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DOSSIER : SCT-7005-12

RÉFÉRENCE : 2019 TRPC 2

DATE : 20190418

TRADUCTION OFFICIELLE

 

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

PREMIÈRE NATION D’AHOUSAHT

Revendicatrice

 

Me Stan H. Ashcroft, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

 

Me Tanya L. Jorgenson, Me Terry A. McCormick et Me Alexandra Hughes, pour l’intimée

 

 

ENTENDUE : Du 12 au 14 juillet 2016, les 19 et 20 octobre 2017, le 17 avril 2018, les 12 et 13 juillet 2018, et à l’aide d’observations écrites.

MOTIFS SUPPLÉMENTAIRES DE DÉCISION

L’honorable Harry Slade, président


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Première Nation de Kitselas c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 1; Canada c Première Nation de Kitselas, 2014 CAF 150, [2014] 4 CNLR 6; Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245; Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54, [2002] 2 RCS 816; Ontario Mining Co c Seybold, [1902] JCJ No 2.

Lois et règlements cités :

Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119, art 5.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, par 397(1).

Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique, LRC 1985, app II, no 10, art 13.

Sommaire :

Droit autochtone – Revendication particulière – Création d’une réserve – Obligation de fiduciaire – Motifs supplémentaires

Les motifs de décision de la présente affaire ont été rendus le 8 février 2019. La principale question en litige dans la revendication était de savoir si, en excluant aauuknuk ou le lot 363 de la réserve indienne Marktosis no 15 attribuée en 1889, le commissaire des réserves, M. O’Reilly, a manqué à l’obligation de fiduciaire de la Couronne. Le Tribunal des revendications particulières a conclu que la Couronne n’entendait pas que aauuknuk ou le lot 363 fasse partie de la réserve indienne Marktosis no 15 attribuée à la revendicatrice et que cette dernière n’avait pas établi que la Couronne avait manqué à ses obligations légales à l’égard de cette terre. La revendication a été rejetée.

La demanderesse a demandé au Tribunal de rendre les présents motifs supplémentaires de décision afin qu’il statue sur deux points soulevés dans la revendication sur lesquels il ne s’est pas prononcé dans les motifs de la décision. Le premier point concerne une offre qui aurait permis à la Couronne d’acheter le lot 363 en 1930 (« l’offre de 1930 »). Le deuxième point porte sur le temps mis – de 1973 à 2009 – à constituer en réserve le lot 363 (« retard »). Les deux parties conviennent que le juge Slade n’est pas dessaisi de l’affaire quant à ces deux points et qu’il lui est loisible de statuer de façon distincte sur la question de « l’offre de 1930 » et sur celle du « retard ».

Dans ses observations orales, l’avocat de la revendicatrice a déclaré que « l’offre de 1930 » était fondée sur l’obligation de remédier au manquement que M. O’Reilly aurait commis à l’origine. Le Tribunal a conclu que le manquement reproché ne s’était pas produit. Qui plus est, la preuve de « l’offre de 1930 » consiste en une lettre trouvée dans une archive gouvernementale, ce qui n’est pas suffisant pour établir qu’il est probable que la Couronne se soit effectivement fait offrir la terre. Il n’est donc pas nécessaire de s’engager dans une analyse visant à déterminer si les éléments constitutifs de l’obligation de fiduciaire étaient présents, une démarche qu’il serait peu judicieux d’entreprendre en l’absence d’observations complètes fondées sur la preuve. La revendication fondée sur « l’offre de 1930 » est rejetée.

L’avocate de l’intimée a reconnu dans ses observations orales que le Tribunal pourrait conclure à un manquement à une obligation légale dans le cas du « retard ». La revendication fondée sur le « retard » n’a pas été plaidée en tant que cause d’action ou motif de recours, et la revendicatrice n’y a fait aucunement allusion dans ses observations orales ou écrites. Le Tribunal ne devrait pas statuer sur cette question sans disposer d’un dossier de preuve complet et d’observations reposant sur l’application des principes établis par la jurisprudence depuis des décennies. Aucun élément de preuve ou argument ne permet de conclure que la Couronne avait l’obligation de fiduciaire de procéder à l’ajout du lot 363 aux terres de réserve de la revendicatrice au cours de la période visée par le « retard ». La revendication fondée sur le « retard » est rejetée.


