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DOSSIER : SCT-1001-12

TRADUCTION OFFICIELLE

RÉFÉRENCE : 2017 TRPC 5

DATE : 20171128

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

PREMIÈRE NATION MALÉCITE DE MADAWASKA

Revendicatrice

 

Me Patricia Bernard et Me Paul Williams, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

 

Me Reinhold Endres et MPatricia MacPhee, pour l’intimée

 

 

AUDIENCE : du 15 au 19 mai 2017, du 19 au 23 juin 2017 et du 25 au 27 juillet 2017

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable Barry MacDougall

 


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54; R c Marshall; R c Bernard, 2005 CSC 43; Canada c Première nation de Kitselas, 2014 CAF 150; Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79; Manitoba Métis Federation Inc c Canada (Procureur général), 2013 CSC 14; Nation Haïda c Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 2,14 et 20.

Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5.

Proclamation royale, 1763.

Sommaire :

Droit autochtone – Création de réserves – Terres de réserve – Terres réservées pour les Indiens – Proclamation royale de 1763 – Obligation de fiduciaire – Honneur de la Couronne

La revendicatrice, la Première Nation malécite de Madawaska (les Malécites de Madawaska), demande au Canada de l’indemniser pour la perte des terres situées dans les limites d’une étendue de terre représentée, lisérée de rouge, sur un plan d’arpentage réalisé en 1787 par George Sproule, arpenteur général du Nouveau‑Brunswick (le plan d’arpentage des limites de Sproule). La revendicatrice prétend que certaines parcelles de la réserve indienne n° 10 de Saint‑Basile (RI n° 10) ont été illégalement aliénées au moyen d’instruments fonciers approuvés par la Couronne avant la Confédération. La RI n° 10 est située près du confluent des rivières Saint‑Jean/Wəlastəkw et Madawaska au Nouveau‑Brunswick.

Trois catégories de terres sont situées dans les limites de l’étendue de terre lisérée de rouge : la parcelle A est composée d’un lot de 250 acres qui a été octroyé à Simon Hebert, en 1825, et d’un lot de 100 acres qui a été octroyé à John Hartt, en 1860; la parcelle B compte environ 19 acres, et un permis d’occupation a été accordé à Simon Hebert pour cette parcelle, en 1829, et ce, pour une période de 21 ans; il y a enfin les « autres terres » qui, au moment de la Confédération, ne faisaient plus partie de la RI n° 10.

Le mode de vie traditionnel de la nation malécite/ Wəlastəkwey Nekwtohkəmikek obligeait ses membres à se déplacer dans la vallée de la rivière Saint‑Jean selon un cycle annuel; or, le village des Malécites de Madawaska, le principal village de la nation, était un lieu où ils se rassemblaient aux moments importants de l’année. Dans les années 1780, la Proclamation royale de 1763 a été adoptée par la Couronne britannique et au milieu du 18siècle, des traités ont été conclus entre les Malécites et la Couronne britannique. La Couronne encourageait activement l’établissement de colonies dans la région et le nouveau gouvernement du Nouveau‑Brunswick subissait de plus en plus de pressions pour attribuer des terres.

En 1787, le gouverneur général Dorchester a donné instruction au lieutenant‑gouverneur Carleton de charger l’arpenteur général Sproule de plusieurs tâches à Madawaska et dans les environs. Dans le cadre de cette mission, Sproule a effectué un arpentage détaillé de Madawaska et il a délimité une parcelle, lisérée de noir sur le plan préparé à cette occasion, pour les colons, et immédiatement à côté, une parcelle, lisérée de rouge, pour les Malécites de Madawaska.

La revendicatrice allègue que la parcelle lisérée de rouge était une « réserve » au sens de la Proclamation royale avant les aliénations consenties au 19e siècle, et que le passage de la Proclamation royale selon lequel les « Indiens » devaient consentir à l’aliénation des terres de réserve et que ces terres ne pouvaient être cédées qu’à la Couronne, avait pour effet de rendre illégaux les « fraudes et les abus » commis en l’espèce.

Compte tenu du contexte politique, historique et juridique de l’époque, la preuve, prise dans son ensemble, démontre que le gouvernement du Nouveau‑Brunswick a réservé la parcelle lisérée de rouge pour les Malécites de Madawaska au tout début de la colonisation de la région, conformément à une politique de la Couronne et à la pratique d’arpentage qui consistait à délimiter des réserves pour les habitants autochtones de la colonie tout en délimitant des parcelles pour les colons qui devaient recevoir des concessions. Cette délimitation des terres pour les Malécites et les colons, faite sur ordre du lieutenant‑gouverneur du Nouveau‑Brunswick, a fait en sorte que des terres ont été réservées pour les Malécites au sens de la Proclamation royale, soit « des terres qui leur [aux Indiens] sont réservées ».

Cette politique a permis aux colons et aux Malécites de Madawaska de vivre côte à côte en harmonie dans la colonie. Elle a eu pour effet d’attirer les Malécites dans le giron de la Couronne britannique tout en atteignant l’objectif ultime qui consistait à permettre l’établissement des colons loyalistes dans la région sans créer de conflit. Par conséquent, la Couronne était tenue par l’honneur de reconnaître la parcelle lisérée de rouge, située à côté des concessions des colons, au profit des Malécites. Les instruments fonciers approuvés par la Couronne en vertu desquels des parties de cette parcelle ont été cédées aux colons après 1825 contrevenaient directement à la Proclamation royale; ils étaient donc illégaux ou invalides au sens du paragraphe 20(1) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22.

Dans l’arrêt Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54 [Ross River], la Cour suprême s’est penchée sur la question de la création des réserves au Yukon au milieu du 20e siècle et sur la question de savoir si les terres en cause constituaient une « réserve » au sens de la Loi sur les Indiens. La Cour suprême a insisté sur le fait que des réserves ont été créées à divers moments et de diverses façons dans l’histoire du Canada; elle a expressément affirmé qu’elle n’avait pas l’intention de se prononcer définitivement sur les conditions de création des réserves prévues par la Loi sur les Indiens et a souligné que toute décision relative à la création d’une réserve dépend du contexte particulier de l’affaire en cause. Le contexte de l’arrêt Ross River diffère de celui de l’espèce à de nombreux égards.

L’arrêt Ross River offre les balises générales suivantes : la Couronne doit avoir eu l’intention de créer une réserve; l’intention doit provenir de représentants de la Couronne investis de l’autorité suffisante pour lier celle‑ci; des mesures doivent être prises pour mettre les terres à part au profit d’une bande d’Indiens et la bande visée doit avoir accepté la mise à part et avoir commencé à utiliser les terres en question (para 67).

Si chaque élément du critère énoncé dans l’arrêt Ross River s’applique à la présente revendication postconfédérative fondée sur des faits survenus dans les Maritimes à la fin du 18siècle, le critère est alors respecté. Les mesures prises par les plus hautes autorités du gouvernement dans la colonie ont eu pour effet de créer une « réserve » au sens de la Proclamation royale, pour l’usage exclusif des Malécites de Madawaska sur la parcelle représentée, lisérée de rouge, sur le plan d’arpentage réalisé par Sproule en 1787.

En 1787, à Madawaska, il n’existait aucun décret ni aucune réglementation ou législation détaillée qui traitait expressément des réserves créées pour les Indiens. Quant à l’habilité à lier la Couronne, la prérogative royale de créer des réserves aurait, à l’époque, appartenu au gouverneur général Dorchester ou, en son absence, à son frère Carleton, le lieutenant‑gouverneur du Nouveau‑Brunswick. L’arpenteur général George Sproule était le bras droit de Carleton et faisait partie du Conseil exécutif. Il avait d’ailleurs délimité la parcelle lisérée de rouge sur ordre de ce dernier. Il n’existait aucun décret déclarant que la réserve avait été créée, ce qui n’a rien de déterminant, surtout dans le contexte de l’époque.

Il est aussi nécessaire de prendre en considération le point de vue des Malécites de Madawaska. Ces derniers croyaient que Sproule avait réservé la parcelle lisérée de rouge pour leur usage et à leur profit et qu’il avait agi avec l’autorisation du gouvernement du Nouveau‑Brunswick. Le Canada affirme que rien ne permet de croire que quelqu’un aurait dit aux Malécites de Madawaska qu’une réserve avait été créée pour eux en 1787, ce qui pose problème compte tenu de la preuve selon laquelle les Malécites de Madawaska croyaient de toute évidence que la réserve existait, comme cela a été rapporté à maintes reprises jusqu’en 1860, d’autant plus que la preuve révèle un manque de rigueur dans la tenue des dossiers au début du 19e siècle. En l’espèce, alors qu’il manque d’importants documents susceptibles d’apporter des précisions sur cette question, et ce en raison de la mauvaise gestion de la Couronne, le principe de l’honneur de la Couronne exige que toute ambiguïté soit interprétée en faveur des Malécites de Madawaska.

Enfin, les Malécites de Madawaska ont accepté et utilisé les terres délimitées qui entouraient leur village historique et qui faisaient partie de leurs terres traditionnelles. Ils avaient fait savoir à Sproule qu’ils exigeaient que ces terres leur soient réservées, ce que Sproule a indiqué sur son plan.

Sproule a effectué l’arpentage en 1787 sur ordre du gouvernement du Nouveau‑Brunswick et son plan a été accepté sans réserve par les plus hautes autorités gouvernementales. Pendant un certain temps, les autorités locales ont reconnu la terre comme étant réservée. Les Malécites de Madawaska ont accepté les limites établies par Sproule, ils l’ont aidé et se sont, à juste titre, fiés à ses dires. Une fois que Sproule eut terminé ses travaux, des terres ont rapidement été concédées aux colons, conformément au plan d’arpentage, et la sécurité relative de la province a ainsi été assurée. L’arrêt Ross River se distingue de la présente affaire, mais dans la mesure où il s’applique, il a alors été satisfait au critère qui y est énoncé.

Comme le Canada n’a présenté aucun élément de preuve selon lequel les Malécites de Madawaska ont cédé ou consenti à aliéner une partie de ces terres, la revendicatrice a établi que les parcelles A et B ont été illégalement aliénées lorsqu’elles ont été transférées aux colons, et que dans la mesure où les autres terres ont été aliénées, elles l’ont été en contravention de la Proclamation royale. Le bien‑fondé de la revendication est donc établi en application des alinéas 14(1)b) et 14(1)d) de la LTRP.

Si la conclusion ci‑dessus sur la création de la réserve est incorrecte, il est alors conclu que le plan d’arpentage de Sproule s’inscrivait dans le processus de création. Les relations établies par traités ont jeté les bases de cette conclusion. Avant 1787, les réserves étaient établies de façon non coordonnée au Nouveau‑Brunswick. Sproule a donc reçu le mandat de réserver des terres pour les colons et les Malécites de Madawaska. Le plan d’arpentage a été une étape importante de ce processus.

Quand Sproule eut terminé son plan d’arpentage, la revendicatrice avait un intérêt identifiable sur la parcelle lisérée de rouge. Il revenait donc au gouvernement colonial de mener à terme le processus de création de la réserve. Quand les autorités coloniales ont cédé les parcelles A et B et ont permis que les autres terres soient exclues de l’étendue identifiée par Sproule, elles ont exercé un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt identifiable qu’avait la revendicatrice sur la parcelle lisérée de rouge. Il existe une obligation de fiduciaire sui generis quand : (a) il y a un intérêt autochtone identifiable, collectif ou particulier et, (b) la Couronne assume des pouvoirs discrétionnaires à l’égard de cet intérêt (Manitoba Métis Federation Inc c Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, para 49). C’est au processus de création de la réserve que se rapportent les obligations de fiduciaire de la Couronne (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, para 94).

Les concessions de 1825 et de 1860 et le permis d’occupation de 1829 ont été accordés sans que les Malécites de Madawaska n’y consentent et sans qu’ils ne soient indemnisés. Après que Sproule eut délimité une parcelle bien précise et assuré la sécurité des colons et des Malécites sur le terrain, le principe de l’honneur de la Couronne obligeait cette dernière à donner suite au travail de Sproule avec diligence raisonnable. Rien n’indique que les autorités coloniales ont accordé une attention particulière aux intérêts des Malécites quand elles ont approuvé les deux concessions et le permis d’occupation et qu’elles ont réduit la superficie de la parcelle lisérée de rouge. En aliénant les parcelles A et B et en omettant de prendre en considération les autres terres dans les descriptions subséquentes de la réserve, la Couronne a manqué à ses obligations de fiduciaire envers les Malécites de Madawaska.

Si les conclusions selon lesquelles une réserve a été créée par le gouvernement du Nouveau‑Brunswick à la fin du 18e siècle au sens de la Proclamation royale sont erronées, la revendicatrice a alors établi le bien‑fondé de sa revendication présentée en application de l’alinéa 14(1)c) de la LTRP.

Comme la présente revendication a été scindée en deux étapes, soit celle de la validité et celle de l’indemnisation, l’indemnité pour la perte des terres revendiquées sera fixée lors d’une audience future, le cas échéant.

TABLE des matières

I. INTRODUCTION  11

A. La revendication  11

B. Historique procédural  13

C. Terminologie utilisée  15

II. Aperçu et preuve historique  16

A. Contexte historique (16e au 18siècles)  16

1. L’histoire et le territoire traditionnel de la nation malécite et les traités de paix et d’amitié  16

2. La Proclamation royale de 1763  20

3. La publication de la pétition des Malécites dans la Gazette du Québec (1765)  21

B. Preuve historique liée à la période pertinente de la revendication (1783 à 1860)  22

1. La nouvelle colonie du Nouveau‑Brunswick et l’arrivée des loyalistes britanniques (1783/1784) 22

2. Le plan d’arpentage réalisé par George Sproule en 1787 et les instructions et tâches y afférentes  24

3. Le voyage de George Sproule à Madawaska et son plan d’arpentage (1787)  28

4. Le plan d’arpentage de la voie de communication ou de la route postale réalisé par George Sproule (1787) 32

5. Le rejet de la pétition de Doucet et le procès‑verbal du Comité sur les terres de la Couronne, Québec (1788) 32

6. Le plan des terres concédées à Joseph Mazerolle et aux autres Acadiens et colons français (1787‑1790) 34

7. La pétition présentée par les Malécites en vue d’obtenir une concession de terres (1792)  36

8. Le Conseil exécutif du Nouveau‑Brunswick interdit la vente ou l’échange de terres réservées à l’usage des Indiens  38

9. Le « Journal & plans d’arpentage » (1820) de Joseph Treat  38

10. Les dossiers désorganisés de l’arpenteur général et la nomination de Thomas Baillie (1824) 39

11. Les pétitions présentées Joseph Martin et Francis Rice en vue d’obtenir des terres ont été rejetées (1824/1825)  40

12. L’aliénation alléguée de la « parcelle A1 » et de la « parcelle B » à Simon Hebert (1825 & 1829) 41

a) La concession faite à Simon Hebert : « parcelle A1 » des terres revendiquées (1825)  41

b) Le permis d’occupation de Simon Hebert : la « parcelle B » des terres revendiquées (1829) 45

13. Le rapport de Deanne et Kavanagh (1831)  46

14. L’aliénation alléguée de la « parcelle A2 » : concession de 100 acres à John Hartt (1860)  50

C. Traitement des réserves indiennes (post‑1838/1840)  52

1. Rapport de Moses Perley (1842)  52

2. L’arpentage réalisé par l’arpenteur général Beckwith (1860)  58

III. OPINIONS DES EXPERTS  58

A. Les experts de la revendicatrice  58

1. William Parenteau  58

2. Elizabeth Mancke  59

3. Brian Cuthbertson  62

4. Andrea Bear Nicholas  63

B. L’expert de l’intimée : William Wicken  65

IV. ANALYSE ET CONCLUSIONS : argument principal  67

A. L’importance de la lettre de directives que Dorchester a envoyée à Carleton (3 janvier 1787) 67

B. L’importance du plan d’arpentage des limites réalisé par Sproule et de son plan des concessions de 1790, ainsi que les intentions et les actions du gouvernement du Nouveau‑Brunswick  68

C. Modifications apportées au plan des concessions réalisé par Sproule en 1790  76

D. Les conclusions et l’interprétation de l’ensemble des faits historiques  78

E. La thèse de M. Wicken ne s’accorde pas avec les faits historiques de la revendication  80

V. défi du cANADA : DÉCOUVRIR la date exacte de la « création de la réserve » ou de la « reconnaissance PAR la Couronne DE SON EXISTENCE »  88

VI. ANALYSE de l’ALLÉGATION RELATIVE À L’aliénation invalide DES parcelles « A » et « b »  91

A. La concession (« parcelle A1 ») et le permis d’occupation (« parcelle B ») de Simon Hebert  91

B. La concession octroyée à Hartt en 1860 (« parcelle A2 »)  94

VII. Droit applicable : ARGUMENT principal  95

A. Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54  95

B. L’arrêt R c Marshall; R c Bernard, 2005 CSC 43, et l’application de la Proclamation royale de 1763  103

VIII. DÉCISION : ARGUMENT principal  106

IX. ARGUMENT subsidiaire  112

A. La position de la revendicatrice  112

B. La position de l’intimée  114

C. Le droit applicable  115

1. L’intérêt identifiable sur la parcelle représentée, lisérée de rouge, sur le plan réalisé par Sproule en 1787  116

2. L’exercice d’un pouvoir discrétionnaire par la Couronne  119

3. Le contenu de l’obligation de fiduciaire  121

4. La Couronne a‑t‑elle manqué à son obligation de fiduciaire?  121

5. La diligence  123

X. DÉCISION : ARGUMENT subsidiaire  125


 

I.  INTRODUCTION

A.  La revendication

[1]  La revendicatrice, la Première Nation malécite de Madawaska (les Malécites de Madawaska), est une Première Nation au sens de l’alinéa 2a) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [la LTRP], étant une « bande » au sens de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5, en sa version modifiée, établie dans la province du Nouveau‑Brunswick. L’intimée est Sa Majesté la Reine du chef du Canada (Canada), représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien.

[2]  La revendicatrice demande au Canada de l’indemniser pour des terres situées dans les limites d’une étendue de terre représentée, lisérée de rouge, sur un plan d’arpentage réalisé par George Sproule, Esq., arpenteur général du Nouveau‑Brunswick, en 1787 (plan d’arpentage des limites de Sproule) (Pièce 1, onglet 58). La revendicatrice prétend que ces terres de la réserve indienne n° 10 de Saint‑Basile (RI no 10) ont été aliénées illégalement au moyen d’instruments fonciers consentis par la Couronne à compter des années 1820. De plus, certaines terres situées dans les limites de cette étendue, au sud de la rivière Saint‑Jean, ont été soustraites à la compétence du Nouveau‑Brunswick après que la frontière internationale entre le Nouveau‑Brunswick et l’État du Maine, aux États‑Unis d’Amérique, eut été confirmée en 1842.

[3]  Le reste de cette étendue lisérée de rouge constitue maintenant la RI n° 10, qui comptait environ 700 acres en 1842/1860. La RI n° 10 est située à l’est de la rivière Saint‑Jean et au sud de la rivière Madawaska. Aujourd’hui, elle compte plus de 700 acres grâce aux terres récemment ajoutées pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la présente revendication.

[4]  La revendication vise trois catégories de terres situées dans les limites de l’étendue de terre représentée, lisérée de rouge, sur le plan d’arpentage de Sproule. Pour les besoins de la présente revendication, elles sont désignées comme suit :

  • La « parcelle A » est une parcelle d’environ 350 acres, adjacente à la limite ouest de la RI no 10, et composée :

  1. d’un lot de 250 acres qui a été octroyé à Simon Hebert en 1825 (« parcelle A1 »);

  2. d’un lot de 100 acres qui a été octroyé à John Hartt en 1860 (« parcelle A2 »);

  • La « parcelle B » compte environ 19 acres et s’étend à l’ouest de la rivière Madawaska, là où celle‑ci rejoint la rivière Saint‑Jean. En 1829, un permis d’occupation a été accordé à Simon Hebert pour cette parcelle, et ce, pour une période de 21 ans;

  • Les « autres terres » sont les autres terres délimitées par une ligne rouge sur le plan d’arpentage de Sproule, à l’exception de la RI no 10 (environ 700 acres), de la parcelle A et de la parcelle B, ainsi que d’une étendue d’environ 1 040 acres qui est située au sud de la rivière Saint‑Jean et fait maintenant partie de l’État du Maine.

[5]  Par souci de commodité, les catégories de terres susmentionnées sont collectivement appelées les « terres revendiquées ».

[6]  La revendicatrice n’a présenté aucun argument selon lequel les terres situées dans les limites de l’étendue de terre représentée, lisérée de rouge, sur le plan de Sproule, et qui appartiennent maintenant aux États‑Unis, ont été exclues à tort de la RI n° 10 par suite d’un manquement à une obligation légale que le Canada avait à l’égard des Malécites de Madawaska. Par conséquent, le Tribunal des revendications particulières (le Tribunal) ne se prononcera pas sur cette partie de l’étendue lisérée de rouge.

[7]  À ce stade‑ci, les parties conviennent que la parcelle B et la majeure partie de la parcelle A (voire toute la parcelle A) sont situées dans les limites de l’étendue de terre, lisérée de rouge par Sproule. La superficie des autres terres n’a pas été calculée avec précision par les parties. Ce calcul précis fait partie des questions à trancher à l’étape de l’indemnisation, le cas échéant, et n’a aucune incidence sur la décision relative au bien‑fondé de la revendication.

[8]  Enfin, subsidiairement, la revendicatrice revendique la « parcelle C », telle que décrite sur un plan d’arpentage réalisé par l’arpenteur adjoint, H. M. Garden, en 1842 (Pièce 5, onglet 184). Cette parcelle compte environ 800 acres de terre et est adjacente à la frontière septentrionale de la RI n° 10. Les parties conviennent que la parcelle C ne fait pas partie du territoire délimité en rouge sur le plan d’arpentage de Sproule. À l’audience, la revendicatrice n’a présenté aucun argument au sujet de cette parcelle et aucune décision ne peut être rendue quant à celle‑ci.

[9]  La revendicatrice fonde sa revendication sur cinq des six faits énoncés au paragraphe 14(1) de la LTRP, comme l’indique la déclaration de revendication ré‑amendée qu’elle a déposée auprès du Tribunal, le 27 janvier 2017 :

  1. l’inexécution d’une obligation légale de Sa Majesté liée à la fourniture d’une terre ou de tout autre élément d’actif en vertu d’un traité ou de tout autre accord conclu entre la première nation et Sa Majesté;

  2. la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la Loi sur les Indiens ou de tout autre texte législatif — relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens — du Canada ou d’une colonie de la Grande‑Bretagne dont au moins une portion fait maintenant partie du Canada;

  3. la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non‑fourniture de terres d’une réserve — notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale — ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation;

  4. la location ou la disposition, sans droit, par Sa Majesté, de terres d’une réserve;

  5. l’absence de compensation adéquate pour la prise ou l’endommagement, en vertu d’un pouvoir légal, de terres d’une réserve par Sa Majesté ou un organisme fédéral.

[10]  La revendication est une revendication visant la période préconfédérative, donc fondée sur des événements survenus avant 1867, et l’alinéa 20(1)i) de la LTRP s’applique.

B.  Historique procédural

[11]  La revendicatrice a officiellement déposé sa revendication auprès du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien (le ministre), le 16 avril 1998 (la revendication initiale). Après l’entrée en vigueur de la LTRP, le 16 octobre 2008, la revendicatrice a été avisée que la revendication initiale satisfaisait à la norme minimale établie et qu’elle était réputée avoir été déposée auprès du ministre en vertu de l’article 42 de la LTRP.

[12]  Dans sa revendication initiale, la revendicatrice alléguait que la Couronne avait illégalement disposé de trois parcelles de terres de réserve, soit les parcelles A, B et C susmentionnées. Plus précisément, elle affirmait que les terres étaient, de fait, des terres de réserve indienne depuis 1792, ou avant, et que la Couronne avait l’obligation légale de protéger l’assise territoriale des Malécites de Madawaska aux termes du Traité de Dummer (1725), du Traité de Mascarene (1726), qui comprend les soi‑disant promesses faites par Mascarene, de la Proclamation de Belcher et de la Proclamation royale de 1763. Cette obligation aurait été violée par l’aliénation des parcelles A, B et C.

[13]  Le 13 janvier 2009, soit onze ans plus tard, le ministre a écrit à la revendicatrice pour l’informer que la revendication initiale n’avait pas été acceptée aux fins de négociation. La raison tenait en une seule phrase : [traduction] « les terres ne font pas partie d’une réserve indienne ». Aucune autre explication n’a été donnée.

[14]  Le 13 août 2012, la revendicatrice a déposé sa déclaration de revendication auprès du Tribunal. Le 12 décembre 2012, l’avis prévu à l’article 22 a été envoyé au procureur général de la province du Nouveau‑Brunswick. Il a été accusé réception de cet avis, le 11 janvier 2013. La province n’a rien fait pour devenir partie à la revendication.

[15]  Le 1er mai 2014, les Malécites de Madawaska ont demandé l’autorisation de modifier leur déclaration de façon à tenir compte de l’évolution du droit, étant donné la longue période de temps qui s’était écoulée depuis le dépôt de la revendication initiale. Le Canada s’est d’abord opposé à cette demande au motif que la nouvelle allégation que l’on cherchait à ajouter n’avait pas été présentée au ministre, mais il a retiré son objection, le 13 mars 2015.

[16]  Le 7 avril 2015, la revendicatrice a modifié sa revendication pour y ajouter une autre allégation [traduction] « fondée sur le manquement de la Couronne à son obligation fiduciaire de common law en ce qui a trait à l’aliénation des parcelles A, B et C et à l’inexécution des obligations que lui imposaient la Proclamation royale et la loi intitulée An Act to regulate the management and disposal of [the] Indian Reserves in this Province, au moment de l’aliénation des parcelles A, B et C ».

[17]  Dans la déclaration de revendication ré‑amendée, déposée le 26 janvier 2017, la revendicatrice a élargi sa demande d’indemnisation de sorte qu’elle porte sur les autres terres de l’étendue représentée, lisérée de rouge, sur le plan d’arpentage réalisé par Sproule en 1787. La revendicatrice a ajouté ces terres parce qu’elle savait qu’aux termes de l’alinéa 15(3)a) de la LTRP, elle ne pouvait pas déposer une autre revendication « fondée essentiellement sur les mêmes faits ». Par conséquent, la revendication a été élargie de façon à porter sur toutes les terres situées dans les limites de l’étendue de terre représentée, lisérée de rouge, sur le plan d’arpentage de Sproule.

[18]  Il appert d’un procès‑verbal du Tribunal, en date du 8 juillet 2016, que les parties ont convenu de scinder la revendication en deux étapes de sorte que, [traduction] « si le bien‑fondé de la revendication est établi, les questions de valeur historique et de valeur actuelle seront traitées à l’étape de l’indemnisation, en un ou deux volets, selon le cas ». Les parties ont consenti à l’ordonnance délivrée par le Tribunal, le 21 avril 2017, portant que la revendication soit scindée en deux étapes, soit l’étape de la validité et celle de l’indemnisation.

[19]  Les parties se sont entendues sur un recueil commun de documents, mais ne sont parvenues à aucune entente, susceptible d’aider le Tribunal, quant aux faits et aux questions en litige.

C.  Terminologie utilisée [*]

[20]  Dans son rapport d’expert, Andrea Bear Nicholas explique les divers noms sous lesquels la Wəlastəkwey Nekwtohkəmikek (nation des Malécites) est désignée dans la preuve historique déposée dans le cadre de la présente revendication (Pièce 22, à la page 2) :

[traduction] La Wəlastəkwey Nekwtohkəmikek est la nation des Malécites. C’est la nation autochtone qui occupe la vallée du Wəlastəkw (la rivière Saint‑Jean) et de ses affluents. En malécite, Wəlastəkw signifie « la belle rivière ». Comme peuple de cette rivière, les Malécites se désignent eux‑mêmes sous le nom de Wəlastəkwiyik, mais plusieurs noms leur ont été attribués au fil du temps, y compris les « Etchemins », les « Abénaquis » et les « Amérindiens de la rivière Saint‑Jean ». Le nom « Maliseet » ou « Malécite » leur a été donné il y a longtemps par les Micmacs. Bien que ce terme ait un sens quelque peu péjoratif, signifiant « locuteurs paresseux » en raison du rythme lent de leur langue — comparativement à celle des Micmacs —, ce nom est resté et c’est celui sous lequel ils sont connus.

[21]  La RI n° 10 est désignée sous les noms de « réserve des Malécites de Madawaska », « réserve indienne de Saint‑Basile » et « réserve indienne de Saint‑Jean » dans les documents historiques.

[22]  Comme la revendicatrice parle d’elle‑même dans ses observations comme des « Malécites de Madawaska », et qu’elle décrit l’ensemble de la nation comme étant les « Malécites » ou la « nation malécite », la même terminologie sera ici utilisée, dans la mesure du possible.

[23]  Dans la présente décision, le Tribunal n’a pas tenté de corriger la terminologie ou les fautes d’orthographe qui se trouvent dans les textes originaux cités.

II.  Aperçu et preuve historique

[24]  Les parties n’ont pas fourni d’exposé conjoint des faits. Le Tribunal doit donc, en grande partie, se reporter aux observations des parties et aux sources secondaires présentées par la revendicatrice. Il doit également se reporter, dans une certaine mesure, aux rapports d’experts. Cependant, dans tous les cas, les faits tirés des documents historiques invoqués ont été vérifiés.

A.  Contexte historique (16e au 18siècles)

1.  L’histoire et le territoire traditionnel de la nation malécite et les traités de paix et d’amitié

[25]  Comme l’explique la professeure Andrea Bear Nicholas, la Wəlastəkwiyik Nekwtohkəmikek (soit la nation des Malécites) est le peuple de la vallée du Wəlastəkw (soit la rivière Saint‑Jean) et de ses affluents depuis des milliers d’années. C’est donc de cet important cours d’eau qu’elle tire son nom :

[traduction] La Wəlastəkwey Nekwtohkəmikek est la nation des Malécites. C’est la nation autochtone qui occupe la vallée du Wəlastəkw (la rivière Saint‑Jean) et de ses affluents. En malécite, Wəlastəkw signifie « la belle rivière ». Comme peuple de cette rivière, les Malécites se désignent eux‑mêmes sous le nom de Wəlastəkwiyik […]

[26]  Dans son mémoire, et plus particulièrement aux paragraphes 19, 30 et 31 (où elle cite à quelques reprises le rapport d’expert de Mme Nicholas), la revendicatrice résume assez bien l’histoire de la nation malécite, de son peuple, de son territoire traditionnel et de ses relations politiques avec les Français et les Anglais depuis la période précédant les premiers contacts jusqu’au 19siècle, dans la partie est de ce qui est devenu la colonie du Nouveau‑Brunswick, le long de la rivière Saint‑Jean. J’en ai tirés les extraits qui suivent et je les ai paraphrasés.

[27]  Comme je l’ai déjà mentionné, les Malécites occupent la vallée de la rivière Saint‑Jean depuis des milliers d’années. Si leur mode de vie les obligeait à se déplacer dans la vallée selon un cycle annuel, il reste que certains endroits étaient pour eux d’une importance vitale : Meductic, qui se trouve dans la vallée inférieure, Ekwpahak, en face de Fredericton, et Madawaska, dans la vallée supérieure, étaient des lieux où ils se rassemblaient aux moments importants de l’année.

[28]  La population malécite de Madawaska fluctuait en fonction de la période de l’année, mais on peut voir sur plusieurs cartes qu’un village était établi à cet endroit et de nombreux documents indiquent qu’à la fin des années 1700, ce village était devenu un lieu de résidence permanente pour certains Malécites qui avaient commencé non seulement à jardiner, mais aussi à cultiver la terre.

[29]  Après l’arrivée des Européens, possiblement dès les années 1500, les Malécites ont vu leur vie bouleversée par la guerre, la maladie et la famine. Leur économie s’est aussi transformée en raison de leur participation au commerce des fourrures, même si la population européenne de la vallée du Haut‑Saint‑Jean était minime aux 17e et 18siècles.

[30]  Sur le plan politique, l’histoire de la région de Madawaska pendant le 18siècle a été marquée par la lutte franco‑britannique pour le contrôle de l’Amérique du Nord, y compris les provinces maritimes canadiennes actuelles et la vallée du fleuve Saint‑Laurent.

[31]  À l’origine, les Malécites s’étaient alliés au roi de France, qui leur avait promis de protéger leurs terres lorsque les Français ont pris le contrôle de l’Est du Canada. Plusieurs Malécites avaient également été convertis au catholicisme par les jésuites français. De façon générale, les Anglais de la région étaient connus pour être protestants.

[32]  La Couronne britannique a alors affirmé sa souveraineté et son autorité sur certaines parties de la région de Madawaska à la suite du Traité d’Utrecht de 1713, ce qu’elle a ensuite fait sur le reste de la région après avoir conquis la Nouvelle‑France en 1759‑1760.

[33]  Mme Nicholas a relaté dans son rapport d’expert et son témoignage que, pendant cette période de conflit entre les puissances européennes qui souhaitaient prendre le contrôle de certaines parties de ce qui est devenu l’Est du Canada et les États‑Unis, la Couronne britannique avait aussi établi des relations politiques solennelles avec les Malécites et les Micmacs. La Couronne avait aussi établi des liens avec la confédération Wabanaki en concluant des traités, à commencer par les traités de 1725 et de 1726. Ce dernier, aussi connu sous le nom de « Traité de Mascarene », a été signé à Annapolis Royal, en Nouvelle‑Écosse, le 4 juin 1726. Il a ensuite été renouvelé et mis à jour en 1749 et en 1760 (Pièce 1, onglets 9, 12 et 13).

[34]  Dans son rapport, Mme Nicholas décrit les traités en fonction des renseignements qu’elle a recueillis dans le cadre de son travail auprès des aînés malécites et de sa recherche archivistique sur le sujet (Pièce 22) :

[traduction] Que nos chefs [malécites] aient signé plusieurs traités avec la Couronne au dix‑huitième siècle est largement attribuable aux nombreuses de guerres déclenchées par les Britanniques qui empiétaient, et violaient les traités, sur notre territoire ou sur celui revendiqué par nos proches alliés de la confédération Wabanaki (Kennebecs, Pentagouets, Passamaquoddys et Micmacs). En fait, de nombreuses preuves démontrent que nous avons déjà formé un seul et unique peuple avec les Kennebecs, les Pentagouets et les Passamaquoddys. La signature de plusieurs traités tient aussi au fait que notre culture était fondée sur la communication orale et qu’elle dépendait totalement de notre mémoire, si bien que la relation devait être régulièrement confirmée pour que les parties puissent négocier tout en s’adaptant aux circonstances changeantes.

Il convient de souligner que les traités conclus entre la nation malécite et la Couronne étaient signés par les chefs malécites, qui représentaient non seulement leur famille, mais l’ensemble de la nation. Il convient aussi de noter que la plupart des traités étaient signés par les dirigeants des nations alliées de la confédération Wabanaki, de manière indépendante ou collective (comme dans le cas du Traité de 1725‑1726). Les modalités des traités conclus avec toutes ces nations étaient semblables; elles variaient quelque peu selon les préoccupations particulières de chacune des colonies anglaises qui revendiquaient nos terres (Massachusetts ou Nouvelle‑Écosse).

Le Traité de 1725‑1726 est devenu un modèle pour les traités suivants. Il n’était pas seulement question de paix et d’amitié, mais aussi de respect mutuel quant à deux modes de vie très différents et à l’utilisation des terres. Comme nous n’avons cédé aucune terre dans ces traités, nous avons seulement consenti à respecter les colonies anglaises « légalement établies », ce qui signifiait, selon nous, qu’aucune terre ne pouvait nous être enlevée en vue d’en faire un établissement autrement que par des moyens licites autorisés par le droit anglais. Cela signifiait également que nous devions respecter les établissements ainsi créés. En revanche, les Britanniques ont convenu dans les traités de nous respecter sur nos territoires de chasse, de pêche et de culture. Ils se sont donc engagés implicitement à respecter notre mode de vie nomade, selon lequel nous nous adonnions à diverses activités tout au long de l’année, et ce, dans différentes parties de notre bassin, dans les vallées de la rivière – qui servaient à la culture et à la pêche – et de ses affluents qui servaient à la chasse et au piégeage. Le traité précisait que ni l’une ni l’autre des parties ne pouvait perturber l’autre dans son mode de vie et que c’était la seule façon de faire régner la paix.

[35]  Dans son rapport et pendant son témoignage, l’expert du Canada, M. Wicken, a donné d’autres détails sur l’économie domestique et le territoire traditionnel des Malécites grâce aux renseignements qu’il a recueillis dans le cadre de ses recherches pour constituer le dossier historique écrit et à d'autres éléments de preuve, comme la preuve archéologique. Dans son rapport d’expert daté du 30 septembre 2014 (Pièce 25), il a expliqué ce qui suit :

[traduction] Les Malécites étaient principalement des pêcheurs, des chasseurs et des trappeurs tant avant qu’après le contact avec les Européens et ils ne vivaient habituellement pas au même endroit toute l’année. Ils étaient aussi des horticulteurs.

