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DOSSIER : SCT-7001-14

TRADUCTION OFFICIELLE

RÉFÉRENCE : 2017 TRPC 4

DATE : 20171128

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

BANDE INDIENNE DE TOBACCO PLAINS

Revendicatrice

 

Me Darwin Hanna et Me Mary Mollineaux, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

 

MKelly Keenan et Me Ainslie Harvey, pour l’intimée

 

 

ENTENDUE : Le 31 janvier 2017 et les 30 et 31 mai 2017

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable Barry MacDougall

 


NOTE : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54, [2002] 2 RCS 816; Première Nation de Kitselas c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 1; Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245; Nowegijick c R, [1983] 1 RCS 29, 144 DLR (3e) 193; Mitchell c Bande indienne Peguis, [1990] 2 RCS 85, 71 DLR (4e) 193; Bande indienne d’Osoyoos c Oliver (Ville), 2001 CSC 85, [2001] 3 RCS 746; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, [1996] 2 CNLR 25; Canada c Première nation de Kitselas, 2014 CAF 150, [2014] 4 CNLR 6; Manitoba Metis Federation Inc. c Canada (PG), 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 2, 14, 20 et 22.

Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique, LRC 1985, app II, no 10, art 13.

Loi constitutionnelle de 1867.

Loi des sauvages, SRC 1906, c 81, art 24 et 46.

Loi des expropriations, SRC 1906, 52 V, c 13, art 3.

Water Act, RSBC 1948, c 361.

Sommaire :

Droit autochtone – terres de réserve – réserves provisoires – prise de terres – obligation de fiduciaire – atteinte minimale – indemnité adéquate – consultation – autorisation légale

La revendication porte sur deux parcelles de terre de la réserve indienne no 2 de Tobacco Plains (RI no 2) qui ont été prises en 1915 par le ministère des Affaires indiennes (MAI) en vue de leur utilisation par le ministère des Douanes (MDD).

La première parcelle, d’une superficie de 2,97 acres, a été prise en vue d’y installer un bureau de douane et un jardin. La bande indienne de Tobacco Plains (la revendicatrice ou la BITP ou la bande) a allégué que l’intimée avait manqué à ses obligations prévues par la loi et à ses obligations de fiduciaire : a) en ne respectant pas le critère de l’atteinte minimale au droit de la revendicatrice sur la parcelle; b) en omettant d’évaluer correctement la parcelle et d’obtenir une indemnité adéquate pour celle‑ci; et c) en omettant de consulter la revendicatrice et d’obtenir son consentement en ce qui concerne le montant de l’indemnité. Une indemnité de 150 $ en dollars de 1915 a été versée à l’époque. Les parties ont convenu que la valeur d’origine était en réalité de 208 $ en dollars de 1915.

La deuxième parcelle est une bande de terrain traversant la RI no 2 qui a été prise en vue d’y installer une conduite d’eau et un fossé pour desservir le bureau de douane. L’intimée a reconnu avoir manqué à son obligation de fiduciaire envers la revendicatrice en omettant de lui verser une indemnité pour l’utilisation de cette deuxième parcelle de 1918 à 1970.

À l’époque de la prise des terres, la Colombie‑Britannique conservait la maîtrise administrative du droit de propriété sous‑jacent sur la RI no 2. Néanmoins, les questions techniques de savoir si la qualité de réserve des terres en cause avait été officiellement confirmée et si elles étaient visées par la Loi des sauvages ne permettent pas de déterminer en quoi consistaient les obligations de fiduciaire dans les circonstances particulières de la présente revendication (indépendamment de la question de savoir s’il existait des obligations légales).

La revendicatrice a établi que l’intimée était un fiduciaire et que celle‑ci a manqué à la norme de conduite à laquelle elle était tenue en tant que fiduciaire relativement à la protection de l’intérêt important et identifiable de la revendicatrice dans sa réserve, même s’il était provisoire. Quant aux obligations précises et à l’étendue de celles‑ci dans les circonstances, la plus controversée est l’obligation qui consistait à porter le moins possible atteinte à la RI no 2 lors de la prise.

Les concepts qui sous‑tendent la reconnaissance par la Cour suprême du Canada de l’obligation de respecter le critère de l’atteinte minimale dans l’arrêt Bande indienne d’Osoyoos c Oliver (Ville), 2001 CSC 85, [2001] 3 RCS 746 [Osoyoos] s’appliquent également au droit identifiable de la revendicatrice sur les terres visées par la présente revendication, même s’il est considéré comme provisoire. S’il était provisoire, le droit de la revendicatrice sur la RI no 2 avait un caractère sui generis; les principes traditionnels du droit des biens en common law ne sont pas toujours utiles lorsque sont en cause des réserves provisoires ou confirmées; la revendicatrice ne pouvait pas unilatéralement ajouter des terres à la RI no 2 ou remplacer celles qu’elle avait perdues; et le droit identifiable de la revendicatrice sur la RI no 2 était « davantage qu’un simple bien fongible ». Les parcelles de terre faisaient partie du territoire traditionnel plus vaste de la revendicatrice et étaient occupées à l’époque de la prise; si elle était provisoire, l’attribution reconnaissait le droit substantiel de la revendicatrice et, hormis la prise de terres contestée, les limites de la RI no 2 sont demeurées inchangées tout au long du processus de création de la réserve.

Dans l’arrêt Osoyoos, la Cour suprême s’est préoccupée de réduire au minimum toute incompatibilité entre les obligations de droit public et de fiduciaire de la Couronne et de les concilier. Étant donné que les obligations de fiduciaire s’appliquent durant le processus de création d’une réserve, il faut aussi s’en soucier lorsque la Couronne exclut d’une réserve provisoire une parcelle de terre en vue de réaliser une fin d’intérêt public concurrente.

La description générale de l’obligation de fiduciaire de la Couronne applicable à une réserve provisoire faisant état des devoirs « […] de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et d’exercice de la prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones de l’obligation » (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, aux para 86, 94, [2002] 4 RCS 245), comporterait, dans le contexte de l’expropriation d’une partie de la réserve dans les circonstances de l’espèce, le devoir de n’approuver que l’expropriation minimale nécessaire pour réaliser la fin d’intérêt public voulue.

La Couronne ne peut se dérober à son obligation de fiduciaire, le cas échéant, en invoquant l’existence d’intérêts opposés. Dans le cas d’une expropriation, elle entre en jeu à la deuxième étape de l’analyse énoncée dans l’arrêt Osoyoos. Dans la présente revendication, ces intérêts « opposés » sont les intérêts de ministères fédéraux devant satisfaire à des obligations différentes, soit celles du MAI envers la bande, et celles du MDD envers le public. La Première Nation avait un intérêt pratique, réel et juridique (c.‑à‑d. identifiable) dans la RI no 2, qu’elle soit provisoire ou confirmée, qui commandait une conciliation avec l’intérêt public ou national opposé – l’établissement d’un bureau de douane –, de sorte qu’il soit porté atteinte le moins possible à cet intérêt.

Le MAI n’a pas dûment tenu compte de son obligation de fiduciaire ni fait des efforts raisonnables pour satisfaire à l’obligation d’« atteinte minimale » qu’avait la Couronne envers la bande. Il y a donc eu manquement à l’obligation de fiduciaire de la Couronne envers la bande.

De plus, la preuve démontre clairement que la Couronne a manqué à chacun des nombreux aspects de son devoir de fiduciaire pour ce qui est de veiller à ce que la bande reçoive une indemnité convenable pour la prise de la parcelle de terre des douanes.

La Couronne n’a fait preuve ni de loyauté ni de bonne foi. Elle a omis de procéder à une communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et a omis d’agir de façon raisonnable et diligente dans ce qu’elle aurait dû considérer comme étant l’intérêt du bénéficiaire de l’obligation. Les fonctionnaires du MAI étaient plus soucieux de satisfaire aux désirs apparents du MDD que de consacrer le temps et les efforts nécessaires à s’acquitter de leurs obligations de fiduciaire envers la bande.

Le processus de la Commission McKenna‑McBride a donné lieu au rapport provisoire no 52, qui recommandait le paiement d’une indemnité convenable. L’approbation par le gouverneur en conseil de la prise des terres en vue d’y installer un bureau de douane était conditionnelle au paiement d’une indemnité adéquate. L’omission de la Couronne de s’acquitter de ses obligations de fiduciaire et celle de verser une indemnité adéquate conduisent à la conclusion que la prise de la parcelle de terre des douanes ne s’est pas faite « par autorisation légale ».

Quand le MAI a versé une indemnité en 1915, il en a versé 90 % au chef Paul et 10 % à la revendicatrice. L’intérêt de la revendicatrice était collectif, et le chef Paul n’avait aucun intérêt individuel officiel. Il s’agit là d’un autre manquement aux obligations de fiduciaire du Canada envers la revendicatrice.

Étant donné que la revendicatrice a établi le bien‑fondé de sa revendication au titre de l’alinéa 14(1)c) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, et qu’elle a également établi que la prise des terres s’est faite sans autorisation légale, il n’est pas nécessaire de décider si la Loi des sauvages s’appliquait ou si le processus de création de la réserve avait pris fin avant la prise du décret 1036‑1938.

TABLE DES MATIÈRES

I. APERÇU  8

II. HistorIQUE DES PROCÉDURES ET Conditions PrÉALABLES  9

III. HistoIRE ORALE ET PREUVE DirectE  10

IV. FaIts  12

A. La parcelle de terre des douanes  14

B. La parcelle de terre de l’emprise de la conduite d’eau  18

V. QUESTIONS EN LITIGE  20

VI. Positions DES Parties  21

A. La revendicatrice  21

1. Application de la Loi des sauvages  21

2. Manquements allégués aux obligations légales : nécessité et indemnité  24

3. Les observations de la revendicatrice quant aux obligations de fiduciaire  25

B. L’intimée  28

VII. ANALYSE  34

A. Quel était le statut juridique de la parcelle de terre des douanes à l’époque de la prise en 1915?  34

B. L’obligation d’atteinte minimale s’applique‑t‑elle dans les circonstances de la présente revendication?  37

1. Dans les circonstances de l’espèce, que devait faire le Canada pour s’acquitter de son obligation de fiduciaire d’atteinte minimale envers la revendicatrice?  48

C. L’analyse de la conduite du MAI en ce qui a trait à la question de l’« indemnité convenable »  53

D. Autorisation légale  59

E. Le versement par le MAI de 90 % de l’indemnité au chef Paul  61

1. L’argument de la revendicatrice selon lequel la Couronne a manqué à ses obligations de fiduciaire en versant 90 % de l’indemnité au chef Paul et seulement 10 % à la bande  61

a) Résumé des observations de la revendicatrice  62

b) Résumé des observations du Canada  63

2. Analyse  66

VIII. RÉSUMÉ  68


 

I.  APERÇU

[1]  La bande indienne de Tobacco Plains (la revendicatrice, la BITP ou la bande, y compris la bande antérieure de la revendicatrice à l’époque des événements liés à la présente revendication) fait partie de la Nation Ktunaxa. La revendication porte sur deux parcelles de terre faisant partie de la réserve indienne no 2 de Tobacco Plains (RI no 2) que la Commission des réserves indiennes a attribuées en 1884 à la bande ayant précédé la revendicatrice (bande antérieure). En 1915, le gouverneur en conseil a souscrit à la recommandation de la Commission royale des affaires des sauvages (CRAS, aussi connue sous le nom de Commission McKenna‑McBride) et approuvé la prise de ces parcelles de terre en vue de leur utilisation par le ministère des Douanes (MDD).

[2]  La première parcelle de terre a été prise en vue d’y installer le bureau de douane de Roosville (parcelle de terre des douanes). Cette parcelle de 2,97 acres est située dans la partie sud‑est de la Colombie‑Britannique à l’endroit où l’autoroute 93 traverse aujourd’hui la frontière entre le Canada et les États‑Unis. La revendicatrice a allégué que l’intimée avait manqué à ses obligations légales et à ses obligations de fiduciaire : a) en ne respectant pas le critère de l’atteinte minimale au droit de la revendicatrice sur la parcelle; b) en omettant d’évaluer correctement la parcelle et d’obtenir une indemnité adéquate pour celle‑ci; et c) en omettant de consulter la revendicatrice et d’obtenir son consentement en ce qui concerne le montant de l’indemnité. Une indemnité de 150 $ en dollars de 1915 a été versée à l’époque. Les parties ont convenu que la valeur d’origine de la parcelle de 2,97 acres était en réalité de 208 $ en dollars de 1915.

[3]  La deuxième parcelle est une bande de terrain traversant la RI no 2 qui a été prise en vue d’y installer une conduite d’eau et un fossé (la parcelle de terre de l’emprise de la conduite d’eau) pour desservir le bureau de douane. L’intimée a reconnu avoir manqué à son obligation de fiduciaire envers la revendicatrice en omettant d’obtenir une indemnité pour l’utilisation de la parcelle de terre de l’emprise de la conduite d’eau de 1918 à 1970.

[4]  Les parties ont convenu de scinder la revendication en deux étapes, l’une devant porter sur le bien‑fondé de la revendication, l’autre sur l’indemnisation. Les présents motifs concernent le bien‑fondé de la revendication relative à la parcelle de terre des douanes. La question de la valeur d’origine de la parcelle de terre de l’emprise de la conduite d’eau fera l’objet d’une audience distincte, et toutes les autres questions relatives à l’indemnité qui n’auront pas été réglées, le cas échéant, seront examinées à l’étape de l’examen de l’indemnité.

II.  HistorIQUE DES PROCÉDURES ET Conditions PrÉALABLES

[5]  La revendicatrice est une Première Nation au sens de l’alinéa 2a) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP]. L’intimée a convenu que la présente revendication satisfaisait aux critères permettant d’en saisir le Tribunal des revendications particulières (le Tribunal).

[6]  La revendicatrice a déposé sa revendication auprès du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien le 25 novembre 2010. Le 28 octobre 2013, le ministre a avisé la revendicatrice de sa décision d’accepter partiellement la revendication, à savoir quant à l’omission du Canada d’obtenir une indemnité pour l’utilisation de la parcelle de terre de l’emprise de la conduite d’eau de 1918 à 1970. Le ministre a décidé de ne pas entreprendre des négociations sur les autres allégations contenues dans la revendication.

[7]  La revendicatrice a déposé sa déclaration de revendication auprès du Tribunal le 29 avril 2014. L’intimée a demandé une prorogation de délai de 95 jours pour déposer sa réponse, la revendicatrice a consenti à la prorogation et le Tribunal l’a approuvée.

[8]  Le 30 janvier 2015, avec le consentement des parties, le Tribunal a ordonné de scinder l’instance en deux étapes, la première devant porter sur le bien‑fondé de la revendication, la seconde sur l’indemnisation, et il a ordonné que la question du caractère adéquat de l’indemnité d’origine soit tranchée à l’étape du bien‑fondé.

[9]  La revendicatrice a souscrit à la lettre de l’intimée au Tribunal datée du 30 janvier 2015, confirmant ce qui suit :

[traduction] […] la nature du manquement reconnu [de l’intimée] à l’obligation qui lui incombait en ce qui concerne la partie de la revendication se rapportant à l’emprise de la conduite qui approvisionnait en eau le bureau de douane de Roosville [...]

[…] peut être décrite ainsi : le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire envers la bande en omettant d’obtenir une indemnité à l’égard des terres de la réserve utilisées aux fins d’une conduite d’eau et d’un fossé de 1918 à 1970.

[10]  Le 2 février 2015, le Tribunal a donné au procureur général de la Colombie‑Britannique l’avis prévu à l’article 22 de la LTRP, en se fondant sur le paragraphe 55 de la réponse du Canada :

[traduction] Dans l’éventualité où le Canada serait tenu de payer des dommages‑intérêts pour un manquement allégué à une obligation relativement à la revendication portant sur les terres des douanes, alors la Couronne provinciale a également causé ou contribué à causer les actes ou omissions invoqués par la bande indienne de Tobacco Plains sur le fondement du paragraphe 14(1) de la Loi, ou la perte découlant de ces actes ou omissions, et le Canada demande l’application de l’alinéa 20(1)i) de la Loi.

[11]  Les parties ne se sont pas entendues sur la valeur d’origine de la parcelle de terre de l’emprise de la conduite d’eau. Le 17 janvier 2017, le Tribunal a convenu qu’il n’était pas nécessaire de présenter une preuve d’expert concernant la parcelle de terre de l’emprise de la conduite d’eau à l’étape du bien‑fondé et que la valeur d’origine de cette parcelle pouvait être déterminée à l’étape de l’indemnité.

[12]  Le 23 janvier 2017, l’intimée a déposé une réponse modifiée dans laquelle elle convient que [traduction] « le Canada a manqué à son obligation de fiduciaire en omettant d’évaluer correctement la parcelle de 2,97 acres » et que ladite parcelle [traduction] « aurait dû être évaluée à 208 $ en 1915 » (para 6).

[13]  Les parties se sont entendues sur un protocole concernant le recours à l’histoire orale, et une audience consacrée à la preuve par récits oraux a été tenue à Cranbrook, en Colombie‑Britannique, le 31 janvier 2017. Des observations ont été présentées de vive voix au Tribunal les 30 et 31 mai 2017, à Cranbrook.

III.  HistoIRE ORALE ET PREUVE DirectE

[14]  La chef de la BITP, Mary Mahseelah, a expliqué que la Nation Ktunaxa compte cinq communautés au Canada et deux aux États‑Unis. Selon la chef Mahseelah, le territoire traditionnel de la Nation Ktunaxa s’étend à l’ouest jusqu’à l’Okanagan, à l’est jusqu’à l’Alberta et au sud jusqu’au Montana. Pendant un certain temps après l’établissement de la frontière entre le Canada et les États‑Unis, les Ktunaxas ont traversé librement la frontière; plus tard, la frontière a divisé les familles. À la fin de l’été, les membres de la Nation Ktunaxa avaient l’habitude de se rassembler au lac Edwards, à l’extrémité nord de la RI no 2, pour participer à une grande fête villageoise. La chef Mahseelah a également décrit comment les gens avaient l’habitude de creuser leur propre canal d’irrigation pour la culture de baies et de jardins dans la RI no 2. L’arrière‑grand‑père de la chef Mahseelah avait une concession juste au sud de la frontière américaine, et un sentier pour voitures à chevaux passait près de l’endroit où se trouve aujourd’hui la boutique hors taxes du poste frontalier de Roosville.

[15]  M. Tom Phillips, qui s’est retiré du conseil tribal en 2014, est l’agent des terres et du développement économique de la revendicatrice. Au fil des ans, il a fait partie du Groupe de travail des aînés et participé à la préservation du savoir traditionnel. M. Phillips a décrit le territoire traditionnel de la Nation Ktunaxa comme étant situé des deux côtés des Rocheuses et comme descendant jusqu’au parc national de Yellowstone. Il a souligné l’importance des environs de la RI no 2 pour la BITP et l’importance de l’eau et des différents types de terres, et a fait état de la disponibilité limitée des terres agricoles. Il a également fait état de l’existence d’un important réseau de sentiers dans la région de la RI no 2, et a convenu qu’un chemin de roulage traversait toute la région au cours de la dernière partie du 19e siècle. M. Phillips a aussi décrit la pratique traditionnelle du brûlage dirigé qui vise à améliorer l’habitat du gibier et du bétail, et la croissance des baies, et à garder ouverts les corridors de déplacement.

[16]  M. Phillips a expliqué qu’à l’époque où des réserves étaient mises de côté pour les Ktunaxas, les meilleures terres agricoles étaient, pour la plupart, déjà prises par les colons. M. Phillips a déclaré qu’avant la création de la RI no 2, un colon de la région, Michael Phillips, avait la meilleure terre, [traduction] « à l’endroit même où le chef David avait son […] petit établissement », et les fils de Michael Phillips avaient des concessions sur « la meilleure terre […] au nord de la frontière » (transcription de l’audience, le 31 janvier 2017, aux pp 96–97). M. Phillips a déclaré que Michael Phillips est son ancêtre.

