784, 789).

  2. Une demande de concession de la Couronne présentée par M. Martin à l’égard de l’île Birnie; la demande a été rejetée puisque la terre avait déjà été déclarée comme étant une réserve (RCD, vol 9, onglets 628–29).

  3. Une demande de concession de la Couronne pour l’île Thetis, y compris l’île Tent; l’île Tent n’a pas été accordée puisqu’elle avait déjà été déclarée comme étant une réserve (RCD, vol 7, onglets 517, 523; RCD, vol 8, onglet 555).

  4. Une demande présentée par MM. Cunningham, Holmes, Cuthbert/Byrn, Dempster et Stapleton en vue d’obtenir des concessions de la Couronne situées le long de la rivière Skeena et empiétant sur les réserves établies à titre de campements de pêche pour la Première Nation Tsimshian par M. O’Reilly en septembre 1888 (RCD, vol 8, onglet 545; RCD, vol 9, onglet 601). Le CCTT, F. G. Vernon, avait refusé d’approuver les cinq réserves visées (RCD, vol 8, onglet 600), mais, à la suite d’une contestation, il a approuvé quatre d’entre elles et, ultimement, ces sites — y compris un site situé sur ou près de celui qui n’avait pas été approuvé par M. Vernon — ont été mis de côté à titre de réserves. Lorsque les levés de l’ensemble des 24 réserves ont été transmis, le 18 janvier 1892, les plans comprenaient les quatre réserves jouxtant la rivière Skeena (RCD, vol 10, onglets 684, 686). Ces plans ont été approuvés le 26 janvier 1892.

[146] Le précédent examen — peut‑être trop long — des cas de sites de réserves ayant fait l’objet de litiges révèle que, dans nombre de ces cas, le Canada a contesté avec succès l’attribution à des tiers de terres préalablement désignées comme sites de réserves et qu’il a, à de nombreuses reprises, protégé les terres attribuées à titre de réserves. Cela vient réfuter l’argument de l’intimée selon lequel, même si la demande de concession du lot 33 par la Couronne avait été repérée puis contestée, il n’aurait pas été raisonnable de s’attendre à une contestation fructueuse au regard des 20 acres ayant été pris au titre de ce lot.

VIII. DROIT RELATIF AUX obligations de FIDUCIAIRE APPLICABLE À LA PRÉSENTE REVENDICATION

A. Aperçu du droit en matière d’obligations fiduciaires applicable à la création de réserves

[147] La revendicatrice était partie à l’une des affaires charnières en matière de droit relatif aux obligations de fiduciaire concernant les peuples autochtones du Canada. Cette affaire visait la même période et portait sur l’obligation de fiduciaire incombant au Canada dans le cadre du processus de création des réserves en Colombie‑Britannique.

[148] L’arrêt Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245 [Wewaykum] portait sur un litige entourant l’attribution de réserves aux deux bandes de la région de Campbell River. Chaque bande avait intenté une action contre le Canada pour manquement à son obligation envers elle dans l’attribution des réserves en question. Dans cette affaire, il a été établi que l’obligation de fiduciaire de la Couronne à l’égard des intérêts des Autochtones dans les terres avait pris naissance avant le transfert officiel des réserves de la Colombie‑Britannique découlant du décret 1036 pris en 1938, c’est-à-dire pendant la longue période de négociations fédérales‑provinciales à laquelle remonte la présente revendication.

[149] Dans l’arrêt Wewaykum, les bandes We Wai Kai et We Wai Kum se sont vu attribuer une réserve chacune aux termes du rapport de décision de 1888. Les deux réserves ont finalement été transférées par la province à la Couronne fédérale en 1938, par suite du décret 1036. Elles ont été qualifiées de « réserves provisoires » dans l’arrêt de la Cour suprême du Canada. Le juge Binnie a abordé l’obligation de la Couronne relativement à ce type de réserve, qui avait été établie et administrée en tant que réserve durant des décennies avant le transfert :

Dans la présente affaire, le processus de création de réserves s’est étalé de 1878 environ à 1928, soit sur une période de 50 ans. À partir de 1907 au moins, le ministère a considéré que les réserves existaient, ce qui était effectivement le cas, eu égard au fait qu’elles étaient concrètement occupées. On ne peut raisonnablement affirmer que, durant cette période, la Couronne n’avait aucune obligation de fiduciaire envers les bandes concernées qui, en plus d’occuper les réserves provisoires, étaient entièrement tributaires de la Couronne pour que le processus de création des réserves aboutisse. [Para 89.]

[150] Le juge Binnie a pris soin de noter que l’obligation de fiduciaire n’impose pas une responsabilité totale, et qu’elle existe uniquement à l’égard de « droits particuliers des Indiens » (Wewaykum, au para 81). Il a poursuivi en exposant l’approche générale à adopter pour établir l’existence d’une obligation de fiduciaire sui generis :

Par conséquent, il est nécessaire de s’attacher à l’obligation ou droit particulier qui est l’objet du différend et de se demander si la Couronne exerçait ou non à cet égard un pouvoir discrétionnaire suffisant pour faire naître une obligation de fiduciaire.