On sait que plusieurs zones de la rivière Saint‑Jean étaient habitées par les Malécites avant l’arrivée des Européens. L’une d’elles était d’ailleurs située près du confluent de la rivière Madawaska et de la rivière Saint‑Jean.

[…]

Bien que la population eût changé, on a pu observer une présence constante de familles malécites au confluent de la rivière Madawaska et de la rivière Saint‑Jean de 1787 à 1867.

[…]

Il est fort probable que les gens vivaient le long de la rivière Madawaska tant avant qu’après le contact avec les Européens, la preuve peut‑être la plus évidente étant que le nom « Madawaska » provient d’un mot malécite qui, selon Charles Collins, signifiait « terre des porcs‑épics » ou « à la jonction des cours d’eau ». La preuve archéologique tend aussi à indiquer que la région constituait un point de rencontre important.

[…]

De plus, il semble probable que les Malécites aient fréquenté la région située près du confluent de la rivière Madawaska et de la rivière Saint‑Jean.

[…]

L’économie domestique des Malécites avant le contact avec les Européens était axée sur quatre activités, soit la pêche, le piégeage, la chasse et la culture de plantes comestibles. Après le contact, ils ont aussi cultivé des plantes vivrières, dont les principales étaient le maïs et les fèves. Comme leur économie reposait sur la récolte d’un éventail de ressources, non constamment disponibles, les familles devaient se déplacer.

[…]

Quand elles n’arrivaient plus accès à de la nourriture, ces communautés malécites se dispersaient en petits groupes familiaux, ce qui arrivait sans doute plus souvent l’hiver, alors que la nourriture se faisait plus rare. Or, on peut aussi supposer que si les réserves étaient suffisantes, les familles restaient ensemble.

[36]  Les Acadiens qui avaient échappé aux déportations ordonnées par les Britanniques dans le sud du continent entre 1755 et 1758, ont alors commencé à s’installer le long des berges de la rivière Saint‑Jean. Leur arrivée dans la région de Madawaska a aussi eu des répercussions durables sur les Malécites, comme l’a expliqué M. Wicken aux pages 32‑33 de son rapport :

[traduction] Nous ne savons pas exactement en quoi la présence des Acadiens a eu une incidence sur les Malécites du Haut‑Saint‑Jean, mais nous devons supposer que cette intrusion n’a pas été sans conséquence. Avant 1785, les Malécites avaient exercé un pouvoir absolu sur leurs terres et leurs ressources. Cela signifiait qu’ils avaient le pouvoir d’exploiter les terres, dont leurs deux principales sources de nourriture, le poisson et le gibier, sans être inquiétés.

2.  La Proclamation royale de 1763

[37]  Le 7 octobre 1763, le roi George III a adopté la Proclamation royale de 1763, qui établissait les principes de gouvernance applicables aux colonies acquises par les Britanniques pendant la guerre de Sept Ans (1756‑1763), y compris le Québec (Pièce 1, onglet 16). L’extrait suivant de la Proclamation royale de 1763 revêt une importance particulière pour la présente revendication :

[traduction] Attendu qu’il s’est commis de grandes fraudes et des abus dans les achats de terres des sauvages au préjudice de nos intérêts et au grand mécontentement de ces derniers, et afin d’empêcher qu’il ne se commette de pareilles irrégularités à l’avenir et de convaincre les sauvages de notre esprit de justice et de notre résolution bien arrêtée de faire disparaître tout sujet de mécontentement, nous déclarons de l’avis de notre Conseil privé, qu’il est strictement défendu à qui que ce soit d’acheter aux sauvages des terres qui leur sont réservées dans les parties de nos colonies, où nous avons cru à propos de permettre des établissements; cependant, si quelques‑uns des sauvages, un jour ou l’autre, devenaient enclins à se départir desdites terres, elles ne pourront être achetées que pour nous, en notre nom, à une réunion publique ou à une assemblée des sauvages qui devra être convoquée à cette fin par le gouverneur ou le commandant en chef de la colonie, dans laquelle elles se trouvent situées […]

[38]  Le respect de l’extrait précité de la Proclamation royale par l’ancienne colonie de la Nouvelle‑Écosse a, de manière générale, été décrit comme « déficient » peu de temps après sa publication. Tel qu’il est décrit dans l’ouvrage de L.F.S. Upton, « Micmacs and Colonists : Indian : White Relations in the Maritimes, 1713‑1867 », aux pages 104 à 106, lequel est cité dans les rapports d’expert et le mémoire de la revendicatrice ainsi que dans le rapport du témoin expert du Canada, M. Wicken, à la page 93 (Pièce 25, onglet 4) :

[traduction] Le statut particulier [des « Indiens »] devait être protégé par un règlement interdisant l’achat privé des terres qui leur étaient réservées. Montague Wilmot, le nouveau gouverneur de la Nouvelle‑Écosse, a reconnu avoir reçu la Proclamation royale, qui « visait les pays de l’Amérique nouvellement conquis », et a promis de la faire connaître le plus possible. C’est tout ce qu’il a dit puisque, de toute évidence, il jugeait qu’elle ne s’appliquait pas à sa province, laquelle avait été conquise 50 ans plus tôt. Autant lui que ses successeurs ont ignoré la proclamation, tout comme l’ont fait les gouvernements des autres provinces maritimes quand ils ont été créés. C’était comme si elle n’avait jamais été adoptée.

3.  La publication de la pétition des Malécites dans la Gazette du Québec (1765)

[39]  Le 24 janvier 1765, un peu plus d’un an après la publication de la Proclamation royale, le 7 octobre 1763, une pétition de la nation malécite adressée au gouverneur du Québec a été publiée dans la Gazette du Québec (Pièce 1, onglet 18). Elle était accompagnée d’un avis de « Son Excellence le Gouverneur » en conseil, daté du 19 janvier 1765 et signé par le député secrétaire James Goldfrap, dans lequel il était indiqué que le privilège demandé « leur sera alloué et confirmé » à moins que quelques personnes n’allèguent de bonnes raisons à ce contraire.

[40]  Dans leur requête, les Malécites reprochaient à des gens du Québec (décrits comme les « habitans Canadiens ») d’avoir empiété sur certaines terres « qui ont toujours appartenu à ladite nation, et desquels ils ont de tout tems été censés les propriétaires » en faisant la chasse du castor. Cette chasse avait toujours été « réservée » aux Malécites. Ces derniers ont donc demandé à Son Excellence de continuer leur privilège « en ordonnant qu’il soit défendu aux habitans Canadiens de faire la chasse du castor sur ces terres ».

[41]  Lesdites terres étaient situées entre le lac Temiscouata, en amont de la rivière Madawaska, et Grand‑Sault, le long de la rivière Saint‑Jean, et elles comprenaient toute la rivière Madawaska et une partie du Haut‑Saint‑Jean. Dans la requête, il était indiqué que la région ou la « parcelle » était formée de « terres appartenantes à sa dite nation [des Malécites] ».

B.  Preuve historique liée à la période pertinente de la revendication (1783 à 1860)

1.  La nouvelle colonie du Nouveau‑Brunswick et l’arrivée des loyalistes britanniques (1783/1784)

[42]  À l’été 1784, après que la Révolution américaine eut pris fin en 1783, la Couronne a séparé le Nouveau‑Brunswick de la colonie de la Nouvelle‑Écosse et a déclaré qu’il s’agissait dorénavant d’une colonie distincte.

[43]  Le 18 août 1784, le Roi a donné des directives concernant cette nouvelle province. Au sujet des « Sauvages » qui y habitaient, l’instruction suivante a été donnée au gouvernement :

[traduction] 63  Et attendu que nous avons jugé hautement nécessaire pour notre service de cultiver et maintenir des liens d’amitié étroits et de bonnes relations avec les Sauvages habitant dans notre dite province du Nouveau‑Brunswick, afin de les inciter progressivement non seulement à être de bons voisins pour nos sujets mais aussi à devenir eux‑mêmes de bons sujets; nous vous instruisons donc à tout mettre en œuvre pour atteindre ces objectifs, à vous entretenir de temps à autre avec les dirigeants des nations ou des clans indiens et à tenter de conclure un traité avec eux en leur promettant notre amitié et notre protection.

[Pièce 1, onglet 39]

[44]  Environ de 10 000 à 15 000 loyalistes britanniques sont venus s’installer au Nouveau‑Brunswick en 1783 et 1784. Certains se sont établis près de la rivière Sainte‑Croix; d’autres, le long de la rivière Saint‑Jean, depuis son embouchure, là où est située la ville de Saint John jusqu’à un endroit situé un peu plus loin que la nouvelle capitale provinciale de Fredericton.

[45]  Le nouveau gouvernement provincial, dirigé par le premier lieutenant‑gouverneur du Nouveau‑Brunswick (Lt.‑gouv. du N.‑B.), Thomas Carleton, a pris les mesures nécessaires pour permettre aux loyalistes qui avaient besoin de terres rapidement de s’installer.

[46]  Les concessions de terres importantes et l’arrivée massive des colons ont eu des effets négatifs sur les Malécites et leur mode de vie, surtout sur ceux qui habitaient la région du Bas‑Saint‑Jean, entre Fredericton et Saint John. Les terres situées le long de la rivière Saint‑Jean étaient particulièrement prisées pour l’établissement des colons. Madawaska est néanmoins demeuré un refuge et un village important pour les Malécites après l’arrivée des loyalistes.

[47]  S’agissant des Malécites, comme l’a expliqué Mme Nicholas, l’arrivée des loyalistes dans les deux ou trois années qui ont suivi la fin de la Révolution américaine en 1783 a profondément bouleversé leur mode de vie et a considérablement modifié le contrôle qu’ils avaient sur le territoire, les terres et les ressources. Ils ont souffert de malnutrition à cause de la surpêche, de la chasse excessive et de la vaste coupe à blanc du territoire de chasse, alors que de nouveaux villages et de nouvelles fermes se sont établis dans la région et que le marché international du bois d’œuvre s’est développé.

[48]  Dans son ouvrage intitulé « Indian Reserves in the Atlantic Provinces of Canada », Native Law Centre, University of Saskatchewan, 1986, à la page 14 du chapitre « Dispossession of Traditional Lands » (cité par la revendicatrice, au paragraphe 324 de son mémoire), Richard H. Bartlett indique que, par suite de tels changements, certaines mesures ont été prises afin de protéger les terres des Malécites, en commençant par une concession de terres situées à Saint‑Anne en 1765, laquelle a été confirmée en 1779 :

[traduction] La Nouvelle‑Écosse a été divisée en 1784. La portion continentale de la baie de Fundy est devenue le Nouveau‑Brunswick, qui était alors le territoire traditionnel des tribus des Malécites et des Micmacs. Ces derniers occupaient la côte nord, de Gaspé à la Nouvelle‑Écosse, et la pointe de la baie de Fundy. Les Malécites, quant à eux, occupaient la vallée de la rivière Saint‑Jean et la région de Passamaquoddy.

L’arrivée des colons loyalistes à la fin de la Révolution américaine a perturbé la possession traditionnelle des terres des Indiens. Aucun traité ni accord n’a été conclu avec les tribus indiennes en ce qui concerne l’occupation des terres traditionnelles par les colons. Pour protéger les terres qui étaient en la possession des Indiens, des permis d’occupation ont été délivrés.

La première concession de terres à des Indiens du Nouveau‑Brunswick a eu lieu en faveur des Malécites, en 1765; 704 acres ont été octroyées sur les rives de la rivière Saint‑Jean, à Sainte‑Anne. La concession a été confirmée en 1779 au surintendant des Affaires indiennes et aux chefs indiens. Les terres étaient alors détenues « en fiducie, pour et au nom des Malécites habitant les terres susmentionnées, et de leurs héritiers ». […] Aux termes de la concession, les terres ne pouvaient être vendues qu’avec le consentement du gouverneur ou du commandant en chef.

2.  Le plan d’arpentage réalisé par George Sproule en 1787 et les instructions et tâches y afférentes

[49]  En 1784, les Acadiens, par l’entremise de Louis Mercure, ont commencé à faire des pressions pour obtenir des terres en amont de Grand‑Sault (Pièce 1, onglet 38). Selon une lettre écrite, le 27 novembre 1783, par le général Frederick Haldimand à l’intention du gouverneur de la Nouvelle‑Écosse (dont le Nouveau‑Brunswick faisait alors partie), Jonathan Parr, Louis Mercure était un [traduction] « Acadien arrivé plus tard dans cette province en tant que guide […] ». Comme l’écrivait le général Haldimand, [traduction] « mon plan consiste à leur accorder des terres à Grand‑Sault, le long de la rivière Saint‑Jean. Ces terres deviendront peut‑être un jour des établissements et ces établissements s’étendront presque jusqu’au fleuve St‑Laurent, ce qui facilitera grandement la communication tant désirée entre les deux provinces […] » (Pièce 1, onglet 37).

[50]  Il appert cependant de mémoires envoyés à Thomas Carleton, Lt.‑gouv. du N.‑B., en décembre 1786 que le Conseil du Nouveau‑Brunswick était alors seulement disposé à accorder aux colons des permis d’occupation [traduction] « jusqu’à ce qu’un arpentage adéquat soit réalisé en vue d’une concession » (Pièce 1, onglet 51).

[51]  Dans une lettre datée du 3 janvier 1787 à l’intention de Thomas Carleton (le frère cadet de Lord Dorchester), le gouverneur général de l’Amérique du Nord britannique, Lord Dorchester (qui habitait à Québec), disait s’inquiéter des relations que les colons entretenaient avec les Malécites de Madawaska et expliquait comment l’affaire pourrait être réglée, notamment en cédant éventuellement des terres aux Acadiens :

[traduction] J’ai reçu votre lettre n° 1, le 25 du mois dernier. J’ai appris que les colons établis dans la partie supérieure de la rivière Saint‑Jean sont préoccupés par les menaces proférées par les Indiens de ce district. J’approuve entièrement les mesures que vous avez prises pour permettre aux colons de se défendre. Je vous propose d’examiner votre milice quand j’arriverai au Nouveau‑Brunswick et j’espère qu’elle est bien armée et équipée afin d’offrir à la province un niveau de sécurité raisonnable.

Vous devez prendre des mesures adéquates pour assurer la défense et la sécurité de la province, mais vous devez également traiter les Indiens avec civilité et gentillesse. Vous pouvez à tout le moins vous lier d’amitié avec eux, plutôt que de repousser leurs attaques. Outre cette politique de conduite, la justice exige que l’on porte une certaine attention à ces peuples, à qui nous avons pris les terres que nous occupons, et qu’on leur accorde une certaine indemnité. Je crains que cela n’ait pas été vraiment fait compte tenu de la distance qui les sépare d’Halifax, qui était alors le siège du gouvernement.

Je vous recommande de traiter les Indiens avec bienveillance chaque fois que vous en aurez l’occasion, et de faire en sorte que, parfois, ils retournent chez eux avec des cadeaux pour leurs familles. Cependant, cette pratique devrait être tout particulièrement mise en œuvre, et les cadeaux devraient être plus importants, avant que de nouvelles concessions de terres soient faites, de sorte que les Indiens soient entièrement satisfaits de la transaction.

Les chefs devraient aussi être invités à venir nous présenter leurs plaintes quand une de leurs tribus est victime de mauvais traitements.

Il a été signalé qu’un soldat avait tiré sur l’un d’eux et avait blessé une femme. Il semblerait également que le malfaiteur ait été pendu. Si tel est le cas, justice a été rendue, mais les Indiens doivent être certains que tel est le cas. Cela est d’autant plus nécessaire que l’un de leurs membres a été exécuté ici il n’y a pas si longtemps pour un crime semblable.

J’ai retenu votre messager jusqu’à ce que j’aie pu envoyer un interprète de confiance avec lui. Cet interprète est maintenant en route et transmettra nos condoléances et promettra d’offrir des cadeaux en temps opportun pour faire oublier ce décès. Il invitera certains chefs à venir à Québec l’été prochain et à présenter toutes leurs plaintes. Il porte également un message pour les Acadiens qui, semble‑t‑il, n’ont pas seulement été chassés de leurs terres, mais autrement mal traités. Pour éviter qu’une telle situation se reproduise, des terres devraient leur être concédées en bonne et due forme.

Je reconnais que les hautes terres, lesquelles s’étendent le long des rapides de la rivière Saint‑Jean, sont la frontière qui sépare le Canada du Nouveau‑Brunswick et des provinces de la Nouvelle‑Angleterre. Par conséquent, tous ceux qui choisissent de s’établir à l’ouest de cette chaîne de collines deviendront des Canadiens; ceux qui restent à l’est sont évidemment des Néo‑Brunswickois et bénéficieront de votre protection.

Entre‑temps, et jusqu’à ce que nous soyons prêts à accorder des concessions ordinaires, les Indiens devront se contenter de promesses générales selon lesquelles ils recevront les terres aussitôt que possible et que ces promesses seront tenues.

[Pièce 1, onglet 61; caractères gras ajoutés]

[52]  En ce qui concerne les Malécites de Madawaska, il importe de mentionner que Dorchester a informé son frère qu’[traduction] « avant que de nouvelles concessions de terres soient faites », la pratique qui consiste à offrir des cadeaux devrait « être tout particulièrement mise en œuvre » et que les cadeaux devraient « être plus importants » qu’à l’habitude afin que les Malécites soient « entièrement satisfaits de la transaction ».

[53]  Quant aux Acadiens qui avaient [traduction] « été chassés de leurs terres », Dorchester a demandé à Carleton de leur assurer qu’ils recevraient les terres demandées en « bonne et due forme ».

[54]  Le même jour, Dorchester a aussi écrit à Carleton, joignant à sa lettre un plan préparé par le sous‑ministre des Postes de Québec, Hugh Finlay, [traduction] « en vue d’assurer une transmission régulière des lettres entre Halifax et Québec ». Comme Dorchester considérait qu’une communication régulière entre les deux provinces était un service public important et qu’il voulait que son frère l’aide à atteindre son but, il a demandé à Carleton d’examiner le plan et de lui laisser savoir ce qu’il en pensait (Pièce 1, onglet 60).

[55]  Dans une lettre datée du 29 mai 1787, Dorchester a de nouveau écrit à Carleton à ce sujet ainsi qu’au sujet de la question des frontières. Il lui a demandé d’inviter l’arpenteur général du Nouveau‑Brunswick, George Sproule, à rencontrer l’arpenteur général du Québec, Samuel Holland, le 15 juillet de la même année à [traduction] « Grand‑Sault, près de la rivière Saint‑Jean […] afin d’établir la frontière entre les deux provinces ». En ce qui concerne la création d’une route postale ou d’un service postal régulier, il a écrit ce qui suit :

[traduction] Cela fait [c.‑à‑d. l’établissement e la frontière], il sera opportun d’accorder, dès que possible, des terres situées aux différents lieux de portage. Il faut qu’une voie de communication soit établie et que le plan visant à assurer une transmission mensuelle du courrier entre Halifax et ce lieu soit mis à exécution sans délai puisque le gouverneur Parr et vous avez donné votre approbation. Je suis convaincu que de nombreux avantages en découleront aussitôt, mais les lieux de portage entre ce lieu et Frederickton doivent être raisonnablement établis, avant que l’on puisse espérer une sécurité complète.

Je propose d’envoyer M. Finlay afin qu’il prenne les arrangements nécessaires avec les maîtres de postes du Nouveau‑Brunswick et de la Nouvelle‑Écosse.

[56]  S’agissant de la question touchant les frontières de la région, la revendicatrice a très bien expliqué ce qui était contesté, aux paragraphes 48 à 52 de son mémoire :

  • La frontière entre le Québec et la Nouvelle‑Écosse/Acadie était ambiguë depuis le Traité d’Utrecht de 1713. L’Acte de Québec de 1774 décrivait l’emplacement de la frontière entre le Québec et la Nouvelle‑Écosse (plus tard, le Nouveau‑Brunswick) comme étant la ligne de partage qui divise les rivières qui se déchargent dans le fleuve Saint‑Laurent, d’avec celles qui tombent dans l’océan Atlantique. Ni les représentants britanniques ni les représentants américains qui se trouvaient alors à Paris ne savaient qu’il y avait plus d’une ligne de partage des eaux entre l’Atlantique et le Saint‑Laurent.

  • Ne connaissant pas bien la géographie de la région, les représentants dépêchés à Londres ignoraient que la frontière décrite dans l’Acte de Québec ne pouvait pas être arpentée sans que les dispositions de l’Acte ne soient d’abord modifiées. La région située dans le territoire contesté comprenait les terres entre Grand‑Sault, en amont de la rivière Saint‑Jean et le lac Temiscouata.

  • Le Traité de Paris de 1783, qui a mis fin à la Révolution américaine, décrivait également de manière ambigüe la frontière entre l’Amérique du Nord britannique et l’est des États‑Unis comme étant la rivière Sainte‑Croix, depuis sa source jusqu’à la ligne de partage des eaux qui sépare les rivières qui se jettent dans le fleuve St‑Laurent de celles qui tombent dans l’océan Atlantique. Ni les représentants britanniques ni les représentants américains qui se trouvaient alors à Paris ne savaient que les peuples de l’Amérique du Nord ne s’entendaient pas quant à savoir quelle rivière était la rivière Sainte‑Croix.

  • C’est une commission anglo‑américaine qui a déterminé quelle rivière était la rivière Sainte‑Croix en 1798. Cependant, la partie allant de sa source jusqu’à la ligne de partage des eaux était toujours indéterminée et elle l’est restée jusqu’à la signature du Traité Webster‑Ashburton, en 1842. Ce n’est qu’en 1851 que la frontière entre le Québec et le Nouveau‑Brunswick a été clairement établie.

[57]  En résumé, il ressort des lettres envoyées à George Sproule que ce dernier avait deux raisons de se rendre au Haut‑Saint‑Jean et dans la région de Madawaska en juillet et août 1787 :

  1. tenter de s’entendre avec l’arpenteur général du Québec (qui a été remplacé sur le terrain par son fils, John Frederick Holland) quant à la frontière entre le Nouveau‑Brunswick et le Québec;

  2. faciliter l’arpentage de la route entre Fredericton et le fleuve St‑Laurent, et y participer, dans le but d’établir une communication postale entre Fredericton et Québec.

[58]  Il faut également se rappeler que Carleton n’avait pas encore eu l’occasion de s’acquitter des deux autres tâches que Dorchester lui avait confiées dans sa lettre du 3 janvier 1787 : (1) calmer les Malécites de Madawaska en concluant, de la manière décrite, une [traduction] « transaction » satisfaisante; et, (2) concéder des terres aux Acadiens pour remédier au fait qu’ils avaient été chassés de leurs terres. Comme Carleton ne s’est pas rendu personnellement dans la région pendant les mois qui ont suivi, c’est Sproule, en tant que supérieur hiérarchique, qui s’est acquitté de ces deux tâches dans le cadre de ses travaux d’arpentage, comme le démontrent son plan d’arpentage de 1787 et son plan des concessions de 1790.

3.  Le voyage de George Sproule à Madawaska et son plan d’arpentage (1787)

[59]  Comme il est expliqué à la page 2 du rapport d’expert de la revendicatrice, George Sproule a été nommé arpenteur général du Nouveau‑Brunswick, le 2 septembre 1784, et il est demeuré en poste jusqu’en 1817. Il a créé le Bureau de l’arpenteur général et un certain nombre d’arpenteurs adjoints ont été chargés de l’aider.

[60]  À cette époque, George Sproule comptait vingt années d’expérience à titre d’arpenteur en Amérique du Nord. Il avait commencé sa carrière comme adjoint de Samuel Holland (arpenteur général du Québec, 1764‑1801) et de J. F. W. Des Barres, des figures marquantes de l’histoire de l’arpentage de la région de l’Atlantique Nord, qui le tenaient en haute estime. En 1774, il a été nommé arpenteur général de la colonie du New Hampshire et a occupé ce poste jusqu’à l’éclatement de la guerre d’Indépendance américaine, où il est alors devenu officier militaire au service de la Couronne britannique.

[61]  Il appert d’un mémoire rédigé par Finlay et Holland, en date du 16 juillet 1787, et d’une lettre adressée par Holland à Dorchester, en date du 26 juillet, que Sproule est arrivé à la [traduction] « rivière Saint‑Jean, sur la rive opposée de la rivière Madawaska » juste avant Finlay et Holland. Sproule n’est pas allé à Grand‑Sault parce qu’il ne croyait pas que la frontière devait passer par là compte tenu de ses connaissances géographiques et de sa compréhension de l’Acte de Québec. Il voulait plutôt tracer la frontière entre le lac Temiscouata et le fleuve Saint‑Laurent. Il a donc rencontré ces deux officiers [traduction] « à l’établissement acadien situé de l’autre côté de la rivière Madawaska », le 16 juillet (Pièce 1, onglets 67 et 68).

[62]  Bien que la frontière ne fût pas encore déterminée, Sproule s’est acquitté de ses autres tâches. Il a notamment arpenté une étendue de terre pour que les Acadiens et les Canadiens puissent en faire des lots, comme l’avait demandé Louis Mercure, et les voies de communication sur le bassin hydrographique de la rivière Saint‑Jean.

[63]  Sproule a ensuite transposé les résultats de ses travaux sur deux grands plans d’arpentage —le plan d’arpentage des limites, réalisé en 1787, et le plan d’arpentage de la voie de communication ou de la route postale — qu’il devait préparer et avait tous deux préparés de façon très détaillée à son retour de Fredericton en août. Les renseignements figurant sur ces plans montrent qu’il a eu de nombreuses discussions avec les Malécites concernant les routes de portage sur le bassin hydrographique de la rivière Saint‑Jean, discussions qui lui ont permis d’étoffer ses connaissances géographiques de la région, comme en témoignent ces plans d’arpentage.

[64]  Sur son plan d’arpentage de 1787, Sproule a délimité à l’encre noire une étendue de terre de 16 000 acres, qu’il a nommée [traduction] « établissements français ». Près de ce tracé, il a écrit ce qui suit :

[traduction] L’étendue de terre délimitée par une ligne noire est divisée en 80 lots ou plantations bordant les deux côtés de la rivière à l’intention des Acadiens et d’autres colons français.

[65]  Sproule a aussi délimité à l’encre rouge une vaste étendue de terre (d’environ 3 500 à 3 700 acres, bien que les calculs exacts n’aient pas été fournis comme il a été mentionné précédemment) située des deux côtés de la rivière Madawaska et de la rivière Saint‑Jean, et longeant, d’un côté, la parcelle délimitée en noir qui était concédée aux Acadiens et aux Français. À propos de cette étendue de terre délimitée par une ligne rouge, il a écrit ce qui suit :

[traduction] Les Indiens exigent que l’étendue de terre délimitée par une ligne rouge leur soit réservée. À l’exception du lot Kelly.

[66]  Le plan d’arpentage réalisé par Sproule, en 1787, laisse voir à l’intérieur des limites de la vaste étendue de terre lisérée de rouge, un village indien au confluent de la rivière Madawaska et de la rivière Saint‑Jean, sur la rive est de la rivière Saint‑Jean. Une limite est tracée autour des bâtiments et on peut y lire [traduction] « village indien ».

[67]  Sur la rive opposée, en face du village indien, et toujours à l’intérieur des limites de cette vaste étendue lisérée de rouge, un bâtiment est de même représenté à l’intérieur de ses propres limites, ce qui indique que ce petit lot ou cette petite parcelle de terre devait être exclu de la plus grande parcelle de terre revendiquée par les Malécites de Madawaska. Sproule a écrit [traduction] « lot amélioré par S. Kelly ».

[68]  Le titre complet du plan d’arpentage réalisé par Sproule, en 1787, était [traduction] « Arpentage de Grand‑Sault près de la rivière Saint‑Jean jusqu’à l’embouchure du lac Tamascouata, ainsi que d’une partie de la route de portage allant de ce lac jusqu’au fleuve Saint‑Laurent, réalisé en juillet et août 1787 par George Sproule, Esq., arpenteur général du Nouveau‑Brunswick, sur ordre de Son Excellence le lieutenant‑gouverneur Carleton » (A Survey from the Great Falls of the River St. John to the head of Lake Tamascouta with part of the Portage leading from that Lake to the River St. Lawrence Taken in July and August 1787 by George Sproule Esq. Surveyor General of New Brunswick by Order of His Excellency Lieut. Governor Carleton) (caractères gras ajoutés).

[69]  Au 18e siècle, les arpenteurs, y compris ceux du Nouveau‑Brunswick, avaient l’habitude de conserver leurs notes et leurs journaux. Ils décrivaient habituellement le pays qu’ils parcouraient ou arpentaient, ainsi que les réunions ou les rencontres auxquelles ils participaient. Malheureusement, les notes et les journaux de George Sproule ont disparu. Ils auraient peut‑être permis de mieux comprendre la nature des consultations que Sproule avait tenues avec les Malécites de Madawaska, et qu’ils ont de toute évidence eues compte tenu du fait que les Malécites avaient dit à Sproule quelles terres ils [traduction] « exigeaient » et que ce dernier a délimité l’étendue de terre en conséquence sur son plan d’arpentage.

[70]  Peu après que Sproule soit allé à Madawaska, Carleton a écrit à Dorchester, et cette lettre, datée du 16/18 août 1787, laisse croire que Dorchester avait peut‑être donné des directives à Carleton en ce qui concerne les Malécites de Madawaska. Voici ce que Carleton a écrit :

[traduction] J’ai l’honneur d’accuser réception de votre lettre n° 15. J’ai aussi reçu une lettre de M. Coffin accompagnée, suivant vos instructions, d’un extrait d’un discours prononcé par les Indiens de Madawaska et de votre réponse.

Je regrette d’apprendre que les arpenteurs n’ont pas été en mesure de fixer la frontière entre les deux provinces. M. Sproule m’a fait savoir qu’il avait exploré une partie du pays dont je lui avais demandé de préparer un croquis et un rapport devant vous être transmis le plus rapidement possible.

[Pièce 1, onglet 70; caractères gras ajoutés]

[71]  Malheureusement, non seulement la lettre initiale de M. Coffin n’a pas été retrouvée, mais l’[traduction] « extrait d’un discours prononcé par les Indiens de Madawaska » et les directives de Lord Dorchester n’ont pas été retrouvées non plus.

[72]  Selon une lettre datée du 29 octobre 1787, Carleton a envoyé à Dorchester une copie d’[traduction] « une carte […] préparée par M. Sproule » montrant « une partie du pays, dont les grandes chutes qui se déversent dans la rivière Saint‑Jean, jusqu’au fleuve Saint‑Laurent » (Pièce 2, onglet 73). Il est difficile de savoir de quelle carte il était question dans cette lettre. Il aurait pu s’agir du plan d’arpentage des limites réalisé par Sproule ou de l’arpentage de la voie de communication ou de la route postale (ce dernier est décrit plus loin).

[73]  Quoi qu’il en soit, le plan d’arpentage de Sproule a été réalisé sur ordre de Carleton, comme cela est indiqué sur le plan. On peut donc présumer que Carleton en avait examiné une copie provisoire avant que ne soit préparée la version définitive et qu’il l’avait approuvée de sorte que Sproule a pu indiquer sur le plan qu’il avait été préparé sur son ordre.

[74]  Le Conseil exécutif du Nouveau‑Brunswick a plus tard demandé à Sproule, soit le 28 décembre 1787, de retourner dans la région de Madawaska pour procéder à l’inscription [traduction] « des habitants de la région de Madawaska, en tant que propriétaires de leurs lots respectifs […] conformément à un plan de cet établissement présenté ce jour par l’arpenteur général » (Pièce 2, onglet 74). Encore une fois, il est vraisemblable que Carleton ait vu l’intégralité du plan d’arpentage préparé par Sproule à cette réunion du Conseil.

[75]  Une copie du plan d’arpentage des limites de Sproule a été archivée à Londres, ce qui signifie qu’une copie a aussi été envoyée au gouvernement impérial.

4.  Le plan d’arpentage de la voie de communication ou de la route postale réalisé par George Sproule (1787)

[76]  Avec l’aide de Hugh Finlay, le sous‑ministre des Postes de Québec, Sproule a aussi établi un plan de la voie de communication détaillé lors de son voyage cet été‑là, comme le lui avait demandé Carleton, sur ordre de Dorchester.

[77]  D’après les renseignements figurant sur le plan de la voie de communication, Sproule a obtenu l’aide des Malécites de Madawaska pour terminer ses travaux d’arpentage, notamment pour identifier les routes de portage.

[78]  Ce plan était intitulé : [traduction] « Plan de la voie de communication longeant la rivière Saint‑Jean, de Fredericton au Nouveau‑Brunswick […] » (Plan of the Communication by the River Saint John, from Fredericton in New‑Brunswick [...]). À l’embouchure de la rivière Madawaska, on pouvait lire : [traduction] « Village indien, lieu principal de résidence de la tribu de Saint‑Jean ». Selon une note complémentaire :

[traduction] Cette tribu est formée d’environ 60 familles qui sont généralement dispersées le long de la rivière Saint‑Jean et de ses divers affluents à la recherche de gibier. Une fois par année, elles tiennent leur Grand conseil dans ce village et elles y invitent un prêtre catholique canadien de leur choix. Elles sont de moins en moins nombreuses en raison de leur consommation excessive de spiritueux.

[Caractères gras ajoutés]

5.  Le rejet de la pétition de Doucet et le procès‑verbal du Comité sur les terres de la Couronne, Québec (1788)

[79]  Laurent Doucet, un Acadien de Sainte‑Anne‑des‑Pays‑Bas (Nouveau‑Brunswick), s’est établi à St‑Roch (Québec) après l’arrivée des loyalistes. Le 25 janvier 1788, Doucet a présenté une pétition au gouvernement québécois en vue d’obtenir une parcelle de terre [traduction] « au lieu de portage situé le long de la rivière Madawaska ». La pétition, rédigée en français, commence ainsi (Pièce 2, onglet 75) :

À son Excellence le très honorable Guy Lord Dorchester, capitaine général et gouverneur en chef des provinces du Québec, de la Nouvelle‑Écosse et du Nouveau‑Brunswick, vice‑amiral [illisible] commandant en chef de toutes les troupes de Sa Majesté dans lesdites provinces et dans l’Isle de Terreneuve.

[80]  Il appert de la pétition que le domaine familial de Doucet avait été repris par des représentants du gouvernement et mis à la disposition des loyalistes nouvellement arrivés.

[81]  Le procès‑verbal du Comité des terres de la Couronne daté du 22 févier 1788 fait état de remarques formulées par Hugh Finlay, sous‑ministre des Postes de Québec et membre du Conseil exécutif du Québec (Pièce 2, onglet 75). Lord Dorchester avait confié à Finlay la tâche d’accompagner l’arpenteur général George Sproule pendant l’été 1787 pour établir la voie de communication. Finlay avait donc rencontré Sproule à Madawaska, le 16 juillet 1787. Selon le procès‑verbal, le gouverneur général Dorchester était également présent à cette réunion du Conseil exécutif.

[82]  Voici un extrait du procès‑verbal :

M. Finlay a informé le Comité qu’il pense que l’endroit désigné dans la requête de Doucet est inclus dans une étendue de terre fixé (sic) par l’ordre du gouvernement de New Brunswick, à l’usage des Sauvages de St‑Jean, qui en sont actuellement en possession. C’est à un quart de mille de leur village […]

[Caractères gras ajoutés.]

[83]  De même, à l’endos de la pétition de Doucet, une note écrite en anglais a été ajoutée. Voici un extrait de cette note :

[traduction] Lu en Comité le 22 fév. 88.

Les terres demandées par ce requérant ont été récemment promises aux Indiens habitant près de cet endroit par mandat du gouvernement du Nouveau‑Brunswick.

[Pièce 2, onglet 75; caractères gras ajoutés]

[84]  Le procès‑verbal précise ensuite que Doucet avait été avisé qu’une autre terre de la région pourrait lui être offerte. On ne sait pas exactement, au vu de la preuve, où la terre qui lui avait été proposée était située ou s’il avait finalement obtenu cette terre.

[85]  Quoi qu’il en soit, la pétition de Doucet a de toute évidence été rejetée par le Conseil du Québec au motif que Finlay croyait que les terres étaient « inclus[es] dans une étendue de terre fixé (sic) par l’ordre du gouvernement du Nouveau‑Brunswick, à l’usage des Sauvages de Saint John, qui en [étaient alors] en possession ». C’était environ six ou sept mois après que Sproule eut délimité la parcelle de terre des Malécites de Madawaska à l’été 1787.

6.  Le plan des terres concédées à Joseph Mazerolle et aux autres Acadiens et colons français (1787‑1790)

[86]  Le 28 décembre 1787, le Comité du Conseil des terres du Nouveau‑Brunswick a adressé une directive ou un « mémoire » au lieutenant‑gouverneur du Nouveau‑Brunswick lui indiquant qu’il fallait procéder à l’inscription [traduction] « des habitants de la région de Madawaska, en tant que propriétaires de leurs lots respectifs […] conformément à un plan de cet établissement présenté ce jour par l’arpenteur général » (Pièce 2, onglet 74). Le Conseil faisait référence aux deux étendues de terre situées de part et d’autre de la rivière Saint‑Jean, qui étaient représentées, lisérées de noir, sur le plan d’arpentage des limites réalisé par Sproule en 1787, accompagnées de la mention [traduction] « établissements français ».

