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DOSSIER: SCT-7001-12     

RÉFÉRENCE: 2016 TRPC 11

DATE: 20160630

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

NATION TSLEIL-WAUTUTH

Revendicatrice

 

Me Stan H. Ashcroft, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU  CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

 

Me James M. Mackenzie, Me Deborah McIntosh, Me Anusha Aruliah et Me Erin Tully, pour l’intimée

– et –

 

 

PREMIÈRE NATION LEQ’A:MEL

  Intervenante

 

Me Jennifer Griffith et Me Amy Jo Scherman, pour l’intervenante

 

 

ENTENDUE: Du 21 au 24 septembre 2015 et les 3 et 4 février 2016.

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable W.L. Whalen


Note : Le Tribunal a publié un corrigendum, le 27 juillet 2016. Les corrections ont été insérées dans le présent document. Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence:

Guerin c R, [1984] 2 RCS 335, 13 DLR (4th) 321; Canson Enterprises Ltd c Boughton & Co, [1991] 3 RCS 534, 85 DLR (4th) 129; Whitefish Lake Band of Indians c Canada (AG), 2007 ONCA 744, (2007) 87 OR (3d) 321; Bande indienne de Semiahmoo c Canada (1997), [1998] 1 CF 3, [1998] 1 CNLR 250 (CAF); Bande indienne de Musqueam c Glass, 2000 CSC 52, [2000] 2 RCS 633.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 2, 14 et 20.

Documents présentés par le gouvernement :

Canada, Institut canadien des évaluateurs, Normes uniformes de pratique professionnelle en matière d’évaluation au Canada (Ottawa, 2014 et 2016).

Canada, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, Lignes directrices en matière d’évaluation : Bureau de l’évaluateur en chef (Ottawa, 2007).

Sommaire :

Droit autochtone – Revendications particulières – Loi sur le Tribunal des revendications particulières – al 20(1)e) de la LTRP – Expropriation – Terres de réserve – Obligation de fiduciaire – Obligation d’accorder une indemnité adéquate – Indemnité en equity – Évaluation des terres de réserve – Méthode « avant et après » – Approche de la comparaison directe – Utilisation optimale

Les présents motifs de décision quantifient la perte historique subie par la revendicatrice relativement à une expropriation pour laquelle la Couronne lui a accordé une indemnité inadéquate. La valeur actuelle de cette perte sera calculée à une date ultérieure.

En 1931, la Couronne a exproprié 7,73 acres de la réserve de la revendicatrice pour permettre la construction d’une autoroute à North Vancouver. Les terrains expropriés, qui traversaient la réserve de la revendicatrice, étaient situés le long de la rive.

Les parties ont convenu que l’indemnité devait être évaluée conformément à l’alinéa 20(1)e) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières [LTRP], qui exige que l’indemnité soit « égale à la valeur marchande de ces terres au moment où elles ont été prises ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires ».

L’alinéa 20(1)e) de la LTRP ne précise pas si les terrains en question devraient être évalués comme s’ils étaient vacants ou améliorés. D’autres alinéas du par 20(1) démontrent que le législateur s’est penché sur ces concepts, et qu’il a choisi de mentionner seulement la « valeur marchande » et les « principes […] appliqués par les tribunaux judiciaires » à l’alinéa 20(1)e). Les tribunaux ont admis la notion de « valeur marchande », puisque ce terme est défini et utilisé par la communauté des évaluateurs professionnels accrédités. Pour déterminer la valeur marchande d’un bien, il faut en établir l’« utilisation optimale », ce que les tribunaux ont également reconnu.

L’expert de l’intimée a conclu que l’utilisation réelle de la réserve en 1931, qui consistait notamment en un établissement et en un cimetière, avait une incidence sur l’utilisation optimale des terres. L’intimée a soutenu que l’arrêt Bande indienne de Musqueam c Glass, 2000 CSC 52, [2000] 2 RCS 633 [Musqueam] appuyait cette interprétation. La revendicatrice a quant à elle fait valoir que, dans le cadre d’une évaluation de l’utilisation optimale, on ne pouvait prendre en compte la nature de terres réservées de ces terrains. L’expert de la revendicatrice a évalué les terrains comme s’ils étaient vacants.