[17]  M. Phillips a indiqué que l’endroit où le village est maintenant situé était [traduction] « pratiquement le seul endroit où il y avait de bonnes terres qui n’avaient pas encore été prises […] et que la plupart des terres […] à l’exception de deux ou trois endroits, sont en fait de hauts plateaux arides. On ne peut donc rien y cultiver » (transcription d’audience, le 31 janvier 2017, aux pp 97–98). Il n’y avait que quelques endroits dans la RI no 2 où on pouvait cultiver du foin. M. Phillips a souligné que la terre prise en vue d’y installer le bureau de douane était une terre de très bonne qualité et que ce type de terre était rare dans la RI no 2. Les Ktunaxas ne pouvaient pas acheter ou préempter des terres agricoles afin de remplacer ce qui avait été retranché de leur réserve : [traduction] « […] une fois que c’est perdu, c’est perdu » (transcription de l’audience, le 31 janvier 2017, à la p 113).

IV.  FaIts

[18]  Les parties ont présenté un exposé conjoint des faits (ECF) qui a été fort utile au Tribunal. En cas de divergence avec celles contenues dans l’ECF, les conclusions de fait énoncées aux présentes ont préséance.

[19]  Lorsque la Colombie‑Britannique est entrée dans la Confédération en 1871, les terres visées par la revendication n’avaient pas fait l’objet d’un traité. L’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie‑Britannique, LRC 1985, app II, no 10 [Conditions de l’adhésion], prévoyait ce qui suit :

Le soin des Sauvages, et la garde et l’administration des terres réservées pour leur usage et bénéfice, incomberont au Gouvernement Fédéral, et une ligne de conduite aussi libérale que celle suivie jusqu’ici par le gouvernement de la Colombie‑Britannique sera continuée par le Gouvernement Fédéral après l’Union. Pour mettre ce projet à exécution, des étendues de terres ayant la superficie de celles que le gouvernement de la Colombie‑Britannique a, jusqu’à présent, affectées à cet objet, seront de temps à autre transférées par le Gouvernement Local au Gouvernement Fédéral au nom et pour le bénéfice des Sauvages, sur demande du Gouvernement Fédéral; et dans le cas où il y aurait désaccord entre les deux gouvernements au sujet de la quantité des étendues de terre qui devront être ainsi concédées, on devra en référer à la décision du Secrétaire d’État pour les Colonies.

Le Canada et la Colombie‑Britannique devaient donc coopérer à l’attribution et à la création de réserves.

[20]  Lorsque la Colombie‑Britannique et le Canada ont établi la première Commission mixte des réserves indiennes en 1876, le mandat de celle‑ci comprenait les éléments suivants :

2. Que ces commissaires devront aussitôt que possible après leur nomination se réunir à Victoria, et là s’entendre pour visiter sous le plus court délai et en la manière qu’ils trouveront convenable chaque tribu sauvage de la Colombie‑Britannique (c’est‑à‑dire toutes les tribus sauvages parlant la même langue), et après s’être enquis sur les lieux mêmes de tout ce qui touche à cette question, ils devront fixer et déterminer le nombre, l’étendue et le lieu de la réserve ou des réserves qui seront établies en faveur de chaque tribu séparément.

3. Qu’en déterminant l’étendue des réserves à accorder aux Sauvages de la Colombie‑Britannique, qu’en somme il ne sera pas fixé de base uniforme pour le partage des terrains à accorder aux Sauvages de cette province, mais on devra assigner séparément une réserve à chaque tribu de Sauvages parlant la même langue.

4. Que les commissaires se guideront généralement d’après l’esprit de l’acte d’Union entre les gouvernements fédéral et local, qui comporte que l’on devra suivre à l’égard des Sauvages une politique libérale (liberal policy), et qu’en traitant avec chaque tribu en particulier, ils devront tenir compte de ses coutumes, de ses besoins et de ses occupations, ainsi que de l’étendue de territoire disponible dans la région qu’ils occupent, et des droits des colons blancs. [Mémoire joint au CP 1875‑1088; recueil commun de documents (RCD), vol 1, onglet 6]

[21]  En 1880, les Couronnes provinciale et fédérale ont nommé Peter O’Reilly comme unique commissaire de la Commission des réserves indiennes (CP 1880‑1334). Les deux gouvernements ont légèrement modifié le mandat d’O’Reilly par rapport au mandat de la Commission mixte des réserves indiennes. Les attributions d’O’Reilly devaient être confirmées par le commissaire en chef des Terres et Travaux (CCTT) de la province et le surintendant fédéral des Indiens de la Colombie‑Britannique. Le CP 1880‑1334 indiquait également qu’à défaut d’accord, les attributions d’O’Reilly devaient être renvoyées au lieutenant‑gouverneur de la Colombie‑Britannique.

[22]  O’Reilly a procédé à l’attribution de la RI no 2, d’une superficie de 10 560 acres, par rapport de décision daté du 18 juillet 1884. E.M. Skinner a arpenté la RI no 2 pour le MAI en 1886. Le CCTT de la Colombie‑Britannique a approuvé l’attribution le 10 juin 1887.

[23]  Un conflit couvait néanmoins entre le gouvernement fédéral et celui de Colombie‑Britannique concernant les réserves, la province retardant le transfert de l’administration et de la maîtrise de son titre de propriété sous‑jacent sur les terres qui avaient été attribuées aux fins de réserves, dont la RI no 2.

[24]  En 1912, les gouvernements fédéral et provincial, n’ayant pas réglé leurs différends concernant les réserves, ont établi la CRAS pour [traduction] « résoudre tous les différends qui surgissent entre le gouvernement du Dominion et le gouvernement de la province relativement aux terres des Sauvages et, d’une façon générale, aux affaires des Sauvages » (convention McKenna‑McBride; RCD, vol 1, onglet 73). Les parties ont convenu que la convention McKenna‑McBride :

[traduction]

[…] proposait que les terres comprises dans les réserves indiennes établies « de façon définitive » par la CRAS soient transférées par la Couronne provinciale au Canada et que ce dernier ait plein pouvoir pour « disposer des terres ». L’article 8 de la convention McKenna‑McBride prévoyait, en partie, ce qui suit :

[traduction] Si, au cours de la période précédant la rédaction du rapport final des commissaires, il devait être établi par l’un ou l’autre des gouvernements concernés que des terres faisant partie d’une réserve indienne étaient nécessaires aux fins du passage du chemin de fer ou à d’autres fins ferroviaires, ou pour des travaux publics du Dominion, de la province ou d’une municipalité, la question sera renvoyée aux commissaires qui la trancheront dans un rapport provisoire, et chaque gouvernement fera le nécessaire pour mettre en œuvre les recommandations des commissaires. [ECF, au para 15]

[25]  Bien que le Canada et la Colombie‑Britannique aient ratifié la convention McKenna‑McBride, les décrets de ratification prévoyaient aussi que les actes et faits de la CRAS étaient sujets à l’approbation du Canada et de la Colombie‑Britannique (CP 1912‑3277 et décret 1912‑1341). Les deux Couronnes ont également convenu d’[traduction] « accueillir favorablement les rapports de la CRAS, qu’ils soient définitifs ou provisoires, afin d’assurer, “autant qu’il peut être raisonnable, l’exécution des actes, faits et recommandations” de la CRAS » (ECF, au para 16).

A.  La parcelle de terre des douanes

[26]  La parcelle de terre prise en vue d’y installer le bureau de douane de Roosville a fait l’objet d’un rapport provisoire rédigé par la CRAS. Le 10 septembre 1914, le commissaire du MDD, John McDougald, a demandé au ministère des Affaires indiennes (MAI) s’il s’opposerait à la construction d’un bâtiment de douane dans la RI no 2. McDougald a demandé un tracé de tous les sentiers se trouvant dans les environs.

[27]  Le 15 septembre 1914, le MAI a envoyé le tracé et demandé au MDD : a) d’indiquer l’emplacement et la superficie de la parcelle requise; b) s’il souhaitait acheter ou louer la parcelle, soulignant que les [traduction] « Sauvages » devraient être indemnisés; et c) de faire arpenter le terrain et de lui envoyer le plan d’arpentage, en lui précisant que [traduction] « [d]ès que ce plan montrant les terres désirées sera reçu, l’affaire sera renvoyée à notre agent des sauvages pour qu’il fasse un rapport » (RCD, vol 1, onglet 97). Cette lettre indiquait également que [traduction] « [v]ous aurez le pouvoir d’exproprier la parcelle de terre requise, en vertu de l’article 46 de la Loi des sauvages ».

[28]  Le 25 septembre 1914, l’arpenteur de la Colombie‑Britannique et du Dominion, A. Cummings, a arpenté la parcelle de 2,97 acres. Le 5 octobre 1914, le MDD a présenté une demande au MAI en vue d’exproprier la parcelle de 2,97 acres. Huit jours plus tard, le MAI a envoyé un plan de la parcelle de terre en question à la CRAS et demandé à celle‑ci de [traduction] « prendre des mesures dans cette affaire le plus tôt possible » (RCD, vol 1, onglet 102).

[29]  Le 15 octobre 1914, J.D. McLean, le sous‑ministre adjoint et secrétaire du MAI, a demandé à l’inspecteur des agences indiennes, A. Megraw, d’examiner la parcelle de terre en vue d’y construire un bureau de douane. Le secrétaire McLean a également recommandé à l’inspecteur Megraw de consulter le [traduction] « conseil des Sauvages » et de tenter d’obtenir son assentiment à une évaluation (RCD, vol 1, onglet 103).

[30]  Le 20 octobre 1914, la CRAS a publié le rapport provisoire no 52 sur l’affaire. La CRAS a fait état de la demande du MDD visant à obtenir la parcelle de 2,97 acres et formulé sa recommandation en se fondant :

[traduction] […] sur l’examen de ladite demande et l’étude du plan soumis avec celle‑ci, et sur le fait qu’il appert de cette demande que ladite parcelle de terre est requise par le ministère des Douanes du Canada à telle fin. [RCD, vol 1, onglet 104]

[31]  Le rapport provisoire no 52 recommandait que :

[traduction] […] sous réserve du respect des exigences de la loi et sous réserve également de la condition qu’une indemnité convenable soit versée aux Sauvages, le ministère des Douanes du Canada soit autorisé à pénétrer sur ladite réserve indienne no 2 de Tobacco Plains […] et d’acquérir ladite parcelle de 2,97 acres afin d’y construire un bâtiment de douane […] [Je souligne; RCD, vol 1, onglet 104.]

[32]  Environ un mois plus tard, le 24 novembre 1914, l’inspecteur Megraw a fait savoir au surintendant général adjoint des Affaires indiennes, Duncan Scott, qu’il avait visité et examiné le site, mais qu’il n’avait pu voir aucun des [traduction] « Sauvages », car ils étaient à la chasse et ne seraient vraisemblablement pas de retour avant la mi‑décembre (RCD, vol 1, onglet 112). Le 5 décembre 1914, l’inspecteur Megraw a fourni un rapport dans lequel il évaluait la parcelle de 2,97 acres à 150 $ et indiquait avoir procédé à une inspection soigneuse de celle‑ci.

[33]  À l’époque, le chef de la bande de Tobacco Plains était le chef Paul David, connu sous le nom de chef Paul. Il a exercé cette fonction de 1893 à 1948. Dans son rapport du 5 décembre 1914, l’inspecteur Megraw indiquait également que le chef Paul [traduction] « p[ouvait] être amené à consentir à la généreuse évaluation de 150 $ » (RCD, vol 1, onglet 114).

[34]  L’arpenteur en chef du MAI, S. Bray, a informé le surintendant adjoint Scott que le consentement des « Sauvages » n’était :

[traduction] […] pas nécessaire dans le présent cas, car la parcelle de terre est requise pour cause d’utilité publique. Dans des cas semblables, le consentement des Sauvages est nécessaire en principe.

La somme offerte semble équitable. Je pense que le consentement des Sauvages peut être omis […] [RCD, vol 1, onglet 115]

[35]  Le 22 décembre 1914, le secrétaire McLean a envoyé à l’inspecteur Megraw un télégramme dans lequel il disait que [traduction] « le consentement “des Sauvages” était souhaitable, mais non nécessaire » et demandait à Megraw d’informer le chef Paul que [traduction] « l’évaluation [de sa terre] a[vait] été approuvée » (RCD, vol 1, onglet 116). Le 26 décembre 1914, le commissaire du MDD, McDougald, a fait un chèque de 150 $ à l’ordre du MAI en paiement de la parcelle de 2,97 acres.

[36]  Le 16 janvier 1915, le gouverneur en conseil a autorisé la vente au moyen du CP 1915‑114, qui prenait acte de la convention McKenna‑McBride et de la recommandation formulée dans le rapport provisoire no 52 de la CRAS. Conformément à la convention McKenna‑McBride, au CP 1912‑3277 et au décret 1912‑1341, le gouverneur en conseil a autorisé la vente sous réserve de l’obtention du consentement du lieutenant‑gouverneur de la Colombie‑Britannique et [traduction] « sous réserve également de la condition qu’une indemnité convenable soit versée aux Sauvages » (CP 1915‑114; RCD, vol 1, onglet 120).

[37]  Une semaine plus tard, le 22 janvier 1915, l’inspecteur Megraw a indiqué que l’agent des sauvages, R. Galbraith, avait rencontré le chef Paul, qui :

[traduction] […] s’[était] plaint du fait que l’arpentage ait été effectué sans qu’on lui eût donné de préavis, mais qu’après qu’on lui eut expliqué qu’il était absent lorsque l’arpenteur s’est rendu sur les lieux, et qu’une évaluation généreuse de 150 $ avait été établie à l’égard de la parcelle de terre, il s’est dit disposé à souscrire à celle‑ci. [RCD, vol 1, onglet 121]

[38]  Le 1er février 1915, l’arpenteur en chef Bray a recommandé au surintendant adjoint Scott que le MAI distribue 90 % au chef Paul et 10 % au crédit de la revendicatrice [traduction] « conformément à l’ancienne pratique » et en reconnaissance de l’« intérêt [du chef Paul] dans la terre » (RCD, vol 1, onglet 123).

[39]  Le 9 février 1915, le secrétaire McLean a informé le commissaire du MDD, McDougald, que le MDD pouvait prendre possession de la parcelle de 2,97 acres.

[40]  Le 24 mars 1915, la CRAS a établi un rapport de décision montrant que la superficie de la RI no 2 avait été réduite de 2,97 acres. Le rapport définitif de la CRAS, qui confirmait que la nouvelle superficie, abstraction faite de la parcelle de 2,97 acres, était de 10 557,03 acres, a été approuvé, avec certaines modifications n’ayant aucune conséquence en l’espèce, au moyen du CP 1924‑1265 et du décret 1923‑911.

[41]  Les parties ont convenu que le lieutenant‑gouverneur de la Colombie‑Britannique avait approuvé la vente de la parcelle de 2,97 acres au MDD [traduction] « au plus tard » à la date du décret 1923‑911 (ECF, au para 37). Le 29 juillet 1938, la Colombie‑Britannique a transféré son titre sous‑jacent à l`égard de la parcelle de 2,97 acres et de la RI no 2 – moins ladite parcelle, au Canada en vertu du décret 1036‑1938 (ECF, au para 49).

B.  La parcelle de terre de l’emprise de la conduite d’eau

[42]  Le 22 octobre 1917, le MDD a obtenu de la Colombie‑Britannique un permis conditionnel d’utilisation des eaux l’autorisant à prendre 500 gallons d’eau par jour dans une source située sur la RI no 2 tout au long de l’année à des fins domestiques. En novembre 1917, le MDD a présenté au MAI une demande en vue de faire passer une conduite allant de la source au bureau de l’agent des douanes sur la parcelle de terre des douanes. L’agent des douanes, G. Dingsdale, a initialement indiqué une bande de 18 pouces de largeur par 141 pieds de longueur (esquisse du 22 novembre 1917 tracée à l’intention du percepteur des douanes intérimaire, H. Nicholson).

[43]  Le 26 novembre 1917, le secrétaire McLean a informé l’agent Galbraith que le permis conditionnel d’utilisation des eaux avait été délivré. Il a demandé à l’agent Galbraith de lui faire rapport sur la question et lui a dit que [traduction] « si aucune objection particulière n’est soulevée, vous devriez indiquer à quelles conditions la permission d’installer la conduite d’eau et de creuser le fossé nécessaires et de les entretenir peut être accordée » (RCD, vol 2, onglet 149). Il a également demandé à l’agent Galbraith de [traduction] « porter cette question à la connaissance du conseil des Sauvages et de tenter d’obtenir son assentiment à [son] point de vue » (RCD, vol 2, onglet 149).

[44]  Le 27 novembre 1917, le percepteur des douanes intérimaire Nicholson a demandé une bande plus longue qui mesurait 18 pouces de largeur par 170 pieds de longueur.

[45]  Le 31 janvier 1918, l’agent Galbraith a fait savoir au secrétaire McLean qu’en novembre 1917 il avait tenté de s’entretenir avec le chef Paul, mais que celui‑ci était absent. L’agent Galbraith a plutôt informé le frère du chef Paul que la quantité d’eau accordée n’aurait pas d’incidence importante sur l’approvisionnement en eau du ranch du chef Paul parce que la famille de l’agent Dingsdale était petite et son jardin, [traduction] « pas très grand » (RCD, vol 2, onglet 152; ECF, au para 44). Une quantité de 500 gallons par jour ne [traduction] « porterait vraiment pas beaucoup atteinte aux droits du chef Paul » et la construction ne causerait pas vraiment de tort au chef Paul, qui n’utilisait pas la terre [traduction] « à des fins de jardinage » (RCD, vol 2, onglet 152; ECF, au para 44). Les travaux n’auraient pas lieu avant le printemps. L’agent Galbraith espérait voir le chef Paul avant cela et obtenir son consentement. L’agent Galbraith a également indiqué ce qui suit :

[traduction] Il faudrait faire comprendre à l’agent des douanes que l’eau ne doit pas être gaspillée, car elle est nécessaire aux fins d’irrigation sur le ranch du chef Paul, comme on a pu le constater [directement] au cours de l’été dernier, qui fut très chaud. [RCD, vol 2, onglet 152; ECF, au para 44]

[46]  Le 17 juin 1918, l’agent Galbraith a fait savoir au secrétaire McLean qu’il avait examiné la conduite d’eau projetée et conclu que celle‑ci ne causait aucun dommage à la terre du chef Paul, qui n’était pas cultivée depuis plusieurs années et servait de cour et de pâturage. Il avait encore une fois tenté de s’entretenir avec le chef Paul, mais celui‑ci était encore absent. L’agent Galbraith a indiqué que le chef Paul :

[traduction] […] veut la plus grande quantité d’eau possible aux fins d’irrigation, mais j’ai remarqué qu’il ne conserve pas l’eau dont il dispose de manière à en tirer le meilleur avantage possible.

J’ai bien peur qu’il ait l’impression de perdre quelque chose qui lui appartient et d’avoir droit à une indemnité. C’est ce que j’ai cru comprendre des remarques de son frère, mais comme je lui ai expliqué, la quantité d’eau dont les gens du bureau de douane ont besoin est si petite que je ne pense pas que cette question entre en ligne de compte. [RCD, vol 2, onglet 157; ECF, au para 45]

[47]  L’agent Galbraith avait l’intention de rendre visite au chef Paul la semaine suivante pour discuter de la question, [traduction] « car je [l’agent Galbraith] ne veux pas qu’il y ait de malentendu ou de friction au sujet de ses [du chef Paul] droits » (RCD, vol 2, onglet 157; ECF, au para 45).

[48]  Le 26 juin 1918, le MDD avait installé la conduite d’eau et creusé un petit fossé afin d’irriguer le jardin du bureau de douane. Ce jour‑là, l’agent Galbraith a fait savoir au MAI que la construction n’avait causé aucun dommage à la RI no 2 et que l’équivalent de l’eau utilisée pouvait être économisé. Le chef Paul et son frère avaient aidé l’agent Dingsdale à exécuter la tâche et, de l’avis de l’agent Galbraith, l’affaire était [traduction] « réglée de manière satisfaisante » (RCD, vol 2, onglet 158; ECF, au para 46).

