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DOSSIER: SCT-7006-11

RÉFÉRENCE: 2014 TRPC 7

DATE: 20140715

TRADUCTION OFFICIELLE

 

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

PREMIÈRES NATIONS HUU-AY-AHT

Revendicatrice

 

John Rich, Kate Blomfield et Emma Hume, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU  CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

 

Michael P. Doherty et Susan Dawson, pour l’intimée

 

 

Audience tenue les 12, 13 et 14 novembre 2013

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable W.L. Whalen


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Arrêts mentionnés : Bande indienne de Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245; Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335, 13 DLR (4th) 321; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, [1996] 2 CNLR 25; Première Nation de Lac Seul c Canada, 2009 CF 481, 348 FTR 258 (CAF); Bande indienne de Lower Kootenay c Canada (1991), [1992] 2 CNLR 54, 42 FTR 241 (CF 1re inst.); Bande indienne de Semiahmoo c Canada (1997), [1998] 1 CF 3, [1998] 1 CNLR 250 (CAF); Première nation de Fairford c Canada (Procureur général) (1998), [1999] 2 CF 48, [1999] 2 CNLR 60 (CF 1re inst.); Booth c The King, [1915] 51 RCS 20; Canson Enterprises Ltd c Boughton & Co, [1991] 3 RCS 534, 85 DLR (4th) 129; Whitefish Lake Band of Indians c Canada (Attorney General) (2007), 87 OR (3d) 321, 287 DLR (4th) 480 (CA); Daniels c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2013 CF 6, [2013] 2 RCF 268; Rumley c Colombie-Britannique, 2001 CSC 69, [2001] 3 RCS 184; Schroeder c DJO Canada Inc, 2009 SKQB 169, [2009] 11 WWR 497; Blackwater c Plint, 2005 CSC 58, [2005] 3 RCS 3.

Lois et règlements cités :

Acte des Sauvages, SRC 1886, ch 43, art 55.

Loi des Indiens, SRC 1927, ch 98, art 2, 6, 34, 50, 51, 64, 76-89.

Règlement concernant l’aliénation du bois dans les réserves indiennes de la Colombie-Britannique, C.P. 1520, art 1 à 5, 11, 13.

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, ch 22, art 2, par 14(1), 16(1), 20(1), 42(1), 42(2).

Doctrine cité :

The Oxford English Dictionary, 2e éd., sub verbo « sale » (vente).


 

TABLE DES MATIÈRES

I. CONTEXTE ET ADMISSIBILITÉ DE LA REVENDICATION  4

II. INTRODUCTION  6

III. dISJONCTION DE LA REVENDICATION  6

IV. QUESTIONS EN LITIGE  7

V. CONTEXTE FACTUEL  7

VI. Régime législatif  17

VII. discussion et analyse : Les obligations fiduciaires  24

A. Les règles de droit régissant les obligations fiduciaires  24

1. Les principes généraux de l’obligation fiduciaire  24

B. L’obligation de consulter  28

C. Les positions des parties  32

VIII. Conclusions  33

A. Le manquement du Canada à son obligation fiduciaire en l’espèce  33

1. La condition spéciale  33

2. La date du manquement ouvrant droit à indemnisation : 1942 ou 1948?  44

IX. la réparation  56

A. L’indemnité en equity  56

B. L’indemnité de base  61

1. La valeur présumée  61

a) Les experts  61

b) Le bois attribué  67

c) Le bois non attribué  68

2. Les revenus réels perçus  73

3. La valeur réduite de la RIl  75


 

I.  CONTEXTE ET ADMISSIBILITÉ DE LA REVENDICATION

[1]  Nul ne conteste que la revendicatrice, Premières Nations Huu-ay-aht (« la PNH »), est une « première nation » au sens de l’article 2 de la Loi sur les revendications particulières, LC 2008, ch 22 [LTRP], et qu’elle peut présenter une revendication au Tribunal dans la mesure où toutes les autres conditions préalables sont respectées.

[2]  La PNH a présenté sa revendication au ministre en 2005. Dans une lettre datée du 15 janvier 2008, le ministre a avisé la revendicatrice de sa décision de négocier le règlement de partie de la revendication. La PNH a affirmé que le ministre l’a avisée de sa décision de ne pas négocier dans une lettre datée du 17 décembre 2008. L’intimée a nié cette allégation, même si cela n’était pas vraiment nécessaire pour résoudre le différend.

[3]  Le paragraphe 16(1) de la LTRP dispose :   

16. (1) La première nation ne peut saisir le Tribunal d’une revendication que si elle l’a préalablement déposée auprès du ministre et que celui-ci, selon le cas :

a) l’a avisée par écrit de son refus de négocier le règlement de tout ou partie de la revendication; 

b) ne l’a pas avisée par écrit, dans les trois ans suivant la date de dépôt de la revendication, de son acceptation ou de son refus de négocier un tel règlement; 

c) a consenti par écrit, à toute étape de la négociation du règlement, à ce que le Tribunal soit saisi de la revendication;

d) l’a avisée par écrit de son acceptation de négocier un tel règlement, mais qu’aucun accord définitif n’en a découlé dans les trois ans suivant l’avis. 

[4]  En l’espèce, l’avis envoyé par le ministre le 15 janvier 2008 aurait normalement déclenché l’application de l’alinéa 16(1)d) de la LTRP. Cependant, le paragraphe 42(1) de la LTRP prévoit, à titre de mesure transitoire, que lorsque le ministre accepte de négocier le règlement d’une revendication avant la date d’entrée en vigueur de la LTRP, la date du début de la période de trois ans est réputée être la date d’entrée en vigueur de la LTRP :

42. (1) Si, avant la date d’entrée en vigueur de la présente loi, une première nation a présenté au ministre une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits mentionnés au paragraphe 14(1), et lui a communiqué le type de renseignements requis par la norme établie en application du paragraphe 16(2) :

a) la première nation est réputée avoir déposé la revendication conformément à l’article 16 à la date d’entrée en vigueur de la présente loi;

b) si le règlement de tout ou partie de la revendication est en cours de négociation à cette date, le ministre est réputé avoir avisé la première nation de son acceptation de négocier le règlement au titre de cet article à la même date.

[5]  La LTRP est entrée en vigueur le 16 octobre 2008 et, comme le prévoit le paragraphe 42(2), le ministre a avisé la PNH, par écrit, que la date à laquelle il avait accepté de négocier le règlement de partie de la revendication était réputée être le 16 octobre 2008. La PNH a présenté sa revendication au Tribunal le 18 novembre 2011. La partie de la revendication visée par les négociations n’avait pas encore fait l’objet d’un règlement à cette date. Par conséquent, la revendication remplit la condition relative au délai de trois ans imposée par les articles 16 et 42 de la LTRP, et il n’y a pas de différend à ce sujet.

[6]  Bien que la revendicatrice ait allégué que sa revendication était fondée sur plusieurs des motifs énumérés au paragraphe 14(1) de la LTRP, l’intimée a reconnu que la revendication relevait de l’alinéa 14(1)b), à savoir :

b) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non-fourniture de terres d’une réserve — notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale — ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation;

[7]  La revendicatrice a confirmé qu’elle ne cherchait pas à obtenir une indemnité supérieure à la limite de 150 millions de dollars prévue aux alinéas 20(1)a) et b) de la LTRP, lesquels disposent :

20. (1) Lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière, le Tribunal :

  a) ne peut accorder qu’une indemnité pécuniaire;

b) malgré toute autre disposition du présent paragraphe, ne peut accorder une indemnité totale supérieure à cent cinquante millions de dollars;

[8]  Comme la revendication satisfait aux exigences de la LTRP que nous venons d’examiner, je suis convaincu qu’elle a été dûment présentée au Tribunal et, quoi qu’il en soit, il n’y avait aucun désaccord ou différend à ce sujet.

II.  INTRODUCTION

[9]  Depuis des temps immémoriaux, la PNH et ses descendants occupent un petit coin de paradis à l’embouchure de la rivière Sarita, sur la côte ouest de l’île de Vancouver, près de la frontière Sud de la baie Barkley. En 1882, le Canada a mis de côté la réserve indienne Numukamis n° 1 (« RI1 ») pour la PNH de cette région. En 1916, la Commission royale des affaires des sauvages a réduit la réserve d’origine, qui est passée de 1 700 à environ 1 100 acres.

[10]  Traditionnellement, la PNH tirait sa subsistance des ressources halieutiques abondantes de la rivière et de la baie situées à proximité, ainsi que des terrains forestiers de ce climat de forêt pluviale luxuriante. Les forêts de la RI1 étaient composées de vastes peuplements d’épinettes, de sapins et de cèdres ayant une valeur commerciale, ainsi que des peuplements de variétés moins appréciées comme le sapin baumier, la pruche et le pin blanc.

[11]  En 1938, la PNH a décidé de vendre le bois marchand qui se trouvait sur la RI1, et elle a alors adopté une résolution du conseil de bande (« RCB ») par laquelle elle cédait ledit bois au Canada afin qu’il puisse l’utiliser à certaines conditions. Le Canada a évalué le bois, a lancé un appel d’offres public et, en 1942, a accepté une offre. La PNH a alors allégué que la vente était irrégulière et déraisonnable et que le Canada avait manqué à son obligation fiduciaire envers elle. Par conséquent, elle a intenté un recours en indemnisation fondé sur l’equity. 

[12]  Fait intéressant à souligner, en 2011, la PNH a conclu un traité en vertu duquel elle n’était plus assujettie à la Loi sur les Indiens. La PNH détient maintenant un titre en fief simple et peut exercer certains pouvoirs législatifs définis sur un vaste territoire comprenant l’ancienne RI1, qui fait l’objet de la présente revendication.

[13]  Les parties ont grandement collaboré à la préparation et à la présentation de la présente revendication et il convient de souligner leurs efforts. Plusieurs des faits, des circonstances et des règles de droit en cause ne sont pas contestés.

III.  dISJONCTION DE LA REVENDICATION

[14]  Les parties ont consenti à une ordonnance prescrivant le règlement, en deux étapes, de la présente revendication. À la première étape, laquelle est au cœur des présents motifs, le Tribunal doit se prononcer sur la validité du manquement à l’obligation fiduciaire qu’aurait commis le Canada en vendant le bois qui lui avait été cédé et ensuite déterminer le montant de la perte, le cas échéant. S’il arrive à la conclusion qu’une perte a été subie par suite du manquement à l’obligation fiduciaire, le Tribunal passera ensuite à la deuxième étape, laquelle consiste à déterminer la valeur actuelle de cette perte.

IV.  QUESTIONS EN LITIGE

[15]  La Couronne a admis qu’elle avait manqué à son obligation fiduciaire envers la revendicatrice en ce qui a trait à la manière dont elle a vendu le bois qui lui avait été cédé. Cependant, les parties ne s’entendent pas sur le moment auquel le manquement a eu lieu, sur le fait qu’une perte a été subie, ni sur le montant de la perte, le cas échéant.

[16]  Plus précisément, la première étape de la revendication porte sur les questions suivantes : 

  1. le manquement à l’obligation fiduciaire a-t-il eu lieu en 1942, comme la Couronne l’a affirmé, ou en 1948, comme la revendicatrice l’a prétendu?

  2. la PNH a-t-elle subi une perte par suite du manquement du Canada, peu importe en quelle année ce manquement a eu lieu?

  3. le cas échéant, quelle est la valeur équitable de cette perte au moment déterminé?

V.  CONTEXTE FACTUEL

[17]  La PNH possédait peu d’expérience dans la vente de bois. Les documents disponibles indiquent que la PNH (alors connue sous le nom de « Ohiaht ») avait vendu 30 cordes de bois en 1908 et 206 402 pieds-planches (pmp) d’épinette pendant la Première Guerre mondiale. À la fin des années 1920, le ralentissement économique et au moins une mauvaise saison de pêche ont incité la PNH à s’intéresser de nouveau au potentiel de ses forêts à générer des revenus. Devant l’intérêt manifesté par le secteur privé, la bande a, en 1928, consenti par vote à vendre du bois à certaines conditions, y compris moyennant le versement d’un montant forfaitaire unique. Le ministère des Affaires indiennes (le « ministère ») n’a pas accepté les conditions imposées par la PNH, et l’affaire n’est pas allée plus loin (exposé conjoint des faits, déposé le 1er mai 2012, par 3 à 6).

[18]  En octobre 1937, T.G. McMillan s’est montré intéressé à acheter le bois marchand se trouvant sur la RI1. Estimant le potentiel de la RI1 à 23 millions pmp, il a offert 1,35 $ par tranche de mille pmp, à couper à raison de six millions chaque année, jusqu’à ce que tout le bois soit enlevé. Le conseil de bande a examiné la proposition et a adopté à l’unanimité, en décembre 1937, la résolution suivante :

[traduction] Que nous, les membres votants de la bande d’Ohiet, sommes disposés à vendre le bois de la réserve Numukamis, qui compte 1 100 acres, dans la mesure où ce bois est annoncé de la manière habituelle et qu’un emploi lié à l’exploitation forestière soit donné, autant que possible, à tous les membres compétents de la bande, autant que possible. [Recueil commun de documents (RCD), daté du 25 septembre 2013, onglet 46]

[19]  L’agent des Indiens qui assistait à la réunion a confirmé les conditions de la résolution, soulignant que ces emplois étaient [traduction] « d’une plus grande valeur que le bois pour les Indiens puisqu’un grand nombre d’entre eux auraient du travail pendant un certain nombre d’années », même s’il doutait qu’une telle condition puisse devenir une condition de vente. Il convient de noter que le paiement d’une somme forfaitaire unique n’était pas une condition de la résolution, et l’agent n’a formulé aucun commentaire à cet égard. L’emploi semblait être la priorité (RCD, onglet 47).

[20]  Le 4 janvier 1938, la PNH a signé un document officiel de cession conditionnelle (la « cession »), dans lequel elle a [traduction] « cédé, transféré, abandonné et transmis à [son] SOUVERAIN LE ROI » tout le bois marchand provenant de la RI1, à condition que ledit bois soit détenu :

[traduction]

EN FIDUCIE aux fins de VENDRE à la personne ou aux personnes et aux conditions que le gouvernement du Dominion du Canada jugera les plus favorables pour notre bien-être, et à la condition que la totalité du produit de la vente soit versée au crédit de la bande et que l’intérêt sur cette somme nous soit versé de la manière habituelle;

SOUS RÉSERVE TOUTEFOIS qu’une somme n’excédant pas cinquante pour cent du produit de la vente dudit BOIS nous soit versée conformément aux dispositions de l’article 92 de la Loi des Indiens. [Je souligne; RCS, onglet 49]

La Couronne a officiellement accepté la cession par un décret daté du 18 février 1938, et a demandé à ce que le [traduction] « bois soit mis en vente conformément au Règlement concernant l’aliénation du bois dans les réserves indiennes de la province de la Colombie-Britannique, pris en application des dispositions de l’article 76 de ladite Loi » (la Loi renvoie à la Loi des Indiens, SRC 1927, ch 98; je souligne; RCD, onglet 53). Il convient de souligner que la cession a été rédigée sous la forme d’une fiducie et que le paiement d’une somme forfaitaire ne faisait pas partie des conditions. 

[21]  Conformément à l’article 2 du Règlement concernant l’aliénation du bois dans les réserves indiennes de la Colombie-Britannique, C.P. 1520, approuvé le 5 mai 1921 en sa version modifiée (exposé conjoint des faits, par 32, le « Règlement »), les représentants du ministère ont ensuite envisagé de demander à ce qu’une évaluation professionnelle indépendante de la nature et de la valeur du bois provenant de la RI1 soit faite. Cependant, ils sont arrivés à la conclusion que le moment était mal choisi pour vendre puisque le marché du bois était très déprimé; ils ont donc suspendu l’ensemble du processus (RCS, onglets 50, 52, 54 et 55). Toutefois, en avril 1938, BSW Limited a offert d’acheter tout le bois marchand situé sur la RI1 pour la somme de 22 462 $, pourvu qu’elle ne soit pas tenue d’enlever le bois avant quelques années (soit, au moment où l’entreprise prévoyait de travailler ailleurs dans la région) ni de payer aucuns frais d’exportation aux gouvernements fédéral ou provincial au moment de la coupe. Le ministère a avisé BSW Limited que le moment était mal choisi pour vendre et que de toute façon, la vente devait avoir lieu par appel d’offres (comme l’exige la Loi sur les Indiens et le Règlement; RCD, onglets 59 et 60).

[22]  En août 1938, BSW Limited s’est de nouveau montrée intéressée à acheter le bois marchand situé sur la RI1 et a demandé au ministère de lancer un appel d’offres (RCD, onglet 61). L’agent des Indiens a discuté de cette proposition avec la PNH et a laissé savoir, le 30 août 1938, que la bande serait intéressée à vendre à BSW Limited le bois provenant de la RI1 parce qu’elle avait besoin de liquidités à la suite d’une mauvaise saison de pêche. Il a confirmé que la PNH voulait vendre le bois au plus offrant, avec la condition supplémentaire que son peuple soit [traduction] « assuré de pouvoir travailler à l’abattage des arbres ». L’agent des Indiens a recommandé que le bois soit vendu par appel d’offres après que l’on ait obtenu un inventaire indépendant. Pour justifier davantage la décision de vendre, il a affirmé que la forêt sur pied présentait un risque d’incendie (RCD, onglet 62).

[23]  Le commissaire des Indiens pour la Colombie-Britannique a acquiescé à la proposition et a recommandé que le ministère procède à l’appel d’offres, principalement parce que le risque d’incendie était [traduction] « très élevé » et qu’une vente à prix forfaitaire aurait pour effet de transférer le risque à l’acheteur. Il a aussi suggéré que la condition relative à l’emploi soit incluse dans l’appel d’offres (RCD, onglet 63). Consulté à ce sujet, le superviseur des terres à bois des Indiens a répondu que, même s’il était habituel de procéder par vente moyennant redevance, il ne serait pas déraisonnable de procéder par vente au comptant compte tenu du risque élevé d’incendie, et aussi du fait que rien n’empêchait de procéder par vente au comptant, vraisemblablement par la PNH. Cependant, il convient de souligner à nouveau que la PNH n’a pas demandé à ce que le paiement soit fait sous forme de somme forfaitaire ni assujetti la cession ou la RCB à cette condition. Le superviseur des terres à bois des Indiens a recommandé qu’un inventaire et une évaluation soient faits afin de fixer un prix minimum (RCD, onglet 64).

[24]  Le forestier du Dominion a aussi été consulté. Il a souligné que le moment était mal choisi pour vendre la pruche, qui était la principale espèce de ce peuplement forestier. Cependant, si la vente devait avoir lieu, il recommandait que tout le bois marchand soit payé, qu’il soit enlevé ou non. Selon lui, le risque d’incendie était faible dans ce secteur particulier, mais il déconseillait de procéder au brûlage à plat du bois sans valeur marchande parce que la forêt allait se régénérer plus rapidement si elle était laissée à elle-même. Il a aussi indiqué ce qu’il considérait être une fourchette de prix acceptables pour chaque type de bois (RCD, onglet 66). L’importance d’obtenir un prix juste revenait souvent dans ses lettres.

[25]  La compagnie Eustace Smith, Limited a ensuite été embauchée pour évaluer la forêt (rapport d’Eustace Smith). Dans son rapport rendu à la fin de décembre 1938 ou au début de janvier 1939, elle a indiqué que la RI1 contenait environ 11 800 000 pmp, qu’elle a répartis en fonction du type de bois et de sa quantité (la pruche constituait près de 43 % de la forêt) et que la valeur totale était d’environ 21 925 $, compte tenu des droits de coupe alors en vigueur, lesquels étaient habituellement égaux, et non inférieurs, à ceux fixés par le forestier du Dominion. L’évaluateur préconisait la vente au comptant à cause du risque d’incendie et de l’effet positif qu’une telle vente aurait sur l’éradication de la pratique qui consistait à prendre seulement le meilleur bois et celui le plus facilement abattu (RCD, onglet 70). Dans un rapport envoyé à Ottawa, le commissaire des Indiens pour la Colombie-Britannique, D.M. MacKay, a écrit : [traduction] « […] l’inventaire fait par Eustace Smith and Co. de la réserve de bois est, sans aucun doute, raisonnablement précis puisque cette entreprise a la réputation de faire de l’excellent travail, et la valeur estimée qu’elle a établie en fonction de la moyenne des prix du marché semble assez juste » (RCD, onglet 71).

[26]  À la fin de janvier 1939, le ministère a lancé un appel d’offres, précisant que la RI1 contenait environ 12 000 000 pmp d’espèces diverses. Les soumissionnaires devaient offrir un seul montant en espèces, dont 10 % était payable avec l’offre, et le reste dans les 30 jours suivant l’acceptation de l’offre. L’appel d’offres exigeait aussi un paiement annuel de 220 $ pour le loyer foncier et un montant de 50 $ pour l’octroi d’une licence, selon laquelle le soumissionnaire devait procéder à l’exploitation forestière au cours des cinq années subséquentes et en conformité avec le Règlement. Il était également prévu que [traduction] « […] les Indiens de la bande d’Ohiet devaient se voir offrir, en priorité, des emplois liés à la coupe et à l’enlèvement du bois » (RCD, onglet 72).

[27]  À l’audience, l’avocat de la revendicatrice a souligné que les documents produits entre la fin de janvier 1939 et janvier 1948 révélaient que le ministère n’avait pas consulté la PNH, ni autrement communiqué avec elle, à propos des résultats de l’appel d’offres ou des événements qui ont suivi. Le Canada n’a pas contesté cette allégation et a admis qu’il n’avait pas consulté la bande lorsqu’il finalement accepté l’offre forfaitaire de BSW Limited, plutôt que sa soumission fondée sur les droits de coupe. (Plaidoyer final écrit de l’intimée, daté du 13 décembre 2013, par 51).

[28]  Aucune offre officielle n’a été reçue, alors qu’on en attendait plusieurs. Cependant, BSW Limited a écrit qu’elle était intéressée, mais qu’elle ne pouvait pas accepter le délai de cinq ans prévu pour couper le bois, parce qu’elle ne prévoyait pas le faire avant plusieurs années. Selon elle, il importait peu que les arbres du secteur soient abattus dans un certain délai puisque le prix aurait déjà été payé. Elle a ajouté : [traduction] « Selon toute vraisemblance, les Indiens ne se soucient pas que les arbres soient abattus ou non, puisque […] très peu d’Indiens habitent dans les environs et que, en ce moment, l’abattage des arbres ne profiterait aucunement aux Indiens » (RCD, onglet 73). La compagnie a demandé qu’une période minimale de 20 ans lui soit accordée (RCD, onglet 73). Le commissaire des Indiens pour la Colombie-Britannique, qui approuvait le raisonnement de la compagnie, a indiqué que, à l’exception des possibilités d’embauche, il n’y avait aucun avantage à exiger que le bois soit enlevé dans un délai de cinq ans. L’acheteur devrait aussi payer un loyer foncier tant qu’il y aurait du bois sur pied, ce qui représentait une source continue de revenus. Il a donc recommandé que la période de récolte s’étale sur 20 ans (RCD, onglet 74).

[29]  En février 1939, le superviseur des terres à bois des Indiens à Ottawa s’est prononcé contre une période de récolte de plus de cinq ans, car : l’intérêt à recevoir sur le montant forfaitaire n’était pas élevé; il n’était [traduction] « pas improbable » que les droits de coupe doublent au cours des 20 prochaines années et; il serait alors impossible d’envisager une récolte future grâce à une régénération forestière. Or, si une plus longue période devait être acceptée, il recommandait qu’un montant supplémentaire de 1 000 $ par année soit payé pour chaque année, après les cinq premières, où la coupe du bois n’était toujours pas effectuée (RCD, onglet 75). BSW Limited a rejeté cette proposition, estimant qu’elle était déraisonnable (RCD, onglet 76). Le commissaire des Indiens pour la Colombie-Britannique et la Direction provinciale des forêts ne partageaient pas l’opinion du surintendant des Réserves et fiducies, à Ottawa, selon laquelle une période plus longue aurait des effets négatifs importants sur la régénération de la forêt (RCD, onglets 76 et 77). Cependant, Ottawa a conclu qu’une période de récolte de plus de cinq ans n’était pas dans l’intérêt de la PNH et a ordonné que toute autre tentative de vente soit reportée (RCD, onglet 77).