Dans l’arrêt Musqueam, il était question de l’interprétation du terme « valeur courante du terrain » utilisé dans un bail. S’il est vrai que les faits de cette affaire se distinguent de ceux de l’espèce, certains concepts applicables à la présente revendication y ont été étudiés, notamment ceux de la juste valeur marchande et de l’utilisation optimale. Bien que, dans cette affaire, la Cour suprême du Canada ait appliqué à la majorité une réduction, il reste que si la Première Nation Musqueam avait cédé ses terrains pour les vendre, et non pour les louer, la valeur de terrains hors réserve détenus en fief simple aurait été la valeur hypothétique appropriée. Dans le cas d’une expropriation, les terres de réserve visées sont entièrement aliénées, comme si elles étaient cédées et vendues. En l’espèce, la valeur de terrains hors réserve détenus en fief simple est la valeur hypothétique qui convient. Quant à la question de savoir si, dans le cadre de la présente revendication, les terrains devraient être évalués comme vacants ou améliorés aux fins de la détermination de l’utilisation optimale, la réponse ne se trouve pas dans l’arrêt Musqueam, mais dans les dispositions des Normes uniformes de pratique professionnelle en matière d’évaluation au Canada.

Il y a lieu de comparer les valeurs respectives d’un terrain « vacant » ou « amélioré » pour établir laquelle des deux permet d’en faire une utilisation optimale. L’évaluateur doit déterminer les possibilités d’apporter de nouvelles améliorations, de même que, s’il est nécessaire d’enlever d’anciennes améliorations pour parvenir à l’utilisation optimale prévue, ce qu’il en coûtera pour rendre les terrains vacants. Comme elle est également utilisée pour l’évaluation de propriétés détenues en fief simple, cette approche ne transforme pas injustement une évaluation selon la valeur d’un terrain en fief simple en évaluation fondée sur la valeur d’un terrain situé dans la réserve.

Aucun des deux experts n’a évalué les terrains de la réserve en fonction des deux cas de figure, selon qu’ils soient vacants ou améliorés, ni n’a fourni une estimation du coût nécessaire pour rendre le terrain vacant. Il semble que les comparables qu’ils ont utilisés étaient essentiellement des terrains vacants.

Le Tribunal a préféré retenir l’approche adoptée par l’expert de la revendicatrice, avec certains ajustements. En 1931, la réserve était généralement boisée et, près de l’eau, dans le coin sud-ouest du territoire, on y trouvait une petite communauté et un cimetière. Selon l’évaluation de la valeur marchande fondée sur l’utilisation optimale faite par cet expert, la réserve offrait toute latitude pour un aménagement, à l’exception peut-être du cimetière. Si ce territoire n’avait pas été celui d’une réserve, il aurait probablement fait l’objet d’un aménagement semblable à celui des terres environnantes.

Avant l’expropriation, l’utilisation optimale des terres situées à l’intérieur des limites de la réserve consistait en une zone industrielle dans le secteur riverain, et en un aménagement résidentiel dans les terres en milieu sec, derrière la zone à usage industriel. Compte tenu du réseau routier existant à l’extérieur de la réserve ainsi que de la profondeur et de la topographie des propriétés foncières avoisinantes, l’étendue de la zone qui convenait à une utilisation industrielle avant l’expropriation était légèrement moins grande que celle avancée par l’expert de la revendicatrice.

L’expropriation a considérablement réduit la superficie de la zone qui aurait autrement convenu à un usage industriel. Le Tribunal a préféré la façon dont l’expert de la revendicatrice a traité tout le secteur riverain restant, c’est-à-dire en tant que terrains dont l’utilisation optimale était une utilisation industrielle.