[49]  Le 4 juillet 1918, le secrétaire McLean a informé le percepteur des douanes intérimaire Nicholson du rapport de l’agent Galbraith et déclaré que [traduction] « [c]ompte tenu du rapport de l’agent, je dois dire que la conduite d’eau peut continuer d’être exploitée selon le bon plaisir du surintendant général » (RCD, vol 2, onglet 159; ECF, au para 47).

[50]  Le 14 décembre 1925, le permis conditionnel d’utilisation des eaux no 2778 a été remplacé par le permis définitif d’utilisation des eaux no 4968. Ce permis indiquait comme date de préséance le 5 novembre 1915, désignait le ruisseau Gordon comme étant la source et permettait au MDD de détourner 500 gallons d’eau par jour tout au long de l’année à des fins domestiques. Le MDD a renoncé à ce permis en 1970.

[51]  La revendicatrice n’a jamais reçu d’indemnité à l’égard de la parcelle de terre de l’emprise de la conduite d’eau pour la période allant de 1918 à 1970, date à laquelle elle a été abandonnée.

V.  QUESTIONS EN LITIGE

[52]  Voici les questions en litige dont les parties ont convenu, sous réserve de quelques modifications mineures apportées par souci de concision :

  1. Quel était le statut juridique de la parcelle de terre des douanes à l’époque de la prise en 1915?

  2. L’intimée a‑t‑elle pris la parcelle de terre des douanes par autorisation légale?

  3. L’intimée avait‑elle envers la revendicatrice des obligations juridiques relativement à la prise de la parcelle de terre des douanes en 1915, notamment a) des obligations légales; ou b) des obligations de fiduciaire?

  4. Dans l’affirmative, quelle était l’étendue des obligations juridiques :

  1. Obtenir le consentement de la revendicatrice à la prise;

  2. Évaluer correctement la parcelle de terre des douanes;

  3. Verser à la revendicatrice une indemnité adéquate;

  4. Porter atteinte de façon minimale aux droits de la revendicatrice sur la parcelle de terre des douanes.

  1. L’intimée a‑t‑elle manqué à une obligation juridique envers la revendicatrice relativement à la prise de la parcelle de terre des douanes?

VI.  Positions DES Parties

A.  La revendicatrice

[53]  De façon générale, la revendicatrice a soutenu que l’intimée avait manqué à ses obligations légales et à ses obligations de fiduciaire en omettant de consulter la revendicatrice et d’obtenir son consentement en ce qui concerne la prise de la parcelle de terre des douanes et le montant de l’indemnité, en omettant d’obtenir une indemnité pour l’utilisation de la parcelle de terre de l’emprise de la conduite d’eau de 1918 à 1970, en ne respectant pas le critère de l’atteinte minimale au droit de la revendicatrice sur la parcelle de terre des douanes et en omettant d’évaluer correctement la parcelle de terre des douanes et d’obtenir une indemnité adéquate pour celle‑ci (mémoire des faits et du droit de la revendicatrice (MFDR), aux para 5, 7, 119, 131). La revendicatrice a présenté des arguments subsidiaires à l’appui des manquements reprochés aux obligations légales et aux obligations de fiduciaire, notamment sur le fondement des dispositions suivantes de la LTRP : l’alinéa 14(1)b) (violation d’un texte législatif); l’alinéa 14(1)c) (manquement à une obligation légale découlant de la fourniture ou de la non‑fourniture ou de l’administration par la Couronne de terres de réserve); l’alinéa 14(1)d) (disposition sans droit); et l’alinéa 14(1)e) (indemnité inadéquate pour la prise ou l’endommagement de terres de réserve sans autorisation légale).

1.  Application de la Loi des sauvages

[54]  La revendicatrice a soutenu qu’à l’époque de la prise la RI no 2 était : une « [t]err[e] réservé[e] pour les Indiens » au sens du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 (MFDR, au para 80); une « réserve » au sens de l’article 13 des Conditions de l’adhésion de 1871 (réplique de la revendicatrice (réplique), au para 5); et une « réserve » au sens de la Loi des sauvages, SRC 1906, c 81 [Loi des sauvages de 1906] (MFDR, sous la rubrique PARTIE III.A; réplique, au para 19).

[55]  La revendicatrice a cité l’arrêt Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54, au para 67, [2002] 2 RCS 816 [Ross River] quant au critère applicable à la création de réserves (MFDR, au para 71). La revendicatrice a soutenu qu’avant la prise : 1) des représentants de la Couronne investis de l’autorité suffisante pour lier celle‑ci avaient l’intention requise de créer la RI no 2; 2) des mesures avaient été prises pour mettre de côté la RI no 2; et 3) la revendicatrice utilisait la RI no 2 (MFDR, aux para 71–79). Selon la revendicatrice, le mandat et le processus de la Commission des réserves indiennes a eu pour effet de transférer l’administration et la maîtrise de la RI no 2 au gouvernement fédéral; il n’était pas nécessaire de procéder à un transfert officiel de l’administration et de la maîtrise du titre de propriété sous‑jacent que détenait toujours la province, car le gouvernement fédéral exerçait une maîtrise administrative de facto sur la réserve (réplique, au para 33). Le commissaire O’Reilly était également tenu de [traduction] « laisser les Indiens dans les lieux anciens auxquels ils sont attachés » (souligné dans l’original; Première Nation de Kitselas c Sa Majesté la Reine chef du Canada, 2013 TRPC 1, au para 168; MFDR, au para 77). La revendicatrice a fait valoir qu’après l’attribution effectuée par O’Reilly en 1884, ou plus tard dans le cadre de l’approbation du CCTT de la province en 1887, aucune autre mesure n’était nécessaire pour créer la RI no 2 (MFDR, aux para 73, 79, 89). L’intérêt identifiable de la revendicatrice dans la RI no 2 en tant que réserve indienne entièrement constituée s’était [traduction] « cristallisé » (MFDR, au para 80).

[56]  La revendicatrice a souligné que l’alinéa 2a) de la convention McKenna‑McBride considérait les terres ayant le même statut que la RI no 2 comme des terres réservées. L’intimée a qualifié la RI no 2 de « réserve » dans sa correspondance et administré la RI no 2 comme s’il s’agissait d’une « réserve », notamment, surtout, à l’époque où elle a autorisé la prise de la parcelle de terre des douanes au moyen du CP 1915‑114, qui indiquait que le gouverneur en conseil exerçait le pouvoir qui lui était conféré par l’article 46 de la Loi des sauvages (MFDR, aux para 87–88). Selon l’argument de la revendicatrice, l’intimée a en fait exercé son pouvoir d’administration sur la RI no 2 (réplique, au para 29).

[57]  Subsidiairement, la revendicatrice affirme que la RI no 2 était une [traduction] « réserve provisoire » à l’époque de la prise, et que la Loi des sauvages s’appliquait néanmoins à celle‑ci (MFDR, au para 95; réplique, au para 5). La revendicatrice a établi une distinction avec la conclusion énoncée dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245 [Wewaykum], selon laquelle la création des réserves en cause dans cette affaire avait été complétée par le décret 1036‑1938, pour les raisons suivantes : 1) un arpenteur avait procédé à l’attribution sur laquelle s’appuyait la revendication de la bande indienne Wewaikai, et non le commissaire O’Reilly; 2) le différend opposait deux bandes rivales, qui revendiquaient toutes deux la réserve comme leur appartenant; 3) l’arpenteur avait le pouvoir de soustraire des terres aux usages incompatibles par les colons, mais non de répartir des terres entre les bandes; et 4) la conclusion voulant que 1938 soit la date de création de la réserve constituait une remarque incidente (MFDR, aux para 100–03). La revendicatrice a également mis en doute l’importance de la coopération de la province dans le contexte de la présente revendication, car celle‑ci porte sur des opérations intéressées effectuées par le Canada, contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire Wewaykum (réplique, aux para 10, 21).

[58]  La revendicatrice a cité la décision Gosnell c Minister of Lands (BC) and Attorney General (Canada), dans laquelle la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a dit ceci : [traduction] « À mon avis, ces réserves, qui ont été mises de côté en vertu des Conditions de l’adhésion, ont été créées en bonne et due forme malgré l’absence d’avis officiel dans la Gazette » (le 26 février 1912 (BCSC) [Gosnell]; conf. le 24 juin 1912 (BCCA); pourvoi rejeté le 7 mars 1913 (SCC), décisions non publiées; citée dans Bande indienne de Squamish c Canada, 2001 CFPI 480, au para 418 [Mathias]; MFDR, au para 82). Dans la décision Canadien Pacifique Ltée c Bande indienne de Matsqui, [2000] 1 CNLR 21 (CA), le juge Robertson a implicitement reconnu que la Loi des sauvages s’appliquait aux réserves en cause tout en reconnaissant que le décret 1036‑1938 les avait légalement constituées (MFDR, au para 105). Cette décision a été rendue avant l’arrêt Wewaykum.

[59]  Enfin, la revendicatrice a soutenu que le terme « réserve », aux fins de la Loi des sauvages, devrait être interprété selon les principes établis dans les arrêts Nowegijick c R, [1983] 1 RCS 29, 144 DLR (3d) 193 [Nowegijick], et Mitchell c Bande indienne Peguis, [1990] 2 RCS 85, 71 DLR (4th) 193 [Mitchell] (MFDR, au para 86; réplique, aux para 22–24), et à la lumière de sa compréhension du concept à l’époque, à savoir que [traduction] « l’attribution de la RI no 2 effectuée par O’Reilly créait une réserve pour leur usage et à leur bénéfice ». Selon la revendicatrice, cette interprétation est [traduction] « conforme au principe de l’honneur de la Couronne » (réplique, au para 25). La revendicatrice ajoute que la bande antérieure aurait pensé qu’une fois l’attribution par O’Reilly effectuée, la RI no 2 ne pouvait lui être enlevée en l’absence d’une cession ou d’un consentement (MFDR, au para 109).

2.  Manquements allégués aux obligations légales : nécessité et indemnité

[60]  La revendicatrice a soutenu que l’article 46 de la Loi des sauvages de 1906 exigeait le consentement du gouverneur en conseil et le paiement d’une indemnité à la [traduction] « bande » (« Indians of the band ») (MFDR, aux para 114–17). L’entité qui demandait la prise devait être habilitée par une loi à prendre la parcelle de terre visée, et cette loi devait être respectée, sauf indication contraire du gouverneur en conseil. Le gouverneur en conseil a approuvé la prise de la parcelle de terre des douanes à la [traduction] « condition qu’une indemnité convenable soit payée aux Sauvages » (CP 1915‑114; MFDR, au para 118; RCD, vol 1, onglet 120). La revendicatrice a soutenu que le versement d’une indemnité convenable aurait nécessité la consultation de la BITP [traduction] « afin de permettre à la bande d’embaucher son propre évaluateur indépendant ». L’opinion « sans réserve » de l’inspecteur Megraw était inadéquate (MFDR, au para 120).

[61]  Selon la revendicatrice, la prise conférait au MDD l’administration et l’usage de la parcelle de terre, mais non un fief simple (MFDR, aux para 114–15). Le pouvoir de prendre des terres, incorporé par l’article 46 de la Loi des sauvages de 1906, est le corollaire de l’alinéa 3b) de la Loi des expropriations, SRC 1906, 52 V, c 13. La prise effectuée en vertu de l’article 46 de la Loi des sauvages pouvait porter [traduction] « sur des terres ou sur un intérêt dans des terres » (caractères gras dans l’original; MFDR, au para 114). L’alinéa 3b) limitait la prise aux terres que le ministre considérait comme [traduction] « nécessaires » (MFDR, au para 122). Dans l’arrêt Bande indienne d’Osoyoos c Oliver (Ville), 2001 CSC 85, aux para 61–62, [2001] 3 RCS 746 [Osoyoos], la Cour suprême a conclu qu’un libellé semblable obligeait la Couronne à ne prendre que les terres raisonnablement requises, et que la Loi sur les Indiens ne permettait pas de « contourner » cette limite (MFDR, aux para 129–30). La revendicatrice a soutenu que la Loi des sauvages et la Loi des expropriations assujettissaient la prise de la parcelle de terre des douanes à la même limite (MFDR, au para 131). Rien n’indiquait que la prise d’un intérêt en fief simple sur la parcelle de 2,97 acres était nécessaire et que le MAI s’était demandé si un autre emplacement situé en dehors de la réserve pouvait convenir davantage ou tout autant (MFDR, au para 134).

[62]  De plus, le MAI ne s’est pas demandé si une parcelle plus petite aurait été suffisante. La surface devant être occupée par le bureau de douane était petite, et la terre devant servir de jardin aux agents des douanes n’était pas nécessaire au bureau de douane (MFDR, au para 136). Le MAI n’a pas non plus envisagé la possibilité de recourir à un bail ou à un permis, bien que cette approche ait été adoptée à l’égard de la réserve indienne de Semiahmoo et de la réserve indienne de Matsqui lorsque des terres ont été prises à des fins d’activités douanières, et que le consentement des Premières Nations concernées a été obtenu. La revendicatrice a en outre soutenu que l’intimée aurait dû demander une cession au lieu d’avoir recours à une prise (réplique, au para 30).

[63]  La revendicatrice a également affirmé que si la parcelle de terre des douanes cesse d’être requise pour y exploiter une installation douanière, elle devra redevenir une terre de réserve (réplique, au para 54).

3.  Les observations de la revendicatrice quant aux obligations de fiduciaire

[64]  La revendicatrice a soutenu que l’intimée exerçait un pouvoir discrétionnaire unilatéral à l’égard de l’intérêt autochtone particulier de la revendicatrice en vertu de l’article 13 des Conditions de l’adhésion et du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, ce qui déclenchait l’application d’obligations de fiduciaire (MFDR, au para 151). Le paragraphe 91(24) conférait [traduction] « le pouvoir et la latitude nécessaires pour attribuer et protéger les réserves au bénéfice des Indiens », et la Loi des sauvages conférait un pouvoir discrétionnaire unilatéral d’attribuer et d’administrer les terres de la RI no 2 (MFDR, aux para 152‑53).

[65]  La revendicatrice estime qu’elle avait un intérêt identifiable dans la RI no 2, telle qu’elle a été attribuée par le commissaire O’Reilly en 1884 et arpentée en 1886. Les limites de la RI no 2 sont demeurées inchangées de l’arpentage en 1886 à la date de la prise (réplique, au para 18). Le gouvernement fédéral en a obtenu l’administration et la maîtrise à la suite de l’attribution effectuée par le commissaire O’Reilly en 1884, dans le cadre du mandat et du processus de la Commission des réserves indiennes (réplique, au para 33). Le caractère unilatéral de la prise est particulièrement marqué parce qu’elle a été demandée par un ministère fédéral (réplique, au para 38).

[66]  Selon la revendicatrice, la portée de l’obligation était la suivante : agir avec le soin et la diligence « qu’un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires »; agir dans l’intérêt de la revendicatrice; exercer son pouvoir avec loyauté et diligence; ne pas s’en tenir au rôle d’arbitre désintéressé; et faire passer les intérêts de la revendicatrice avant l’obligation de droit public d’établir un bureau de douane (MFDR, aux para 155–62, citant Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, aux para 40–41, 60, 63, [1996] 2 CNLR 25 [Bande indienne de la rivière Blueberry]; Wewaykum, au para 104). Dans l’arrêt Wewaykum, la Cour a reconnu que, dans le cas de réserves provisoires, la Couronne pouvait être tenue aux obligations de loyauté, de bonne foi, de communication complète et de diligence (MFDR, au para 164). La revendicatrice a affirmé que la Couronne avait également envers elle les obligations d’atteinte minimale, de protection et de préservation en raison du rôle d’intermédiaire exclusif joué par le Canada, de la dépendance de la revendicatrice et de sa vulnérabilité face au pouvoir discrétionnaire du Canada au moment de déterminer l’étendue des terres prises et les modalités de la tenure offerte au MDD (MFDR, aux para 166–69, 181‑92). En particulier, le Canada avait le pouvoir d’accorder un intérêt inférieur (réplique, au para 39).

[67]  La revendicatrice a également fait valoir que, si la RI no 2 était une réserve au sens de la Loi des sauvages à l’époque de la prise, il faut prendre en compte qu’il a été reconnu dans l’arrêt Wewaykum qu’après la création de la réserve, l’obligation s’élargit et vise la préservation et la protection (MFDR, au para 170).

[68]  Dans les circonstances de la présente revendication, la revendicatrice a soutenu que la Couronne avait manqué aux obligations précises suivantes :

  1. L’obligation de verser une indemnité adéquate à la BITP, et notamment de chercher à obtenir le meilleur prix possible, d’obtenir une évaluation correcte, de verser une indemnité pour les améliorations, de consulter la BITP et d’ainsi lui fournir l’occasion d’embaucher un évaluateur indépendant, de verser une indemnité pour la perte d’usage ainsi qu’un loyer, et de verser [traduction] « au moins 90 % » de l’indemnité à la BITP à titre de titulaire de l’intérêt, et non au chef Paul (MFDR, aux para 172–180, 224).

  2. L’obligation de porter atteinte le moins possible aux droits de la BITP sur la RI no 2, et notamment d’envisager de recourir à un permis et à un bail pour répondre aux besoins du MDD, d’envisager de tenter de procéder par voie de cession et de location, de stipuler que la parcelle de terre des douanes constitue une terre de réserve et de prévoir un droit réversif en faveur de la BITP (MFDR, aux para 181, 189, 208, 224).

  3. Les obligations de communication complète et de consultation, et notamment de s’employer à obtenir le consentement de la BITP à l’égard de la prise, de l’intérêt visé par celle‑ci et du montant de l’indemnité (MFDR, aux para 194, 224).

[69]  L’intimée a reconnu que l’indemnité versée en 1915 à l’égard de la parcelle de terre des douanes aurait dû être de 208 $ au lieu de 150 $. La revendicatrice a en outre allégué que les efforts de consultation de l’intimée étaient insuffisants et que le versement de 90 % de l’indemnité de 150 $ au chef Paul constituait un manquement à l’obligation de fiduciaire, car celui‑ci, dont l’intérêt se limitait à l’usage et à l’occupation, ne détenait pas de billet de location (MFDR, aux para 178–80, 217). La revendicatrice détenait un [traduction] « intérêt complet et identifiable » dans la réserve qui avait été attribué à l’ensemble des membres de la bande (MFDR, au para 216). Les difficultés en matière de preuve ayant trait aux efforts de consultation ne devraient pas favoriser l’intimée, car les aspects individuels des manquements indiquent que le fardeau de la preuve incombe à l’intimée (réplique, aux para 48–52).

[70]  L’intimée aurait dû veiller à ce que l’intérêt public dans l’utilisation de la parcelle de terre à des fins douanières ne l’emporte pas sur l’intérêt de la revendicatrice dans la RI no 2 (MFDR, au para 192). La revendicatrice a également fait valoir que le principe de l’honneur de la Couronne exigeait qu’aucune prise ne se fasse sans consentement (MFDR, au para 193), et que les obligations de fiduciaire exigeaient, à tout le moins, que des efforts soient déployés en vue d’obtenir un consentement (MFDR, au para 194). L’intimée n’a pas cherché à obtenir le consentement éclairé de la revendicatrice par voie de référendum (MFDR, au para 196). Au lieu de cela, le MAI a traité avec le chef Paul, qui était absent de la RI no 2 à des moments importants au cours de l’hiver 1914‑1915 durant lequel la prise a été effectuée.

[71]  Pour relier ces observations à la LTRP, la revendicatrice a allégué que les manquements aux obligations légales et/ou aux obligations de fiduciaire rendaient illégale la disposition de la parcelle de terre des douanes (LTRP, alinéas 14(1)b) et/ou d)). L’intimée a manqué à ses obligations légales et/ou à ses obligations de fiduciaire dans l’administration de la parcelle de terre des douanes et l’autorisation d’une prise démesurée (LTRP, alinéa 14(1)c)), soit en prenant un intérêt complet (si la prise n’était pas nécessaire), soit en ne portant pas atteinte le moins possible à l’intérêt visé par la prise (au moyen, p. ex., d’un bail, d’un permis ou d’un droit de réversion; MFDR, au para 224).