[…]

[…] Toutefois, pour que naissent [des rapports fiduciaires], il faut qu’il existe un droit indien identifiable et que la Couronne exerce, à l’égard de ce droit, des pouvoirs discrétionnaires d’une manière entraînant une responsabilité « de la nature d’une obligation de droit privé », comme nous le verrons plus loin. [Non souligné dans l’original; Wewaykum, aux para 83, 85.]

[151] La Cour suprême du Canada a par la suite énoncé d’autres critères à appliquer pour établir l’existence d’une obligation de fiduciaire (voir Manitoba Metis Federation Inc. c Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, aux para 49‑50, [2013] 1 RCS 623), mais les parties ont formulé leurs arguments en s’appuyant sur l’approche exposée dans l’arrêt Wewaykum. Je conviens que c’est l’arrêt Wewaykum qui s’applique en l’espèce. Donc, la première étape de l’analyse concernant l’obligation de fiduciaire consiste à établir l’existence d’une telle obligation à l’égard de la terre en question en démontrant que la revendicatrice avait un intérêt identifiable à l’égard duquel la Couronne exerçait des pouvoirs discrétionnaires.

[152] La deuxième étape consiste à déterminer la portée de cette obligation. Comme l’a déclaré le juge Binnie :

1. Le contenu de l’obligation de fiduciaire de la Couronne envers les peuples autochtones varie selon la nature et l’importance des intérêts à protéger. Cette obligation ne constitue pas une garantie générale. [Wewaykum, au para 86.]

[153] La jurisprudence du Tribunal et celle de la Cour ont par la suite fourni des directives supplémentaires sur ces deux étapes consistant à déterminer l’existence d’un intérêt identifiable et à définir la portée de l’obligation de fiduciaire de la Couronne dans diverses circonstances.

B. L’intérêt identifiable

[154] En définitive, il s’agit en l’espèce de préciser la nature et l’étendue de l’obligation qu’avait le Canada envers la bande dans le cadre du processus de création d’une réserve, compte tenu des circonstances particulières de la réserve du havre Drew, d’abord en déterminant l’intérêt identifiable dans la terre revendiquée, et ensuite en examinant les obligations qui incombaient à la Couronne quant à l’établissement et à la préservation des terres de réserve. L’arrêt Wewaykum fournit des directives à ce sujet. Comme en l’espèce, les terres en cause dans cet arrêt n’étaient pas les terres traditionnelles des We Wai Kai et des We Way Kum. Il était néanmoins nécessaire que le CRI les mette de côté à titre de réserves à l’intention de ces deux bandes afin de répondre raisonnablement à leurs besoins et de remplir le mandat énoncé à l’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique, LRC 1985, appendice II, no 10, mais aussi le mandat confié à la CMRI et au CRI.

[155] D’autres affaires dans lesquelles l’existence d’un intérêt identifiable a été reconnue portent sur des terres qui étaient depuis longtemps occupées par les groupes autochtones visés et qui avaient une signification particulière pour eux. La décision Première Nation de Kitselas c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 1, concerne une parcelle de 10,5 acres qui n’avait pas été incluse dans l’attribution de la réserve parce que M. O’Reilly croyait qu’il serait [traduction] « avantageux pour le public que ces terres soient déclarées comme une réserve publique » (para 29). La parcelle en question englobait le site d’un ancien village toujours important pour les Kitselas et comportait des habitations qui devaient avoir été visibles pour M. O’Reilly. Confirmant la décision du Tribunal, le juge Mainville de la Cour d’appel fédérale a conclu ce qui suit :

Ainsi que le juge l'a constaté en l’espèce, les directives qui régissaient la mise en œuvre de la politique étatique unilatérale d'attribution de réserves en Colombie‑Britannique exigeaient clairement des représentants de la Couronne chargés de cette mise en œuvre qu'ils prennent en considération et en compte l'utilisation effective des terres par les nations autochtones pour lesquelles les réserves devaient être créées. C'est notamment le cas des instructions données par le ministère des Affaires indiennes au commissaire O'Reilly en 1880 : [TRADUCTION] « Pour l'attribution des terres de réserve, [...] [v]ous devrez tenir spécialement compte des habitudes, des souhaits et des activités de la bande, des limites du territoire que celle‑ci fréquente, ainsi que des revendications des colons blancs (s'il y en a) » (au paragraphe 15 des motifs). Pour reprendre les termes en lesquels le commissaire Sproat résumait l'essentiel dans son rapport de 1878, [TRADUCTION] « [l]a première condition [était] de laisser les Indiens dans les lieux anciens auxquels ils [étaient] attachés » (au paragraphe 16 des motifs).