 

TABLE DES MATIÈRES

I. requête pour motifs supplémentaires de décision  5

II. Questions soulevées dans les actes de procédure  7

III. L’« offre de 1930 »  9

IV. LE MANQUEMENT découlant du « RETARD »  11

A. Preuve  11

B. Obligation de fiduciaire  13

C. La « création » des réserves en Colombie‑Britannique  13

D. La création des réserves après 1938  16

E. Conclusion  16


 

I.  requête pour motifs supplémentaires de décision

[1]  Les motifs de décision dans la présente affaire ont été rendus le 8 février 2019.

[2]  Le 13 février 2019, Me Ashcroft, avocat de la revendicatrice, a écrit au Tribunal pour l’informer que deux points soulevés dans la revendication n’avaient pas été traités dans les motifs de la décision.

[3]  Me Ashcroft décrit le premier point (l’« offre de 1930 ») en ces termes :

[traduction] […] les Ahousaht font valoir que le Canada a manqué à l’obligation légale qu’il avait envers eux en ne saisissant pas l’occasion qui s’est présentée d’ajouter le lot 363 à la réserve indienne Marktosis no 15 [en] 1930 lorsque le révérend J. Jones de l’Église presbytérienne a offert de lui transférer ledit lot 363 pour qu’il puisse l’ajouter aux terres de la réserve des Ahousaht […]

[4]  Quant au deuxième point, Me Ashcroft le décrit comme suit :

[traduction] [L’avocate de l’intimée a reconnu dans ses observations orales] que le Tribunal pourrait conclure que le Canada avait manqué à une obligation légale en ne faisant pas en sorte que le lot 363 soit ajouté à la réserve après avoir appris que les Ahousaht désiraient que cet ajout ait lieu, c’est‑à‑dire le 22 mai 1973 (Recueil conjoint des documents 10107), avant que ces terres soient ajoutées à la RI 15, le 29 janvier 2009 (Recueil conjoint des documents 160).

[5]  Dans sa requête pour motifs supplémentaires de décision, la revendicatrice qualifie l’« offre de 1930 » et le « retard » de manquements aux obligations de la Couronne et les distingue de la question principale soulevée par la revendication, à savoir : la Couronne a‑t‑elle manqué à l’obligation de fiduciaire qu’elle avait envers les Ahousaht lorsque le commissaire des réserves O’Reilly a, le 22 juin 1889, exclu le lot 363 de l’attribution de la réserve indienne Marktosis no 15 (RI 15 ou RI Marktosis 15)?

[6]  L’intimée convient que l’« offre de 1930 » et le « retard » se distinguent de la question principale qui sous‑tend la revendication en ce que, si le Tribunal juge les revendications relatives à ces deux points bien fondées en droit, il pourra accorder une réparation relevant de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP], malgré le rejet du motif principal de la revendication.

[7]  J’ai invité les parties à présenter des observations écrites sur la question de savoir si je peux, en droit, statuer sur l’« offre de 1930 » et le « retard » dans des motifs supplémentaires de décision, même après avoir omis de les considérer comme des motifs indépendants de revendication relevant de la LTRP. Les parties font valoir que, comme je n’ai pas tenu compte de ces deux points dans les motifs de la décision, je ne suis pas dessaisi de l’affaire et je peux donc me prononcer sur ceux‑ci au moyen de motifs supplémentaires de décision. Les parties s’entendent sur les règles applicables. Elles citent l’article 5 des Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119, qui dispose :

Le Tribunal peut compléter toute question de procédure par analogie avec les Règles des Cours fédérales.

[8]  Le paragraphe 397(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, établit un mécanisme de réexamen des décisions :

397 (1) Dans les 10 jours après qu’une ordonnance a été rendue ou dans tout autre délai accordé par la Cour une partie peut signifier et déposer un avis de requête demandant à la Cour qui a rendu l’ordonnance, telle qu’elle était constituée à ce moment, d’en examiner de nouveau les termes, mais seulement pour l’une ou l’autre des raisons suivantes :

a) l’ordonnance ne concorde pas avec les motifs qui, le cas échéant, ont été donnés pour la justifier;

b) une question qui aurait dû être traitée a été oubliée ou omise involontairement.

[9]  Les parties affirment que je peux traiter l’« offre de 1930 » et le « retard » comme des questions distinctes, sans rapport avec la question de savoir si l’omission par M.  O’Reilly d’inclure le lot 363 dans l’attribution de la RI Marktosis 15 constituait un manquement à l’obligation de fiduciaire de la Couronne.