[72]  Enfin, la revendicatrice a soutenu que, si la prise était par ailleurs légale, l’indemnité était inadéquate (LTRP, alinéa 14(1)e)). L’intimée aurait dû consulter la revendicatrice, procéder à une évaluation correcte, envisager de verser une indemnité pour la perte d’usage ainsi qu’une indemnité sous forme de loyer, et verser à la revendicatrice au moins 90 % de l’indemnité totale. Au lieu de cela, 90 % de l’indemnité a été versée à tort au chef Paul.

B.  L’intimée

[73]  L’intimée a soutenu que la RI no 2 était une réserve provisoire à l’époque de la prise et qu’elle n’était pas assujettie à la Loi des sauvages (Wewaykum; Canada c Première nation de Kitselas, 2014 CAF 150, au para 10, [2014] 4 CNLR 6; mémoire des faits et du droit de l’intimée (MFDI), aux para 2, 26). La prise a eu lieu avant que la Colombie‑Britannique ait transféré l’administration et la maîtrise de la parcelle de terre des douanes au Canada au moyen du décret 1036‑1938.

[74]  L’intimée a soutenu que la prise s’était faite par autorisation légale par l’entremise de la CRAS. L’article 8 de la convention McKenna‑McBride prévoyait que, si l’un ou l’autre des gouvernements fédéral ou provincial avait besoin d’une terre pour cause d’utilité publique, l’affaire serait renvoyée à la CRAS pour qu’elle l’examine et formule une recommandation dans un rapport provisoire (MFDI, au para 13). Le MAI a suivi cette procédure relativement à la parcelle de terre des douanes (MFDI, au para 15). La CRAS a recommandé que la parcelle de terre des douanes soit exclue de la RI no 2. Les deux Couronnes ont approuvé le rapport définitif de la CRAS et le CP 1915‑114, en autorisant la vente de la parcelle de terre des douanes au MDD, prenait acte de la recommandation de la CRAS. La Colombie‑Britannique a approuvé le transfert des 2,97 acres au Canada au moyen du décret 911‑1923 et transféré l’administration et la maîtrise de la RI no 2 au Canada au moyen du décret 1936‑1938.

[75]  Le critère de l’arrêt Ross River applicable à la création de réserves met l’accent sur l’action et l’intention (MFDI, au para 29). Au paragraphe 51 de l’arrêt Wewaykum, la Cour suprême du Canada a conclu qu’« [o]n ne saurait raisonnablement imputer à la Couronne fédérale, en 1907, l’intention de créer une réserve sur des terres susceptibles d’être soustraites, à tout moment avant la conclusion d’un tel accord, de celles dont conviendraient les gouvernements fédéral et provincial en bout de ligne » (MFDI, au para 34).

[76]  L’intimée a établi une distinction avec la décision Gosnell en affirmant que, dans cette affaire, la requérante souhaitait préempter des terres mises de côté par la Commission mixte des réserves indiennes. La cour a affirmé que la requérante ne pouvait pas préempter la terre, mais ne s’est pas prononcée sur la date de création de la réserve; la décision Gosnell ne peut pas non plus supplanter les conclusions de l’arrêt Wewaykum concernant le décret 1036‑1938 de la Colombie‑Britannique, qui ne constituent pas des remarques incidentes (MFDI, aux para 36–37).

[77]  L’intimée a souligné l’importance du contexte factuel particulier de la création de la réserve (MFDI, au para 38). Le contexte factuel indiquait que la création de la réserve était inachevée et contestée jusqu’à ce que la Colombie‑Britannique ait transféré au Canada en 1938 l’administration et la maîtrise des terres formant la RI no 2 (MFDI, aux para 38–42). L’article 8 de la convention McKenna‑McBride prévoyait un mécanisme permettant de soustraire la parcelle de terre des douanes de la RI no 2 provisoire, mécanisme que les deux gouvernements ont suivi. Le décret du Canada approuvant le rapport provisoire no 52 de la CRAS mentionnait l’article 46 de la Loi des sauvages, mais cette mention reflétait la « confusion [qui régnait] au début de la Confédération au sujet de la nature précise de la compétence fédérale prévue au par. 91(24) » (Wewaykum, au para 51; MFDI, au para 50).

[78]  L’intimée a nié l’existence de toute ambiguïté sur le plan du droit ou de la preuve donnant lieu à une interprétation libérale suivant les principes établis dans les arrêts Nowegijick et Mitchell (MFDI, au para 54). La création d’une réserve est une question de fait et de droit, et non une question d’interprétation des lois ou des traités. La parcelle de terre des douanes ne faisait pas partie d’une réserve au sens de la Loi des sauvages lorsqu’elle a été soustraite de la RI no 2 provisoire (MFDI, au para 55). L’intimée a exclu la parcelle de terre des douanes de la RI no 2 provisoire par autorisation légale, en suivant la procédure dont avaient convenu les deux gouvernements dans la convention McKenna‑McBride. Le MAI a obtenu l’approbation recommandée de la CRAS et le consentement de la Colombie‑Britannique (MFDI, au para 59).

[79]  L’intimée a également soutenu qu’il n’y avait pas eu d’autres manquements à des obligations de fiduciaire que celui qu’elle avait reconnu. Les obligations de fiduciaire sont liées aux faits de l’espèce, et ce ne sont pas tous les aspects des rapports entre la Couronne et les peuples autochtones qui donnent naissance à des obligations de fiduciaire (MFDI, au para 62). Les deux façons dont les obligations de fiduciaire peuvent prendre naissance sont énoncées dans l’arrêt Manitoba Métis Federation Inc c Canada (PG), 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623 [Manitoba Métis Federation]. L’obligation de fiduciaire sui generis, fondée sur le principe de l’honneur de la Couronne et découlant de la proclamation de la souveraineté de la Couronne, est en cause en l’espèce (MFDI, au para 67). Les éléments suivants doivent être présents : un intérêt autochtone identifiable; et un engagement de la part du Canada à exercer un pouvoir discrétionnaire à l’égard de cet intérêt d’une manière entraînant une responsabilité de la nature d’une obligation de droit privé (MFDI, au para 66, citant Wewaykum, au para 85 et Manitoba Métis Federation, au para 51). Les obligations de fiduciaire qui naissent à l’égard des réserves provisoires « se limite[nt] aux devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution [du] mandat, de communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et d’exercice de la prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones de l’obligation » (MFDI, au para 69, citant Wewaykum, au para 86).

[80]  La revendicatrice a à tort essayé d’étendre le concept d’atteinte minimale à une réserve provisoire, et l’a ensuite utilisé pour insinuer que le Canada devait obtenir une cession plutôt que de procéder à l’expropriation de la parcelle de terre des douanes (MFDI, au para 70). L’obligation du Canada à l’égard de la RI no 2 provisoire ne comportait pas l’obligation de porter le moins possible atteinte au droit de la BITP. De toute façon, le MDD a raisonnablement requis l’intérêt complet et la totalité des 2,97 acres (MFDI, au para 71). Il n’existait aucune obligation de préférer la cession à l’expropriation.

[81]  Le Canada n’avait pas de pouvoir discrétionnaire unilatéral étant donné le caractère provisoire de la RI no 2. Comme cela ne relevait pas de son pouvoir exclusif, le Canada ne pouvait pas avoir l’obligation de prendre un intérêt inférieur (MFDI, au para 74, citant Wewaykum). Les intérêts opposés revendiqués par les groupes autochtones et les groupes non autochtones devaient être pris en compte; par conséquent, le Canada n’avait pas une « responsabilité de la nature d’une obligation de droit privé » d’atteinte minimale (MFDI, aux para 77–79, citant Wewaykum, au para 85). Dans Osoyoos, l’obligation d’atteinte minimale avait pris naissance à l’égard d’une réserve entièrement créée, en vertu d’un libellé précis contenu dans la loi provinciale intitulée Water Act, RSBC 1948, c 361 [Water Act] et en raison du dossier de preuve incomplet (MFDI, aux para 82–83). La convention McKenna‑McBride ne contenait pas de libellé semblable, et on dispose de [traduction] « beaucoup plus » de renseignements dans la présente revendication. Enfin, le processus à deux étapes décrit dans l’arrêt Osoyoos, où la fin d’intérêt public est évaluée à la première étape, et les obligations en matière d’atteinte minimale prennent naissance à la deuxième étape, est inapplicable lorsque le Canada n’a pas de pouvoir discrétionnaire exclusif sur les terres en cause (MFDI, au para 84). Il n’était pas possible, tant sur le plan pratique que sur le plan juridique, de prendre un intérêt inférieur.

[82]  Quoi qu’il en soit, le MDD a raisonnablement requis l’intérêt complet dans la parcelle de 2,97 acres pour plusieurs raisons : 1) pour éviter un conflit de compétence avec la Colombie‑Britannique; 2) parce que son besoin était permanent; et 3) parce que l’exclusivité constituait un élément important de l’utilisation à des fins douanières (MFDI, aux para 86–88). L’emplacement était requis parce que c’était là que les routes existantes traversaient la frontière internationale, et qu’il existait des obstacles naturels et artificiels de chaque côté (MFDI, au para 89). La parcelle était petite et constituait [traduction] « un bon choix », comme l’a fait remarquer l’inspecteur Megraw à l’époque. Elle comportait une élévation de terrain qui permettait de voir la région et une acre destinée à la culture de jardins pour subvenir aux besoins du personnel. La RI no 2 comportait d’autres grandes étendues de terres arabes (MFDI, au para 93). La parcelle de terre des douanes n’englobait pas la totalité de la terre du chef Paul (MFDI, au para 93).

[83]  L’intimée a soutenu que la disposition relative aux cessions de la Loi des sauvages ne s’appliquait pas à la RI no 2 provisoire et que, de toute façon, son implication avait été suspendue par le Conseil privé le 15 décembre 1876 (MFDI, au para 95). Le Canada était plutôt tenu de suivre le processus de la CRAS, et c’est ce qu’il a fait. Enfin, les cessions étant volontaires, on ne pouvait lui imposer l’obligation d’en obtenir une (MFDI, au para 97).

[84]  L’intimée a également soutenu que le versement de 90 % de l’indemnité au chef Paul était conforme à la politique de l’époque, à la Loi des sauvages et aux lois en matière d’expropriation visant à indemniser les personnes touchées. Le Canada a bien concilié les intérêts de la BITP et du chef Paul, s’acquittant ainsi des obligations énoncées dans l’arrêt Wewaykum (MFDI, au para 98).

[85]  Le MAI, le chef Paul et les membres de la bande antérieure ont reconnu que le chef Paul [traduction] « possédait et occupait » la parcelle de terre des douanes et qu'il avait fait des améliorations sur celle-ci (MFDI, au para 99). Bien qu’il n’existât aucune reconnaissance officielle de l’intérêt du chef Paul dans la parcelle de terre des douanes, la revendicatrice et la Couronne considéraient à l’époque son intérêt comme s’apparentant à celui d’un détenteur de billet de location (MFDI, au para 101). L’intimée a soutenu qu’il s’agissait d’une situation où le fond devait l’emporter sur la forme (MFDI, au para 101, citant Wewaykum, au para 43).

[86]  De plus, l’article 24 de la Loi des sauvages de 1906 prévoyait ce qui suit :

Tout sauvage ou tout sauvage non compris dans les traités, dans la province de la Colombie‑Britannique […] qui, avant l’établissement d’une réserve, était en possession d’un lopin de terre sur lequel il a fait des améliorations d’une nature permanente, et lequel est enclavé ou compris dans la réserve, a le même privilège, au sujet de ce lopin de terre, que celui dont jouit un sauvage en vertu d’un titre d’occupation.

[87]  L’intimée a soutenu que le chef Paul avait hérité la terre de son père. Contrairement à la situation dans l’affaire Joe c Findlay et al, (1981) 26 BCLR 376, 122 DLR (3d) 377 (CA), le chef Paul n’était pas un squatteur (MFDI, aux para 103–04).

[88]  Le chef Paul a reçu 90 % de l’indemnité versée en 1915 parce qu’il était le plus touché. La revendicatrice a reçu 10 % en reconnaissance de son intérêt sous‑jacent, et conformément à la politique sous‑tendant l’article 21 et le paragraphe 46(3) de la Loi des sauvages (MFDI, aux para 105–06, citant également Boyer c Canada, [1986] 4 CNLR 53 (CAF), autorisation de pourvoi refusée, concernant les droits du locataire). L’intimée a affirmé que la règle générale veut que la personne en possession reçoive une indemnité pour la prise, et qu’[traduction] « [i]l n’existe aucune raison de traiter différemment un Autochtone qui est en possession d’une terre dans une réserve provisoire » (MFDI, au para 109). Le partage 90/10 visait à assurer une juste indemnisation, et n’était pas fondé sur l’article 89 de la Loi des sauvages, comme l’a laissé entendre la revendicatrice. Cette disposition porte sur les produits des cessions (MFDI, au para 111).

[89]  L’intimée a également soutenu avoir respecté la norme à laquelle elle était tenue en tant que fiduciaire en : 1) faisant des efforts de bonne foi pour informer la revendicatrice, par l’entremise du chef Paul, de l’évaluation de la parcelle de terre des douanes et de la prise; et 2) obtenant le consentement du chef Paul quant à l’évaluation de la parcelle de terre des douanes (MFDI, aux para 113–23). Le Canada n’a manqué à aucune obligation en procédant à l’expropriation sans le consentement de la revendicatrice. Le Canada s’acquittait d’obligations de droit public et agissait conformément à la loi et à l’entente fédérale‑provinciale lorsqu’il a soustrait une terre de la RI no 2 provisoire dans le cadre du processus de la CRAS (MFDI, aux para 114–31; Loi des enquêtes, SRC 1906, c 104; Accord McKenna‑McBride, Loi du règlement relatif aux terres des sauvages de la Colombie‑Britannique, SC 1920, c 51).

[90]  Le secrétaire McLean a demandé à l’inspecteur Megraw de [traduction] « consulter le conseil des Sauvages », mais il [traduction] « devait avoir peu ou pas connaissance de la bande et de ses membres et de son administration » et rien n’indiquait qu’un conseil de bande existait à l’époque (note de bas de page omise; MFDI, au para 115). Le chef Paul était le principal porte‑parole et représentant de la revendicatrice (MFDI, au para 116). L’inspecteur Megraw s’est rendu dans la RI no 2 en novembre 1914, mais le chef Paul était absent. La correspondance ultérieure indiquait des rapports amicaux avec le chef Paul (MFDI, aux para 117–19). L’agent Galbraith a rencontré le chef Paul après Noël 1914, et l’a informé de l’évaluation de 50 $ l’acre établie par l’inspecteur Megraw. L’agent Galbraith a remarqué que le chef Paul était contrarié au sujet de l’arpentage, mais qu’après avoir pris connaissance de l’évaluation, il s’est montré disposé à l’accepter (MFDI, au para 122).

[91]  Aucune obligation de droit privé d’obtenir un consentement ne devrait être imposée lorsque cela irait directement à l’encontre d’obligations de droit public (MFDI, au para 126). Dans l’affaire Osoyoos, les obligations de fiduciaire n’ont pas pris naissance lorsque le Canada a exercé son pouvoir public de décider s’il y avait lieu d’utiliser des terres de réserve à des fins d’intérêt public; c’est une fois que cette décision est prise que des obligations de fiduciaire peuvent prendre naissance (MFDI, au para 127). Le processus de la CRAS n’exigeait pas le consentement de la revendicatrice (MFDI, aux para 128–30). Le Canada a agi conformément à la loi, et les documents constitutifs de la CRAS définissaient la portée de l’obligation de fiduciaire du Canada (MFDI, au para 129). De plus, une prise est par définition effectuée sans consentement (MFDI, au para 130). Le Canada n’avait pas l’obligation d’obtenir le consentement de la revendicatrice (MFDI, au para 131).

[92]  L’intimée a terminé sa plaidoirie en soutenant que la parcelle de terre des douanes avait été prise par autorisation légale. Elle a par ailleurs convenu que l’indemnité de 150 $ versée à l’époque à l’égard de la parcelle de terre des douanes était inadéquate et que la valeur d’origine était de 208 $. L’intimée a aussi reconnu qu’elle avait manqué à son obligation de fiduciaire envers la revendicatrice en omettant d’obtenir une indemnité à l’égard de la parcelle de terre de la RI no 2 provisoire ayant été prise et utilisée aux fins d’une conduite d’eau et d’un fossé de 1918 à 1970 (lettre adressée au Tribunal, le 30 janvier 2015).

VII.  ANALYSE

A.  Quel était le statut juridique de la parcelle de terre des douanes à l’époque de la prise en 1915?

[93]  La revendicatrice a soutenu qu’à l’époque de la prise, les terres :

  1. faisaient partie d’une « réserve » au sens de la Loi des sauvages;

  2. constituaient une réserve selon le critère énoncé dans l’arrêt Ross River;

  3. ont été traitées à l’époque pertinente comme s’il s’agissait de terres de réserve au sens du paragraphe 2(8) de la convention McKenna‑McBride;

  4. ont été traitées par le Canada comme s’il s’agissait de terres faisant partie d’une « réserve » au sens de la Loi des sauvages;

  5. et que, même si les terres faisaient partie d’une réserve provisoire à l’époque de la prise, les obligations de fiduciaire applicables au cours du processus de création d’une réserve existaient, et les dispositions de la Loi des sauvages devaient s’appliquer aux terres.

[94]  Le Canada a soutenu que la parcelle de terre des douanes constituait une réserve provisoire selon l’arrêt Wewaykum, et n’était pas une réserve officielle au sens de la Loi des sauvages. Hormis l’obligation de verser une indemnité adéquate, les obligations applicables avant la création d’une réserve ont été respectées, l’obligation de respecter le critère de l’atteinte minimale ne s’appliquait pas et, de toute façon, le Canada a requis l’intérêt complet.

[95]  Pour des raisons qui deviendront évidentes plus loin dans les présents motifs, je commencerai par la question des obligations de fiduciaire plutôt que par les observations portant sur la création de réserves et la Loi des sauvages.

[96]  La question du statut juridique de la parcelle de terre des douanes découle de la question de savoir quelles étaient les obligations de fiduciaire du Canada à l’époque de la prise, ainsi que des observations de la revendicatrice sur les obligations légales imposées par la Loi des sauvages. Si la parcelle de terre des douanes était considérée comme faisant partie d’une réserve au sens de la Loi des sauvages, l’arrêt Wewaykum est pertinent en ce qu’il a établi une liste précise d’obligations de fiduciaire, énoncées de façon générale, qui s’y rattacheraient. Ces obligations comprennent l’obligation de « protéger et préserver » l’« intérêt quasi propriétal » de la Première Nation dans les terres de réserve (au para 100). L’arrêt Wewaykum a également défini, pour la première fois, les « réserves provisoires ». Dans l’histoire particulière de la création de réserves en Colombie‑Britannique, il s’agit de réserves attribuées pour lesquelles la Colombie‑Britannique n’avait pas encore transféré au Canada la maîtrise administrative à l’égard du droit de propriété sous‑jacent. En ce qui concerne ces réserves, l’arrêt Wewaykum a reconnu que la Couronne pouvait avoir, à tout le moins, les « devoirs élémentaires » suivants :

[…] l’obligation de la Couronne à cet égard se limite aux devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et d’exercice de la prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones de l’obligation. [Au para 86.]

[97]  En d’autres termes, des devoirs élémentaires de fiduciaire s’appliquaient aux deux types de réserve, mais le statut des terres pouvait avoir une incidence sur les obligations de fiduciaire de la Couronne selon l’intérêt en jeu ou la mesure dans laquelle le statut des terres s’y rapporte.

[98]  Les obligations antérieures et postérieures à la création des réserves ont été décrites en termes généraux dans l’arrêt Wewaykum, mais le juge Binnie a souligné que ce que les obligations exigent du fiduciaire dans une situation donnée dépend du contexte :

Le point de départ de l’analyse est par conséquent le droit des bandes indiennes sur des terres précises ayant fait l’objet du processus de création de réserves pour leur bénéfice et à l’égard desquelles la Couronne s’est constituée l’intermédiaire exclusif auprès de la province. Notre tâche consiste à définir l’étendue de l’obligation de fiduciaire dans ces circonstances particulières. [Je souligne; au para 93.]