[30]  Rien ne s’est produit jusqu’en juin 1942, alors que le directeur des Affaires indiennes, à Ottawa, a reçu d’autres demandes sur la disponibilité du bois marchand situé sur la RI1. Par conséquent, un autre appel d’offres a été annoncé, selon lequel la récolte devait être terminée dans un délai de six ans (exposé conjoint des faits, par 27). La copie de l’annonce ne se trouve pas dans les documents produits pour l’audience. Cependant, rien n’indique que la condition relative à l’emploi était incluse dans le devis ou dans l’annonce de l’appel d’offres. Cette condition ne figurait pas non plus dans l’offre officielle de BSW Limited, ce qui confirme qu’elle n’était pas incluse. On peut aussi inférer de l’offre de BSW Limited qu’on prévoyait que l’achat allait être conclu moyennant le paiement de droits de coupe, car la compagnie a offert de verser un montant par tranche de mille pmp, pour un total de 11 800 000 pmp répartis en cinq catégories de bois, dont la valeur totale s’élevait à 34 550 $, y compris les redevances. S’il avait été précisé dans l’appel d’offres, comme ce fut le cas pour l’appel d’offres de 1939, qu’il fallait effectuer un seul paiement au comptant, le ministère n’aurait pas eu besoin de négocier en parallèle avec BSW Limited pour qu’elle verse un seul paiement au comptant, ce qu’elle a finalement fait, ou d’aviser BSW Limited de présenter une offre officielle si elle ne pouvait pas accepter les conditions distinctes du ministère relativement au paiement forfaitaire (RCD, onglet 89).

[31]  En juin 1942, et en dehors du processus d’appel d’offres, BSW Limited a de nouveau demandé si elle pouvait acheter tout le bois marchand de la RI1 en contrepartie d’un seul paiement au comptant de 32 500 $, en plus des frais suivants : un loyer foncier annuel de 220 $, des redevances correspondant à 1 $ par tranche de mille pmp coupés et des frais de 50 $ pour l’octroi d’un permis. Le bois devait être enlevé dans un délai de 21 ans, délai qui pouvait être renouvelé pour une autre période de 21 ans, pour un total de 42 ans. Cette fois, BSW Limited a expliqué qu’une plus longue période était justifiée en raison du plan de « rendement soutenu » qu’elle avait élaboré. Elle rassemblait les droits de coupe sur un large territoire comptant neuf ou dix milliards de pmp, dont 100 millions devaient être coupés chaque année, ce qui allait permettre une régénération naturelle, qu’elle pourrait au besoin compléter en plantant des arbres, de sorte qu’il serait possible d’exploiter la région à perpétuité et d’assurer, par conséquent, un revenu régulier aux Premières Nations concernées. C’est à ce moment que le ministère a encouragé BSW Limited à présenter une offre officielle dans le cadre de l’appel d’offres (RCD, onglets 83 à 88).

[32]  Le ministère n’a reçu aucune autre offre que celle de BSW Limited et, même si la compagnie était prête à acheter le bois moyennant le versement de droits de coupe, elle préférait la proposition fondée sur le versement d’une somme forfaitaire et sur une période renouvelable de 21 ans. Elle a donc encore une fois insisté pour que ces conditions soient acceptées, ce qui a donné lieu à une vive discussion au sein du ministère au sujet de la meilleure solution à retenir. Le bureau du directeur a préparé une analyse comparative des revenus susceptibles d’être tirés sur une période de six ans sur la base de droits de coupe selon les taux en vigueur, et sur une période de 25 ans sur la base d’un paiement forfaitaire (portant intérêt), et a conclu que l’approche fondée sur le versement d’une somme forfaitaire générerait environ 9 000 $ de plus au fil du temps. Vu le peu d’intérêt manifesté par le marché lors des appels d’offres, le risque perçu d’incendie, le plan de rendement soutenu proposé par BSW Limited et l’analyse comparative des revenus potentiels, le ministère a conclu que l’approche fondée sur le paiement d’un montant forfaitaire était acceptable et dans le meilleur intérêt de la PNH pourvu que la plus longue période de récolte soit négociée de manière satisfaisante. Il a proposé une période de 21 ans, renouvelable pour une autre période de même durée, et une priorité pour l’achat d’autres droits à la fin de la période de renouvellement si la récolte n’était pas terminée à ce moment-là. Le ministère a dit que, si BSW Limited n’était pas prête à accepter ces conditions, il accepterait son offre fondée sur les droits de coupe. BSW Limited a accepté les conditions du Canada à l’égard du montant forfaitaire le 3 novembre 1942, et le permis de coupe de bois sur la réserve indienne numéro 269 a donc été délivré (RCD, onglets 90 à 100).

[33]  Il était indiqué sur le permis qu’il était en vigueur du [TRADUCTION] « 1er mai 1943 au 30 avril 1944, et pas davantage », mais qu’il était assujetti aux « conditions particulières » suivantes :

[traduction]

CONDITIONS PARTICULIÈRES : Que la période de vingt et un ans énoncée ci-après, au cours de laquelle le bois doit être enlevé, peut être prolongée d’une autre période de vingt et un ans advenant que le bois n’a pas été enlevé avant le 30 avril 1963, et que, à l’expiration de la période de 42 ans, si le bois qui s’y trouve ou une partie du bois n’a pas été coupé, le titulaire du permis pourra négocier une autre prolongation de vingt et un ans moyennant le versement des redevances et des droits de coupe en vigueur à ce moment dans la province de la Colombie-Britannique relativement à du bois se trouvant dans un endroit semblable.

Le présent permis numéro 269 est renouvelable annuellement, en vertu des dispositions de l’article 13 du Règlement concernant l’aliénation du bois dans les réserves indiennes de la province de la Colombie-Britannique, pour une période de 20 ans. [souligné dans l’original; RCD, onglet 100]

[34]  La somme de 32 500 $ a été versée au compte portant intérêt de la PNH à Ottawa, et rapportait 5 % par année. Les membres de la PNH ont reçu, en espèces, la somme totale de 14 000 $, à ce moment-là ou peu de temps après.

[35]  Le 19 janvier 1948, BSW Limited n’avait pas encore coupé de bois sur la RI1. À cette date, la PNH a présenté une demande écrite au ministère : 

[traduction] Nous, le soussigné chef et les membres de la bande indienne d’Ohiat, représentant la majorité des membres votants, demeurant sur la réserve indienne Numukumis et sur d’autres réserves de notre tribu, vous demandons respectueusement et très sincèrement de bien vouloir exercer le pouvoir attaché à votre poste pour notre protection et notre intérêt en annulant immédiatement le permis délivré d’une année à l’autre à Bloedel, Welsh and Stewart pour qu’elle puisse couper du bois sur 1 100 acres de notre réserve indienne Numukumis, soit plus de 14 000 000 pieds-planches. [RCD, onglet 114]

[36]  Dans la lettre, que le chef et une majorité des électeurs auraient signée, la PNH demandait qu’une nouvelle entente soit négociée sur la base des droits de coupe alors en vigueur. Elle explique comme suit les raisons de sa demande :

  1. La PNH n’avait pas bien compris les conditions générales de vente dans l’entente;

  2. En 1948, le prix du bois était « bien plus élevé »qu’en 1942 et, par conséquent, elle aurait reçu la moitié de ce qu’elle aurait dû recevoir selon les prix alors en vigueur;

  3. L’année précédente, elle avait cédé le bois d’une autre réserve à un taux plus élevé;

  4. Par conséquent, les membres de la PNH et leurs héritiers ne tireraient pas pleinement profit de la vente du bois de la réserve;

  5. Aux termes de l’article 77 de la Loi sur les Indiens, les permis de coupe ne pouvaient être accordés que pour une période de 12 mois, mais ils pouvaient être renouvelés. [RCD, onglet 114]

[37]  La demande de la PNH a été présentée par Andrew Paull, président de la Fraternité des Indiens d’Amérique du Nord, qui a réitéré la demande et les raisons qui la sous-tendaient dans une lettre qu’il a rédigée le 12 février 1948. Le ministère a transmis la lettre de M. Paull à l’agent des Indiens local, lui demandant d’[traduction]« expliquer cette vente aux membres de la bande et de leur montrer que leurs intérêts sont entièrement protégés et qu’il est peu probable qu’ils puissent de nos jours conclure une meilleure affaire » (RCD, onglets 115 à 117).

[38]  Le 10 août 1948, l’agent a déclaré avoir assisté à une réunion de la bande, le 20 avril 1948, et y avoir expliqué les détails et l’historique de la vente, notamment qu’[traduction] « au moment de la vente, le prix obtenu était considéré comme un prix raisonnable » (RCD, onglet 120). Il a indiqué que la bande croyait qu’un prix beaucoup plus élevé (environ 70 000 $) avait été offert. Il est vrai qu’un acheteur potentiel avait proposé ce montant avant que l’appel d’offres ne soit lancé, mais l’offre de BSW Limited était bel et bien la seule offre reçue. L’agent a conclu ainsi : [traduction] « Ils semblaient satisfaits de mon explication, mais ils étaient toujours convaincus qu’ils auraient dû recevoir plus » (je souligne; RCD, onglet 120). La bande n’a adopté aucune résolution ou autre document pour confirmer ou étoffer le point de vue de l’agent des Indiens, ou pour modifier la lettre de janvier 1948. 

[39]  Les rapports présentés à l’audience par les experts des deux parties confirmaient qu’en 1942, la demande et les prix du bois et des billes avaient commencé à augmenter. L’expert de l’intimée a parlé d’[traduction]« une augmentation de la demande accumulée pendant la période d’après-guerre attribuable à une envolée du prix des billes et à des droits de coupe moins élevés ». Cette augmentation a vraiment fait sentir ses effets en 1946, et un peu plus chaque année jusqu’en 1951, alors que les prix ont recommencé à baisser (pièce 8, p 7 à 11, et pièce 12, p 7). En 1942 et en 1948, la moyenne des droits de coupe pour l’ensemble des espèces s’établissait à 1,98 $/pmp et à 4,70 $/pmp respectivement (en moyenne, un taux de croissance annuel composé de 15,5 %). Pendant la même période, le prix moyen des billes pour l’ensemble des espèces a augmenté de façon semblable avec un taux de croissance annuel composé de 14,6 %.

[40]  L’expert du Canada a aussi fait remarquer que le faible « volume » et, partant, la faible valeur du « bois exploitable », dont faisait état le rapport Smith étaient vraisemblablement attribuables à la dépression et aux pauvres conditions d’exportation des années précédentes (pièce 8, p 10). Près de 68 % du bois provenant de la RI1 était de la pruche et du sapin baumier, des espèces très peu utilisées qui avaient donc très peu de valeur au moment de l’évaluation de Smith. Cependant, la demande accrue de la période d’après-guerre et l’amélioration des processus de commercialisation et de transformation avaient aussi entraîné une hausse de la demande et des prix pour ces espèces. Par conséquent, entre 1945 et 1947, un système de classification a été établi pour ces espèces auparavant considérées comme des espèces de qualité médiocre.

[41]  En 1942, l’industrie forestière de la Colombie-Britannique a connu des changements importants. En 1948, une transformation majeure s’était opérée.

[42]  BSW Limited a commencé l’exploitation forestière sur la RI1 en 1948 et le Canada a renouvelé le permis de la compagnie chaque année, de 1948 à 1959. Le permis n’a pas été renouvelé en 1960 ni en 1961, mais il l’a été en 1962, et de 1967 à 1970. BSW Limited a continué à exploiter la RI1 jusqu’en 1970, que le permis ait été renouvelé ou non. Elle payait le loyer foncier annuel, les redevances et les frais de renouvellement, même pour les années au cours desquelles elle a exploité la réserve sans permis valide.

[43]  En 1963, BSW Limited avait récolté 11 000 000 des 11 800 000 pmp initialement visés par l’offre (RCD, onglet 166). Quand la récolte a pris fin, elle avait coupé environ 21 500 000 pmp (exposé conjoint des faits, par 51). En 1963, BSW Limited a demandé que son permis soit renouvellé et qu’on lui accorde un droit de passage. Après plusieurs années de correspondance, la compagnie a finalement accepté, en avril 1966, de doubler le taux de redevance, qui est passé de 1 $ à 2 $, et de terminer l’exploitation de la RI1 avant la fin de décembre 1970. Il semble que ni le Canada ni BSW Limited n’aient consulté la PNH à propos de leur nouvelle entente, mais quoi qu’il en soit, la bande n’a pas donné son approbation. En effet, la PNH avait entrepris des démarches en vue d’obtenir un avis juridique sur la validité même du permis (RCD, onglets 166 à 174).

[44]  En 1965, la PNH a retenu les services d’un avocat, Thomas Berger. Ce dernier a écrit un certain nombre de lettres au ministère et au ministre de l’époque pour se plaindre du montant payé par BSW Limited, de l’illégalité du permis de 21 ans renouvelable à son expiration et de la perte de revenus subie par la PNH. Finalement, l’honorable Jean Chrétien, ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, a répondu, dans une lettre datée du 22 octobre 1968, que le Canada ne pouvait pas demander à BSW Limited plus que ce à quoi elle était tenue en vertu des permis, mais que BSW Limited ne pouvait pas non plus demander au Canada de lui délivrer d’autres permis (RCD, onglet 186). Pourtant, le Canada a continué de renouveler le permis jusqu’en 1970.

VI.  Régime législatif

[45]  Il est essentiel de procéder à un examen du régime législatif et des règlements connexes pour comprendre les faits sur lesquels repose la présente revendication et les questions qu’elle soulève.

[46]  Il est acquis aux débats que l’article 6 de la Loi des Indiens, SRC 1927, ch 98, s’appliquait aux événements et aux questions au cœur de la revendication. Certains articles de la Loi des Indiens sont particulièrement importants.

[47]  L’article 34 limitait aux seuls « Indiens » le droit d’occuper et d’utiliser une réserve, sous réserve avec l’autorisation du surintendant général (du ministère des Affaires indiennes), et prévoyait que tout contrat passé par un Indien relativement à l’occupation ou à l’utilisation d’une partie d’une réserve était nul : 

34. Nul individu, ou Indien autre qu’un Indien de la bande ne peut, sans l’autorisation du surintendant général, résider ou chasser sur une terre ou sur un marais, ni l’occuper non plus qu’en faire usage, ni résider sur un chemin ou une réserve de chemin, ni l’occuper, dans les limites d’une réserve appartenant à cette bande ou occupée par elle.

2. Tous actes, baux, contrats, conventions ou titres quelconques passés ou consentis par un Indien, et paraissant permettre à des personnes ou à des Indiens autres que ceux de la bande, de résider ou de chasser dans la réserve, ou d’en occuper quelque portion ou d’en avoir usage, sont nuls et non avenus.

[48]  Nul ne conteste que la PNH et ses membres étaient des « Indiens » ayant le droit d’occuper et d’utiliser tout le territoire, y compris la RI1, soit la réserve qui fait l’objet de la présente revendication.

[49]  L’article 50 de la Loi des Indiens interdisait de façon générale à quiconque, sauf au surintendant général et pour un objet autorisé par la Loi des Indiens, de vendre, donner à bail ou autrement affermer une réserve et l’article 51 décrivait par ailleurs le processus officiel de cession ou de rétrocession par lequel la Première Nation pouvait autoriser le surintendant général à vendre, donner à bail ou autrement affermer une portion ou la totalité de ses terres de réserve à une fin autorisée :

50. Sauf dispositions contraires de la présente Partie, nulle réserve ou portion de réserve ne peut être vendue, aliénée ni affermée, avant d’avoir été cédée ou rétrocédée à la Couronne pour les objets de la présente Partie; mais le surintendant général peut donner à bail, au profit de quelque Indien, sur sa demande, la terre à laquelle celui-ci a droit, sans cession ni abandon, et il peut, sans qu’il y ait eu abandon, disposer de la manière la plus avantageuse possible pour les Indiens des graminées sauvages et du bois mort sur pied ou du chablis.

2. Le gouverneur en son conseil peut établir des règlements autorisant le surintendant général, sans qu’il y ait abandon, à donner à bail les droits de surface dans une réserve indienne, aux termes et conditions qui peuvent être jugés convenables dans l’intérêt des Indiens, seulement pour l’étendue qui peut être nécessaire à l’exploitation minière des métaux précieux par tout individu par ailleurs autorisé à extraire ces métaux, lesdits termes devant assurer à un occupant de terre une indemnité pour tout dommage qui peut y être causé, suivant que le surintendant général le décide.

51. Sauf dispositions contraires de la présente Partie, nulle cession ou rétrocession d’une réserve ou d’une partie d’une réserve à l’usage d’une bande, ou d’un Indien en particulier, n’est valide ni obligatoire, à moins que la cession ou rétrocession ne soit ratifiée par la majorité des hommes de la bande, qui ont vingt et un ans révolus, et ce à une assemblée ou à un conseil de la bande convoqué pour en délibérer conformément aux usages de la bande, et tenu en présence du surintendant général, ou d’un fonctionnaire régulièrement autorisé par le gouverneur en son conseil ou par le surintendant général à y assister.

2. Nul Indien ne peut voter ni assister à ce conseil, à moins de résider habituellement dans ou près de la réserve en question, ou d’y avoir un intérêt.

3. Le fait que la cession ou rétrocession a été consentie par la bande, à ce conseil ou à cette assemblée, doit être attesté sous serment par le surintendant général ou par le fonctionnaire qu’il a autorisé à assister à ce conseil ou à cette assemblée, et par l’un des chefs ou des anciens qui y a assisté et y a droit de vote, devant toute personne autorisée à faire prêter serment et ayant juridiction dans l’endroit où le serment est prêté. 

4. Après que ce consentement a été ainsi attesté, comme susdit, la cession ou rétrocession est soumise au gouverneur en son conseil, pour qu’il l’accepte ou la refuse.

[50]  Nul ne conteste que le processus législatif de cession était légal en l’espèce.

[51]  Les articles 34, 50 et 51 portent sur l’utilisation et l’aliénation d’une « réserve », un terme qui est important en l’espèce et qui est défini à l’alinéa 2h) de la Loi des Indiens :

h)  “réserve” signifie toute étendue de terre mise à part, par traité ou autrement, pour l’usage ou le profit d’une bande particulière d’Indiens ou concédée à cette bande, et dont le titre légal est attribué à la Couronne, et qui fait encore partie de la réserve et n’a pas été rétrocédée à la Couronne, et comprend les arbres, le bois, la terre, la pierre, les minéraux, les métaux et autres choses de valeur qui se trouvent à la surface ou à l’intérieur du sol; [je souligne]

[52]  Il est aussi question, à l’alinéa 2l) de la Loi des Indiens, de « terres indiennes ou de terres des Indiens », définies comme une « réserve » ou une partie de « réserve » qui a été cédée (c.-à-d. conformément au processus prescrit par l’article 51 ci-dessus) à la Couronne :

l)  “terres indiennes”, “terres des Indiens” signifie toute réserve ou partie de réserve qui a été cédée à la Couronne;

[53]  Compte tenu de ce régime législatif, une Première Nation qui voulait vendre le bois provenant de sa réserve devait céder le bois à la Couronne conformément au processus décrit ci-dessus. La cession ne pouvait avoir lieu qu’après l’adoption d’une RCB officielle, dûment appuyée par les membres de la PNH ayant droit de vote. Par suite de la cession, le Canada devait prendre les mesures pour que le peuplement désigné (par exemple) soit vendu et récolté dans le meilleur intérêt de la Première Nation. L’acceptation de la cession par le Canada devait être suivie par l’adoption d’un décret par lequel le gouverneur en conseil acceptait la cession aux conditions y prévues et ordonnait la vente. En l’espèce, nul ne conteste l’exactitude et la validité de la RCB, ou du décret en conseil pris en conséquence. Ainsi, lorsque le bois d’une réserve faisait l’objet d’une vente et avait été dûment cédé, il relevait de la définition de « terres indiennes » (voir paragraphe 52 ci-dessus).

[54]  L’article 76 de la Loi des Indiens établissait un système de permis visant à mettre en œuvre et à gérer la vente du bois cédé. En vertu de ce système, le ministère délivrait un permis à la société d’exploitation forestière dont l’offre avait été retenue. Aux termes de la Loi des Indiens, le permis devait indiquer la zone de récolte, les espèces d’arbres pouvant être abattus et toutes les conditions et restrictions que devait respecter la société — sous réserve des règlements en vigueur à l’époque. Le permis conférait à son titulaire des droits de propriété afin qu’il puisse couper le bois dans la zone visée, de même qu’un droit d’utiliser les terres, et d’y accéder, afin de récolter le bois. Il conférait également au titulaire certains droits de recours qui auraient autrement posé problème puisque le bois se trouvait sur des terres de réserve.

76. Le surintendant général, ou un fonctionnaire ou agent autorisé par lui à cet effet, peut accorder des permis de coupe de bois sur des terres des Indiens non concédées, ou dans des réserves, aux prix et conditions, avec les restrictions et conformément aux règlements qu’établit de temps à autre le gouverneur en son conseil; et ces conditions, restrictions et règlements sont adaptés à la localité où sont situées ces réserves ou terres.

78. Chaque permis doit contenir une désignation des terres sur lesquelles la coupe peut se faire, ainsi que des espèces d’arbres qui peuvent être abattus, et conférer pendant sa durée au titulaire le droit de prendre et de garder possession des terres ainsi désignées, sous réserve des règlements établis.

2. Tout permis saisit le titulaire de tous droits de propriété sur les arbres des espèces désignées qui sont abattus dans les limites énoncées au permis, pendant la durée qui y est fixée, que ces arbres soient abattus par l’autorisation du titulaire de ce permis ou par quelque autre personne, avec ou sans son consentement. 

3. Le permis donne droit au titulaire de saisir, par voie de saisie-revendication ou autrement, ces arbres et les billes, le bois de construction ou les autres produits de ces arbres, s’ils sont trouvés en la possession d’une personne non autorisée, et aussi intenter une action ou poursuite contre tout injuste possesseur ou contre un violateur de ses droits de propriété, ainsi que de faire punir tout violateur de ses droits de propriété et autre contrevenant, et de recouvrer des dommages-intérêts, s’il a souffert des dommages. 

4. Toute procédure pendante à l’expiration d’un permis peut être poursuivie et menée à terme, comme si la durée du permis n’était pas expirée.

[55]  Les articles 79 à 89 de la Loi des Indiens imposaient aux titulaires de permis des exigences en matière de présentation de rapports quant au bois récolté en vertu du permis et prévoyaient des conséquences en cas de défaut de se conformer auxdites exigences. Ces articles ne sont pas en cause dans la présente revendication.

[56]  L’article 77 de la Loi des Indiens est au cœur de la revendication, car c’est sur le fondement de cette disposition que l’intimée a admis avoir manqué à son obligation fiduciaire envers la revendicatrice. L’article 77 limitait la durée du permis à douze mois :

77. Nul permis n’est ainsi accordé pour une période de plus de douze mois à compter de la date qu’il porte; et si, par suite de quelque inexactitude d’arpentage, ou de quelque autre erreur, ou par toute autre cause que ce soit, un permis se trouve embrasser des terres déjà comprises dans un permis […], le permis accordé est nul et de nul effet en ce qui concerne cette terre; et le possesseur ou propriétaire du permis ainsi devenu nul et de nul effet n’a aucun recours contre la Couronne pour obtenir une indemnité ou compensation en raison de cette nullité. 

Les versions subséquentes de la Loi des Indiens comportaient un article identique, de sorte que cette disposition s’est appliquée à tout le bois coupé jusqu’à ce que le permis cesse d’être renouvelé, en 1970. 

[57]  Le Règlement, pris en application de la Loi des Indiens, perfectionnait le régime législatif établi en y apportant des précisions et une certaine orientation, et en conférant à la Couronne un pouvoir de surveillance en ce qui concerne la récolte du bois sur les terres de réserve. L’article premier du Règlement confirmait que le bois provenant des réserves indiennes ne pouvait pas être aliéné avant d’avoir été cédé par la Première Nation en vertu de la Loi des Indiens. Aux termes de l’article 2, le bois cédé à des fins de vente devait faire l’objet d’un inventaire et d’une évaluation préalables :

[traduction]

2. Le bois visé par la cession doit faire l’objet d’un inventaire et d’une évaluation et les limites du territoire visé sont établies de la manière indiquée par le surintendant général des Affaires des Sauvages [après 1936, « le ministre des Mines et des Ressources »], et l’inventaire et l’évaluation doivent être déposés auprès du ministère des Affaires des Sauvages [après 1936, « la Division des affaires indiennes du ministère des Mines et des Ressources »].