[10]  L’omission que j’aurais commise « par inadvertance » dans mes motifs de décision consisterait à n’avoir pas compris que les parties considéraient l’« offre de 1930 » et le « retard » comme des questions distinctes à trancher, sans rapport avec l’omission par M. O’Reilly d’inclure le lot 363 dans l’attribution de la RI Marktosis 15 en 1889.

[11]  Les deux parties me demandent de rendre des motifs supplémentaires de décision concernant la revendication fondée sur l’« offre de 1930 ». L’intimée fait valoir que, bien que je puisse statuer sur la revendication fondée sur le « retard », il n’est pas nécessaire que je le fasse.

II.  Questions soulevées dans les actes de procédure

[12]  Espérant que cela puisse être utile pour les avocats représentant les parties dans les revendications présentées au Tribunal, et avant de m’engager dans une analyse sur leur bien‑fondé, je commenterai la divergence qui existe entre les parties quant à ce qu’elles considéraient être les questions en litige et les questions soulevées dans les actes de procédure.

[13]  La question fondamentale est clairement énoncée dans la demande de redressement figurant dans la déclaration de revendication :

[traduction]

La présente revendication a été déposée parce que M. O’Reill[y], mandataire de la Couronne, a manqué à ses obligations de fiduciaire et de diligence envers les Ahousaht :

a.  en ne s’assurant pas de déterminer avec précision les besoins des Ahousaht;

b.   en ne leur attribuant pas suffisamment de terres (en qualité et en quantité) pour répondre à leurs besoins;

c.   en n’incluant pas dans les terres attribuées des terres qui, de toute évidence, étaient « les zones de défrichage, des lieux de sépulture et des campements de pêches qu’ils occup[ai]ent et auxquels ils [pouvaient] être particulièrement attachés »;

d.   en particulier, en ne leur attribuant pas les terres constituant le lot 363 de sorte qu’elles fassent partie de la RI Marktosis 15. [par 17]

[14]  Les parties ont déposé un exposé conjoint des questions en litige, dont voici un extrait :

[traduction]

EN CONSÉQUENCE, les parties conviennent de ce qui suit :

1. En juin 1889, au moment où le commissaire Peter O’Reilly a recommandé la création de la RI Marktosis 15 à l’usage et au profit de la Première Nation d’Ahousaht (« Ahousaht »), les Ahousaht avaient‑il un intérêt identifiable dans les terres qui sont devenues plus tard le lot 363?

2. Dans l’affirmative, le Canada était‑il tenu envers les Ahousaht à une obligation de fiduciaire en ce qui concerne ces terres, et quels faits historiques ont donné naissance à cette obligation?

3. Si le Canada avait à une obligation envers les Ahousaht, a‑t‑il manqué à cette obligation en n’attribuant pas le lot 363, soit en tant que partie de la RI Marktosis 15, soit en tant que réserve distincte, à l’usage et au profit des Ahousaht?

[15]  Dans les observations écrites déposées par la revendicatrice le 10 janvier 2018, Me Ashcroft a formulé l’allégation suivante au sujet du manquement à cette obligation :

 

[traduction]

c)  En ne saisissant pas l’occasion qui lui a été offerte par l’Église presbytérienne d’ajouter le lot 363 à la RI 15 en 1930. [par 50]

[16]  Cette allégation était cependant précédée de ce qui suit :

[traduction]

b)   En ne donnant pas suite à son intention d’inclure les terres constituant le lot  363 dans la RI 15, comme en témoignent l’installation de bornes ou de piquets d’arpentage et l’inclusion de ces terres dans les plans de la RI 15. [Observations écrites de la revendicatrice déposées le 10 janvier 2018, par 50]

[17]  Le lien entre les alinéas b) et c) ci‑dessus a été expliqué par Me Ashcroft dans ses observations orales :

[traduction]

Me STAN ASHCROFT : Et pareillement en 1930, tout ce que le Canada avait à faire, c’était de financer les améliorations apportées à l’école. Le dossier documentaire montre que, en fait, le Canada finançait les pensionnats, y compris celui‑ci.

LE JUGE SLADE : Mm-hmm.

Me STAN ASHCROFT: Et, vous savez, ils rendaient compte au Canada. Et il aurait été facile pour eux de dire « Oh oui, nous allons vous donner – nous allons en faire un peu plus pour apporter les améliorations et, vous savez quoi, nous allons en prendre possession pour en faire une réserve ».

LE JUGE SLADE : Bon, disons qu’il y avait une possibilité, mais sur quoi alors, selon vous Me Ashcroft, reposerait l’obligation légale?