[99]  Au paragraphe 94, le juge Binnie a ajouté ce qui suit :

[…] il faut déterminer ce que la reconnaissance d’une telle obligation à cette étape ajoute aux recours de droit public dont elles disposent déjà. À mon avis, la réponse à cette question comporte deux volets. Premièrement, quant au fond, la reconnaissance d’une obligation de fiduciaire assujettit l’intervention de la Couronne à des obligations additionnelles : loyauté, bonne foi, communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et devoir d’agir de façon raisonnable et diligente dans l’intérêt du bénéficiaire de l’obligation. Dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry, par. 104, madame le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a écrit que, « [e]n tant que fiduciaire, la Couronne avait l’obligation d’agir avec le soin et la diligence “qu’un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires” ». Voir également D. W. M. Waters, Law of Trusts in Canada (2e éd. 1984), p. 32‑33; Fales c. Canada Permanent Trust Co., [1977] 2 R.C.S. 302, p. 315. Deuxièmement, facteur peut‑être plus important encore, la reconnaissance d’une obligation de fiduciaire donne ouverture à une panoplie de recours en equity […] [Je souligne.]

[100]  Il est clair qu’à l’époque de la prise des terres, la Colombie‑Britannique conservait la maîtrise administrative du droit de propriété sous‑jacent sur la RI no 2. Néanmoins, les questions techniques de savoir si la qualité de réserve des terres en cause avait été officiellement confirmée et si elles étaient visées par la Loi des sauvages ne permettent pas de déterminer en quoi consistaient les obligations de fiduciaire dans les circonstances particulières de la revendication sous examen (indépendamment de la question de savoir s’il existait des obligations légales).

[101]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que, dans les circonstances de la présente revendication, la revendicatrice a établi que l’intimée était un fiduciaire et que celle‑ci a bel et bien manqué à la norme de conduite à laquelle elle était tenue en tant que fiduciaire relativement à la protection de l’intérêt important et identifiable de la revendicatrice dans sa réserve, même s’il était provisoire au moment de la prise. Il n’est donc pas nécessaire de procéder à l’analyse de la question de savoir s’il existait des obligations légales en faveur de la revendicatrice parce que la Loi des sauvages s’appliquait ou parce que la réserve était entièrement créée avant la prise.

[102]  Quant aux obligations précises et à l’étendue de celles‑ci dans les circonstances, la plus controversée est celle qui consiste à porter le moins possible atteinte à la RI no 2 en effectuant la prise. Les autres obligations seront examinées plus loin.

B.  L’obligation d’atteinte minimale s’applique‑t‑elle dans les circonstances de la présente revendication?

[103]  La revendicatrice a soutenu que l’obligation d’atteinte minimale s’appliquait même si la parcelle de terre des douanes ne faisait pas officiellement partie d’une réserve au sens de la Loi des sauvages, celle‑ci étant néanmoins traitée comme telle par les fonctionnaires du gouvernement, particulièrement par le MAI. De plus, même si la [traduction] « norme la moins contraignante » décrite dans l’arrêt Wewaykum à l’égard des réserves provisoires s’applique à la parcelle de terre des douanes, dans les circonstances de la présente affaire, qui porte sur l’expropriation de terres sur lesquelles la revendicatrice avait un droit identifiable, l’obligation d’atteinte minimale doit s’appliquer.

[104]  Le Canada a fait valoir qu’en tant que réserve provisoire, l’obligation de fiduciaire la moins contraignante s’appliquait à la parcelle de terre des douanes, et que cette obligation moins contraignante n’exigeait pas l’application de l’obligation d’atteinte minimale.

[105]  L’obligation d’atteinte minimale n’a pas été examinée dans l’arrêt Wewaykum parce que cette affaire ne mettait pas en cause une expropriation, et les circonstances et les faits de cette affaire sont très différents de ceux de l’espèce. Les deux parties conviennent que la présente revendication concerne la prise donnant lieu à indemnisation, par la Couronne fédérale, de terres de la bande antérieure. La réserve a été attribuée par le commissaire O’Reilly à la bande antérieure, qui occupait le territoire visé, et sa superficie n’a soulevé aucune controverse jusqu’à la confirmation définitive, exception faite des terres ayant été prises, en cause dans la présente revendication. Dans l’affaire Wewaykum, chacune des deux bandes revendiquait la réserve de l’autre; les deux bandes appartenaient au plus grand groupe autochtone auquel les réserves avaient été attribuées, les Laich‑kwil‑tach; l’attribution avait été effectuée par un arpenteur plutôt que par un commissaire des réserves; l’arpenteur n’avait pas le pouvoir d’attribuer des réserves à des sous‑groupes du groupement autochtone plus large; et des éléments de preuve ont amené le juge Binnie a douté de l’équité de déposséder un groupe en faveur de l’autre ou de verser une indemnité à la place de la dépossession inéquitable (Wewaykum, au para 34).

[106]  La Cour suprême a décrit l’obligation d’atteinte minimale dans l’arrêt Osoyoos, qui portait sur la prise d’une partie d’une réserve pour les besoins d’un canal. Lorsque la Cour suprême a rendu l’arrêt Osoyoos, elle n’avait pas encore tranché l’affaire Wewaykum et n’avait donc pas encore défini le concept de « réserve provisoire ». Par conséquent, il n’apparaît pas clairement que le raisonnement de la Cour suprême quant aux motifs pour lesquels l’obligation d’atteinte minimale se rattachait à l’expropriation ne serait pas également pertinent à l’égard de la prise d’une réserve provisoire.

[107]  Dans l’arrêt Osoyoos, la question sous‑jacente portait sur le prétendu pouvoir de la bande d’évaluer les terres formant le canal en cause en vue de les taxer. La bande estimait que ces terres devaient encore être considérées comme des « immeubles [ou] des droits sur ceux‑ci » situés dans une réserve de sorte qu’elles puissent continuer à être évaluées et taxées en vertu des règlements de la bande (au para 13).

[108]  À un certain moment avant 1924, on avait construit un canal d’irrigation en béton d’une superficie totale de 56,09 acres sur une parcelle de terrain scindant la réserve en deux. Le décret censé officialiser les droits sur les terres datait de 1957 et avait été pris en vertu du pouvoir prévu au paragraphe 35(3) de la Loi sur les Indiens. La prise était circonscrite à la fois par des obligations de fiduciaire et par le régime législatif. L’analyse de la Cour suprême concernant l’obligation de fiduciaire est la plus pertinente en l’espèce (je reviendrai plus loin sur le contexte législatif).

[109]  Le juge Iacobucci, au nom des juges majoritaires, a conclu que la Couronne avait l’obligation de fiduciaire de porter le moins possible atteinte à la réserve dans le cadre de l’expropriation (Osoyoos, aux para 52–55). La raison d’être de cette conclusion résidait dans le caractère sui generis du « droit des Autochtones sur les terres de réserve » et du « droit foncier autochtone » :

Les caractéristiques communes au titre aborigène et au droit des Autochtones sur les terres de réserve sont notamment le fait que les deux types de droits sont inaliénables sauf en faveur de la Couronne, qu’ils constituent des droits d’usage et d’occupation exclusifs et qu’ils sont détenus collectivement. Par conséquent, il est maintenant fermement établi que les deux types de droits fonciers autochtones sont des droits sui generis distincts des droits de propriété « normaux » : Bande indienne de St. Mary’s, précité, par. 14. Les droits fonciers autochtones appartiennent à une catégorie qui leur est propre. Trois conséquences importantes en l’espèce découlent de la nature du droit des Autochtones sur les terres de réserve.

Premièrement, il est clair que les principes traditionnels du droit des biens en common law peuvent ne pas s’avérer utiles dans le contexte des droits fonciers des Autochtones : Bande indienne de St. Mary’s, précité. Les tribunaux « doivent faire abstraction des restrictions habituelles imposées par la common law » afin de donner effet à l’objet véritable des opérations relatives aux terres de réserve : voir Bande indienne de la rivière Blueberry, précité, par. 7, le juge Gonthier. Cette règle s’applique tant au but visé par la Couronne lorsqu’elle concède à un tiers un droit sur des terres de réserve qu’à l’intention de la bande indienne qui cède des terres à la Couronne.

[…]

Deuxièmement, il ressort du caractère sui generis du droit des Autochtones sur les terres de réserve et de la définition de « réserve » dans la Loi sur les Indiens qu’une bande indienne ne peut pas unilatéralement ajouter des terres à sa réserve ou remplacer de telles terres. L’intervention de la Couronne est requise en pareils cas. À cet égard, la notion de terres de réserve cadre mal avec la raison d’être traditionnelle du mécanisme de prise forcée de certaines terres en contrepartie d’une indemnité égale à la valeur marchande des terres en question majorée des frais. L’idée que la personne dont les terres sont prises puisse utiliser l’indemnité reçue pour acheter des biens de substitution ne tient pas compte, dans le contexte des terres de réserve, du fait qu’une telle situation aurait pour effet de réduire la taille de la réserve et de la possibilité que toute terre acquise ultérieurement à l’extérieur de la réserve ne comporte pas les privilèges assortissant les terres de réserve.

Troisièmement, il est clair qu’un droit foncier autochtone est davantage qu’un simple bien fongible. Un tel droit comporte généralement un aspect culturel important, qui reflète les rapports entre la collectivité autochtone concernée et le territoire ainsi que la valeur intrinsèque et unique des terres elles‑mêmes dont jouit la collectivité. Cette façon de voir vient du fait que le fondement juridique de l’inaliénabilité des droits fonciers des Autochtones repose en partie sur le principe de common law selon lequel le titre des colons doit découler d’une concession de la Couronne, et en partie sur la politique d’intérêt général qui consiste à « veiller à ce que [les Indiens] ne soient pas dépouillés de leurs droits » : voir Delgamuukw, précité, par. 129 à 131, le juge en chef Lamer; Mitchell, précité, p. 133.

Des terres peuvent être exclues d’une réserve avec la participation de la Couronne, qui a une obligation de fiduciaire envers la bande visée, comme nous le verrons plus loin. Un fiduciaire est tenu à une norme élevée de diligence. [Je souligne; Osoyoos, aux para 42–43, 45–47.]

[110]  Ces concepts, qui sous‑tendent la reconnaissance par la Cour suprême du Canada de l’obligation de respecter le critère de l’atteinte minimale dans l’arrêt Osoyoos, s’appliquent également au droit identifiable de la revendicatrice sur les terres visées par la présente revendication, même s’il était provisoire. S’il était provisoire, le droit de la revendicatrice sur la RI no 2 avait un caractère sui generis; les règles traditionnelles du droit des biens en common law ne sont pas toujours adaptées lorsqu’il s’agit de procéder à l’examen des réserves provisoires ou confirmées; la revendicatrice ne pouvait pas unilatéralement ajouter des terres à la RI no 2 ou la remplacer, qu’elle soit provisoire ou confirmée; et le droit identifiable de la revendicatrice sur la RI no 2 était « davantage qu’un simple bien fongible ». Les terres faisaient partie du territoire traditionnel plus vaste de la revendicatrice et étaient occupées à l’époque de la prise; si elle était provisoire, l’attribution reconnaissait le droit substantiel de la revendicatrice et, hormis la prise des terres contestée, les limites de la RI no 2 sont demeurées inchangées tout au long du processus de création de la réserve.

[111]  Après avoir formulé les considérations préliminaires susmentionnées au sujet de la nature du droit en jeu, la Cour suprême, dans l’arrêt Osoyoos, a examiné les obligations de fiduciaire concernées. Dans cette affaire, le Canada avait soutenu qu’aucune obligation de fiduciaire ne prend naissance lorsque l’obligation qu’a la Couronne en droit public entre en conflit avec celle qui lui est imposée par la loi de détenir des terres de réserve à l’usage et au profit de la bande pour laquelle elles ont été mises de côté. La Cour suprême n’était pas de cet avis :

À mon avis, l’obligation de fiduciaire de la Couronne ne se limite pas aux cessions. L’article 35 permet clairement au gouverneur en conseil d’autoriser l’usage de terres de réserve à des fins d’intérêt public. Cependant, une fois qu’il est établi que l’expropriation de terres indiennes est dans l’intérêt du public, la Couronne a l’obligation de fiduciaire de n’exproprier que le droit minimal requis pour réaliser cette fin d’intérêt public et ainsi de faire en sorte que le droit de la bande d’utiliser des terres indiennes et d’en jouir ne subisse qu’une atteinte minimale. Cette obligation est compatible avec les dispositions de l’art. 35, qui confèrent au gouverneur en conseil le pouvoir discrétionnaire absolu de prescrire les modalités de l’expropriation ou du transfert. De cette manière, plutôt que de faire prévaloir l’intérêt public sur les droits des Indiens, l’approche que je préconise tend à concilier les intérêts en jeu.

Ce processus à deux étapes permet de réduire au minimum toute incompatibilité entre l’obligation de droit public de la Couronne d’exproprier des terres et l’obligation de fiduciaire qu’elle a envers les Indiens dont les terres sont touchées par l’expropriation. Au cours de la première étape, la Couronne agit dans l’intérêt public en décidant que l’expropriation des terres indiennes est requise pour cause d’utilité publique. À cette étape, il n’existe aucune obligation de fiduciaire. Cependant, une fois prise la décision générale d’exproprier naissent alors les obligations de fiduciaire de la Couronne, qui obligent celle‑ci à n’exproprier que le droit propre à permettre la réalisation de la fin d’intérêt public tout en préservant autant que possible le droit des Indiens sur les terres visées.

Non seulement l’obligation de porter atteinte le moins possible aux droits des Indiens sur les terres de réserve sert‑elle à harmoniser l’intérêt du public et celui des Indiens, mais elle est également conforme aux principes qui sous‑tendent la règle d’inaliénabilité générale que prévoit la Loi sur les Indiens et qui vise à prévenir l’érosion de l’assise territoriale des Indiens : Bande indienne des Opetchesaht c. Canada, [1997] 2 R.C.S. 119, par. 52. À la lumière des caractéristiques spéciales des terres de réserve examinées précédemment, notamment le fait que le droit des Autochtones sur ces terres comportent [sic] un aspect culturel unique et qu’on ne peut unilatéralement ajouter des terres à la réserve ou remplacer de telles terres, l’argument du procureur général selon lequel l’obligation qu’a la Couronne envers la Bande se limite à verser une indemnité convenable ne saurait être retenu. [Je souligne; aux para 52–54.]

[112]  La Couronne agit donc dans l’intérêt public lorsqu’elle détermine que l’expropriation de terres administrées sous le régime de la Loi sur les Indiens est requise pour cause d’utilité publique. À cette étape, il n’existe aucune obligation de fiduciaire. À cette étape de l’analyse, la distinction entre les réserves provisoires et les réserves entièrement confirmées n’est pas pertinente, car aucune obligation de fiduciaire ne se rattache à l’un ou l’autre de ces statuts.

[113]  C’est à la deuxième étape que les obligations de fiduciaire de la Couronne peuvent prendre naissance. Dans l’arrêt Osoyoos, la Cour suprême a conclu qu’une obligation d’atteinte minimale devait s’appliquer; c’est‑à‑dire que la Couronne a l’obligation de n’exproprier que le droit minimal requis pour réaliser la fin d’intérêt public, faisant ainsi en sorte de préserver autant que possible le « droit des Indiens » sur les terres visées.

[114]  Aux paragraphes 52–53 de l’arrêt Osoyoos, la Cour suprême s’est préoccupée de réduire au minimum toute incompatibilité entre les obligations de droit public et de fiduciaire de la Couronne et de les concilier. Étant donné que les obligations de fiduciaire s’appliquent durant le processus de création d’une réserve, il faut aussi s’en soucier lorsque la Couronne exclut d’une réserve provisoire une parcelle de terre en vue de réaliser une fin d’intérêt public concurrente.

[115]  L’intimée a soutenu que la conclusion tirée dans l’arrêt Osoyoos tenait à la Water Act et à un dossier de preuve incomplet. Ces considérations étaient certes importantes, mais elles ne concernaient pas l’analyse de l’obligation de fiduciaire. Plus loin dans la décision, la Cour suprême a examiné le droit qui a de fait été pris dans Osoyoos. Elle a ensuite analysé la limite imposée par la Water Act, la loi provinciale pertinente à l’égard des prises effectuées pour les besoins d’un canal. La Water Act autorisait la province à exproprier les [traduction] « domaines, droits, intérêts ou servitudes relatifs » aux « terres raisonnablement requises » à l’égard du canal, sans plus (Osoyoos, au para 61). Rappelant que sa tâche consistait à déterminer si les terres en cause demeuraient situées dans la réserve aux fins de taxation, la Cour suprême a axé ses conclusions sur cette question. Elle a considéré ses conclusions sur l’obligation de fiduciaire comme des conclusions indépendantes de la limite imposée par la Water Act, mais compatibles avec celle‑ci (aux para 69–70). Le juge Iacobucci a finalement conclu que tant le fondement législatif que le fondement relatif à l’obligation de fiduciaire appuyaient l’issue finale :

Je conclus que le décret est ambigu quant à la nature du droit cédé. Le décret n’indique pas une intention claire et nette d’éteindre le droit de la Bande sur les terres de réserve visées. Le fait de considérer que ce document a seulement pour effet d’octroyer une servitude sur les terres formant le canal ou le droit de les utiliser est à la fois plausible et compatible avec les politiques prévues par la Loi sur les Indiens en matière de taxation (al. 83(1)a)) et d’expropriation (art. 35). Cette interprétation porte atteinte de façon minimale au droit de la Bande sur les terres de réserve visées. Par conséquent, j’estime que le décret a octroyé une servitude sur les terres occupées par le canal et qu’il n’a pas retiré à la Bande l’ensemble de son droit sur les terres de réserve visées. Les terres formant le canal sont donc toujours situées « dans la réserve » pour l’application de l’al. 83(1)a). [Au para 90.]

[116]  Par conséquent, l’obligation d’atteinte minimale dans Osoyoos ne tenait pas à la Water Act, comme l’a soutenu l’intimée, mais trouvait plutôt sa source dans les rapports de fiduciaire qui existaient entre la Couronne et la bande indienne d’Osoyoos, dans le droit sui generis de l’appelante sur les terres en litige et dans l’obligation du fiduciaire loyal de se demander comment réduire au minimum l’érosion de ce droit sui generis.

[117]  L’intimée a également soutenu que le processus en deux étapes établi dans l’arrêt Osoyoos était inapplicable à la RI no 2 provisoire parce que le Canada, qui n’exerçait aucune maîtrise administrative sur le droit de propriété sous‑jacent pendant que celle‑ci continuait d’être exercée par la Colombie‑Britannique, n’avait pas un pouvoir discrétionnaire absolu à l’égard du droit identifiable sur la réserve provisoire. Je passerai outre à cet argument en faisant observer qu’il est bien établi en droit que des obligations de fiduciaire peuvent se rattacher à l’administration par la Couronne des réserves provisoires. Il n’y a rien dans les accords administratifs et de compétence des Couronnes provinciale et fédérale qui aurait empêché le MDD et le MAI – deux ministères fédéraux – d’envisager des solutions moins attentatoires. La question est de savoir si cette obligation s’appliquait.

[118]  Les commentaires de la Cour suprême dans l’arrêt Osoyoos sont, à mon avis, également applicables à la présente revendication. Plus particulièrement, je reproduis le paragraphe 54, où la Cour suprême a dit ceci :

À la lumière des caractéristiques spéciales des terres de réserve examinées précédemment, notamment le fait que le droit des Autochtones sur ces terres comportent [sic] un aspect culturel unique et qu’on ne peut unilatéralement ajouter des terres à la réserve ou remplacer de telles terres, l’argument du procureur général selon lequel l’obligation qu’a la Couronne envers la Bande se limite à verser une indemnité convenable ne saurait être retenu. [Je souligne.]

[119]  Si le mot « provisoire » est placé après les mots « terres de réserve » dans la citation qui précède, la proposition tient toujours.