En l'espèce, le juge a tiré les conclusions de fait suivantes : 1) la parcelle de 10,5 acres exclue de la R.I. no 1 de Kitselas comprenait l'emplacement d'un ancien village des Kitselas appelé Gitaus; 2) du point de vue autochtone, cet emplacement n'avait jamais été abandonné; 3) il y avait des habitations indiennes sur cet emplacement lorsque le commissaire O'Reilly a décidé d'exclure les 10,5 acres en question de la réserve; 4) la parcelle de terre exclue ne faisait l'objet d'aucune revendication de la part de colons blancs; 5) cette parcelle de terre n'a pas été exclue en prévision de son utilisation pour le transport public; et 6) si le commissaire O'Reilly avait recommandé d'inclure cette parcelle de terre dans la réserve, le Canada aussi bien que la Colombie‑Britannique auraient suivi cette recommandation.

Vu ces conclusions de fait, je ne vois aucune erreur de droit dans la conclusion du juge selon laquelle les Kitselas avaient sur la parcelle de terre exclue un droit identifiable dont découlait une obligation fiduciaire comprenant des devoirs de loyauté, de bonne foi et de communication complète, ainsi que celui d'agir de façon raisonnable et diligente dans l'intérêt des Kitselas, s'agissant de décider s'il fallait inclure cette parcelle de terre dans la R.I. no 1 de Kitselas ou l'en exclure. La parcelle de terre en question était nettement délimitée et définie, et le droit identifiable à l’égard de cette parcelle de terre était fondé sur l’utilisation et l’occupation actuelle et historique que les Kitselas en faisaient à titre d'établissement, un droit expressément prévu à l'article 13 des Conditions de l'adhésion de la Colombie‑Britannique et dans les directives de la Couronne visant la mise en œuvre en cet article. [Non souligné dans l’original; Canada c Première nation de Kitselas, 2014 CAF 150, aux para 52‑54, [2014] 4 CNLR 6.]

[156] De même, dans la décision Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 3, les terres en cause constituaient le site d’un village situé au pied du lac Williams et elles étaient depuis longtemps occupées par la tribu à titre de terres traditionnelles. Le juge Slade a conclu que l’occupation du village aurait été apparente tant pour les colons que pour les autorités coloniales, et que le rôle joué par la Couronne dans l’acquisition de terres par préemption en vertu des lois coloniales constituait un manquement à son obligation envers les occupants autochtones. Plus tard, après la Confédération, M. O’Reilly a reconnu la perte du site du village survenue durant la période préconfédérative et il a attribué à la bande d’autres terres en remplacement du site du village.

[157] La Cour suprême du Canada a confirmé la décision du Tribunal selon laquelle l’occupation autochtone de longue date créait un intérêt identifiable, et les juges majoritaires ont souscrit à l’approche générale adoptée par le Tribunal à l’égard de cet intérêt :

Dès lors, pour le Tribunal, l’obligation fiduciaire de la Couronne naît d’un intérêt foncier [traduction] « qui peut être identifié ou reconnu » (Lake Babine, par. 172, citant le Black’s Law Dictionary (10e éd. 2014)), sous l’entrée « cognizable » (en français, « identifiable »). Il estime que l’usage et l’occupation des terres du village par la bande établissaient une sorte d’intérêt autochtone dans des terres qui aurait été évident — et qui l’a été — pour les fonctionnaires chargés de l’application de la politique (par. 237). La bande avait donc un intérêt suffisant pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire par les fonctionnaires fédéraux soit assujetti au respect de l’obligation fiduciaire de la Couronne (M.T., par. 317; voir aussi Kitselas (T.R.P.), par. 153‑155, conf. par Kitselas (C.A.F.), par. 49, 52‑54 et 67; Akisq’nuk, par. 231‑238; Lake Babine, par. 170).

Selon le Tribunal, l’intérêt en jeu était « identifiable » parce que les fonctionnaires étaient en mesure de connaître l’existence de l’intérêt autochtone dans les terres et du pouvoir discrétionnaire qui leur permettait de toucher cet intérêt lorsqu’ils « s’acquittai[en]t de diverses fonctions qui [leur] incombaient aux termes de la Loi ou d’accords fédéraux‑provinciaux » (Wewaykum, par. 91). L’intérêt en jeu satisfaisait aussi raisonnablement à l’exigence d’un intérêt juridique indépendant. L’intérêt autochtone que détenait collectivement la bande dans les terres qu’elle utilisait et occupait habituellement et historiquement lorsqu’ont été prises les décisions relatives à la création de réserves, même s’il était reconnu dans la loi et dans la politique, n’était pas issu de l’exercice du pouvoir exécutif ou législatif. [Non souligné dans l’original; Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4, aux para 80–81]

[158] Le juge Wagner a également souligné les différences entre un intérêt dans une terre fondé sur une occupation historique et un intérêt fondé sur une utilisation plus récente, et il a conclu que ces différences n’avaient aucune incidence sur l’existence d’une obligation de fiduciaire, mais pouvaient en avoir une sur le contenu de cette obligation :

En ce qui concerne l’importance de l’intérêt revendiqué, le Tribunal indique qu’il vise les terres dont la bande tirait sa subsistance, avec lesquelles elle avait un « lien tangible, pratique et culturel » et qui faisaient partie de son territoire traditionnel (par. 267, 317 et 342). Il compare cette situation à celle considérée dans l’affaire Wewaykum, où les bandes n’avaient pas d’intérêt préalable dans les terres en cause. En effet, leur arrivée étant relativement récente, leur intérêt n’était pas plus grand que celui des colons auxquels elles s’opposaient (Wewaykum, par. 95‑96). Le Tribunal adapte donc le contenu de l’obligation fiduciaire du Canada à la fermeté de l’intérêt de la bande dans les terres du village. Sa démarche traduit une interprétation raisonnable du rapport entre l’intérêt en jeu et le contenu de l’obligation. Il lui était loisible de tenir compte des différences entre l’intérêt de la bande dans les terres du village et les autres intérêts préalablement reconnus par la Cour au moment de déterminer le contenu de l’obligation. [Non souligné dans l’original; Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4 au para 83.]