Les experts ont eu de la difficulté à trouver des comparables valables. Le Tribunal a accordé sa préférence à l’approche de l’expert de la revendicatrice, qui consistait à inclure un plus large éventail de comparables. Il était raisonnable d’élargir la période visée par l’examen des comparables afin de tenir compte des conséquences de la Grande Dépression et de mieux connaître le contexte de l’époque. Mais la Grande Dépression n’a pas eu d’autre incidence sur l’analyse de l’expert de la revendicatrice. Quant à l’utilisation d’évaluations municipales par l’expert de l’intimée lorsqu’aucun comparable primaire n’était disponible, elle n’a pas été d’un grand secours.

Lorsqu’il a établi la valeur à l’acre des comparables relatifs à l’utilisation industrielle, l’expert de la revendicatrice a apporté des ajustements pour tenir compte des replats de marée arpentés, qui étaient inclus dans la description foncière, afin d’en arriver à des valeurs à l’acre calculées selon la « superficie utilisable nette ». Le Tribunal a cependant privilégié les valeurs brutes par acre, puisque les acheteurs des terrains ont acquis ceux-ci comme un tout, en connaissance de cause. Pour déterminer la valeur à l’acre des terrains à usage industriel, le Tribunal s’est servi de la moyenne des valeurs brutes par acre calculées par l’expert de la revendicatrice. Pour ce qui est des terrains résidentiels en zone sèche, le Tribunal a calculé la moyenne des valeurs à l’acre fournies par les experts des deux parties.

Il aurait fallu établir le coût de la conversion de la partie utilisée et améliorée de la réserve en terrains vacants aménageables en zone industrielle. En l’absence d’élément de preuve à cet égard, et puisqu’il ne serait pas économique de réclamer des éléments de preuve supplémentaires aux experts, le Tribunal a lui-même procédé à l’évaluation de ce coût. Il a déduit 500 $ par personne qui habitait sur la réserve à la date de prise d’effet de l’expropriation afin de tenir compte des améliorations existantes. Pour ce qui est du cimetière, le Tribunal a déduit un montant de 2 100 $ à titre d’estimation du montant correspondant soit au coût d’un déplacement du cimetière, soit au coût que représente le retrait d’un acre de terrain à usage industriel du calcul de la perte historique.

Le Tribunal a déterminé la valeur historique de la perte en soustrayant la valeur « après expropriation » de la valeur « avant expropriation » des terrains, pour ensuite en déduire le coût estimé de la transformation de ces terrains en terrains vacants.

Décision : La revendicatrice, la Nation Tsleil-Waututh, a établi que la valeur de la perte historique qu’elle a subie en date du 8 mai 1931, calculée en dollars de 1931, s’élève à 100 873 $.


 

TABLE DES MATIÈRES

I. introduction  9

II. contexte de la revendication et historique des procédures  9

III. les questions en litige  11

IV. rapports et témoignages des experts  11

A. Historique des événements  11

B. Similitudes entre les approches des experts  12

1. Sur le plan général  12

2. Facteurs d’ordre physique, historique, économique et social  14

C. Le rapport de Kent-Macpherson  17

D. Le rapport de D.R. & Associates Inc.  24

E. Points de désaccord  32

1. La topographie de la RI no 3  32

2. La profondeur des terrains riverains de la partie est  34

3. L’utilisation réelle et l’hypothèse de l’état vacant  35

4. Les comparables  36

a) Le nombre de comparables  37

b) La valeur selon la superficie utilisable nette par opposition à la valeur à l’acre brute  40

c) Rapprochement des comparables et des indicateurs  41

5. Le recours à la durée de l’exposition sur le marché  45

6. Les conséquences de la Grande Dépression  46

F. Les principes juridiques  51

1. L’indemnité en equity  51

2. Évaluation des terrains de réserve : état vacant ou amélioré  54

a) La Loi sur le Tribunal des revendications particulières  54

b) La jurisprudence  55

c) Lignes directrices en matière d’évaluation : Bureau de l’évaluateur en chef  60

d) Les Normes uniformes de pratique professionnelle en matière d’évaluation au Canada (NUPPEC) 63