[120]  Le fait que les fonctionnaires fédéraux du MAI et du MDD aient procédé comme si la parcelle de terre des douanes faisait partie d’une réserve au sens de la Loi des sauvages et qu’il en soit de même du décret du Canada autorisant la vente de la parcelle de terre des douanes au MDD démontre que l’intérêt maintenant décrit en droit comme étant provisoire était, à l’époque, considéré, voire reconnu, comme étant un intérêt réel et important sur le plan pratique et juridique.

[121]  La revendicatrice était vulnérable face au pouvoir discrétionnaire du MAI dans sa réponse à la demande du MDD. L’arrêt Wewaykum fournit d’autres commentaires sur les rapports sui generis que je considère applicables à la présente revendication :

L’aspect positif de l’établissement de ces rapports sui generis fut, historiquement, la protection des intérêts des peuples autochtones (qu’il suffise de rappeler, par exemple, le passage de la Proclamation royale de 1763, L.R.C. 1985, App. II, no 1, précisant « qu’il s’est commis des fraudes et des abus dans les achats de terres des sauvages »), mais l’étendue de l’autorité et des pouvoirs discrétionnaires assumés par la Couronne à l’égard des populations autochtones sur les plans économique, social et foncier a également eu pour effet d’exposer ces populations aux risques de faute et d’ineptie de la part de la Couronne. L’importance de cette autorité et de ces pouvoirs en tant qu’ingrédients fondamentaux de relations fiduciaires a été soulignée par le professeur E. J. Weinrib dans la phrase suivante, citée dans l’arrêt Guerin, précité, p. 384 : [traduction] « la marque distinctive d’un rapport fiduciaire réside dans le fait que la situation juridique relative des parties est telle que l’une d’elles se trouve à la merci du pouvoir discrétionnaire de l’autre ». [Citations omises.] L’obligation de préserver [traduction] « l’honneur de l’État » est liée d’une certaine façon aux normes éthiques que doit respecter un fiduciaire dans le contexte des rapports entre la Couronne et les peuples autochtones [citations omises].

[…] L’obligation de fiduciaire incombant à la Couronne n’a pas un caractère général, mais existe plutôt à l’égard de droits particuliers des Indiens. En l’espèce, ce sont des terres qui sont en jeu, et les terres jouent généralement un rôle central dans les économies et cultures autochtones. [Je souligne; aux para 80–81.]

[122]  La nature provisoire du droit de la revendicatrice sur sa terre, si c’était le cas, et la vulnérabilité de celle‑ci face au pouvoir discrétionnaire unilatéral du MAI au moment de décider quelle terre il fallait prendre et combien en prendre (sans consulter la Première Nation) faisaient en sorte que les raisons pour lesquelles l’obligation d’atteinte minimale s’appliquait à l’expropriation dans Osoyoos, et en particulier le caractère sui generis des droits des Autochtones sur les terres, s’appliquaient également dans les circonstances de la présente revendication. Dans le présent contexte d’expropriation, le même principe d’« atteinte minimale » doit s’appliquer.

[123]  Établir, dans le contexte d’une expropriation pour cause d’utilité publique, une distinction ayant pour effet de restreindre l’application de l’obligation d’atteinte minimale uniquement aux [traduction] « terres de réserve visées par la Loi des sauvages », et non aux terres de réserve provisoire, reviendrait, selon moi, à adopter l’approche déconseillée contre laquelle la Cour a fait une mise en garde dans l’arrêt Wewaykum, et qui consiste à faire en sorte que la forme l’emporte sur le fond (au para 43).

[124]  Conclure le contraire ne permettrait pas non plus de concilier les obligations de droit public et de fiduciaire de la Couronne, en faisant « prévaloir » l’intérêt public, lorsqu’il est clair que la Couronne avait des obligations de fiduciaire à l’égard de réserves provisoires. Ces obligations méritent d’être exprimées de nouveau :

[…] des obligations additionnelles : loyauté, bonne foi, communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et devoir d’agir de façon raisonnable et diligente dans l’intérêt du bénéficiaire de l’obligation. Dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry, par. 104, madame le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a écrit que, « [e]n tant que fiduciaire, la Couronne avait l’obligation d’agir avec le soin et la diligence “qu’un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires” ». [Wewaykum, au para 94.]

[125]  Si cette obligation de fiduciaire devait être interprétée comme étant dénuée de toute obligation de vérifier si une prise est excessive ou non nécessaire, elle n’aurait plus guère de sens dans le contexte d’une prise.

[126]  En résumé, voici les facteurs pertinents qui ont mené à cette conclusion dans le contexte particulier de la présente revendication :

  1. La RI no 2 était située à l’intérieur du territoire traditionnel plus vaste de la BITP que celle‑ci occupait et utilisait depuis des temps immémoriaux. Ce fait a été reconnu dans le cadre du processus de la Commission des réserves indiennes visant à définir et à délimiter cette réserve pour l’usage exclusif de la BITP. La Commission mixte des réserves indiennes précédente avait reçu pour directive de « tenir compte d[es] coutumes, d[es] besoins et d[es] occupations [de chaque tribu], ainsi que de l’étendue de territoire disponible dans la région qu’ils occupent » (CP 1875‑1088; RCD, vol 1, onglet 6). O’Reilly avait notamment pour mandat de [traduction] « déterminer avec précision les besoins des bandes indiennes de la province […] et [de] leur attribuer des terres propres à la culture et au pâturage » (CP 1880‑1334; RCD, vol 1, onglet 11). La BITP a utilisé et occupé la RI no 2.

  2. Tant la province que le Canada ont, dans le cadre du processus d’attribution, consenti à l’emplacement et à la superficie de la réserve. Cet emplacement et cette superficie n’ont pas changé, exception faite des 2,97 acres pris pour les besoins du bureau de douane, tout au long du processus de création de la réserve. La réserve a été confirmée selon son emplacement et sa superficie du début, moins les 2,97 acres, lorsque la province a transféré la maîtrise administrative à l’égard du titre de propriété sous‑jacent en 1938. L’intérêt dans cette réserve était identifiable (et les limites de celle‑ci clairement définies), même en supposant qu’il ne s’était pas encore « cristallisé » en réserve entièrement constituée au sens de la Loi des sauvages (donnant naissance à d’autres obligations prévues par la loi).

  3. Le concept énoncé dans l’arrêt Osoyoos selon lequel l’obligation de la Couronne envers la bande ne se limite pas à verser une indemnité convenable, s’applique également à la RI no 2. En raison du caractère sui generis du droit de la revendicatrice sur les terres en litige, qui, en plus d’avoir été traditionnellement occupées par celle‑ci, lui avait été officiellement attribuées et avaient été arpentées et approuvées tant par la province que par le Canada, la considération selon laquelle « le droit des Autochtones sur [l]es terres comportent un aspect culturel unique et qu’on ne peut unilatéralement ajouter des terres à la réserve ou remplacer de telles terres » (Osoyoos, au para 54), s’appliquait aux terres en litige. La revendicatrice ne pouvait pas davantage créer unilatéralement une réserve provisoire qu’une réserve confirmée et elle était à la merci de la Couronne pour ce qui est de voir le processus de création de la réserve se poursuivre jusqu’à son terme.

  4. Il est vrai qu’à la suite de l’arrêt Osoyoos, l’arrêt Wewaykum a décrit l’obligation de protection et de préservation comme s’appliquant aux réserves dont l’administration et la maîtrise du droit de propriété sous‑jacent avaient fait l’objet d’un règlement entre le Canada et la Colombie‑Britannique (au para 86(3)). Toutefois, l’affaire Wewaykum ne portait pas sur une expropriation, et les circonstances et les faits de cette affaire étaient très différents. L’arrêt Wewaykum a également confirmé que des obligations de fiduciaire fondamentales s’appliquaient durant le processus de création des réserves (Wewaykum, aux para 86, 89). Dans un contexte d’expropriation, ces obligations s’appliquent à la deuxième étape de l’analyse énoncée dans Osoyoos.

  5. De plus, dans la présente affaire, la C.‑B. a approuvé l’attribution de la parcelle de terre des douanes à titre de terre publique fédérale, et le Canada (par l’entremise du MAI) a exercé un pouvoir discrétionnaire et un contrôle absolus sur la prise des terres en question, notamment en déterminant la grandeur de la parcelle de terre à prendre et l’endroit où elle se trouvait, et dans quelle mesure ou de quelle façon cela devait se faire, pour les besoins d’un bureau de douane dont l’administration et le contrôle devaient relever du fédéral.

[127]  La description générale de l’obligation de fiduciaire de la Couronne applicable à une réserve provisoire est la suivante : « obligations […] [de] loyauté, bonne foi, communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et devoir d’agir de façon raisonnable et diligente dans l’intérêt du bénéficiaire de l’obligation ». Dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry, par. 104, madame le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a écrit que, « [e]n tant que fiduciaire, la Couronne avait l’obligation d’agir avec le soin et la diligence “qu’un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires” » (Wewaykum, au para 94). Cette obligation, dans le contexte de l’expropriation d’une partie de la réserve dans les circonstances de l’espèce, comporte le devoir de n’approuver que l’expropriation minimale nécessaire pour réaliser la fin d’intérêt public voulue.

[128]  Comme l’indique l’arrêt Wewaykum, au paragraphe 104, la Couronne ne peut se dérober à son obligation de fiduciaire, le cas échéant, en invoquant l’existence d’intérêts opposés. Dans le cas d’une expropriation, elle entre en jeu à la deuxième étape de l’analyse énoncée dans l’arrêt Osoyoos. Dans le contexte de la présente revendication, ces intérêts « opposés » sont les intérêts de ministères fédéraux devant satisfaire à des obligations différentes, soit celles du MAI envers la bande, et celles du MDD envers le public. La BITP avait un intérêt pratique, réel et juridique (c.‑à‑d. identifiable) dans sa réserve, même s’il était provisoire, qui commandait une conciliation avec l’intérêt public ou national opposé – l’installation d’un bureau de douane –, de sorte qu’il soit porté atteinte le moins possible à cet intérêt.

1.  Dans les circonstances de l’espèce, que devait faire le Canada pour s’acquitter de son obligation de fiduciaire d’atteinte minimale envers la revendicatrice?

[129]  La revendicatrice soutient que le Canada a manqué à son obligation d’atteinte minimale en omettant de :

  1. consulter la bande afin d’examiner si le bureau de douane souhaité pouvait être construit à un autre endroit le long de la frontière canado‑américaine en dehors des limites de la RI no 2;

  2. vérifier si le MDD avait vraiment besoin d’acquérir la totalité des 2,97 acres, dont une acre de [traduction] « très bonne terre » de jardinage pour l’agent des douanes, particulièrement lorsque ces 2,97 acres de terres de réserve ne pouvaient pas être remplacées;

  3. consulter la bande et de discuter de la possibilité de louer la parcelle de terre des douanes au MDD ou de lui accorder un permis d’occupation plutôt qu’un titre.

[130]  L’intimée soutient que cette parcelle désirée de 2,97 acres, située le long de la frontière canado‑américaine près des sentiers existants, était absolument nécessaire au bon fonctionnement d’une installation douanière. L’intimée prétend que le MDD a requis l’intérêt complet dans la parcelle de terre des douanes en raison du caractère permanent de sa destination qui était de servir à l’exploitation d’un bureau de douane à la frontière internationale.

[131]  Lorsque le MDD a demandé pour la première fois au MAI s’il s’opposerait à la construction d’un bâtiment des douanes dans la RI no 2, le MAI a répondu en disant qu’il voulait connaître l’emplacement et la superficie de la parcelle que le MDD désirait acquérir. Le MAI a ensuite demandé au MDD s’il [traduction] « souhait[ait] acheter ou louer ». Au lieu d’informer également le MDD qu’après avoir pris connaissance de sa demande, il avait besoin de temps pour consulter la bande, le MAI a informé le MDD qu’il avait [traduction] « le pouvoir d’exproprier la parcelle de terre requise, en vertu de l’article 46 de la Loi des sauvages » (je souligne; RCD, vol 1, onglet 97).

[132]  Au tout début, le MDD s’est informé sur la possibilité de construire un bureau de douane et le MAI a répondu en lui demandant s’il souhaitait [traduction] « acquérir une terre » – une question d’un autre ordre. À un certain moment, le MAI a demandé au MDD s’il souhaitait « acheter ou louer » la parcelle de terre désirée, mais, pour une raison inconnue, la possibilité de « louer » semble n’avoir jamais été discutée par la suite.

[133]  Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, c’est le MAI qui a informé le MDD qu’il pouvait exproprier la parcelle de terre des douanes en vertu de l’article 46 de la Loi des sauvages. Le MAI croyait manifestement qu’il pouvait le faire, et que la revendicatrice était en droit de s’attendre à ce que les terres en cause soient administrées à la manière de Loi des sauvages, même si, à cette époque, le Canada n’avait pas encore reçu l’administration et la maîtrise du titre de propriété sous‑jacent de la Colombie‑Britannique.

[134]  Lorsqu’on examine la conduite de l’inspecteur des agences indiennes du MAI, l’inspecteur Megraw, il donne l’impression qu’il était plus soucieux de défendre les intérêts du MDD que ceux de la bande.

[135]  Le secrétaire McLean avait à très juste titre demandé à l’inspecteur Megraw de [traduction] « consulter le conseil des Sauvages et de tenter d’obtenir son assentiment à cette évaluation raisonnable » (je souligne; RCD, vol 1, onglet 103). C’est l’inspecteur Megraw qui a établi l’évaluation sans consulter le chef Paul ni aucun membre de la bande. Avant de finalement rencontrer le chef Paul, le MAI et le MDD avaient terminé leur évaluation et le MDD avait déjà fait le chèque de 150 $ en paiement de la parcelle de terre au MAI.

[136]  Les fonctionnaires du MAI ont omis de consulter les membres de la bande, de les informer des différents avantages économiques possibles pour la bande ou de vérifier s’il existait un autre emplacement pour un bureau de douane [traduction] « en dehors de la réserve » qui aurait tout de même été convenable pour le MDD.

[137]  De façon plus générale, les fonctionnaires du MAI auraient su, ou en tout cas appris, qu’il y avait très peu d’acres de terre propice à l’agriculture dans cette vaste réserve, et que la prise de la parcelle désirée allait réduire cette précieuse superficie. De plus, comme nous l’avons vu, les fonctionnaires du MAI savaient que, quelles que soient les terres prises par le MDD, ces terres n’allaient pas être remplacées. La preuve ne révèle pas que ces facteurs importants étaient présents à l’esprit des fonctionnaires du MAI au moment où ils auraient dû l’être, c’est‑à‑dire lors de l’exécution de leurs obligations de fiduciaire envers la bande.

[138]  L’autre question qui aurait dû être discutée avec le chef Paul et les membres de la bande était celle de savoir s’il était raisonnable, dans les circonstances, d’inclure dans les 2,97 acres censément nécessaires des douanes, une section d’une acre qui devait être utilisée pour la culture d’un jardin par le gestionnaire des douanes. Une installation douanière avait‑elle besoin d’un jardin d’une acre? Les fonctionnaires du MAI semblent également avoir fait totalement abstraction de cette question.

[139]  Quant à la question de l’omission du MAI de discuter avec la bande et d’envisager de négocier un bail ou un permis d’occupation avec le MDD plutôt que de conférer le fief simple, le Canada soutient ce qui suit :

[traduction] Le Canada a requis un intérêt complet dans la parcelle de terre des douanes en raison du caractère permanent de la fin voulue et du fait qu’un droit exclusif était nécessaire [citation omise]. Le site des douanes est encore utilisé aujourd’hui, cent ans après la prise en 1915, ce qui témoigne du caractère permanent du besoin du Canada. De plus, l’utilisation du bien‑fonds comme site des douanes signifie que l’usage exclusif des lieux et la capacité du Canada de contrôler l’accès au site et de le soustraire aux usages incompatibles constituaient des conditions essentielles. Un bail est dépourvu de la permanence nécessaire, car il peut être résilié par le locateur à la fin de sa durée. [MFDI, au para 88.]

[140]  La revendicatrice a répondu à cet argument en faisant état de deux autres situations où des bureaux de douane ont été construits par le MDD sur des terres de réserve en Colombie‑Britannique à peu près à la même époque, et où le MDD plutôt que de voir son intérêt limité à un droit d’occupation s’est vu conférer un fief simple.

[141]  Ces deux situations sont décrites dans les observations écrites de la revendicatrice :

[traduction] Dans le cas d’une demande que le MDD a faite au MAI en 1909 à l’égard d’une terre située dans la réserve indienne de Semiahmoo, le MAI n’a accordé qu’un droit d’occupation par voie de permis après avoir obtenu le consentement des Indiens, et sous réserve du paiement par le MDD d’un loyer annuel.

Dans le cas d’une autre demande que le MDD a faite au MAI à l’égard d’une terre située dans la réserve indienne de Matsqui, le MAI a demandé au MDD d’obtenir le consentement des Indiens et de payer un loyer annuel pour l’utilisation de la terre en fonction de ce que les Indiens avaient déterminé.

Le 19 juin 1911, le MAI a organisé une rencontre avec les membres masculins de la bande de Matsqui afin d’obtenir leur consentement à la délivrance d’un permis au MDD. [MFDR, aux para 138–40; RCD, vol 1, onglets 48, 52, 62, 63.]

[142]  Dans l’exemple Semiahmoo, la demande concernait un [traduction] « petit bâtiment » et une [traduction] « demie acre »; dans l’exemple Matsqui, la demande indiquait seulement une [traduction] « demie acre » (RCD, vol 1, onglet 48). Ces deux réserves de la Colombie‑Britannique auraient également été visées par le processus de prises prévu à l’article 8 de la convention McKenna‑McBride et, si l’on applique l’analyse postérieure à l’arrêt Wewaykum, auraient vraisemblablement été visées par le décret 1036‑1938. Le MAI, la bande et le MDD ont néanmoins réussi à négocier la construction et l’exploitation d’installations douanières dans une réserve moyennant un loyer annuel. Autrement dit, il était loisible aux fonctionnaires du MAI, en informant et en consultant leurs bénéficiaires et en les informant des possibilités qui s’offraient à eux, de satisfaire à l’obligation d’« atteinte minimale » de la Couronne.

[143]  Les arguments que soulève maintenant la Couronne auraient également pu s’appliquer aux deux situations susmentionnées, mais le MDD, dans les deux cas, a été en mesure de répondre aux besoins du MDD avec un permis d’occupation. La Couronne n’a pas tenté de démontrer l’existence d’une distinction importante en ce qui concerne ces deux approches du MDD à l’égard de la construction d’un bureau de douane sur des terres de réserve en Colombie‑Britannique au début des années 1900.

[144]  Quant à l’argument de la Couronne ayant trait au [traduction] « caractère permanent du besoin », il a également été invoqué, dans Osoyoos, par l’« organisme expropriant » relativement au canal d’irrigation en béton. En ce qui concerne la question du type d’intérêt raisonnablement requis à l’égard d’un canal, les intimées dans cette affaire ont fait valoir que « comme le canal constitue une structure permanente, elles doivent détenir le droit exclusif d’utiliser et d’occuper les terres visées » (je souligne; Osoyoos, au para 65).

[145]  Le juge Iacobucci, au nom des juges majoritaires, n’a pas souscrit à l’argument relatif au [traduction] « caractère permanent de la structure » :

Un canal est, de par sa nature, assimilable à un chemin de fer en ce qu’il s’agit de deux structures permanentes aménagées sur le sol et qui impliquent des activités d’exploitation et d’entretien, et notre Cour a jugé que l’octroi d’une servitude légale peut suffire pour la construction et l’entretien d’un chemin de fer : voir Canadien Pacifique Ltée c. Paul, [1988] 2 R.C.S. 654, p. 671. Comme il a été mentionné plus tôt, notre Cour doit en règle générale hésiter à retirer des droits fonciers en l’absence de preuve concluante justifiant une telle mesure. [Au para 65.]

[146]  Si, dans l’affaire dont est saisi le Tribunal, les fonctionnaires du MAI s’étaient efforcés de faire un suivi après avoir demandé au MDD s’il avait envisagé la [traduction] « possibilité de louer » et avaient informé la bande des avantages économiques possibles d’un bail ou d’un [traduction] « droit d’occupation », la bande aurait été susceptible d’obtenir un avantage économique continu à long terme. De plus, si le MDD devait un jour ne plus avoir besoin d’une installation douanière à cet endroit précis, en raison par exemple du tracé d’une autoroute, la parcelle de terre des douanes retournerait à la bande.