[58]  L’article 3 du Règlement expliquait comment le bois évalué devait être mis en vente par appel d’offres public. L’appel d’offres devait indiquer la quantité estimée de bois à vendre sur les terres de réserve décrites, mais il ne contenait aucune garantie explicite que cette quantité serait obtenue :

[traduction]

3. Le bois situé à l’intérieur des limites établies et ayant fait l’objet d’un inventaire est mis en vente par appel d’offres public, et l’annonce relative à cet appel d’offres doit préciser la quantité approximative de bois se trouvant sur le territoire visé sans toutefois garantir, de quelque façon que ce soit, que cette quantité de bois sera produite si des travaux convenables sont faits sur la limite. L’appel d’offres doit aussi préciser le délai accordé pour couper et enlever tout le bois marchand. […]

[59]  L’article 4 du Règlement prévoyait que le permis devait être établi en la forme alors précisée en annexe du Règlement. Dans cet article, il était question d’une [traduction] « offre d’achat d’un permis […] de couper et d’enlever du bois » et chaque offre devait prévoir le paiement d’un loyer annuel, du permis et des redevances pour chaque pièce de bois coupé, selon la catégorie ou l’espèce, et d’un « prix de départ » (soit à titre de paiement forfaitaire ou de droits de coupe). L’article 5 du Règlement exigeait qu’un chèque soit joint à chaque offre ou soumission :

[traduction]

4. Chaque offre d’achat d’un permis, lequel doit être établi en la forme prescrite par l’article 18 ci-après, de couper et d’enlever du bois sur une réserve indienne en vertu du présent règlement, doit inclure une clause par laquelle l’offrant ou le soumissionnaire offre de payer au ministère des Affaires des Sauvages [après 1936, « la Division des affaires indiennes du ministère des Mines et des Ressources »] :

 

a)  des frais de location annuels au taux de vingt cents (20 ¢) par acre.

b)  des droits de permis de cinquante dollars (50 $).

c)  les redevances établies à l’égard de chaque catégorie ou espèce de bois au taux indiqué à l’article 6 ci-après.

d)   un prix de départ fixé par le ministère pour la vente en question, payable sous forme de paiement forfaitaire avant la délivrance du permis, ou de droits de coupe par mille pieds-planche, par corde de bois ou par pied-courant, selon le cas.

e)  un montant additionnel, en plus du prix de départ, selon ce que le soumissionnaire est prêt à payer. [je souligne]

5. Un chèque tiré sur une banque à charte canadienne doit être joint à chaque offre et doit couvrir ce qui suit :

a)  les frais de location pour un an.

b)  les droits de permis.

c)  un dépôt équivalant à dix pour cent (10 %) des droits de coupe et des redevances applicables sur la quantité totale estimée de bois à l’intérieur des limites établies.

Ce chèque sera, selon le cas :

1.  Retourné immédiatement si la soumission n’est pas acceptée.

2.  Détenu en fiducie et retourné à la fin des travaux, s’ils sont jugés satisfaisants.

3.  Confisqué au profit du ministère si le surintendant général des Affaires des Sauvages [après 1936, « le ministre des Mines et des Ressources »] juge que les travaux ne sont pas satisfaisants.

[60]  En accord avec le délai de douze mois prévu à l’article 77 de la Loi sur les Indiens (voir paragraphe 56 ci-dessus), l’article 11 du Règlement prévoyait les dates d’entrée en vigueur et d’expiration du permis :

[traduction]

11. Tout permis de coupe de bois expire le 30e jour d’avril qui suit la date qu’il porte, et toute demande de renouvellement doit être présentée avant le 1er jour de juillet suivant l’expiration du permis précédent, à défaut de quoi le surintendant général des Affaires des Sauvages [après 1936, « le ministre »] peut, à sa discrétion, confisquer le territoire visé.

[61]  L’article 13 du Règlement conférait au ministère davantage de pouvoir à l’égard du titulaire de permis et du processus de récolte en interdisant que le permis soit renouvellé à moins que des « travaux convenables » aient été faits sur le territoire visé pendant la durée du permis ou que le titulaire ne fournisse une raison suffisante pour justifier son défaut de procéder à ces travaux :

[traduction]

13. Il ne sera pas accordé de renouvellement de permis, à moins que les travaux convenables n’aient été faits sur la limite pendant la saison précédente, ou que des raisons suffisantes ne soient données à la satisfaction du surintendant général des Affaires des Sauvages [après 1936, « le ministre »], pourquoi les travaux n’ont pas été faits sur la limite, et à moins que la rente foncière et toute somme due sur les travaux de la saison précédente n’aient d’abord été payées.

[62]  Dans certaines circonstances, le ministère pouvait annuler un affermage ou une vente. La question se pose en l’espèce, à savoir si le ministère pouvait, ou aurait dû, annuler la vente. Le paragraphe 64(1) de la Loi disposait : 

Si le surintendant général s’est assuré qu’un acquéreur ou affermataire de terres indiennes, ou qu’un individu revendiquant du chef de ce dernier ou par son fait, s’est rendu coupable de fraude ou de supercherie, ou a enfreint quelqu’une des conditions de la vente ou de l’affermage, ou si quelque vente a été faite ou si quelque affermage a été accordé par méprise ou par erreur, il peut annuler cette vente ou cet affermage et reprendre possession de la terre y mentionnée, ou en disposer comme si cette vente ou cet affermage n’eût jamais eu lieu. [je souligne]

Les paragraphes 64(2), (3) et (4) décrivaient le processus d’annulation et prévoyaient un délai d’un an pour intenter une action contre la Couronne par suite d’une telle annulation.

VII.  discussion et analyse : Les obligations fiduciaires

A.  Les règles de droit régissant les obligations fiduciaires

1.  Les principes généraux de l’obligation fiduciaire

[63]  Dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245 [Wewaykum], au par 85, le juge Binnie a défini l’essence de l’obligation fiduciaire que peut avoir la Couronne envers les Canadiens autochtones :

« […] pour que naissent de tels rapports [fidudiciaires], il faut qu’il existe un droit indien identifiable et que la Couronne exerce, à l’égard de ce droit, des pouvoirs discrétionnaires d’une manière entraînant une responsabilité “de la nature d’une obligation de droit privé” […] »

Ces éléments existent en l’espèce. La Couronne a admis qu’elle avait une obligation fiduciaire relativement au déroulement et à la gestion de la vente du bois marchand provenant de la RI1. Ce point n’est donc pas en litige en l’espèce.

[64]  Le juge Binnie a également conclu que, lorsque la Couronne a le devoir de préserver et de protéger les terres de réserve contre l’exploitation par des tiers, ou par la Couronne elle-même :

1. Le contenu de l’obligation de fiduciaire de la Couronne envers les peuples autochtones varie selon la nature et l’importance des intérêts à protéger. Cette obligation ne constitue pas une garantie légale.

2. Avant de créer une réserve, la Couronne accomplit une fonction de droit public prévue par la Loi sur les Indiens, laquelle fonction est assujettie au pouvoir de supervision des tribunaux compétents pour connaître des recours de droit public. Des rapports fiduciaires peuvent également naître à cette étape, mais l’obligation de la Couronne à cet égard se limite aux devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et d’exercice de la prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones de l’obligation. 

3. Après la création de la réserve, la portée de l’obligation de fiduciaire de la Couronne s’élargit et vise la préservation de l’intérêt quasi propriétal de la bande dans la réserve et la protection de la bande contre l’exploitation à cet égard. [par 86; voir aussi par 98 à 104]

[65]  Dans l’arrêt Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335, 13 DLR (4th) 321 [Guerin], à la p 355, la juge Wilson a décrit les éléments essentiels de l’obligation fiduciaire et a conclu qu’une telle obligation avait pris naissance lorsque la Couronne a accepté la cession et ses conditions : 

La création d’une fiducie ne relève pas de la magie. Il y a fiducie, si je comprends bien, chaque fois qu’une personne est obligée, en equity, de détenir un bien dont elle assume la garde au profit de tiers (les bénéficiaires) de façon que les avantages tirés du bien échoient non pas au fiduciaire, mais aux bénéficiaires. À mon avis, dans les circonstances de l’espèce telles que constatées par le savant juge de première instance, Sa Majesté était tenue, en equity, dès la cession de détenir en fiducie les terres cédées aux fins du bail que les membres de la bande avaient approuvé comme étant à leur avantage. Sa Majesté n’avait plus le loisir de décider qu’un bail à d’autres conditions ferait l’affaire. Elle avait les mains liées.

[66]  Le juge Dickson a décrit l’obligation dans les passages suivants, souvent cités, de l’arrêt Guerin, aux p 376 et 385 :

À mon avis, la nature du titre des Indiens et les modalités prévues par la Loi relativement à l’aliénation de leurs terres imposent à Sa Majesté une obligation d’equity, exécutoire en justice, d’utiliser ces terres au profit des Indiens. Cette obligation ne constitue pas une fiducie au sens du droit privé. Il s’agit plutôt d’une obligation de fiduciaire. Si, toutefois, Sa Majesté manque à cette obligation de fiduciaire, elle assumera envers les Indiens exactement la même responsabilité qu’aurait imposée une telle fiducie. 

[…] 

Il nous faut remarquer que, de façon générale, il n’existe d’obligations de fiduciaire que dans le cas d’obligations prenant naissance dans un contexte de droit privé. Les obligations de droit public dont l’acquittement nécessite l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire ne créent normalement aucun rapport fiduciaire. Comme il se dégage d’ailleurs des décisions portant sur les « fiducies politiques », on ne prête pas généralement à Sa Majesté la qualité de fiduciaire lorsque celle-ci exerce ses fonctions législatives ou administratives. Cependant, ce n’est pas parce que c’est à Sa Majesté qu’incombe l’obligation d’agir pour le compte des Indiens que cette obligation échappe à la portée du principe fiduciaire. Comme nous l’avons indiqué plus haut, le droit des Indiens sur leurs terres a une existence juridique indépendante. Il ne doit son existence ni au pouvoir législatif ni au pouvoir exécutif. L’obligation qu’a Sa Majesté envers les Indiens en ce qui concerne ce droit n’est donc pas une obligation de droit public. Bien qu’il ne s’agisse pas non plus d’une obligation de droit privé au sens strict, elle tient néanmoins de la nature d’une obligation de droit privé. En conséquence, on peut à bon droit, dans le contexte de ce rapport sui generis, considérer Sa Majesté comme un fiduciaire.

Le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Indiens confère à Sa Majesté un large pouvoir discrétionnaire relativement aux terres cédées. En la présente espèce, l’acte de cession, reproduit en partie précédemment, par lequel la bande Musqueam a cédé les terres en cause, confirme l’existence de ce pouvoir discrétionnaire dans la clause qui prévoit la cession des terres à Sa Majesté [traduction] « en fiducie, pour location … aux conditions, que le gouvernement du Canada jugera les plus favorables à notre bien-être et à celui de notre peuple. » Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, une bande indienne cède son droit à Sa Majesté, cela fait naître une obligation de fiduciaire qui impose des limites à la manière dont Sa Majesté peut exercer son pouvoir discrétionnaire en utilisant les terres pour le compte des Indiens. 

[67]  En l’espèce, une réserve avait été attribuée et le bois qui s’y trouvait avait été officiellement cédé, à des conditions acceptées par la Couronne. Par conséquent, il y avait un « droit indien identifiable » et la Couronne détenait un bien dont elle assumait le plein contrôle au profit de la revendicatrice. Tous les éléments d’une obligation d’equity sui generis étaient présents, de sorte que la Couronne était tenue à une obligation fiduciaire dans le cadre de la vente du bois en question. La Couronne a admis qu’elle avait une telle obligation envers la PNH, bien qu’elle l’ait fait pour une raison précise dont il sera question plus loin.

[68]  Il convient également de souligner que l’acte de cession, accepté par le Canada dans la présente revendication, était expressément rédigé sous la forme d’une fiducie, le Canada étant le fiduciaire et la PNH, la bénéficiaire (voir le paragraphe 20 ci-dessus).

[69]  Dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, [1996] 2 CNLR 25 [Bande indienne de la rivière Blueberry], aux par 12 et 13, la Cour suprême du Canada a cité l’arrêt Guerin et s’est fondé sur celui-ci pour affirmer que les rapports qui sont créés lorsque des ressources sont cédées sont « semblables à ceux créés par une fiducie » et qu’il est, « à défaut d’un meilleur qualitatif, […] approprié d’appeler [ces cessions] des fiducies visant des terres indiennes ». Comme en l’espèce, la cession réalisée dans Bande indienne de la rivière Blueberry avait été exposée comme une fiducie, ce qui, selon la Cour suprême du Canada, a poussé le Canada à assumer l’obligation qui incombe au fiduciaire, soit celle d’agir avec diligence raisonnable dans le meilleur intérêt de la Première Nation [par 16, 115].

[70]  La juge McLachlin a décrit l’obligation fiduciaire de la façon suivante : 

Voilà à quoi se résume la question. En tant que fiduciaire, la Couronne avait l’obligation d’agir avec le soin et la diligence « qu’un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires » […] [Bande indienne de la rivière Blueberry, par 104]

[71]  Dans la décision Première Nation de Lac Seul c Canada, 2009 CF 481, 348 FTR 258 (CAF) [Lac Seul], au par 24, le juge O’Keefe a aussi décrit la nature de l’obligation fiduciaire : 

Dans ses observations écrites, la demanderesse a affirmé ce qui suit, au paragraphe 18 :

[traduction] Par conséquent, selon l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry, lorsque des terres de réserve sont cédées en fiducie à des fins privées, à titre de fiduciale, la Couronne doit : 

a. garder à l’esprit son rôle de fiduciaire et agir uniquement dans l’intérêt du bénéficiaire; 

b. exercer tous droits et pouvoirs élargis pour le compte du bénéficiaire;

c. faire preuve d’une loyauté absolue envers le bénéficiaire;

d. intervenir entre le bénéficiaire et des tiers qui souhaitent conclure des accords abusifs;

e. agir « avec le soin et la diligence qu’un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires »; 

f. corriger une erreur dans l’intérêt du bénéficiaire.

Après avoir examiné l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry, précité, je modifierais légèrement les points a et c de manière à ce qu’ils se lisent comme suit :

[traduction]

  a. garder à l’esprit son rôle de fiduciaire et agir dans l’intérêt du bénéficiaire;

c. exercer le pouvoir avec loyauté et diligence;

  Pour le reste, je souscris à l’énoncé de la demanderesse.

[72]  La juge McLachlin a aussi conclu dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry que le ministère des Affaires indiennes avait l’obligation fiduciaire d’agir avec diligence raisonnable, au mieux des intérêts de la bande, à l’égard des terres de réserve qui ont été cédées par erreur. Il devait notamment corriger le transfert des terres ou de la valeur des ressources sur les terres visées au moment où l’erreur a été découverte [par 116]. Le juge Gonthier a souscrit à cet argument au nom de la majorité. Il a fait observer que, dans cette affaire, il aurait suffi de peu pour découvrir l’erreur et qu’une personne raisonnable, placée dans la situation du ministère, se serait vite aperçue qu’une erreur avait été commise et aurait exercé le pouvoir que lui conférait l’article 64 pour la corriger. Le fait que le ministère n’ait rien fait, après avoir découvert l’erreur, constituait un manquement évident à son obligation fiduciaire d’agir dans l’intérêt de la bande dans le cadre de la cession [Bande indienne de la rivière Blueberry, par 21 et 22]. L’obligation fiduciaire de la Couronne de corriger les erreurs et d’exercer ses pouvoirs à cette fin a aussi été reconnue dans les décisions Bande indienne de Lower Kootenay c Canada (1991), [1992] 2 CNLR 54, 42 FTR 241 (CF 1re inst.) [Lower Kootenay] et Bande indienne de Semiahmoo c Canada (1997), [1998] 1 CF 3, [1998] 1 CNLR 250 (CAF) [Semiahmoo].

B.  L’obligation de consulter

[73]  L’obligation fiduciaire du Canada comprend également l’obligation de consulter la Première Nation relativement à l’opération qui est effectuée en son nom. Le fiduciaire a envers son bénéficiaire une obligation de loyauté absolue. Dans l’arrêt Guerin, la Première Nation avait cédé des terres de réserve afin qu’elles soient louées à un club de golf. Sa Majesté avait ensuite loué les terres à des conditions différentes et beaucoup moins favorables que celles qui avaient été exposées à la Première Nation et auxquelles cette dernière avait cédé ses terres. Sa Majesté n’avait pas informé la bande des nouvelles conditions avant de les accepter. S’exprimant au nom de la majorité de la Cour suprême du Canada, le juge Dickson a conclu ce qui suit : 

[…] Lorsqu’il s’est révélé impossible d’obtenir le bail promis, Sa Majesté, au lieu de procéder à la location des terres à des conditions différentes et défavorables, aurait dû retourner devant la bande pour lui expliquer ce qui s’était passé et demander son avis sur ce qu’il lui fallait faire. L’existence de cette conduite peu scrupuleuse est primordiale pour qu’on puisse conclure que Sa Majesté a manqué à son obligation de fiduciaire. L’equity ne sanctionnera pas une conduite peu scrupuleuse de la part d’un fiduciaire qui doit faire preuve d’une loyauté absolue envers son commettant.

[...] 

En signant, sans consultation, un bail beaucoup moins avantageux que celui promis, Sa Majesté a manqué à son obligation de fiduciaire envers la bande. Elle doit donc réparer la perte subie par suite de ce manquement. [p 388 et 389]

[74]  Dans l’affaire Première Nation de Fairford c Canada (Procureur général) (1998), [1999] 2 CF 48, [1999] 2 CNLR 60 (CF 1re inst.) [Fairford], aux par 198 et 199, le juge Rothstein a examiné l’obligation fiduciaire de la Couronne en général, et tout particulièrement l’obligation de consulter, citant le juge en chef Lamer dans l’arrêt Delgamuukw c Colombie-Britannique, [1997] 3 RCS 1010, 153 DLR (4th) 193 :

 […] Cet aspect du titre aborigène indique qu’il est possible de respecter les rapports de fiduciaire entre la Couronne et les peuples autochtones en faisant participer les peuples autochtones à la prise des décisions concernant leurs terres. Il y a toujours une obligation de consulter. La question de savoir si un groupe autochtone a été consulté est pertinente pour décider si l’atteinte au titre aborigène est justifiée, au même titre que le fait pour la Couronne de ne pas consulter un groupe autochtone au sujet des conditions auxquelles des terres d’une réserve sont cédées à bail peut constituer un manquement à l’obligation de fiduciaire de celle-ci en common law : Guerin.

[...]

La nature et l’étendue de l’obligation de consultation dépendront des circonstances. Occasionnellement, lorsque le manquement est moins grave ou relativement mineur, il ne s’agira de rien de plus que la simple obligation de discuter des décisions importantes qui seront prises au sujet des terres détenues en vertu d’un titre aborigène. Évidemment, même dans les rares cas où la norme minimale acceptable est la consultation, celle-ci doit être menée de bonne foi, dans l’intention de tenir compte réellement des préoccupations des peuples autochtones dont les terres sont en jeu. Dans la plupart des cas, l’obligation exigera beaucoup plus qu’une simple consultation. Certaines situations pourraient même exiger l’obtention du consentement d’une nation autochtone, particulièrement lorsque des provinces prennent des règlements de chasse et de pêche visant des territoires autochtones. [je souligne]  

[75]  Le juge Rothstein a confirmé que l’obligation de consultation de la Couronne fait partie de l’obligation fiduciaire qu’elle a envers une Première Nation. Dans l’affaire Fairford, la province du Manitoba avait entrepris des travaux pour contrôler les inondations causées par la rivière Fairford. Cependant, ce faisant, elle a causé de plus grosses inondations dans la réserve adjacente. La province a reconnu sa responsabilité à cet égard et a conclu un accord tripartite avec la Première Nation et le Canada par lequel elle convenait d’échanger des terres de réserve situées dans la plaine inondable contre des terres non inondables. Le Canada a refusé de ratifier l’accord, ayant vite relevé certains problèmes dans la proposition et estimant que l’opération était déraisonnable pour la Première Nation. Cependant, le Canada n’a pris aucune mesure pendant six ou sept ans parce qu’il ne savait pas comment procéder ni comment corriger la situation. Pendant tout ce temps, il n’a pas avisé la Première Nation de ses préoccupations et ne l’a pas non plus consultée sur les raisons pour lesquelles l’accord était déraisonnable ni sur la façon dont l’erreur pouvait être corrigée.

[76]  En 1960, dans le cadre du programme global de prévention des crues, la Première Nation avait cédé 11 acres de terres à des fins de construction routière, mais le Canada n’avait transféré les terres et perçu l’indemnité y afférente qu’en 1971. Le juge Rothstein a conclu que le Canada avait, envers la Première Nation, l’obligation fiduciaire qu’a habituellement le fiduciaire dans les cas de cessions : 

[…] Je conclus que, pendant cette période, le Canada a violé l’obligation fiduciaire q’il avait envers la bande de Fairford en omettant de remédier d’une façon compétente aux lacunes de l’accord d’indemnisation en temps opportun et en omettant, une fois que les lacunes auraient dû être découvertes, de consulter la bande en vue de déterminer les mesures à prendre. [Fairford, par 230]

[77]  Le juge Rothstein a aussi conclu, dans Fairford, que le retard du Canada à agir ne pouvait être justifié même s’il pouvait avoir protégé la Première Nation contre un accord défavorable auquel elle était prête à consentir. Le retard n’a rien à avoir avec le caractère déraisonnable de l’accord; il était plutôt attribuable à la confusion du Canada au sujet de la procédure à suivre. En raison de son obligation fiduciaire, le Canada était tenu de déterminer, en temps opportun, ce qui était déraisonnable et d’aviser la Première Nation en conséquence : 

Il s’agit donc de savoir si, en ne ratifiant pas une opération déraisonnable à laquelle la bande était prête à consentir, le Canada est protégé contre toute conclusion selon laquelle il a violé son obligation fiduciaire en tardant à agir. Je ne le crois pas. Les faits montrent que la confusion régnait parmi les responsables, en ce qui concerne la question de savoir ce que le Canada devait faire. Les lettres du Canada au Manitoba étaient ambiguës et montraient qu’il y avait confusion.

[...]

Le Canada aurait peut-être violé une obligation fiduciaire s’il avait ratifié une opération déraisonnable. Toutefois, il n’est pas libéré de cette obligation du simple fait qu’il a tardé à ratifier l’opération, et ce, parce que le retard n’a rien à voir avec le caractère déraisonnable de l’opération. Le Canada semble avoir été prêt à consentir à l’accord. Le retard était attribuable à la confusion qui régnait au sujet de la procédure à suivre.

L’obligation d’un fiduciaire est liée au pouvoir discrétionnaire qui doit être exercé. Cela doit comprendre l’évaluation du bien-fondé de l’accord du point de vue de la bande indienne. Le Canada était tenu de déterminer, en temps opportun, ce qui était déraisonnable, le cas échéant, dans l’accord d’indemnisation et d’informer la bande de Fairford de la chose. [par 224, 226 et 227]

[78]  Dans cette affaire, le juge Rothstein a également conclu que ce qui aurait pu se passer et ce que la province aurait pu accepter si le Canada avait agi en temps opportun ne libéraient le Canada de sa responsabilité pour le manquement qui s’est réellement produit. Autrement dit, il ne servait à rien de se demander, rétrospectivement, ce qui aurait pu arriver au moment d’examiner le manquement qui s’était réellement produit :

Bien sûr, si le Canada avait agi en temps opportun, le Manitoba n’aurait peut-être pas consenti à une opération qui n’était pas déraisonnable pour la bande. Toutefois, cela n’absout pas le Canada de sa responsabilité. Dans l’arrêt Guerin, précité, le juge Dickson dit ceci, à la page 388 :

Lorsqu’il s’est révélé impossible d’obtenir le bail promis, Sa Majesté, au lieu de procéder à la location des terres à des conditions différentes et défavorables, aurait dû retourner devant la bande pour lui expliquer ce qui s’était passé et demander son avis sur ce qu’il lui fallait faire.

Telle était l’obligation du Canada en l’espèce. Le Canada aurait dû décider en temps opportun que l’accord d’indemnisation n’était pas acceptable; il aurait dû expliquer ses raisons à la bande et lui demander des instructions au sujet de ce qu’il fallait faire. En omettant de le faire, le Canada a violé l’obligation fiduciaire qu’il avait envers la bande.

[...] 

Rien ne montre dans la documentation dont je dispose qu’une consultation antérieure aurait influé sur le cours des négociations avec le Manitoba. Toutefois, l’obligation de consulter ne dépend pas d’une évaluation rétrospective de la question de savoir s’il était utile de consulter la bande. Lorsque le Canada traitait unilatéralement avec le Manitoba, il était tenu de consulter la bande et l’omission de la consulter pendant cette période constituait une violation d’une obligation fiduciaire de la part du Canada. [je souligne; par 228, 285]

C.  Les positions des parties

[79]  L’intimée a admis avoir manqué à son obligation fiduciaire envers la PNH en 1942, manquement qui, selon elle, découlait d’un défaut de se conformer aux exigences législatives, et de consulter la revendicatrice avant d’accepter la « condition spéciale » de l’entente conclue avec BSW Limited (observations écrites préalables à l’audience de l’intimée, par 3 et 7). À cause de cette admission, l’intimée a fait remarquer qu’il serait peut-être inutile de s’attarder sur la question. Cependant, ce n’est pas inutile, en ce sens qu’il est essentiel de déterminer à quel moment le manquement s’est produit pour savoir : a) si la PNH a subi une perte; et, b) le montant de la perte, le cas échéant. Ces questions se trouvent au cœur même du litige.