3. Analyse  66

a) La LTRP et l’évaluation en fonction de l’état vacant ou amélioré  66

b) La détermination des terrains à usage industriel et à usage résidentiel en zone sèche de la RI no 3  73

c) La topographie  76

d) La profondeur des hypothétiques terrains industriels et résidentiels en zone sèche de la RI no 3  77

e) Délai d’exposition  79

f) L’effet de la Grande Dépression  80

g) Rapprochement des comparables  82

h) La valeur à l’acre des comparables  86

V. dispositif  91

annexes  94


 

I.  introduction

[1]  La revendicatrice, la Nation Tsleil-Waututh (NTW), est une « Première Nation » au sens de l’alinéa 2a) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP], du fait qu’elle est une « bande » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5, dans sa version modifiée. Dans la présente revendication, le Tribunal est appelé à examiner la question de l’indemnisation relative à une perte historique. Les parties ont convenu que, en 1931, la Couronne a exproprié 7,73 acres de la réserve indienne n° 3 de la revendicatrice (« RI no 3 » ou « réserve »). Elles ont également reconnu que l’expropriation avait eu lieu sans qu’un paiement adéquat soit effectué, et que la revendicatrice avait droit à une indemnité sur le fondement de l’alinéa 20(1)e) de la LTRP, qui dispose que :

20 (1) Lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière, le Tribunal :

[…]

e) dans le cas où le revendicateur a établi que certaines terres de réserve ont été prises par autorisation légale et qu’une indemnité inadéquate lui a été accordée en échange, accorde une indemnité, égale à la valeur marchande de ces terres au moment où elles ont été prises ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires; […]

[2]  Le Tribunal doit donc d’abord déterminer la valeur marchande de la réserve au moment de l’expropriation ainsi que les répercussions de l’expropriation sur cette valeur afin de quantifier la perte historique. Il lui faut ensuite déterminer comment ajuster la valeur de la perte historique à la valeur actuelle des pertes. Les présents motifs portent sur la première partie du processus, à savoir la détermination de la valeur de la perte historique. Pour en arriver à sa conclusion, le Tribunal s’est appuyé sur les rapports et les témoignages des experts des parties, ainsi que sur les observations écrites et orales de celles-ci. L’audience concernant l’ajustement à la valeur actuelle des pertes se tiendra à une date ultérieure. 

II.  contexte de la revendication et historique des procédures

[3]  Le 8 juin 2000, la revendicatrice a déposé une revendication particulière auprès du ministre des Affaires indiennes, qui a accepté d’en négocier le règlement le 23 avril 2007. Aucune entente n’a été conclue, et la revendicatrice a déposé une déclaration de revendication auprès du Tribunal le 5 avril 2012. Il n’est pas contesté que le Tribunal est saisi à bon droit de la présente revendication. 

[4]  Dans la déclaration de revendication modifiée, il était affirmé que la Couronne avait manqué à son obligation légale en omettant d’accorder une indemnité adéquate pour les terres prises. La Couronne a finalement admis ce manquement, et les parties ont convenu d’aller de l’avant en ce qui concerne la question de l’indemnisation. 

[5]  Dans un premier temps, les parties ont retenu conjointement les services d’un évaluateur, qui a établi la valeur marchande des terrains expropriés en 1931 à un montant de 31 148 $. Toutefois, par la suite, la revendicatrice a consulté un autre évaluateur, avec comme conséquence qu’elle a rejeté les résultats de l’évaluation conjointe en tant que reflet exact de la perte. Elle a plutôt conclu à l’existence d’une deuxième approche tenant compte de la Grande Dépression, qui, craignait-elle, n’avait pas été prise en considération dans l’avis conjoint.

[6]  La revendicatrice a donc fait appel à la firme d’évaluation immobilière Kent‑Macpherson (« KM »), dont le rapport (« rapport de KM ») constitue le fondement de sa position quant au montant de la perte. L’intimée a quant à elle mandaté la firme D.R. Coell & Associates Inc. (« DRC ») pour réaliser un rapport (« rapport de DRC ») donnant suite à celui de la revendicatrice et formant la base de son approche à l’égard de la valeur de la perte. 