[159] Il ressort clairement des trois décisions (Wewaykum, Première Nation de Kitselas c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 1, et Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 3) qu’un intérêt identifiable peut découler d’une attribution selon les besoins, ainsi que d’un lien historique existant entre la bande et la terre. La reconnaissance des intérêts en jeu permet ensuite d’établir le contenu de l’obligation de fiduciaire de la Couronne.

[160] En l’espèce, le lien historique n’était pas aussi important que dans les affaires Kitselas et Williams Lake. Il appert que la décision de la Couronne de mettre de côté la réserve indienne du havre Drew au nom de la bande était principalement motivée par la reconnaissance de l’utilisation alors actuelle des terres par celle-ci et de la nécessité de protéger la région à titre de ressource future. La preuve démontre que le site du havre Drew était occupé par les We Wai Kai pendant qu’ils travaillaient dans les chantiers forestiers situés à l’extrémité sud du havre. Dans un rapport datant de 1886 adressé au surintendant général des Affaires indiennes, M. O’Reilly a expliqué qu’il s’agissait d’une réserve « dont les Sauvages se serv[aient] surtout quand ils travaill[aient] dans les chantiers voisins » (RCD, vol 7, onglet 489). Cependant, rien n’indique que M. O’Reilly ait tenu des consultations avec les We Wai Kai avant son arrivée dans le village de Cape Mudge le 8 octobre 1886, et la décision initiale selon laquelle il était nécessaire de créer une réserve sur le site semble avoir été prise par M. Sproat, qui avait reçu instruction de prendre d’abord connaissance des coutumes, des souhaits et des occupations des Premières Nations. La taille approximative et l’emplacement de la réserve semblent avoir été arrêtés par M. Sproat, mais aucun élément de preuve n’indique explicitement les raisons pour lesquelles il a choisi ce site. Le rôle de M. O’Reilly’s dans le cadre du réexamen des réserves établies par M. Sproat consistait à réviser le travail de celui‑ci et, dans ce cas‑ci, il semble avoir souscrit à l’avis de M. Sproat selon lequel une réserve était requise. Il a approuvé les dimensions de la réserve prévue initialement par M. Sproat, mais il y a ajouté une portion du rivage à la base de la flèche, en plus de l’étendue de terre qui était toujours disponible après l’achat du lot 7 par M. Earl.

[161] Dans son rapport de décision, M. O’Reilly a écrit que la réserve couvrait 210 acres. Selon le levé de M. Skinner, la superficie de la région, à l’exclusion des 20 acres compris dans le lot 33, s’établissait à 240 acres. Les dimensions de la réserve donnent à penser que l’intérêt identifiable qu’elle représentait n’était pas seulement d’offrir aux travailleurs un endroit où s’installer. La preuve par histoire orale présentée par M. Billy précisait le lien historique avec la région mais, plus important encore, selon moi, elle expliquait que la région, tant à l’intérieur du havre que sur la côte du chenal Sutil, constituait une source importante de mollusques et crustacés, de saumons kéta, de harengs reproducteurs et de sauvagine. La région était également une source de baies et de plantes médicinales.

[162] Le havre Drew, situé assez près du village de Cape Mudge, était une région riche, abritée et agréable où les We Wai Kai exploitaient ces sources de nourriture. En allant vers le sud, autour du cap Mudge puis vers le nord, passé le village, jusqu’à l’anse Quathiaski, la côte n’offrait aucun autre site abrité. Ces facteurs me mènent à conclure que le site a été désigné comme un site de réserve important sur le fondement d’un intérêt autochtone identifiable. Plus précisément, le site permettait aux membres de la bande de travailler dans les chantiers forestiers des environs, et il était utilisé par le village, qui en avait besoin comme source de nourriture et de loisirs.

[163] L’attribution faite initialement par M. Sproat puis établie dans le rapport de décision de M. O’Reilly était‑elle inadéquate du fait qu’elle ne tenait pas dûment compte de l’intérêt identifiable? Cette question est examinée aux paragraphes 169 et 170, sous le titre « Existait‑il une obligation de protéger la totalité de la flèche? ».

C. La nature de l’obligation de fiduciaire du Canada dans l’établissement de la réserve indienne du havre Drew

[164] Une fois établie l’existence d’un intérêt identifiable, le contenu de l’obligation correspondante doit être adapté aux circonstances (Manitoba Metis Federation Inc. c Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623; Wewaykum).