Me STAN ASHCROFT : Bien, je dirais que le manquement a été commis en – par M. O’Reilly.

LE JUGE SLADE : Mm-hmm.

Me STAN ASHCROFT : Et voilà – ils avaient l’obligation, lorsqu’on leur a offert la possibilité de faire en sorte que les terres deviennent des terres de réserve, de saisir cette occasion.  

LE JUGE SLADE : Mm-hmm.

Me STAN ASHCROFT : Parce que vous savez, si la terre avait fait l’objet d’une concession en faveur de la Couronne, il aurait été facile de la faire transférer au Canada. [Transcription de l’audience, 12 juillet 2018, pp 40–41]

[18]  Selon l’avocat de la revendicatrice, l’« offre de 1930 » s’appuyait sur l’obligation de remédier au manquement que M. O’Reilly aurait commis à l’origine, et que le Tribunal n’a pas jugé avoir été commis. J’ai conclu que M. O’Reilly n’avait pas l’intention d’inclure le lot 363 dans la réserve. Il n’y a pas à revenir sur cette conclusion dans des motifs supplémentaires de décision.

[19]  Quant au fait que l’avocate de l’intimée a reconnu dans ses observations orales que le Tribunal pourrait conclure à un manquement à une obligation légale dans le cas du « retard », on ne m’a présenté aucun argument selon lequel il s’agirait d’une cause d’action ou d’un motif de redressement prévu à la LTRP. Il n’en est pas question dans l’exposé conjoint des questions en litige. La revendicatrice n’a jamais mentionné dans ses observations écrites ou orales qu’il s’agissait d’un motif de redressement.

III.  L’« offre de 1930 »

[20]  Voici la question à laquelle les deux parties souhaitent une réponse : le Canada a‑t‑il manqué à l’obligation légale qu’il avait envers les Ahousaht en ne saisissant pas l’occasion qui s’est présentée d’ajouter le lot 363 à la réserve indienne Marktosis no 15 [en] 1930 lorsque le révérend J. Jones de l’Église presbytérienne a offert de lui transférer ledit lot 363 pour qu’il puisse l’ajouter aux terres de la réserve des Ahousaht?

[21]  La revendicatrice s’appuie sur un seul document intitulé « EXTRAITS D’UNE LETTRE ÉCRITE PAR LE RÉVÉREND J. JONES, LE 1ER MARS 1930 » (Recueil conjoint des documents, vol 2, onglet 94). Le document est partiellement illisible.

[22]  Il est acquis aux débats que le révérend J. Jones de l’Église presbytérienne a écrit, en mars 1930 au C.M.E. (le C.M.E. serait le comité des missions étrangères) au sujet du pensionnat qu’il exploitait sur le lot 363, pour lui suggérer de communiquer avec le « ministère des Indiens » afin de lui parler des terres revendiquées :

[traduction]

Je me permets d’insister sur les besoins des Ahousaht et sur les moyens de satisfaire ces besoins.

L’autre amélioration envisagée entraînera des dépenses considérables. Je propose que le C.M.E. communique avec le min[istère] des Indiens et offre de lui transférer cette propriété […] [Recueil conjoint des documents, vol 2, onglet 94; Observations écrites de l’intimée, déposées le 26 février 2018, par 75]

[23]  Il n’y a aucune preuve directe que le C.M.E. a communiqué avec le « ministère des Indiens » pour lui offrir de transférer le lot 363 à la Couronne. Me Ashcroft soutient que le fait que la lettre se soit trouvée dans une archive gouvernementale montre que la terre a été offerte à la Couronne et que, parce que cette terre n’est pas plus tard devenue une terre réservée au sens de la Loi sur les Indiens, la Couronne a manqué à l’obligation de fiduciaire qu’elle avait envers la bande.

[24]  Dans ses observations orales, l’avocate de l’intimée a expliqué que l’on avait découvert la lettre dans un recueil de documents, parmi [traduction] « environ […] trois millions d’autres documents sur les pensionnats » (Transcription de l’audience, le 12 juillet 2018, à la p 87).

[25]  Rien ne prouve que la lettre se soit trouvée dans un recueil de documents portant sur l’administration des réserves. De plus, si elle a été présentée à un représentant du gouvernement comme une offre de transférer la terre, on aurait pu s’attendre à la trouver avec d’autres documents sur le sujet, à tout le moins avec une lettre du C.M.E. faisant part de la suggestion du révérend J. Jones au ministère des Affaires indiennes (MAI). Il n’y a aucun autre document sur le sujet. La présence de la lettre dans une archive gouvernementale ne permet pas d’établir qu’il est vraisemblable que la Couronne se soit effectivement fait offrir la terre.