[80]  La nature de l’obligation fiduciaire du Canada et le contexte factuel qui sous-tend l’affaire sont des éléments importants à considérer pour déterminer à quel moment le manquement s’est produit, ce qui est essentiel pour établir le montant de base de l’indemnité à verser, le cas échéant. La revendicatrice a affirmé que le manquement du Canada avait une portée plus large que ce qui avait été admis, et les parties ne s’entendaient pas sur le manquement qui pourrait ouvrir droit à indemnisation.  

[81]  L’intimée a souligné que, même si la Loi des Indiens interdisait de délivrer un permis pour une période de plus de douze mois, elle permettait expressément le renouvellement des permis. En fait, la plupart des ventes de bois s’étalaient sur plusieurs années de récoltes. Il était physiquement impossible de récolter, en une année, une quantité de bois suffisante sur le plan commercial; le renouvellement du permis était un mal nécessaire. La pratique habituelle consistait à récolter le bois sur une période de cinq ou six ans, selon un plan de coupe. Ainsi, l’article 13 du Règlement prévoyait que le permis pouvait être renouvelé si des travaux convenables avaient été effectués sur le territoire visé pendant la saison pour laquelle le permis avait été renouvelé ou qu’une déclaration sous serment le confirmait ou justifiait pourquoi les travaux n’avaient pas été faits (comme il en est fait mention au paragraphe 61 ci-dessus).

[82]  Dans les circonstances de l’espèce, le Canada a admis que [traduction] « l’effet conjugué de la vente et du paiement du bois, à l’avance, et des termes et de la longueur de la “condition spéciale” avait créé une situation où les renouvellements étaient pratiquement une formalité, dans la mesure où le titulaire se conformait aux règlements en vigueur; par conséquent, le permis couvrait, de facto, une période de plus de douze mois et allait à l’encontre des dispositions de la loi » (conclusions écrites finales de l’intimée, par 3).

VIII.  Conclusions

A.  Le manquement du Canada à son obligation fiduciaire en l’espèce

1.  La condition spéciale

[83]  Dans ses observations écrites, le Canada a fait remarquer que ses représentants s’étaient montrés soucieux des divers aspects de la vente du bois au cours du processus qui s’est échelonné sur plusieurs années avant de finalement mener à un accord avec BSW Limited. J’ai décrit le processus de vente de façon très détaillée pour démontrer, en partie, la complexité de la situation et pour souligner que le Canada a effectivement montré qu’il se préoccupait des intérêts de la PNH. De plus, on peut lire à plusieurs reprises dans la correspondance interne du ministère que ce dernier insistait sur la nécessité d’obtenir un prix juste. Il ne fait aucun doute que le Canada était conscient de son obligation fiduciaire, qu’il s’en souciait et qu’il avait pour objectif de faire tout en son pouvoir pour la PNH alors que les circonstances du marché étaient inhabituelles et difficiles. Il a tout de même manqué à son obligation.  

[84]  Pour une raison quelconque, le Canada a accordé beaucoup d’importance à la vente au comptant et au renouvellement du permis à long terme proposés par BSW Limited. Il était alors convaincu que la PNH souhaitait obtenir un montant forfaitaire en raison des conditions économiques défavorables. Le paiement forfaitaire faisait partie des conditions de la RCB initiale adoptée en 1928, qui n’avait pas été suivie par une cession ou par une vente parce que le ministère n’avait pas accepté les conditions proposées par la bande. Cependant, nulle part dans la RCB de 1937 ou dans l’acte de cession de 1938 il n’est question d’un paiement forfaitaire ou d’une demande en ce sens de la PNH. Bien que le besoin de liquidités de la PNH ait pu attirer l’attention du Canada sur sa situation, il semble que cette attention ait été injustifiée puisque rien ne laisse croire qu’un représentant du ministère ait posé des questions à ce sujet ou ait discuté de la question avec la bande après 1928, ce qui, sans aucun doute, constituait en soi un manquement à l’obligation fiduciaire du Canada de consulter la PNH relativement à la vente et à la gestion du bois. La condition relative au paiement forfaitaire a pesé lourd dans la balance alors que le ministère s’est longtemps demandé comment il allait vendre le bois marchand provenant de la RI1. Le ministère a minutieusement soupesé les différentes options qui s’offraient à lui, et en a abondamment discuté à l’interne, mais il n’a soumis aucune d’elles à la PNH.

[85]  Il y a peu de doute que BSW Limited a bien vendu son plan. La compagnie s’est montrée persévérante et a exposé en détail sa vision de la durabilité. Elle est aussi la seule entreprise à avoir présenté une offre ferme, bien que le manque d’intérêt et les conditions incertaines du marché n’aient pas empêché le ministère de reporter la vente en 1938. Pour une raison quelconque, en 1942, le Canada semblait avoir le plan de BSW Limited à cœur. Or, le Canada aurait dû porter davantage attention quand il a appris, en 1948, qu’aucun arbre n’avait été coupé et que la PNH avait demandé l’annulation du permis et de la vente. Il aurait dû mener des consultations véritables auprès de la bande afin de comprendre la nature et la légimité de ses préoccupations et afin de pouvoir y répondre. Ce n’était pas simplement une demande présentée par quelques membres mécontents de la bande, mais une demande écrite officielle, signée par le chef et une majorité d’électeurs. La PNH contestait ouvertement le fait que le ministère n’agissait pas de la manière [traduction] « la plus favorable » à son bien-être, conformément aux termes de la cession, et d’une manière conforme à son obligation fiduciaire d’agir dans son intérêt.

[86]  Quand la PNH a affirmé que, depuis 1942, les prix avaient augmenté de façon importante et que cela aurait des incidences négatives sur ses intérêts actuels et futurs, et qu’elle a ensuite donné des conseils juridiques au Canada, les représentants du ministère, de la Colombie-Britannique jusqu’à Ottawa, auraient dû avoir la puce à l’oreille. Le fait qu’aucune récolte de bois n’avait encore été effectuée était aussi important. La PNH a avisé la Couronne que l’article 77 de la Loi des Indiens interdisait expressément de délivrer des permis pour une période de plus de douze mois. Il aurait été assez facile de vérifier cet aspect juridique et les conditions du marché à ce moment. Cependant, rien n’indique que le ministère a fait enquête ou qu’il a sérieusement examiné les questions soulevées. S’il l’avait fait, il aurait probablement découvert son erreur, à tout le moins en ce qui concerne la condition spéciale, et il aurait alors pu soupeser les solutions qui s’offraient à lui pour corriger la situation. En l’espèce, le Canada a manqué à son obligation fiduciaire de consulter la PNH. Il a aussi manqué à son obligation fiduciaire de corriger l’erreur qu’il aurait dû avoir découverte, de faire preuve à cet égard de diligence raisonnable et d’agir dans l’intérêt de la PNH. 

[87]  Le superviseur des terres à bois des Indiens à Ottawa avait, en 1939, fait une mise en garde concernant l’approche à long terme (voir paragraphe 29 ci-dessus) parce qu’il était [traduction] « fort possible » que la valeur du bois augmente et qu’il n’était « pas improbable » qu’elle double au cours des 20 prochaines années. Il avait également souligné les incidences négatives d’une entente à long terme sur la régénération et les possibilités d’exploitation forestière. Il avait alors recommandé, si une plus longue période de récolte était envisagée, qu’un [traduction] « montant supplémentaire » de 1 000 $ soit versé annuellement, après les cinq premières. BSW Limited a, bien entendu, rejeté cette proposition au motif qu’elle était déraisonnable. Cela démontre que le ministère était au courant de la question et des préoccupations qu’elle soulevait, et il semble qu’il ait accepté les recommandations du superviseur des terres à bois des Indiens et qu’il ait agi en conséquence en présentant la proposition à la société d’exploitation. La demande et la plainte formulées par la PNH en janvier 1948 faisaient état de certaines des préoccupations également exprimées par le superviseur des terres à bois des Indiens. Le ministère aurait dû pour cette raison s’intéresser davantage aux plaintes déposées par la PNH en 1948. Or, le ministère a plutôt ordonné à son agent d’expliquer à la PNH l’« accord » et les raisons pour lesquelles cet accord était dans leur intérêt. Le ministère avait déjà pris sa décision, sans toutefois enquêter davantage.

[88]  À la demande du ministère, l’agent des Indiens a donc rencontré la PNH en août 1948 et il a indiqué que les membres de la bande [traduction] « semblaient satisfaits », mais qu’ils « étaient toujours convaincus qu’ils auraient dû recevoir plus » (voir paragraphe 38 ci-dessus). Il est difficile de voir dans cette réponse une approbation de l’« accord ». Selon l’agent, la bande affirmait que quelqu’un avait laissé entendre qu’elle pouvait obtenir un prix de 70 000 $. Le ministère a écarté cette possibilité, bien qu’il ressorte de la correspondance qu’une ou plusieurs parties intéressées avaient rencontré la bande avant le lancement de l’appel d’offres. Vu l’absence de preuve de communication entre le Canada et la PNH entre janvier 1939 et janvier 1948 (voir paragraphe 27 ci-dessus), il n’y aucune raison de ne pas croire que quelqu’un ait mentionné la somme de 70 000 $ à la bande. Sinon, comment la bande aurait-elle pu arriver à ce chiffre? Tout cela met en évidence le fait que le ministère a complètement négligé de consulter la bande, ce qui constitue un manquement à son obligation fiduciaire à cet égard, que ce soit pendant la période précédant l’appel d’offres, pendant les négociations ou lors de l’accord final avec BWS Limited. Il se peut qu’en août 1948, la bande ait poliment écouté ce que disait l’agent, mais qu’elle soit restée sceptique, insatisfaite et en désaccord, comme l’agent l’a ensuite affirmé. Lors de cette rencontre, l’intimée devait convaincre la PNH du bien-fondé de sa position, et non discuter de la plainte formulée par la bande à propos de l’article 77 de la Loi des Indiens et de la fixation déraisonnable des prix, ou y répondre. Rien n’indiquait qu’un représentant du ministère avait examiné le bien-fondé des plaintes déposées par la PNH ou les avait considérées sérieusement.

[89]  L’arrêt de la Cour suprême du Canada Booth c The King, [1915] 51 RCS 20 [Booth], portait sur l’application de l’article 55 de l’Acte des Sauvages, SRC 1886, ch 43, (identique à l’article 77 en l’espèce) et les dispositions afférentes du Règlement. Dans Booth, un bûcheron avait obtenu, en 1891, un permis pour récolter le bois se trouvant sur une réserve dans la région du lac Nipissing, en Ontario. Le permis avait été renouvelé chaque année jusqu’en 1909, alors que la Couronne a refusé de le renouveler et a mis le bois en vente. L’article 55 disposait que « Nul permis ne sera ainsi accordé pour une période de plus de douze mois à compter de la date qu’il portera […] », mais l’article 5 du Indian Timber Regulations (1888) prévoyait que [traduction] « Les titulaires de permis qui se seront conformés à tous les règlements en vigueur, pourront faire renouveler leur permis, sur demande […] ». Le bûcheron soutenait qu’il s’était conformé à toutes les exigences et qu’il avait donc droit au renouvellement de son permis malgré le libellé de l’article 55 de l’Acte des Sauvages. La Cour suprême du Canada a rejeté cet argument à l’unanimité.

[90]  La Cour suprême du Canada a conclu que le délai de 12 mois prévu dans l’Acte des Sauvages s’appliquait. Le Règlement ne permettait pas de renouveler automatiquement un permis, car il devait être interprété en harmonie avec l’Acte des Sauvages; autrement, il aurait été ultra vires [Booth, par 14, 54, 59]. Enfin, la Cour a conclu que la Couronne ne pouvait conclure aucun contrat de renouvellement compte tenu de la restriction législative de 12 mois. Que ce soit sur le fondement du contrat ou sur le fondement du Règlement, la Cour suprême du Canada a conclu que le bûcheron était présumé connaître le droit applicable au permis qu’il avait demandé et obtenu — et savoir que son utilisation était assujettie à ce droit. En revanche, il fallait également présumer que la Couronne connaissait le droit applicable au permis qu’elle avait accordé.

[91]  Dans Booth, le juge Anglin a affirmé ce qui suit :

[traduction] […] Le libellé de l’article 55 est trop simple pour laisser place au doute. Il serait contraire à l’intention du législateur d’interpréter cet article comme s’il permettait la délivrance d’un permis renouvelable de plein droit après le délai d’un an pour lequel il avait été accordé, et ainsi de suite année après année. Il n’existe pas de distinction réelle entre un permis permanent et un permis renouvelable à perpétuité. Ils vont tous les deux à l’encontre d’une disposition qui interdit la délivrance d’un permis pour une période de plus de douze mois. [par 41]

Son permis initial, délivré en 1891, se limitait expressément à la période « du 5 octobre 1891 au 30 avril 1892, et pas davantage ». Il ne contenait aucune disposition relative au renouvellement. Chacun des soi-disant renouvellements proroge le délai jusqu’au 30 avril suivant et n’évoque pas la possibilité d’un autre renouvellement. Il n’y a aucune preuve d’un contrat prévoyant le renouvellement et, si c’était le cas, un tel contrat — que les représentants auraient pu vouloir conclure — ne pourrait lier la Couronne compte tenu de l’interdiction législative. Cependant, que le pétitionnaire fonde sa demande sur un contrat ou sur l’effet du règlement, il est présumé avoir connu le droit applicable au permis qu’il a demandé et obtenu, et avoir su que son utilisation était assujettie à ce droit. [par 50]

[92]  Toujours dans Booth, le juge Idington a conclu comme suit :

[traduction] Il me semble que l’on ne saurait nier, vu la restriction absolue prévue dans la loi, limitant la durée du permis à douze mois, que le gouverneur en conseil pouvait adopter un règlement qui aurait pour effet d’annuler la loi.

Et si le règlement, l’article 5, a le sens que lui donne l’appelant, il excède alors le pouvoir conféré par la loi. [par 13 et 14]

[93]  Dans la décision Lac Seul, la Cour fédérale a appliqué l’arrêt Booth. La Cour a dit ce qui suit : 

Dans l’arrêt Booth c. Canada (1915), 51 RCS 20, la Cour suprême, qui commentait un type semblable de permis délivré en vertu de la Loi sur les Indiens, LRC 1886, c 43, a affirmé ce qui suit, à la page 24 :

[traduction] Il est concédé qu’à la fin d’une année, l’intimé pouvait insister pour augmenter le montant des droits de coupe qui seraient exigibles à l’avenir.

Et, à la page 25 :

[traduction] En bref, il me semble que donner un effet juridique à cet article 5 du Règlement comme l’appelant le prétend reviendrait à lui conférer un permis à perpétuité, ce qui serait certainement inadmissible, même venant du Parlement, si l’on tient compte de la confiance qui lui est faite de par les opérations qui ont mené au contrôle canadien sur la matière que constituent les Indiens et les terres dites « des Indiens ».

Ainsi que je l’ai souligné, cette affaire concernait un permis délivré en vertu de la Loi sur les Indiens qui était un permis annuel renouvelable. Le titulaire de permis, en vertu du règlement pris en vertu de la Loi sur les Indiens, avait droit au renouvellement du permis s’il se conformait à toutes les exigences du règlement en vigueur. Le renouvellement du permis avait été refusé, et le titulaire du permis soutenait qu’il avait droit au renouvellement en vertu du règlement malgré le fait que la Loi disait que les permis étaient valides seulement pour un an. La Cour a essentiellement statué que le pouvoir discrétionnaire conféré au surintendant général de délivrer un permis ne pouvait pas être modifié par le règlement relatif aux renouvellements.

Il ne serait pas dans l’intérêt supérieur de la bande de ne pas appliquer les augmentations de droits de coupe à la période suivante de validité du permis (exception faite des quatre premières années d’activité de Keewatin). La Couronne n’a pas agi comme une personne prudente à cet égard et elle a manqué à son obligation fiduciale envers la bande. [je souligne; par 82 à 84]

[94]  Il ressort des documents internes et des renouvellements répétés du permis que le ministère croyait manifestement qu’il était lié par la condition spéciale, même s’il était clairement établi dans l’arrêt Booth qu’une telle condition était illégale. Le Canada a attribué un caractère obligatoire à la condition spéciale dès le début des années 1960. Dans une lettre datée du 5 mars 1963 et adressée au chef de la PNH, le surintendant de la division des Affaires indiennes de la Colombie-Britannique a écrit ce qui suit :

[traduction] Le permis de coupe est une entente légale et exécutoire qui expire le 30 avril 1963, mais qui est assujettie à la condition que, si le peuplement […] n’est pas coupé et enlevé, une période de 21 ans supplémentaire sera autorisée […]

Nous sommes bien conscients que les taux prévus par ce permis accusent un sérieux retard par rapport aux taux actuels, mais nous savons aussi que, légalement, la compagnie peut nous obliger à respecter cette entente […]  [RCD, onglet 166]

Encore une fois, le 7 avril 1964, le surintendant a écrit au commissaire des Indiens pour la Colombie-Britannique que [traduction] « […] comme la Compagnie […] semble avoir légalement le droit à un renouvellement en vertu des conditions des Permis susmentionnés, je présume qu’il est impossible d’empêcher le renouvellement » (RCD, onglet 168). Le Canada a donc finalement reconnu que la condition spéciale était déraisonnable. Plus important encore, il croyait toujours être lié par la condition spéciale et continuait donc à préconiser le renouvellement du permis. Depuis longtemps, l’arrêt Booth avait établi l’illégalité d’une telle condition ou d’un règlement justifiant d’éliminer le délai d’un an prévu dans la Loi sur les Indiens. Fait intéressant, le Canada ne semble pas avoir tenu compte de l’arrêt Booth, même à cette époque. J’arrive à la conclusion que la délivrance répétée et continue du permis au fil des ans constituait un manquement répété et continu.

[95]  Le Canada a aussi complètement manqué à son obligation de consulter la PNH lors de l’opération de 1942. Comme le laissent voir les documents, le Canada s’est engagé dans un long débat interne avant d’arriver à la conclusion de vendre le bois au comptant et de prévoir une période de récolte renouvelable à long terme. J’admets que la situation était compliquée et qu’il n’était pas facile de l’analyser ou de trancher. Raison de plus pour que le ministère tienne la PNH informée et sollicite ses commentaires de façon à pouvoir agir dans les meilleurs intérêts de la bande, en faisant connaître entre autres ses attentes, sa compréhension du processus, sa situation économique et son intérêt connexe envers les possibilités d’emploi.

[96]  Quand le Canada a accepté la cession du bois provenant de la RI1 en février 1938, il a accepté la cession telle que la bande l’avait proposée, y compris la méthode de vente et la condition relative à l’emploi, à savoir que le [traduction] « bois est annoncé de la manière habituelle et qu’un emploi lié à l’exploitation forestière soit donné autant que possible à tous les membres compétents de la bande. » (je souligne; RCD, onglet 46). À l’époque, la pratique habituelle consistait à vendre le bois sur la base de droits de coupe et à exiger que la récolte soit effectuée au cours des cinq ou six années suivantes. L’appel d’offres publié en janvier 1939 prévoyait le versement d’un montant forfaitaire, une période de récolte de cinq ans et une priorité d’emploi pour les membres de la bande. Rien n’indique que la PNH était au courant de l’appel d’offres, même si l’agent des Indiens avait rencontré la bande avant de le publier, pour confirmer qu’elle était toujours intéressée à vendre, intérêt qui, selon l’agent, découlait d’un besoin d’argent attribuable à une mauvaise saison de pêche. Toutefois, rien ne prouve que la bande ait modifié les conditions de sa RCB initiale et de la cession, ou qu’elle ait expressément demandé que la vente soit effectuée sur la base d’un montant forfaitaire.

[97]  De plus, il semble certain que le Canada n’a pas avisé la PNH, en mai 1939, de sa décision de reporter la vente du bois ou des raisons justifiant sa décision, et encore moins demandé son avis. Quand des acheteurs ont recommencé à se montrer intéressés par la RI1 en 1942, le ministère n’en a pas non plus informé la revendicatrice et il ne lui a pas dit qu’il avait décidé de lancer un nouvel appel d’offres. Contrairement à celui de 1939, l’appel d’offres de 1942 prévoyait le paiement de droits de coupe sur une période de cinq ans, ce qui était conforme aux conditions de la cession, mais ne faisait aucune allusion à la condition relative à la priorité d’emploi (qui avait été incluse dans l’appel d’offres de 1938). Encore là, le ministère n’a pas informé la PNH de sa décision de lancer un nouvel appel d’offres, des raisons de sa décision ou des conditions de l’appel d’offres. Il n’a pas non plus informé la bande qu’il négociait en parallèle avec BSW Limited en vue de conclure un accord forfaitaire renouvelable à long terme, qui ne respectait pas les conditions de la cession et de la RCB de la PNH. Le Canada n’a pas informé ni consulté la PNH à ce sujet, ce qui, à mon avis, constituait un ou plusieurs manquements à son obligation fiduciaire envers la PNH.

[98]  Il faut aussi s’interroger sur la légalité des négociations menées en dehors du processus officiel d’appel d’offres. Le Règlement prévoyait un processus public qui supposait la réception d’offres concurrentielles. Il s’agissait de faire preuve de transparence et d’équité et d’obtenir le meilleur prix possible. Le ministère a probablement justifié l’accord conclu en parallèle par le fait qu’il n’y avait eu aucune autre offre. Cependant, cet appel d’offres prévoyait un paiement fondé sur les droits de coupe et une période de récolte de cinq ans. Le ministère n’a pas publiquement sollicité des offres fondées sur le versement d’un montant forfaitaire et une période renouvelable de 21 ans. Qui sait quelle réponse il aurait pu obtenir en publiant une telle annonce? Je ne peux m’empêcher de penser que le fait que les prix ne pouvaient pas dépasser ceux établis en 1942, tout en ayant 42 années pour couper tout ce qui se trouvait sur la RI1, représentait une aubaine incroyable. Personne d’autre n’a eu la chance de soumissionner pour un paiement au comptant avec une période de récolte prolongée. Et, même si d’autres soumissionnaires avaient présenté des offres, celles-ci n’auraient pas été conformes aux conditions de la cession, aux dispositions de la Loi sur les Indiens et à celles de son Règlement et à la pratique établie du ministère.

[99]  Le Canada n’a pas informé la revendicatrice de sa décision de conclure avec BSW Limited une entente renouvelable à long terme prévoyant le paiement d’une somme forfaitaire, ni même tenté d’obtenir son avis. La PNH n’a été mise au courant qu’après le fait. Quand elle l’a finalement su en 1948 et qu’elle s’en est plainte, rien n’indique que le Canada a même envisagé d’examiner le fond de la plainte. Le ministère a alors tenté de convaincre la bande qu’il s’agissait d’une bonne décision, mais n’a pas examiné le bien-fondé de la plainte.

[100]  Compte tenu des règles de droit et des événements que je viens d’analyser, j’estime que le Canada a manqué, à maintes reprises, à son obligation fiduciaire envers la PNH, notamment en acceptant la condition spéciale relative au renouvellement à long terme, en vendant le bois à des conditions différentes de celles de la cession, et en omettant continuellement de consulter la bande après 1939, surtout après avoir reçu, en 1948 ,la demande de la PNH qui soulevait expressément les questions de l’illégalité et de la fixation déraisonnable des prix.

[101]  Le Canada avait le pouvoir de protéger les intérêts de la PNH, mais il aurait fallu qu’il reconnaisse que l’entente était, dans les faits, illégale. À tout le moins, le fait qu’il ait accepté la condition spéciale constituait une « erreur ». L’arrêt Booth établissait clairement qu’il était impossible de renouveler un permis pour une période de plus de douze mois et que toute entente qui envisageait un tel renouvellement était illégale et inopposable à la Couronne. L’article 64 de la Loi sur les Indiens donnait à la Couronne le pouvoir de remédier à la situation (voir paragraphe 62 ci-dessus).

[102]  Une fois informée de l’illégalité de la période renouvelable de 21 ans, la Couronne aurait dû invoquer l’article 64 de la Loi sur les Indiens pour remédier à la situation et annuler la vente, révoquer le permis sous-jacent ou refuser de le renouveler. En octobre 1968, le ministre a reconnu que le Canada pouvait refuser de renouveler un permis. Il aurait donc pu faire de même en 1948. Si, en annulant le permis ou en refusant de le renouveler, le Canada s’exposait à une action en dommages-intérêts de la part de BSW Limited, il aurait tout de même dû choisir de protéger son bénéficiaire et d’assumer la responsabilité qu’il pouvait avoir envers BSW Limited. Dans l’arrêt Wewaykum, la Cour suprême du Canada a déclaré :

La Couronne ne pouvait pas se dérober à son obligation fiduciaire simplement en invoquant l’existence d’intérêts opposés. La Couronne avait l’obligation de préserver et protéger l’intérêt en common law dans la réserve […] [par 104]

La principale obligation du fiduciaire est celle qu’il a envers son bénéficiaire.