[87]  Pendant ce temps, le 18 juillet 1788, George Sproule avait demandé à son arpenteur adjoint de réaliser dans le Northumberland un arpentage semblable à celui qu’il avait fait à Madawaska conformément à un mandat d’arpentage qu’il avait obtenu de Carleton et qui se lisait comme suit :

[traduction] Conformément à un mandat d’arpentage délivré ce jour par Son Excellence le lieutenant‑gouverneur, vous devez « mesurer et délimiter des lots d’un maximum de 200 acres chacun — aux frais du [demandeur?] — dans le comté de Northumberland pour les habitants de l’un des nombreux districts de ce comté qui sont prêts à s’établir immédiatement sur leurs lots respectifs et, dans le même ordre d’idées, vous devez également établir les limites des villages indiens de Richibucto et Chibuctouchi selon leur nombre d’habitants »

Vous êtes par les présentes tenu d’exécuter sans délai ledit mandat tel qu’ordonné ci‑desus. Les demandeurs respectifs vous verseront tous les frais afférents à cette tâche, sauf les Indiens dont l’arpentage sera payé par le gouvernement. Outre vos Instructions générales, vous devez respecter les directives suivantes :

1=  Les lots de 200 acres mesurer soixante perches de front à moins qu’ils ne doivent être plus grands pour couvrir les améliorations, lesquelles doivent dans tous les cas être rattachées au lot de celui qui les a apportées […]. 

11 = Vous délimiterez toutes les terres adjacentes aux villages indiens susmentionnés ou à tout autre village que vous visiterez selon ce que vous jugerez suffisant. Si leurs revendications sont extravagantes, vous les signalerez et vous leur accorderez seulement ce que vous jugez nécessaire. Cependant, vous devez aussi les calmer et faire tout votre possible pour éviter leur colère[.]

[88]  Le 6 mars 1790, le gouvernement britannique a adopté un décret sur les [traduction] « Instructions supplémentaires à l’intention de notre très fidèle et bien‑aimé Guy, Lord Dorchester, chevalier du très honorable Ordre du Bain, capitaine général et gouverneur en chef de notre province du Nouveau‑Brunswick en Amérique, ou en son absence, à l’intention du lieutenant‑gouverneur ou commandant chef de ladite province alors en poste » (Pièce 2, onglet 82).

[89]  Le décret conférait à Dorchester, [traduction] « sur l’avis et avec le consentement du Conseil de notre province, le pouvoir et l’autorité de conclure des ententes avec les habitants de ces terres au sujet des terres et des habitations dont nous pourrons hériter et qu’il est ou sera en notre pouvoir de disposer […] », mais ce pouvoir devait être « entièrement suspendu pour l’instant » pour ce qui est des terres concédées par la Couronne dans les cas où un mandat d’arpentage avait déjà été obtenu.

[90]  Le 12 mai 1790, Lord Dorchester a envoyé à Carleton une copie du décret :

[traduction] Je joins une copie des Instructions supplémentaires, reçues le 10 de ce mois, interdisant de concéder d’autres terres dans la province sous votre gouvernement.

Vous devez toutefois comprendre que Sa Majesté n’a aucunement l’intention, dans les cas où un mandat d’arpentage a déjà été obtenu, d’empêcher que la concession soit parachevée, ou d’interdire toute demande de concession de terres fondée sur un antécédent qui, en equity, confère un droit à une telle concession.

[Pièce 2, onglet 83]

[91]  Bartlett a écrit, à la p. 14 de son ouvrage, que [traduction] « de 1790 à 1802, le gouvernement impérial a suspendu la concession de terres, empêchant ainsi que des terres soient concédées aux colons ou aux Indiens ».

[92]  Au cours de l’année 1790, George Sproule est retourné dans la région de Madawaska pour préparer le plan des concessions après avoir subdivisé les étendues de terre délimitées en noir, les « établissements français », afin que des concessions individuelles puissent être accordées aux colons français/acadiens.

[93]  Sur ce plan (Pièce 26; Pièce 2, onglet 88), Sproule a délimité 78 lots d’environ 200 acres chacun, des deux côtés de la rivière Saint‑Jean (la superficie exacte de ces lots varie, compte tenu du fait que la limite naturelle de la rivière varie, et vraisemblablement de la décision de reconnaître les améliorations et les subdivisions déjà faites par les colons, comme il est expliqué dans le mandat d’arpentage susmentionné pour le Northumberland).

[94]  Les lots acadiens situés le plus à l’ouest sont adjacents à la limite orientale de l’étendue représentée, lisérée de rouge sur le plan d’arpentage des limites réalisé par Sproule en 1787, laquelle était réservée à l’usage des Malécites de Madawaska. Ainsi, l’étendue délimitée en rouge est immédiatement à l’ouest de celle concédée aux Acadiens.

[95]  Pierre Duperre a été le premier à recevoir des terres (soit le lot n° 38 sur le plan des concessions de Sproule) (Pièce 2, onglets 84 et 88). Cette concession de 213 acres a été [traduction] « accordée sous le grand sceau de notre province du Nouveau‑Brunswick » par Thomas Carleton, le 11 juin 1790, et enregistrée sous le numéro 210, le 14 juin 1790 (Pièce 2, onglet 84).

[96]  Tous les autres lots faisaient partie de la concession faite à [traduction] « Joseph Muzeroll et 48 autres », laquelle a été « accordée sous le grand sceau de notre province du Nouveau‑Brunswick » par Thomas Carleton, le 1er octobre 1790, et enregistrée le 15jour d’un mois de 1790 (le mois est illisible) sous le numéro 226 avec la signature de « Jonn Odell Regr » (Pièce 2, onglet 88 (transcription)). Il s’agissait d’une concession de 11 248 acres au total.

[97]  Le plan des concessions réalisé par Sproule en 1790 montre les 78 lots qui ont été délimités et une partie de la région située à l’ouest, incluant la rivière Madawaska là où elle rejoint la rivière Saint‑Jean. Il sera davantage question de l’importance des autres concessions et des autres notes inscrites sur ce plan dans la partie intitulée « Analyse et conclusions ».

7.  La pétition présentée par les Malécites en vue d’obtenir une concession de terres (1792)

[98]  Environ deux ans après que les concessions eurent été accordées aux Acadiens de la région de Madawaska sur l’ordre du Conseil (qui avait demandé au lieutenant‑gouverneur du Nouveau‑Brunswick, Carleton, de veiller à ce que les concessions soient faites), les Malécites de Madawaska ont tenu une assemblée générale et présenté une pétition datée du 3 octobre 1792, signée par Noel Bernard, Lewis Denis et Simon Xavier et adressée au gouverneur Carleton.

[99]  La pétition portait l’en‑tête suivant [traduction] « Simon Fran. Xavier et autres au nom de la tribu indienne des Malécites demandent une étendue de terre au nord de l’établissement de Madawaska » et la note suivante figurait sous le titre, mais elle a été biffée : « accordée le 4 janvier 1792 » (Pièce 2, onglet 94).

[100]  Cette pétition du 3 octobre 1792 concernait une étendue de terre située dans le district de Madawaska ou à l’embouchure de la rivière Madawaska. Les Malécites demandaient une [traduction] « étendue de terre qui servira à l’établissement de toute leur nation, comme il a été accordé dans toutes les autres provinces ».

[101]  La pétition contenait aussi une description détaillée faisant mention de marqueurs précis concernant la terre, notamment du [traduction] « bouleau numéro trente‑sept […] » et de l’« épinette numérotée et marquée d’un “A”, dix‑neuf acres au nord de l’embouchure de la rivière Madowoiska [sic], face à ladite rivière Saint‑Jean ».

[102]  La pétition de 1792 était accompagnée d’une lettre de présentation de Thomas Costin, datée du 4 octobre 1792. Costin, un juge de paix pour l’établissement acadien de Madawaska, aurait rédigé la pétition des Malécites de Madawaska. La lettre est adressée à [traduction] « J. Odell, Esq., secrétaire de la province du Nouveau‑Brunswick, Fredericton », qui est sûrement le même J. Odell qui a enregistré les concessions susmentionnées à Madawaska. On peut lire, sur la première page, écrit à l’envers : [traduction] « Demande indienne ‑ nord de Madawaska. Reçue à Madawaska. Rejetée ». La date du rejet n’est pas indiquée.

[103]  Costin conclut sa lettre comme suit : [traduction] « J’imagine que le capitaine Sproule a procédé à l’arpentage. Par conséquent, ci‑joint est une requête envoyée à Son Excellence dans l’espoir que ledit terrain soit octroyé ». (caractères gras ajoutés).

[104]  Cette demande a été présentée au cours des années où les concessions n’étaient pas permises à moins qu’elles aient déjà été faites en vertu d’un mandat d’arpentage (ou, de toute évidence, en vertu d’un mémoire du Lt.‑gouv. du N.‑B., comme ce fut le cas pour les Acadiens avant l’entrée en vigueur de l’interdiction).

8.  Le Conseil exécutif du Nouveau‑Brunswick interdit la vente ou l’échange de terres réservées à l’usage des Indiens

[105]  À la page 30 de son ouvrage intitulé « Indian Reserves in The Atlantic Provinces of Canada », Richard Bartlett indique qu’en 1815, le Conseil exécutif du Nouveau‑Brunswick a adopté un décret interdisant la [traduction] « vente ou l’échange des terres réservées à l’usage des Indiens ».

[traduction] Avant 1810, plus de 100 000 acres avaient été mises de côté pour créer des réserves au Nouveau‑Brunswick. Cependant, les pressions liées à l’établissement des Européens étaient considérables. Les colons vivaient illégalement sur les terres indiennes, ou encore concluaient une entente privée avec les Indiens dans le but d’avoir le droit d’occuper leurs terres. En 1815, le Conseil exécutif a déclaré :

Les terres réservées à l’usage des Indiens ne pourront faire l’objet ni d’une vente ni d’un échange et toute personne empiétant sur ces terres sera poursuivie par le procureur général.

[Caractères gras ajoutés.]

9.  Le « Journal & plans d’arpentage » (1820) de Joseph Treat

[106]  Joseph Treat était un arpenteur à l’emploi de l’État du Maine nouvellement créé. Dans son [traduction] « Journal & plans d’arpentage », à la page 7, Joseph Treat note que, le 16 septembre 1820, il a reçu du gouverneur du Maine, William King, la directive [traduction] « de remonter la rivière Penobscot — puis de traverser le lac et la rivière Saint‑Jean &c — afin d’examiner et d’évaluer la qualité du sol et de la végétation des terres publiques des environs » (Pièce 3, onglet 111).

[107]  Treat a commencé par se rendre à [traduction] « [l’]établissement des Madawaskiens français », qu’il décrit comme suit à la page 115 de son rapport :

[traduction] L’établissement des Madawaskiens français s’étend sur environ 5 milles, depuis la propriété de Baker en longeant la rivière – […] La pluie continueà 5 heures de l’après‑midi, à la confluence des rivières Madawaska et Saint‑Jean, comme il fait noir, je ne peux arpenter davantage je descends la rivière sur 2 milles jusqu’à la maison de monsieur Simobear – où nous arrivons à 5 h 30 pour y passer la nuit – et, après avoir soupé, j’ai travaillé à mon plan et à mon journal quant à cette partie commençant à l’établissement situé sur la partie supérieure de la rivière Madawaska jusqu’à la rivière Madawaska – À minuit, après avoir terminé, je me suis retiré, avec un rhume, un mal de tête et de la fièvre.

[Caractères gras ajoutés.]

[108]  Comme il est mentionné dans la citation, Treat est resté chez « monsieur Simonbear », ou plus précisément chez Simon Hebert, qui vivait à « 2 milles » de la « confluence des rivières Madawaska et Saint‑Jean ». À la page 122 de son rapport, il écrit ce qui suit à propos de l’[traduction] « étendue de terre » des Malécites de Madawaska, qu’il décrit comme faisant environ « un demi‑township » (18 milles carrés) :

[traduction] Note. Les Indiens de Saint John possèdent une étendue de terre, concédée par le Roi d’Angleterre, qui commence à un mille au sud de la rivière Madawaska, qui fait ensuite 4 milles en se déplaçant en amont de la rivière Saint‑Jean, ou 6 milles en longeant cette rivière, et qui fait ensuite environ 2 milles vers le nord en longeant la rivière Madawaska, pour une superficie d’environ un demi‑township. Leur village et leurs territoires de chasse se trouvent à Madawaska, et un peu au sud. Cette tribu est composée d’environ mille à mille cinq cents âmes, et d’environ 300 guerriers. Très peu de ces hommes sont ici actuellement. Certains chassent au sud de la rivière et d’autres, au nord et à Frederickton. Certains cultivent leurs terres et élèvent des vaches et des chevaux. Ils semblent très courtois et bons et ils sont plus travailleurs que les Penobscots. Plusieurs d’entre eux parlent très bien l’anglais et sont très intelligents. Leur village principal se situe 20 milles au sud de Maducktuk, où se trouvent une église, des maisons et des fermes convenables. Certains élèvent des chevaux.

[Caractères gras ajoutés.]

10.  Les dossiers désorganisés de l’arpenteur général et la nomination de Thomas Baillie (1824)

[109]  Anthony Lockwood a travaillé comme arpenteur général au Nouveau‑Brunswick de 1819 à 1823, jusqu’à ce qu’il ait des problèmes de santé mentale au printemps 1823 et qu’il soit arrêté après un épisode de [traduction] « violence incohérente à Saint‑Jean ». Lorsque l’arpenteur général intérimaire George Shore a remplacé Lockwood, en 1823, pendant environ un an, il a écrit ce qui suit dans une lettre datée du 14 juin 1823 pour expliquer au président et commandant en chef du Nouveau‑Brunswick qu’il avait trouvé le Bureau de l’arpenteur général en désordre :

[traduction] […] J’ai maintenant l’honneur de vous informer que j’ai attentivement examiné les documents publics trouvés dans le Bureau de l’arpenteur général, et j’ai constaté qu’il utilisait le système établi par le premier arpenteur général, l’honorable George Sproule, et mis en œuvre par tous ceux qui lui ont succédé, qui consistait à enregistrer les concessions au fur et à mesure qu’elles étaient acheminées au bureau et à consigner systématiquement, dans un registre tenu à cet effet, une description précise de chacune des concessions et à archiver les copies.

Les copies des plans de concessions ont, depuis la nomination de M. Lockwood, été généralement négligées, et dans certains cas, les comptes rendus de l’adjoint qui avait arpenté la terre ont remplacé les plans de concessions, dont un très grand nombre est introuvable, et parmi ceux trouvés dans le bureau, certains ont été très endommagés par des manipulations inappropriées, alors que d’autres ont été déchirés et altérés au point de compromettre leur authenticité.

[…]

[Pièce 3, onglet 116]

[110]   En 1824, Thomas Baillie a été nommé commissaire des Terres de la Couronne et arpenteur général du Nouveau‑Brunswick, un poste qu’il a occupé pendant trois mandats : 1824‑1825, 1829‑1840 et 1842‑1851.

[111]  Bien que Shore eut recommandé qu’[traduction] « une personne qualifiée soit immédiatement désignée pour enregistrer les concessions qui avaient été faites depuis la nomination de M. Lockwood comme arpenteur général et pour refaire les plans de concessions qui avaient été détruits ou qui n’avaient pas été préparés et déposés » (Pièce 3, onglet 116), Baillie, qui a pris la relève, est ainsi décrit dans le Dictionnaire biographique du Canada : « nomination d’un homme jeune et assez inexpérimenté à un poste dont l’importance ne le cédait qu’à celle du lieutenant‑gouverneur ». Baillie « [a été] critiqu[é] à l’époque. Bien des années plus tard, sir James Stephen, sous‑ministre des colonies, [a] déclar[é] que c’était une récompense “pour les services rendus par son père lors des élections en Angleterre” » (Pièce 8, onglet 394: Dictionnaire biographique du Canada, vol. 9, University of Toronto/Université Laval, 2003‑, consulté le 9 juin 2015, http://www.biographi.ca/fr/bio/baillie_thomas_9E.html).

11.  Les pétitions présentées Joseph Martin et Francis Rice en vue d’obtenir des terres ont été rejetées (1824/1825)

[112]  Le décret daté du 6 mars 1790, qui a suspendu la réalisation de nouveaux arpentages et l’attribution des concessions de terres ainsi arpentées, n’était plus en vigueur au moment où Joseph Martin et Francis Rice ont présenté des pétitions en 1824 et 1825, respectivement, afin d’obtenir des terres à Madawaska.

[113]  En 1824, Joseph Martin a présenté, sans succès, une pétition au gouverneur colonial du Nouveau‑Brunswick (alors sir Howard Douglas) dans le but d’obtenir 400 acres [traduction] « au nord des terres attribuées à [Simo. Ebe[re?]] […] », c’est‑à‑dire Simon Hebert. Thomas Baillie a écrit ce qui suit sur cette pétition datée du 19 octobre 1824 : [traduction] « Les terres décrites dans le présent document se situent dans les limites d’une étendue réservée aux Indiens de Madawaska et elles n’ont pas été attribuées » (Pièce 3, onglets 122 et 123; caractères gras ajoutés).

[114]  En juillet 1825, Francis Rice, un colon du Québec, s’est établi à Madawaska et a également présenté, sans succès, une pétition au Lt.‑gouv. du N.‑B. dans le but d’obtenir 200 acres de terre [traduction] « au nord de la rivière Madawaska, jusqu’à la réserve indienne ». On pouvait y lire [traduction] « [Rice] espère humblement que votre Excellence lui octroie une concession : deux cents acres situées au nord de la rivière Madawaska, et joignant la réserve indienne » (caractères gras ajoutés). La note rédigée par Baillie, le 15 juillet 1825, indiquait que [traduction] « [l]es terres décrites dans le présent document sont des terres inoccupées de la Couronne qui n’ont fait l’objet d’aucune demande » (Pièce 3, onglet 127).

12.  L’aliénation alléguée de la « parcelle A1 » et de la « parcelle B » à Simon Hebert (1825 & 1829)

a)  La concession faite à Simon Hebert : « parcelle A1 » des terres revendiquées (1825)

[115]  La même année où Joseph Martin a présenté, en vain, une pétition afin d’obtenir des terres [traduction] « situées dans les limites d’une étendue réservée aux Indiens de Madawaska », soit en 1824, Simon Hebert a aussi demandé au gouvernement colonial du Nouveau‑Brunswick de lui concéder une terre située près du confluent des rivières Madawaska et Saint‑Jean. Sa pétition reposait sur le fait qu’en 1821, il aurait [traduction] « acheté une parcelle aux Indiens qui revendiquaient un droit à la terre » et y avait apporté certaines améliorations. En voici un extrait :

[traduction]

La pétition de Simon Ebere, natif de Québec, cinquante‑huit ans, résident de cette province, homme marié

déclare humblement

qu’il est un sujet du gouvernement britannique, qu’il n’a jamais reçu de terres de la Couronne, à l’exception de la terre d’une superficie de 250 acres sur laquelle il réside actuellement et à laquelle il a apporté d’importantes améliorations; qu’en février 1821, il a acheté une parcelle de terre aux Indiens qui revendiquaient un droit à la terre entourant le village que ces derniers avaient créé au nord de la concession française – située à l’est de la rivière Saint‑Jean, la parcelle qu’il a achetée fait quatre‑vingt‑dix perches en bordure de la rivière Saint‑Jean et, en tenant compte des chutes de la rivière Madawaska, elle contient une superficie de plus ou moins 300 acres.

[…]

[Pièce 3, onglet 119; caractères gras ajoutés]

[116]  La pétition a été signée sous serment devant un juge de paix et en présence de « P. Duperre », qui est probablement l’Acadien qui a obtenu la concession n° 119.

[117]  Le 14 janvier 1824, George Shore, qui était alors arpenteur général intérimaire, a inscrit la note suivante sur la pétition :

[traduction] Les terres décrites dans le présent document sont des terres de la Couronne qui n’ont pas été concédées et qui englobent une partie de la parcelle que les Indiens ont l’habitude [de considérer] comme des terres qui leur étaient réservées, mais aucun dossier officiel n’en fait état.

[118]  Cette note a été inscrite moins d’un an après que Shore eut indiqué que le Bureau de l’arpenteur général était en désordre et, bizarrement, la même année où Thomas Baillie a dit de la parcelle qu’elle était réservée aux Malécites de Madawaska alors qu’il examinait la pétition de Martin.

[119]  Une autre note inscrite à la page 5 de la pétition d’Hebert, datée du 5 mars 1825, mentionne ce qui suit : [traduction] « Remis à M. Hebert l’acte de transfert à Simon Hebert par un certain nombre d’Indiens, qui était joint à la présente pétition ».

[120]  À la page 7 se trouvait le croquis d’un lot de 300 acres, accompagné de notes manuscrites indiquant qu’il s’agissait du lot [traduction] « acheté aux Indiens par Simon Ebert », et le titre « Réserve indienne », qui s’étendait sur les terres situées entre le lot de Louis Mercure et le lot de 300 acres revendiqué par Hebert. Ce lot s’étendait aussi à l’ouest de la rivière Madawaska, couvrant la péninsule où les rivières Saint‑Jean et Madawaska se croisent (mais Hebert excluait toute revendication de la rivière elle‑même).

[121]  À la page suivante, il est écrit ce qui suit :

[traduction] Le soussigné [certifie] que M. Simon [Hebert/Eber?], un habitant de Madawaska [a acheté] des [sauvages?] de la tribu de Madawaska établie des deux côtés de [l’embouchure] de la rivière Madawaska [un territoire/des terres?], en [front?] de la rivière Saint‑Jean, de plus ou moins trois cents acres de terre, lequel a été grandement amélioré des deux côtés de la rivière avec une maison solidement [établie?], une grange, [des terres/un territoire] [prêtes/prêt?] à ensemencer en vue de la [récolte?] l’année suivante, 260 à 300 boisseaux de [blé?] ou de [pois?], une autre [maison?] qui [illisible] se situerait [vers?] sur la rive [gauche?] de la rivière Madawaska, [en face/à côté] de l’autre maison [en face/à côté] de Petit‑Sault, le 27[e] jour de septembre 1823 à Madawaska dans le comté de York, dans la province du Nouveau‑Brunswick.

P. Duperre

[illisible] capitaine. »

[Caractères gras ajoutés.]

[122]  Dans le compte rendu du Conseil daté du 4 mars 1824 (les noms des personnes présentes ne sont pas indiqués sur le document), le libellé utilisé par Hebert pour décrire les terres dans sa pétition est repris :

[traduction] Simon Hebert revendique les terres situées près des chutes de la rivière Madawaska qu’il a achetées en février 1821 aux Indiens qui revendiquaient un droit à la terre entourant le village que ces derniers avaient créé au nord de la concession française, située sur la rive est de la rivière Saint‑Jean, la parcelle qu’il a achetée fait 90 perches en bordure de la rivière Saint‑Jean et inclut les chutes de la rivière Madawaska, pour une superficie de 300 acres.

[Pièce 3, onglet 121]

[123]  Selon le compte rendu, le Conseil exécutif a décidé d’accorder à Hebert :

[traduction] 250 acres à l’endroit indiqué, d’un seul côté de la rivière Madawaska, réservant ainsi le long de cette rivière une superficie suffisante pour créer une route et d’autres services publics.

[Pièce 3, onglet 121; caractères gras ajoutés]

[124]  La concession officielle signée par William J. Odell (secrétaire provincial) et enregistrée par lui, le 17 mai 1825, sous le numéro 1808, comprend une description par tenants et aboutissants des terres et fait référence au « plan d’accompagnement ». Sur ce plan figurent la signature de Thomas Baillie et, bien en évidence, les mots Indian Reserve (« réserve indienne, en français »); le mot « Indian » est inscrit à l’ouest de la rivière Madawaska, et le mot « Reserve » à l’est de la rivière Madawaska, entre la limite orientale de la concession d’Hebert (mais cette fois‑ci, il ne s’étend pas sur le lot d’Hebert, comme l’avait décrit ce dernier dans sa demande). La limite occidentale du lot concédé à Louis Mercure est adjacente au lot de Jean Tardiff, et les lots de Pierre Duperre et d’Augustin Dube se trouvent de l’autre côté de la rivière Saint‑Jean, le tout tel qu’il appert du plan des concessions de 1790. Les autres lots concédés aux Acadiens qui sont représentés sur le plan portent la mention [traduction] « concédé » (Pièce 3, onglet 125). Est exclu du lot de 250 acres un lieu de [traduction] « débarquement réservé » ou une petite parcelle de terre se rattachant à une parcelle semblant être une emprise le long de la rivière Madawaska, où il est indiqué qu’elle est réservée aux fins de l’aménagement d’une route.

[125]  Hebert affirmait qu’il avait [traduction] « acheté aux Indiens » une parcelle de terre de 300 acres qui était principalement située à l’est de la rivière Madawaska, mais dont une partie s’étendait aussi à l’ouest et couvrait la péninsule à la confluence des rivières Saint‑Jean et Madawaska. Cependant, le Conseil avait, du moins à ce moment‑là, limité la superficie de la parcelle concédée à 250 acres, ladite parcelle étant entièrement située à l’est de la rivière Madawaska, tel qu’il appert de la description figurant au compte rendu du Conseil exécutif et au plan des concessions officiel y joint (Pièce 3, onglet 125).

[126]  En ce qui concerne le plan des concessions de 1790 susmentionné, la copie calquée du plan des concessions réalisé par Sproule en 1790 (Pièce 1, onglet 2) et le document qui pourrait être l’original, mais qui aurait été modifié ou complété après 1825 (Pièce 26), montrent la même parcelle de 250 acres concédée à Simon Hebert, mais sur la copie‑calquée, « Simon Hebert » est épelé correctement (Pièce 1, onglet 2), alors que sur le document versé comme pièce 26, le texte est plus difficile à lire et semble indiquer « [?]. Ebert. ». Cet ajout aux versions du plan de 1790 a probablement été apporté après que le lot eut été concédé à Hebert en 1825. Thomas Baillie a aussi ajouté sa signature au plan de 1790, à côté de celle de George Sproule. Il l’aurait ajoutée après être devenu arpenteur général en 1824 (Pièce 1, onglet 2; Pièce 26).

[127]  Bien que le Conseil n’ait pas inclus les terres revendiquées de la péninsule à la concession officielle, le plan des concessions de 1790 (dans les deux versions) semble décrire ladite péninsule, telle que l’avait lui‑même décrite Hebert lorsqu’il avait revendiqué un lot de 300 acres. Les parties conviennent que les terres de la péninsule sont celles visées par le permis d’occupation qu’Hebert a obtenu en 1829 (parcelle B), lequel est décrit un peu plus loin.

[128]  Il convient également de noter que sur la copie du plan des concessions réalisé par Sproule en 1790 (Pièce 1, onglet 2) ainsi que sur ce qui semble être l’original de ce plan, mais qui a été modifié (Pièce 26), J.A. Beckwith, arpenteur adjoint au bureau de gestion des terres, a ajouté cette note avec un astérisque :

[traduction] *Simon Ebert a acquis le droit qu’avaient les Indiens sur le ruisseau selon le document qu’il a produit le 21 janvier 1826.

[129]  On ne sait pas vraiment si cette note se rapporte à la concession de 1825 (n° 1808) ou si elle se rapporte plutôt à un permis d’occupation qui a été délivré à Hebert en 1829 (décrit un peu plus loin), mais la preuve relative au permis qui est exposée ci‑dessous, dont une référence à un [traduction] « ruisseau », semble indiquer que la note se rapporte au permis d’occupation octroyé en 1829, mais la date (1826) laisse croire qu’elle se rapporte à la concession. Quoi qu’il en soit, cette note a de toute évidence été ajoutée par Beckwith, le 21 janvier 1826, ou après cette date.

b)  Le permis d’occupation de Simon Hebert : la « parcelle B » des terres revendiquées (1829)

[130]  Dans une pétition datée du 19 juin 1829, Simon Hebert a demandé un permis d’occupation d’une durée de 21 ans pour la parcelle de terre située à l’ouest de la rivière Madawaska qu’il désirait toujours. Il affirmait qu’[traduction] « […] au mois de février […] 182[1?] […] il avait acheté aux Indiens de Madawaska leur droit à une parcelle de terre, qui commençait à un point marqué par un orme, sur la rive nord‑est de la rivière Saint‑Jean, et qui s’étendait jusqu’à un certain ruisseau environ 40 perches au‑dessus de l’embouchure de la rivière Madawaska, et qui mesurait environ quatre‑vingt‑dix perches de front » (Pièce 3, onglets 136 et 137; caractères gras ajoutés).

[131]  Hebert avait l’intention, comme il est indiqué dans la pétition, de construire des bâtiments pour héberger des voyageurs et d’établir un service de bateau traversier puisque [traduction] « c’est là que le bateau traversier de la Grande route du Canada doit être [.] »

[132]  Thomas Baillie, toujours arpenteur général et commissaire des Terres de la Couronne, a donné son aval à la pétition d’Hebert, selon ce qui est écrit sous la note [traduction] « Reçu 27 juillet 1829, voir compte rendu », c’est‑à‑dire « Je recommande […] la présente pétition soit accueillie, les Indiens ne pouvant prétendre à aucun droit sur les terres » (Pièce 3, onglets 136 et 137; caractères gras ajoutés).

[133]  En 1829, le gouvernement colonial du Nouveau‑Brunswick a confié à l’arpenteur général Thomas Baillie le mandat de [traduction] « mesurer et délimiter à l’intention de Simon Hebert un terrain commençant à l’embouchure de la rivière Madawaska, et s’étendant jusqu’à un certain ruisseau à environ 40 perches au‑dessus [dudit?] le long de la rivière Saint‑Jean […] » (Pièce 29). Selon les parties, le lot avait une superficie d’environ 19 acres.

[134]  Sur la page couverture du mandat, George Baillie, qui était « commissaire des Terres de la Couronne », a indiqué en septembre 1830 que [traduction] « [l]es terres décrites dans le présent document ne sont pas situées dans les limites d’une réserve créée pour l’usage de la Couronne[.] » (Pièce 29; caractères gras ajoutés).

[135]  Les parties conviennent que ce permis d’occupation vise clairement une terre située dans les limites de la parcelle représentée, lisérée de rouge, sur le plan d’arpentage des limites réalisé par George Sproule en 1787, soit la parcelle B.

13.  Le rapport de Deanne et Kavanagh (1831)

[136]  Le 11 juillet 1831, John Deane et Edward Kavanagh ont reçu des directives du gouverneur du Maine selon lesquelles ils devaient parcourir le territoire de la rivière Saint‑Jean et lui présenter un rapport sur les colons y établis et leurs biens fonciers. Plus précisément, ils devaient indiquer :

[traduction] […] à quel moment et dans quelles circonstances ces établissements ont été créés, et déterminer en vertu de quel droit les colons affirment détenir les terres qu’ils occupent. Si un colon prétend détenir un titre, vous vérifierez d’où ce titre provient et s’il est encore en vigueur, s’il a été obtenu par concession, cession, location ou autre acte de transfert, quel pouvoir est à l’origine de ce titre, et à quand remontent le transfert et la prise de possession. Vous observerez les améliorations apportées par les différents occupants et déterminerez si elles ont été apportées par les occupants actuels ou par d’autres à qui ils ont succédé, à la suite d’un achat, d’un héritage ou autre.

[Pièce 3, onglet 144]

[137]  Le rapport rédigé par Deane et Kavanagh à l’intention du gouverneur du Maine faisait ainsi référence à la région de Madawaska :

[traduction]

6.  372

L’emplacement suivant, sur la rive nord, est revendiqué et occupé par John Harford et son fils, Phinehas [Randall?] Harford. John Harford affirme qu’il a commencé à défricher en 1816 –

Il affirme aussi avoir commencé à déblayer le terrain à l’embouchure de la rivière Madawaska en 1815, encouragé en cela par Simon Hebert – [‘X’ marqué au crayon] Il défricha deux acres, construisit une maison de pièces et y demeura une année, mais en fut chassé par Simon Hebert et les sauvages. Hebert refusa de le dédommager pour les améliorations qu’il avait faites sur le lot et s’en empara sans plus de formalités. Plus tard, nous apprîmes que Harford avait vendu ses droits sur le lot à John Baker

[…]

40.   406

Pierre Lizotte dit en plus que sa terre natale est le Canada et que, à l’âge de 14 ans, il est venu par la forêt jusqu’à la rivière Madawaska, où il a passé l’hiver avec les sauvages, et qu’il est retourné au Canada au printemps. Il raconte que, la saison suivante, son frère utérin, Pierre Duperre, est venu avec lui et qu’ils s’y sont établis. Les indiens étaient de la tribu des Maréchites et au nombre de 250 familles. Ils ne sont plus que 5 ou 6 familles maintenant. Un prêtre catholique venait les visiter chaque année et y séjournait six semaines.

La concession de [illisible] s’étend de l’embouchure de la rivière Verte à la réserve indienne, laquelle commence un mille et demi ou deux milles en bas de la rivière Madawaska.

[…]

42.   408

[Au bas de la page]

Suivant – Les Indiens ont 3 ou 4 maisons apparemment aussi confortables et aussi bien aménagées que la plupart des maisons des blancs. Ils ont 20 ou 30 acres de terrain déboisé. Ils ne sont que 5 ou 6 familles, les débris de la tribu qui était populeuse quand les blancs se sont établis à Madawaska.

Suivant – Simon Hebert a les titres, datés du 16 mai 1825, de 250 acres de terre avec addition de [page 43, #409; au haut de la page] 10 % pour compenser du terrain occupé par les chemins publics ou impropre à la culture.

  Suit, la rivière Madawaska. Cette rivière prend sa source dans le lac Temiscouata. Elle est sinueuse et d’à peu près 28 milles de longueur et 20 perches de largeur. À son embouchure, il y a une chute d’environ 4 pieds. À l’exception de cette chute, elle est navigable dans toute sa longueur. Il y a 2 îles en bas de son embouchure. Les îles sont de peu de valeur.

44.  410

[au milieu de la page]

Nous retournons maintenant à l’embouchure de la rivière Madawaska pour reprendre notre travail d’énumération sur la rive nord de la rivière Saint‑Jean.

Le premier lot, borné à l’est par la rivière Madawaska et au sud par la rivière Saint‑Jean, est celui que John Harford a commencé à défricher et que John Baker réclame comme nous l’avons dit dans la première partie de ce rapport. On dit que Simon Hebert s’en est fait donner les titres par les Anglais, et qu’il le revendique de ce chef. Il défriche le lot. Les sauvages y ont bâti deux maisons dont l’une est très bonne et à peu près la moitié de la grandeur des maisons des Français. Ils vivaient dans ces maisons. On nous rapporte que Simon Hebert, l’année dernière ou celle d’avant, par l’entremise de l’officier civil des Anglais, les en a évincés; il occupe maintenant la terre qu’ils ont défrichée, et leurs maisons. L’embouchure de la rivière Madawaska était les quartiers généraux des sauvages. Il ne sera que juste, avant de reconnaître les prétentions de Simon Hebert et de ses fils, Simonet et Joseph, qui tous ont refusé de nous faire connaître l’état de leurs propriétés, qu’une enquête minutieuse soit faite, et que les torts qu’ils ont commis soient redressés.

[Pièce 3, onglet 144; caractères gras ajoutés]

[138]  Ce rapport contredit ce que Hebert a déclaré au gouvernement du Nouveau‑Brunswick, à savoir qu’il avait acheté, de gré à gré, des Malécites de Madawaska la parcelle de 300 acres qu’il avait initialement demandée. Les améliorations qu’aurait apportées Hebert pourraient aussi être les [traduction] « deux maisons » d’où « Simon Hebert, l’année dernière ou l’année précédente, par l’entremise de l’officier civil des Anglais, les en a évincés; il occupe maintenant la terre qu’ils ont défrichée, et leurs maisons » (caractères gras ajoutés).

[139]  Le journal privé d’Edward Kavanagh, daté du 11 juillet 1831, indiquait notamment ce qui suit (à partir de la page 5) :

[traduction] […] Les sauvages qui étaient établis à l’embouchure de la rivière Madawaska, dont une très petite population subsiste, étaient appelés les Marichites alors que cinquante ans plus tôt, ils étaient 250 familles. La tribu s’est dispersée en raison de l’émigration : ils recevaient alors des visites périodiques de missionnaires canadiens. Les Acadiens qui se sont d’abord établis dans ce pays il y a environ 48 ans étaient les descendants de ceux qui s’étaient installés en Nouvelle‑Écosse avant la déportation de 1755. Quelques jeunes hommes se sont enfuis au Canada et d’autres, à la Baie des Chaleurs. Après la cession du Canada à la Grande‑Bretagne, en 1763, ils se sont établis à l’endroit qu’ils appelaient la Paroisse de Sainte‑Anne, maintenant Frederickton. En 1784, [i]ls avaient fait des améliorations importantes, déboisé des terres, construit des maisons et [illisible] des animaux d’élevage. Cependant, leurs terres ont été réparties entre les soldats d’un régiment britannique commandé par un dénommé Lee. Ils ont protesté et, comme faveur spéciale, ils ont été autorisés à conserver 200 pieds carrés de terre autour de leurs maisons. Ils ont refusé cet avantage et sont partis vers un autre établissement. Au départ, deux familles se sont établies ici. Ensuite, douze hommes sont venus et en 1790, ils ont reçu de la part du gouvernement anglais une concession des terres qu’ils avaient occupées, soit environ 200 acres. Cette concession visait environ 20 familles […].