[147]  Quant à l’argument de la Couronne voulant que les clauses de la convention McKenna‑McBride aient empêché le Canada de conclure, par l’entremise du MAI, une entente accordant un intérêt inférieur, nous avons les deux exemples susmentionnés où cela a été fait.

[148]  Il aurait été loisible au MAI, avant de compléter la vente et le transfert au MDD, d’avoir des négociations avec le MDD quant à savoir s’il était vraiment nécessaire de céder la totalité de l’intérêt du MAI ou s’il existait d’autres solutions raisonnables qui auraient probablement été plus profitables à la bande, comme la possibilité d’un bail évoquée au départ par le MAI.

[149]  En ce qui concerne l’obligation de fiduciaire d’atteinte minimale, je conclus que le MAI n’a pas dûment tenu compte de son obligation de fiduciaire ni fait des efforts raisonnables pour satisfaire à l’obligation d’« atteinte minimale » qu’avait la Couronne envers la bande. Il y a donc eu manquement à l’obligation de fiduciaire de la Couronne envers la bande.

C.  L’analyse de la conduite du MAI en ce qui a trait à la question de l’« indemnité convenable »

[150]  Comme je l’ai indiqué précédemment, l’intimée soutient que la parcelle de terre des douanes a été [traduction] « prise par autorisation légale », mais que le Canada a omis de verser une indemnité adéquate à la bande et que, par conséquent, la bande n’a droit qu’à une indemnité établie conformément à l’alinéa 20(1)e) de la LTRP.

[151]  La revendicatrice soutient que la manière dont le MAI a établi son évaluation constituait un manquement à ses obligations de fiduciaire envers la bande. De plus, dans les circonstances factuelles particulières de la présente prise de la parcelle de terre des douanes, le versement à la bande d’une [traduction] « indemnité convenable » constituait une condition de l’autorisation de procéder à la prise. En raison de l’omission de la Couronne, dans les présentes circonstances, de satisfaire à cette condition expresse, la prise était illégale.

[152]  Pour revenir sur la façon dont le Canada a traité de la question de l’indemnité, il faut se rappeler que le 15 octobre 1914, avant que la province ait pris son décret, J.D. McLean, le sous‑ministre adjoint et secrétaire du MAI, a recommandé à l’inspecteur Megraw de consulter le [traduction] « conseil des Sauvages » et de tenter d’obtenir son consentement à une évaluation. Cela n’a pas eu lieu. On s’est demandé s’il existait un Conseil des Sauvages à l’époque, mais, de toute façon, la réponse à cette question ne permettrait pas de jeter un éclairage complet sur [traduction] « la directive de consultation et l’obligation » y afférente.

[153]  Comme l’a résumé la revendicatrice :

[traduction]

Le 5 décembre 1914, l’inspecteur Megraw a fourni un rapport sur la parcelle de 2,97 acres dans lequel il l’évaluait à 150 $. Il a indiqué qu’il croyait que le chef Paul « p[ouvait] être amené à consentir à la généreuse évaluation de 150 $ établie à l’égard de l’ensemble du lot de terrain à prendre ». Selon le rapport de l’inspecteur Megraw :

a)  le chef Paul possédait la terre et était à la chasse au moment de l’évaluation;

b)   on lui avait dit que le chef Paul était ennuyé d’avoir trouvé des piquets d’arpentage sur sa terre et de constater que sa terre avait été « arpentée pendant son absence »;

c)  la parcelle de 2,97 acres était petite et constituait « un bon choix pour la fin requise »;

d)   la majeure partie de la parcelle de 2,97 acres était « trop accidentée et rocailleuse pour être vraiment utile à des fins agricoles »;

e)  environ une acre de la parcelle de 2,97 acres constituait une « très bonne terre pouvant servir au jardinage »;

f)   de bonnes terres agricoles des environs, mais pas aussi bien situées que la parcelle de 2,97 acres, s’étaient vendues de 35 $ à 50 $ l’acre;

g)   « [c]ompte tenu de la petite superficie prise, et du fait qu’une terre est morcelée, je pense qu’il serait équitable envers le détenteur de considérer le tout comme mesurant pratiquement trois acres de terre agricole valant 50 $ l’acre et de lui accorder 150 $ pour le lot ».

Dans une note de service de l’arpenteur en chef du MAI, S. Bray (l’« arpenteur en chef Bray ») adressée au surintendant adjoint Scott, et datée du 18 décembre 1914, l’arpenteur en chef Bray a indiqué que :« [l]e consentement des Sauvages n’est pas nécessaire dans le présent cas, car la parcelle de terre est requise pour cause d’utilité publique. Dans des cas semblables, le consentement “des Sauvages” est nécessaire en principe. La somme offerte semble équitable. Je pense que le consentement des Sauvages peut être omis […] »

Dans un télégramme envoyé par le secrétaire McLean à l’inspecteur Megraw en date du 22 décembre 1914, le secrétaire McLean a indiqué que « le consentement des Sauvages était souhaitable, mais non nécessaire » et que l’évaluation de 150 $ de l’inspecteur Megraw avait été approuvée.

Le 26 décembre 1914, le commissaire McDougald du MDD a fait un chèque de 150 $ à l’ordre du MAI pour la vente de la parcelle de 2,97 acres. [Je souligne; MFDR, aux para 35–38; RCD, vol 1, onglets 113, 114, 116, 118; ECF, aux para 26–29]

[154]  Comme je l’ai mentionné précédemment, le 16 janvier 1915, le gouverneur en conseil a pris le décret CP 1915‑114 approuvant la prise de la parcelle de terre des douanes en vertu de l’article 46 de la Loi des sauvages sous réserve de [traduction] « la condition qu’une indemnité convenable soit payée aux Sauvages » (je souligne; RCD, vol 1, onglet 120).

[155]  Il se trouve qu’en même temps que le MAI et le MDD vont rapidement de l’avant avec le processus de prise de la parcelle de terre des douanes, des fonctionnaires de la Commission McKenna‑McBride continuent leurs activités régulières dans le cadre des travaux de la commission et s’entretiennent avec le chef Paul et d’autres dirigeants de la bande. Ni les membres de la Commission McKenna‑McBride ni le chef Paul et les autres dirigeants de la bande ne sont au courant du fait que le MDD cherche à acquérir une parcelle de la RI no 2 et que le MAI et le MDD sont sur le point de « compléter » la prise de la parcelle de terre des douanes.

[156]  Voici une partie du témoignage du chef Paul à la Commission McKenna‑McBride :

[traduction] […] Je suis pauvre, mais pas très pauvre. Je sais quoi faire pour gagner ma vie – je sais quoi faire pour gagner ma vie dans cette réserve, et sur cette terre je sème des choses dans la terre. Lorsque ça pousse bien, c’est là que je trouve ma subsistance, dans la récolte et la nourriture que je sème dans la terre, et je crois que c’est une bonne chose lorsque je dois me fatiguer pour gagner ma vie. Et il y a une autre chose dans cette réserve. Je vais vous demander s’il serait possible de ne pas envoyer trop d’hommes examiner la réserve – c’est que je perds mes biens – mes chevaux et mon bétail. [Italiques dans l’original; transcription de l’agence de Kootenay de la CRAS; RCD, vol 1, onglet 98.]

[157]  Voici un résumé de la conduite des fonctionnaires du MAI en ce qui concerne la question de l’indemnité :

  1. Tout au long du [traduction] « processus de prise », les fonctionnaires du MAI ont été manifestement influencés par le désir inexplicable du MDD d’amener le MAI à procéder à la prise le plus rapidement possible au détriment des obligations de fiduciaire du MAI envers la bande.

  2. Le MAI n’a pas embauché un évaluateur objectif pour réaliser une évaluation indépendante à l’égard de la parcelle de terre qui aurait pris en compte l’ensemble des facteurs pertinents dans une affaire de prise de terres.

  3. À titre d’exemple parfait, assimiler la valeur de 2,97 acres de terres de réserve indienne visées par une prise à celle des [traduction] « bonnes terres agricoles des environs » (RCD, vol 1, onglet 114), comme l’a fait l’inspecteur Megraw, ne tient pas compte d’une distinction très importante qui aurait dû avoir une incidence sur l’évaluation de la parcelle de terre des douanes. La bande antérieure, contrairement à une personne non autochtone dont une partie de ses terres a fait l’objet d’une expropriation, ne pouvait pas remplacer les terres prises par d’autres terres environnantes situées en dehors des limites de la réserve en utilisant l’indemnité à être versée.

  4. Comme je l’ai indiqué plus haut, M. Tom Phillips a témoigné pour la revendicatrice en déclarant que la terre prise en vue d’y installer le bureau de douane était une terre de très bonne qualité et que ce type de terre était rare dans la réserve. Il a dit que la bande ne pouvait pas acheter ou préempter des terres agricoles afin de remplacer ce qui était perdu : [traduction] « […] une fois que c’est perdu, c’est perdu » (transcription de l’audience, le 31 janvier 2017, à la p 113).

  5. La parcelle de terre des douanes a également été choisie par le MDD parce qu’elle se trouvait à un endroit stratégique, contigu à [traduction] « la frontière internationale où il [le bureau de douane] jouirait d’une vue étendue sur les sentiers situés dans les environs immédiats et où il serait possible d’exercer un plein contrôle sur ceux‑ci » (ECF, au para 17).

  6. Il faut également se rappeler que, dans son rapport, l’inspecteur Megraw a indiqué que la parcelle de 2,97 acres était [traduction] « trop accidentée et rocailleuse pour être vraiment utile à des fins agricoles », mais qu’environ une acre de la parcelle de 2,97 acres constituait une [traduction] « très bonne terre pouvant servir au jardinage » (RCD, vol 1, onglet 114).

  7. Le 28 octobre 1914, l’agent des sauvages Galbraith, dans le cadre d’un rapport général à la CRAS, a fait des observations sur la RI no 2. Il a indiqué que dans la RI no 2 il y avait [traduction] « surtout de pâturages » utilisés à des fins agricoles et que « le sol y était peu profond sauf à ces deux endroits » (RCD, vol 1, onglet 109).

  8. Même si c’était le MDD qui voulait acquérir la parcelle de terre des douanes du MAI, c’étaient les fonctionnaires du MAI qui, au lieu de [traduction] « protéger les intérêts des Indiens », travaillaient à défendre les intérêts du MDD.

  9. L’inspecteur Megraw avait décidé, sans en avoir discuté avec le chef Paul ou d’autres membres de la bande ni avoir obtenu une autre opinion sur la valeur de la terre, et a fait rapport au surintendant adjoint Scott, que la somme de 150 $ constituait une [traduction] « généreuse évaluation » et que le chef Paul[traduction] « p[ouvait] être amené à consentir » (je souligne; RCD, vol 1, onglet 114).

  10. Ce choix de mots donne fortement à penser que l’inspecteur Megraw ne veillait pas aux intérêts du chef Paul ou de la bande, mais à ceux du MDD.

  11. L’arpenteur en chef Bray du MIA a notamment indiqué que [traduction] « [d]ans des cas semblables, le consentement des Sauvages est nécessaire en principe ». Il a cependant ajouté que [traduction] « [l]a somme offerte semble équitable. Je pense que le consentement des Sauvages peut être omis » (je souligne; RCD, vol 1, onglet 115).

  12. L’arpenteur en chef Bray a également exprimé au surintendant adjoint Scott des opinions qui démontrent que, dans son esprit, les intérêts du MDD l’emportaient sur les intérêts de la bande antérieure.

  13. Peu de temps après, le secrétaire McLean a informé l’inspecteur Megraw que [traduction] « le consentement des Sauvages était souhaitable, mais non nécessaire » et lui a demandé d’informer le chef Paul que [traduction] « l’évaluation [de sa terre] a[vait] avait été approuvée » (RCD, vol 1, onglet 116).

  14. Avant même d’avoir eu une conversation avec le chef Paul ou d’autres membres de la bande, les fonctionnaires du MAI, au nom du chef Paul et de la bande, avaient :

  1. accepté la demande du MDD de procéder à la prise des terres, que le MDD avait choisi d’effectuer en les achetant plutôt qu’en les louant;

  2. convenu qu’il était raisonnable et nécessaire que le MDD prenne les 2,97 acres, dont une acre était destinée au jardinage;

  3. présenté à la Commission, au nom du MDD, la demande d’approbation relative à la parcelle de terre [traduction] « requise pour cause d’utilité publique » (RCD, vol 1, onglet 115);

  4. convenu que la parcelle de terre valait 150 $, compte tenu de la valeur des terres agricoles environnantes;

  5. décidé qu’il n’était pas nécessaire d’obtenir une opinion objective sur la valeur de la parcelle de terre pour satisfaire à la condition, maintes fois jointe aux approbations, qui exigeait qu’une [traduction] « indemnité convenable soit payée aux Sauvages » (RCD, vol 1, onglet 104);

  6. convenu que le consentement de la bande n’était pas nécessaire, même si dans des cas semblables, [traduction] « le consentement de la bande était souhaitable » (RCD, Vol 1, Tab 116);

  7. convenu qu’en vertu des dispositions de l’article 46 de la Loi des sauvages, le MAI pouvait vendre la parcelle de terre située dans la réserve au MDD.

[158]  Comme je l’ai dit précédemment, toutes ces actions et décisions ont été menées à bien sans la consultation ou la participation de la bande.

[159]  J’estime que la manière dont les représentants de la Couronne ont traité la question de l’« indemnité convenable », conjuguée au fait que le versement d’une « indemnité convenable » était une condition de la prise, crée une situation qui place la prise dans une catégorie autre que celle, à strictement parler, des affaires portant sur une « indemnité inadéquate ».

[160]  Toutes les circonstances que le Tribunal a examinées démontrent de façon convaincante que l’obligation de fiduciaire de la Couronne en ce qui concerne la question de l’indemnité est loin de satisfaire aux obligations de fiduciaire exigées de la Couronne comme bénéficiaire.

[161]  Je le répète, en plus de son obligation de fiduciaire « standard » de veiller à ce que la bande reçoive une indemnité convenable à l’égard des terres prises, dans la présente affaire, la Couronne avait reçu une directive précise dans la recommandation de la Commission McKenna‑McBride et dans le décret de la province, selon laquelle la prise était conditionnelle à ce que la bande reçoive une indemnité convenable.

[162]  En ce qui concerne la norme de conduite de nature fiduciaire « la moins contraignante » formulée dans l’arrêt Wewaykum, la preuve démontre clairement que la Couronne a manqué à chacun des nombreux aspects de son devoir de fiduciaire pour ce qui est de veiller à ce que la bande reçoive une indemnité convenable pour la prise de la parcelle de terre des douanes.

[163]  La Couronne n’a fait preuve ni de loyauté ni de bonne foi. Elle a omis de procéder à une communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et a omis d’agir de façon raisonnable et diligente dans ce qu’elle aurait dû considérer comme étant l’intérêt du bénéficiaire de l’obligation.

[164]  Comme je l’ai dit précédemment, les fonctionnaires du MAI étaient plus soucieux de satisfaire aux désirs apparents du MDD que de consacrer le temps et les efforts nécessaires à s’acquitter de leurs obligations de fiduciaire envers la bande.

D.  Autorisation légale

[165]  Tant l’omission de la Couronne de s’acquitter de ses obligations de fiduciaire relatives à l’« atteinte minimale » lors de la prise de la parcelle de terre des douanes que celle de s’acquitter de ses obligations de fiduciaire envers la bande quant au versement d’une « indemnité convenable » conduisent à la conclusion que la prise de la parcelle de terre des douanes ne s’est pas faite « par autorisation légale ».

[166]  J’accepte l’argument de la revendicatrice selon lequel le paiement d’une indemnité convenable était une condition du CP 1915‑114 (RCD, Vol 1, Tab 120). Cette condition se trouvait au cœur de l’autorisation contenue dans l’instrument, si bien que sans son accomplissement, la prise parcelle de terre située dans la RI no 2 était faite sans autorisation.

[167]  Le rapport provisoire no 52 de la Commission McKenna‑McBride recommandait la prise en l’assujettissant aux deux clauses « restrictives » suivantes : [traduction] « […] sous réserve du respect des exigences de la loi et sous réserve également de la condition qu’une indemnité convenable soit versée aux Sauvages […] » (RCD, vol 1, onglet 104; ECF, au para 23).

[168]  Le CP 1915‑114 prenait acte de l’extrait suivant de la recommandation contenue dans le rapport provisoire no 52 : [traduction] « […] recommande que, sous réserve du respect de la loi et sous réserve également de la condition qu’une indemnité convenable soit payée […] » (RCD, vol 1, onglet 120). Le CP 1915‑114 indiquait ensuite que [traduction] « [l]a terre a été entièrement payée par le ministère des Douanes en fonction de l’évaluation établie à son égard par le ministère des Affaires indiennes, à savoir 150 $ » (RCD, vol 1, onglet 120). Le CP 1915‑114 continuait en indiquant que le ministre recommandait qu’une [traduction] « autorisation soit donnée à l’égard de la vente » en vertu de l’article 46 de la Loi des sauvages. Le CP 1915‑114 avait pour effet de donner l’approbation du gouverneur en conseil à cette recommandation. Le CP 1915‑114 se préoccupait clairement de la recommandation relative à l’indemnisation et du fait que l’indemnité de 150 $ avait déjà été payée. À mon avis, l’approbation en dépendait.

[169]  Le gouverneur en conseil croyait que la Loi des sauvages s’appliquait et que, si c’était le cas, elle aurait exigé une indemnité adéquate. On ne peut maintenant présumer que le gouverneur en conseil avait l’intention que la prise puisse quand même se réaliser si une indemnité inadéquate était versée.

[170]  La condition relative au [traduction] « respect des exigences de la loi », en plus de celle relative à l’indemnité adéquate, mérite d’être soulignée (RCD, vol 1, onglet 120). L’accent mis sur la protection légale des Premières Nations, ainsi que sur l’indemnisation, dans le rapport provisoire no 52 et le CP 1915‑114 révèle l’existence d’un contexte historique précis dans lequel ces considérations revêtaient une importance particulière. Le caractère délicat de la question du retrait de certaines terres des réserves par les actes de la Commission McKenna‑McBride se reflète également dans l’alinéa 2a) de la convention McKenna‑McBride, qui parlait d’obtenir le [traduction] « consentement des Sauvages, en conformité avec la Loi des sauvages » avant de procéder à une réduction de superficie lorsque les terres n’étaient pas [traduction] « raisonnablement requises » (RCD, vol 1, onglet 73). Quant à la prise de terres pour des travaux publics, la convention McKenna‑McBride indiquait que [traduction] « la question sera renvoyée aux commissaires qui la trancheront dans un rapport provisoire, et chaque gouvernement fera le nécessaire pour mettre en œuvre les recommandations des commissaires » (je souligne). Les deux gouvernements ont ratifié la convention McKenna-McBride par des décrets (CP 1912‑3277; décret de la C.‑B. 1912‑1341).

[171]  Dans les circonstances, l’indemnité convenable ne constituait pas un détail sans importance ou une recommandation n’ayant pas force obligatoire lorsqu’elle a été incluse dans le CP 1915‑114. On ne peut pas non plus comparer directement l’exigence du paiement d’une indemnité et son rapport avec l’autorisation légale ayant trait à la prise aux exigences de paiement d’une indemnité et leur rapport avec l’autorisation prévue par la loi dans les lois en matière d’expropriation portant sur des terres détenues en fief simple. La prise a eu lieu pendant le processus de création de réserves, dans le cadre duquel des obligations de fiduciaire distinctes s’appliquaient, des droits sui generis étaient en cause et l’honneur de la Couronne était en jeu.

[172]  Pour ces motifs, l’omission de la Couronne de s’acquitter de ses obligations de fiduciaire et celle de verser une indemnité adéquate conduisent toutes deux à la conclusion que la prise de la parcelle de terre des douanes ne s’est pas faite par autorisation légale.