[26]  Il n’est donc pas nécessaire que je m’engage dans une analyse visant à déterminer si, dans la mesure où il serait prouvé que l’on a offert la terre au MAI, les éléments de l’obligation de fiduciaire – un intérêt identifiable et un contrôle discrétionnaire – seraient réunis. Cette démarche serait également peu judicieuse, étant donné que les questions d’importance générale comme celle qui nous occupe ne devraient pas être tranchées sans disposer d’observations complètes fondées sur la preuve qui permettraient de dégager le contexte dans lequel la terre aurait pu être désignée comme terre de réserve, et de cerner le lien particulier qui unit la revendicatrice autochtone et la Couronne. Comme des considérations de compétence fédérale et provinciale et l’application du principe de l’honneur de la Couronne pourraient entrer en jeu, des observations complètes sur le sujet seraient nécessaires.

[27]  La revendication fondée sur l’omission alléguée de constituer en réserve le lot 363 après que le révérend J. Jones eut suggéré, en 1930, de communiquer avec le MAI pour lui offrir de transférer la propriété, est rejetée.

IV.  LE MANQUEMENT découlant du « RETARD »

A.  Preuve

[28]  Les observations écrites déposées par l’intimée, le 26 février 2018, traitent brièvement  du transfert, en 1953, du lot 363 à l’Église unie, de la vente de la terre, en 1956, à un propriétaire privé, et enfin du transfert dudit lot au Canada et de sa désignation en tant que réserve en 2009.

[29]  En 1973, la bande a demandé des renseignements au MAI au sujet de la vente de la terre à l’Église. En 1979, le conseil de bande a demandé au MAI d’acquérir la terre pour son compte, mais le MAI n’a pas donné suite à cette demande. La terre a été acquise par la société forestière MacMillan Bloedel (MacBlo). MacBlo a consenti à céder son titre à la Couronne, pour le compte de la bande et sans frais pour cette dernière. MacBlo, le MAI et la bande ont alors entamé des négociations au terme desquelles MacBlo a obtenu un crédit d’impôt en guise de contrepartie pour le transfert de son titre au Canada. Le dossier relatif au fil des événements jusqu’en 2009 montre à quel point le transfert d’un titre au Canada et la création d’une réserve à même une terre située dans la province étaient complexes.

[30]  Dans ses observations orales, l’intimée a raconté de façon descriptive l’histoire de la terre, de 1953 à 2009, et non pas de façon à répondre à l’allégation des Ahousaht qu’il y avait eu manquement à une obligation (voir transcription de l’audience, le 12 juillet 2018, aux pp 86–99).

[31]  Lorsqu’elle a présenté l’histoire de la terre en cause, l’avocate de l’intimée a dit :

[traduction]

Me TANYA JORGENSON : Donc, la question que je pose, si je veux jouer à l’avocat du diable à l’égard du Canada, est celle‑ci : le Canada a‑t‑il agi correctement dans les années 1970 et après, après avoir su qu’il y avait un problème? Je ne dis pas que c’est à juste titre ou non que le problème se posait. Je demande simplement si sa conduite était appropriée?

LE JUGE SLADE : Mm-hmm.

Me TANYA JORGENSON : Et l’avis que j’ai donné à mon client, qui l’a accepté, est que je ne crois pas.

LE JUGE SLADE : Mm-hmm.

Me TANYA JORGENSON : Je pense que nous avons fini – en 2009, par l’ajouter à la réserve, et ce, très peu de temps après l’adoption d’une résolution du conseil de bande en 2008, mais entre le milieu des années 1970 et le début des années 2000, le Canada n’a pas fait suffisamment d’efforts pour examiner les problèmes après qu’ils eurent été portés à son attention. De toute évidence, il était au courant et a tenté de faire quelque chose. Il a cherché à connaître l’historique du titre, mais je me serais attendue à ce qu’il fasse une certaine enquête, pose certaines questions, prenne certaines décisions, et, à l’évidence, cela doit attendre jusqu’à l’étape de l’indemnisation, mais je comprends que les Ahousaht ont dépensé pas mal d’argent à tenter de convaincre le Canada, entre le milieu des années1970 et 2009 – année où elle est devenue une terre de réserve, qu’ils se trouvaient dans une situation difficile. Ainsi, si quelqu’un a manqué à son obligation légale, je ne crois pas que ce soit O’Reilly. Je crois qu’au milieu des années 1970, le Canada n’a pas satisfait à la norme à laquelle il était tenu après que – après avoir été mis au courant de la situation.