9 août – Nous avons été convoqués par Simon Hebert, qui avait refusé de répondre à nos questions = il semblait très anxieux. Il m’a pris à part. Nous avons parlé pendant trente minutes. Il voulait que j’indique dans le rapport qu’il n’avait pas remis une partie de ses terres parce que le conflit concernant le territoire n’avait pas été réglé, &c. J’ai répondu que je ne pouvais rien ajouter au rapport qui soit contraire à la dignité de l’État, &c.

[Caractères gras ajoutés]

[140]  Selon les renseignements obtenus par Kavanagh, les derniers colons acadiens seraient arrivés dans la région vers 1783, l’année où il a été signalé que [traduction] « Mercure, l’Acadien » était « arrivé récemment dans cette province à titre de guide […] » (Pièce 1, onglet 37). De toute évidence, en 1784, ils avaient déjà défriché des terres et construit des maisons. Ils ont reçu leurs concessions de lots de 200 acres en 1790, comme le confirment les documents historiques susmentionnés.

[141]  « [C]inquante ans plus tôt », alors que le nombre de familles malécites de Madawaska s’élevait à « 250 familles », voudrait dire autour de l’année 1781. Si ce renseignement est lui aussi exact, ce ne serait qu’environ six ans avant que Sproule ne réalise son plan d’arpentage des limites en 1787. Ce dernier avait indiqué sur son plan d’arpentage de la route des communications/route postale qu’il y avait environ 60 familles malécites de Madawaska.

14.  L’aliénation alléguée de la « parcelle A2 » : concession de 100 acres à John Hartt (1860)

[142]  John Hartt est un colon qui a occupé illégalement la réserve de Madawaska pendant des dizaines d’années avant de recevoir sa concession. Il s’agit peut‑être du John « Hardford » dont Deane et Kavanagh font mention dans leur rapport de 1830. Il exploitait une maison de divertissement où il vendait de l’alcool. Dans sa pétition datée du 12 février 1853, John Hartt a reconnu qu’il occupait [traduction] « une petite partie de la réserve […] maintenant appelée la terre des Indiens ».

[traduction] Que le lot comprend seulement une petite partie de la réserve, qu’il présente peu d’intérêt pour la culture de ce qui est maintenant appelé la terre des Indiens, qui est située dans les limites d’une étendue faisant 30 perches de longueur et s’étendant le long de la limite supérieure dudit lot et contenant tout au plus 70 acres, dont peu se prêtent à l’agriculture puisqu’à l’arrière il y a une montagne occupant environ 9 acres entre la rivière et la route et qu’il y a 8 acres de terrain plat.

[143]  Dans sa pétition, Hartt mentionne avoir discuté avec l’arpenteur général Thomas Baillie, qui l’aurait informé que [traduction] « le gouvernement ne voyait aucun problème à ce qu’il s’établisse à cet endroit en toute sécurité s’il pouvait prendre des arrangements [concernant la terre directement] avec les Indiens » :

[traduction] Qu’à l’automne 1849, le demandeur qui a l’intention de s’établir près de Little Falls, dans la partie supérieure de l’établissement de Madawaska a discuté avec l’honorable Thomas Baillie, arpenteur général, du lot qu’il occupe actuellement et il a été informé que les terres de l’établissement de Madawaska pouvaient alors être vendues, mais M. Baillie a dit que le gouvernement ne voyait aucun problème à ce qu’il s’établisse à cet endroit en toute sécurité s’il pouvait prendre des arrangements avec les Indiens qui y résidaient.

[Pièce 7, onglet 307; caractères gras ajoutés]

[144]  Dans sa pétition, Hartt a prétendu qu’il s’était [traduction] « adressé à Louis Bernard, qui résidait alors sur la terre et y vivait depuis soixante ans, son père lui en ayant laissé la possession, et que Bernard a convenu de louer la terre présentement attribuée au présent pétitionnaire pour la somme de sept livres et dix shillings par année pendant deux ans et, qu’après l’expiration du bail, le pétitionnaire a convenu d’en acquérir le titre de propriété, lequel a ensuite été [signé?] par ledit Bernard et son fils unique John Bernard. Le pétitionnaire a payé plus de cent livres [pour la terre?] comme les Indiens peuvent en témoigner ».

[145]  Hartt a affirmé qu’il occupait le lot [traduction] « bien avant la signature du Traité de Washington », mais « que les Indiens l’avait [initialement] occupé […] qu’ils y avaient vécu pendant plus de quatre‑vingt ans et qu’ils avaient cultivé le terrain plat et coupé le bois des hautes terres ». Selon lui, aux termes de ce traité, il aurait dû recevoir une concession compte tenu des améliorations qu’il avait apportées à la terre. Hartt a présenté une pétition dans le but de recevoir une concession parce que, disait‑il, le procureur général menaçait de le poursuivre en tant qu’« intrus » et qu’« à moins de conclure une entente avec le gouvernement, il [continuerait] d’être traité comme un intrus ».

[146]  Le 17 mars 1853, R.D. Wilmot a écrit au Bureau des terres de la Couronne, joignant à sa lettre une copie de la pétition de John Hartt dans laquelle ce dernier [traduction] « prie pour recevoir une concession d’une partie de la réserve indienne de Madawaska » et mentionne que le Lt.‑gouv. du N.‑B. l’avait chargé de demander aux commissaires des Indiens de produire un rapport à ce sujet (Pièce 7, onglet 307; caractères gras ajoutés). L’agent des Indiens, John Emmerson, a répondu à R.S. Wilmot dans une lettre datée du 23 avril 1853 :

[traduction] En réponse à votre lettre du 17 mars, je tiens à vous signaler les faits suivants, qui ont été rapportés par les Indiens et d’autres parties, à propos de la réserve indienne qui s’étend jusqu’au village d’Edmunston. Lewis Bernard affirme qu’au printemps 1842, John Hartt lui a demandé de lui louer une parcelle de terre d’une acre carrée et qu’il a accepté de laisser John Hartt occuper la terre moyennant la somme de 5 livres par année.

Qu’en 1845, John Hartt lui a demandé une autre acre de terre tout en précisant qu’il voulait cette terre afin que M. James Tibbetts puisse y construire un magasin. Qu’il lui a permis d’occuper la terre à cet effet pour le montant susmentionné de 5 livres par année et qu’en 1850, il a permis à M. Hartt d’occuper une autre demi‑acre pour le même montant.

Que, certaines années, il a reçu de la part de Hartt 15 livres, d’autres 18 livres, et qu’une année, il a reçu 20 livres pour tout le foin récolté sur la terre. M. Hartt n’a jamais rien donné aux Indiens, que ce soit pour payer le docteur ou le prêtre pour […] mais ces montants étaient déduits du montant susmentionné. M. Hartt a demandé, à plusieurs reprises, audit Bernard de se départir d’une partie de la réserve et de lui transférer par acte notarié. Ce que Bernard a constamment refusé à M. Hartt parce que le terrain était réservé à l’usage des Indiens et ne pouvait pas être vendu.

Lewis Bernard et les autres Indiens demeurant sur la réserve déclarent qu’ils ne souhaitent pas que le gouvernement se départisse d’une partie de la réserve.

[Pièce 7, onglet 310; caractères gras ajoutés]

[147]  Le 11 avril 1860, John Hartt a reçu de la part du gouvernement du Nouveau‑Brunswick une concession de 100 acres sur la réserve indienne de Madawaska, adjacente au lot de Simon Hebert (Pièce 7, onglet 340). Il a reçu le lot numéro un selon le plan d’arpentage effectué par H.M. Garden en 1842.

C.  Traitement des réserves indiennes (post‑1838/1840)

1.  Rapport de Moses Perley (1842)

[148]  En 1841, Moses Perley a été le premier commissaire des Indiens nommé par le lieutenant‑gouverneur Colebrooke. Il devait visiter les régions du Nouveau‑Brunswick qui étaient habitées par les Indiens et faire rapport de ses constatations. Avant la nomination de Moses Perley en 1841, aucun fonctionnaire n’avait la responsabilité particulière de transiger avec les peuples autochtones de la colonie du Nouveau‑Brunswick. Le gouvernement s’était peu intéressé aux terres qui leur auraient été réservées, au point où il ne savait pas, de façon systématique et à divers degrés, où se trouvaient les réserves, quelle était leur superficie ou comment elles avaient été créées et mises de côté.

[149]  Comme il est décrit au paragraphe 122 du mémoire de la revendicatrice, à la fin des années 1830, la Couronne s’intéressait aux réserves de la province parce qu’elle voulait trouver d’autres façons de tirer des revenus, et non parce qu’elle souhaitait empêcher qu’elles soient aliénées :

[traduction] En 1837, en vertu de la Civil List Act, l’Assemblée du Nouveau‑Brunswick est devenue responsable des revenus de la province tirés des terres de la Couronne et de la gestion des terres de la Couronne non concédées. Elle avait, en contrepartie, convenu de prendre à sa charge les salaires de tous les représentants du gouvernement colonial. Cependant, les avocats de la Couronne ont conclu que les réserves n’étaient pas visées par la Civil List Act.

Après s’être vu conférer la responsabilité des revenus tirés des terres de la Couronne, l’Assemblée a voulu connaître l’étendue de ces terres et savoir quelles terres étaient assujetties à des restrictions, comme les réserves indiennes. C’est pourquoi, le 24 janvier 1838, l’Assemblée a demandé à Thomas Baillie de dresser une liste des réserves indiennes.

[Pièce 20, onglet 2; Pièce 4, onglet 162]

[150]  Dans son rapport rédigé en date du 1er janvier 1842 à l’intention du lieutenant‑gouverneur et intitulé Reports on Indians Settlements, &c. (« Rapport sur les établissements indiens, etc., en français »), Perley fait un compte rendu de toutes ses visites dans les régions « habitées par les Indiens » (Pièce 5, onglet 186). Il avait entendu parler d’un établissement de Malécites de Madawaska près du confluent des rivières Madawaska et Saint‑Jean et est allé le visiter.

[151]  Dans son rapport, Perley avait plusieurs choses négatives à dire à propos de Simon Hebert et de ses relations avec les Malécites de Madawaska. En ce qui concerne le droit de Hebert dans la parcelle A1, celui‑ci a affirmé avoir acheté aux « Indiens » une parcelle de 300 acres, alors que Perley a précisé que Hebert avait « acheté » 9 acres, et non 300 comme il l’avait allégué. En ce qui concerne le territoire situé à l’ouest de la rivière Madawaska pour lequel Hebert a reçu un permis d’occupation, Perley a fait savoir qu’un Malécite du nom de Pierre Denis possédait une maison du côté ouest de la rivière et qu’il avait refusé de céder sa propriété à Simon Hebert. Aux termes d’un décret, Hebert a été contraint de [traduction] « verser à Denis une certaine somme pour sa maison, laquelle était évaluée à cinquante dollars, et après que Hebert lui eut promis de payer ladite somme, Denis a quitté la terre en 1837 ». Perley était tellement bouleversé par les gestes de Hebert qu’il a écrit ce qui suit : [traduction« Au nom des Indiens, je revendique les terres maintenant détenues par [Simon Hebert] en vertu d’un permis d’occupation et je prie pour qu’il soit obligé de verser à Pierre Denis la somme correspondant à la valeur estimée des améliorations qu’il a apportées, ou qu’il soit tenu de le laisser occuper à nouveau les terres ».

[152]  Dans la version du rapport de Perley publiée dans la Gazette royale, et contenant un extrait rédigé par le secrétaire privé, le 12 août 1841, il était précisé : [traduction] « Il s’est plaint que la somme de cinquante dollars n’avait jamais été versée et m’a imploré, pendant que j’étais à Madawaska, de communiquer avec M. Hebert, ce que j’ai fait. Bien que M. Hebert roule sur l’or, il a ri lorsque je lui ai demandé l’argent et a déclaré qu’il ne verserait jamais un seul sou ».

[153]  Perley a aussi fait un résumé de sa rencontre avec Pierre Denis et le Malécite de Madawaska, Louis Bernard, âgé d’une soixantaine d’années. Ils ont dit à Perley que, lorsque Bernard était jeune, les Malécites de Madawaska occupaient les terres des deux côtés de la rivière Madawaska et Bernard a ensuite décrit ces terres.

[154]  En 1838, à la réunion du comité du Conseil exécutif du Nouveau‑Brunswick, les membres ont adopté une motion dans laquelle ils demandaient au bureau du commissaire des Terres de la Couronne et arpenteur général de préciser :

[traduction] Quelles terres étaient réservées pour l’usage des Indiens de la province, où elles étaient situées, à quel moment ces réserves avaient été créées, quelle était la nature de ces réserves et pour quelles tribus indiennes ces réserves avaient été respectivement établies.

[155]  Il semble que le Conseil exécutif du gouvernement colonial du Nouveau‑Brunswick ne disposait pas de ces renseignements. En fait, c’était la première fois que le gouvernement colonial essayait de dresser l’inventaire des terres réservées aux Indiens du Nouveau‑Brunswick. Par ailleurs, cet inventaire des réserves a été demandé en 1838, alors que les Britanniques manifestaient un intérêt accru pour les peuples autochtones. Le gouvernement impérial souhaitait être informé de leur situation dans toutes les colonies britanniques.

[156]  Par conséquent, le commissaire des Terres de la Couronne et arpenteur général de l’époque, Thomas Baillie, a préparé le premier répertoire, le 31 janvier 1838, et il l’a présenté au gouvernement du Nouveau‑Brunswick dans les sept jours suivant la date de la demande et 51 ans après que l’arpenteur général Sproule eut réalisé son plan d’arpentage en 1787.

[157]  Le répertoire de Baillie fait état de 13 parcelles de terre réparties dans quatre comtés différents. Quant aux circonstances ayant mené à la création des réserves, les renseignements fournis à l’époque étaient peu nombreux :

  • 9 des réserves sont inscrites sans qu’il ne soit indiqué comment elles ont été créées ou [traduction] « reconnues » comme réserves. Il était simplement écrit que les parcelles étaient [traduction] « occupées » ou « habitées » par une bande indienne;

  • 2 réserves étaient classées comme étant [traduction] « occupées » par une bande, mais Baillie indique qu’« aucun enregistrement n’a été trouvé »;

  • Une seule réserve avait fait l’objet d’un arpentage et d’un décret.

[158]  Le répertoire de Baillie ne fait état d’aucune réserve pour les Malécites de Madawaska. Baillie avait reconnu l’existence d’une réserve indienne des Malécites en 1825, tel qu’il appert du plan signé par lui et joint à l’acte de concession de Hebert, mais treize ans plus ans, il a préparé ce premier répertoire des réserves indiennes sans mentionner cette réserve.

[159]  Bartlett affirme que la réserve était inscrite dans le répertoire de 1838; cependant, il a tort puisqu’elle ne figurait pas dans le premier répertoire préparé par Thomas Baillie, arpenteur général. S’agissant de ce répertoire, Baillie avait indiqué que certaines réserves indiennes étaient composées de terres [traduction] « non concédées » et qu’elles étaient simplement de nature à être « occupées et détenues pour une durée indéterminée » (Pièce 4, onglet 163).

[160]  En 1840, Thomas Baillie a été temporairement relevé de ses fonctions à cause de ses problèmes financiers et il a été remplacé par John Saunders. En 1841, l’arpenteur général John Saunders a informé le lieutenant‑gouverneur qu’il manquait des renseignements importants sur les réserves indiennes et que des colons occupaient illégalement les réserves.

[161]  La RI n° 10, dont la superficie était d’environ 700 acres, a d’abord été inscrite au répertoire des réserves indiennes de 1842. Le titre exact était « Schedule of Reserved Indian Lands, in the Province of New Brunswick » (« Répertoire des terres indiennes réservées dans la province du Nouveau‑Brunswick, en français » (caractères gras ajoutés). La réserve était ainsi décrite : [traduction] « À l’est de la rivière Saint‑Jean, au sud de la concession octroyée à S. Hebert, près de l’embouchure de la rivière Madawaska » (Pièce 5, onglet 191).

[162]  Le rapport de Saunders met une fois de plus en évidence le fait que les renseignements sur les réserves indiennes étaient incomplets. Dans plusieurs cas, les limites des réserves n’avaient pas été arpentées et, par conséquent, la présence de squatters sur les terres indiennes continuait à poser problème. Par ailleurs, le problème d’empiètement persistait et était bien connu, mais la Couronne demeurait inactive, les commissaires des Indiens n’ayant pas le pouvoir d’appliquer les lois et de poursuivre les contrevenants.

[163]  Dans le Schedule of Lands Reserved for Indians (« Répertoire des terres réservées aux Indiens, en français ») joint à son rapport, Saunders ne fait encore là état d’aucune réserve pour les Malécites de Madawaska du comté de Carlton. Même si elle n’est pas inscrite pas dans le répertoire, il reste que dans l’annexe intitulée Return of the number of persons who have settled upon and occupy portions of the Indian Reserves in the Province of New Brunswick, 1811, under Carlton County, Madawaska (« Rapport sur le nombre de personnes qui se sont établies sur des réserves indiennes de la province du Nouveau‑Brunswick, 1811, comté de Carlton, Madawaska, en français »), Saunders indique qu’il y a entre 1 et 17 « squatters ».

[164]  Il semble que, par suite du rapport du commissaire des Indiens, Moses Perley, qui avait relevé un établissement malécite à Madawaska, le répertoire des réserves indiennes de 1842 faisait état d’une réserve de 700 acres destinée aux Malécites de Madawaska.

[165]  Le Schedule of Reserved Indian Lands (« Répertoire des terres indiennes réservées, en français ») qui figurait dans le « Journal of the House of Assembly » de 1843, fait état d’une réserve de 700 acres située près de l’embouchure de la rivière Madawaska. À l’annexe, il est indiqué qu’une personne squattait sur cette réserve.

[166]  En 1842, à la demande de John Dibblee, commissaire des Indiens du comté de Carlton, l’arpenteur adjoint H.M. Garden a esquissé le plan d’une réserve de 1 600 acres destinée aux Malécites de Madawaska, qu’il a divisée en 8 lots de 200 acres chacun, et qui était située entre la concession de Simon Hebert à l’ouest et celle de Mazorelle à l’est. Le plan de la réserve de Madawaska esquissé Garden était intitulé « Sketch of a survey of eight lots on the Indian Reserve near the mouth of the Little Madawaska River as per direction of John Dibblee Esq. Commissioner » (« Esquisse d’un plan d’arpentage de huit lots sur la réserve indienne située près de l’embouchure de la petite rivière Madawaska, selon les directives de John Dibblee, esq., commissaire, en français ») (Pièce 5, onglet 184).

[167]  Sur son plan, Garden a ajouté une ligne de démarcation à l’arrière de la réserve, qui était bien au‑delà de la ligne de démarcation arrière du lot de Simon Hebert et de la limite nord de la réserve établie par Sproule. Garden n’a pas inclus la petite parcelle de terre qui se trouvait à l’ouest de la rivière Madawaska et qui était adjacente à la rivière Saint‑Jean, pour laquelle Hebert avait reçu son permis d’occupation en 1829. Ce plan venait ajouter environ 800 acres à la réserve, soit ce que la revendicatrice appelle la parcelle C.

[168]  En 1844, un autre changement a eu une incidence sur les réserves indiennes. Comme il est résumé aux paragraphes 144 et 145 du mémoire de la revendicatrice :

[traduction] Le 13 avril 1844, le gouvernement du Nouveau‑Brunswick a adopté une loi sur la gestion et la disposition des réserves indiennes de la province (An Act to regulate the management and disposal of the Indian Reserves in this Province). Il réduisait ainsi la taille des réserves indiennes, de sorte que les Indiens allaient recevoir entre cinq et cinquante acres de terre pour « leur bénéfice exclusif », et les terres restantes, considérées comme excédentaires, allaient être vendues ou louées aux colons par voie de mise à l’enchère dont l’annonce paraîtrait dans la Gazette royale. Le produit des ventes devait être versé dans un « Fonds des Indiens ».  

Selon l’avis fourni par le procureur général et le solliciteur général, le 22 février 1842 :

Le gouvernement exécutif ne devrait pas vendre les terres ainsi réservées pour le bénéfice des Indiens, à moins d’en recevoir l’ordre de sa mère patrie, mais il serait justifié d’en louer des parties moyennant une somme raisonnable – Et nous ne croyons pas qu’il puisse le faire si les terres sont visées par une entrave législative.

[Pièce 6, onglet 256; Pièce 5, onglet 188]

[169]  Les membres de l’Assemblée législative étaient divisés au sujet de la loi. Par exemple, Robert Hazen et John Ambrose Street appuyaient la loi alors que Moses Perley et le lieutenant‑gouverneur William Colebrooke s’y opposaient.

[170]  Une disposition suspensive avait été ajoutée à la loi de 1844, dans la partie XIII :

[traduction] Et il est prévu que la loi n’entrera pas en vigueur tant que Sa Majesté n’aura pas donné son approbation.

[171]   Le 13 juin 1844, Lord Stanley a écrit à Colebrooke :

[traduction] Vous êtes investi de pouvoirs étendus en ce qui concerne la location ou la vente des terres des Indiens. J’estime qu’il est juste de vous mettre en garde contre les très nombreuses occasions que vous aurez d’aliéner ces terres.

[172]  L’intention du gouvernement de vendre des lots pris à même la réserve de Madawaska ne s’est pas concrétisée. Comme M. Cuthbertson l’a dit dans son témoignage, la loi a échoué dans son objectif pour diverses raisons, et aucune vente n’a alors eu lieu sur la réserve.

[173]  La superficie déclarée de la réserve des Malécites de Madawaska constitue un autre exemple du fait que les dossiers du gouvernement colonial du Nouveau‑Brunswick portaient à confusion et qu’ils étaient incomplets et inexacts. Soulignons que, dans le premier répertoire faisant mention de la réserve de Madawaska en 1842, il est indiqué que la réserve a une superficie de 700 acres.

2.  L’arpentage réalisé par l’arpenteur général Beckwith (1860)

[174]  En 1860, l’arpenteur adjoint Charles Beckwith a arpenté la réserve de Madawaska, qu’il a représentée sur le [traduction] « Plan d’arpentage de la réserve indienne de Saint‑Basile, dans le comté de Victoria, devenu le comté de Madawaska, au N.‑B. ». Il a dessiné huit lots qu’il a numérotés d’ouest en est. La concession de 100 acres de John Hartt y est représentée comme le lot 1.

[175]  Beckwith a tracé une ligne de démarcation à l’extrémité nord de la réserve, laquelle s’aligne avec la limite nord de la concession de Simon Hebert qui se trouve juste à l’ouest. La réserve avait donc une superficie bien inférieure à celle indiquée sur le plan d’arpentage de Garden. Beckwith a tracé la [traduction] « route postale » ou la voie de communication traversant le lot de Simon Hebert et la réserve de Madawaska.

III.  OPINIONS DES EXPERTS

A.  Les experts de la revendicatrice

1.  William Parenteau

[176]  William Parenteau a été embauché comme expert par la revendicatrice. Il a rédigé deux rapports qui ont été déposés le 10 octobre 2014 et le 4 novembre 2015 (P‑17 et P‑18, respectivement). M. Parenteau détient un doctorat en histoire du Canada de l’Université du Nouveau‑Brunswick, où il enseigne. Il occupe actuellement le poste de directeur des études supérieures au Département d’histoire de l’UNB.

[177]  M. Parenteau a déjà témoigné en tant qu’expert dans des affaires de revendications territoriales et de droits issus de traité. Il a été éditeur de la revue « Acadiensis : Revue d’histoire de la région Atlantique ». Il a aussi fait plusieurs présentations dans le cadre de conférences portant sur les questions relatives aux Autochtones et a publié divers articles à ce sujet dans les provinces de l’Atlantique.

[178]  Mme Mancke est une collègue de M. Parenteau. Elle a collaboré à la recherche et à la préparation des rapports rédigés par ce dernier dans le cadre de la présente revendication. Malheureusement, la revendicatrice a informé le Tribunal que M. Parenteau ne serait pas en mesure de témoigner à l’audience en raison de problèmes de santé et a proposé que Mme Mancke le remplace. Les avocats du Canada ont accepté que Mme Mancke témoigne à titre d’expert ayant contribué aux rapports susmentionnés.

2.  Elizabeth Mancke

[179]  Mme Mancke est une historienne spécialisée dans l’histoire de l’Amérique du Nord britannique (période de 1600 à 1840), en particulier des régions de l’Amérique du Nord britannique qui sont devenues le Canada et, plus précisément, le Canada atlantique. Elle a publié des ouvrages sur l’histoire des Autochtones et l’histoire des sociétés de colons en Acadie, en Nouvelle‑Écosse, au Nouveau‑Brunswick et en Nouvelle‑Angleterre.

[180]  Mme Mancke a affirmé que la lettre que Lord Dorchester a envoyée au lieutenant‑gouverneur Carleton, en 1787, confirmait que la Couronne reconnaissait que le déplacement des peuples autochtones créait des tensions et qu’il était nécessaire de prendre des arrangements pour maintenir la paix dans la région.

[181]  À l’été 1787, on espérait que les arpenteurs généraux du Québec et du Nouveau‑Brunswick puissent s’entendre sur l’emplacement de la frontière entre les deux provinces. Ce qu’ils ont été incapables de faire et l’arpenteur général du Nouveau‑Brunswick, George Sproule, a procédé à l’arpentage de la région en vue de l’aménagement d’une voie de communication et il a réalisé son plan d’arpentage des limites en 1787.

[182]  Ce plan, préparé par George Sproule en 1787, montre les limites des terres réservées pour les Malécites de Madawaska, ainsi que les parcelles de terre où Sproule a ensuite délimité les lots des Acadiens et des Canadiens ayant obtenu une concession de groupe en 1790.

[183]  Mme Mancke a fait remarquer que le plan de la voie de communication que George Sproule a préparé cet été‑là avec l’aide des Malécites comportait diverses annotations fondées sur les indications fournies ces derniers, signe que Sproule les avait fréquemment consultés, ou qu’ils avaient activement participé à l’arpentage.

[184]  Mme Mancke a affirmé que le plan des concessions préparé par Sproule en 1790 avait servi de base aux concessions de Joseph Muzeroll et des autres colons acadiens. Selon elle, il ne fait aucun doute que Sproule avait décrit la région située au nord‑ouest de leurs lots comme étant une « Indian Reserve » (réserve indienne, en français), en 1787, et qu’il l’avait indiqué sur son plan, bien que le terme « Indian » qui apparaît à l’ouest ait été biffé et déplacé. Elle croit que Thomas Baillie serait responsable de cette rature.

[185]  Elle estime qu’en délimitant le secteur de la « réserve indienne », Sproule a non seulement établi la limite occidentale des lots des colons et déterminé leur emplacement par rapport à la terre des Malécites, mais il a aussi documenté le fait que la Couronne avait reconnu l’existence d’une réserve indienne à Madawaska. Une partie de la limite sud‑est de la réserve est délimitée, c’est‑à‑dire qu’elle est bornée par les concessions des Français, mais les autres limites débordaient de la feuille sur laquelle le plan avait été préparé.

[186]  Elle estime que, par cette description, Sproule se conformait à la politique du bureau de l’arpenteur général selon laquelle, là où il y avait des villages indiens, comme à Madawaska, les terres devaient être traitées en priorité et mises de côté avant qu’elles ne soient arpentées et attribuées à des colons. Par conséquent, le plan des lots de Muzeroll devait reconnaître l’existence de la réserve adjacente.

[187]  Mme Mancke a présenté des éléments de preuve qui, selon elle, étaient importants et corroboraient les circonstances dans lesquelles Sproule a réalisé l’arpentage des limites en 1787 et le plan des concessions en 1790, l’importance de ces plans dans les décisions prises par les représentants du Nouveau‑Brunswick au cours des décennies subséquentes et leur utilité pour ce qui était de documenter l’existence de la réserve pour les Malécites de Madawaska.

[188]  Au haut de sa liste d’[traduction] « éléments de preuve corroborants », il y avait une décision prise par les dirigeants du Québec en 1765 qui reconnaissait les revendications des Malécites dans la région de Madawaska, une ancienne décision administrative des Britanniques, ses analyses de l’importance du plan d’arpentage des limites réalisé par Sproule en 1787 et du plan des concessions préparé en 1790 et le [traduction] « Répertoire des réserves indiennes » de 1842 qui reconnaissait ce qui restait de la réserve à l’époque.

[189]  Mme Mancke a parlé de la façon dont la copie calquée du plan des concessions de Sproule (Pièce 1, onglet 2) a été, selon elle, préparée à partir du plan des concessions initial de 1790 (Pièce 26), bien que plusieurs modifications, ajouts et suppressions aient été faits après 1825 relativement à la concession de Hebert et à son permis d’occupation. En ce qui concerne les signatures qui figurent sur la copie calquée, Mme Mancke a affirmé que George Sproule avait signé le plan des concessions de sa propre main, alors que J.A. Beckwith et Thomas Baillie (qui sont devenus plus tard arpenteurs généraux) ont vraisemblablement signé la copie calquée à l’époque où Baillie supervisait la rédaction de l’acte de concession et du permis d’occupation.

[190]  À au moins une reprise, des annotations ont été ajoutées au plan des concessions préparé par Sproule. L’une d’elles est venue modifier la superficie de la « réserve indienne » par rapport au plan original. Aussi, sur la copie calquée, quelqu’un a écrit, à l’ouest de la rivière Madawaska, [traduction] « Nouveau‑Brunswick n’a pas compétence ici ». Selon Mme Mancke, le Conseil a donné à Hebert un permis d’occupation pour des terres situées à l’ouest de la rivière, ce qui démontre qu’il avait compétence de fait.

[191]  Mme Mancke a fait remarquer que, selon le Répertoire des réserves indiennes de 1842, la réserve de Madawaska avait une superficie de 700 acres, soit environ ce qui était indiqué sur la copie du plan des concessions de 1790. Cependant, comme elle l’avait dit, sur l’original du plan des concessions de 1790, la mention « Indian Reserve » englobait la rivière Madawaska. L’original témoigne aussi des tentatives bureaucratiques destinées à modifier les ententes préalablement conclues entre la Couronne et les Malécites, quelqu’un ayant réécrit par‑dessus les inscriptions et ajouté des notes. Cependant, le texte d’origine n’a pas été effacé et, bien qu’elle ait été hachurée, la mention originale « Reserve » est toujours lisible. Le plan d’arpentage réalisé par Sproule en 1787 est toutefois demeuré intact et il montrait que la parcelle de terre qui avait été délimitée pour l’usage des Indiens englobait les terres situées des deux côtés de la rivière Madawaska et des deux côtés de la rivière Saint‑Jean.

[192]  La parcelle lisérée de rouge avait une superficie d’environ 3 930 acres et semble être restée intacte jusque dans les années 1820. À certains moments, le gouvernement du Nouveau‑Brunswick a participé à l’aliénation de certaines parties de la réserve, comme ce fut le cas pour les concessions de Simon Hebert. Et à d’autres moments, il a feint l’ignorance, comme dans le cas des répertoires des réserves indiennes préparés par le Bureau des terres de la Couronne en 1838 et en 1841.

[193]  Au cours des années 1840 et 1850, divers bureaux du gouvernement du Nouveau‑Brunswick ont multiplié les efforts pour déposséder les Malécites de la majeure partie de la réserve de Madawaska, mais ils ont été systématiquement freinés dans leurs tentatives, en particulier par Louis Bernard. Ce dernier avait, tout comme son père, passé sa vie à Madawaska et il était un jeune homme lorsque Sproule a préparé le plan de la parcelle de terre exigée pour l’usage des Indiens. En mai 1861, vers l’âge de 90 ans, Louis Bernard a présenté une pétition au Lt.‑gouv. Sutton, lui demandant de ne pas être dépossédé de ses terres dans les dernières années de sa vie. Au cours de sa vie, 80 pour cent de la réserve originale avait été aliénée, contrairement à la politique de la Couronne.

[194]  Lors de son témoignage, Mme Mancke a affirmé que, en indiquant sur la parcelle lisérée de rouge qu’il s’agissait de la parcelle exigée pour l’usage des Indiens, George Sproule avait probablement, à titre d’arpenteur général, [traduction] « créé la réserve » des Malécites de Madawaska. Lors de son contre‑interrogatoire, elle a changé d’avis et affirmé au contraire que Sproule n’avait pas créé de réserve en délimitant la parcelle lisérée de rouge et en annotant son plan d’arpentage de 1787, mais qu’il avait simplement recommandé qu’une réserve soit créée.

3.  Brian Cuthbertson

[195]  M. Cuthbertson détient, en plus d’un doctorat, une maîtrise en histoire des provinces de l’Atlantique. Il a travaillé comme archiviste aux Archives publiques de la Nouvelle‑Écosse pendant dix ans. Il a agi comme spécialiste de la recherche historique pour la Direction générale des Revendications particulières et est l’auteur de plusieurs publications historiques.

[196]  La revendicatrice a retenu les services de M. Cuthbertson afin qu’il effectue des recherches et rédige un rapport sur les répercussions de la loi adoptée par le Nouveau‑Brunswick en 1844 à l’égard des réserves indiennes de cette province. Cette loi visait à réglementer la gestion et l’aliénation des réserves indiennes dans la province.

[197]  M. Cuthbertson a décrit les enjeux auxquels le lieutenant‑gouverneur Colebrook a dû faire face alors que des squatters occupaient certaines parties des réserves indiennes et que le gouvernement proposait de vendre ces parties des réserves qui ne servaient pas à l’agriculture et d’utiliser le produit de ces ventes pour aider les Indiens.

[198]  Il a aussi décrit le projet de nommer un commissaire des Indiens pour chaque comté, ceux‑ci devant s’occuper des réserves, les visiter et déterminer l’ampleur de l’occupation des squatters.

[199]  H.M. Garden a donc été engagé pour arpenter et réaliser un croquis des huit lots situés sur la réserve des Malécites de Madawaska. M. Cuthbertson a toutefois mentionné que les Malécites étaient réfractaires à l’idée que leurs terres soient vendues.

[200]  Selon M. Cuthbertson, le projet de vente ne s’est pas concrétisé. Les efforts déployés par le gouvernement pour mettre en œuvre la loi, supposément pour le bénéfice des Indiens et pour régler le problème des squatters n’ont, pour la plupart, pas porté fruit. Cependant, le fait que la réserve ait finalement été arpentée et que ses limites aient été clairement établies aura empêché les colons d’occuper illégalement les terres.

4.  Andrea Bear Nicholas

[201]  Mme Bear Nicholas est professeure émérite à l’Université St. Thomas de Fredericton (Nouveau‑Brunswick) et a déjà été titulaire de la chaire en études autochtones à cette même université. C’est une Malécite de Nekotkok (Première Nation de Tobique). Elle a été reconnue par le Tribunal en tant qu’expert de la revendicatrice et son témoignage a porté sur l’histoire et la société des Malécites ainsi que leur relation avec la Couronne britannique.

[202]  Mme Bear Nicholas a rédigé plusieurs articles qui ont été publiés dans la Revue de droit de l’Université du Nouveau‑Brunswick, dont un intitulé « Mascarene’s Treaty of 1725 », et un autre publié dans les rapports sur les Malécites intitulé « Maliseet Aboriginal Rights and Mascarene’s Treaty, Not Dummer’s Treaty ». Ces deux articles étaient joints à son rapport d’expert « Report on the History of Maliseet Treaties with the Crown », déposé dans le cadre de la présente procédure.

[203]  Mme Bear Nicholas a raconté l’histoire des Malécites qui habitaient sur les rives de la rivière Saint‑Jean et a expliqué comment leur vie s’était détériorée après l’arrivée des Européens. Ils ont alors connu la guerre, la maladie et la famine, et leur population a considérablement chuté.

[204]  Elle a raconté que des familles provenant de l’ensemble du bassin de la rivière Saint‑Jean se rassemblaient régulièrement pour tenir des Grands Conseils, lesquels étaient présidés par les chefs qui parlaient en leur nom.

[205]  Elle a parlé de l’importance pour les Malécites de la relation établie par traité et a affirmé que cette relation constituait l’aspect de plus important des traités qu’ils avaient conclus.

[206]  La culture des Malécites étant une culture orale, totalement tributaire de la mémoire, cette relation devait être régulièrement confirmée pour que les parties puissent négocier tout en s’adaptant aux circonstances changeantes. Le Traité de 1725‑1726 est devenu un modèle pour les traités suivants. Il n’y était pas seulement question de paix et d’amitié, mais de respect mutuel de deux modes de vie très différents.

[207]  Mme Bear Nicholas a affirmé qu’aux termes du Traité de 1725‑1726, les Malécites devaient respecter les établissements [traduction] « légalement établis » alors que les Britanniques devaient respecter les Malécites sur leurs territoires de chasse, de pêche et de culture. Cet échange mutuel respectait le mode de vie nomade des Malécites, mode de vie qui les obligeait à se déplacer tout au long de l’année pour s’adonner à diverses activités dans les différentes parties du territoire qu’ils utilisaient. La seule façon de maintenir la paix était qu’aucune des parties ne vienne perturber l’autre dans son mode de vie.