E.  Le versement par le MAI de 90 % de l’indemnité au chef Paul

1.  L’argument de la revendicatrice selon lequel la Couronne a manqué à ses obligations de fiduciaire en versant 90 % de l’indemnité au chef Paul et seulement 10 % à la bande

[173]  Comme nous l’avons vu précédemment, le 15 octobre 1914, le secrétaire McLean a demandé à l’inspecteur Megraw d’examiner la parcelle de 2,97 acres demandée par le MDD, de consulter le [traduction] « Conseil des Sauvages » et de tenter d’obtenir son assentiment à une évaluation raisonnable (RCD, Vol 1, Tab 103). Le 5 décembre 2014, avant que l’inspecteur Megraw ait pu parler au chef Paul ou à l’un des membres de la bande, Megraw a évalué la valeur de la parcelle à 150 $ et en a fait rapport au surintendant adjoint Scott.

[174]  L’inspecteur Megraw était d’avis que la terre en cause [traduction] « appartenait en totalité au chef Paul » et a indiqué au surintendant adjoint Scott qu’il croyait que [traduction] « Paul p[ouvait] être amené à consentir à la généreuse évaluation de 150 $ établie à l’égard de l’ensemble du lot de terrain à prendre » (je souligne; RCD, vol 1, onglet 114).

[175]  L’inspecteur Megraw a ensuite fait savoir au surintendant adjoint Scott que : [traduction] « [c]ompte tenu de la petite superficie prise, et du fait qu’une terre est morcelée, je pense qu’il serait équitable envers le détenteur de considérer le tout comme mesurant pratiquement trois acres de terre agricole valant 50 $ l’acre et de lui accorder 150 $ pour le lot » (je souligne; RCD, vol 1, onglet 114).

[176]  Le 26 décembre 1914, le MDD avait déjà fait un chèque de 150 $ à l’ordre du MAI pour la parcelle de terre des douanes.

[177]  Le 1er février 1915, dans une note de service interne que l’arpenteur en chef Bray a adressée au surintendant adjoint Scott en date du 8 février 1915, Bray a écrit ceci : [traduction] « […] je vous prie de recommander que, conformément à l’ancienne pratique, la somme de (150 $ – 10 %) (135 $) soit envoyée à l’agent pour versement au chef Paul en contrepartie de son intérêt dans la parcelle de terre de la réserve de Tobacco Plains faisant l’objet de la prise; le solde de 10 % (15 $) sera placé au crédit de la bande de Kootenay » (je souligne; RCD, vol 1, onglet 123).

a)  Résumé des observations de la revendicatrice

[178]  Rien n’indique que la Couronne aurait fait enquête sur l’intérêt du chef Paul dans la parcelle de terre des douanes. La décision de verser au chef Paul 90 % de la valeur établie se fondait uniquement sur une visite sommaire de la RI no 2 par l’inspecteur Megraw, qui a constaté que le chef Paul occupait une partie de la parcelle de terre des douanes.

[179]  Le chef Paul n’était pas titulaire d’un certificat de possession délivré en vertu de la Loi des sauvages à l’égard de la parcelle de 2,97 acres. La bande détenait un intérêt complet et identifiable dans ladite parcelle au moment où la somme de 135 $ a été versée au chef Paul. Le seul intérêt que détenait le chef Paul en était un d’usage et d’occupation d’une partie de la parcelle de terre des douanes.

[180]  De plus, l’aspect collectif des terres de réserve nécessitait que la Couronne, en tant que fiduciaire, considère tout droit d’usage et d’occupation du chef Paul comme étant subordonné au droit foncier collectif de la bande. Le droit du chef Paul ne pouvait durer que le temps de son usage et de son occupation réels. Le droit foncier collectif de la bande aurait duré indéfiniment.

[181]  Dans l’arrêt Osoyoos, la Cour suprême a reconnu le caractère sui generis du droit des Autochtones sur les terres de réserve et les obstacles auxquels peut se heurter une bande qui souhaite acquérir d’autres terres. Les droits sur les terres de réserve sont des droits collectifs.

[182]  Du fait qu’elle a indemnisé le chef Paul à hauteur de 90 % de la valeur de la parcelle de terre des douanes, la Couronne n’a pas versé une indemnité convenable à la bande et a manqué à ses obligations de fiduciaire envers celle‑ci.

b)  Résumé des observations du Canada

[183]  L’intimée a soutenu ce qui suit :

[traduction]

Le Canada n’a pas manqué à son obligation de fiduciaire envers la bande en versant 90 % de l’indemnité relative à la parcelle de terre des douanes au chef Paul et 10 % à la bande elle‑même. Cette répartition des fonds était conforme à la politique du Canada à l’époque et au texte et à l’intention de la Loi des sauvages et des autres lois qui autorisent les expropriations et visent à assurer l’équité parmi les personnes touchées par de telles prises. Le Canada a établi un juste équilibre entre les intérêts de la bande et les intérêts du chef Paul, qui occupait la parcelle de terre des douanes et aurait été directement touché par la prise en 1915 […]

Le MAI, le chef Paul et les membres de la bande ont reconnu que le chef Paul « possédait et occupait » la parcelle de terre des douanes et avait fait des améliorations sur celle‑ci [notes de bas de page omises].

[…] De plus, dans des témoignages rendus devant la CRAS, des sous‑chefs et l’agent des sauvages ont reconnu que la terre du chef était située au coin sud‑est de la réserve [note de bas de page omise].

Malgré l’absence de reconnaissance officielle de son intérêt dans la parcelle de terre des douanes, une preuve abondante indique que, dans le contexte de l’époque, la bande et la Couronne considéraient que le chef Paul avait un intérêt s’apparentant à celui d’un détenteur de billet de location : il avait le droit d’occuper, d’utiliser et d’améliorer les terres. Reconnaître son intérêt dans la parcelle de terre des douanes fait en sorte que, conformément à la décision de principe de la CSC, le fond l’emporte sur la forme lorsqu’il s’agit des droits fonciers autochtones [note de bas de page omise].

La reconnaissance de l’intérêt de la personne en possession de terres de réserve provisoire est également conforme au raisonnement sur lequel repose l’article 24 de la Loi des sauvages de 1906, qui faisait en sorte que les propriétaires fonciers soient traités équitablement, même en l’absence de reconnaissance officielle par voie de certificat de possession ou de billet de location : [note de bas de page omise] […]

[…]

Le chef Paul avait hérité la terre de son père et tant le MAI que les membres de la bande ont reconnu son droit de propriété [note de bas de page omise]. Cette preuve démontre que le chef Paul se trouvait dans une situation s’apparentant à celle d’une personne à qui une terre de réserve avait été officiellement attribuée.

Le Canada a établi un juste équilibre entre les intérêts de la bande et les intérêts du membre de la bande touché par la prise en suivant sa politique de l’époque. Selon cette politique, la personne en possession d’une partie des terres d’une réserve recevait 90 % de la somme lorsque sa terre était visée par une transaction de la nature d’une prise ou d’une cession. Le 10 % restant allait à la bande afin de l’indemniser au titre de son droit foncier sous‑jacent [note de bas de page omise].

Cette politique faisait en sorte que la personne occupant la terre en cause, qui serait la plus directement touchée par le changement de statut de la terre, soit traitée équitablement et indemnisée convenablement.

Cette politique est conforme aux dispositions de la Loi des sauvages qui reconnaissent les intérêts des personnes en possession de terres de réserve et les indemnisent lorsque leur intérêt est touché. Par exemple, en vertu de la Loi des sauvages de 1906 :

a)   l’article 21 prévoyait qu’« […] aucun sauvage ne peut être dépossédé d’un terrain sur lequel il a fait des améliorations, sans être indemnisé, d’après une évaluation approuvée par le surintendant général, par le sauvage qui obtient ce terrain ou sur les fonds de la bande, selon que le décide le surintendant général »;

b)   le paragraphe 46(3) indiquait que la somme adjugée à l’égard des terres prises pour cause d’utilité publique « est remise au ministre des Finances pour l’usage de la bande de sauvages au profit de laquelle la réserve est affectée, et pour le profit de tout sauvage qui y a fait des améliorations » [note de bas de page omise].

Les décisions judiciaires interprétant la Loi des sauvages font aussi ressortir la raison d’être de la nécessité de faire en sorte que la personne en possession d’une terre de réserve à titre de locataire soit traitée équitablement lorsque son intérêt foncier est touché, ainsi que l’approche raisonnée adoptée en la matière. Dans Boyer c Canada, la CAF a expressément rejeté l’argument voulant que l’intérêt d’un locataire soit subordonné à l’intérêt communautaire de la bande elle‑même. La Cour a décidé que :

[…] par l’« attribution » d’une parcelle de terrain faisant partie d’une réserve, le droit à l’usage de ce terrain et au profit qu’il peut procurer, de collectif qu’il était, devient le droit individuel et personnel du locataire. L’intérêt de la bande, entendu dans son sens technique et juridique, a disparu ou, à tout le moins, a été suspendu [note de bas de page omise].

[…]

Le processus prévu par la Loi des sauvages (et les autres lois qui permettent que les droits de propriétaires fonciers individuels soient touchés) [note de bas de page omise] fait écho au concept selon lequel la personne qui est en possession de terres, qui a l’usage de terres de réserve et a fait des améliorations sur celles‑ci, devrait recevoir une indemnité pour la prise de cet intérêt. Il n’existe aucune raison de traiter différemment un Autochtone qui est en possession d’une terre dans le contexte d’une réserve provisoire.

La bande laisse entendre à tort que l’article 89 de la Loi des sauvages de 1906 est à l’origine de la politique relative au partage 90/10 du Canada [note de bas de page omise]. L’article 89 prévoyait ce qui suit :

89.  Le gouverneur en conseil peut, sauf les prescriptions de la présente Partie, déterminer comment, de quelle manière, et par qui sont, de temps à autre, placés au profit des sauvages les deniers provenant de la disposition des terres des sauvages ou de biens tenus actuellement ou qui peuvent être tenus en fiducie pour eux, ou de bois sur leurs terres ou réserves, et les deniers provenant de toute autre source, à l’exception de toute somme, n’excédant pas cinquante pour cent du produit de toute terre et n’excédant pas dix pour cent du produit des bois ou biens, qu’il a été convenu de payer, lors de l’abandon de ces biens, aux membres de la bande intéressée, et comment doivent être faits les paiements et accordés les secours auxquels les sauvages ont droit.

Cette disposition n’a rien à voir ni avec la politique relative au partage 90/10 ni avec la prise de terres de réserve provisoire pour cause d’utilité publique. L’article 89 de la Loi des sauvages de 1906 ne s’appliquait pas à l’intérêt dans une réserve provisoire en 1915. De toute façon, la mention à l’art. 89 d’une somme « n’excédant pas cinquante pour cent du produit de toute terre » se rapporte au produit d’une cession, et non d’une prise, et il semble que cette somme doive être versée aux membres de la bande, et non au locataire. Il est question du droit du locataire au paragraphe 89(2), qui dit que le gouverneur en conseil peut autoriser l’emploi des deniers restants « pour l’indemnité à payer aux sauvages pour amélioration ou pour tout intérêt qu’ils ont dans les terres dont ils sont dépossédés ».

La politique prévoyant le versement de 90 % du produit de la prise de terres d’une réserve provisoire ou non à la personne en ayant possession est fondée sur la nécessité d’assurer une indemnisation juste et équitable à la personne la plus touchée par l’activité de la Couronne. Le Canada a dûment tenu compte de l’intérêt sous‑jacent de la bande en lui versant 10 % de l’indemnité. Selon toute mesure raisonnable dans les présentes circonstances, le Canada a satisfait à la norme de conduite à laquelle il était tenu en tant que fiduciaire. [MFDI, aux para 98–102, 104–112.]

2.  Analyse

[184]  Comme je l’ai mentionné précédemment, en examinant le contexte de la conduite des fonctionnaires du MAI, leur objectif dans les présentes circonstances était principalement de satisfaire aux demandes du MDD plutôt que de veiller à ce qui aurait dû constituer leur préoccupation primordiale, les intérêts de leur bénéficiaire, c’est‑à‑dire les intérêts de la bande.

[185]  L’évaluation reconnue comme inadéquate a été établie par le MAI sans discussion et sans la participation du chef ou de la bande. L’idée du MAI était que, s’il [traduction] « amenait » le chef Paul à acquiescer à l’évaluation du MAI (et, à cet égard, ils auraient vraisemblablement dit au chef Paul qu’il recevrait personnellement 90 % de la [traduction] « généreuse » évaluation), cela était suffisant pour s’acquitter de ses obligations envers la collectivité. Le MAI avait déjà informé le MDD de l’évaluation que le MAI avait établie, et le MDD avait procédé à l’émission du chèque d’indemnité de 150 $. Ce n’est qu’après tout cela que la première conversation avec le chef Paul a eu lieu, sans qu’il n’y ait eu aucune tentative de discuter de la question avec d’autres membres de la collectivité.

[186]  Même en tenant compte du fait que le MAI a décidé que le chef Paul n’obtiendrait pas la totalité de l’indemnité de 150 $ et que 10 % de la somme allait être détenue en fiducie au bénéfice de la bande, il reste qu’il n’ y a pas eu de discussion ou de consultation avec les membres de la bande au sujet de la part de 10 % de la bande.

[187]  Le rapport de l’inspecteur Megraw donnait l’impression que la parcelle de 2,97 acres entière avait été [traduction] « clôturée et aménagée » par le chef Paul, alors que l’inspecteur Megraw avait conclu que ladite parcelle ne comportait qu’une acre de terre propice au jardinage.

[188]  L’argument du Canada selon lequel les fonctionnaires, en [traduction] « amenant » le chef Paul à consentir à l’évaluation de 150 $ établie à l’égard de la parcelle de terre des douanes et en décidant de lui verser 90 % de l’indemnité pour les 2,37 acres, étaient animés d’un sens de l’[traduction] « équité » à son égard, fait abstraction de l’obligation de fiduciaire du MAI envers la bande.

[189]  Compte tenu du caractère collectif des droits des Autochtones sur les terres, lorsque la Couronne prend une partie de ces terres pour ensuite conclure directement un marché avec le [traduction] « détenteur » de cette partie, au lieu de veiller à l’intérêt supérieur de la collectivité, ces actes placent la collectivité dans une situation de vulnérabilité et la Couronne dans une situation de conflit d’intérêts à l’égard de son bénéficiaire, la collectivité.

[190]  Les fonctionnaires du MAI savaient que la parcelle de terre des douanes avait été attribuée à titre de terre de réserve et que le chef Paul ne pouvait pas légalement être considéré comme étant le [traduction] « propriétaire » de la parcelle. La fiction sur laquelle se fondaient les actes des fonctionnaires du MAI avait été créée pour la commodité du MAI afin d’accélérer la réalisation son objectif consistant à faire avancer le plus rapidement possible le [traduction] « processus de prise » au profit du MDD.

[191]  L’article 21 et le paragraphe 46(3) de la Loi des sauvages, invoqués par la revendicatrice, ne sont d’aucune utilité dans les circonstances de l’espèce. L’article 21 traite de la situation où un Autochtone est dépossédé par un autre Autochtone des terres sur lesquelles il a fait des améliorations. Le paragraphe 46(3), quant à lui, traite de l’indemnité relative aux améliorations apportées sur une terre. La seule soi‑disant « amélioration » consisterait à avoir installé une clôture sur une partie de la parcelle de terre des douanes. Or, le versement au chef Paul était apparemment fondé sur son [traduction] « droit de propriété » sur la parcelle, ce qui est fort différent.

[192]  Il convient de souligner que le Canada a soutenu avec vigueur, dans ses observations relatives à la question de l’« atteinte minimale », qu’il s’agissait en l’espèce d’une réserve « provisoire », et non d’une réserve au sens de la Loi des sauvages, et que, par conséquent, les dispositions de la Loi des sauvages ne s’appliquaient pas. Par contre, quant à la question du versement de l’indemnité, en ce qui concerne les actes du MAI dans le cadre de la répartition contestée des fonds, le Canada tente d’étayer sa position en se fondant sur les dispositions de la Loi des sauvages.

[193]  Il convient de rappeler les propos du juge Iacobucci dans l’arrêt Osoyoos en matière d’expropriation :

Les caractéristiques communes au titre aborigène et au droit des Autochtones sur les terres de réserve sont notamment le fait que les deux types de droits sont inaliénables sauf en faveur de la Couronne, qu’ils constituent des droits d’usage et d’occupation exclusifs et qu’ils sont détenus collectivement. Par conséquent, il est maintenant fermement établi que les deux types de droits fonciers autochtones sont des droits sui generis distincts des droits de propriété « normaux » : Bande indienne de St. Mary’s, précité, par. 14. Les droits fonciers autochtones appartiennent à une catégorie qui leur est propre. [Je souligne; au para 42.]

[194]  Le raisonnement de l’intimée selon lequel, dans les présentes circonstances, les fonctionnaires du MAI n’ont pas manqué à son obligation de fiduciaire envers la bande en versant 90 % de l’indemnité au chef Paul ne me convainc pas. J’estime qu’à cet égard, la revendicatrice a réussi à établir un autre manquement aux obligations de fiduciaire du Canada envers la revendicatrice.

VIII.  RÉSUMÉ

[195]  La revendicatrice a réussi à établir le bien‑fondé de sa revendication au titre de l’alinéa 14(1)c) de la LTRP. L’intimée :

  1. a pris la parcelle de terre des douanes sans autorisation légale;

  2. a manqué à ses obligations de fiduciaire en omettant de consulter adéquatement la revendicatrice au sujet de tous les aspects de la prise, notamment à propos des façons moins attentatoires de procéder à la prise et de l’évaluation appropriée de la terre;

  3. a manqué à ses obligations de fiduciaire en ne faisant aucun effort pour porter le moins possible atteinte à la RI no 2 dans le cadre de la gestion de la prise;

  4. a manqué à ses obligations de fiduciaire en omettant de verser à la revendicatrice un pourcentage approprié de la somme de 150 $ versée en 1915 et en versant plutôt 90 % de la somme au chef Paul individuellement.

[196]  Étant donné que la revendicatrice a établi le bien‑fondé de sa revendication au titre de l’alinéa 14(1)c) de la LTRP, y compris un manquement à l’obligation de porter atteinte le moins possible à la RI no 2 dans le cadre de la gestion de la prise, et qu’elle a également établi que la prise des terres s’est faite sans autorisation légale, il n’est pas nécessaire de décider si la Loi des sauvages s’appliquait ou si le processus de création de la réserve avait pris fin avant la prise du décret 1036‑1938.

[197]  Comme je l’ai mentionné précédemment, l’intimée a reconnu ne pas avoir versé une indemnité adéquate pour la parcelle de terre des douanes, dont la valeur d’origine était de 208 $ et non de 150 $, et pour la parcelle de terre de l’emprise de la conduite d’eau, à l’égard de laquelle aucune indemnité n’a jamais été versée.

[198]  La revendicatrice a soutenu dans sa réplique que si [traduction] « le bureau de douane cesse d’être requis pour y exploiter une installation douanière, la parcelle de terre des douanes devra redevenir une terre de réserve à l’usage et au profit de la bande » (au para 54). Étant donné que la question n’a pas été pleinement débattue, je ne fais aucun commentaire sur cette observation.

[199]  La revendicatrice a demandé les dépens de la première étape, dans l’éventualité où elle aurait gain de cause. Si la revendicatrice souhaite une taxation des dépens à la présente étape, la question sera examinée par un autre membre du Tribunal. Les parties peuvent demander la tenue d’une conférence de gestion d’instance pour régler la question des dépens.

BARRY MACDOUGALL

L’honorable Barry MacDougall

Traduction certifiée conforme

Diane Provencher, trad. a.


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20171128

Dossier : SCT-7001-14

OTTAWA (ONTARIO), le 28 novembre 2017

En présence de l’honorable Barry MacDougall

ENTRE :

BANDE INDIENNE DE TOBACCO PLAINS

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats de la revendicatrice BANDE INDIENNE DE TOBACCO PLAINS

Représentée par Me Darwin Hanna et Me Mary Mollineaux

Callison Hanna

ET AUX :

Avocates de l’intimée

Représentée par Me Kelly Keenan et Me Ainslie Harvey

Ministère de la Justice

 

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