LE JUGE SLADE : Oui, je crois vous avoir entendu dire, j’ai peut-être tort, qu’il y a eu une époque, du milieu des années 70 jusqu’au début des années 2000, où le Canada n’a pas agi selon les normes applicables.

Me TANYA JORGENSON : Je crois que 30 ans, c’est une longue période.

LE JUGE SLADE: Oh, je vois. Quelle occasion a‑t‑il eu au début ou au milieu des années 70? ---

Me TANYA JORGENSON : Bien, je ---

LE JUGE SLADE : Est‑ce que c’est cette lettre?

Me TANYA JORGENSON : Bien, je reviens en quelque sorte aux principes de common law, je crois, quant à ce qui est approprié pour un fiduciaire.

LE JUGE  SLADE : Mm-hmm.

Mme TANYA JORGENSON : Je ne dis pas qu’il aurait fallu que ce soit des terres de réserve. Ce que je dis, c’est qu’une fois qu’il est porté à son attention, celle du Canada, qu’une Première Nation dit « Il y a un problème. Nous croyons que ces terres sont les nôtres. Ce n’est pas le cas. Elles appartiennent à l’Église. Comment est‑ce arrivé? ». Ne prendre aucune mesure concrète pendant 30 ans n’est pas le comportement auquel je me serais attendue en réponse à cette plainte.

LE JUGE SLADE : Bien.

Me TANYA JORGENSON : Donc, suivez-moi bien, et je comprends qu’il s’agit d’une procédure parallèle, mais si les Ahousaht ont dépensé de l’argent pour tenter de convaincre le Canada d’écouter leurs doléances ---

LE JUGE SLADE : Mm-hmm.

Me TANYA JORGENSON : --- ce qui a fini par l’ajout de la terre à la réserve, je ne suis pas convaincue que les frais que ça représente pendant plus de 30 ans devraient être assumés par les Ahousaht.

LE JUGE SLADE : Mm-hmm.

Me TANYA JORGENSON : Ça me semble déraisonnable. [Transcription de l’audience, le 12 juillet 2018, pp. 94–95, 97–99]

[32]  La déclaration spontanée de l’avocate de l’intimée – que le Canada avait indûment tardé à constituer le lot 363 en réserve, en 1973 et après cette date – n’était liée à aucune des questions soulevées dans les actes de procédures ou dans l’exposé conjoint des questions en litige, non plus qu’à une question qui, selon la revendicatrice, découlerait du dossier de preuve.

B.  Obligation de fiduciaire

[33]  Il va de soi que tout manquement à une obligation de fiduciaire découlant d’un retard à constituer en réserve une parcelle de terre présuppose l’existence d’une obligation de fiduciaire de prendre des mesures pour créer une réserve. Pour déterminer si cette obligation existait de 1973 jusqu’à ce que la terre soit ajoutée à la réserve en 2009, en passant par l’offre de MacBlo et le transfert de la terre au Canada, il faut procéder à une analyse, fondée sur la preuve, des facteurs sur lesquels repose l’obligation de fiduciaire, et plus particulièrement l’existence d’un intérêt identifiable sur lequel la Couronne a exercé un contrôle discrétionnaire.

[34]  Il convient ici d’examiner les raisons pour lesquelles il a été déterminé que la Couronne était tenue à des obligations en matière de création de réserves.

C.  La « création » des réserves en Colombie‑Britannique

[35]  L’historique de la création des réserves et des obligations de la Couronne qui en découle a été examinée par le Tribunal dans la décision Première Nation de Kitselas c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 1 [Kitselas], aux paragraphes 126, 127 et 132:

L’arrêt Wewaykum passe en revue l’historique de la création de réserves en Colombie‑Britannique ainsi que les principes régissant le rôle de la Couronne fédérale avant et après le processus établi en vue de la création de réserves.

1.   Quand la Colombie‑ Britannique s’est jointe à la Confédération, en 1871, l’article 13 des Conditions de l’adhésion prévoyait que « [l]e soin des Sauvages, et la garde et l’administration des terres réservées pour leur usage et bénéfice, incomberont au Gouvernement Fédéral […] ». L’article 13 exigeait que des étendues de terre réservées à l’usage et au bénéfice des Indiens soient transférées « […] par le Gouvernement Local au Gouvernement Fédéral au nom et pour le bénéfice des Sauvages […] » (paragraphe 14).