[103]  Les tribunaux canadiens ont conclu que le fait de ne pas remédier à un manquement — alors qu’il est possible de le faire — constitue en soi un manquement. Dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry, la juge McLachlin a conclu ce qui suit :

À mon avis, le MAI était tenu d’exercer ce pouvoir pour corriger les erreurs qui portaient préjudice aux intérêts des Indiens vu l’obligation de fiduciaire continue qu’il avait envers ces derniers. Même si l’obligation de fiduciaire touchant l’administration des terres des Indiens a pu cesser au moment de la vente des terres en 1984, on peut néanmoins inférer du caractère exceptionnel de l’art. 64 le maintien d’une obligation de fiduciaire d’agir dans l’intérêt des Indiens afin de corriger une erreur. Cette disposition conférait au MAI le pouvoir d’annuler le transfert de terres en cas d’erreur, même à l’égard d’acheteurs de bonne foi. Il n’est pas déraisonnable d’inférer que le législateur voulait que le MAI exerce ce pouvoir dans l’intérêt des Indiens. Si le texte précité de l’art. 64 ne suffit pas à établir l’existence d’une obligation de fiduciaire de corriger l’erreur, il paraît certainement avoir cet effet lorsqu’on l’interprète en corrélation avec la jurisprudence sur les obligations de fiduciaire. Lorsqu’une partie se voit conférer certains pouvoirs touchant les droits d’une autre partie et que cette dernière se voit privée des pouvoirs en question ou est « vulnérable », la première partie, celle qui détient les pouvoirs, a l’obligation de fiduciaire de les exercer dans l’intérêt de l’autre […] L’article 64 conférait au MAI le pouvoir de corriger l’erreur qui avait eu pour conséquence de transférer à tort au DTAC les droits miniers de la bande. La bande elle-même ne possédait pas ce pouvoir; elle était vulnérable. Dans de telles circonstances, il existe une obligation de fiduciaire de corriger l’erreur.

L’obligation du MAI était celle qui incombe habituellement à un fiduciaire, c’est-à-dire l’obligation de faire montre de diligence raisonnable à l’égard du droit en cause des Indiens. Pour s’acquitter de cette obligation de diligence raisonnable, le MAI devait prendre les mesures requises pour corriger le transfert fait par erreur, lorsqu’il a pris connaissance de faits tendant à indiquer qu’il y avait eu une erreur et que les droits miniers transférés à tort avaient une certaine valeur potentielle.

[…]

Je conclus que la Couronne, qui avait initialement manqué à son obligation de fiduciaire envers les Indiens en transférant les minéraux au DTAC, a commis un deuxième manquement en omettant de corriger l’erreur en question le 9 août 1949, lorsqu’elle a appris l’existence de cette erreur et de la valeur potentielle des droits miniers. [par 115 et 116, 118] 

Dans l’affaire Lac Seul, la Cour fédérale a conclu :

Je crois que la Couronne a manqué à son obligation fiduciale envers la bande lorsqu’elle n’a même pas tenté de corriger le problème avant d’en être avisée une deuxième fois en octobre 1940, et encore là l’a-t-elle fait seulement pour l’avenir. Je tiens à faire remarquer que la durée de validité du permis de M. Cox a été prolongée pour la période de 1937 à 1947. [par 49]

Dans l’affaire Lower Kootenay, la Cour fédérale a aussi conclu :

La Couronne a-t-elle manqué à son obligation de fiduciaire ou a-t-elle fait preuve de négligence, ou les deux, en ne prenant aucune mesure pour résilier le bail en dépit du fait que depuis 1974, la bande lui avait demandé à maintes reprises de faire résilier le bail alors qu’il y avait manifestement des motifs légaux valables pour demander cette résiliation? 

Ici encore, la réponse est affirmative. Dès 1974, tous les intéressés savaient, ou auraient dû savoir, que les loyers étaient inadéquats et que les Indiens voulaient faire résilier le bail. Des motifs évidents justifiaient cette résiliation, outre le fait que le bail était nul ab initio en droit […]

Comme à la question 4, si la Couronne avait agi avec un tant soit peu d’empressement, la bande aurait pu bénéficié [sic] plus tôt de la résiliation d’un contrat qui se révélait être une mauvaise affaire pour elle. Éventuellement, après des années de mesures dilatoires, de la part des fonctionnaires du Ministère, la bande a agi elle-même […] La Couronne a été négligente à l’égard de son obligation en ne prenant pas de mesures efficaces […] à compter de 1974. [par 218 à 220] 

[104]  Rien n’indique que l’intimée, en tant que fiduciaire, a agi à son avantage ou qu’elle a fait preuve d’une certaine turpitude morale. Malgré cela, et pour des raisons que je ne puis qu’imaginer, elle a manqué à son obligation fiduciaire, comme elle l’a admis. Certes, il se peut qu’une multitude de manquements aient été commis entre 1939 et 1948, si l’on tient compte du non-respect des conditions de la cession, des diverses omissions de consulter, de l’illégalité de la condition spéciale, de l’acceptation du paiement forfaitaire ou, subsidiairement, du défaut de lancer un appel d’offres pour une vente à prix forfaitaire et du défaut d’agir avec diligence au moment de prendre des mesures pour corriger les problèmes quand le Canada a découvert ces erreurs ou aurait dû les découvrir. Il importe peu, que le ministère et ses employés aient été bien intentionnés, attentionnés ou soucieux; le fait est qu’ils ont commis un certain nombre de manquements pour lesquels la PNH aurait peut-être droit à une indemnité étant donné que les règles d’equity le permettent dans les cas où la perte est établie. 

2.  La date du manquement ouvrant droit à indemnisation : 1942 ou 1948?

[105]  En l’espèce, la question fondamentale était celle de savoir à quel manquement le Canada pouvait et devait remédier. La date du manquement est aussi essentielle pour le calcul de la perte en raison des fluctuations du marché du bois entre 1942 et 1948. La PNH a soutenu que le manquement a été commis en 1948, alors que sa demande est demeurée sans réponse. Elle n’avait jusque-là subi aucune perte puisque la récolte n’avait pas commencé. L’intimée a répondu que le seul manquement dont elle pourrait être tenue responsable a été commis en 1942, quand elle a conclu, avec BSW Limited, l’entente renouvelable à long terme prévoyant le paiement d’une somme forfaitaire. J’ai conclu que le Canada a, à maintes reprises, manqué à son obligation fiduciaire. Se pose alors la question de savoir lequel de ces manquements le cas échéant, a entraîné une perte pouvant être chiffrée? 

[106]  Le Canada a fait valoir avec force qu’il n’avait pas et n’aurait pas pu manquer à son obligation fiduciaire envers la PNH en 1948. Après avoir fait remarquer que la position de la revendicatrice était fondée sur le renouvellement automatique du permis illégal accordé par le Canada jusqu’en 1948 et/ou son défaut de l’annuler; l’intimée a soutenu que la revendicatrice a présumé à tort que le Canada aurait pu vendre le bois aux taux courants du marché s’il avait pu annuler le permis ou refuser de le renouveler. L’intimée a déclaré que, dans les faits, le bois n’aurait pas pu être vendu en 1948 puisqu’il avait déjà été vendu moyennant le versement d’une somme forfaitaire de 32 500 $. Le bois marchand provenant de la RI1 ne pouvait pas être vendu à nouveau parce qu’il appartenait déjà à BSW Limited. Par conséquent, il n’y avait pas de bois dont la revendicatrice aurait pu tirer un revenu en 1948 et pour lequel elle aurait pu alors être indemnisée.

[107]  Reconnaissant que le bois provenant des terres indiennes était habituellement vendu moyennant le paiement de droits de coupe au fur et à mesure que le bois était coupé, le Canada a affirmé que le paragraphe 78(2) de la Loi sur les Indiens s’appliquait seulement au mode de paiement fondé sur les droits de coupe. Le paragraphe 78(2) disposait : « Tout permis saisit le titulaire de tous droits de propriété sur les arbres des espèces désignées qui sont abattus dans les limites énoncées au permis, pendant la durée qui y est fixée […] ». Il s’agissait, selon le Canada, d’un mode de paiement « par répartition » où la propriété des arbres était dévolue au moment de la coupe. La disposition était nécessaire de sorte que le titulaire du permis acquérait alors le droit de vendre ou autrement aliéner des arbres alors qu’ils n’avaient pas encore été payés. Cependant, la disposition n’était pas nécessaire et n’avait aucun sens quand les arbres étaient achetés à l’avance moyennant le paiement d’une somme forfaitaire. Par conséquent, le paragraphe 78(2) ne s’appliquait que lorsque le bois était acheté au moment de la coupe. 

[108]  L’intimée a fait valoir qu’après 1942, les permis renouvelés étaient, dans les faits, des permis permettant à BSW Limited d’avoir accès à la RI1 afin de pouvoir couper les biens qu’elle avait payés et les enlever. Si le Canada avait annulé le permis ou refusé de le renouveler, BSW Limited n’aurait pas pu pénétrer sur la réserve. Un tel refus aurait simplement retardé encore davantage la récolte et la régénération de la forêt, ce qui aurait alors causé des dommages ou des pertes à la bande et à la compagnie.

[109]  L’intimée a aussi fait valoir qu’elle n’a pas pu manquer à son obligation fiduciaire en 1948 puisqu’à cette époque, la décision de renouveler le permis n’était pas déraisonnable. Le renouvellement était un mal nécessaire et permettait de compléter la vente, laquelle avait été menée dans les règles, alors qu’on avait comme à l’habitude cherché à obtenir un prix juste étayé par une évaluation professionnelle. L’intimée n’était pas tenue de refuser le renouvellement du permis du simple fait que la revendicatrice lui avait demandé, ou, comme elle l’a indiqué dans ses observations écrites, elle n’avait pas [traduction] « l’obligation absolue d’obtempérer aux souhaits de la PNH au lieu d’exercer son propre jugement; une telle obligation n’existe pas en droit ». L’intimée a admis avoir manqué à son obligation fiduciaire en acceptant la condition spéciale et en omettant de consulter la PNH à propos des conditions de la vente. Cependant, le manquement reconnu a eu lieu en 1942, et non en 1948.

[110]  Le Canada a également soutenu que l’article 64 de la Loi sur les Indiens ne s’appliquait pas aux circonstances de l’espèce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la vente du bois ne constituait pas une erreur. Il s’agissait d’une vente délibérée. Les parties voulaient, en 1942, que le bois. L’intimée a abondamment fait référence aux termes utilisés dans les documents internes et dans les documents échangés entre le ministère et BSW Limited avant et après la conclusion de l’opération de 1942. De nombreux documents faisaient référence, par exemple, à l’[traduction] « achat du peuplement marchand », à « une bonne offre d’achat au comptant […] pour ce bois », à « un prix au comptant pour l’ensemble du peuplement », à « une offre distincte pour l’achat du bois à un prix au comptant », au fait que « [n]ous sommes prêts à acheter ce bois pour 32 500 $ » et à plusieurs autres passages semblables (Plaidoyer final écrit de l’intimée, par 70 et 71).

[111]  L’intimée a aussi demandé pourquoi le ministère croyait que le risque de perte causée par le feu avait été transféré à BSW Limited au moment du paiement si cette dernière n’était pas devenue propriétaire du bois à ce moment? Et pourquoi BSW Limited aurait payé 32 500 $ si elle ne devenait pas propriétaire du bois en échange, surtout si les droits de coupe n’étaient pas payables au fur et à mesure que les arbres étaient coupés? Cet argument étayait la position de l’intimée selon laquelle BSW Limited avait purement et simplement acquis le bois en 1942 à l’issue d’un processus délibéré, ayant fait l’objet d’une discussion détaillée et de longues négociations. Pour ces raisons, l’intimée a soutenu que la vente et le transfert du titre à BSW Limited ne constituaient pas une erreur à l’époque et que, par conséquent, l’article 64 de la Loi sur les Indiens ne permettait pas d’annuler la vente, le permis ou son renouvellement.

[112]  Le Canada a aussi fait valoir que la compréhension de la revendicatrice relativement au processus de vente du bois provenant des terres de réserve était erronée puisqu’elle avait mal interprété les définitions de « réserve » et de « terres indiennes » contenues aux alinéas 2h) et l) de la Loi sur les Indiens. Le Canada a appliqué une interprétation restrictive, qu’il a énoncée comme suit :

[traduction] Selon l’argumentation présentée à l’audience du 14 novembre à ce sujet, il résulte de la combinaison de ces dispositions que la cession d’une partie ou de la totalité d’une réserve comprend le bois, la terre et les autres ressources. Cependant, l’inverse n’est pas vrai; la cession du bois n’équivaut pas à une cession des « terres indiennes », qui ferait en sorte que l’article 64 s’applique. Le général englobe le particulier, mais le particulier n’englobe pas le général. [Conclusions écrites finales de l’intimée, par 79]

[113]  Autrement dit, lorsqu’une Première Nation autorisait l’aliénation d’une partie des terres de réserve, la propriété du bois, des minéraux et des autres ressources se trouvant au-dessus ou en dessous était transférée. Cependant, la vente du bois (par exemple) situé sur une réserve n’emportait pas aliénation des terres et des autres ressources se trouvant au-dessus ou en dessous du sol. Cela permettait aux Premières Nations de céder ou autrement aliéner certaines ressources d’une réserve ou de partie d’une réserve sans du même coup aliéner les terres elles-mêmes et les autres ressources. C’est là la raison pour laquelle le ministère pouvait vendre le bois d’une réserve au comptant, tout en conservant les ressources non vendues ou les terres sous-jacentes au profit de la Première Nation.

[114]  L’intimée a également soutenu que le ministère ne pouvait pas annuler la vente rétroactivement en 1948, car la Loi sur les Indiens ne prévoyait pas cette possibilité. L’intimée a affirmé que [traduction] « l’annulation d’une vente de bois situé sur des terres indiennes » devait être autorisée expressément par la loi. L’annulation rétroactive d’une vente aurait constitué une forme d’expropriation qui aurait dû être autorisée par la loi et reposer sur un élément de nécessité. Il est un principe fondamental largement reconnu en droit canadien selon lequel les procédures d’expropriation doivent être expressément autorisées pas la loi, laquelle doit être rigoureusement respectée. Il aurait été tout à fait contraire à la primauté du droit d’agir sans une telle autorisation (conclusions écrites finales de l’intimée, par 80).

[115]  L’argument de l’intimée au sujet de la conclusion de la vente en 1942, de ses répercussions sur les événements qui ont suivi et de l’application de la Loi sur les Indiens était très éloquent et convaincant. Cependant, je dois conclure qu’il est mal fondé. Je ne puis accepter l’interprétation que l’intimée de cet aspect de la Loi sur les Indiens.

[116]  L’analyse du mécanisme établi par les dispositions de la Loi sur les Indiens en cause en l’espèce nous impose de comprendre l’objet général de la Loi sur les Indiens tel qu’il a été défini dans la jurisprudence. La juge McLachlin a décrit cet objet dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry : 

À mon avis, les dispositions de la Loi des Indiens relatives à la cession des réserves des bandes établissent un équilibre entre les deux pôles extrêmes que constituent l’autonomie et la protection. ll fallait que la bande visée consente à la cession de sa réserve, à défaut de quoi celle-ci ne pouvait pas être vendue. Par ailleurs, il fallait également que la Couronne, par l’intermédiaire du gouverneur en conseil, consente à la cession. L’exigence que la Couronne consente à la cession n’avait pas pour objet de substituer la décision de cette dernière à celle des bandes, mais plutôt d’empêcher que celles-ci se fassent exploiter. Le juge Dickson a décrit ainsi cette exigence dans Guerin (à la p. 383) :

Cette exigence d’une cession vise manifestement à interposer Sa Majesté entre les Indiens et tout acheteur ou locataire éventuel de leurs terres, de manière à empêcher que les Indiens se fassent exploiter.

Il s’ensuit que, en vertu de la Loi des Indiens, les bandes avaient le droit de décider si elles voulaient céder leur réserve, et que leur décision devait être respectée. Par ailleurs, si la décision de la bande concernée était imprudente ou inconsidérée – et équivalait à de l’exploitation – la Couronne pouvait refuser son consentement. Bref, l’obligation de la Couronne se limitait à prévenir les marchés abusifs. [par 35]

[117]  Le paragraphe 50(1) de la Loi sur les Indiens, qui interdisait la vente, l’aliénation ou l’affermage d’une réserve, sauf par cession, était une disposition fondamentale pour l’atteinte de ce double objectif d’autonomie et de protection contre l’exploitation (articles 50 et 51, cités au paragraphe 49 ci-dessus). L’article 34 de la Loi sur les Indiens limitait également aux seuls « Indien[s] » le droit d’utiliser les terres de réserve » (cité au paragraphe 47 ci-dessus). Ces dispositions assuraient aux membres de la Première Nation une utilisation et une jouissance autonomes de la réserve et imposaient au Canada une certaine obligation de protéger cette utilisation autonome contre tout empiètement. Autrement, la Loi sur les Indiens serait inefficace dans la réalisation de son objectif.

[118]  L’exigence d’une cession par une Première Nation garantissait à cette dernière que les terres seraient utilisées comme elle le souhaitait lorsqu’elle voulait conclure un certain marché à l’extérieur de la communauté. C’est encore l’une des raisons pour lesquelles la Couronne devait consulter la Première Nation et faire preuve de diligence en corrigeant l’erreur — c.-à-d. pour assurer l’intégrité des demandes autonomes de la Première Nation. Le processus de cession prévu à l’article 51 de la Loi sur les Indiens permettait l’expression fidèle et démocratique des souhaits de la bande. Comme la Couronne devait consentir à la cession, cela permettait de confirmer que le Canada reconnaissait sa responsabilité de protéger le bien (sur lequel il avait alors un pouvoir discrétionnaire et un pouvoir de contrôle) contre les marchés abusifs. Dès lorsqu’une réserve était cédée à la Couronne, il appartenait à cette dernière de l’utiliser dans le meilleur intérêt de la bande. Ce pouvoir était nécessairement large de sorte que la Couronne pouvait agir à sa discrétion comme si elle était propriétaire du bien, ce qui, bien sûr, correspondait à l’obligation fiduciaire qu’elle avait envers la Première Nation, au profit de laquelle la terre avait été réservée.

[119]  J’arrive à la conclusion que la définition de « réserve » était nécessairement large afin d’assurer l’atteinte du double objectif primordial d’autonomie et de protection contre l’exploitation prévu par la Loi sur les Indiens. La Première Nation pouvait contrôler l’utilisation de ses terres de façon autonome et la Couronne devait avoir le contrôle sur les terres qui lui étaient cédées à des fins précises. Les « terres indiennes » s’entendaient de « toute réserve ou partie de réserve qui a été cédée à la Couronne » (je souligne). Cette définition conférait au terme « réserve » une importance capitale. 

[120]  Il n’est donc pas surprenant que la définition de « réserve » ait été très large. Comme l’indiquait l’alinéa 2h) de la Loi sur les Indiens, ce terme « signifie » toute étendue de terre mise à part par traité (comme en l’espèce) pour l’usage ou le profit d’une bande particulière d’Indiens qui n’a pas été rétrocédée à la Couronne et dont le titre légal est attribué à la Couronne; cela comprenait tous « les arbres, le bois, la terre, la pierre, les minéraux, les métaux et autres choses de valeur qui se trouvent à la surface ou à l’intérieur du sol ». Le fait que le titre de la « réserve » restait entre les mains de la Couronne, qui le détenait au profit de la bande d’Indiens, servait le double objectif d’autonomie et de protection. Ce double objectif demeurait nécessairement le même à la suite d’une cession, alors que la Première Nation pouvait être très vulnérable à l’exploitation.

[121]  L’autonomie de la Première Nation dans l’utilisation d’une « réserve » et le contrôle préventif du Canada n’auraient eu aucun sens si les terres comprises dans la réserve n’avaient pas englobé toutes leurs composantes. La Loi sur les Indiens ne faisait donc aucune distinction entre la terre et ses composantes, sauf pour préciser que la terre incluait ses composantes. Par conséquent, quiconque utilisait le bois d’une réserve (ou toute autre composante du bien fonds en question) utilisait tout de même la « terre ». Sous réserve des dispositions de la Loi sur les Indiens, la Première Nation avait le droit exclusif d’occuper et d’utiliser la terre qui lui avait été réservée, y compris toutes ses composantes, et le Canada avait la responsabilité, dans le cadre d’une cession et par la suite, de protéger ce droit contre les empiétements non autorisés et l’exploitation. L’interdiction visant l’aliénation, la vente et l’affermage énoncée à l’article 50 de la Loi sur les Indiens était fondamentale pour assurer la réalisation du double objectif d’autonomie et de protection. Elle s’appliquait nécessairement aux terres de réserve et à toutes ses composantes.

[122]  Lorsque le législateur voulait traiter plus précisément d’une composante en particulier, dans cette perspective plus large, il le précisait. Ainsi, par exemple, certains articles de la Loi sur les Indiens et du Règlement portaient expressément et plus particulièrement sur le bois. Autrement, la Loi sur les Indiens, et plus précisément la définition de « réserve », ne faisait aucune différence entre les composantes (« les arbres, le bois, la terre, la pierre, les minéraux, les métaux et autres choses de valeur »). La Loi sur les Indiens ne donnait aucune autre définition de « terre », sans doute parce que le législateur savait qu’il s’agissait d’un terme largement utilisé et compris. Cependant, pour éviter tout malentendu sur le sens strict du terme « réserve » défini dans la Loi sur les Indiens, le législateur a précisé que le mot « terre » englobait toutes ses composantes. Si le législateur avait voulu établir la distinction relevée par l’intimée, il l’aurait fait de façon expresse et claire dans la Loi sur les Indiens elle-même, ce qu’il n’a pas fait.

[123]  En ce qui concerne le bois des terres de réserve, les articles 76 à 89 de la Loi sur les Indiens et le Règlement fournissaient plus de détails (voir paragraphes 54 à 62 ci-dessus). La seule façon dont un individu, autre qu’un « Indien de la bande », pouvait couper et enlever le bois situé sur une réserve, ou l’aliéner, c’était par le système de permis prévu par ces dispositions. Fait important, le terme « vente » est rarement employé dans ces dispositions, sauf lorsqu’il est question de la saisie du bois pour défaut de paiement des droits (article 82 de la Loi sur les Indiens) et du processus d’appel d’offres par annonce publique (articles 3 et 4 du Règlement). Les termes employés sont pour la plupart des variantes des verbes « couper » et « aliéner ». La Loi sur les Indiens traitait principalement du bois qui était « coupé » et « aliéné » en vertu du système de permis, lequel était alors décrit de manière assez détaillée. La Loi sur les Indiens ne définissait pas le mot « vente » et n’en expliquait pas le sens ou la portée non plus. Le processus d’appel d’offres n’était pas formulé de cette façon dans la loi, et je ne peux que conclure que cela était voulu.

[124]  Lorsque le mot « vente » (ou une certaine variante) est utilisé dans la Loi sur les Indiens ou dans le Règlement, j’estime qu’il faut lui attribuer son sens commun. Le Oxford English Dictionary, 2e éd, sub verbo « sale » (vente) donne de ce mot la définition suivante : 

[traduction]

a) L’action de vendre ou de transférer un bien contre paiement; l’échange d’une marchandise contre de l’argent ou une autre contrepartie de valeur; l’aliénation de marchandises contre de l’argent.

b) La mise en vente de produits; une vente aux enchères.

c) La réduction du prix de vente de produits disponibles en boutique afin de les écouler rapidement.

d) Le taux de change ordinaire.

[125]  Dans cette définition, le mot renvoie au processus, et non à la propriété au sens strict. Dans le domaine du commerce, on peut procéder à un changement de titre par la vente de bien des façons, notamment une vente conditionnelle, une location avec option d’achat ou une vente assortie de diverses sûretés. À mon avis, la Loi sur les Indiens et le Règlement utilisent le mot « vente » (ou toute autre variante) pour exposer ou décrire le processus d’aliénation du bois sur une réserve. Le terme « vente » ne signifie pas qu’il y a eu changement de propriété ou de titre.

[126]  Il convient également de noter que l’article 4 du Règlement exigeait que [traduction] « [c]haque offre d’achat d’un permis […] » (je souligne) soit présentée en la forme prescrite. Je conclus que le choix de ces mots était délibéré et favorisait la mise en œuvre du système de permis. Le ministère a entrepris un processus de vente par appel d’offres, et la tierce partie qui était intéressée par le bois acquérait le droit de le couper en vertu d’un permis. L’offrant proposait d’acheter un permis en vertu duquel il pouvait couper le bois et en devenir propriétaire. En termes légèrement différents, la tierce partie achetait un permis ou un droit qui si les conditions y rattachées étaient respectées (y compris le paiement de sommes d’argent définies et convenues, les travaux convenables effectués dans la région, la rédaction de rapports, etc.) lui permettait d’acquérir le bois décrit dans le permis. Ce n’était pas le bois qui était acquis, mais bien le droit de le couper et de l’enlever et, si ce droit était dûment exercé, la tierce partie en devenait propriétaire.