[208]  Lors de l’arrivée massive des colons loyalistes, dont certains ont squatté les terres indiennes, l’attribution de terres qui étaient des terres indiennes, était donc contraire aux traités. Par conséquent, les Malécites voulaient s’assurer qu’au moins une partie de leurs terres longeant les rivières leur seraient réservées.

[209]  Mme Bear Nicholas ne partageait pas l’avis de M. Wicken, selon qui les représentants du gouvernement colonial n’étaient pas disposés à créer une réserve pour leurs [traduction] « anciens ennemis ». Elle a affirmé que les Malécites de Madawaska étaient restés neutres ou avaient appuyé les Britanniques dans les conflits.

[210]  Elle a aussi déclaré qu’il y avait trois principaux lieux de rassemblement le long de la rivière Saint‑Jean qui étaient importants pour les Malécites, et que Madawaska était l’un de ces lieux (les autres étaient Meductic et Ekwpahak [Fredericton]).

B.  L’expert de l’intimée : William Wicken

[211]  M. William Wicken détient un doctorat en histoire du Canada et enseigne au département d’histoire de l’Université York.

[212]  Il est l’auteur des ouvrages suivants :

The Colonization of Mi’kmaw Memory and History, 1794‑1928, The King v Gabriel Sylliboy. Toronto : University of Toronto Press, et, Mi’kmaq Treaties on Trial : History, Land and Donald Marshall Junior. Toronto : University of Toronto Press. Réédition 2008, 2011 et 2012.

[213]  Il a aussi rédigé, en 2004, en collaboration avec John G. Reid, Maurice Basque, Elizabeth Mancke, Barry Moody et Geoffrey Plank, l’ouvrage intitulé « The Conquest of Acadia, 1710 : An Interpretive and Contextual History », Toronto : University of Toronto Press.

[214]  M. Wicken a une vaste expérience comme témoin expert, ayant témoigné dans de nombreuses affaires, notamment dans des affaires de titres et de droits ancestraux dans les Maritimes. Dans plusieurs instances, il a témoigné au nom d’une Première Nation ou d’une organisation de Premières nations.

[215]  M. Wicken a, en l’espèce, préparé plusieurs rapports pour le compte du Canada. Ces rapports, datés du 30 septembre 2014, du 31 août 2015, du 30 décembre 2015 et de juin 2017, ont été rédigés en réponse aux rapports des trois experts de la revendicatrice.

[216]  Après avoir examiné les nombreux documents et le contexte dans lequel Sproule a réalisé son plan d’arpentage des limites, M. Wicken a conclu que le gouvernement n’avait réservé aucune terre pour les Malécites à la confluence des rivières Madawaska et Saint‑Jean en 1787, ou peu de temps après. Selon lui, le gouvernement n’aurait pas confirmé l’existence de la réserve à cette époque. Il l’aurait toutefois reconnue pour la première fois dans le Répertoire des réserves indiennes de 1842, comme il a été décrit précédemment. Cet acte de reconnaissance a donc eu pour effet de « créer » la réserve en 1842 et, à ce moment‑là, la superficie de la réserve était estimée à environ 700 acres.

[217]  M. Wicken donne cinq raisons pour étayer son opinion.

[218]  Premièrement, les notes inscrites sur le plan de Sproule montrent seulement que la collectivité indienne a demandé à ce que des terres lui soient réservées, et il est raisonnable de croire que Sproule a transmis cette demande au lieutenant‑gouverneur. Cependant, puisque rien n’indique que des terres ont été réservées, nous pouvons seulement conclure que le lieutenant‑gouverneur Carleton a rejeté la demande, du moins à ce moment‑là.

[219]  Deuxièmement, cinq ans plus tard, les Malécites ont présenté une pétition au gouvernement colonial dans le but d’obtenir une concession à l’embouchure de la rivière Madawaska. Si le gouvernement leur avait réservé des terres après que Sproule eut réalisé son arpentage en 1787, pourquoi présenteraient‑ils une autre demande cinq ans plus tard? Selon M. Wicken, la seule conclusion logique est que les terres n’ont pas été réservées en 1787, ce qui expliquerait pourquoi les Malécites ont fait une autre demande.

[220]  Troisièmement, si des terres avaient été mises de côté, les Malécites se seraient plaints aux autorités coloniales lorsque la colonisation européenne a pris de l’ampleur dans la région et que des colons ont empiété sur leur réserve alors que, selon M. Wicken, aucune plainte n’a été reçue en ce sens.

[221]  Quatrièmement, M. Wicken estime qu’en raison de l’emplacement stratégique de la rivière Madawaska pour se rendre à Québec et en revenir, le gouvernement colonial n’aurait probablement pas réservé de terres pour les Malécites à l’embouchure de la rivière, d’autant plus que certains Malécites s’étaient rangés du côté des rebelles américains quelques années auparavant. En cédant le contrôle des terres adjacentes à la route entre Fredericton et le Canada, Carleton aurait placé la nouvelle colonie dans une situation potentielle de vulnérabilité.

[222]  Cinquièmement, selon M. Wicken, [traduction] « [l]e gouvernement n’avait pas déclaré son intention de créer une réserve dans la région avant 1842 parce que la population malécite fluctuait énormément » (P‑25, rapport daté du 10 septembre 2014, p 8, para 54).

[223]  En résumé, M. Wicken estime que la note inscrite par l’arpenteur général, George Sproule, sur son plan des limites du Haut‑Saint‑Jean, en 1787, ne peut servir à démontrer qu’une réserve a été créée pour les Malécites de Madawaska à la confluence des rivières Madawaska et Saint‑Jean.

[224]  S’agissant des traités « de paix et d’amitié », M. Wicken s’est dit en désaccord avec Andrea Bear Nicholas. Il était plutôt d’avis que ni les traités conclus entre les Malécites et la Couronne britannique entre 1725/1726 et 1778, ni les politiques de la Couronne en vigueur en 1787 n’exigeaient que les terres en question soient réservées pour l’usage des Malécites.

IV.  ANALYSE ET CONCLUSIONS : argument principal

A.  L’importance de la lettre de directives que Dorchester a envoyée à Carleton (3 janvier 1787)

[225]  Le Canada soutient que Dorchester n’avait pas du tout la « création de réserves » en tête lorsqu’il a écrit à Carleton, le 3 janvier 1787, et que l’expert de la revendicatrice va trop loin en affirmant que Dorchester voulait calmer les Malécites de Madawaska puisqu’il n’y avait dans sa lettre aucune directive explicite quant à la mise de côté d’une réserve. À cet égard, le Canada prétend ce qui suit :

[traduction]

57. Dans cette lettre, Dorchester indique qu’il est souhaitable de traiter les Indiens avec civilité et gentillesse et qu’il est nécessaire de les indemniser en leur offrant des cadeaux, et ces cadeaux devraient être encore plus importants avant que de nouvelles concessions soient octroyées, afin qu’ils soient satisfaits. Les paragraphes trois et quatre sont ainsi libellés, onglet 59 :

Vous devez prendre des mesures adéquates pour assurer la défense et la sécurité de la province, mais vous devez également traiter les Indiens avec civilité et gentillesse. Vous pouvez à tout le moins tenter de vous lier d’amitié avec eux, plutôt que de repousser leurs attaques. Outre cette politique de conduite, la justice exige que l’on porte une certaine attention à ces peuples, à qui nous avons pris les terres que nous occupons, et qu’on leur accorde une certaine indemnisation. Je crains que cela n’ait pas été vraiment fait compte tenu de la distance qui les sépare d’Halifax, qui était alors le siège du gouvernement.

Je vous recommande de toujours traiter les Indiens avec bienveillance, et de faire en sorte que, parfois, ils retournent chez eux avec des cadeaux pour leurs familles. Cependant, cette pratique devrait être tout particulièrement mise en œuvre, et les cadeaux devraient être plus importants, avant que de nouvelles concessions de terres soient faites, de sorte que les Indiens soient entièrement satisfaits de la transaction.

58. Comme Dorchester établit une distinction entre les « cadeaux » et les « terres », nous pouvons conclure qu’il ne faisait pas référence à des terres lorsqu’il parlait de « cadeaux encore plus importants ».

[Caractères gras ajoutés]

[226]  Nous savons que Sproule a arpenté une parcelle de terre pour les Malécites de Madawaska lorsqu’il a visité la région. Ce que nous ne savons pas, c’est si, à cette occasion, il leur a offert des cadeaux. En fait, la preuve dont nous disposons confirme qu’au terme de sa visite, Sproule avait attribué de [traduction] « nouvelles concessions de terres » au lieu d’offrir seulement des cadeaux, ce qu’il pouvait aussi faire.

[227]  L’extrait de la lettre qui concerne cette directive est le suivant :

[traduction] Je vous recommande de toujours traiter les Indiens avec bienveillance, et de faire en sorte que, parfois, ils retournent chez eux avec des cadeaux pour leurs familles. Cependant, cette pratique devrait être tout particulièrement mise en œuvre, et les cadeaux devraient être plus importants, avant que de nouvelles concessions de terres soient faites, de sorte que les Indiens soient entièrement satisfaits de la transaction.

[Caractères gras ajoutés]

[228]  Ce qui ressort de la lecture de ce paragraphe, et surtout de la dernière phrase, c’est que Dorchester semble recommander à son frère d’offrir des cadeaux plus importants qu’à l’habitude avant d’attribuer de nouvelles concessions pour s’assurer que les Malécites de Madawaska sont [traduction] « entièrement satisfaits de la transaction ». Autrement dit, les « nouvelles concessions de terres » faisaient partie de la « transaction » que Carleton pouvait conclure.

B.  L’importance du plan d’arpentage des limites réalisé par Sproule et de son plan des concessions de 1790, ainsi que les intentions et les actions du gouvernement du Nouveau‑Brunswick

[229]  George Sproule, à titre d’arpenteur général du Nouveau‑Brunswick, était un arpenteur très expérimenté et faisait partie du Conseil exécutif du gouvernement colonial du Nouveau‑Brunswick. Sproule n’avait de compte à rendre qu’au gouverneur du Nouveau‑Brunswick qui, lorsqu’il a réalisé son arpentage, était Thomas Carleton.

[230]  Comme il occupait un poste de niveau supérieur et qu’il possédait une vaste expérience en arpentage, Sproule devait bien connaître l’objectif poursuivi par le gouvernement colonial quand celui‑ci lui a demandé de préparer un plan d’arpentage en 1787.

[231]  Sproule a passé une bonne partie de l’été sur le terrain avec les Malécites de Madawaska afin d’obtenir d’eux les renseignements importants dont il avait besoin pour préparer le plan d’arpentage des limites de 1787 et le plan de la voie de communication. Comme je l’ai mentionné, Sproule a expressément reconnu l’importance des renseignements que lui avaient transmis les Malécites de Madawaska afin qu’il puisse terminer le plan de la voie de communication.

[232]  Dans les circonstances, il est tout à fait raisonnable de conclure que le très expérimenté arpenteur général s’est plié aux directives du Lt.‑gouv. du Nouveau‑Brunswick et a fourni tous les renseignements nécessaires et essentiels recueillis lors des travaux d’arpentage effectués sur le terrain. Sproule devait savoir qu’il était important d’identifier et de délimiter le secteur dans lequel le gouvernement colonial pourrait concéder des terres, non seulement aux colons déjà installés le long des berges de la rivière Saint‑Jean, mais aussi aux autres colons, y compris les loyalistes qui ont afflué dans la colonie après la Révolution américaine.

[233]   Sproule devait également être au courant des conflits engendrés par l’animosité qui régnait entre les Malécites de Madawaska et les colons qui squattaient leurs terres, cette occupation illégale ayant donné lieu à des tensions et parfois même à de la violence entre les Indiens et les colons. Les autorités gouvernementales, y compris le gouverneur général Dorchester, tenaient à faire tout ce qui était raisonnablement possible pour maintenir la paix dans la région et éviter de tels conflits territoriaux.

[234]  Je ne retiens pas l’argument avancé par le Canada selon lequel Sproule a agi sans que ses supérieurs ne lui aient donné les directives nécessaires pour délimiter la parcelle de terre apparaissant, lisérée de rouge sur son plan d’arpentage de 1787, ou le pouvoir clair de ce faire, et qu’il a été influencé par la force de persuasion des Malécites de Madawaska plutôt que d’agir sur le fondement d’une intention déclarée ou d’une approbation du gouvernement du Nouveau‑Brunswick de réserver cette parcelle de terre pour les Malécites.

[235]  J’estime que rien n’indique que Sproule n’avait pas le pouvoir d’agir comme il l’a fait à titre d’arpenteur général quand il a délimité la parcelle lisérée de rouge à l’intention des Malécites de Madawaska. Ce que Sproule a fait sur le terrain, sur ordre du gouvernement du Nouveau‑Brunswick, a finalement mené au plan d’arpentage de 1787. Sproule, qui était le bras droit du lieutenant‑gouverneur Carleton et avait l’habitude d’obéir aux ordres, n’a fait que respecter les vœux et directives du lieutenant‑gouverneur quand il a effectué ses travaux d’arpentage à Madawaska. Il a ensuite obtenu l’approbation de Carleton, comme cela est indiqué sur le plan d’arpentage.

[236]  Le titre que Sproule a donné à son plan d’arpentage indique clairement que l’arpentage a été effectué [traduction] « sur ordre de Son Excellence le lieutenant‑gouverneur Carleton » (caractères gras ajoutés).

[237]  L’absence de directives claires ou de mandat d’arpentage (qui a peut‑être été délivré, mais qui n’a pas été retrouvé) pour la région de Madawaska n’empêche pas que le plan d’arpentage des limites de 1787 a, au final, été approuvé sur « ordre » du gouverneur général, si l’on se fie au plan lui‑même. Rien n’indique que Carleton a n’a pas été approuvé la parcelle de terre délimitée en rouge à ce moment‑là ou à tout autre moment.

[238]  En outre, ce que Sproule a fait à ce moment‑là, c’est‑à‑dire délimiter au même moment une parcelle de terre pour les Malécites de Madawaska et pour les colons acadiens/français (là où ces derniers ont finalement obtenu par concession des lots d’environ 200 acres chacun, incluant les améliorations), a été, sur les plans pratique et politique, approuvé par Carleton un an plus tard pour le comté de Northumberland. Comme l’a indiqué Sproule quand il a donné ses directives à l’arpenteur adjoint, le 18 juillet 1788, il avait obtenu un [traduction] « mandat d’arpentage » de Carleton selon lequel il devait effectuer les tâches suivantes :

[traduction] Conformément à un mandat d’arpentage délivré à cette date par Son Excellence le lieutenant‑gouverneur, vous devez mesurer et délimiter des lots d’un maximum de 200 acres chacun — aux frais du [demandeur?] — dans le comté de Northumberland pour les habitants de l’un des nombreux districts de ce comté qui sont prêts à s’établir immédiatement sur leurs lots respectifs et, dans le même ordre d’idées, vous devez également établir les limites des villages indiens de Richibucto et Chibuctouchi selon leur nombre d’habitants.

Vous êtes par les présentes tenu d’exécuter ledit mandat sans délai. Les demandeurs respectifs vous verseront tous les frais afférents à cette tâche, sauf les Indiens dont l’arpentage sera payé par le gouvernement. Outre vos Instructions générales, vous devez respecter les directives suivantes :

1=  Les lots de 200 acres doivent mesurer soixante perches de front à moins qu’ils ne doivent être plus grands pour couvrir des améliorations, lesquelles doivent dans tous les cas être rattachées au lot de celui qui les a apportées […].

11 = Vous délimiterez toutes les terres adjacentes aux villages indiens susmentionnés ou à tout autre village que vous visiterez selon ce que vous jugerez suffisant. Si leurs revendications sont extravagantes, vous les signalerez et vous leur accorderez seulement ce que vous jugez nécessaire. Cependant, vous devez aussi les calmer et faire tout votre possible pour éviter leur colère[.]

[Pièce 2, onglet 77; caractères gras ajoutés]

[239]  L’arpenteur adjoint de Sproule devait faire preuve de discernement et de jugement pour délimiter des terres d’une superficie [traduction] « suffisant[e] » pour les « Indiens », lesquelles seraient adjacentes à leurs villages, tout en accordant « seulement ce qu[’il] jug[eait] nécessaire » et en « signal[ant] » les demandes « extravagantes ». Pour ce faire, il devait également tenir compte du « nombre d’habitants » dans la région. Selon Sproule, il y avait au moins 60 familles malécites dans la région lorsqu’il a effectué ses travaux d’arpentage en 1787. En comparaison, le nombre de familles acadiennes ayant reçu des concessions en 1790 s’élevait à 50 et la parcelle de terre qui a été concédée aux Acadiens et aux Français avait une superficie totale nettement supérieure à celle de la terre accordée aux Malécites de Madawaska.

[240]  Voici ce que M. Cuthbertson avait à dire à propos du mandat d’arpentage susmentionné, qui a été accordé pour le comté de Northumberland :

[traduction] En juillet 1788, George Sproule a demandé à l’un de ses arpenteurs adjoints, Stephen Millidge, de se rendre dans le comté de Northumberland et de délimiter des lots pour les colons prêts à s’installer immédiatement et à payer pour l’arpentage. Il devait « également établir les limites des villages indiens de Richibucto et Chibuctouche », et ce, « selon leur nombre d’habitants ». Il devait aussi délimiter les terres de tout autre village qu’il pourrait rencontrer selon ce qui lui semblait suffisant. Le rapport de Millidge n’existe plus. En utilisant le mot village, Sproule voulait clairement que des terres soient délimitées à l’intention des Indiens. À partir du moment où il a délivré un permis d’occupation pour la réserve d’Eel Ground en 1789, le gouvernement a cessé d’utiliser le mot village. [Ex‑19, p.11; italiques dans l’original]

[241]  Fait important, cette pratique qui consistait à délimiter des terres pour la population autochtone locale en même temps que les terres destinées aux colons permettait au gouvernement de [traduction] « calmer » les Indiens et de « faire tout [son] possible pour éviter leur colère » tout en poursuivant ses objectifs, c’est‑à‑dire créer de nouveaux établissements coloniaux dans le comté, maintenir la paix, fidéliser ses sujets et mettre en place d’un service de communication postale, souhaité et accessible (sur le plan militaire ou autre), dans la région.

[242]  Nous savons également que, selon Joseph Treat qui a visité la région de Madawaska en 1820, une grande parcelle de terre avait été concédée aux [traduction] « Indiens de Saint Jean » par le roi d’Angleterre. Les parties peuvent débattre de la superficie exacte attribuée à cette parcelle par Treat à l’époque, mais il reste qu’une parcelle d’un demi‑township est, peu importe l’échelle de mesure, une parcelle de taille importante. Treat avait également décrit la parcelle comme étant distincte du « village et [des] territoires de chasse » des Malécites de Madawaska, qui, a‑t‑il précisé, se trouvaient « un peu au sud de Madawaska ». Cette concession du roi n’existe pas, mais Treat a indiqué que la tribu était « composée de mille à mille cinq cents âmes, et d’environ 300 guerriers ».

[243]  Je conclus également que la description que fait dans son rapport l’expert du Canada, M. Wicken, du mode de vie et de « l’économie domestique » des Malécites de Madawaska durant la période pertinente, explique pourquoi une telle superficie était nécessaire pour la survie de la bande. Il confirme également dans son rapport que le territoire utilisé et occupé par les Malécites dans les années 1780 était celui indiqué sur le plan d’arpentage de Sproule.

[244]  En outre, le sous‑ministre des Postes, Hugh Finlay, qui avait accompagné Sproule sur le terrain cet été‑là, a informé le Conseil de Québec, en février 1788, que les Indiens « [étaient alors] en possession » de la parcelle de terre. M. Finlay, qui siégeait au Conseil, a rencontré Sproule juste après l’arrivée de ce dernier dans la région de Madawaska et a de toute évidence eu l’impression que la parcelle lisérée de rouge avait été délimitée pour les Malécites de Madawaska conformément aux instructions du mandat d’arpentage accordé sur ordre de Carleton.

[245]  Le procès‑verbal de ce Comité des terres de la Couronne de Québec, daté du 22 février 1788, indique notamment ce qui suit :

M. Finlay a informé le Comité qu’il pense que l’endroit désigné dans la requête de Doucet est inclus dans une étendue de terre fixé (sic) par l’ordre du gouvernement de New Brunswick, à l’usage des Sauvages de St‑Jean, qui en sont actuellement en possession. C’est à un quart de mille de leur village […]

[Caractères gras ajoutés]

[246]  De même, à l’endos de la pétition de Doucet, une note écrite en anglais a été ajoutée. En voici un extrait :

[traduction] Lu en Comité le 22 fév. 88.

Les terres demandées ont été récemment promises aux Indiens habitant près de cet endroit par mandat du gouvernement du Nouveau‑Brunswick.

[Caractères gras ajoutés]

[247]  Étant donné la note ajoutée à l’endos de la pétition, je ne souscris pas à l’interprétation que fait le Canada du procès‑verbal, à savoir que M. Finlay se demandait si « une étendue de terre fixé (sic) par l’ordre du gouvernement de New Brunswick, à l’usage des Sauvages de St‑Jean, qui en sont actuellement en possession » avait réellement été délimité puisqu’il était indiqué qu’il « pens[ait] » que c’était le cas. De toute évidence, le mot « penser » se rapporte à la question de savoir si les terres demandées par Doucet se trouvaient dans cette parcelle de terre « promis[e] aux Indiens ». La note inscrite à l’endos de la pétition confirme qu’il ne faisait aucun doute que les « terres demandées » avaient « été récemment promises » aux Malécites de Madawaska « habitant près de cet endroit par mandat du gouvernement du Nouveau‑Brunswick ».

[248]  Les membres du Conseil de Québec, y compris le gouverneur général Dorchester, ont rejeté la pétition de Doucet parce que M. Finlay les avaient informés que cette parcelle était peut‑être située à l’intérieur d’une étendue de terre délimitée par le gouvernement à l’intention des Malécites de Madawaska. Bien qu’il soit possible que la pétition de Doucet ait été envoyée au Conseil de Québec par erreur, étant donné que la région de Madawaska relevait plutôt de la compétence du Nouveau‑Brunswick, la décision du Conseil, dont faisait partie le principal représentant britannique dans les colonies, le gouverneur général Dorchester, de rejeter la pétition démontre néanmoins que, lorsque le gouvernement colonial réservait des terres pour les habitants autochtones des colonies, ces terres devaient être protégées contre les demandes de concession de terres des colons.

[249]  Je ne suis pas non plus d’accord avec M. Wicken, l’expert du Canada, lorsqu’il affirme que Sproule avait délimité la parcelle lisérée de rouge simplement pour rendre service aux Indiens et que ceux‑ci [traduction] « demandaient » à ce que cette parcelle de terre soit mise de côté pour leur usage.

[250]  Pour établir les limites de l’établissement, il était logique que Sproule veuille d’abord délimiter la parcelle de terre « exigée » pour l’usage des Indiens. Il l’aurait fait après avoir discuté sur le terrain avec les Malécites de Madawaska, qu’il avait apparemment consultés lorsqu’il préparait le plan d’arpentage des limites et celui de la voie de communication.

[251]  En préparant son plan d’arpentage des limites, George Sproule savait que la parcelle lisérée de noire serait un jour subdivisée et que ces lots seraient concédés à des familles acadiennes.

[252]  En revanche, comme la parcelle de terre réservée pour les Malécites de Madawaska était un bien collectif à l’usage de la bande et qu’elle ne devait pas être subdivisée en lots, ses limites auraient été soigneusement établies. J’accepte le témoignage de Mme Mancke qui estime, après avoir examiné le document original conservé aux archives, que le plan d’arpentage des limites réalisé par Sproule comportait les indices habituels de « relèvements astronomiques » permettant de confirmer que la parcelle délimitée en rouge avait été officiellement arpentée par Sproule.

[253]  Il convient de souligner que la parcelle délimitée par une ligne noire était adjacente à celle délimitée en rouge. Le plan d’arpentage indiquait où étaient le village indien et ses bâtiments, les îles de la rivière Saint‑Jean, les limites du lot Kelly qui devait être exclu, et les propriétés déjà construites par les colons français et acadiens. Le lot expressément exclu de S. Kelly, un non‑Indien, se trouvait de l’autre côté de la rivière Saint‑Jean, en face du principal village malécite.

[254]  Nous savons également qu’une copie du plan d’arpentage de Sproule a été envoyée au Bureau impérial à Londres (puisqu’il a été trouvé dans les archives de Londres) où l’estampille du Board of Ordinance (« Conseil de l’Artillerie ») y a été apposée. Lorsqu’une telle estampille est apposée sur un plan d’arpentage, le plan est alors reconnu comme un plan officiel pour les besoins de l’Armée britannique. Il importe peu que l’estampille ait été apposée au Nouveau‑Brunswick ou à Londres, et que le plan ait été envoyé à Londres par Carleton ou par son frère, Dorchester, puisque ce plan a finalement été reconnu par l’Armée et qu’il s’est retrouvé à Londres. Le fait que l’Armée britannique en ait obtenu une copie, et qu’elle l’ait décrit comme un plan d’artillerie ou un plan officiel de l’Armée, signifie que ce plan a été accepté par le Bureau impérial.

[255]  De plus, bien que nous ne disposions d’aucune preuve que Carleton a transmis à Dorchester le plan d’arpentage réalisé par Sproule en 1787, il est raisonnable de présumer que Lord Dorchester en a reçu une copie parce qu’il a été réalisé à sa demande.

[256]  Après que le plan d’arpentage de Sproule lui eut été transmis, le Conseil du Nouveau‑Brunswick a, le 28 décembre 1787, présenté un mémoire au lieutenant‑gouverneur du Nouveau‑Brunswick, dans lequel il indiquait que le gouvernement devait maintenant concéder des terres aux colons conformément au plan.

[257]  Par conséquent, très peu de temps après que Carleton eut reçu le plan d’arpentage, Carleton et le Conseil exécutif ont effectivement concédé des terres conformément au plan. George Sproule a alors obtenu l’autorisation de préparer un plan des concessions sur lequel on pouvait voir les limites définitives des lots situés à l’intérieur de l’étendue délimitée en noir sur son plan d’arpentage.

[258]  Fait important, le Conseil du Nouveau‑Brunswick avait convenu que les concessions devaient être octroyées rapidement même si la frontière entre le Québec et le Nouveau‑Brunswick n’avait pas encore été établie. Dans les faits, chaque province a respecté les concessions octroyées par l’autre lorsque les limites coloniales ont changé. De plus, ces concessions ont été accordées même si, en 1824, les terres concédées aux Acadiens sur la rive sud de la rivière Saint‑Jean faisaient alors partie du territoire américain.

[259]  Il est raisonnable de conclure que, le 28 décembre 1787, le gouvernement du Nouveau‑Brunswick a accepté tous les renseignements relatifs à l’arpentage, tels qu’ils figuraient sur le plan d’arpentage de Sproule, et, comme il était convaincu que la parcelle de terre lisérée de de rouge devait être soustraite à la colonisation, les terres de l’établissement français qui étaient situées de part et d’autre de la rivière Saint‑Jean ont pu alors être concédées.

C.  Modifications apportées au plan des concessions réalisé par Sproule en 1790

[260]  Certains changements et ajouts apportés au plan des concessions de 1790 apparaissent sur la copie du plan déposé à titre de pièce. Ces modifications ont été apportées après 1825 et font clairement référence aux instruments fonciers consentis à Hebert, comme il en a été question précédemment.

[261]  Une autre modification concerne le terme « Indian Reserve ». Le mot « Indian » figure à l’ouest de la rivière Madawaska et le mot « Reserve » à l’est. Le mot « Indian » inscrit à l’ouest de la rivière a été biffé et il a été réécrit dans une police de caractères plus petite à l’est de la rivière, au‑dessus du mot « Reserve », lequel apparaît dans une police de caractère semblable à celle utilisée pour le mot « Indian », qui a été biffé. Aussi, les mots [traduction] « Nouveau‑Brunswick n’a pas compétence ici » s’étendent des deux côtés de la rivière Madawaska.

[262]  J’estime qu’il n’y a aucun motif raisonnable de présumer que George Sproule aurait commis une erreur sur le plan original des concessions qu’il a réalisé en 1790 et qu’il aurait décidé de rayer le mot « Indian » figurant à l’ouest de la rivière Madawaska et de l’écrire en plus petit à l’est de la rivière, juste au‑dessus du mot « Reserve », de sorte que le mot « Indian » s’insère parfaitement entre ce qui est décrit comme étant la concession de Hebert (accordée plus tard) et celles des colons acadiens. Aucune autre erreur de ce genre n’a été commise et aucun autre mot n’a été raturé en ce qui concerne les autres concessions accordées en 1790 qui sont illustrées.

[263]  Le gouvernement avait accepté le plan d’arpentage de Sproule comme étant la version définitive et il contenait les renseignements qu’on avait demandé à Sproule de produire en 1787, et aucune modification équivalente n’a été apportée à ce plan.

[264]  À la lumière des éléments de preuve, je suis convaincu que les mots [traduction] « Nouveau‑Brunswick n’a pas compétence ici », qui figurent sur une copie du plan des concessions réalisé par Sproule en 1790, sont des mots que Sproule n’a pas inscrit sur le plan original. Trois grandes raisons m’amènent à tirer cette conclusion.

[265]  Premièrement, en 1787, Sproule a clairement fait savoir que la frontière entre le Québec et le Nouveau‑Brunswick devait passer entre le lac Temiscouata et le fleuve Saint‑Laurent, à l’ouest du point de jonction entre les rivières Madawaska et Saint‑Jean. De plus, la frontière n’avait pas encore été établie; de sorte que l’on ne pouvait pas conclure que le Nouveau‑Brunswick n’avait pas compétence. Il serait donc illogique que Sproule ait écrit une telle chose ou qu’il ait reçu l’ordre de l’écrire.

[266]  Deuxièmement, le plan de Baillie joint au titre de concession de Hebert, en 1825, montre aussi la réserve indienne qui s’étend à l’ouest de la rivière Madawaska, ce qui indique que Baillie, qui était à l’époque arpenteur général, aurait reproduit ce renseignement tiré la version originale du plan des concessions réalisé par Sproule en 1790.

[267]  Troisièmement, je rejette la prétention du Canada que le Nouveau‑Brunswick aurait hésité à réserver une parcelle de terre pour les Indiens, parce que la frontière entre le Québec et le Nouveau‑Brunswick n’avait pas encore été fixée et qu’une partie des terres réservées risquaient de se trouver au Québec. Il a été établi qu’au moment de sa création, la réserve d’Ekwphak se trouvait en Nouvelle‑Écosse coloniale. Après que le Nouveau‑Brunswick soit devenu une colonie distincte et que la réserve se soit retrouvée sur son territoire, le gouvernement a de nouveau concédé des terres de la réserve. Il était aussi d’usage dans les colonies de respecter les concessions des autres colonies lorsque les frontières étaient modifiées. Par ailleurs, Lord Dorchester avait déclaré qu’il fallait procéder aux concessions de terres en faveur des Acadiens et calmer les Malécites, comme le prévoyaient les différentes directives données lors de la résolution du litige frontalier.

[268]  Je ne dispose d’aucun élément de preuve tendant à démontrer que, s’il s’était avéré que la réserve des Malécites de Madawaska se trouve du côté québécois de la frontière, cela aurait pu poser un grave problème pour le gouvernement. Par conséquent, je conclus que, même si la frontière entre le Québec et le Nouveau‑Brunswick n’avait pas été établie entre 1787 et 1790, la possibilité que la parcelle de terre représentée, lisérée de rouge, sur le plan d’arpentage de Sproule se trouve en partie au Nouveau‑Brunswick et en partie au Québec n’était pas suffisamment préoccupante pour que le Nouveau‑Brunswick décide de ne pas la réserver pour les Indiens.

D.  Les conclusions et l’interprétation de l’ensemble des faits historiques

[269]  Les faits, pris dans leur ensemble (que j’ai exposés précédemment et que je résume une fois de plus un peu plus loin), m’amènent à conclure qu’entre 1787 et 1790, le gouvernement colonial du Nouveau‑Brunswick a demandé à l’arpenteur général, George Sproule, d’identifier, d’arpenter et de délimiter sur son plan d’arpentage deux grandes parcelles de terre adjacentes, situées dans la vallée de la rivière Saint‑Jean, de part et d’autre de la rivière Saint‑Jean; l’une d’elles devait être concédées aux colons et l’autre devait être réservée pour l’usage des Malécites de Madawaska.

[270]  Sproule s’est acquitté de cette tâche dans le cadre des travaux d’arpentage qu’il a effectués à l’été 1787 et qui ont mené au plan d’arpentage des limites, qu’il a présenté au lieutenant‑gouverneur du Nouveau‑Brunswick et vraisemblablement au gouverneur général Lord Dorchester, qui l’ont accepté. Ensuite, le gouvernement du Nouveau‑Brunswick a accordé, tel que prévu, des concessions de terres aux colons, et Sproule a été mandaté pour préparer le plan des concessions, qu’il a terminé en 1790; ce plan a par la suite été modifié et manifestement annoté par Thomas Baillie et Beckwith après 1825.

[271]  Voici un résumé des faits importants et des conclusions tirées à la lumière des faits :

  1. George Sproule a réalisé le plan d’arpentage des limites en 1787 par suite d’une directive par laquelle le lieutenant‑gouverneur, Thomas Carleton (qui avait lui‑même reçu l’ordre du gouverneur général Dorchester de s’acquitter de ces deux tâches, le 3 janvier 1787). Sproule a délimité la parcelle lisérée de rouge et a indiqué que [traduction] « [l]es Indiens exigent que l’étendue de terre délimitée par une ligne rouge leur soit réservée »;

  2. le fait que la parcelle délimitée par une ligne rouge ait été arpentée, comme le démontrent les points géodésiques astronomiques, et que lot de Kelly ait été « exclu » des terres exigées par les Indiens, indique que l’arpentage a été fait soigneusement dans le but précis inscrit sur le plan d’arpentage;

  3. la mise en circulation et la reconnaissance évidente de tous les renseignements figurant sur le plan d’arpentage de Sproule par les plus hautes autorités du gouvernement, y compris le Bureau impérial à Londres, et le fait que l’Armée britannique ait reconnu l’importance de ce plan;

  4. la décision prise par Carleton et le Conseil de concéder aux colons des terres situées dans les limites de la parcelle lisérée de ligne noire, conformément au plan d’arpentage de Sproule;

  5. les déclarations que Hugh Finlay a faites au Comité des terres de la Couronne de Québec moins d’un an plus tard (en février 1788) selon lesquelles la parcelle de terre avait été délimitée sur ordre du gouvernement du Nouveau‑Brunswick pour les [traduction] « Indiens » qui en étaient « [alors] en possession » et la décision subséquente du Comité selon laquelle la parcelle ne serait pas octroyée au colon Doucet;

  6. le rejet des pétitions de Martin et de Rice étant donné que les terres demandées étaient, selon Baillie, réservées pour les Malécites de Madawaska;

  7. la directive d’arpentage que Sproule a donnée à son arpenteur adjoint à l’été 1788 à l’égard du comté de Northumberland, conformément au « mandat d’arpentage » donné par Carleton, laquelle consistait à délimiter des réserves pour la population autochtone dans ledit comté tout en identifiant et délimitant des lots d’environ 200 acres à l’intention des colons, comme l’avait fait l’arpenteur général lui‑même à Madawaska l’année précédente;

  8. le fait que Sproule ait inscrit la mention « Indian Reserve » sur le plan des concessions qu’il a réalisé en 1790 confirme également que le gouvernement souhaitait que la parcelle délimitée par une ligne rouge sur le plan d’arpentage de 1787 soit réservée pour l’usage des Indiens;

  9. les mentions apparaissant par la suite sur les plans et cartes d’arpentage représentant les terres indiennes, notamment le plan officiel réalisé en 1825 par l’arpenteur général de l’époque Baillie pour la concession de Simon Hebert, où il est clairement indiqué « Indian Reserve » des deux côtés de la rivière Madawaska, ce qui est correspond aux terres que Sproule avait initialement réservées, tout en incluant la concession de Hebert;

  10. le fait que, depuis plusieurs décennies, il était bien connu qu’il y avait un village malécite et une parcelle de terre réservée à côté de ce village. L’emplacement du village est aussi représenté sur plusieurs cartes et arpentages;

  11. le mode de vie et l’économie domestique des Malécites de Madawaska étaient aussi bien connus, notamment qu’ils cultivaient la terre, chassaient, pêchaient, piégeaient et cueillaient des baies, qu’ils avaient des maisons semblables à celles des Français et qu’ils allaient, par conséquent, avoir besoin d’une vaste parcelle de terre et d’un accès aux ressources pour assurer leur survie;

  12. à cet égard, comme Sproule devait établir les limites de la parcelle devant être réservée pour l’usage des Indiens, il aurait, d’après ses estimations et après avoir consulté les Malécites de Madawaska, délimité un territoire d’une superficie suffisante (mais pas extravagante) pour répondre à leurs besoins sur son plan d’arpentage de 1787;

  13. le fait qu’entre le moment où le gouvernement a décidé de concéder des terres aux colons, en 1788, et celui où la demande présentée par Hebert dans le but d’obtenir une concession a été accueillie, en 1825, rien n’indique qu’il y a eu une mésentente d’une quelconque importance entre les Malécites de Madawaska et les colons, ce qui aurait laissé croire que les limites établies par le gouvernement pour les colons et pour les Malécites n’ont pas été respectées par la Couronne.