[165] En l’espèce, M. O’Reilly, lorsqu’il a révisé les attributions faites par M. Sproat, a reconnu le caractère nécessaire d’une réserve semblable à celle décrite par M. Sproat. Dès lors que les terres requises ont été mises de côté par M. O’Reilly dans son rapport de décision, la présente affaire devient analogue à l’affaire Wewaykum, dans laquelle la Cour a examiné le rôle de la Couronne et son obligation envers la bande après que les réserves provisoires eurent été établies suivant un processus semblable à celui utilisé dans le rapport de décision pour définir les réserves et soumettre la décision à l’approbation du CCTT. Les bandes étaient tributaires du gouvernement « pour que le processus de création des réserves aboutisse » (para 89). Ainsi, selon l’arrêt Wewaykum, cette obligation de fiduciaire de veiller à l’aboutissement du processus nécessitait que les précautions appropriées soient prises au nom de la bande pour protéger les terres. Dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, [1996] 2 CNLR 25 [Bande indienne de la rivière Blueberry], ainsi que dans l’arrêt Wewaykum, la Cour suprême du Canada a décrit l’obligation de fiduciaire comme comportant, pour la Couronne, « des obligations additionnelles : loyauté, bonne foi, communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et d’agir de façon raisonnable et diligente dans l’intérêt du bénéficiaire de l’obligation », de même que le devoir « d’exercice de la prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones de l’obligation » (Wewaykum, aux para 86, 94).

[166] Dans une autre décision, le Tribunal s’est penché sur la norme de conduite énoncée dans l’arrêt Wewaykum au regard de la période entre le moment où une réserve était attribuée provisoirement et le moment où elle était arpentée; les circonstances étaient cependant différentes de celles de l’espèce. Dans l’affaire Nation de Lake Babine c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2015 TRPC 5 [Nation de Lake Babine], la Commission McKenna‑McBride avait cherché à établir une réserve autour de l’embouchure de la rivière Fulton pour la revendicatrice. Elle avait présenté une demande à la province afin d’empêcher l’aliénation des terres situées au nord et au sud de la rivière en attendant l’attribution des réserves. Le lot nord, qui portait des traces d’une utilisation et d’une occupation actuelles, faisait déjà l’objet d’une demande d’achat. La Commission McKenna‑McBride avait produit un rapport de décision dans lequel elle ordonnait la création d’une réserve provisoire sur la rive sud de la rivière en remplacement du lot nord. La demande d’achat qui visait le lot nord a été abandonnée et, par la suite, l’arpenteur a reçu instruction d’arpenter le lot nord au lieu du lot sud. La revendicatrice a soutenu que la Couronne avait manqué à son obligation de fiduciaire en n’attribuant pas de réserves au nord et au sud de la rivière.

[167] Le juge Slade a conclu que la revendicatrice n’avait pas d’autre intérêt identifiable à l’égard du lot sud et que son utilisation n’aurait pas été évidente pour les commissaires; le lot sud ne devait servir qu’à remplacer le lot nord (Nation de Lake Babine, aux para 170‑71). Il a également estimé que, même si la revendicatrice avait un intérêt identifiable du fait de la création d’une « réserve provisoire » au sud de la rivière, la Couronne s’était acquittée de son obligation de fiduciaire et avait agi dans l’intérêt des membres de la nation en leur offrant une réserve sur les terres où ils « avaient, depuis longtemps, établi leur résidence et [où] ils avaient accès aux pêcheries » (Nation de Lake Babine, aux pp 46‑47). L’arpenteur s’était délibérément écarté du rapport de décision parce qu’il avait reçu instruction de le faire, et ce, dans l’intérêt de la bande (Nation de Lake Babine, aux para 76‑79, 145‑48, 188).

[168] Selon la décision Nation de Lake Babine, le Canada avait, dès le départ, le devoir d’agir dans l’intérêt de la bande dans le cadre du processus de création de réserves entrepris par la Commission McKenna‑McBride. À l’origine, la Commission avait recommandé l’établissement d’une réserve provisoire au sud de la rivière, mais cette attribution avait été abandonnée par la Couronne lorsqu’il avait été déterminé que le lot nord pourrait mieux servir les intérêts de la bande. Par la suite, la Couronne avait l’obligation de faire preuve de diligence ordinaire pour mener à terme le processus qui permettrait de garantir à la bande la réserve sur la rive nord. En l’espèce, l’intérêt de la bande à l’égard du site du havre Drew est demeuré inchangé à partir du moment où ont été établies les limites de la réserve dans le rapport de décision, et la Couronne avait l’obligation de préserver la réserve définie dans celui-ci.

IX. Conclusions — ANALYSE DE L’OBLIGATION DE FIDUCIAIRE

A. Existait‑il une obligation de garantir la totalité de la flèche à la bande?

[169] Le Canada ne conteste pas qu’il avait une obligation de fiduciaire envers les We Wai Kai lors du processus de création des réserves, mais il conteste avoir eu l’obligation de mettre de côté la totalité de la flèche. Puisqu’il est désormais établi que M. O’Reilly n’avait pas l’intention d’inclure la totalité de la flèche dans la réserve, la question est de savoir si les limites de la réserve définies dans le rapport de décision représentaient suffisamment bien la région à l’égard de laquelle [traduction] « les coutumes, les souhaits et les occupations » de la revendicatrice étaient identifiables.