2.   Le gouvernement fédéral ne pouvait pas établir unilatéralement une réserve sur les terres publiques de la province. Même si le gouvernement fédéral avait compétence sur les « Indiens et les terres réservées aux Indiens » aux termes du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, les terres de la Couronne sur lesquelles toute réserve devrait être établie demeuraient la propriété de la province. Il était donc nécessaire que le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial coopèrent dans le cadre du processus de création des réserves (paragraphe 15).

3.   L’étendue de l’autorité et des pouvoirs discrétionnaires assumés par la Couronne sur les plans économique, social et foncier a eu pour effet d’exposer les populations autochtones aux risques de faute ou d’ineptie de la part des gouvernements. Les pouvoirs discrétionnaires sont un ingrédient fondamental de relations fiduciaires : « [l]a marque distinctive d’un rapport fiduciaire réside dans le fait que la situation juridique relative des parties est telle que l’une d’elles se trouve à la merci du pouvoir du discrétionnaire de l’autre » (paragraphe 80).

4.   L’existence d’une obligation fiduciaire facilite le contrôle des pouvoirs discrétionnaires qu’exerce la Couronne à l’égard de divers aspects de la vie des peuples autochtones. La réparation fondée sur l’existence d’une obligation fiduciaire n’est pas limitée aux droits garantis par l’article 35 ou aux réserves existantes (paragraphe 79).

[5.]   L’obligation fiduciaire de la Couronne pouvait prendre naissance avant la dernière étape du processus de création de réserves, c’est‑à‑dire la promulgation du Décret 1036 de 1938.

L’intervention de la Couronne à titre d’intermédiaire exclusif en vue de traiter avec la province au nom des peuples autochtones a pris naissance au moment où la Colombie-Britannique s’est jointe à la Confédération, comme le montre le libellé de l’article 13 des Conditions de l’adhésion.

[…]

L’obligation est fondée dans l’exercice, par la Couronne, « [...] des pouvoirs discrétionnaires considérables qu’elle a graduellement assumés à l’égard de divers aspects de la vie des peuples autochtones » (Wewaykum, au paragraphe 79) [Souligné dans l’original]

[36]  Les conclusions tirées par le Tribunal au sujet de l’intérêt identifiable sont exposées aux paragraphes 135, 136, 143 et 144 :

L’article 13 des Conditions de l’adhésion ainsi que les facteurs que les commissaires des réserves devaient prendre en compte dans le cadre de leurs attributions reconnaissaient le droit des Indiens à l’occupation continue des terres qu’ils utilisaient. Il s’agissait là de la politique de la colonie, qui avait mis de côté des réserves pour les nations indiennes dans les terres qu’elles utilisaient.

Les instructions données aux commissaires des réserves par des décrets du Canada et de la Colombie‑Britannique reflètent la politique coloniale qui a été maintenue après l’adhésion de cette dernière à la Confédération :

4. Que les commissaires soient guidés de façon générale par l’esprit des conditions de l’Union entre le gouvernement fédéral et les gouvernements locaux, qui envisage l’application d’une « politique libérale » envers les Indiens et, dans le cas de chaque nation particulière, qu’ils prennent en considération, d’une part, les habitudes, les souhaits et les activités de chacune, dans les limites du territoire disponible au sein de la région qu’ils occupent, et, d’autre part, des revendications des colons blancs. [Non souligné dans l’original]

[…]

Les autorités coloniales ont reconnu le droit qu’avaient les Indiens à l’égard des terres qu’ils utilisaient et occupaient. Après l’adhésion à la Confédération, la politique coloniale est devenue une responsabilité constitutionnelle du Canada. La CMRI n’a pas eu le mandat d’attribuer des réserves au hasard. Les commissaires étaient tenus d’attribuer sous forme de réserves les terres qu’utilisaient et qu’occupaient habituellement les Nations indiennes.

Les directives données aux commissaires, officialisées par des décrets du gouverneur en conseil, étaient une politique reconnaissant que les Nations indiennes avaient, à tout le moins, un intérêt pratique important à l’égard des terres qu’elles utilisaient habituellement. Il s’agissait là d’un droit identifiable.