E.  La thèse de M. Wicken ne s’accorde pas avec les faits historiques de la revendication

[272]  Je ne souscris pas à l’opinion de M. Wicken selon laquelle le gouvernement colonial du Nouveau‑Brunswick ne voulait pas créer de réserve pour les Indiens en 1787, ou peu de temps après, puisque, d’une part, Carleton et Dorchester, en tant que militaires, se seraient méfiés des Malécites de Madawaska après les guerres coloniales survenues au cours des années ou des décennies précédentes, et que, d’autre part, la nation malécite avait noué de nouvelles alliances politiques et militaires.

[273]  Je ne suis pas convaincu que, comme le laisse entendre M. Wicken, les autorités gouvernementales de l’époque ne voulaient pas créer de réserve pour les Malécites de Madawaska parce qu’elles doutaient de leur loyauté, étant donné que certains Malécites s’étaient rangés du côté des Français lors de la Guerre de Sept Ans (1756‑1763), ou que George Washington avait essayé de convaincre la nation de l’aider à réaliser la Révolution américaine. Comme le fait valoir la revendicatrice, au paragraphe 274 de son mémoire :

[traduction] Les Malécites de Madawaska étaient‑ils « encore » des sympathisants des États‑Unis [en 1787]? Mme Andrea Bear Nicholas a fait remarquer que leur chef, Francis Xavier, avait passé une bonne partie de la dernière guerre à Fredericton, et que les Malécites de Madawaska étaient restés neutres ou avaient appuyé les Britanniques. Quoi qu’il en soit, M. Wicken ne pouvait citer aucun document attestant que les Britanniques avaient, en 1787, une raison de se méfier des Malécites ou qu’ils ne voulaient pas d’une réserve malécite à cet endroit stratégique.

[274]  Les faits démontrent plutôt que la Couronne britannique a conclu des traités de paix et d’amitié avec la confédération Wabanaki, dont la nation malécite, en 1725 et 1726, et que ces traités ont été reconduits et mis à jour en 1749, puis en 1760, soit un an après la prise de Québec par les forces britanniques.

[275]  À l’été 1784, plus de vingt ans plus tard et surtout, juste après la fin de la Révolution américaine, le roi a donné des instructions, vraisemblablement aux plus hautes autorités gouvernementales du Nouveau‑Brunswick (soit à Dorchester et à Carleton), leur enjoignant de [traduction] « cultiver et maintenir des liens d’amitié étroits » avec les « Sauvages habitant dans notre dite province du Nouveau‑Brunswick », ce qui était « hautement nécessaire pour notre service ». Voici un extrait des instructions :

[traduction] 63  Et attendu que nous avons jugé hautement nécessaire pour notre service de cultiver et maintenir des liens d’amitié étroits et de bonnes relations avec les Sauvages habitant dans notre dite province du Nouveau‑Brunswick, afin de les inciter progressivement non seulement à être de bons voisins pour nos sujets mais aussi à devenir eux‑mêmes de bons sujets; nous vous instruisons donc à tout mettre en œuvre pour atteindre ces objectifs, à vous entretenir de temps à autre avec les dirigeants des nations ou des clans indiens et à tenter de conclure un traité avec eux en leur promettant notre amitié et notre protection.

[Pièce 1, onglet 39; caractères gras ajoutés]

[276]  Sur le plan politique et militaire, il était logique à cette époque‑là, tout comme au moment de conclure les traités de paix et d’amitié, de vouloir [traduction] « cultiver et maintenir » la loyauté et l’amitié des Malécites, non seulement afin qu’ils deviennent de « bons voisins » pour les sujets du roi, mais aussi afin qu’ils « deviennent eux‑mêmes de bons sujets ».

[277]  Cette approche fondée sur la paix et l’amitié se reflète aussi dans une lettre que Lord Dorchester a envoyée à son frère, Thomas Carleton, moins de trois ans plus tard (le 3 janvier 1787). Dorchester lui ordonnait notamment ceci :

[traduction] Vous devez prendre des mesures adéquates pour assurer la défense et la sécurité de la province, mais vous devez également traiter les Indiens avec civilité et gentillesse. Vous pouvez à tout le moins tenter de vous lier d’amitié avec eux, plutôt que de repousser leurs attaques. Outre cette politique de conduite, la justice exige que l’on porte une certaine attention à ces peuples, à qui nous avons pris les terres que nous occupons, et qu’on leur accorde une certaine indemnité. Je crains que cela n’ait pas été vraiment fait compte tenu de la distance qui les sépare d’Halifax, qui était alors le siège du gouvernement.

Je vous recommande de traiter les Indiens avec bienveillance chaque fois que vous en aurez l’occasion, et de faire en sorte que, parfois, ils retournent chez eux avec des cadeaux pour leurs familles. Cependant, cette pratique devrait être tout particulièrement mise en œuvre, et les cadeaux devraient être plus importants, avant que de nouvelles concessions de terres soient faites afin que les Indiens soient entièrement satisfaits de la transaction.

Les chefs devraient aussi être invités à venir nous présenter leurs plaintes quand une de leurs tribus reçoit de mauvais traitements.

[278]  Au lieu de se méfier des Malécites, il aurait été plus logique que la Couronne s’engage à leur réserver des terres de manière à les protéger des colons et à s’assurer, par le fait même, de leur loyauté, tout en favorisant l’atteinte du but ultime qui consistait à amener les loyalistes à s’établir dans la région sans provoquer d’autres conflits. Cela est d’autant plus vrai qu’un grand nombre de loyalistes provenant des treize colonies cherchaient de bonnes terres dans la vallée de la rivière Saint‑Jean au moment où les Acadiens demandaient des concessions afin de protéger leurs terres. Qui plus est, la Couronne devait gérer l’hostilité des Malécites, comme l’a expliqué Dorchester au début de sa lettre de décembre 1787 :

[traduction] J’ai reçu votre lettre n° 1, le 25 du mois dernier. J’ai appris que les colons se trouvant dans la partie supérieure de la rivière Saint‑Jean sont préoccupés par les menaces proférées par les Indiens de ce district. J’approuve les mesures que vous avez prises pour permettre aux colons de se défendre. Je vous propose d’examiner votre milice quand j’arriverai au Nouveau‑Brunswick et j’espère qu’elle est bien armée et équipée afin d’offrir à la province un niveau de sécurité raisonnable.

Vous devez prendre des mesures adéquates pour assurer la défense et la sécurité de la province, mais vous devez également traiter les Indiens avec civilité et gentillesse.

[279]  De plus, M. Wicken croyait tout particulièrement que la région située au confluent des deux rivières revêtait pour les représentants britanniques, et ce, pour des raisons d’ordre militaire et de communication, une [traduction] « importance stratégique » telle qu’il s’agissait là d’une autre raison pour laquelle le gouvernement n’aurait pas voulu créer de réserve après 1787. Encore une fois, je ne suis pas d’accord.

[280]  Les Malécites avaient des réserves et des établissements dans la vallée de la rivière Saint‑Jean et tout le long de la rivière. S’ils avaient voulu nuire aux efforts visant à établir une voie de communication, la confluence de la rivière Madawaska et de la rivière Saint‑Jean n’était pas le seul endroit où ils auraient le faire. Rien au dossier n’indique que les autres régions de la vallée de la rivière Saint‑Jean occupées par d’autres bandes malécites posaient problème dans l’élaboration du plan de la voie de communication. Par conséquent, il n’y a aucune raison de croire que la région occupée par les Malécites de Madawaska présentait un défi particulier. Si cela avait été le cas, on aurait pu s’attendre à ce que le sous‑ministre des Postes, Hugh Finlay, en informe Lord Dorchester lorsque le Conseil exécutif de Québec s’est réuni en 1788 pour examiner la pétition de Doucet.

[281]   Sproule et Hugh Finlay ont tracé la voie de communication avec l’aide des Malécites, qui leur ont servi de guide pendant leurs déplacements. Comme l’a fait valoir la revendicatrice, au paragraphe 274 de son mémoire :

[traduction] Enfin, il y a la question de l’importance stratégique de la voie de communication entre Fredericton et Québec. M. Wicken a affirmé que la Couronne n’aurait pas voulu que les Malécites contrôlent une partie de cette voie. Toutefois, il a admis que la voie parcourait toute la rivière Saint‑Jean, que les Malécites formaient le peuple de cette rivière, que leurs établissements étaient dispersés le long de la rivière et que la Couronne n’avait aucune intention de déplacer leurs villages, y compris Madawaska. En ce qui concerne George Sproule et l’allégation selon laquelle il n’aurait pas permis que des terres soient réservées pour les Malécites à Madawaska parce que la Couronne ne leur faisait pas confiance, M. Wicken a reconnu que Sproule avait fait un long voyage en compagnie de canoteurs malécites. Les notes qui figurent sur son plan d’arpentage, au sujet de chacune des rivières qui se jettent dans la rivière Wəlastəkw/Saint‑Jean, laissent croit que la majeure partie des renseignements consignés à propos de ces rivières lui venaient des Malécites.

[282]  Il n’existe aucun document historique portant sur la période pertinente pour la présente revendication, ou sur toute autre période, et indiquant que le gouverneur général et le lieutenant‑gouverneur du Nouveau‑Brunswick se méfiaient réellement des Malécites et qu’ils étaient, pour des raisons stratégiques, sérieusement intéressés par cet emplacement précis, ce qui aurait justifié qu’ils rejettent la demande de réserve. Nous disposons plutôt des instructions royales et de la lettre dans laquelle Dorchester énonce une politique britannique visant à promouvoir le maintien de la paix et l’amitié avec les habitants autochtones de la nouvelle province.

[283]  Je ne souscris pas non plus à l’idée que la question de la frontière entre le Nouveau‑Brunswick et les États‑Unis, et de la frontière entre le Québec et le Nouveau‑Brunswick, aurait constitué une autre raison pour laquelle Lord Dorchester et Carleton n’auraient pas voulu réserver des terres de la Couronne pour l’usage des Malécites de Madawaska. Le Nouveau‑Brunswick avait convenu de concéder des terres aux colons, tout en reconnaissant qu’une fois que la frontière entre le Nouveau‑Brunswick et le Québec aurait été établie, il était possible, selon l’endroit où elle aurait été établie, que certains colons se trouvent du côté québécois de la frontière. Le Conseil du Nouveau‑Brunswick a tout de même approuvé la concession des terres aux colons. Nous savons également que les établissements acadiens situés au sud de la rivière Saint‑Jean ont été annexés aux États‑Unis lorsque la frontière entre ces deux territoires a finalement été fixée.

[284]  S’agissant de l’opinion de M. Wicken en ce qui concerne le manque d’intérêt des Britanniques à l’égard de la création de réserves indiennes dans les années 1780, le dossier révèle qu’une réserve créée en 1789 dans le comté de Northumberland, au Nouveau‑Brunswick, pour la tribu de Miramichi, était inscrite au Répertoire des réserves indiennes de 1838 — la même réserve qui avait été délimitée par l’arpenteur adjoint de Sproule conformément au mandat d’arpentage donné par Carleton, où il était question de fixer les limites entre les terres indiennes et les terres destinées à la colonisation. Aussi, le gouvernement de la Nouvelle‑Écosse avait créé une réserve à Ekwpahak, dans la vallée centrale de la rivière Saint‑Jean, près de ce qui allait devenir Fredericton en 1779. Cette région a ensuite été annexée au Nouveau‑Brunswick et, en 1792, le gouvernement du Nouveau‑Brunswick a de nouveau concédé les terres aux Malécites.

[285]  Selon moi, il est tout à fait logique que Sproule ait délimité une parcelle de terre et indiqué que le territoire situé dans les limites de cette parcelle était réservé pour les « Indiens » s’il voulait s’acquitter de l’un des objectifs de ses travaux d’arpentage, c’est‑à‑dire délimiter une parcelle de terre dont les lots seraient concédés aux colons sans que cela ne nuise à la parcelle de terre exigée par les Malécites de Madawaska. Il n’aurait pas pu y arriver de manière pratique et efficace en délimitant simplement la parcelle lisérée de noir destinée à la colonisation ou en traçant une ligne qui aurait simplement délimité l’établissement situé à l’est de celle‑ci sans faire mention des terres situées à l’ouest. Le fait que Sproule ait fixé chacune des limites de la parcelle lisérée de rouge confirme qu’il voulait indiquer que cette parcelle de terre n’était pas destinée à la colonisation.

[286]  J’estime que les mots écrits sur le plan d’arpentage — c’est‑à‑dire que [traduction] « [l]es Indiens exigent que l’étendue de terre délimitée par une ligne rouge leur soit réservée » — permettent d’affirmer que Sproule s’est acquitté de son travail d’arpenteur général conformément aux instructions qu’il avait reçues, lesquelles ressortent implicitement du résultat à défaut de ressortir explicitement des directives initiales qui ont été retrouvées et selon lesquelles il devait identifier et délimiter la parcelle de terre qui allait être réservée par la Couronne afin qu’elle soit protégée contre les colons.

[287]  Le titre que Sproule a donné à son arpentage, notamment les mots [traduction] « sur ordre de son Excellence le lieutenant‑gouverneur Carleton », corrobore le fait qu’il a, tel que l’avait ordonné Carleton, délimité la parcelle dont les lots devaient être concédés aux colons et la parcelle adjacente qui devait être réservée à l’usage des Indiens.

[288]  De plus, moins d’un an plus tard, Sproule, selon un mandat d’arpentage donné en juillet 1788 pour le comté de Northumberland, allait établir une distinction entre les terres qui devaient être arpentées, soit les terres « adjacentes aux villages indiens susmentionnés » qui devaient être accordées aux « Indiens » selon ce que l’arpenteur adjoint « jug[eait] nécessaire » et « suffisant », et les terres qui devaient être signalées parce qu’elles dépassaient les limites de ce qui était jugé suffisant ou nécessaire et qu’elles constituaient des revendications extravagantes selon l’arpenteur :

11 = Vous délimiterez des terres adjacentes aux villages indiens susmentionnés ou à tout autre village que vous visiterez selon ce que vous jugerez suffisant. Si leurs revendications sont extravagantes, vous les signalerez et vous leur accorderez seulement ce que vous jugez nécessaire. Cependant, vous devez aussi les calmer et faire tout votre possible pour éviter leur colère[.]

[Pièce 2, onglet 77]

[289]  À mon avis, lorsque M. Wicken tente de décrire ce que Sproule faisait dans le cadre de l’arpentage officiel effectué sur ordre du lieutenant‑gouverneur du Nouveau‑Brunswick et affirme que son travail consistait simplement à [traduction] « noter les désirs que les Indiens avaient exprimés à Sproule, qui devait ensuite les transmettre aux autorités gouvernementales dans son rapport », il ne tient aucunement compte du rôle important qu’ont joué Sproule et ses arpenteurs à l’époque, lesquels, en tant que représentants de la Couronne sur le terrain, avaient l’expertise et la capacité pratique nécessaires pour déterminer quelles terres de la Couronne devaient servir de réserve et quelles terres devaient servir à la colonisation et pour effectuer les travaux d’arpentage en conséquence.

[290]  M. Wicken a aussi remplacé à tort le mot [traduction] « exigent » qui figurait clairement sur le plan d’arpentage par le mot « demandent » à de nombreuses reprises dans ses rapports. Ces deux mots ont une signification bien différente. Étant donné le nombre de fois où M. Wicken a utilisé à tort le mot « demandent » dans son rapport, il m’est permis de conclure qu’il l’a utilisé dans le but intéressé d’appuyer sa thèse selon laquelle Sproule consignait simplement les « désirs des Indiens », sans plus. Selon moi, cette modification était trompeuse et a influé négativement sur l’objectivité de l’avis de M. Wicken à titre d’expert du Canada.

[291]  Pour toutes les raisons énoncées ci‑dessus, j’estime que le plan d’arpentage de Sproule est devenu un document gouvernemental officiel établissant que le gouvernement avait l’intention de réserver une parcelle de terre pour l’usage des Malécites de Madawaska.

[292]  Comme il a déjà été mentionné, le plan d’arpentage a été envoyé (soit par le Lt.‑gouv. Carleton ou par le gouverneur général Lord Dorchester au Québec) au Bureau impérial de Londres. Là‑bas, le plan a été désigné comme document militaire officiel par l’Armée britannique. Le fait que les plus hautes autorités gouvernementales aient reçu le plan d’arpentage et qu’elles n’aient pas contesté l’étendue lisérée de rouge et l’inscription de Sproule visant à préciser l’objectif de cette délimitation confirme que Sproule a agi dans les limites de ses attributions et conformément aux intentions de ces autorités.

[293]  J’estime que la pétition présentée au nom de plusieurs bandes malécites ou de l’ensemble de la nation malécite, en 1792, visait à obtenir la concession de la parcelle de terre qui avait vraisemblablement été arpentée par Sproule, comme il est énoncé dans la pétition elle‑même, et qu’elle ne constituait pas une « demande » de réserve indienne. Aucune demande de ce genre n’a été faite dans la pétition.

[294]  La nation malécite était probablement au courant que le gouvernement avait converti les permis d’occupation des colons en concessions (à peine deux ans plus tôt) afin de donner aux colons la sécurité et le confort que pouvaient leur assurer le titre de propriété de leurs terres. La pétition avait été écrite par le juge de la paix de l’établissement de Madawaska/Acadie, Costin, au nom de la nation malécite. Costin aurait été au courant de ce que les Acadiens avaient reçu en termes de concessions. La pétition faisait également référence à des concessions accordées dans [traduction] « d’autres provinces », peut‑être parce que les Malécites avaient obtenu une concession pour leur réserve en Nouvelle‑Écosse ou parce que d’autres groupes autochtones avaient reçu des concessions dans les différentes colonies de l’époque. Rappelons que le gouvernement de la Nouvelle‑Écosse avait créé, par concession, une réserve à Ekwpahak, dans la vallée centrale de la rivière Saint‑Jean, et que le gouvernement du Nouveau‑Brunswick avait de nouveau accordé la concession aux Malécites en 1792 après qu’elle fut annexée à cette province.

[295]  Il ne serait pas étonnant que les Malécites, qui avaient constamment des problèmes avec les colons qui empiétaient sur leurs terres, aient voulu être traités équitablement et qu’ils aient pu penser qu’une concession du titre de propriété les aiderait à sortir de cette situation difficile.

[296]  Le Canada soutient également qu’aucun poids ne devrait être accordé au rapport rédigé en 1820 par Joseph Treat parce que ce dernier a peut‑être commis une erreur en ce qui concerne la superficie de la réserve indienne de Madawaska et qu’il a parlé d’une « concession » que les Malécites de Madawaska avaient obtenu du roi alors qu’une telle concession n’existe pas au vu de la preuve. J’estime toutefois que ce rapport de Treat, ainsi que plusieurs autres documents mentionnés précédemment, confirme que plusieurs pensaient qu’une réserve indienne avait été désignée par le gouvernement et qu’elle consistait en une vaste parcelle de terre située dans la région des rivières de Madawaska et de Saint‑Jean, et s’étendant au‑delà du « village » ou des « quartiers généraux » des Malécites.

[297]  L’importance de l’étendue lisérée de rouge et de la note ajoutée par Sproule est aussi corroborée par le procès‑verbal du Comité de Québec daté du 22 février 1788, dans lequel sont consignées les observations formulées par Finlay quand Doucet a demandé une concession, qui lui a été refusée. Lord Dorchester était présent à cette réunion du Comité et, selon le procès‑verbal, il n’a pas contesté la déclaration de Finlay selon laquelle le gouvernement du Nouveau‑Brunswick avait mis de côté cette parcelle de terre afin qu’elle soit réservée pour les Malécites de Madawaska qui en avaient alors la possession. De plus, il a appuyé le rejet de la pétition au motif que les terres demandées faisaient partie de la parcelle de terre réservée pour l’usage des Malécites.

[298]  Quant aux plans et croquis réalisés lors des arpentages subséquents, certaines indications concordent avec la parcelle représentée, lisérée de rouge, sur le plan d’arpentage de Sproule, ce qui tend à démontrer que les terres entourant le village indien des deux côtés de la rivière Madawaska devaient être réservées pour les Indiens.

V.  défi du cANADA : DÉCOUVRIR la date exacte de la « création de la réserve » ou de la « reconnaissance PAR la Couronne DE SON EXISTENCE »

[299]  Les éléments de preuve et les arguments présentés par l’expert du Canada visaient principalement à déterminer quand exactement, à la fin du 18siècle, la réserve avait été « créée » pour la revendicatrice puisqu’il n’y a aucune mention à cet effet dans les procès‑verbaux du Conseil exécutif après 1787. Selon le Canada, le rapport préparé par l’arpenteur général en 1842 est le meilleur indice que la Couronne a reconnu qu’une réserve avait été créée (RI n10). C’est à ce moment que le gouvernement a reconnu qu’il s’agissait d’une « réserve établie par occupation de fait » (dont la superficie a été grandement réduite à environ 700 acres).

[300]  L’expert du Canada, M. Wicken, était d’avis que la meilleure preuve de la reconnaissance par la Couronne de l’existence de la réserve était que celle‑ci était inscrite au répertoire des réserves indiennes de 1842 de l’arpenteur général. Selon M. Wicken, elle aurait été inscrite par suite l’enquête de Moses Perley et de l’estimation qu’il a faite de la superficie de la réserve.

[301]  Selon moi, cette hypothèse présente plusieurs difficultés importantes.

[302]  Tout d’abord, pourquoi serait‑il raisonnable d’accepter, comme le laisse entendre M. Wicken, que Saunders pouvait en 1842, à titre d’arpenteur général, [traduction] « créer une réserve » en l’inscrivant simplement à son répertoire et en en estimant la superficie, sans vraiment en arpenter les limites, alors que le Canada soutient que George Sproule, qui a été arpenteur général de 1787 à 1790, n’aurait pas disposé d’un tel pouvoir?

[303]  Mentionnons également que ce répertoire daté du 19 avril 1842 est intitulé [traduction] « Répertoire des terres indiennes réservées dans la province du Nouveau‑Brunswick », et la « date de création » d’aucune des 16 réserves y énumérées n’est indiquée (Pièce 5, onglet 191). Depuis 1838, Saunders inscrivait plutôt les réserves existantes dans le but de les recenser de façon détaillée. Comme le précise le [traduction] « Rapport du Comité des affaires indiennes » daté du 23 mars 1842, « de vastes réserves ont été mises de côté par le gouvernement dans différentes régions du comté au début de la colonisation de la province au profit de ces peuples […] » (Pièce 5, onglet 190; caractères gras ajoutés).

[304]  En outre, comment a‑t‑on déterminé la superficie de la « réserve établie par occupation de fait » qui a été reconnue en 1842? Il semble que la seule raison pour laquelle on a indiqué 700 acres au répertoire était qu’il s’agissait d’une [traduction] « estimation » de la superficie des « terres restantes » situées sur la rive est de la rivière Madawaska, entre la concession de Simon Hebert et celle de Mazerolle. Selon l’arpentage effectué plus tard cette année‑là par Garden, cette réserve avait une superficie de 1 600 acres. La réserve n’a pas été réarpentée avant 1860.

[305]  Saunders ignorait ce qui était représenté sur le plan d’arpentage des limites réalisé par l’arpenteur général Sproule, sur la version originale du plan des concessions de ce dernier ou sur le plan de l’arpenteur général George Baillie joint à l’acte de concession de 1825 de Simon Hebert. Il se peut qu’il ait consulté la copie du plan des concessions de 1790, ou encore la version originale qui avait été modifiée de façon à tenir compte de la concession octroyée à Hebert en 1825 et du permis d’occupation qui lui avait été consenti. Les parties n’ont pas été en mesure de trouver une version intacte non modifiée datant de 1790.

[306]  L’importance que le Canada accorde au [traduction] « Répertoire des terres indiennes réservées dans la province du Nouveau‑Brunswick » pour étayer son argument relatif à la « création des réserves » s’explique par plusieurs autres facteurs qu’il faut garder à l’esprit. Par exemple :

  1. le gouvernement a un long historique en matière de tenue inadéquate de dossiers, des documents originaux ayant notamment été égarés ou modifiés;

  2. nombreux sont les cas où les répertoires ne précisent pas pourquoi une réserve donnée a été reconnue, ou encore qu’ils indiquent qu’une réserve a été reconnue bien qu’il n’existe [traduction] « aucun dossier gouvernemental »;

  3. plusieurs des réserves inscrites aux répertoires étaient situées à l’est de Madawaska, de sorte qu’elles étaient probablement mieux connues puisqu’elles étaient situées plus près d’établissements non indiens importants, comme celui de Fredericton.

[307]  Pour démontrer qu’il était nécessaire de procéder à un arpentage avant qu’une parcelle de terre puisse être considérée comme une « réserve indienne officielle », le Canada se fonde sur l’arpentage de la parcelle de 700 acres située à l’est de la rivière Madawaska que Beckwith a effectué en 1860. Il semblerait toutefois qu’une réserve pouvait être inscrite aux répertoires même si elle n’avait pas été arpentée. Dans les répertoires de 1838 et 1842, une seule réserve est inscrite comme ayant été arpentée.

[308]  En examinant les répertoires des réserves indiennes, il devient évident que, lorsqu’une parcelle de terre était occupée par une bande indienne, le Nouveau‑Brunswick [traduction] « la reconnaissait comme une réserve indienne officielle ». Par conséquent, c’est l’occupation de la parcelle qui a été l’élément déterminant de l’inscription de la plupart des réserves aux répertoires.

[309]  Le problème qui se pose pour le Canada, c’est que, puisqu’il est reconnu que la réserve des Malécites de Madawaska était une « réserve établie par occupation de fait », il faut maintenant se demander à quel moment cette « reconnaissance » aurait dû avoir lieu. Et à partir de quels éléments aurait‑on dû établir la superficie réelle de la réserve? Selon le Canada, la superficie aurait été établie en fonction d’un arpentage effectué en 1860, cet arpentage devant d’une certaine façon être rétroactivement lié au moment où la réserve a été reconnue dans le Répertoire de 1842 et où il était indiqué qu’elle avait 700 acres.

[310]  À mon avis, il ne serait pas raisonnable de prétendre, s’agissant de la liste des réserves de la région que le gouvernement du Nouveau‑Brunswick s’est finalement décidé à dresser, sous forme de répertoire, cinquante ans après l’arpentage de Sproule, que cette compilation de renseignements manifestement incomplets sur les réserves existantes au Nouveau‑Brunswick est, au vu de la preuve, l’élément qui tend le mieux à démontrer que les autorités gouvernementales du Nouveau‑Brunswick avaient l’intention requise de créer une réserve indienne d’environ 700 acres, soit la RI n° 10. Cela me semble être une position déraisonnable compte tenu de l’ensemble de la preuve présentée au Tribunal.

[311]  Je ne crois pas que ce soit au cours des années 1840 que les réserves ont été créées ou qu’elles ont été reconnues par la Couronne. J’estime que l’arpentage effectué par Sproule en 1787, et les circonstances ayant entouré l’acceptation de son plan d’arpentage des limites dans les années suivantes, notamment ce qui s’est passé en 1788 et 1790, démontrent qu’il était reconnu qu’une réserve avait été créée sur les terres de la Couronne pour l’usage des Malécites de Madawaska, telle qu’elle avait été délimitée par Sproule sur ordre du gouvernement du Nouveau‑Brunswick. Comme l’a dit Saunders dans le [traduction] « Rapport du Comité des affaires indiennes » daté du 23 mars 1842, « de vastes réserves ont été mises de côté par le gouvernement dans différentes régions du comté au début de la colonisation de la province au profit de ces peuples […] » (Pièce 5, onglet 190).

VI.  ANALYSE de l’ALLÉGATION RELATIVE À L’aliénation invalide DES parcelles « A » et « b »

A.  La concession (« parcelle A1 ») et le permis d’occupation (« parcelle B ») de Simon Hebert

[312]  Dans sa pétition, Hebert affirmait qu’il avait [traduction] « acheté » une parcelle de terre de 300 acres principalement située sur la rive est de la rivière Madawaska, mais aussi en partie sur la rive ouest de ladite rivière. Le Conseil avait cependant limité la superficie de la parcelle concédée à 250 acres, ladite parcelle étant entièrement située du côté est de la rivière, et il avait insisté sur le fait qu’elle ne s’étendait pas des deux côtés de la rivière.

[313]  Les renseignements cartographiques contenus dans la pétition présentée par Hebert ont permis au Conseil exécutif de savoir que celui‑ci [traduction] « a[vait] acheté une parcelle appartenant aux Indiens qui revendiquaient un droit à la terre », laquelle était décrite comme une « réserve indienne » située de chaque côté de la rivière Madawaska, ce qui concordait avec la parcelle lisérée de rouge de Sproule.

[314]  De plus, comme il a été mentionné précédemment, sur la carte signée par l’arpenteur général Thomas Baillie qui était jointe au titre de concession de Hebert, les mots « Indian Reserve » figuraient à l’est et à l’ouest de la concession de Hebert. Ce document identifiant une réserve indienne était joint au titre de concession, même si étrangement, George Shore — qui a été arpenteur général intérimaire pendant une très courte période de temps — avait décrit les terres en question, lorsqu’il a appuyé la pétition présentée au Conseil, comme étant des [traduction] « terres de la Couronne qui n’ont pas été concédées » (ce qui était techniquement vrai) et une « parcelle que les Indiens ont l’habitude [de considérer?] comme des terres qui leur étaient réservées », même si « aucun document officiel n’en fait état ». Il est possible que Shore ait été mêlé et ait simplement voulu que la concession soit accordée. Toutefois, le plan d’arpentage officiel joint au titre de concession indiquait clairement qu’il existait des terres réservées pour les Malécites de Madawaska.

[315]  Quoi qu’il en soit, les plus hautes autorités gouvernementales du Nouveau‑Brunswick à l’époque (dont Carleton, à titre de gouverneur général, ne faisait plus partie) savaient ou auraient dû savoir que la concession de Hebert incluait des terres faisant partie de la réserve indienne.

[316]  Hebert a présenté sa pétition à la même époque où Joseph Martin et Francis Rice ont présenté des pétitions en vue d’obtenir des concessions de terres. Comme je l’ai mentionné, les pétitions de Martin et de Rice ont été rejetées parce qu’elles visaient des terres qui étaient considérées comme réservées pour les Malécites de Madawaska ou des terres adjacentes à celles‑ci. Il convient peut‑être de souligner que ni l’un ni l’autre n’ont prétendu avoir acheté les terres réservées directement des Malécites de Madawaska.

[317]  En 1829, Hebert a demandé un permis d’occupation pour des terres situées sur la rive ouest de la rivière Madawaska (parcelle B). Bien qu’il eut signé son nom sur le plan d’arpentage susmentionné qui montrait une réserve indienne s’étalant des deux côtés de la rivière Madawaska, lequel plan était joint au titre de concession de Hebert, consenti seulement quatre ans auparavant, Thomas Baillie a donné son aval à la pétition présentée par Hebert, déclarant ce qui suit : [traduction] « Je recommande […] que la présente pétition soit accueillie, les Indiens ne pouvant prétendre à aucun droit sur les terres ». Selon la note ajoutée par Baillie sur la couverture du mandat d’arpentage l’autorisant à établir les limites des terres visées par le permis d’occupation de Simon Hebert, les terres « ne se trouv[aient] pas dans les limites d’une réserve créée pour l’usage de la Couronne ».

[318]  Je constate que, sur la copie du plan des concessions réalisé par Sproule en 1790 où des ajouts ou des changements ont été apportés, l’arpenteur général adjoint de l’époque, Beckwith, a ajouté la note suivante :

[traduction] Simon Ebert [sic] a acquis le droit qu’avaient les Indiens sur le ruisseau selon le document qu’il a produit le 21 janvier 1826.

[319]  Malgré cette reconnaissance officielle, en 1825, de l’existence d’une réserve indienne sur les rives est et ouest de la rivière Madawaska, le gouvernement colonial du Nouveau‑Brunswick a néanmoins délivré, en 1829, à la demande de Simon Hebert, un permis d’occupation pour le lopin de terre triangulaire (parcelle B) situé à l’ouest de la rivière. Ce lopin se trouvait également dans les limites de l’étendue de terre représentée, lisérée de rouge, sur le plan d’arpentage de 1787 effectué par Sproule.

[320]  Dans ce cas, il semblerait que les autorités du Nouveau‑Brunswick aient ignoré la réserve indienne précédemment reconnue, mais cette fois quant à cette partie de la réserve située sur la rive ouest de la rivière Madawaska.

[321]  Ce qui laisse également perplexe, c’est que durant cette même période où Martin et Rice ont vu leurs pétitions rejetées et ont cherché à obtenir des concessions sur des terres qui étaient, selon Thomas Baillie, [traduction] « situées dans les limites d’une étendue réservée aux Indiens de Madawaska » (dans le cas de Martin), ou encore qui étaient « adjacentes à la réserve indienne » (dans le cas de Rice), Hebert s’est vu octroyer une concession de 350 acres, alors qu’il avait lui‑même reconnu qu’elle faisait partie de la réserve indienne. Hebert a par ailleurs obtenu un permis d’occupation pour des terres qui, là encore, étaient reconnues comme faisant partie de la réserve indienne selon le plan d’arpentage réalisé par Baillie lui‑même et joint au titre de concession de 1825.

[322]  Se pourrait‑il que les autorités gouvernementales aient simplement cru à tort que des non‑Indiens pouvaient légalement acquérir des terres de réserve en les achetant directement des Indiens? Il semblerait que ce soit le cas, ce qui expliquerait que les pétitions présentées par Hebert ont été traitées différemment des deux autres pétitions qui ont été rejetées au cours de cette période, sauf que, comme l’a précisé Baillie, en ce qui concerne le mandat d’arpentage donné relativement au permis d’occupation en 1829, [traduction] « les terres décrites dans le présent document ne se trouvent pas à l’intérieur des limites d’une réserve créée pour l’usage de la Couronne » (caractères gras ajoutés).

[323]  Ou encore, se pourrait‑il que les renseignements fournis par George Baillie, l’arpenteur général, aient « induit en erreur » le gouvernement? Ou que Simon Hebert ait exercé une emprise et une influence sur le gouvernement colonial? Peut‑être que la seule conclusion raisonnable à tirer au vu de la preuve est que, comme l’indique M. Wicken, à la p. 87 de son rapport daté du 30 septembre 2014, Simon était un homme qui exerçait une influence politique considérable :

[traduction] […] il y avait l’homme lui‑même [Hebert], un propriétaire foncier et un commerçant de renom dont il était préférable de s’assurer de la loyauté plutôt que de le contrarier. Deane et Kavanaugh, les deux commissaires américains, ont plus tard écrit au gouverneur du Maine que « Hebert [était] fortement en faveur des Britanniques et s’oppos[ait]e à l’État. Il avait été particulièrement privilégié par les Britanniques et il s’était, avec leur aide, débarrassé de plusieurs colons. Lui et sa famille récoltaient donc le fruit de leur labeur. »

B.  La concession octroyée à Hartt en 1860 (« parcelle A2 »)

[324]  Comme il a été mentionné, le 11 avril 1860, John Hartt a reçu de la part du gouvernement du Nouveau‑Brunswick une concession de 100 acres de terre située sur la réserve indienne de Madawaska juste à côté du lot de Simon Hebert. Il s’est vu accorder le lot n° 1 selon le plan d’arpentage réalisé par H.M. Garden quant aux 8 lots délimités sur les terres de réserve.

[325]  Hartt ayant été prévenu par les autorités gouvernementales qu’il était considéré comme un intrus squattant sur des terres sans autorisation légale, il semblerait que sa seule option consistait à demander une concession, au motif que, compte tenu des améliorations qu’il affirmait avoir apportées aux terres qu’il avait [traduction] « louées » de « Lewis Bernard », le gouvernement de l’époque devait « l’aider » et lui concéder les terres même s’il était reconnu qu’elles faisaient partie d’une réserve indienne.

[326]  Au vu des documents pertinents qui ont été déposés, je conclus que :

  1. John Hartt et les autorités gouvernementales saisies de sa pétition savaient que le lot revendiqué se trouvait manifestement sur une réserve indienne. Il est écrit [traduction] « Réserve indienne » sur le lot représenté sur l’esquisse jointe à la pétition de Hartt;

  2. à l’époque, les Indiens estimaient que, puisque ce lot était situé sur des terres réservées pour leur usage et à leur profit, ils ne pouvaient pas le vendre;

  3. les Indiens ne voulaient pas que le gouvernement dispose d’une partie de leur réserve;

  4. selon ce que Hartt a écrit dans sa pétition, les cent acres qu’il cherchait à obtenir ne constituaient qu’[traduction] « une petite partie de la réserve »; il semble alors raisonnable que Hartt ait fait valoir que la réserve comptait plus de 800 acres si 100 acres ne constituaient « qu’une petite partie de la réserve ».