[170] À mon avis, la flèche elle‑même présentait des lacunes, en ce sens qu’elle était exposée aux intempéries et qu’elle était dépourvue d’une source d’eau accessible (M. Billy explique que l’eau était transportée dans des peaux de chevreuil à partir du ruisseau à la base du havre), et rien ne laisse croire que le site de la réserve défini dans le rapport de décision ne couvrait pas suffisamment de zones offrant les sources de nourriture dont la bande avait besoin. L’intérêt expressément mentionné par M. O’Reilly était de définir une région à partir de laquelle les membres de la bande pourraient aller travailler dans les chantiers forestiers. Or la réserve définie satisfaisait à cet objectif dans une mesure suffisante. Enfin, l’existence d’un lien historique avec la terre concernée à titre d’ancien site d’un village qui aurait été abandonné au cours du processus d’établissement à Cape Mudge ne m’apparaît pas comme une caractéristique convaincante. Par conséquent, je rejette l’argument selon lequel la réserve ne tenait pas pleinement compte de l’intérêt identifiable, et je conclus que le rapport de décision de M. O’Reilly respectait l’obligation à cet égard.

B. La protection de l’attribution des réserves

[171] En ce qui concerne l’argument selon lequel le Canada n’a pas fait preuve de prudence ordinaire pour protéger l’attribution une fois celle-ci effectuée, les précédents en matière de contestation de sites de réserves laissent entrevoir deux lignes de conduite prudentes qui auraient pu être suivies pour éviter l’empiétement des concessions de la Couronne sur les réserves prévues :

  1. Envoyer au CCTT une lettre lui notifiant qu’un processus d’établissement de réserves était en cours dans une région donnée, tout en demandant qu’aucune concession de la Couronne ne soit octroyée jusqu’à ce que les décisions à ce sujet puissent être publicisées. Dans les premiers temps de la CMRI, ce genre de notifications donnait lieu à la publication d’un avis dans la Gazette pour signaler l’établissement de réserves temporaires couvrant des parcelles dans les limites desquelles des réserves étaient créées. Par la suite, lorsque M. Sproat a poursuivi le processus, les lettres du type décrit étaient courantes, et des assurances étaient parfois reçues en réponse. Dans le cas du voyage fait par MM. O’Reilly et Green pour établir des réserves à l’est de la portion nord de l’île de Vancouver — qui sont devenues les réserves Laich‑Kwil‑Tach — aucune lettre n’a été envoyée au CCTT; toutefois, de telles lettres avaient été envoyées dans le cadre d’un voyage semblable entrepris l’année précédente vers l’extrémité nord de l’île, puis de nouveau à l’occasion d’autres voyages effectués vers d’autres régions au cours des années suivantes.

  2. Surveiller les avis publiés dans la Gazette concernant des régions dans lesquelles les réserves n’avaient pas été officialisées par un arpentage. Entre le moment où MM. O’Reilly et Green ont mis de côté la réserve du havre Drew, le 8 octobre 1886, et le moment où la réserve a été officialisée par la présentation du levé de M. Skinner, soit 19 mois plus tard, il semble que personne n’ait tenu compte des avis publiés dans la Gazette par M. Sayward pour faire connaître son intention de présenter une demande d’achat visant la flèche Rebecca, y compris la portion sud, qui empiétait sur l’attribution faite dans le rapport de décision de M. O’Reilly.

[172] Il est difficile d’être absolument sûr que les lettres auraient eu un effet bénéfique et qu’elles auraient amené le CCTT à suspendre l’octroi de la concession de la Couronne à M. Sayward jusqu’à ce que M. Skinner ait eu la possibilité d’arpenter le site initial établi dans le rapport de décision, lequel site aurait compris la portion inférieure de la flèche Rebecca. Mais dans les cas où l’on a recouru à ce moyen, rien n’indique que des contestations aient été présentées par la suite. Le processus aurait nécessité peu d’efforts, et le fait que de telles lettres aient été transmises au cours des années suivantes donne à penser que ce moyen de communication avec le CCTT était utile pour éviter pareilles situations conflictuelles.

[173] Malgré la déclaration de M. Powell selon laquelle la surveillance des publications dans la Gazette se serait avérée une tâche trop lourde pour le Ministère, le fait est que celui-ci recevait la Gazette, et que lorsqu’un avis particulier attirait l’attention des fonctionnaires, ceux‑ci étaient en mesure de repérer un éventuel différend à partir des renseignements qu’il contenait. La demande présentée par les Nunn pour l’achat de [traduction] « terres restantes » en est un exemple pertinent. Dans ce cas, la lettre avait été envoyée à l’attention de M. Powell, et celui‑ci avait pris les mesures appropriées; mais en l’espèce, en dépit du risque évident que des pertes de terres de réserve ne surviennent durant le délai nécessaire pour réaliser l’arpentage, il semble que peu d’efforts aient été consacrés à la surveillance des publications.