[127]  L’expression « offre d’achat de permis » est compatible avec le processus de vente examiné précédemment et avec le libellé des articles 76 et 78 de la Loi sur les Indiens. L’article 76 autorisait la délivrance de « permis de coupe de bois » sur les réserves aux prix et conditions, avec les restrictions et conformément aux règlements établis par le gouverneur en conseil (c.-à-d. le Règlement). Aux termes du paragraphe 78(1), le permis devait désigner les terres sur lesquelles la coupe pouvait se faire ainsi que les espèces d’arbres qui pouvaient être abattus. L’objet de ces dispositions était le permis et la coupe de bois, et non la « vente » pure et simple, comme mode de transmission de propriété, comme le prétendait l’intimée.

[128]  Aux termes du paragraphe 78(2) de la Loi sur les Indiens, « [t]out permis saisit le titulaire de tous droits de propriété sur les arbres des espèces désignées qui sont abattus dans les limites énoncées au permis, pendant la durée qui y est fixée […] » (je souligne).  Il s’agit de la seule mention dans la Loi sur les Indiens ou le Règlement où il est question du fait que les droits de propriété sur les arbres sont transférés au titulaire de permis. Le terme « saisit » appartient au vocabulaire juridique et il évoque le transfert des droits de propriété, ou décrit entre les mains de qui se trouvent les droits de propriété. L’idée que les droits de propriété sur les arbres sont transférés au moment où ils sont abattus concorde avec la notion selon laquelle l’exploitant achetait un permis ou un droit de coupe, mais pas les arbres en soi. Le titulaire est « saisi » des droits seulement une fois que les arbres sont « abattus ». Le titulaire est devenu propriétaire du fait qu’il avait un permis, qu’il en a respecté les conditions et qu’il a coupé les arbres ainsi que le permis le permettait. La Loi sur les Indiens et le Règlement ne prévoyaient aucune autre façon d’être saisi des droits; selon moi, si le législateur avait voulu qu’il en soit autrement, il l’aurait prévu.

[129]  Par conséquent, la Couronne assumait l’entière surveillance et le contrôle du bien et du processus jusqu’à ce que la coupe soit terminée. Cela comprenait la délivrance des permis, lesquels étaient valides seulement pour une période d’un an, mais étaient renouvelables. Ce régime était compatible avec l’obligation du Canada de protéger la Première Nation contre l’exploitation et imposait au Canada l’entière responsabilité fiduciaire à l’égard de la coupe et de l’enlèvement du bois. Si l’exploitant contrevenait à l’une des conditions du permis, le ministère pouvait intervenir immédiatement afin de réduire au minimum les dommages ou les pertes actuels et futurs. 

[130]  L’intimée a raison d’affirmer que la Loi sur les Indiens prévoyait deux modes de paiement. L’article 4 du Règlement obligeait le soumissionnaire à offrir de payer des frais de location annuels, des frais de permis, des redevances et [traduction] « un prix de départ fixé par le ministère pour la vente en question, payable sous forme de paiement forfaitaire avant la délivrance du permis, ou de droits de coupe par mille pieds-planche, par corde de bois ou par pied-courant […] » (je souligne). Dans la présente revendication, le « prix de départ » minimum consistait vraisemblablement en la somme de 21 925 $ estimée par Eustace Smith, Limited à la fin de 1938 ou au début de 1939 en fonction des 11 800 000 pmp dont il est question dans le rapport (voir paragraphe 25 ci-dessus). Selon l’appel d’offres de 1939, la RI1 contenait environ 12 000 000 pmp d’espèces mixtes et un seul versement était prévu, mais le « prix de départ » n’était pas indiqué (voir paragraphe 26 ci-dessus). On peut présumer, vu l’inventaire qu’elle avait fait ou ceux qui avaient été faits auparavant, que BSW Limited savait de quoi était composée la réserve (voir paragraphe 21 ci-dessus) puisqu’en 1938, elle avait offert de payer 22 462 $ — une somme très proche de celle estimée par Eustace Smith, Limited. Il semble que l’appel d’offres de 1942 invitait à soumissionner sur la base de droits de coupe puisque le ministère a conseillé à BSW Limited de répondre officiellement à l’appel d’offres s’il ne pouvait pas accepter la proposition d’un paiement forfaitaire faite dans le cadre de négociations en parallèle, et la compagnie a effectivement présenté une offre fondée sur des droits de coupe.

[131]  Il est vrai que les offres pouvaient être fondées sur le versement d’une somme forfaitaire ou sur le paiement de droits de coupe, mais la Loi sur les Indiens et le Règlement ne traitaient pas de façon distincte celles qui étaient fondées sur le versement d’une somme forfaitaire. Le même régime de délivrance de permis s’appliquait aux deux modes de paiement, notamment en ce qui concerne la dévolution des droits de propriété et le renouvellement discrétionnaire du permis. Rien n’explique pourquoi les deux options étaient possibles ni pourquoi l’une était préférable à l’autre. Peut-être était-ce pour répondre aux préférences de la Première Nation ou pour respecter les pratiques commerciales de l’époque. En versant une somme forfaitaire, l’exploitant a peut être obtenu un escompte au comptant ou il s’est peut-être protégé des fluctuations futures du marché. La Première Nation pouvait alors bénéficier d’une rentrée immédiate de fonds, en plus des intérêts accumulés sur les montants détenus dans son compte fiduciaire de revenu. Quoi qu’il en soit, la Loi sur les Indiens et le Règlement ne faisaient aucune distinction, notamment en ce qui concerne la dévolution des droits de propriété; ils prévoyaient seulement les différents modes de paiement. Aucun élément de preuve ne fait état du fait que le ministère avait adopté une politique ou une pratique établissant une telle distinction. Le processus était le même, peu importe que le paiement soit fait sous forme de somme forfaitaire ou de droits de coupe. Si le législateur avait voulu que les droits de propriété du bois coupé ne soient dévolus que suivant le principe du « paiement à l’utilisation », il l’aurait précisé. Comme le législateur n’a pas fait cette précision, j’en conclus que cela était intentionnel.

[132]  Je conviens avec l’intimée que l’opération de 1942 était tout à fait délibérée. Cependant, l’objectif était de déclencher le processus prévu par la Loi sur les Indiens et par le Règlement afin de récolter le bois sur la réserve. À supposer que l’appel d’offres de 1942 ait été essentiellement le même que celui de 1939, [traduction] « le bois [devait] être coupé et enlevé conformément aux règlements du ministère », le paiement de certaines sommes devait être joint à l’offre, y compris les frais de permis, et les proposants pouvaient obtenir, s’ils le désiraient, une copie du règlement sur le bois auprès du ministère (RCD, onglet 72). De toute évidence, on voulait suivre et respecter la procédure de délivrance des permis. Le modèle type même du permis, y compris des permis qui ont été délivrés à BSW Limited, indiquait que le permis était accordé [traduction] « en contrepartie des paiements effectués et à effectuer ». Il fallait aussi que [traduction] « ledit titulaire ou ses représentants respectent tous les règlements pris par décret ou pouvant être pris par décret » (RCD, onglet 100). Si BSW Limited n’avait pas respecté les exigences relatives aux permis (c.-à-d. les paiements, les rapports, etc.), elle n’aurait pas pu couper et enlever le bois, peu importe le mode de paiement qu’elle aurait choisi.

[133]  Les parties et leurs mandataires ont peut-être qualifié l’opération et le processus de [traduction] « vente », d’« achat », d’« offre d’achat au comptant », de « prix ferme au comptant » ou autres expressions semblables parce qu’ils s’exprimaient en langage courant par souci de commodité. Cependant, leurs propos portaient essentiellement sur le processus prescrit par la Loi sur les Indiens et le Règlement en vigueur. Le fait que les documents internes et la correspondance entre le ministère et BSW Limited laissent voir de telles expressions n’a pas changé la nature de l’opération ou la force exécutoire des textes législatifs en cause. L’opération délibérée et voulue, qui consistait à récolter le bois marchand sur la RI1, n’était pas une erreur en soi. Cependant, la condition spéciale relative à la période de 21 ans renouvelable ajoutée au permis contrevenait à l’article 77 de la Loi sur les Indiens. Là était l’erreur. Autrement, BSW Limited aurait pu couper le bois, l’enlever et en devenir propriétaire puisque toutes les autres conditions du permis avaient été respectées.

[134]  Comme je l’ai déjà mentionné, l’intimée a soutenu que le fait que le ministère avait maintes fois répété que l’offre fondée sur un paiement forfaitaire permettait de transférer le risque d’incendie de la PNH à BSW Limited venait confirmer que le titre était transmis au moment du paiement, en plus d’étayer la thèse de la vente avancée par elle. C’est peut-être ce que croyaient les représentants du ministère, bien qu’ils n’aient pas expliqué pourquoi. Le fait qu’ils croyaient qu’il en était ainsi n’en fait pas une réalité et, quoi qu’il en soit, le Tribunal n’a pas à trancher cette question. Ce n’est pas parce que quelqu’un n’est pas au courant du délai d’un an prévu à l’article 77 qu’il a plus confiance en l’interprétation que donne le ministère de la Loi sur les Indiens. Je souligne également que l’article 3 du Règlement précisait que rien ne garantissait que la quantité de bois marchand devant, selon les estimations, se trouver sur la réserve visée par le permis serait obtenue si des travaux convenables étaient effectués. L’article 10 obligeait aussi le titulaire à [traduction] « assurer une surveillance rigoureuse et constante des travaux afin de prévenir les risques d’incendie, ou sa propagation […] ». Le Tribunal ne saurait s’appuyer sur le fait que le ministère a invoqué le fardeau du risque d’incendie pour justifier sa préférence quant au mode de paiement au comptant. Quoi qu’il en soit, ce sont la Loi sur les Indiens et le Règlement qui régissaient l’opération, et non l’opinion du ministère concernant l’effet des risques d’incendie.

[135]  Pour toutes ces raisons, j’estime que la propriété du bois de la RI1 n’a pas été transférée à BSW Limited lors du versement de 32 500 $. Le versement de la somme forfaitaire, et le moment où il a été fait, ne pouvaient établir la date du manquement à l’obligation fiduciaire à 1942 et limiter le manquement à cette date, et du même coup tout lien entre le bois et un manquement éventuel ultérieur. Je conclus également que le ministère a commis, à différents moments, plusieurs manquements par omission, qui ont été relevés et analysés dans les présents motifs. Le ministère a, entre autres, manqué à son obligation quand, en 1948, il n’a pas répondu avec diligence raisonnable aux plaintes de la revendicatrice. Le fait que le permis était valable pour une période de 21 ans renouvelable était une « erreur » et l’intimée pouvait, pour cette raison, invoquer l’article 64 de la Loi sur les Indiens. Le ministère aurait pu à tout le moins refuser de renouveler le permis en 1948 quand la PNH l’a informée de l’erreur, ce qu’il a finalement fait plusieurs années plus tard. Le ministère aurait pu prendre certaines mesures correctives. L’omission de ce dernier d’agir avec diligence pour remédier à la situation lorsqu’il a eu, ou aurait dû avoir, connaissance de l’erreur par suite de la demande formulée par la revendicatrice en 1948, constituait un manquement — un parmi bien d’autres dans le cours regrettable de ces événements. Comme le bois marchand situé sur la RI1 n’avait pas été récolté lorsque la PNH s’est plainte en 1948, le ministère aurait encore pu faire preuve de diligence de façon à s’assurer qu’il n’y ait pas de pertes, ou à tout le moins pour les réduire au minimum. Le manquement de 1942, bien qu’il ait clairement été commis, n’a pas eu d’incidence véritable sur le bois de la PNH avant 1948 et n’a pas causé de perte matérielle à la PNH avant 1948.

[136]  Comme je l’expliquerai brièvement, je ne vois pas pourquoi la revendicatrice ne peut pas formuler sa revendication comme elle le souhaite et recevoir une indemnité si les faits et le droit le justifient. Dans la présente revendication, il y a eu plusieurs manquements à l’obligation fiduciaire, mais ces manquements ne se sont peut-être pas tous traduits par une perte et il se peut que certains aient entraîné une perte moins importante que d’autres. Il n’est guère logique ou juste qu’une revendicatrice en soit réduite à solliciter une réparation pour un manquement n’ouvrant droit qu’à une indemnité minime, voire aucune, alors qu’elle pourrait être pleinement indemnisée. Cette conclusion s’accorde aussi avec les principes et la politique générale qui sous-tendent la réparation en equity qui s’applique dans ces circonstances, comme il en est question ci-après. Bien entendu, si les faits et le droit n’appuient pas la revendication, il ne peut y avoir indemnisation.

IX.  la réparation

A.  L’indemnité en equity

[137]  Dans les cas où il y a une obligation fiduciaire et où le fiduciaire détient un bien qui appartient à un tiers ou un bien dont il assume la garde au profit d’un tiers, l’indemnisation en equity fondée sur les principes du droit des fiducies est un recours possible (Guerin, p 361 à 363; Canson Enterprises Ltd c Boughton & Co, [1991] 3 RCS 534, par 24, 27, 72, 85 DLR (4th) 129 [Canson]).

[138]  Dans l’arrêt Whitefish Lake Band of Indians c Canada (Attorney General) (2007), 87 OR (3d) 321, 287 DLR (4th) 480 (CA) [Whitefish], le juge Laskin a fait l’observation suivante au sujet de la politique qui sous-tend l’indemnisation en equity dans le contexte des peuples autochtones au Canada : 

[traduction] L’obligation fiduciaire qu’a la Couronne envers notre peuple autochtone est d’une importance primordiale dans ce pays. Une façon de reconnaître son importance est d’accorder une indemnité en equity dans les cas de manquement. L’indemnisation en equity facilite l’atteinte des objectifs d’application de la loi et de dissuasion. Elle confirme l’importance que la cour accorde à l’obligation continue de la Couronne de respecter son obligation fiduciaire et à la nécessité de la dissuader de commettre d’autres manquements. [par 57]

[139]  L’objet de l’indemnisation en equity est de placer le bénéficiaire dans la situation où il se serait trouvé n’eût été le manquement (Guerin, p 361 à 363; Canson, par 70). La perte doit être évaluée au moment du procès plutôt qu’au moment du manquement, alors que la cour bénéficie pleinement du recul nécessaire, sous réserve des impondérables, et de la façon la plus favorable pour le bénéficiaire (Canson, par 24, 27; Whitefish, par 81,102; Guerin, p 363).

[140]  Placer le bénéficiaire dans la situation où il se serait trouvé n’eût été le manquement signifie qu’il a droit à une indemnité pour perte d’occasion et repose sur l’hypothèse que la PNH aurait voulu aliéner le bois de la façon la plus avantageuse possible. Il doit exister un lien entre le manquement et la perte, mais par ailleurs, les questions du lien de causalité, de la prévisibilité et de l’éloignement n’entrent pas en ligne de compte (Guerin, p 363; Canson, par 27; Semiahmoo, par 112; Whitefish, par 49, 53, 58).

[141]  Dans l’application de ces principes à la présente revendication, il faut d’abord se demander à quel manquement il convient de les appliquer? De toute évidence, les parties ne s’entendent pas sur ce point. Dans ses observations, la revendicatrice a reconnu qu’il pourrait y avoir eu plusieurs manquements, notamment en 1942 et dans les années antérieures et postérieures. Cependant, elle a choisi de présenter sa revendication pour le manquement qui aurait été commis en 1948 en s’appuyant sur un passage du jugement Daniels c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2013 CF 6, [2013] 2 RCF 268, dans lequel la cour rappelle que le demandeur a le droit de formuler l’action comme il l’entend :

Il est reconnu en droit qu’un demandeur peut formuler l’action comme il l’entend (sous réserve de diverses règles de procédure). Il n’appartient pas aux défendeurs de dire aux demandeurs quelle est leur cause ou quelle devrait être leur cause. [par 66; voir aussi Rumley c Colombie-Britannique, 2001 CSC 69, par 30, [2001] 3 RCS 184; Schroeder c DJO Canada Inc, 2009 SKQB 169, par 21 à 24, [2009] 11 WWR 497, tous les deux dans le contexte des recours collectifs]

[142]  Je ne crois pas que l’intimée ait contesté ce principe. Sa position était fondée sur d’autres arguments qui ont été examinés. Cependant, cela ne permet pas de déterminer lequel des manquements doit être considéré comme étant le point de départ de l’évaluation de l’indemnité devant être accordée à la PNH pour les pertes qu’elle a subies, le cas échéant.

[143]  L’intimée a fait valoir que, si le Tribunal reconnaissait que le manquement avait été commis en 1942, la revendicatrice devrait alors être déboutée puisqu’elle n’a pas présenté de revendication subsidiaire fondée sur le manquement de 1942. L’intimée a aussi indiqué que la PNH avait fondé sa réclamation sur le manquement survenu en 1948 à cause de l’avantage financier qu’elle pourrait tirer de l’augmentation des prix du bois sur le marché. Bien sûr, le corollaire est que cet avantage serait beaucoup moins grand si l’on utilisait les prix du marché déprimé de 1942, de sorte qu’il était avantageux pour l’intimée de choisir l’année 1942 comme étant l’année du manquement ouvrant droit à indemnisation.

[144]  Le Tribunal a déterminé que des manquements avaient été commis tant en 1942 qu’en 1948. La revendicatrice a articulé ses arguments autour de l’année 1948, en présentant entre autres des éléments quant à la façon dont la perte devrait être évaluée. En revanche, l’intimée a présenté des éléments de preuve selon lesquels la perte devrait être évaluée en utilisant 1942 comme point de départ. Selon moi, si le Tribunal a déterminé que le manquement de 1942 était celui qui ouvrait droit à indemnisation, il serait manifestement injuste d’empêcher la revendicatrice d’obtenir réparation parce qu’elle n’a pas présenté d’éléments de preuve ayant comme point de départ l’année 1942. La preuve présentée par l’intimée serait recevable et pourrait servir de fondement au calcul de l’indemnité. Ce serait une grande perte de temps et de ressources que d’agir autrement. L’intimée ne subirait aucun préjudice. Elle est au courant de la position et de la preuve de la revendicatrice depuis des mois et elle a soulevé son objection seulement pendant ou après l’audience. La revendicatrice ne subirait aucun préjudice si l’indemnité était calculée en fonction du manquement de 1942, en se fondant sur la preuve de l’intimée. La revendicatrice a eu amplement le temps d’examiner la preuve de l’intimée, d’y répondre et de présenter des observations sur sa recevabilité et sa fiabilité. Si cela avait été nécessaire, j’aurais été disposé à consentir à une modification l’acte de procédure nunc pro tunc.

[145]  L’intimée a soutenu que le manquement ouvrant droit à indemnisation a été commis en 1942, à cause de la « question fondamentale » énoncée dans la décision Whitefish :

[traduction] Pour indemniser Whitefish pour perte d’occasions, la question fondamentale que doit trancher le tribunal est de savoir ce qui serait vraisemblablement arrivé si la Couronne avait agi comme elle aurait dû et qu’elle n’avait pas manqué à son obligation fiduciaire. [par 68]

[146]  En réponse à cette question, l’intimée a formulé l‘argument suivant dans les observations écrites qu’elle a déposées avant l’audience (par 21) :

[traduction] La réponse à la « question fondamentale » soulevée dans Whitefish est que si la Couronne n’avait pas manqué à son obligation fiduciaire en invoquant la vente et en délivrant le permis, « ce qui serait vraisemblablement arrivé », c’est qu’elle aurait accepté l’offre. Autrement dit, une vente aurait tout de même été conclue avec BSW en 1942 et cette vente aurait été assortie à des conditions qui n’auraient pas constitué un manquement de l’obligation de la part de l’intimée. Compte tenu des faits de l’affaire, l’intimée avait l’intention d’accepter l’offre de BSW si les parties ne parvenaient pas à s’entendre sur la vente au comptant. L’année pertinente quant au calcul de l’indemnité doit donc être 1942.

[147]  Dans le jugement Fairford, le juge Rothstein a conclu que ce qui aurait pu aussi arriver, n’eût été le manquement, ne libérait pas le fiduciaire de sa responsabilité (voir paragraphe 77 ci-dessus). C’est là la réponse la plus simple à la « question fondamentale » posée par l’intimée. Elle soulève cependant plusieurs autres problèmes. Tout d’abord, le cas de figure évoqué ne s’est pas produit. Il s’agissait d’une situation conjecturale. BSW Limited aurait pu obtenir un permis fondé sur des droits de coupe, mais compte tenu de ses plans d’aménagement, elle n’aurait peut-être pas réussi à récolter le bois dans le délai prescrit. En outre, comme je l’ai déjà affirmé, l’offre fondée sur des droits de coupe présentait aussi des lacunes et faisait partie intégrante du manquement général de l’intimée à son obligation fiduciaire. Tout le processus d’appel d’offres et d’acceptation de 1942 s’est déroulé sans que les conditions initiales de la cession ne soient prises en compte et que la PNH ne soit informée ou consultée. Même s’il a été admis qu’un manquement a été commis en 1942, il serait étrange et injuste de fonder l’indemnité sur le cas de figure proposé – fondé sur l’année 1942 –, mais également vicié, d’autant plus qu’à cette époque, les arbres visés par l’appel d’offres n’avaient pas été coupés et que les événements se bousculaient, notamment en raison des fluctuations importantes des prix du marché.

[148]  Pour plusieurs raisons, je crois qu’il est préférable d’utiliser l’année 1948 comme point de départ. Pour commencer, un manquement a effectivement été commis en 1948 et la PNH a fondé sa revendication sur ce manquement, comme elle était en droit de le faire. En 1948, l’intimée assumait toujours le rôle de fiduciaire du fait que, ayant accepté une cession valide, elle avait la garde du bois marchand de la RI1. L’intimée a continué à délivrer des permis illégaux. En 1948, son bénéficiaire l’a informée de cette illégalité et de la fixation déraisonnable des prix, mais elle a tout de même omis ou refusé de vérifier le bien-fondé de ces plaintes; encore là, la récolte n’était pas commencée, ce qui donnait à la Couronne l’occasion d’empêcher que la PNH ne subisse une perte, ou l’occasion de réduire cette perte au minimum. En 1948, le ministère était au courant des questions d’illégalité et de déraisonnabilité, ou aurait dû l’être. Une autre solution aurait pu être adoptée en 1948, de sorte le bois aurait pu être récolté de façon plus avantageuse et conforme à la loi. Il y a clairement un lien, sur les plans factuel et temporel, entre ces aspects du manquement et la perte réclamée.

[149]  J’arrive à la conclusion que la réponse à la « question fondamentale » est que, si l’offre forfaitaire de 1942 n’avait été acceptée et que la soumission présentée dans le cadre de l’appel d’offres l’avait été, il y aurait tout de même eu manquement. La proposition du ministère selon laquelle il aurait accepté la soumission ne constitue pas une réponse à la question fondamentale, parce que cette option n’était pas plus valable. Il aurait été préférable de procéder à une nouvelle évaluation, de consulter la PNH et de lancer un nouvel appel d’offres qui aurait tenu compte des opinions de la PNH et des conditions de la cession. Il serait complètement conjectural d’essayer de déterminer quel aurait été le meilleur moment pour lancer un nouvel appel d’offres et l’issue de cet appel, et de procéder à l’établissement des coûts requis par un tel processus.

[150]  Cependant, comme elle était au courant de la situation en 1948, que serait-il vraisemblablement arrivé si l’intimée avait tenu compte de la demande de la PNH de sorte qu’aucun manquement n’aurait été commis à ce moment-là? Il est probable que l’entente conclue avec BSW Limited aurait été annulée ou que son permis n’aurait pas été renouvelé (ce qui est finalement arrivé). Une nouvelle entente aurait pu être négociée avec BSW Limited en fonction des conditions du marché de l’époque et de la période habituelle de récolte, ou le processus d’appel d’offres aurait pu être lancé de nouveau. L’intimée aurait pu être poursuivie en justice par BSW Limited, et quoi qu’il en soit, elle aurait eu à se défendre le mieux possible. Elle avait une obligation envers son bénéficiaire et cette obligation exigeait d’elle qu’elle prenne des mesures correctives de la façon la plus diligente et efficace possible. Je conclus donc que l’année 1948 est le point de départ qu’il convient d’adopter pour établir l’indemnité. 