[327]  Il semblerait donc que la seule raison justifiant que, dans les circonstances, le gouvernement colonial du Nouveau‑Brunswick décide de concéder à Hartt des terres reconnues comme étant des terres de réserve, est que Hartt avait apporté des améliorations à la propriété, qu’il avait érigé des bâtiments et qu’il y exerçait une activité commerciale. De toute évidence, cela plaisait aux autorités gouvernementales puisque, selon elles, [traduction] il « mettait la terre à profit ».

VII.  Droit applicable : ARGUMENT principal

A.  Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54

[328]  Dans l’arrêt Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur la question de la création de réserves en l’absence de traité au Yukon dans les années 1950 et 1960, alors que, comme en l’espèce, il n’existait aucun décret mettant expressément de côté les terres qui, selon la bande de Ross River, constituaient une réserve au sens de la Loi sur les Indiens. Comme cette loi n’établit aucun mécanisme formel de création de réserves (elle porte seulement sur la gestion et la protection des réserves existantes), la principale question à trancher dans l’arrêt Ross River portait sur « la nature des conditions légales qui doivent être réunies pour l’établissement d’une réserve au sens de la Loi sur les Indiens » (para 30; caractères gras ajoutés).

[329]  La décision majoritaire de la Cour suprême (rédigée par le juge LeBel) précise le critère applicable à la création d’une réserve au sens de la Loi sur les Indiens. En supposant que la bande de Ross River ait satisfait à chaque élément du critère, il existerait une réserve au sens de la Loi sur les Indiens :

Par conséquent, tant au Yukon qu’ailleurs au Canada, il ne semble pas exister une seule et unique procédure de création de réserves, quoique la prise d’un décret ait été la mesure la plus courante et, indubitablement, la meilleure et la plus claire des procédures utilisées à cette fin. (Voir : Canadien Pacifique Ltée c. Paul, [1988] 2 R.C.S. 654, p. 674‑675; Woodward, op. cit., p. 233‑237.) Quelle que soit la méthode utilisée, la Couronne doit avoir eu l’intention de créer une réserve. Il faut que ce soit des représentants de la Couronne investis de l’autorité suffisante pour lier celle‑ci qui aient eu cette intention. Par exemple, cette intention peut être dégagée soit de l’exercice du pouvoir de l’exécutif — par exemple la prise d’un décret — soit de l’application de certaines dispositions législatives créant une réserve particulière. Des mesures doivent être prises lorsqu’on veut mettre des terres à part. Le processus demeure fonction des faits. L’évaluation de ses effets juridiques repose sur une analyse éminemment contextuelle et factuelle. En conséquence, l’analyse doit être effectuée au regard des éléments de preuve au dossier.

[Paragraphe 67]

[330]  Dans l’arrêt Ross River, la qualité juridique des terres de la bande de Ross River a été remise en question à la suite d’une demande de remboursement de la taxe sur le tabac présentée par un magasin situé dans le village de Ross River au motif qu’une exemption de la taxe pouvait être demandée en vertu de la Loi sur les Indiens. Après avoir été déplacés ou ballotés à maintes reprises d’un endroit à un autre depuis que les organismes qui ont précédé le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (le « MAINC ») les ont pris sous leurs ailes, les membres de la Première Nation de Ross River ont été autorisés, dans les années 1950, à s’établir à l’endroit qui est maintenant leur village, au confluent des rivières Pelly et Ross (para 14). Cela a déclenché un processus de discussions administratives internes et certains fonctionnaires ont recommandé l’établissement d’une réserve indienne. Cependant, « Ottawa n’a pas donné suite à cette demande » (para 15) et a ensuite rejeté la recommandation proposant la création de 10 nouvelles réserves, y compris celle de Ross River (para 16 et 73).

[331]  Au vu de ces faits, la Cour suprême s’est rangée du côté du Canada et a conclu que, même si les terres avaient été « mises de côté » (au sens où ce mot est employé dans la définition de « réserve »), que la bande de Ross River avait accepté cette mise de côté et utilisé les terres et que certains fonctionnaires subalternes avaient recommandé et préconisé, en vain, la création d’une réserve, les faits démontraient qu’aucune intention de créer une réserve au sens de la Loi sur les Indiens n’avait été manifestée par des personnes habilitées à lier la Couronne.

[332]  Cependant, comme il est indiqué dans le passage cité ci‑dessus, la Cour suprême a pris soin de souligner que la création de réserves est un processus axé sur les faits qui supposait, dans cette affaire, d’examiner le contexte bureaucratique et législatif entourant le lien administratif qu’avait le Canada avec les terres de la Première Nation de Ross River à partir des années 1950. La Cour suprême a aussi fait remarquer que les conclusions tirées dans ce pourvoi ne seraient pas une panacée pour la création de réserves en vertu de la Loi sur les Indiens :

Des intervenants ou des parties ont tenté d’élargir la portée du présent pourvoi qui, à leur avis, donne à notre Cour l’occasion de se prononcer de façon définitive et exhaustive sur les conditions légales de création des réserves prévues par la Loi sur les Indiens. Cependant, aussi intéressante et difficile que puisse sembler une telle démarche, elle serait prématurée et nuirait à l’évolution normale du droit dans ce domaine. Malgré son importance, le présent pourvoi s’attachera à la situation juridique au Yukon et à l’expérience observée historiquement en matière de création des réserves dans ce territoire, et non à l’évolution historique et juridique de cette question pendant près de quatre siècles dans les diverses régions du Canada.

[Paragraphe 41]

[333]  Il est certain que l’historique du processus de création des réserves est long et diversifié, comme l’a ensuite expliqué la Cour suprême :

L’examen de l’histoire du Canada confirme que le processus de création des réserves a traversé de nombreuses étapes et résulte d’un certain nombre d’expériences administratives et politiques. Les procédures et techniques juridiques ont évolué. Diverses approches ont été utilisées, à tel point qu’il serait difficile de généraliser, dans le contexte d’un cas précis, à partir de l’expérience historique particulière d’une région du Canada.

Tant dans les provinces maritimes qu’au Québec durant le régime français ou après la conquête britannique, de même qu’en Ontario et, plus tard, dans les Prairies et en Colombie‑Britannique, on a recouru à diverses méthodes pour créer des réserves. Les méthodes juridiques et politiques employées pour donner forme et existence aux réserves ont évolué au fil des ans. La synthèse historique du processus de création des réserves dans l’ensemble du Canada n’entre pas dans les présents motifs. Néanmoins, la diversité et la complexité de ce processus ressortent clairement de l’examen général qui en est fait dans des travaux contemporains de recherches historiques […]

[Paragraphes 43‑44; caractères gras ajoutés]

[334]  Bien que la présente revendication vise des terres situées dans les Maritimes et soit fondée sur des faits survenus près de deux siècles avant les faits en cause dans l’affaire Ross River, l’élément qui distingue peut‑être le plus présente revendication, c’est qu’elle porte sur une réserve créée avant la Confédération. Les faits en cause dans la présente revendication sont survenus environ 80 ans avant la Confédération et l’adoption, en 1868, de la première version de la loi qui a précédé la Loi sur les Indiens. Le sens du mot « réserve » en l’espèce ne peut donc reposer sur l’interprétation judiciaire du mot « réserve », tel que défini dans la Loi sur les Indiens, puisque cette loi n’existait pas encore.

[335]  Comme l’a souligné la Cour suprême, la définition de « réserve » qui figure au paragraphe 2(1) de la Loi « vise principalement à identifier les terres qui sont assujetties à la Loi. Celle‑ci indique quels sont les droits fonciers des Indiens sur les réserves, elle pourvoit à l’établissement de gouvernements locaux pour les bandes et énonce leurs pouvoirs, et elle précise l’assujettissement des Indiens à la taxation en plus de régir diverses autres questions » (para 49). Autrement dit, conclure qu’une réserve a été créée au sens de la Loi sur les Indiens revient à conclure que la Couronne entendait qu’un ensemble exhaustif de lois fédérales s’applique à la réserve, avec tout ce que cela suppose, pour le gouvernement fédéral, en termes de gestion, de contrôle, d’obligations et de frais. Par contraste, au début de l’histoire coloniale des Maritimes au 18siècle, il n’existait aucune loi de la Couronne portant expressément sur la gestion et l’administration des réserves indiennes. L’établissement de « réserves indiennes » par la Couronne, tel que décrit par la Cour suprême, ne faisait que commencer et le processus connaissait déjà une évolution considérable.

[336]  En outre, la définition de « réserve » de la Loi sur les Indiens restreint l’application de la prérogative royale à la création de réserves sur des terres de la Couronne, c’est‑à‑dire que les réserves créées par cession de titre ne seraient pas considérées comme des réserves au sens de la Loi sur les Indiens :

À mon avis, ce cadre législatif a restreint dans une certaine mesure — sans toutefois l’écarter — l’application de la prérogative royale en matière de création, au Yukon, de réserves indiennes au sens de la Loi sur les Indiens. Chaque fois que la Couronne décide d’établir une réserve au sens de la Loi sur les Indiens, le par. 2(1) de celle‑ci a à tout le moins pour conséquence de limiter les effets de cette décision, en ce sens que la définition de « réserve » y figurant permet d’établir les points suivants : (1) Sa Majesté continue d’être propriétaire des terres formant la réserve; (2) la réserve doit être constituée de terres « mise[s] de côté » à l’usage et au profit d’une bande indienne. Si la loi n’assortissait la prérogative d’aucune limite à cet égard, la Couronne serait essentiellement en mesure de créer des réserves de la façon qui lui plairait, y compris en cédant le titre de propriété à une première nation ou à certains de ses membres par vente, concession ou don. Cependant, au Yukon, pour autant que la Couronne entend créer une réserve au sens de la Loi sur les Indiens, le Parlement a, par l’application de la définition de réserve prévue au par. 2(1) de la Loi, limité la portée et les effets du pouvoir de l’État de créer des réserves à son gré. Si la Couronne entend céder des terres à une première nation en dehors du régime de la Loi sur les Indiens, le rôle et les effets de la prérogative ne seraient pas limités par cette loi et devraient être examinés dans un contexte juridique différent.

[Paragraphe 58; caractères gras ajoutés]

[337]  Nous savons que certaines réserves indiennes de la région des Maritimes et d’ailleurs dans les colonies ont bel et bien été créées au moyen d’une cession de titre et qu’elles ont été reconnues comme des réserves par les gouvernements coloniaux. Ce n’est là qu’un exemple démontrant que le contexte juridique dans lequel s’inscrit la présente revendication diffère de celui qui prévaut depuis l’adoption de Loi sur les Indiens. Ainsi, la Cour suprême a bien pris soin d’expliquer que, si la Couronne avait cédé des terres à une première nation « en dehors du régime de la Loi sur les Indiens », la prérogative royale devait alors être examinée dans ce « contexte juridique différent ».

[338]  Compte tenu de l’histoire coloniale du Nouveau‑Brunswick, il est évident que des terres ont été réservées pour l’usage des habitants autochtones dans le cadre de la politique de colonisation de l’époque. Les procès‑verbaux du Conseil font parfois état de concession ou de confirmation, mais les dossiers coloniaux étaient, pour le moins, lacunaires et il n’y avait aucune approche uniforme.

[339]  À la page 18, Bartlett présente un [traduction] « Tableau historique des réserves au Nouveau‑Brunswick ». Il souligne que les données figurant au tableau [traduction] « proviennent de diverses sources », auxquelles il renvoie. Le tableau établit cinq catégories distinctes qui sont à considérer dans la présente revendication :

  1. les réserves établies en vertu d’un permis d’occupation et/ou d’un procès‑verbal du Conseil exécutif – 13 réserves sont inscrites.

  2. les réserves établies par occupation de fait – 5 réserves sont inscrites, y compris la RI n° 10 des Malécites de Madawaska;

  3. les réserves créées par concession ou acquisition – 2 réserves sont inscrites.

  4. les réserves spéciales – 2 réserves sont inscrites.

  5. les réserves créées après la Confédération – 7 réserves sont inscrites.

[340]  Les parties ont cependant convenu que l’arrêt Ross River pouvait aider le Tribunal à décider si la parcelle représentée, lisérée de rouge, sur le plan d’arpentage de Sproule était une « réserve » au sens de la LTRP ou de toute autre loi pertinente sur le plan historique. La principale question en litige consiste à déterminer si les personnes habilitées à lier la Couronne ont manifesté l’intention de créer une réserve pour les Malécites de Madawaska sur cette parcelle lisérée de rouge représentée sur le plan d’arpentage de Sproule.

[341]  Dans sa décision majoritaire (rédigée par le juge LeBel), la Cour suprême décrit la prérogative royale comme suit :

D’une manière générale, j’estime que la prérogative royale s’entend [traduction] « des pouvoirs et privilèges reconnus à la Couronne par la common law » (voir P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 1, p. 1:14). La prérogative royale se limite aux pouvoirs exercés par l’exécutif, tant au niveau fédéral que provincial. Il est possible, au moyen d’une loi, d’abolir la prérogative ou de restreindre la portée de celle‑ci : [traduction] « dès qu’une loi régit un domaine qui relevait jusque‑là d’une prérogative, l’État est tenu de se conformer à ses dispositions ». [renvois omis]

[Paragraphe 54; caractères gras ajoutés]

[…] 

Au Canada, la prérogative royale est exercée par le gouverneur général en vertu des lettres patentes délivrées par Sa Majesté le Roi George VI en 1947 (voir Lettres patentes constituant la charge de gouverneur général du Canada (1947), Gazette du Canada, partie I, vol. 81, p. 3109 (reproduites dans L.R.C. 1985, App. II, n° 31)). Dans le cours normal des choses, le gouverneur général exerce ces pouvoirs pour le compte de la Reine du chef du Canada, sur l’avis du Comité du Conseil privé (qui comprend le premier ministre et le Cabinet du gouverneur de l’heure). Par conséquent, si le pouvoir de créer des réserves découle de la prérogative royale, c’est le gouverneur général — ou le gouverneur en conseil — qui exerce normalement ce pouvoir. Par contre, l’al. 18d) de la Loi sur les terres territoriales de 1952 désigne explicitement le gouverneur en conseil en tant que titulaire du pouvoir de mettre à part et d’affecter des terres pour satisfaire aux obligations prévues par les traités. En fait, le titulaire du pouvoir est la même personne dans les deux cas.

La question qui se pose dans l’un et l’autre cas est de savoir si les pouvoirs du gouverneur en conseil doivent être exercés par lui personnellement ou s’ils peuvent être délégués à un représentant du gouvernement. Comme le soutient la Coalition intervenante, il faut examiner à la fois le point de vue de la Couronne et celui des Autochtones pour déterminer, au regard des faits d’une affaire donnée, si la partie qui, prétend‑on, aurait exercé le pouvoir de créer une réserve pouvait raisonnablement être considérée comme titulaire du pouvoir de lier la Couronne lorsqu’elle a mis à part et affecté des terres et les a ensuite désignées comme réserve. À mon avis, le critère applicable dans un tel cas est celui qui a été énoncé dans l’arrêt de notre Cour R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, p. 1040 :

Pour en arriver à la conclusion qu’une personne avait la capacité de conclure un traité avec les Indiens, il faut donc qu’elle ait représenté la Couronne britannique dans des fonctions très importantes d’autorité. Il faut ensuite se placer du point de vue des Indiens et se demander s’il était raisonnable de leur part, eu égard aux circonstances et à la position occupée par leur interlocuteur direct, de croire qu’ils avaient devant eux une personne capable d’engager la Couronne britannique par traité.

Bien que ces propos aient été formulés dans le contexte de la conclusion de traités, ils semblent en principe pertinents relativement à la création d’une réserve. En effet, dans les deux cas, un représentant de la Couronne dûment autorisé exerce un pouvoir délégué pour établir des rapports entre une Première nation et la Couronne ou pour renforcer ceux qui existent déjà. Le représentant de la Couronne communique à la Première nation concernée les intentions de la Couronne. Et, dans les deux cas, l’honneur de la Couronne dépend de l’empressement du gouverneur en conseil à respecter les déclarations faites à la Première nation dans le but de l’inciter à contracter certaines obligations ou à accepter un règlement relativement à une parcelle de terre donnée.

[Paragraphes 64‑65; caractères gras ajoutés]

[342]  Dans cet arrêt, la Cour suprême conclut, plus particulièrement, que la prérogative royale de créer une réserve ne peut être exercée que par ceux qui détiennent le pouvoir exécutif, puis elle s’applique à déterminer qui détenait ce pouvoir, propre ou délégué, au cours des années 1950 et 1960 (ce qui inclut le gouverneur général).

[343]  En outre, le remplacement de la prérogative royale ou la restriction de son exercice « ne se produit que lorsque la loi le dit explicitement ou lorsque ce remplacement ressort de celle‑ci par implication nécessaire » (Ross River, para 54). Comme ce fut le cas avec les Mi’kmaq, (R c Marshall; R c Bernard, 2005 CSC 43, et cité dans Ross River), la portée de l’application de la prérogative royale n’aurait pas été restreinte à l’égard des Malécites de Madawaska :

Les appelants reconnaissent que, à l’origine, la prérogative royale était la source du pouvoir de la Couronne de créer des réserves. Dans des textes tels les traités conclus avec les Mi’kmaq au début des années 1760, qui ont été examinés dans l’arrêt R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, la Couronne avait noué directement des relations avec les Premières nations, sans le truchement de quelque pouvoir d’origine législative. Il s’agit là d’un exemple d’exercice de la prérogative. Ce n’est que depuis la dernière partie du dix‑huitième siècle qu’ont été édictées des lois susceptibles d’écarter le recours à la prérogative royale pour créer des réserves ou de restreindre la portée de son application à cet égard.

[Paragraphe 52; caractères gras ajoutés]

[344]  Comme il est indiqué au paragraphe 58 de l’arrêt Ross River, « [s]i la loi n’assortissait la prérogative royale d’aucune limite à cet égard, la Couronne serait essentiellement en mesure de créer des réserves de la façon qui lui plairait, y compris en cédant le titre de propriété à une première nation ou à certains de ses membres par vente, concession ou don ».

[345]  Il faut se demander qui pouvait exercer la prérogative royale ou le pouvoir délégué de créer des réserves dans la colonie du Nouveau‑Brunswick à la lumière du contexte historique et politique de la revendication. Or, pour ce faire, « il faut examiner à la fois le point de vue de la Couronne et celui des Autochtones pour déterminer, au regard des faits d’une affaire donnée, si la partie qui, prétend‑on, aurait exercé le pouvoir de créer une réserve pouvait raisonnablement être considérée comme titulaire du pouvoir de lier la Couronne lorsqu’elle a mis à part et affecté des terres et les a ensuite désignées comme réserve » (Ross River, para 64).

B.  L’arrêt R c Marshall; R c Bernard, 2005 CSC 43, et l’application de la Proclamation royale de 1763

[346]  À l’instar de la Loi sur les Indiens, qui n’établissait pas expressément de processus de création de réserves, la Proclamation royale de 1763, qui est l’instrument juridique applicable aux terres autochtones des colonies, ne prévoyait pas non plus un tel processus, mais permettait seulement de protéger les réserves existantes.

[347]  La Proclamation royale de 1763 a été examinée dans R c Marshall; R c Bernard, 2005 CSC 43, une affaire dans laquelle les Mi’kmaq ont tenté de démontrer qu’ils n’étaient pas tenus d’obtenir une autorisation provinciale pour couper du bois sur les terres publiques du Nouveau‑Brunswick parce qu’ils avaient le droit de se livrer à l’exploitation forestière commerciale conformément au traité ou au titre aborigène. Selon les deux accusés, la Proclamation royale de 1763 ou la Proclamation de Belcher de 1762 conférait le titre aborigène aux Mi’kmaq. La Cour suprême a jugé que « le texte […], la jurisprudence et la politique historiquement poursuivie » faisaient tous conclure que ni la Proclamation royale de 1763 ni la Proclamation de Belcher ne réservait le titre aborigène aux Mi’kmaq de l’ancienne colonie de la Nouvelle‑Écosse sur toutes les terres non concédées ni achetées.

[348]  Le contexte historique et l’objet de la Proclamation royale de 1763 ont été expliqués de façon assez détaillée par la Cour suprême et ils se rapportent directement à la présente revendication :

Enfin, le contexte historique de même que l’objet de la Proclamation royale n’étayent pas la prétention voulant qu’elle ait accordé la colonie de la Nouvelle‑Écosse aux Indiens. La Proclamation royale a été lancée dans le contexte de discussions sur l’administration et la préservation des territoires acquis par la Grande‑Bretagne en vertu du premier Traité de Paris en 1763. Lors des discussions entre le Board of Trade et le Conseil privé au sujet de ce qui deviendrait la Proclamation royale, les territoires impériaux ont été dès le début séparés en deux catégories : les terres à coloniser et les terres dont la colonisation serait remise à plus tard. La politique impériale destinait clairement la Nouvelle‑Écosse à la colonisation et encourageait les « Planters », « les protestants de l’Ulster », les Écossais, les Loyalistes et d’autres à s’y établir. Les lords du commerce préconisaient [traduction] « la colonisation complète de la Nouvelle‑Écosse, colonie de Votre Majesté » : lords du commerce à Lord Egremont, 8 juin 1763, dans Documents relatifs à l’histoire constitutionnelle du Canada, 1759‑1791 (2e éd. rév. 1921), Première partie, p. 107. Le juge Binnie, rendant jugement pour la majorité dans Marshall 1, a reconnu les visées colonisatrices des Britanniques lorsqu’il a indiqué que les traités qui venaient d’être conclus avec les Mi’kmaq en 17601761 avaient pour objet de faciliter l’établissement d’une « vague de colons européens » (par. 21). La Proclamation royale visait à assurer la sécurité future des colonies en réduisant les possibilités de conflit entre colons et Indiens par la protection des territoires indiens et des droits issus de traité existants et par l’interdiction des opérations foncières abusives. Si la Nouvelle‑Écosse avait été réservée aux Indiens, les projets de colonisation de la Nouvelle‑Écosse s’en seraient trouvés anéantis.

[Paragraphe 95; caractères gras ajoutés]

[349]  En ce qui a trait à la présente revendication, la Cour suprême a également conclu que la Proclamation royale s’applique à l’ancienne colonie de la Nouvelle‑Écosse, qui est devenue le Nouveau‑Brunswick et la Nouvelle‑Écosse en 1784 :

La Proclamation royale doit recevoir une interprétation libérale, et tout doute doit se résoudre en faveur des peuples autochtones : Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, p. 36. Il faut en outre l’interpréter en tenant compte de son statut de « Magna Carta » des droits indiens en Amérique du Nord et de « Déclaration des droits » des Indiens : R. c. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, [1982] 1 Q.B. 892 (C.A.), p. 912. J’aborde cette question en me fondant sur ces principes. Il faut se demander en premier lieu si la Proclamation royale s’applique à l’ancienne colonie de la Nouvelle‑Écosse. La Proclamation royale énonce qu’elle s’applique à « Nos autres colonies ou […] Nos autres plantations en Amérique », et elle annexe, au début, l’île du Cap‑Breton et l’Île‑du‑Prince‑Édouard à la Nouvelle‑Écosse. D’autres éléments de preuve, dont de la correspondance échangée entre Londres et la Nouvelle‑Écosse, indiquent que l’on considérait, à l’époque, que la Proclamation royale s’appliquait à la Nouvelle‑Écosse (Marshall, décision de première instance, par. 112). Interprétant libéralement la Proclamation royale et résolvant les doutes en faveur des Autochtones, je poursuis mon analyse en tenant pour acquis qu’elle s’appliquait à l’ancienne colonie de la Nouvelle‑Écosse.

[Paragraphe 86; caractères gras ajoutés]

[350]  Le passage suivant, tiré de la Proclamation royale, est important en ce que la Couronne y énonce pour la première fois sa politique qui consiste à « réserver » des terres de la Couronne aux « sauvages », tout en prévoyant des garanties de procédure dans l’éventualité où des sauvages seraient enclins à se départir de leurs terres réservées :

Attendu qu’il s’est commis des fraudes et des abus dans les achats de terres des sauvages au préjudice de Nos Intérêts et au grand mécontentement de ces derniers, et afin d’empêcher qu’il ne se commette de telles irrégularités à l’avenir et de convaincre les sauvages de Notre Esprit de justice et de Notre Résolution bien arrêtée de faire disparaître tout sujet de mécontentement, Nous déclarons de l’avis de Notre Conseil privé, qu’il est strictement défendu à qui que ce soit d’acheter aux sauvages des terres qui leur sont réservées dans les parties de Nos colonies, où Nous avons cru à propos de permettre des établissements; cependant si quelques‑uns des sauvages, un jour ou l’autre, devenaient enclins à se départir desdites terres, elles ne pourront être achetées que pour Nous, en Notre nom, à une réunion publique ou à une assemblée desdits sauvages, qui devra être convoquée à cette fin par le gouverneur ou le commandant en chef de la colonie, dans laquelle elles se trouvent situées […].

[Caractères gras ajoutés]

[351]  La Cour suprême a aussi souligné que cet important passage s’appliquait aussi bien aux « terres nouvellement réservées qu[’aux] terres antérieurement réservées » :

Le troisième passage de la Proclamation royale sur lequel les intimés s’appuient interdit « à qui que ce soit d’acheter aux sauvages des terres qui leur sont réservées dans les parties de Nos colonies, où Nous avons cru à propos de permettre des établissements ».

Les intimés affirment que ce passage confirme que la Nouvelle‑Écosse avait été réservée aux Indiens. Ce libellé, toutefois, peut tout aussi bien faire état des terres nouvellement réservées que de terres antérieurement réservées et ne permet pas de tirer de conclusions définitives dans un sens ou dans l’autre.

La jurisprudence appuie également l’interprétation de la Proclamation royale que propose l’appelante. Dans R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, notre Cour a statué que « la Proclamation royale du 7 octobre 1763 organisa les territoires récemment acquis par la Grande‑Bretagne et réserva aux Indiens deux catégories de terres : celles situées à l’extérieur des limites territoriales de la colonie et les établissements permis par la Couronne à l’intérieur de la colonie » [renvoi omis].

[Paragraphe 93; caractères gras ajoutés]

[352]  Cette politique qui consiste à réserver des terres à une collectivité autochtone à l’intérieur des colonies et à obtenir le consentement de la collectivité avant que la Couronne ne puisse accepter une cession en son nom visait à limiter les « fraudes et les abus » qui auraient été commis dans les colonies quand des acheteurs privés achetaient des terres directement des nations indiennes ou des Indiens eux‑mêmes dans le cadre d’opérations douteuses. Cette politique qui consistait à protéger les terres réservées et à exiger le consentement éclairé des Indiens pour se départir des terres réservées, ce que seule la Couronne pouvait faire, a finalement été codifiée dans les dispositions relatives aux cessions de la Loi sur les Indiens.

VIII.  DÉCISION : ARGUMENT principal

[353]  Je suis convaincu que les mesures prises par les plus hautes autorités du gouvernement dans la colonie du Nouveau‑Brunswick ont eu pour effet de créer une « réserve », au sens de la Proclamation royale et dans le contexte historique et politique de l’époque, pour l’usage exclusif des Malécites de Madawaska sur la parcelle représentée, lisérée de rouge, sur le plan d’arpentage réalisé par Sproule en 1787.

[354]  Compte tenu du contexte politique, historique et juridique de l’époque, la preuve, prise dans son ensemble, démontre que le gouvernement du Nouveau‑Brunswick a réservé la parcelle lisérée de rouge pour les Malécites de Madawaska au tout début de la colonisation de la région, conformément à une politique de la Couronne et à la pratique d’arpentage qui consistait à délimiter des réserves pour les habitants autochtones de la colonie tout en délimitant des parcelles pour les colons qui devaient recevoir des concessions. Cette délimitation des terres pour les Malécites et pour les colons, faite sur ordre du lieutenant‑gouverneur du Nouveau‑Brunswick, a fait en sorte que des terres ont été réservées pour les Malécites au sens de la Proclamation royale, soit « des terres qui leur [aux Indiens] sont réservées ».

[355]  Cette politique a permis aux colons et aux Malécites de Madawaska de vivre côte à côte en harmonie dans la colonie. Elle a eu pour effet d’attirer les Malécites dans le giron de la Couronne britannique tout en atteignant l’objectif ultime qui consistait à permettre l’établissement des colons loyalistes dans la région sans créer de conflit. Par conséquent, la Couronne était tenue par l’honneur de reconnaître la parcelle lisérée de rouge, située à côté des concessions des colons, au profit des Malécites. Les instruments fonciers approuvés par la Couronne en vertu desquels des parties de cette parcelle ont été cédées aux colons après 1825 contrevenaient directement à la Proclamation royale; ils étaient donc illégaux ou invalides au sens du paragraphe 20(1) de la LTRP.

[356]  Si le critère énoncé dans l’arrêt Ross River s’applique à la présente revendication postconfédérative fondée sur des faits survenus dans les Maritimes à la fin du 18e siècle (critère qui a été élaboré dans le contexte du territoire du Yukon dans les années 1950 et 1960, après l’adoption de la Loi sur les Indiens), j’estime qu’il a également été satisfait à ce critère dans le contexte historique et juridique de cette revendication (très) historique.

[357]  Parmi les membres fondateurs de la colonie à cette époque, mentionnons le gouverneur général de l’Amérique du Nord, Lord Dorchester, et son frère, le premier lieutenant‑gouverneur du Nouveau‑Brunswick. L’arpenteur général, George Sproule, était le bras droit du lieutenant‑gouverneur du Nouveau‑Brunswick et faisait partie du Conseil exécutif. Il ressort des débuts de l’histoire coloniale, telle qu’elle a été présentée au Tribunal, que ces trois personnes ont établi et appliqué dans la région et dans l’ensemble du Nouveau‑Brunswick les premières politiques de colonisation et autres politiques qui ont permis l’établissement des loyalistes dans la colonie.

[358]  S’agissant de la question de l’habilité à lier la Couronne pour créer la réserve de Madawaska au sens donné à cette expression à l’époque et au sens de la Proclamation royale, j’estime que la prérogative royale aurait appartenu au gouverneur général Dorchester ou, en son absence, à son frère. En l’espèce, plusieurs autres réserves ont été reconnues par la colonie du Nouveau‑Brunswick sans être confirmées par procès‑verbal. Je ne crois pas que le Conseil, soit de la colonie du Nouveau‑Brunswick ou autre, devait donner explicitement son approbation au moyen d’un procès‑verbal ou d’un décret pour que l’intention manifeste requise de la Couronne soit établie. La Cour suprême du Canada a déjà déclaré que la prise d’un décret, bien qu’il s’agisse de la méthode la plus explicite pour créer une réserve (dans le cas d’une réserve visée par la Loi sur les Indiens), n’était pas déterminante quant à l’issue de la question. En outre, je dois examiner le point de vue des Malécites (sur lequel je m’attarderai un peu plus loin).

[359]  Il existait certainement une exigence explicite (par décret pris par le gouvernement britannique, le 6 mars 1790) selon laquelle le Conseil et le lieutenant‑gouverneur devaient approuver les concessions de terres demandées par les pétitionnaires pour que ces derniers puissent obtenir le titre des terres de la Couronne. Ainsi, nous constatons qu’ils ont approuvé des concessions de façon régulière. Dans ce décret, le gouvernement britannique a délégué au gouverneur général des pouvoirs étendus en ce qui concerne la gestion des terres de la Couronne. Ce dernier s’était vu conférer, [traduction] « sur l’avis et avec le consentement » du Conseil du Nouveau‑Brunswick, « le pouvoir et l’autorité de conclure des ententes avec les habitants de ces terres au sujet des terres et des habitations dont nous pourrons hériter et qu’il est ou sera en notre pouvoir de disposer […] ». En pratique, en son absence, le [traduction] « lieutenant‑gouverneur ou commandant chef de ladite province alors en poste » exerçait les pouvoirs délégués du gouverneur général au Nouveau‑Brunswick. En 1785, un règlement concernant la province du Nouveau‑Brunswick a été élaboré à l’égard des « fermes », et prévoyait notamment que [traduction] « quiconque présente une pétition en vue d’obtenir des terres ne peut se voir conférer plus de deux cents acres […] », bien que certaines exceptions étaient prévues (Pièce 1, onglet 41).

[360]  Quoi qu’il en soit, il n’existait à l’époque aucun décret ni aucune réglementation ou législation détaillée qui traitait expressément des réserves créées pour les Indiens, encore moins de la façon dont elles devaient être créées. Cependant, la Proclamation royale prévoit que certaines protections procédurales s’appliquent aux « terres réservées aux sauvages ». Comme la Cour suprême l’a conclu, au paragraphe 93 de l’arrêt Marshall; Bernard, ces protections s’appliqueraient aussi bien aux « terres nouvellement réservées » qu’aux « terres antérieurement réservées ». Plus précisément, elle prévoit ce qui suit : « Nous déclarons de l’avis de Notre Conseil privé, qu’il est strictement défendu à qui que ce soit d’acheter aux sauvages des terres qui leur sont réservées dans les parties de Nos colonies, où Nous avons cru à propos de permettre des établissements ».

[361]  Comme la Cour suprême l’a indiqué, cet extrait de la Proclamation royale visait « à assurer la sécurité future des colonies en réduisant les possibilités de conflit entre colons et Indiens par la protection des territoires indiens et des droits issus de traité existants et par l’interdiction des opérations foncières abusives » (para 95; caractères gras ajoutés).

[362]  J’estime donc que, à commencer par la lettre de directives que Dorchester a envoyée à Carleton, le 3 janvier 1787, jusqu’au découpage subséquent de la région de Madawaska en parcelles de terre distinctes, mais contiguës, pour les Acadiens et les Malécites de Madawaska, le lieutenant‑gouverneur du Nouveau‑Brunswick avait, pour des raisons expliquées plus en détail dans la partie « Analyse et discussions » de la présente décision, l’intention de réserver la parcelle lisérée de rouge pour les Malécites de Madawaska au sens de la Proclamation royale et que c’est ce qu’il a fait. Ainsi, Carleton et Sproule avaient mis de côté des terres afin que les deux groupes vivent côte à côte en harmonie dans la colonie, et ce, conformément à l’objectif politique ultime qui consistait à permettre l’établissement des colons loyalistes dans la région tout en attirant les Malécites dans le giron de la Couronne britannique. La Couronne était donc tenue par l’honneur de reconnaître la parcelle lisérée de rouge, située à côté des concessions des colons, au profit des Malécites,

[363]  Ensuite, si l’arrêt Ross River fait autorité en ce qui concerne l’intention de la Couronne, je dois aussi tenir compte du « point de vue […] des Autochtones » pour déterminer si « la partie qui, prétend‑on, aurait exercé le pouvoir de créer une réserve pouvait raisonnablement être considérée comme titulaire du pouvoir de lier la Couronne » lorsqu’elle a créé la réserve.

[364]  La preuve dont nous disposons penche en faveur du point de vue des Malécites de Madawaska, à savoir que Sproule avait réservé la parcelle lisérée de rouge pour leur usage et à leur profit. Il ne fait aucun doute que les Malécites croyaient que Sproule avait délimité une réserve pour eux, comme l’avait dit George Shore. Louis Bernard croyait fortement qu’une réserve avait été créée par Sproule. En 1853, l’agent des Indiens John Emmerson a rapporté que Louis Bernard et d’autres Malécites [traduction] « demeurant sur la réserve [ont] déclar[é] qu’ils ne souhaitent pas que le gouvernement dispose d’une partie de la réserve » puisqu’elle « était réservé[e] à l’usage des Indiens et ne pouvait pas être vendu[e] ».

[365]  Nous pourrions formuler des hypothèses sur ce que Sproule a pu dire aux Malécites de Madawaska quand il a arpenté la parcelle de terre qu’ils [traduction] « exigeaient », mais peu importe ce qu’il a dit, les Malécites étaient d’avis que ce dernier avait réservé leurs terres et qu’il avait agi avec l’autorisation du gouvernement du Nouveau‑Brunswick.

[366]  En outre, il serait raisonnable de supposer que ce que le gouvernement du Nouveau‑Brunswick a fait, c’est inciter les Malécites de Madawaska à s’établir sur la parcelle telle qu’arpentée (aux frais de la Couronne) et à considérer cette région comme la leur, à l’abri de la colonisation. Les Acadiens ont ainsi pu s’établir rapidement sur leurs propres lots améliorés, sans déclencher d’autres conflits. Ce genre d’incitation était tout à fait conforme à la politique que Dorchester avait exposée à son frère en décembre 1787.

[367]  Le Canada affirme que rien ne permet de croire que quelqu’un aurait [traduction] « dit » à la Première Nation qu’une « réserve avait été créée » pour elle en 1787, ce qui pose problème compte tenu de la preuve selon laquelle les Malécites de Madawaska croyaient de toute évidence que la réserve existait, comme cela a été rapporté à maintes reprises jusqu’en 1860. Cela pose d’autant plus problème que le dossier dont nous disposons est incomplet. Parmi les documents rédigés à l’été 1787 qui manquent, mentionnons :

  • une directive que Dorchester a donnée à Carleton à propos des Malécites de Madawaska en août 1787, probablement au moment où Sproule a arpenté le Madawaska ou après;

  • le discours que les Malécites de Madawaska ont prononcé devant Dorchester et la réponse que ce dernier leur a alors donnée;

  • les notes prises par Sproule sur le terrain à Madawaska, le rapport qu’il a rédigé et les mandats d’arpentage connexes.