[174] Dans le cas présent, l’avis publié par M. Sayward signifie clairement son intention d’acheter la [traduction] « flèche Rebecca, île Valdes » et sa demande elle‑même comporte un croquis illustrant la terre qu’il souhaitait acquérir. Le croquis est sommaire, mais il inclut clairement la base de la flèche, au-dessous du rétrécissement. Toute comparaison avec le rapport de décision, même si celui-ci indiquait erronément un passage, aurait nécessairement soulevé une préoccupation quant au fait que la demande d’achat risquait d’entrer en conflit avec les attributions prévues par M. O’Reilly. Un examen levé de M. Priest présenté ensuite par M. Sayward aurait aussi permis, sans trop de difficulté, de constater le chevauchement entre la demande d’achat et le rapport de décision.

[175] En outre, même après la découverte que la base de la flèche avait été octroyée à M. Sayward, une consultation avec celui‑ci et le CCTT aurait fort bien pu laisser espérer une rétrocession à la province de la parcelle de 20 acres, compte tenu du rapport de décision existant, mais aussi de l’approbation de la réserve par le CCTT en novembre 1886 — soit avant la réception de la demande de M. Sayward — et du fait que l’officialisation de la réserve n’attendait que l’achèvement du levé de M. Skinner. Une telle issue aurait été semblable à celle qu’a connue l’affaire de l’empiétement de 84 acres de la parcelle de terre achetée par M. Warren le long de la rivière Nass, de même qu’au règlement auquel on était parvenu ultérieurement dans le cas des deux concessions de la Couronne dans le détroit de Quatsino, dont l’une avait fait l’objet d’une poursuite intentée par le Canada. En dernier recours, M. Sayward aurait peut‑être accepté un transfert de la parcelle de 20 acres sous réserve du maintien des droits de coupe. Un tel règlement semble avoir été obtenu lorsqu’une réserve a été établie au lac Cowichan, sur des terres qui faisaient déjà l’objet d’un bail de concession forestière (RCD, vol 7, onglet 514). Cependant, en l’espèce, la concession de la Couronne n’a pas été contestée, et toute possibilité de conserver la terre s’est évanouie.

[176] Me fondant sur les obligations déclarées, dans l’arrêt Wewaykum, comme faisant partie de la relation de fiduciaire du Canada envers les peuples des Premières Nations à l’étape du processus de la création des réserves, je conclus que le Canada avait l’obligation de faire preuve de diligence raisonnable et d’agir raisonnablement dans l’intérêt de la bande. En outre, la mesure de la diligence attendue, selon l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry, était celle dont aurait fait preuve une personne agissant en son propre nom dans une situation semblable. En l’espèce, j’estime qu’une telle personne se serait assurée que les terres décrites dans le rapport de décision soient protégées contre l’aliénation durant le nombre de mois nécessaires pour soumettre le levé à l’approbation, et qu’elle aurait été en mesure de relever le problème que posait la demande d’achat présentée par M. Sayward à l’égard de ce qui est devenu le lot 33.

[177] Étant donné que j’ai tranché cette question en faveur de la revendicatrice, il n’est pas nécessaire que je me penche sur les autres manquements allégués, soit le défaut de consulter la bande au sujet de la perte des 20 acres et le défaut d’exercer un recours par l’intermédiaire de la Commission McKenna‑McBride.

X. MOYENS DE DÉFENSE

[178] La Couronne soutient que, même s’il est conclu qu’il y a eu manquement à l’obligation de fiduciaire, la revendicatrice a consenti à ce manquement, ce qui constitue un moyen de défense opposable à la revendication. La Couronne fait valoir l’acquiescement [traduction] « fondé sur la conduite », qui n’est pas visé par la disposition de LTRP ayant pour effet d’empêcher, « en raison de l’écoulement du temps ou d’un retard », l’examen de moyens de défense soulevés (art 19 de la LTRP; observations écrites de l’intimée, aux para 402‑03). Elle définit cette doctrine comme étant [traduction] « le défaut de faire valoir des "droits" au moment, ou vers le moment, où sont survenues les circonstances qui nécessitaient leur affirmation, et où l’éventuelle revendicatrice a acquis une connaissance suffisante des faits sous‑jacents » (observations écrites de l’intimée, au para 403). Le Canada affirme que la revendicatrice ne s’est pas plainte lorsque les membres de la bande ont vu les bornes d’arpentage de M. Skinner en 1888, ni durant la période où le successeur en titre de M. Sayward a établi sa résidence et son atelier d’usinage sur la flèche, soit de 1908 à 1955. De plus, la Couronne souligne qu’aucune mention d’une revendication de terres supplémentaires sur la flèche n’a été faite dans l’allocution présentée par le chef Billy Assu lors de l’ouverture du parc provincial en 1959 ni dans le livre publié en 1989 par le chef Harry Assu.