B.  L’indemnité de base

1.  La valeur présumée

a)  Les experts

[151]  Chacune des parties a retenu les services d’un expert afin qu’il se prononce sur le montant qui permettrait d’indemniser adéquatement la revendicatrice de la perte de revenus qu’elle a subie par suite de l’aliénation de la RI1 et qui la placerait dans la situation où elle se serait trouvée n’eût été le manquement. Les experts se sont principalement intéressés aux revenus que la revendicatrice aurait dû tirer de la vente du bois marchand de la RI1 au moment du manquement (« les revenus présumés ») et à la valeur de toute diminution du volume de bois sur la réserve (« valeur réduite de la RI1 ») causée par le fait que la réserve n’a pas pu se régénérer plus rapidement, et faire l’objet d’une nouvelle récolte, étant donné que BSW Limited s’est livrée à des activités forestières jusqu’en 1970. Dans l’application de ces opinions au calcul d’une indemnité équitable, le Tribunal garde à l’esprit les principes juridiques examinés précédemment.

[152]  La revendicatrice a retenu les services de M. Alec Orr-Ewing (« AOE ») à titre d’expert, alors que l’intimée a retenu les services de M. Douglas A. Ruffle (« DAR »).

[153]  AOE a d’abord reçu une formation d’« estimateur de bois de sciage » dont le travail consistait à faire l’inventaire d’une forêt sur pied afin de connaître le volume, les espèces, la composition et la qualité du bois.C’est sur le terrain que l’estimateur acquiert ses compétences, alors qu’il est sous la supervision d’un mentor. AOE compte 40 ans d’expérience en tant qu’estimateur de bois de sciage. Au cours des 20 dernières années, il a aussi été évaluateur professionnel de bois sur pied, historique et actuel. Il a joué un rôle important dans la création de l’organisme appelé « Applied Science Technicians and Technologists of British Columbia », qui fixe et applique les normes professionnelles provinciales en matière d’inventaire et d’évaluation du bois. Pour le remercier de sa contribution, on lui a décerné la première certification d’accréditation. Son expérience et son savoir dans le domaine excèdent de loin la norme minimale nécessaire pour l’accréditation. En 2006, il est aussi devenu technicien forestier accrédité, ce qui lui permettait de participer à certains types d’activités forestières, même s’il devait être supervisé lorsqu’il participait à d’autres types d’activités. Il a beaucoup travaillé dans l’industrie du bois, comme évaluateur par exemple, et il a rédigé de nombreux rapports, notamment à des fins judiciaires.

[154]  DAR a obtenu son baccalauréat ès sciences en foresterie à l’Université de la Colombie-Britannique en 1980 et il a travaillé comme ingénieur forestier pendant les trois premières années de sa carrière. En 1982, il est devenu forestier professionnel accrédité auprès de l’Association des forestiers de la Colombie-Britannique. Il s’agit du plus haut niveau d’accréditation accordé par l’Association, de sorte qu’il pouvait exercer tous les types d’activités forestières sans supervision. En 1985, il a obtenu une maîtrise en administration des affaires de l’Université de la Colombie-Britannique et il a dès lors commencé à travailler comme consultant en foresterie. Au moment où il a commencé à participer à la présente revendication, il avait effectué environ 400 évaluations forestières, principalement dans les forêts situées sur le littoral de la Colombie-Britannique.

[155]  Les deux experts ont rédigé des rapports d’évaluation concernant le bois de la RI1. Ils ont terminé leurs rapports initiaux en février 2013 et les ont alors échangés. Chacun d’eux a répondu à l’autre dans un autre rapport écrit, ces rapports de réponse ont donné lieu à des répliques, et le tout a été terminé à la fin d’avril 2013. Pendant qu’ils rédigeaient ces différents rapports, DAR et AOE se sont rencontrés pour discuter de certaines questions. En octobre 2013, AOE a rédigé un autre rapport sommaire pour corriger quelques erreurs mathématiques qui avaient été découvertes.

[156]  Les deux experts devaient supposer qu’une quantité totale de 21 500 000 pmp pouvait être récoltée (la quantité convenue finalement enlevée par BSW Limited). Ils devaient également supposer que cette quantité de bois serait récoltée sur une période de six ans.

[157]  Les avocats de la revendicatrice ont demandé à AOE de supposer que la récolte avait débuté en 1948, comme ce fut le cas, et de répondre aux questions suivantes :

(i)  Quel montant la Nation aurait-elle dû recevoir pour le volume de bois qui a été récolté par la Compagnie sur la RI1?

(ii)  Quelle occasion la Nation a-t-elle perdue. compte tenu de l’exploitabilité financière de son inventaire forestier sur la RI1, en raison de la longue période de récolte accordée à la Compagnie?  [pièce 12, p 4]

[158]  L’intimée a demandé ce qui suit à DAR : 

(i)  Quel montant la Nation aurait-elle dû recevoir par suite de la vente du bois sur la RI1 Numukamis si le gouvernement du Canada avait accepté l’offre présentée par Bloedel, Stewart et Welch Ltd. en 1942?

(ii)  Quel montant la Nation aurait-elle dû recevoir par suite de la vente du bois sur la RI1 Numukamis s’il avait été vendu en 1948 à l’issue d’un processus d’appel d’offres conforme à la Loi sur les Indiens, S.R.C. 1927, ch. 98, et son Règlement concernant l’aliénation du bois sur les réserves indiennes, C.P. 1520? [pièce 8, p 1]

[159]  De toute évidence, les questions posées à chacun des experts n’étaient pas les mêmes. Plus précisément, AOE n’a pas été appelé à évaluer le bois en supposant que la récolte avait débuté en 1942, et DAR n’a pas été appelé à se prononcer sur la valeur de la perte d’occasion. Cependant, après avoir eu l’occasion d’examiner le rapport de l’autre et d’y répondre, chacun des experts a finalement fourni son évaluation en se fondant sur le fait que la récolte avait débuté en 1948 et a établi la valeur de la perte d’occasion.

[160]  Malheureusement, DAR est décédé au début de l’été 2013, quelques semaines avant la date prévue de l’audience, ce qui a nécessité un ajournement. Cependant, au lieu de retenir les services d’un autre expert, ce qui aurait causé d’autres dépenses et retards, les avocats ont convenu que les rapports de DAR pouvaient être admis en preuve comme avis d’expert, et la revendicatrice a renoncé à son droit de contre-interroger. AOE a témoigné à l’audience en novembre 2013 et a été reconnu en tant qu’expert de la façon habituelle. Ses rapports ont aussi été admis en preuve. L’intimée a pu le contre-interroger et le Tribunal a pu observer directement le témoin et son témoignage. Cette solution était loin d’être parfaite, mais très pratique et le Tribunal souhaite le souligner et exprimer sa gratitude pour avoir pu en bénéficier. Lors de l’appréciation de la preuve de ces experts, le Tribunal a pris en considération cette situation malheureuse.

[161]  L’intimée a exhorté le Tribunal à retenir l’avis de DAR plutôt que celui de AOE, et ce, pour plusieurs raisons :

  1. AOE n’avait pas respecté la directive selon laquelle il devait supposer que le bois serait récolté sur une période de six ans. AOE a estimé que, que [traduction] « selon les données historiques et son opinion professionnelle, il était plus probable que la récolte s’effectue en 4,5 années ».

  2. Il n’avait pas tenu compte des redevances dans sa première estimation, mais après avoir lu le rapport de DAR, il a estimé qu’il était raisonnable d’en tenir compte puisqu’elles constituaient un revenu qui aurait été touché. Par conséquent, il a modifié son opinion.

  3. Il n’avait pas évalué l’effet des marchés d’exportation sur la valeur du bois en ajoutant une prime à l’exportation dans son calcul. Il a d’abord adopté cette approche parce qu’il croyait qu’il n’y avait pas suffisamment de données pour apprécier ce facteur. Cependant, après avoir lu le rapport de DAR, qui tenait compte d’une prime de marché, il a jugé qu’il était approprié de faire de même et il a modifié son opinion. Le bois de la RI1 n’était pas assujetti aux restrictions à l’exportation imposées par le gouvernement et aux droits généralement applicables. Il était donc avantageux de l’exporter.

  4. Dans son rapport initial, il avait tenu pour acquis qu’une quantité égale de bois serait récoltée chaque année (c.-à-d. un décroissement constant), alors que DAR avait présumé que, à cette époque de hausse rapide des prix, une société forestière ferait la récolte en fonction de l’évolution du marché et récolterait alors plus de bois durant les années où une hausse des prix était prévue. Après avoir examiné le premier rapport de DAR, AOE a estimé qu’il était approprié de tenir compte d’un affaiblissement du marché et il a modifié son opinion en conséquence.

  5. DAR et AOE avaient eu recours à des méthodes différentes pour estimer les « taux de droits de coupe »applicables au bois de la RI1, c.-à-d. déterminer la valeur de chaque bille, après déduction des dépenses et profits de la société forestière. Dans sa réponse au premier rapport d’AOE, DAR a reconnu que l’approche d’AOE était valide, mais il a émis des doutes quant à l’application, par AOE, d’un ratio de 19 % et il a affirmé que ce ratio aurait dû être de 25 %. Avoir avoir examiné cette réplique, AOE a reconnu son erreur et a révisé son ratio à la hausse à 25 %.

  6. En plus du bois qui avait supposément été enlevé (le « bois attribué ») en fonction des espèces énumérées dans le rapport d’Eustace Smith, AOE avait aussi tenu compte du « bois non attribué »,lequel n’avait pas été pris en considération dans le rapport d’Eustace Smith ou visé par l’appel d’offres de la RI1. Le bois non attribué n’avait pas non plus été mentionné dans les instructions données aux experts. DAR croyait que ce bois n’avait pas une grande valeur et qu’il n’aurait pas dû faire partie des facteurs à considérer. Dans son rapport, AOE a indiqué que ce bois avait une valeur et en a tenu compte dans son opinion, ce qui a entraîné une augmentation de la valeur ultime du bois.

[162]  J’ai lu plusieurs fois les rapports des deux experts avec attention. Je ne vais pas m’attarder sur les détails de leurs méthodes. DAR a exprimé l’opinion selon laquelle la valeur d’épuisement de la ressource de quatre années et demie entraînait une « légère » différence dans les volumes d’une année à l’autre. AOE a déclaré qu’il avait utilisé une valeur d’épuisement de six ans dans son rapport initial et a renvoyé le Tribunal aux calculs figurant dans son rapport, dont le résultat n’était guère différent. AOE aurait dû suivre les directives qui lui avaient été données, mais je suis convaincu que les différentes valeurs d’épuisement de la ressource importaient peu. Il a affirmé que les modifications apportées à ses rapports étaient fondées sur sa propre opinion professionnelle, et non celle de DAR. Les experts ont utilisé des méthodes très similaires pour calculer les valeurs du bois attribué et, en fin de compte, chacun n’avait rien à reprocher à la méthode de l’autre.

[163]   Je n’ai pas eu l’occasion d’entendre DAR, mais j’estime que ses rapports expliquaient très clairement les composantes complexes de son évaluation. Il a exposé son raisonnement patiemment et minutieusement. Il a expliqué les termes et les concepts en cause d’une manière qu’une personne qui ne connaît pratiquement rien à l’industrie forestière pourrait comprendre. Cela a été très utile pour le Tribunal. De façon tout aussi patiente et claire, il a expliqué les hypothèses sur lesquelles il se fondait, les mesures qu’il appliquait et les raisons pour lesquelles il les appliquait, et ce, avec de nombreux renseignements à l’appui en annexes. Il était confiant et sa méthode était convaincante, facile à comprendre et bien expliquée. Le fait qu’il n’ait pas eu à apporter de modifications à son opinion et qu’il ait relevé des inexactitudes dans le rapport de son homologue démontrait un degré élevé d’attention. J’ai été particulièrement impressionné par sa compréhension de la dynamique des forces du marché et de l’historique de cette dynamique.

[164]  DAR semblait aussi s’efforcer d’être juste envers l’autre partie au lieu de simplement tenter d’être le meilleur témoin possible pour son client. Par exemple, il a poliment critiqué le rapport d’Eustace Smith parce qu’il était trop conservateur. Les raisons justifiant l’approche adoptée par Smith étaient compréhensibles (même si elles n’étaient pas nécessairement correctes), mais elles ne semblent pas avoir été divulguées au Canada. Comme les conditions du marché avaient rapidement évolué vers la fin de la guerre, DAR a aussi critiqué le Canada pour ne pas avoir mis à jour le rapport d’Eustace Smith quand la RI1 a de nouveau fait l’objet d’un appel d’offres en 1942. Il a également justifié l’examen rétrospectif auquel il a procédé alors qu’il n’y était pas tenu dans le genre d’évaluation qu’il devait faire en l’espèce : il estimait que c’était ce qu’il devait faire en raison de l’état inhabituel du marché à l’époque. Il était aussi d’avis que le fait que le Canada ait, à maintes reprises, affirmé que le risque d’incendie était un facteur de motivation dans la décision de vendre au comptant et d’accepter une plus longue période de récolte ne constituait pas une véritable préoccupation en ce qui concerne la RI1.

[165]  AOE a également produit un rapport dont les conclusions étaient étayées par une abondance de renseignements, mais où les explications étaient moins nombreuses. Je n’ai pas vraiment compris le raisonnement sous-tendant son rapport jusqu’à ce que j’entende son témoignage à l’audience. AOE a alors pu expliquer son approche et les différences qu’elle présentait avec celle DAR. Il a été un excellent témoin. Je suis convaincu qu’il essayait d’aider le Tribunal. Il a d’ailleurs franchement admis avoir apporté des modifications à son rapport initial après avoir examiné la méthode de DAR. J’en conclus qu’AOE avait un grand respect pour DAR et qu’il était d’avis que les questions en litige devaient être traitées comme DAR l’avait fait ou suggéré. Cependant, il a apporté ces modifications en se fondant sur son propre jugement professionnel et sa grande expérience. Je conclus aussi qu’AOE n’était pas aussi à l’aise ou confiant pour analyser l’historique du marché que l’était DAR, et qu’il ne possédait pas la même vaste expérience en analyse de marché. Je favorise donc l’opinion de DAR lorsqu’il est question de l’analyse des marchés.

[166]  Cependant, j’ai été impressionné par l’étendue des connaissances et de l’expérience d’AOE en ce qui concerne l’exploitation forestière « sur le terrain ». Son expérience en réalisation d’inventaires forestiers était évidente. Il comprenait et pouvait expliquer pourquoi un exploitant coupait le bois comme il le faisait et comment le bois se retrouvait sur le marché. Cela ressort clairement de l’explication qu’il a fournie au sujet du « bois non attribué », dont je traiterai un peu plus loin. Par conséquent, je préfère le témoignage d’AOE par rapport à DAR lorsqu’il est question des activités forestières « sur le terrain ». 

b)  Le bois attribué

[167]  Finalement, les experts ont eu recours à des méthodes semblables ou à des méthodes que chacun considérait comme appropriées, pour arriver à leurs opinions respectives sur la valeur du « bois attribué ». Ce bois était composé des 21 500 000 pmp qui avaient été récoltés et payés par BSW Limited. DAR a estimé que, en 1948, la valeur de ce bois était de 244 585 $, alors qu’AOE l’a évalué à 275 002 $. DAR, qui avait aussi établi les quantités minimales et maximales de bois pouvant être coupé sur la RI1 (c.-à-d. le « bois exploitable ») a donc établi des valeurs minimales et maximales. Il a qualifié le montant de 244 585 $ de scénario « de référence », ce qui était aussi la valeur qu’on lui avait donné pour instruction d’attribuer aux 21 500 000 pmp pour mesurer l’effort de récolte de BSW Limited. J’estime que ces valeurs ont été établies pour montrer les quantités de bois qui auraient pu être récoltées vu la baisse des prix et le manque général de concurrence à l’époque du rapport d’Eustace Smith. Dans un marché déprimé, seuls les meilleurs arbres auraient été récoltés et il serait resté moins d’arbres que dans un marché plus favorable. Aussi intéressant que cela puisse être, ces valeurs ne sont, selon moi, que des valeurs et ne font que démontrer la compréhension des marchés qu’avait DAR. Je préfère son scénario « de référence » puisqu’il fondait sa thèse sur les directives données, selon lesquelles il y avait 21 500 000 pmp.

[168]  Il y avait une différence de 30 417 $ entre les évaluations des experts en ce qui concerne le bois attribué. Je ne puis voir aucune erreur dans l’approche adoptée par chacun d’eux, pas plus que les résultats obtenus. Bien qu’AOE ait eu besoin de temps et qu’il ait dû revoir sa méthode avant d’arriver à son nombre final, DAR n’a pas critiqué le résultat et AOE a compris la méthode ultime et l’a adoptée. Il semble évident que, bien que les évaluations faites par les experts aient été fondées sur leur expérience et leur compréhension approfondie de certains facteurs complexes, leurs chiffres finaux étaient fondés sur leur jugement professionnel, un exercice qui relève davantage de l’art que de la science. En outre, leurs conclusions respectives sur la valeur du bois attribué étaient des estimations, et non des calculs précis.

[169]  Lorsque vient le temps d’établir une valeur, je cite les propos formulés par juge Laskin, au par 90 de la décision Whitefish : [traduction] « En equity, l’indemnité est évaluée, et non calculée, et ce, à la date du procès, et non à la date du préjudice ou du manquement ». Il ne s’agit pas d’un calcul exact. Il s’agit plutôt d’une approximation « éclairée » qui, sans être excessive ou punitive pour l’intimée, vise à placer la revendicatrice dans sa situation initiale de façon aussi équitable que possible et selon ce qui est le mieux pour elle. Je conclus donc que la moyenne des valeurs attribuées au bois par les experts serait un montant juste, que j’estime être de 259 793,50 $. Le processus qui consiste à ajuster le montant en fonction de la valeur actuelle s’effectuera à la deuxième étape de la présente revendication, comme les parties l’ont convenu et comme le Tribunal l’a précédemment ordonné.

c)  Le bois non attribué

[170]  AOE a aussi affirmé que la perte de 1948 incluait le « bois non attribué », qui, selon lui, avait une valeur de 19 804 $. DAR n’était pas d’accord pour dire qu’une telle catégorie de perte existait dans le contexte de la présente revendication ou qu’elle avait une valeur indemnisable.

[171]  Le « bois non attribué » représentait bien plus que les 21 500 000 pmp établis dans l’exposé conjoint des faits. Comme je l’ai déjà indiqué, ce chiffre de 21 500 000 pmp correspondait à la quantité de « bois attribué », notamment les billes récoltées et cubées par BSW Limited (c.à-d. mesurées, classées et définies comme bois marchand à des fins de revenu, y compris les redevances). À partir de factures réelles, AOE a répertorié 2 850 000 pmp supplémentaires (12 % du « cubage » total) pris par BSW Limited, mais pour lesquels la PNH n’avait reçu aucun argent. AOE a estimé la valeur du bois non attribué à 19 804 $ et a ajouté cette valeur à celle du bois attribué, et a établi la perte totale de revenus à 294 806 $ pour l’année 1948. 

[172]  Comme l’a dit AOE, dans l’industrie forestière côtière de la Colombie-Britannique, les billes sont habituellement coupées, envoyées en eau libre afin d’être cubées (c.-à-d. classées), puis transportées. Elles sont assemblées en grandes estacades ou en radeaux et transportées vers les marchés ou à la scierie. Dans le cas de BSW Limited, les billes ont été versées dans la rivière Sarita, au sud de la RI1, où elles ont été cubées et gardées jusqu’à ce qu’elles soient prêtes à être transportées à la scierie de la compagnie, à Port Alberni. Le bois non attribué d’AOE était constitué des sortes de billes suivantes :

  1. Billes sans marque visible (« SMV »): Quand les billes étaient coupées, une marque unique d’identification y était martelée afin d’identifier le propriétaire du site où elles avaient été récoltées (les billes étaient traitées différemment, s’agissant de la valeur du bois sur pied et d’autres aspects, selon le type de tenure dont elles provenaient). Après avoir été mises à l’eau pour le cubage, certaines billes ne présentaient aucune marque visible (peut-être, par exemple, parce que la marque se trouvait sous l’eau ou qu’elle avait été endommagée). Les cubeurs enregistraient ces billes sous le titre « SMV »et aucune valeur n’était attribuée. BSW Limited avait travaillé à l’exploitation forestière de plusieurs régions près de la RI1 et les billes provenant de ces régions étaient assemblées en estacades. AOE a remarqué qu’il y avait un nombre anormalement élevé de billes SMV enregistrées sur les factures de 1948 de la compagnie et qu’aucune n’avait été attribuée à la RI1, ce qui, selon AOE, était statistiquement impossible. Cela l’a incité à examiner de plus près les autres types de bois qui sont habituellement exclus. Selon lui, les billes SMV auraient dû être réparties selon le propriétaire ou le site et une certaine valeur aurait dû, par conséquent, être attribuée à la RI1.

  2. Billes « de rebut »: Le gouvernement de la Colombie-Britannique avait établi trois classes de bois en 1915 (sapin, cèdre et épinette). Tout ce qui n’entrait pas dans ces classes et qui présentait des dimensions acceptables était, par définition, un rebut et était enregistré comme tel. Dans les faits, les rebuts constituaient une quatrième classe. En 1942, la pruche et le sapin baumier étaient des rebuts. Quand le système de classement a été établi, il y avait pas ou peu de marché pour la pruche et le sapin baumier, lesquels étaient essentiellement considérés comme des espèces de qualité médiocre. Cependant, ces espèces ont par la suite été utilisées dans la fabrication de la pâte. En résumé, l’industrie a changé, mais pas le système de classement. En 1942, il y avait un marché pour la pâte et il était en pleine croissance. Enfin, en 1948, une classe a été créée pour la pruche, et plus tard, une autre a été créée pour le sapin baumier.

  3. « Bois fondrier »: Il s’agissait des billes qui avaient coulé ou qui étaient susceptibles de couler avant qu’elles n’atteignent le marché. Encore là, le bois fondrier était enregistré, mais exclu du revenu. Or, si du bois fondrier se rendait à la scierie, il était traité. AOE a affirmé que les billes étaient habituellement assemblées en « radeaux Douglas », c’est-à-dire qu’elles étaient rattachées les unes aux autres de façon à les empêcher de couler. BSW Limited n’a peut-être pas utilisé cette méthode à cause de son système souple de récolte dans la région de la RI1 et des autres forêts avoisinantes. Elle a peut-être laissé les billes dans l’eau pendant un certain temps jusqu’à ce que la scierie soit prête à les recevoir, ce qui expliquerait le nombre de billes de rebut. Autrement dit, la zone d’assemblage dans la rivière Sarita était possiblement un lieu d’entreposage. Cependant, l’exploitant (appelé un « entrepreneur forestier ») transportait les billes vers les marchés le plus rapidement possible afin d’en tirer un revenu. L’entrepreneur forestier assemblait les billes en radeaux Douglas pour le transport et il y avait une perte de bois minimale.

  4. « Fragments »: Le bois marchand devait être d’une longueur minimale de 16 pieds, avec un diamètre minimal à un bout. Toute pièce de bois d’une longueur inférieure à 16 pieds était considérée comme un « fragment ».

[173]  AOE a quantifié ces quatre types de bois non attribué en se fondant sur les renseignements figurant sur les factures de l’époque et sur sa connaissance de la RI1 et de la région en général. Ses hypothèses et la manière dont il a quantifié et évalué chaque catégorie de bois non attribué étaient expliquées de façon détaillée dans ses rapports. À l’issue de cette analyse, il est arrivé à la valeur indiquée. Il croyait fermement que, comme le bois non attribué avait existé et qu’il avait été pris par BSW Limited sans avoir été payé, il devait être compté, évalué et porté au crédit de la revendicatrice. Il a fait valoir qu’aucun exploitant de l’époque ne se serait donné la peine d’assembler, d’enregistrer et de transporter le bois non attribué à moins qu’il ne soit possible d’en tirer un revenu. BSW Limited avait une usine de pâte à Port Alberni et ce type d’usine se multipliait dans la province. Aussi, en 1948, le marché de la pâte prenait de l’ampleur.

[174]  DAR était en profond désaccord. Dans son rapport, il a indiqué que le propriétaire foncier (« détenteur de tenure forestière ») assumait généralement les pertes subies à l’égard du bois fondrier, des rebuts et des fragments lorsqu’ils étaient vendus sur la base de droits de coupe, comme la vente hypothétique envisagée dans l’examen de ce qui se serait passé en 1948 n’eût été le manquement. Il a ajouté qu’il était généralement accepté dans l’industrie forestière de n’attribuer qu’une valeur négligeable à ce type de bois (c. à d. non attribué) de sorte qu’il n’était pas nécessaire de le cuber ou d’imposer des droits de coupe ou des redevances. Il a critiqué l’analyse d’AEO parce que seul le nombre de rebuts, de bois fondrier et de fragments figurait sur les factures invoquées sans aucune précision quant à l’endroit où ils avaient été récoltés, à l’espèce, à la classe, au volume et aux taux des droits de coupe ou des redevances. Si BSW Limited avait tiré un certain avantage du bois non attribué, c’est seulement parce qu’elle détenait une usine de pâte à Port Alberni. Ce n’aurait pas été le cas d’un autre exploitant, qui n’aurait alors eu aucune raison d’enlever les billes de la forêt et les aurait laissés sur le tapis forestier. Quoi qu’il en soit, les rebuts et les fragments auraient probablement entraîné une perte ou auraient présenté très peu de valeur de sorte qu’ils n’auraient pas été enlevés; et bien que le bois fondrier ait pu avoir une certaine valeur, il aurait probablement coulé avant d’atteindre le marché et aucun revenu n’aurait donc pu en être tiré.