[368]  J’estime que, en l’espèce, le principe de l’honneur de la Couronne exige que toute ambiguïté soit interprétée en faveur des Malécites de Madawaska, alors que le dossier est incomplet et qu’il manque, vu la mauvaise gestion de la Couronne, des documents importants susceptibles d’apporter des précisions sur cette question.

[369]  Aussi, il ressort très clairement de la preuve archivistique que les Malécites de Madawaska ont accepté et utilisé les terres délimitées qui entouraient leur village historique et qu’ils avaient exigées pour leur usage, avaient‑ils dit à Sproule. Selon certains rapports, les Malécites occupaient la parcelle de terre arpentée par Sproule et avaient évidemment occupé les parcelles de terre cédées à Hebert et Hartt, qu’ils auraient eux‑mêmes vendues. Je suis convaincu que les Malécites ont utilisé toute la parcelle de terre délimitée qui était située sur leurs terres traditionnelles, comme ils le faisaient depuis des temps immémoriaux.

[370]  Ce qui m’amène à ma conclusion sur les multiples manquements établis en l’espèce en ce qui concerne la réserve des Malécites de Madawaska. Les parties ont convenu que, si le Tribunal arrivait à la conclusion que la parcelle lisérée de rouge était « réservée » aux Indiens au sens de la Proclamation royale, les protections procédurales qui y sont énoncées s’appliqueraient alors à la réserve.

[371]  Comme je suis d’avis que le gouvernement en place au Nouveau‑Brunswick avant la Confédération avait réservé, au sens de la Proclamation royale, la parcelle représentée, lisérée de rouge, sur le plan d’arpentage réalisé par Sproule en 1787 pour l’usage des Malécites de Madawaska, et que le Canada n’a présenté aucun élément de preuve selon lequel les Malécites avaient cédé ou consenti à aliéner, au cours d’une réunion de leur Assemblée, une partie de leur parcelle de terre, la revendicatrice a établi le bien‑fondé de sa revendication, c’est‑à‑dire que les parcelles A et B et les autres terres situées dans les limites de l’étendue de terre visée ont été illégalement transférées aux colons, ce qui contrevient directement à la Proclamation royale.

[372]  Les Malécites de Madawaska ont droit à une indemnité pour les terres de leur réserve qui ont été illégalement aliénées, et ce, à partir de la date desdites aliénations. Le montant de cette indemnité sera déterminé à l’étape de l’indemnisation de la présente revendication, conformément aux dispositions du paragraphe 20(1) de la LTRP portant sur la prise illégale de terres.

[373]  Il convient également de souligner que, cela étant pertinent en l’espèce, les ventes de terres de réserve conclues après 1815 contreviendraient aussi directement au décret adopté en 1815 par le Conseil exécutif du Nouveau‑Brunswick, qui est cité à la page 30 de l’ouvrage de Richard Bartlett, « Indian Reserves in The Atlantic Provinces of Canada » :

[traduction] Avant 1810, plus de 100 000 acres avaient été mises de côté pour créer des réserves au Nouveau‑Brunswick. Cependant, les pressions liées à l’établissement des Européens étaient considérables. Les colons vivaient illégalement sur les terres indiennes, ou encore concluaient une entente privée avec les Indiens dans le but d’avoir le droit d’occuper leurs terres. En 1815, le Conseil exécutif a déclaré :

Les terres réservées à l’usage des Indiens ne pourront faire l’objet ni d’une vente ni d’un échange et toute personne empiétant sur ces terres sera poursuivie par le procureur général.

[Caractères gras ajoutés]

Cependant, le document historique cité à l’appui n’a pas été versé au dossier présenté à l’audience.

[374]  J’estime qu’il a été établi que le Canada a contrevenu à la loi quant aux deux motifs avancés par la revendicatrice dans le cadre de son argumentation principale, lesquels motifs sont tirés du paragraphe 14(1) de la LTRP :

b)  la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la Loi sur les Indiens ou de tout autre texte législatif – relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens – du Canada ou d’une colonie de la Grande‑Bretagne dont au moins une portion fait maintenant partie du Canada;

d)  la location ou la disposition, sans droit, par Sa Majesté, de terres d’une réserve.

[Caractères gras ajoutés]

IX.  ARGUMENT subsidiaire

A.  La position de la revendicatrice

[375]  La revendicatrice soutient que, si le Tribunal venait à conclure que le gouvernement colonial du Nouveau‑Brunswick n’avait pas réservé la parcelle représentée, lisérée de rouge, sur le plan d’arpentage de Sproule, alors il doit subsidiairement conclure que la délimitation de cette parcelle, ainsi que la note ajoutée par Sproule selon laquelle [traduction] « [l]es Indiens exigent que l’étendue de terre délimitée par une ligne rouge leur soit réservée. À l’exception du lot Kelly » constituait « la première étape du processus de création de réserve ».

[376]  Selon la revendicatrice, comme la Couronne a entamé le processus de création de réserve avec l’arpentage de 1787, elle est tenue à une obligation de fiduciaire de le mener à terme. Si la revendicatrice n’a pas expliqué en détail comment cette obligation avait pris naissance dans le contexte des relations entre les Malécites et la Couronne, c’est peut‑être parce qu’elle avait déjà expliqué sa position à cet égard dans ses observations initiales.

[377]  La revendicatrice ajoute qu’elle avait un intérêt identifiable sur l’étendue de terre arpentée par Sproule, et que la Couronne a exercé un pouvoir discrétionnaire à l’égard de cet intérêt, ce qui a fait naître une obligation de fiduciaire, à laquelle la Couronne a manqué.

[378]  La revendicatrice fonde son intérêt identifiable sur son utilisation historique et actuelle des terres, ainsi que sur le plan d’arpentage de Sproule, qui avait clairement délimité et identifié la parcelle lisérée de rouge en 1787. Elle affirme que la Couronne a exercé un pouvoir discrétionnaire à l’égard de son intérêt identifiable sur les terres arpentées par Sproule lorsqu’elle en a réduit la superficie, de sorte qu’il ne restait plus que 700 acres en 1867. Elle allègue que [traduction] « [l]a Couronne a disposé du reste ». Comme ces dispositions alléguées ont eu lieu sans qu’il y ait eu cession, consultation, consentement ou indemnisation, la revendicatrice affirme que l’intimée a manqué à son obligation de fiduciaire envers elle.

[379]  La revendicatrice a insisté sur le fait que l’honneur de la Couronne prend sa source dans la relation qui existait entre elle et la Couronne relativement aux terres. S’agissant de la Proclamation royale, la revendicatrice ne dit pas qu’elle a eu pour effet de créer des obligations de fiduciaire quant aux terres en question, mais plutôt qu’elle témoigne de la relation qui existait entre la Couronne et les Malécites. Les traités de 1725‑1726, 1749 et 1760 conclus entre la Couronne et les Malécites ne créaient pas expressément de droit aux réserves, mais témoignaient malgré tout de ce que l’évolution de leur relation aboutirait inévitablement à des négociations au sujet des terres. Selon la revendicatrice, l’arrivée de Sproule, ses discussions avec les Malécites et la délimitation qu’il a faite des terres, pour eux et pour les colons voisins, s’inscrivaient dans ce long processus de réconciliation.

[380]  Par conséquent, ce que je comprends de l’argument subsidiaire de la revendicatrice, c’est que si l’arpentage de Sproule n’a pas eu pour effet de créer juridiquement la réserve, cet arpentage et la façon dont la Couronne a ensuite traité la parcelle lisérée de rouge s’inscrivaient dans un processus de création de réserve qui a découlé de ce contexte de relations entre la Couronne et les Malécites, dans lequel la Couronne engageait son honneur et avait des obligations de fiduciaire.

[381]  Plus précisément, dès 1725, les traités conclus entre les Malécites et la Couronne reposaient sur le principe fondamental de la coexistence de deux sociétés distinctes, où chacune exerce son mode de vie sans être gênée par l’autre. Initialement, ce principe s’est incarné par l’établissement permanent des sujets de la Couronne et la pratique de la chasse et de la pêche par les Malécites. Dans les années 1780, alors qu’un nombre imprévu de réfugiés loyalistes s’étaient rapidement établis dans la région, la Couronne et les Malécites avaient convenu que des terres seraient réservées pour les Malécites. Cela était conforme à la Proclamation royale de 1763, interprétée de façon prospective. Cela concordait aussi avec les principes originaux des traités.

[382]  La revendicatrice dit donc que des obligations de fiduciaire s’attachent à la manière dont la Couronne a traité la terre représentée, lisérée de rouge, sur le plan d’arpentage de Sproule, y compris les parcelles A et B et les autres terres. Elle affirme que l’obligation de fiduciaire s’entend entre autres de l’obligation de veiller à ce que le processus de création de réserves soit mené à bien et qu’une disposition des terres sans qu’il n’y ait eu cession, consultation, consentement ou indemnisation est, à première vue, un manquement à cette obligation. Par conséquent, l’exclusion des parcelles A et B et des autres terres de la réserve de Madawaska constituait un manquement à l’obligation de fiduciaire de la Couronne envers les Malécites de Madawaska.

B.  La position de l’intimée

[383]  À titre préliminaire, l’intimée fait valoir que la revendicatrice ne peut pas fonder sa revendication, et plus particulièrement sa prétention qu’elle a un intérêt identifiable sur les terres, sur des droits ancestraux ne relevant pas de la compétence du Tribunal. À ce sujet, je dirais que les allusions faites par la revendicatrice au sujet de son utilisation et de son occupation historiques et actuelles des terres, ainsi que les conclusions de Sproule sur les terres devant faire partie de la parcelle représentée, lisérée de rouge, sur son plan d’arpentage, ne sont pas des prétentions relatives aux droits ou titres ancestraux. Il s’agit plutôt de prétentions concernant l’utilisation et l’occupation des terres à l’époque pertinente et les conclusions tirées par Sproule après avoir visité les Malécites et parcouru le terrain. Au paragraphe 54 de l’arrêt Canada c Première nation de Kitselas, 2014 CAF 150 [Kitselas], la Cour d’appel a reconnu que l’intérêt identifiable était fondé sur l’utilisation et l’occupation actuelles et historiques.

[384]  L’intimée a ajouté qu’aucun élément de preuve ne démontre que la Couronne exerçait un pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt autochtone collectif identifiable ou que Sproule avait amorcé le processus de création de réserve en délimitant la parcelle lisérée de rouge. Il manque, selon elle, la preuve d’un intérêt identifiable fondé sur une utilisation et une occupation reconnues de la parcelle de terre représentée, lisérée de rouge, sur le plan d’arpentage que Sproule a réalisé en 1787 et la preuve que la Couronne exerçait un pouvoir discrétionnaire à l’égard de cet intérêt.

[385]  L’intimée établit une distinction entre l’arrêt Kitselas et l’affaire qui nous occupe au motif que le contexte historique est différent; plus précisément, l’affaire Kitselas mettait en jeu l’article 13 des Conditions de l’adhésion et la question de la création des commissions des réserves indiennes et des mesures prises par ces commissions. Selon l’intimée, Sproule n’avait pas reçu la directive de créer une réserve et il n’avait pas ce pouvoir. La Couronne s’acquittait plutôt d’obligations de droit public en s’occupant des terres faisant l’objet du litige entre 1787 et les années 1840, et agissait « en plusieurs qualités » (citant Wewaykum, para 96).

[386]  S’agissant de l’utilisation et de l’occupation, l’intimée fait valoir que, si la preuve établissait l’existence d’un village et de quelques fermes, elle ne concernait en rien la majeure partie de l’étendue délimitée en rouge sur le plan d’arpentage de Sproule : [traduction] « Le Tribunal ne dispose d’aucun élément de preuve qui tendrait à établir une distinction entre la région lisérée de rouge, outre le village, et toute autre région du Haut‑Saint‑Jean et au‑delà, en ce qui concerne l’utilisation et l’occupation des Malécites de Madawaska. Ces derniers utilisaient et occupaient les terres de façon quasi illimitée » (Mémoire des faits et du droit de l’intimée, para 212). L’intimée soutient que, comme il n’y a aucun élément de preuve concernant les limites des terres « utilisées et occupées » par la revendicatrice, cette dernière ne satisfait pas au critère fondé sur « l’occupation physique » énoncé dans l’arrêt R c Marshall, 2005 CSC 43, para 56 [Marshall].

[387]  L’intimée conclut comme suit : [traduction] « tout ce dont nous disposons en l’espèce est le plan d’une parcelle de terre, accompagné d’une note selon laquelle les Indiens exigent que la parcelle leur soit réservée. Les faits ne nous permettent pas de savoir si ce que nous voyons sur le plan de Sproule faisait partie d’un processus de création de réserve » (Mémoire des faits et du droit de l’intimée, para 221).

C.  Le droit applicable

[388]  Parmi les deux méthodes permettant d’établir l’existence d’une obligation de fiduciaire qui sont décrites aux paragraphes 49 et 50 de l’arrêt Manitoba Métis Federation Inc. c Canada (Procureur général), 2013 CSC 14 [Manitoba Métis], seule la première est en cause dans la présente revendication. Une obligation de fiduciaire sui generis peut naître :

  1. du fait qu’il existe un intérêt autochtone identifiable, collectif ou particulier;

  2. du fait la Couronne assume des pouvoirs discrétionnaires à l’égard de cet intérêt (Manitoba Métis, para 49).

[389]  Comme l’a souligné l’intimée :

[traduction] La première méthode permettant d’établir l’existence d’une obligation de fiduciaire tire sa source du principe de l’honneur de la Couronne [renvoi à Nation haïda c Colombie‑Britannique (ministre des Forêts), 2004 CSC 73, para 8 [Haida]]. Cette obligation découle des pouvoirs et responsabilités historiques de la Couronne à l’égard de l’intérêt sui generis des peuples autochtones sur les terres [renvoi à Wewaykum, para 78]. Lorsque la Couronne assume des pouvoirs discrétionnaires à l’égard d’intérêts autochtones particuliers, le principe de l’honneur de la Couronne donne naissance à une obligation de fiduciaire sui generis [renvoi à Haida, para 18]. L’honneur de la Couronne n’est « pas une cause d’action en soi, mais [un] principe qui a trait aux modalités d’exécution des obligations dont il emporte l’application » [renvoi à Manitoba Metis, para 73; observations écrites de l’intimée, paras 209‑210]

1.  L’intérêt identifiable sur la parcelle représentée, lisérée de rouge, sur le plan réalisé par Sproule en 1787

[390]  Le dossier de preuve présente des lacunes, comme il a déjà été mentionné. Il existe néanmoins suffisamment d’éléments pour établir « l’intérêt identifiable » requis.

[391]  Nul ne conteste qu’il existait un village malécite au confluent des rivières Saint‑Jean et Madawaska quand Sproule y a séjourné. Plusieurs documents font mention d’un village à cet endroit. L’expert de l’intimée, M. Wicken, a confirmé que l’un des endroits où vivaient les Malécites avant l’arrivée des Européens était au confluent des deux rivières.

[392]  D’autres éléments de preuve au dossier permettent d’avoir une vue d’ensemble. Le mode de vie des Malécites, la présence de ces derniers sur les terres situées dans la région de la réserve des Malécites de Madawaska et les utilisations qu’ils ont faites des terres à la fin du 18siècle ont déjà été décrits.

[393]  Comme il a été mentionné précédemment, le 24 janvier 1765, une pétition présentée par la nation malécite a été publiée dans la Gazette du Québec (Pièce 1, onglet 18). Suivant les paragraphes 41 à 44 des observations écrites de la revendicatrice :

[traduction] [l]a nation s’est plainte de ce que des gens du Québec empiétaient et chassaient sur les terres situées entre le lac Temiscouata en amont de la rivière Madawaska, et Grand‑Sault situé en bordure de la rivière Saint‑Jean. Ces terres englobaient toute la rivière Madawaska et une partie du Haut‑Saint‑Jean.

[394]  Selon cette pétition de 1765, la région entre Grand‑Sault et le lac Temiscouata est composée de « terres appartenantes à sa dite nation [des Malécites] ». Le gouvernement a publié la pétition, y joignant un avis du gouverneur qui appuyait la pétition, daté du 19 janvier 1765 et signé par le député secrétaire James Goldfrap, selon lequel les [traduction] « terres qui y sont mentionnées ont toujours appartenu et appartiennent à la dite nation [malécite] ».

[395]  La pétition de 1765 démontre que la nation malécite utilisait, occupait et avait une connaissance approfondie du territoire situé entre Grand‑Sault et le lac Temiscouata, y compris Madawaska.

[396]  Cette pétition confirme le point de vue qu’avaient les Malécites en 1765 et montre que les plus hautes instances du gouvernement étaient au courant de ce point de vue.

[397]  Le plan d’arpentage des limites réalisé par Sproule en 1787 et le plan de la voie de communication sont les éléments de preuve les plus précis à ce propos. La parcelle lisérée de rouge et les notes complémentaires ont déjà été décrites. Le plan d’arpentage et le plan de la voie de communication indiquent que Sproule avait discuté avec les Malécites de Madawaska des utilisations que ces derniers faisaient des terres situées au‑delà du village (voir plus haut). En plus des notes figurant sur le plan d’arpentage, Sproule a écrit ce qui suit sur le plan de la voie de communication : [traduction] « Cette tribu est formée d’environ 60 familles qui sont généralement dispersées le long de la rivière Saint‑Jean et de ses divers affluents à la recherche de gibier. Une fois par année, elles tiennent leur Grand conseil dans ce village […] ». À l’embouchure de la rivière Madawaska représentée sur le plan de Sproule, il est écrit : [traduction] « Village indien, résidence principale de la tribu de Saint‑Jean ».

[398]  Compte tenu de son expérience à titre d’arpenteur général et des connaissances qu’il avait acquises sur le terrain lors de sa visite, Sproule aurait été au courant du mode de vie des Malécites de Madawaska, notamment qu’ils cultivaient la terre, chassaient, pêchaient, piégeaient et cueillaient des petits fruits. Il aurait également su qu’une assez grande parcelle de terre devait être protégée des colons pour assurer la viabilité de la collectivité malécite. Il aurait été conscient qu’il devait mettre de côté suffisamment de terres pour atteindre les objectifs plus vastes de l’arpentage, qui étaient entre autres de délimiter les terres d’une façon qui favorise une coexistence pacifique entre les colons et les Malécites. Sproule était accompagné de membres de la bande quand il a arpenté la parcelle de terre que les Malécites lui avaient montrée. Ces derniers lui ont expressément dit qu’ils [traduction] « n’utilisaient pas et n’occupaient pas » le territoire désigné comme étant le « lot Kelly » et que ce lot ne devait pas faire partie des terres réservées.

[399]  À l’été 1787, Sproule était aussi accompagné de Hugh Finlay, sous‑ministre des Postes et membre du Conseil exécutif du Québec. Comme il a été décrit précédemment, en 1788, Finlay a informé le Conseil exécutif que les Malécites étaient [traduction] « actuellement en possession [de la parcelle de terre] » délimitée en rouge sur le plan d’arpentage de Sproule, de sorte que le Conseil a rejeté la pétition présentée par Doucet dans le but très louable d’obtenir une concession.

[400]  Ainsi que je l’ai mentionné, Sproule avait reçu le mandat d’identifier, d’arpenter et de délimiter la parcelle de terre devant être accordée aux colons et, par le fait même (comme je l’ai indiqué précédemment), de délimiter les terres qui ne seraient pas disponibles pour la colonisation, mais qui seraient plutôt réservées pour l’usage des Malécites de Madawaska à côté de la parcelle de terre destinée aux colons. L’ensemble de la preuve établit que la parcelle identifiée comme étant réservée pour les Malécites sur le plan d’arpentage aurait été composée de leurs terres traditionnelles qu’ils avaient [traduction] « utilisées et occupées » et qu’ils utilisaient et occupaient toujours.

[401]  Après que Sproule eut liséré de rouge les limites de la parcelle sur son plan d’arpentage, celle‑ci est devenue clairement délimitée et identifiable. Comme il est exposé de façon détaillée dans les conclusions sur la création de réserves, les autorités locales étaient au courant de l’existence de la RI n°10, elles l’ont acceptée et l’ont protégée dès le début. Il existe des preuves incontestables selon lesquelles les Malécites occupaient la RI n° 10 au moment où Sproule l’a attribuée, et ont continué de l’occuper ensuite.

[402]  Je tiens à souligner que, lorsqu’il a décrit le critère selon lequel la preuve doit établir l’occupation et la possession, le Canada a parlé de la nécessité de prouver la « possession physique », citant à cet égard le paragraphe 56 de l’arrêt Marshall. Or, dans cet arrêt, il était question de « prouver le titre aborigène », ce qui est une question bien différente de celle dont est saisi le Tribunal.

[403]  Je conclus que la revendicatrice avait un intérêt autochtone identifiable sur la parcelle représentée, lisérée de rouge, sur le plan d’arpentage de Sproule, au plus tard lorsque celui‑ci a terminé son plan.

2.  L’exercice d’un pouvoir discrétionnaire par la Couronne

[404]  Comme il a été mentionné, la nation malécite était partie à plusieurs traités de paix et d’amitié conclus avec la Couronne britannique en 1726, 1749 et 1760. Ces traités visaient, comme le nom l’indique, à promouvoir une coexistence pacifique entre les établissements malécites et britanniques situés sur le territoire traditionnel des Malécites. Mme Nicholas décrit cette relation plus en détail dans la partie intitulée « L’histoire et le territoire traditionnel de la nation malécite et les traités de paix et d’amitié », au paragraphe 34.

[405]  Outre les traités de paix et d’amitié, le souverain britannique a adopté la Proclamation royale (Pièce 1, onglet 16). Comme l’a souligné la revendicatrice aux paragraphes 37 à 39 de ses observations écrites :

[traduction] [l]a Proclamation protégeait aussi les terres des « nations ou tribus indiennes qui sont en relations avec Nous et qui vivent sous Notre Protection, la possession entière et paisible des parties de Nos Possessions et Territoires qui ont été ni concédées ni achetées et ont été réservées pour ces tribus ou quelques‑unes d’entre elles comme territoires de chasse ». Cette disposition concernait toutes « Nos Colonies ».

[406]  La Proclamation royale de 1763 (la Proclamation) visait notamment à régir les relations entre les colons de l’Amérique du Nord britannique et les peuples autochtones lorsqu’il était question des terres occupées par ces derniers. La Proclamation visait aussi à protéger les terres autochtones existantes afin de prévenir les conflits entre les colons et les peuples autochtones.

[407]  S’agissant des terres situées dans les limites des colonies établies avant 1763, la Proclamation renferme une directive officielle selon laquelle aucun mandat d’arpentage ni aucune concession de terre ne devaient être accordés pour les territoires qui n’avaient pas été cédés à la Couronne, ou acquis par cette dernière. Elle interdisait à quiconque d’acheter aux « Indiens » des terres qui leur étaient réservées.

[408]  Comme je l’ai mentionné, dans la lettre qu’il a écrite à son frère Thomas Carleton, le Lt‑gouv. du Nouveau‑Brunswick, le 3 janvier 1787, Lord Dorchester lui a donné la consigne de traiter les Malécites de Madawaska avec civilité et l’a incité à se [traduction] « lier d’amitié avec eux ». De plus, Lord Dorchester a rappelé à Carleton que « la justice exige que l’on porte une certaine attention à ces peuples, à qui nous avons pris les terres que nous occupons, et qu’on leur accorde une certaine indemnité ».

[409]  L’historique des événements a déjà été exposé plus longuement, mais ces brefs propos mettent en relief la relation entre la Couronne et les Malécites dans les années précédant la visite de Sproule en 1787. Il est important de rappeler que les pouvoirs et responsabilités historiques de la Couronne à l’égard de l’intérêt sui generis des Malécites sur les terres engagent l’« honneur de la Couronne ». Dans les années 1780, l’établissement des colons sur le territoire traditionnel des Malécites était de plus en plus source de conflit, de sorte que la Couronne a dû prendre des décisions visant à répondre autant aux besoins des nombreux loyalistes qui cherchaient des bonnes terres dans la vallée de la rivière Saint‑Jean qu’à ceux des Malécites. Pour délimiter la frontière des concessions accordées aux colons, la Couronne a dû prendre une décision quant à la région avoisinante qui allait être identifiée comme étant réservée à l’usage des Malécites seulement.

[410]  Il se dégage implicitement de cette description que la Couronne pouvait, à sa discrétion, aliéner les terres qui n’avaient pas encore été concédées. C’est dans ce contexte que Sproule a visité Madawaska et effectué ses travaux d’arpentage. L’honneur de la Couronne était donc engagé.

[411]  Selon moi, la visite que Sproule a faite aux Malécites et les travaux d’arpentage qu’il a effectués en 1787 s’inscrivaient dans un processus de création de réserve qui découlait de la relation historique particulière qui avait été établie à ce moment‑là entre la Couronne et les Malécites. Même s’il s’avérait que j’ai tort de conclure que la réserve a de fait été juridiquement créée de la manière décrite dans la première partie de la présente décision, l’ensemble de la preuve portant sur les besoins pratiques et stratégiques des représentants de la Couronne, leurs intentions et le fait qu’ils ont reconnu l’existence de la réserve, permet au moins d’étayer la thèse selon laquelle la Couronne était, compte tenu de l’arpentage de Sproule, engagée dans le processus de création de réserve, voire qu’il l’a mené à terme.

[412]  Après 1878, l’aliénation des parcelles A et B et des « autres terres » de la région arpentée par Sproule, et ensuite des terres appartenant à la Couronne, démontre que celle‑ci exerçait un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt collectif identifiable qu’avait la revendicatrice sur la parcelle de terre représentée, lisérée de rouge, sur le plan d’arpentage de Sproule.

[413]  Je suis donc d’accord avec la revendicatrice lorsqu’elle affirme que les Malécites de Madawaska avaient un intérêt identifiable sur la parcelle de terre lisérée de rouge puisqu’ils l’avaient antérieurement utilisée et occupée et que l’arpenteur général Sproule l’avait ensuite identifiée et délimitée en 1787. Je conviens également que la Couronne exerçait un pouvoir discrétionnaire sur les parcelles A et B et les autres terres situées dans les limites de l’étendue lisérée de rouge quand elle les a aliénées sans que les Malécites de Madawaska ne soient au courant ou n’y consentent.

[414]  Comme la revendicatrice ne se fonde pas sur la deuxième façon dont peut naître une obligation de fiduciaire (Manitoba Métis, para 50), il ne sera pas nécessaire d’examiner cette question.

3.  Le contenu de l’obligation de fiduciaire

[415]  L’obligation qui incombe à la Couronne pendant le processus de création de réserve assujettit celle‑ci à des obligations de « loyauté, bonne foi, communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et devoir d’agir de façon raisonnable et diligente dans l’intérêt du bénéficiaire de l’obligation ». Dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry, para 104, la juge McLachlin (plus tard Juge en chef) a écrit que, « [e]n tant que fiduciaire, la Couronne avait l’obligation d’agir avec le soin et la diligence “qu’un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires” » (Wewaykum, para 94).

4.  La Couronne a‑t‑elle manqué à son obligation de fiduciaire?

[416]  La parcelle représentée, lisérée de rouge, sur le plan d’arpentage réalisé par Sproule en 1787 comprenait 3 700 acres en 1787. La réserve, telle qu’elle existait au moment de la Confédération, ne comptait plus que 700 acres. La revendicatrice affirme que l’aliénation des parcelles A et B, ainsi que le manque de diligence raisonnable pendant le processus de création de réserve, constituent des manquements à l’obligation de fiduciaire. La revendicatrice n’a pas revendiqué la parcelle C à l’audience ou dans ses observations écrites.

[417]  La concession qu’Hebert a reçue en 1825 a déjà été décrite. Elle a été accordée sans que les Malécites de Madawaska ne soient consultés, sans qu’ils ne donnent leur consentement et sans qu’ils ne soient indemnisés de quelque façon que ce soit. Il était écrit [traduction] « Réserve indienne » sur la page couverture du plan d’arpentage joint à la concession. Les autorités locales, dont Thomas Baillie, les membres du Conseil exécutif et le lieutenant‑gouverneur Carleton, étaient au courant de la présence des Malécites de Madawaska et du fait qu’ils souhaitaient voir leur revendication territoriale reconnue, comme le démontrent les documents suivants :

  1. l’arpentage réalisé par Sproule en 1787

  2. la pétition de Doucet

  3. la pétition présentée par les Malécites de Madawaska en 1792

  4. le rapport rédigé par Treat en 1820

  5. le rejet de la pétition présentée par Martin en 1824 et de la pétition présentée par Rice en 1825.

[418]  Si les terres ne constituaient pas encore une réserve, il reste que la concession accordée à Hebert en 1825 était un manquement à l’obligation de fiduciaire. La décision d’accorder la concession à Hebert témoignait à tout le moins d’un manque de diligence raisonnable et de prudence ordinaire à l’égard de l’intérêt des Malécites de Madawaska sur la terre arpentée par Sproule, et témoignait possiblement de la mauvaise foi de Thomas Baillie, qui avait affirmé tout juste un an auparavant que la terre était [traduction] « réservée pour les Indiens de Madawaska ».

[419]  Le permis d’occupation accordé à Hebert en 1829 était signé par la même personne qui avait signé la concession de 1825 : Thomas Baillie, ce qui témoignait encore une fois d’un manque de diligence raisonnable et de prudence ordinaire, et possiblement d’une mauvaise foi.

[420]  La concession accordée à Hartt en 1860 était adjacente à la concession de 1825. À ce moment‑là, la réserve de Madawaska avait déjà été inscrite au Répertoire des réserves de 1842 et il était indiqué qu’elle comptait seulement 700 acres. Malgré tout, les Malécites de Madawaska ont continué de faire valoir leur point de vue. Dans la pétition présentée par Hartt en 1853, il était expressément écrit que la terre était une [traduction] « réserve indienne ». En 1853, l’agent des Indiens, John Emmerson, a écrit à l’arpenteur général, R.S. Wilmot, pour l’informer que Lewis Bernard et d’autres [traduction] « Indiens » habitant sur la réserve ne voulaient pas que le gouvernement dispose de la terre revendiquée par Hartt. C’est pourtant ce qui est arrivé en 1860.

[421]  Rien n’indique que les autorités coloniales ont accordé une attention particulière aux intérêts des Malécites de Madawaska quand elles ont approuvé ces deux concessions et le permis d’occupation.

5.  La diligence

[422]  La revendicatrice soutient que dès lors qu’une parcelle de terre est en voie de devenir une réserve, [traduction] « la Couronne a non seulement une obligation de fiduciaire de mener le processus à terme, mais elle a aussi une obligation de fiduciaire envers le peuple autochtone concerné pendant le processus » (observations écrites de la revendicatrice, p. 360).

[423]  Comme il a été mentionné, Sproule avait clairement délimité une parcelle de terre bien précise et avait ainsi assuré la sécurité des colons et des Malécites sur le terrain. Le principe de l’honneur de la Couronne obligeait cette dernière à donner suite aux travaux de Sproule avec diligence raisonnable. En l’espèce, il n’est pas nécessaire de déterminer si la Couronne avait l’obligation de reconnaître la réserve selon les limites précises établies par Sproule une fois ses travaux terminés. Le dossier suffit à démontrer que la Couronne n’a pas [traduction] « […] communiqué toute l’information eu égard aux circonstances et n’a pas agi raisonnablement et avec la diligence requise quant à ce qu’elle considérait être dans l’intérêt du bénéficiaire de l’obligation ».

[424]  Les circonstances inhabituelles de la « reconnaissance » de la réserve des Malécites de Madawaska par le Nouveau‑Brunswick de l’époque coloniale révèlent que seul le rapport rédigé par le premier commissaire des Indiens du Nouveau‑Brunswick, Moses Perley, en 1841, sur les Malécites de Madawaska résidant au confluent des rivières Madawaska et Saint‑Jean a amené le Bureau des terres de la Couronne à inscrire à son Répertoire des réserves une réserve établie par « occupation de fait » d’une superficie approximative de 700 acres. Comme il a été mentionné précédemment, cette réserve de 700 acres établie à l’intention des Malécites de Madawaska par « occupation de fait » était toujours la réserve « officielle » des Malécites au moment de la Confédération.

[425]  Comme il en a été question plus tôt, ce processus de reconnaissance des réserves du Nouveau‑Brunswick soulève une question évidente à savoir que, si les représentants du Bureau des terres de la Couronne savaient en 1787‑1788, tout comme Hugh Finlay, que les Malécites possédaient la parcelle de terre délimitée sur le plan d’arpentage de Sproule, et qu’ils suivaient la même procédure de rapport, il aurait alors dû être inscrit que les Malécites de Madawaska avaient une « réserve établie par occupation de fait » d’une superficie beaucoup plus grande. Comme je l’ai déjà mentionné, le Répertoire des réserves indiennes de 1838 de Thomas Baillie, ne faisait état que d’une seule réserve sur treize qui aurait été « créée » par décret en mai 1804. Une autre réserve était inscrite comme ayant été « créée » [traduction] « conformément aux ordres du gouvernement », mais Baillie a indiqué qu’« aucun enregistrement n’a[vait] été trouvé ».

[426]  Les autres réserves étaient inscrites au Répertoire parce que les bandes [traduction] « occupaient » la parcelle de terre concernée, selon l’arpenteur général de l’époque, Thomas Baillie.

[427]  Ces faits ne témoignent pas d’une prudence ou d’une diligence raisonnable de la part de la Couronne.

[428]  En aliénant les parcelles A et B et en omettant de prendre en considération les autres terres dans les descriptions subséquentes de la réserve, la Couronne a manqué à ses obligations de fiduciaire envers les Malécites de Madawaska :

  1. elle n’a pas protégé les parcelles A et B et les autres terres; subsidiairement, elle n’a pas tenu de consultations ni tenté d’arriver à une entente consensuelle afin que les parcelles A et B et les autres terres soient cédées moyennant une indemnité;

  2. elle n’a pas fait preuve d’une prudence et d’une diligence raisonnables à l’égard de l’intérêt de la revendicatrice pendant le processus de création de réserves.

X.  DÉCISION : ARGUMENT subsidiaire

[429]  Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la revendicatrice a établi, selon la prépondérance des probabilités, le bien‑fondé de la revendication qu’elle a présentée en vertu de la LTRP, en ce qui concerne l’argument subsidiaire.

[430]  J’estime que l’intimée a manqué à ses obligations de fiduciaire pendant le processus de création de réserves et que la revendicatrice a établi le bien‑fondé de sa revendication présentée en application de l’alinéa 14(1)c) de la LTRP : la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non‑fourniture de terres d’une réserve.

[431]  Je conclurai en faisant observer que le premier commissaire des Indiens pour le Nouveau‑Brunswick, Moses Perley, avait vu juste en 1844. Son rapport figure dans l’ouvrage de L.F.S Upton intitulé « Micmacs and Colonists : Indian‑White Relations in the Maritimes, 1713‑1867 » (Vancouver : UBC Press, 1979). Aux pages 110‑111, Upton a écrit ce qui suit :

[traduction] Compte tenu des opinions exprimées par Perley, le lieutenant‑gouverneur du Nouveau‑Brunswick de l’époque avait décidé que le gouvernement ne pouvait plus employer Perley, « à aucun titre, pour l’envoyer parmi les Indiens. Son zèle avait contrarié le conseil et l’assemblée et il en était venu à se considérer comme un “diplomate indépendant” qui agissait comme intermédiaire entre les Indiens et le gouvernement ». [Le lieutenant‑gouverneur][…] a souligné qu’il blâmait Perley pour son excès de zèle et non pour son incompétence. Pour lui rendre hommage, il a joint le mémoire de Perley sur les Indiens de la province à sa dépêche. Ce document montrait à quel point Perley avait compris ce qui se passait et comment, à cause de cela, il était devenu embarrassant. Voici un résumé de son mémoire :

Tout d’abord, il fallait amener les Indiens et les colons britanniques à occuper conjointement le pays. Ensuite, il fallait attribuer certains districts régionaux aux Indiens, dans les limites desquels ils ne devaient pas être dérangés, et confiner chaque tribu à une parcelle de terre appelée « réserve ». Puis, il fallait progressivement réduire la superficie de ces réserves jusqu’à ce qu’en 1842, il n’en reste que la moitié […] Enfin, il fallait vendre toutes les terres restantes […] sans égard à leur [les Indiens] bien‑être futur.

BARRY MACDOUGALL

L’honorable Barry MacDougall

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20171128

Dossier : SCT‑1001‑12

OTTAWA (ONTARIO), le 28 novembre 2017

En présence de l’honorable Barry MacDougall

ENTRE :

PREMIÈRE NATION DES MALÉCITES DE MADAWASKA

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats de la revendicatrice PREMIÈRE NATION DES MALÉCITES DE MADAWASKA

Représentée par Me Patricia Bernard et Me Paul Williams

 

ET AUX :

Avocats de l’intimée

Représentée par Me Reinhold M. Endres et Me Patricia MacPhee

Ministère de la Justice

 

 



[*] Remarque sur la terminologie : les termes « Autochtone », « Sauvage » et « Indien » sont utilisés dans la présente décision, selon le contexte. Le terme « Indien » est utilisé tel qu’il l’était en droit et dans l’histoire, mais cela ne signifie pas que le Tribunal souscrit au fait qu’il soit utilisé de nos jours.

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