[179] Je ne suis pas convaincu que la défense de l’acquiescement puisse exclure l’écoulement du temps ou un retard. La Cour suprême du Canada a établi une distinction entre les différents sens du terme « acquiescement » en equity; il peut être utilisé comme un synonyme d’irrecevabilité — « soit le cas où la partie demanderesse se rend compte qu'on la prive de ses droits, mais ne fait rien » —, une description qui fait référence, du moins indirectement, au retard — ou comme un élément de la règle du manque de diligence, qui suppose donc un retard (M.(K.) c M.(H.), [1992] 3 RCS 6, au para 100 [M.(K.) c M.(H.)]). L’intimée n’invoque que le paragraphe 111 de l’arrêt Wewaykum pour appuyer sa définition de l’acquiescement. Mais l’arrêt Wewaykum ne portait pas sur une revendication particulière en vertu de la LTRP; des moyens de défense d’equity, notamment celui fondé sur l’acquiescement et le manque de diligence, pouvaient donc être invoqués. Dans cette affaire, les deux bandes ont reconnu très tôt dans leur histoire la nature ambiguë des attributions de réserves et elles se sont contentées du règlement rapide de la question jusqu’à ce que celle‑ci redevienne, des décennies plus tard, un sujet de différend et de litige.

[180] Même si la loi constitutive du Tribunal ne faisait pas obstacle à la défense de l’acquiescement [traduction] « fondé sur la conduite », ce moyen n’est pas appuyé par la définition même offerte par l’intimée. Rien n’indique que la revendicatrice connaissait les faits qui sous‑tendent sa revendication durant la période où elle les aurait acceptés. Le dossier ne contient aucun élément de preuve démontrant que le Canada a déployé des efforts pour informer la revendicatrice des limites de sa réserve ou pour lui expliquer de quelle façon elles avaient été établies. Les bornes d’arpentage installées par M. Skinner, sans aucune explication, ne fournissaient pas de tels renseignements.

[181] En outre, pour qu’il y ait acquiescement, il ne suffit pas de connaître les faits, il faut également savoir que lesdits faits donnent naissance à une réclamation (M.(K.) c M.(H.), au para 101, citant Re Howlett, [1949] Ch 767). La revendicatrice doit savoir « qu'un recours en justice est possible » (M.(K.) c M.(H.), au para 102). Avant l’arrêt Guerin c R, [1984] 2 RCS 335, 13 DLR (4th) 321, cela n’aurait probablement pas été concevable. Les droits des Indiens sur les terres n’étaient pas reconnus en Colombie‑Britannique au début des années 1900. En outre, durant une certaine période au début des années 1900, les bandes n’étaient pas autorisées à faire appel aux services d’un avocat. Il est tout simplement déraisonnable de penser que les parties revendicatrices aient pu savoir qu’elles avaient des droits sur des terres qui n’étaient pas incluses dans leurs réserves et que ces droits pouvaient être exercés d’une quelconque façon.

[182] La publication du livre du chef Harry Assu, en 1989, peut avoir donné lieu à une prise de conscience à l’égard des droits. Toutefois, la publication d’un livre d’histoire ne constitue pas des « circonstances command[ant] » de faire valoir des droits sur des terres qui ont été violés il y a un siècle.

[183] De façon plus générale, l’acquiescement allégué n’est pas cohérent avec les affirmations du Canada selon lesquelles tout effort pour protéger la parcelle de 20 acres n’aurait été d’aucune utilité. L’intimée tente de justifier le fait qu’elle n’a pas déposé de plainte auprès de la province au sujet de l’empiétement du lot que visait M. Sayward sur les limites de la réserve établie par M. O’Reilly, au moins en partie en raison de l’apparente inutilité d’une telle démarche (voir les observations écrites de l’intimée, sous la rubrique J, plus particulièrement aux para 296, 302; voir aussi au para 368 c) : [traduction] « il était inutile de tenter de conserver la parcelle sud de la flèche Rebecca »). Néanmoins, la Couronne semble croire que la revendicatrice aurait dû porter la question à son attention à maintes reprises, et ce, malgré l’inefficacité évidente de pareille démarche à une époque où les droits des Indiens sur les terres n’étaient pas reconnus et où il leur était essentiellement, voire totalement, impossible de tenter d’obtenir réparation. En somme, en invoquant l’argument de l’acquiescement, la Couronne cherche à justifier son propre défaut d’agir en faisant valoir le défaut de la revendicatrice à faire de même dans des circonstances encore plus défavorables, ce qui n’est pas équitable.

WILLIAM GRIST

L’honorable William Grist

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier
TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20191105

Dossier : SCT-7003-14

OTTAWA (ONTARIO), le 5 novembre 2019

En présence de l’honorable William Grist

ENTRE :

NATION DE WE WAI KAI

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats de la revendicatrice NATION DE WE WAI KAI

Représentée par Me Allan Donovan et Me Kenji Tokawa

Donovan & Company

ET AUX :

Avocats de l’intimée

Représentée par Me John Russell et Me Isabel Jackson

Ministère de la Justice

 

 

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