[37]  La décision rendue par le Tribunal dans l’affaire Kitselas a été confirmée à l’issue d’un contrôle judiciaire (Canada c Première nation Kitselas, 2014 CAF 150, [2014] 4 CNLR 6). Le juge Mainville résume les conclusions tirées par le Tribunal sur la source des obligations qui incombent à la Couronne dans le cadre du processus de création des réserves, aux paragraphes 6, 7 et 10 de cet arrêt :

Quand la Colombie‑Britannique a adhéré à la Confédération en 1871, les questions autochtones étaient visées à l’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique, L.R.C. 1985, app. II, no 10, lequel prévoyait notamment le transfert d’étendues de terres par le gouvernement provincial au gouvernement fédéral au nom et au profit des diverses populations autochtones de la province.

Pour ce faire, le Canada et la Colombie‑Britannique ont créé la Commission mixte des réserves indiennes. Les commissaires étaient chargés de visiter chaque nation autochtone de la Colombie‑Britannique afin d’examiner les lieux aux fins de l’attribution de réserves, ainsi que d’établir et de déterminer à l’égard de chaque nation séparément le nombre, l’étendue et l’emplacement des réserves devant être attribuées, compte tenu de ses habitudes, de ses souhaits et de ses activités, de la superficie disponible dans la région occupée par elle et des revendications des colons blancs.

[…]

La Colombie‑Britannique et le Canada ont finalement entériné les recommandations du commissaire O’Reilly touchant l’attribution de réserves. Les terres en question, une fois que les deux gouvernements en eurent approuvé l’attribution, ont été considérées comme « réservées à titre provisoire » et soustraites aux usages incompatibles. Les terres réservées à titre provisoire, telles que le territoire de la R.I. no 1 de Kitselas, ne sont devenues des réserves de plein droit, au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985 ch. I-5, que le 29 juillet 1938, date à laquelle la Colombie‑Britannique en a transféré l’administration et le contrôle au Canada.

[38]  Les conclusions sur l’obligation de fiduciaire tirées dans Kitselas concernent expressément la période au cours de laquelle des réserves ont été créées en vertu de l’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique, LRC 1985, app II, no 10 [Conditions de l’adhésion].

D.  La création des réserves après 1938

[39]  La revendicatrice n’a présenté aucune observation concernant l’existence, en 1973, des facteurs d’intérêt identifiable et de contrôle discrétionnaire qui sont nécessaires pour donner naissance à une obligation de fiduciaire.

[40]  La Loi sur les Indiens définit le mot « réserve » comme étant une terre dont la Couronne, c’est‑à‑dire la Couronne du chef du Canada (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245), est propriétaire. La question de la création d’une réserve ne devrait pas être tranchée sans un dossier de preuve complet et des observations fondées sur l’application des principes établis dans les arrêts Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54, [2002] 2 RCS 816, et Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245. Parmi les autres questions de droit susceptibles d’être soulevées, mentionnons celle de l’application de l’arrêt du Conseil privé Ontario Mining Co v Seybold, [1902] JCJ No 2.

[41]  Il n’y a, en l’espèce, aucun élément de preuve ou argument qui permette de conclure que la Couronne s’est engagée envers la revendicatrice ou les Autochtones en général à « créer » une réserve, sans égard à l’article 13 des Conditions de l’adhésion, dès lors qu’une terre « privée » devient accessible à une bande que ce soit par achat ou par don.

E.  Conclusion

[42]  Pour les motifs exposés ci‑dessus, il n’y a en l’espèce aucune raison de conclure que la Couronne avait envers les Ahousaht une obligation de fiduciaire lui imposant de procéder à l’ajout du lot 363 à leurs terres de réserve. À défaut d’une telle obligation, et malgré la déclaration de l’avocate de l’intimée, rien ne permet de conclure que la Couronne a manqué à une obligation en tardant à procéder à cet ajout. L’ajout désiré a toutefois eu lieu en 2009.

[43]  La revendication fondée sur le « retard » est rejetée.

HARRY SLADE

L’honorable Harry Slade, président

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


 

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20190418

Dossier : SCT-7005-12

OTTAWA (ONTARIO), le 18 avril 2019

En présence de l’honorable Harry Slade, président

ENTRE :

PREMIÈRE NATION D’AHOUSAHT

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

À :

Avocat de la revendicatrice PREMIÈRE NATION D’AHOUSAHT

Représentée par Me Stan H. Ashcroft

Ashcroft & Company, avocats

ET AUX :

Avocats de l’intimée

Représentée par Me Tanya L. Jorgenson, Me Terry A. McCormick et Me Alexandra Hughes

Ministère de la Justice

 

 

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