[175]  S’agissant des billes SMV, DAR croyait qu’elles étaient probablement visées par le permis de vente de bois accordé à BSW Limited, ce qui signifiait que le paiement de ces billes avait été versé à la province plutôt qu’au Canada. Il avait examiné les permis de vente de bois de la compagnie et les volumes autorisés par eux avant d’arriver à cette conclusion. Il a également souligné que les permis de vente étaient assujettis à des droits de coupe élevés alors qu’il n’y avait pas de droits de coupe ou de redevances sur la RI1. Cela aurait eu pour effet d’augmenter les coûts de la compagnie, mais celle-ci aurait eu à donner son accord. Quoi qu’il en soit, BSW Limited avait payé des droits de coupe à la province pour les billes.

[176]  J’ai attentivement examiné les rapports et les témoignages. À mon avis, les observations et le raisonnement d’AOE étaient raisonnables et pratiques, ce qui témoigne de sa compréhension approfondie du fonctionnement de l’industrie sur le terrain. Je suis convaincu qu’il a adéquatement répondu, lors de son témoignage, aux observations formulées par DAR en ce qui concerne les billes SMV. Il a convenu que BSW Limited avait probablement versé des droits à la province plutôt qu’au Canada (transcription de l’audience, 13 novembre 2013, p 158 et 159). Or, selon lui, une certaine partie des billes SMV provenaient de la RI1 et la bande n’avait rien reçu en échange. La question n’était pas de savoir qui avait versé les droits de coupe. Mais il reste que ces billes avaient une certaine valeur et représentaient des revenus que la PNH n’a pas reçus. Je conviens que là est la véritable question.

[177]  Les rebuts représentaient bel et bien une quatrième classe au moment de la vente en 1942. Ils avaient une certaine valeur, mais ils étaient expressément exclus des 21 500 000 pmp enregistrés comme bois marchand pour lequel la PNH avait été payée. Pourtant, la revendicatrice n’a rien reçu pour ces rebuts. De même, il y avait des fragments de toutes les espèces, mais ils mesuraient moins de 16 pieds. Ceux-ci avaient aussi une certaine valeur, qu’ils aient été utilisés pour la pâte ou pour toute autre fin, mais là encore, la PNH n’a rien reçu. En 1948, le marché de la pâte – un marché viable et en pleine croissance, qui n’existait pas au moment de la rédaction du rapport d’Eustace Smith -- commençait à prendre de la vigueur alors que la guerre prenait fin. Le bois fondrier avait était cubé et il aurait été enregistré comme bois marchand s’il n’avait pas coulé ou s’il n’avait pas été jugé susceptible de couler. Il est possible que BSW Limited ait fait en sorte que les billes absorbent l’eau, mais c’est à elle qu’en incombait la responsabilité. Je reconnais que l’exploitant était la personne de référence et qu’il n’aurait pas laissé les billes dans l’eau jusqu’à ce qu’elles coulent, ou il aurait évité de les perdre en en faisant un radeau Douglas. 

[178]  Je souscris à l’observation d’AOE qu’il était illogique que BSW Limited prenne la peine de supporter les coûts afférents au bois non attribué, sauf s’il avait une valeur pour la compagnie — valeur pour laquelle la PNH n’a reçu aucun argent. La compagnie n’aurait pas assemblé le bois non attribué en estacade afin de le cuber si elle n’avait pas l’intention de la prendre. S’il n’avait aucune valeur, ce bois aurait été laissé sur le tapis forestier. Les billes qui avaient coulé auraient pu être récupérées ou transportées plus tôt ou de manière à les empêcher de couler. Certaines billes SMV devaient provenir de la RI1. 

[179]  Certes, il était difficile d’obtenir les volumes et les valeurs du bois non attribué. Cependant, je suis convaincu que la méthode d’AOE était rationnelle, raisonnable et probablement prudente. Je me fie à son opinion professionnelle pour ce qui est des opérations sur le terrain. La revendicatrice a le droit de faire une analyse rétrospective et de s’appuyer sur la présomption selon laquelle elle aurait aliéné le bois de la manière la plus avantageuse possible. J’estime que l’approche d’AOE à l’égard du bois attribué respecte ces principes d’equity. Pour ces raisons, j’estime que la revendicatrice a droit à une indemnité de 19 804 $ pour le bois non attribué, sur le fondement d’une vente effectuée en 1948.

[180]  Par conséquent, je conclus que la revendicatrice a doit à une indemnité de 279 597,50 $ pour le bois vendu à compter de 1948, dont 259 793,50 $ pour le bois attribué et 19 804 $ pour le bois non attribué, comme je l’ai déjà conclu.

2.  Les revenus réels perçus

[181]  Selon l’exposé conjoint des faits (par 31), la somme de 32 500 $ avait été placée dans le compte en fiducie portant intérêt de la PNH à Ottawa, et rapportait 5 % par année, et la PNH avait reçu des versements en espèces pour un total de 14 000 $. Pour effectuer le calcul de l’indemnité à laquelle a droit la revendicatrice, il faut soustraire de la valeur présumée le total de ce qu’elle a réellement perçu. Autrement, il s’agirait d’une double indemnisation.

[182]  Dans ses conclusions écrites finales, la revendicatrice a présenté une analyse assez détaillée de la somme qu’elle estime avoir reçue. L’analyse comportait un examen des grands livres des fonds en fiducie et des comptes des fonds en fiducie gérés par le Canada au nom de la PNH. La revendicatrice a dressé la liste des paiements versés et consignés, qu’elle a ensuite décrits. Elle a aussi présenté des observations sur les écarts entre les paiements qui auraient dû être versés, invoquant l’absence de preuve documentaire pour appuyer sa position. Elle a conclu son analyse en établissant à 53 403,72 $ la somme totale reçue par la PNH. 

[183]  La déclaration de revendication ne faisait mention d’aucun montant de revenu réellement perçu ni du fait que ce montant devait être calculé, bien qu’il soit implicite que ce montant doit être déduit pour éviter la double indemnisation. Or, il n’était pas indiqué dans la déclaration de revendication que le montant était contesté et aucune précision n’était fournie au sujet de ce montant. Par conséquent, l’intimée n’a pas abordé la question. L’exposé conjoint des faits ne faisait mention d’aucun montant réellement perçu, sauf ce qui est indiqué ci-dessus.

[184]  Les parties ont déposé des observations écrites avant l’audience. Dans ses observations, la revendicatrice a seulement fait valoir que la méthode la plus appropriée pour fixer la valeur de la perte globale consistait à déterminer le revenu présumé, à déterminer le revenu réellement perçu, à ajuster la valeur du revenu présumé et du revenu réel à la valeur actuelle, et à calculer la différence entre la valeur actuelle du revenu présumé et celle du revenu réel (observations écrites préalables à l’audience de la revendicatrice, par 84). La revendicatrice a ensuite déclaré qu’elle s’attendait à ce que la preuve présentée durant l’audience permette au Tribunal de déterminer, entre autres, la valeur du revenu réel (observations écrites préalables à l’audience de la revendicatrice, par 94). L’ordonnance sollicitée faisait donc état du [traduction] « […] revenu réellement perçu par la PNH à la suite de la vente de bois de 1942, selon les valeurs historiques établies à l’étape 1 de la revendication » (observations écrites préalables à l’audience de la revendicatrice, par 96c)). Cependant, aucun montant ni aucune précision n’étaient indiqués.

[185]  La revendicatrice a aussi déposé une déclaration préliminaire écrite au début de l’audience et l’a résumée oralement sans modification. Voici la seule référence que fait la revendicatrice aux revenus réellement perçus : 

[traduction] Selon la preuve d’expert, la PNH aurait reçu entre 240 000 $ et 300 000 $ dans le cadre d’une récolte de bois légale et prudente qui aurait débuté en 1948, comparativement au revenu réel approximatif de 70 000 $, reçu entre 1942 et 1969 en vertu d’une vente illégale échelonnée sur 21 ans. [déclaration préliminaire de la revendicatrice, par 40] 

[186]  Les deux parties ont présenté des observations orales à la conclusion de l’audience, mais n’ont fait aucune mention des revenus réellement perçus ou de leur calcul.

[187]  À ce stade du processus d’audience, l’intimée s’est opposée à l’évaluation du montant des revenus réellement perçus par la PNH. Elle s’est plainte du fait que la revendicatrice n’avait pas indiqué que le montant des revenus réellement perçus était contesté ou qu’une question était soulevée à cet égard. L’intimée a soutenu qu’elle n’avait pas fait d’observations à ce sujet parce qu’elle croyait aussi que les revenus réellement perçus s’élevaient à environ 70 000 $. Elle a affirmé que le nouveau montant de 53 403,72 $, invoqué par la revendicatrice, constituait une nouvelle revendication sur laquelle le Tribunal ne pouvait pas se prononcer parce qu’elle n’avait pas été présentée au ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, comme l’exige l’article 16 de la LTRP. L’intimée s’est aussi plainte du fait qu’elle n’avait pas eu la possibilité de produire des éléments de preuve ou de contredire cet aspect de la revendication parce qu’elle n’a pas été avisée de la question. L’intimée a fait valoir qu’elle subirait de ce fait un préjudice.

[188]  Comme je l’ai déjà indiqué, il est implicite et évident qu’il faut déduire les revenus réellement perçus des revenus présumés. J’estime que la revendication a été suffisamment établie dans la déclaration de revendication, quoiqu’elle n’ait pas été quantifiée. Le Tribunal ne sait pas pourquoi la question n’a pas été soulevée à l’audience de novembre 2013. Peut-être que les parties croyaient être d’accord sur le montant approximatif et qu’il n’était pas nécessaire de soulever la question à l’audience. Peut-être que la question s’est perdue dans la myriade de questions complexes en litige. Peu importe la raison, le Tribunal n’a pas été appelé à statuer sur cette question. Je conviens que l’intimée avait le droit de savoir avant l’audience que le montant des revenus réellement perçus était contesté afin de pouvoir faire des recherches, faire sa propre analyse et présenter des observations éclairées. Vu la façon dont la question a été soulevée, le processus habituel de production de la preuve a été court-circuité, tout comme l’a été son examen lors de la conférence de gestion de l’instance, qui fait partie de la procédure habituelle du Tribunal et qui permet de définir, de clarifier, de divulguer et de restreindre les sujets du litige.

[189]  Pour ces motifs, je refuse de quantifier les revenus réellement perçus par la PNH à ce stade-ci. Il restera à statuer sur cette question. Les parties sont invitées à faire de leur mieux pour arriver à une entente sur cette question par la coopération et par le compromis. Autrement, il faudra tenir une autre audience si la question ne peut pas être traitée à la deuxième étape de l’audience, dont l’objectif principal est de déterminer les valeurs actuelles. Les parties devraient prévoir une conférence de gestion de l’instance afin de régler l’affaire si elles ne peuvent pas la résoudre elles-mêmes.

3.  La valeur réduite de la RIl

[190]  La revendicatrice a réclamé une indemnité pour la valeur réduite de la RI1 par suite de la période de 28 ans pendant laquelle BSW Limited a pu exploiter la réserve, et a empêché de ce fait la PNH d’en faire autant pendant ce temps en plus de retarder la régénération de la forêt. En effet, les arbres auraient pu raisonnablement regénérer si la période de récolte de la compagnie n’avait duré que six ans à partir de 1948.

[191]  L’intimée a reconnu que, conformément aux principes formulés dans l’arrêt Guerin, les considérations de causalité, de prévisibilité et d’éloignement du dommage n’entrent pas en compte dans la détermination de la responsabilité en cas de manquement à une obligation fiduciaire (Guerin, p 361). Cependant, elle a fait valoir qu’il doit quand même y avoir une perte pour que naisse une responsabilité. À l’appui de cette proposition, l’intimée s’est fondée sur l’arrêt Guerin dans lequel la Cour suprême a approuvé une conclusion tirée de la décision australienne Re. Dawson; Union Fidelity Trustee Co. c Perpetual Trustee Co. (1966), 84 WN (Pt 1 (NSW) 399, p 404 à 406 :

Les principes compris dans cette façon de voir ne semblent pas soulever la question de savoir si la perte a été causée par le manquement ou si elle en découle. Il semblerait plutôt qu’il faille, dans chaque cas, déterminer si la perte se serait produite s’il n’y avait pas eu de manquement. [cité dans Guerin, p 361]

[192]  De plus, s’appuyant sur Whitefish, l’intimée a affirmé que, en equity, il était approprié d’examiner la nature de la perte pour déterminer la réparation convenable, le cas échéant : 

[traduction] Dans sa jurisprudence récente, la Cour suprême du Canada a souligné que les réparations en cas de manquement à une obligation fiduciaire devraient être souples. Ce ne sont pas tous les manquements à une obligation fiduciaire qui donnent lieu à l’indemnisation en equity : voir Canson, p. 574-575 R.C.S. La réparation choisie devrait être celle qui est la plus appropriée compte tenu des faits de l’affaire. Dans la détermination de la réparation appropriée, le tribunal doit examiner le préjudice résultant du manquement : voir Hodgkinson c Simms, [1994] 3 R.C.S. 377, [1994] A.C.S. n° 84. ou, pour reprendre les propos du juge Binnie dans l’arrêt Cadbury Schweppes Inc. c. Aliments FBI Ltée, [1999] 1 R.C.S. 142, [1999] A.C.S. n° 6, par 26, la réparation doit satisfaire aux « objectifs de principe sous-jacents ». [souligné par l’intimée; observations écrites préalables à l’audience de l’intimée, par 28]

[193]  L’intimée a reconnu qu’en matière de manquement à une obligation fiduciaire, il était clair qu’il y avait lieu de verser une indemnité pour la perte occasionnée par un tel manquement. Encore faut-il qu’il y ait eu perte. Le Canada a affirmé que dans la présente revendication, la perte découlant du manquement, en ce qui a trait à la revendication fondée sur la valeur réduite, n’avait pas été clairement établie. Il n’y avait rien d’intrinsèquement préjudiciable dans le fait d’avoir des petits arbres plutôt que des grands arbres. Les arbres de la RI1 constituaient une ressource dont on pouvait bénéficier ou qui pouvait être utilisée à des fins autres que la récolte forestière. L’intimée a énuméré une multitude d’avantages non pécuniaires qu’elle a associés aux arbres et aux forêts, notamment en ce qui concerne les pratiques issues de la culture traditionnelle, l’habitat faunique, la stabilisation des sols et le contrôle de l’érosion, la qualité et la quantité de l’eau, la protection de l’habitat des poissons, la régulation du climat et la séquestration du carbone, les loisirs, l’utilisation personnelle des produits forestiers non ligneux (p. ex. champignons, plantes médicinales et plantes comestibles) et la beauté esthétique. Aux termes du sous-alinéa 20(1)d)(ii) de la LTRP, ces éléments ne font pas partie des éléments dont le Tribunal peut tenir compte pour accorder une indemnité, ce qui renforce la position de l’intimée. Cette dernière a aussi affirmé que certains avantages pécuniaires concurrents pouvaient inciter la PNH à choisir de ne pas exploiter la RI1, comme la vente des crédits de carbone, le tourisme et la vente des produits non forestiers. Même si la PNH décidait d’essayer de récolter et de vendre les arbres à nouveau, il est possible qu’elle ne trouve pas d’acheteurs, comme ce fut le cas à la fin des années 1930 et au début des années 1940. 

[194]  L’intimée a conclu qu’il était tout à fait possible que la PNH ne récolte pas et ne vende pas les arbres de la RI1, que ce soit parce qu’elle avait choisi de privilégier les avantages non pécuniaires associés à une forêt vivante ou de tirer d’autres avantages de nature non pécuniaire, ou parce qu’elle n’avait pas réussi trouver un acheteur pour le bois. Peu importe le scénario, les arbres pousseraient jusqu’à maturité. Si cela avait été le cas, la PNH n’aurait jamais subi de perte. Par conséquent, la question de l’obligation légale d’indemniser ne se poserait pas. Si le Tribunal devait ordonner le versement d’une indemnité en l’espèce et que la PNH choisissait de ne plus jamais récolter du bois, parce qu’elle a décidé d’opter pour d’autres solutions, cette dernière se trouverait alors dans une situation plus avantageuse que celle qui aurait autrement été la sienne, ce qui va à l’encontre du principe d’equity selon lequel le défendeur n’a pas à rétablir le demandeur dans une meilleure situation que sa situation originale (Blackwater c Plint, 2005 CSC 58, par 78, [2005] 3 RCS 3; Canson, par 87 et 88).

[195]  L’intimée a donc conclu ce qui suit : 

[traduction] Bien que le Canada convienne que la PNH devrait être indemnisée pour le préjudice qu’elle a pu subir, aucun préjudice ne découle du volume réduit de bois qui se trouve actuellement sur la RI1 et, par conséquent, aucune indemnité ne peut être versée à cet égard. [Conclusions finales écrites de l’intimée, par 168]

[196]  En toute déférence, je ne saurais souscrire à cet argument intéressant et soigneusement élaboré. À mon avis, ce que la PNH pourrait choisir de faire avec la forêt n’a rien à voir avec la présente revendication. Le Tribunal ne s’appuierait que sur des conjectures et cela ne mènerait à rien. La PNH a choisi d’utiliser la RI1 pour des projets d’exploitation forestière et de vendre tout le bois marchand de la façon la plus avantageuse possible. Après avoir accepté la cession, le Canada avait une obligation fiduciaire envers la PNH, à laquelle il a manqué à de nombreuses reprises pendant une certaine période de temps, notamment en 1948. La PNH a perdu l’occasion de vendre sa forêt de la façon plus avantageuse. Elle a perdu l’accès à la forêt pendant longtemps et elle n’a donc pas pu pendant ce temps se livrer à des activités d’exploitation forestière. Elle a perdu un certain rendement pour le choix qu’elle avait fait, auquel elle n’avait pas dérogé et pour lequel il n’y avait probablement aucune autre option jusqu’en 1970 au moins. 

[197]   La PNH a perdu l’occasion d’exploiter la RI1 à cause du manquement du Canada à son obligation fiduciaire. C’est un fait, et non une possibilité, qu’elle avait décidé de vendre le bois marchand de la réserve et qu’elle avait pris les mesures nécessaires pour le faire de façon très claire. Or, la vente en soi était illégale, irrespectueuse et déraisonnable pour les motifs exposés précédemment. La vente n’était pas à l’avantage de la PNH, ni en 1942 ni en 1948. En outre, la PNH ne pouvait effectivement pas exploiter la RI1 parce que BSW Limited avait obtenu des permis qui l’autorisaient à récolter jusqu’en 1970, et ce, aux prix fixés en 1942 pendant la plus grande partie de cette période. Le droit continu qu’avait la compagnie de se livrer à l’exploitation forestière et les activités auxquelles elle s’est livrée à cet égard ont sans doute fait en sorte qu’il était peu pratique, voire impossible, d’utiliser la réserve à plusieurs des autres fins proposées par l’intimée. L’enlèvement du bois s’étant étalé sur une longue période, la PNH a aussi perdu la chance d’exploiter la réserve, non seulement durant ces années, mais jusqu’à ce que la forêt se régénère. Il incombe au Tribunal de compenser cette perte d’occasion, c’est-à-dire la possibilité de récolter et de vendre les arbres de la RI1. La PNH avait décidé de l’utilisation qu’elle ferait de sa forêt et elle a perdu la possibilité de l’utiliser ainsi. C’est cette perte et l’occasion d’y remédier qui doivent être rétablies, et non les utilisations proposées par l’intimée, lesquelles n’étaient probablement pas possibles avant au moins 1970, et sans doute plus tard. La perte de la forêt à des fins d’exploitation forestière était bien réelle, le manquement à l’obligation fiduciaire découlait de cette perte et c’est à l’égard de cette perte que le Tribunal doit tenter de replacer la revendicatrice dans sa situation initiale en lui offrant une juste indemnité.

[198]  Les deux experts ont fait part de leur opinion quant à la valeur réduite de la RI1. Selon AOE, la PNH devrait recevoir une indemnité de 1 590 000 $ en dollars de 2012 pour la diminution de la valeur de la RI1. DAR était d’avis qu’elle devrait recevoir 1 430 000 $. Sauf à un égard, dont je traiterai plus loin, tous deux se sont entendus sur la méthode de calcul.

[199]  Les deux experts ont décidé de recourir à un modèle des peuplements forestiers qui auraient existé en 2012 si la récolte s’était échelonnée sur la période habituelle à partir de 1948. Selon ce modèle, le bois marchand devait ensuite être évalué. Le modèle était fondé sur les résultats d’un inventaire de la zone « exploitable » de la RI1 (c.-à-d. n’incluant pas les bandes riveraines et les autres secteurs instables ou non rentables) effectué en 2012. Le bois marchand identifié au cours de l’inventaire a ensuite été évalué. La valeur du bois marchand établie dans le rapport d’inventaire de 2012 a alors été déduite de la valeur du bois tirée du rapport de modélisation.

[200]  AOE a embauché des spécialistes qualifiés pour faire l’inventaire et élaborer le modèle. Il a aussi passé du temps sur le terrain pendant que ces derniers procédaient à l’inventaire. DAR a repris les résultats de l’inventaire et les rapports de modélisation, sans critique ou commentaire négatif, et les a utilisés pour se faire sa propre opinion de la valeur réduite. La différence entre les résultats tenait à l’approche adoptée par chacun des experts pour évaluer le risque.

[201]  La valeur réduite de DAR était un peu moins élevée comparée à celle d’AOE sur la base de l’opinion suivante :

[traduction] La différence entre les résultats des experts-conseils repose sur l’évaluation du risque dans le contexte des peuplements modélisés. Je crois que le modèle a produit des résultats raisonnables, mais il y a tout de même une marge d’erreur entre ce qui se trouve réellement sur la RI1 et ce qui pourrait théoriquement s’y trouver; il faut en tenir compte en ajoutant une prime de risque. [pièce 9, p 15]

[202]  AOE estimait qu’il ne convenait pas d’appliquer une prime de risque. Il a reconnu qu’il pouvait y avoir un écart attribuable aux risques, mais il a affirmé que cet écart pouvait être positif ou négatif. Selon lui, DAR avait supposé que l’écart serait négatif, alors qu’il pourrait tout autant être positif. Comme l’écart pouvait aller d’un côté comme de l’autre, il était impossible de prédire ce qui pouvait arriver. On ne devrait donc pas en tenir compte.

[203]  Je reconnais que la différence entre les valeurs établies par les experts reposait sur des opinions professionnelles honnêtes fondées sur des années d’expérience. L’opinion d’AOE était probablement fondée sur sa longue expérience de travail dans les opérations sur le terrain. L’inventaire et les résultats modélisés donnaient des estimations raisonnables des forêts identifiées dans chaque rapport et il était possible de calculer leurs valeurs en appliquant les méthodes habituelles. En revanche, l’opinion de DAR était fondée sur sa longue expérience et sa compréhension approfondie des marchés. Le risque avait été un facteur dans l’application d’une formule habituellement utilisée pour évaluer les coûts de récolte dans le cadre du processus lié au bois attribué. Les deux experts ont appliqué cette formule.

[204]  Le Tribunal ne peut pas résoudre ce différend professionnel ni affirmer qu’un expert a raison sur la question des risques et que l’autre a tort. J’estime que cette honnête différence fait partie de l’art de l’évaluation. Le règlement le plus équitable consiste donc à faire la moyenne des opinions respectives. Par conséquent, je conclus que la valeur réduite de la RI1 était de 1 510 000 $ en dollars de 2012.

[205]  Les parties pourront régler la question des dépens et celle de la prochaine étape de l’audience lors d’une conférence de gestion de l’instance dont la date sera fixée par le greffe.

W.L. WHALEN

L’honorable W.L. Whalen

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20140715

Dossier : SCT-7006-11

OTTAWA (ONTARIO), le 15 juillet 2014

En présence de l’honorable W.L. Whalen

ENTRE :

PREMIÈRES NATIONS HUU-AY-AHT

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats de la revendicatrice PREMIÈRES NATIONS HUU-AY-AHT

Représentée par John Rich, Kate Blomfield et Emma Hume

Ratcliff & Company

Avocats

ET AUX :

Avocats de l’intimée

Représentée par Michael P. Doherty et Susan Dawson

Ministère de la Justice

 

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