[7]  Une audience consacrée aux témoignages des experts s’est tenue à Vancouver, en Colombie‑Britannique, du 21 au 24 septembre 2015, et a été suivie d’observations présentées verbalement à Vancouver les 3 et 4 février 2016. Les parties ont également déposé des observations écrites avant l’audience de février 2016.

[8]  Le 25 avril 2014, la Première Nation Leq’a:mel a déposé une demande d’autorisation d’intervenir dans la présente plainte. Elle a proposé de formuler des observations sur la question de l’ajustement de la perte historique. Le 3 novembre 2014, le Tribunal a rendu une décision permettant une intervention limitée selon certaines conditions. La Première Nation Leq’a:mel participera à l’instance uniquement à l’étape de l’ajustement dans le cadre de l’audience sur l’indemnisation. 

III.  les questions en litige

[9]  La question que le Tribunal doit résoudre en l’espèce est celle de la valeur de la perte historique découlant de l’expropriation de 7,73 acres de la RI no 3 le 8 mai 1931, c’est-à-dire le montant de base de la perte qui, au final, sera ajusté.

IV.  rapports et témoignages des experts

A.  Historique des événements

[10]  Établie par la colonie de la Colombie-Britannique en 1869, la RI no 3 s’étendait sur 111 acres. Sa superficie a été augmentée pour atteindre quelque 275 acres en 1877. La réserve est sise sur la rive nord du bras de mer Burrard Inlet, à environ trois kilomètres à l’est du pont Second Narrows (le « pont »), sur le territoire de ce qui est aujourd’hui North Vancouver. La limite sud de la réserve se trouve directement sur l’eau. En 1930, la province a déposé, en vertu de l’article 48 de la Loi sur les Indiens, une demande visant l’expropriation de terrains pour la construction d’une autoroute, que l’on a plus tard baptisée « autoroute Dollarton » (l’« autoroute »). Cette autoroute était destinée à servir de voie d’accès entre les secteurs jouxtant la réserve à l’est et à l’ouest, et en particulier vers une scierie d’envergure (la Dollar Mill), qui était située environ 2,25 kilomètres à l’est de la RI no 3.

[11]  Après plusieurs échanges avec la province de la Colombie-Britannique (la « province »), le Canada a confirmé l’expropriation au moyen d’un décret daté du 8 mai 1931. En conséquence, 7,73 acres de la réserve ont été transférés à la province. En 1925, le district de North Vancouver avait également exproprié 4,65 acres de la RI no 3 pour permettre la construction d’un chemin, qui n’a finalement jamais eu lieu. L’établissement de la NTW, ainsi que le petit cimetière, était situé sur un terrain en pente douce tout près de l’eau, à l’extrémité ouest de la réserve. L’autoroute Dollarton a été construite à proximité du cours d’eau, en travers de l’établissement et sur le sens de la largeur de la réserve. Ainsi, la distance moyenne entre l’autoroute et l’eau était de 100 à 200 pieds pour 50 % à 60 % du rivage, bien que, dans le secteur sud-ouest de la réserve, cette distance était d’environ 482 pieds.

[12]  Le Canada était au courant du préjudice qui risquait d’être causé du fait de l’emplacement de l’autoroute projetée. Le commissaire des Indiens Ditchburn a écrit ce qui suit à la province :

[traduction] […] la route traversera des terres cultivées, le village indien et des terrains non aménagés, mais qui présentent une grande valeur. Il convient également de noter que la route créera une ligne de séparation là où se trouvent certaines habitations ainsi que le poulailler du chef George, qui est un important éleveur de poulets.

S’agissant de la route elle-même, j’ai cru comprendre qu’elle ne sera d’aucune utilité pour les Indiens, et qu’aucontraire [sic], elle leur sera préjudiciable, puisqu’elle scindera leurs biens immobiliers. [Déclaration de revendication modifiée, au para 12]

[13]  Dans une lettre adressée à l’inspecteur Ditchburn, l’agent des Indiens F.J.C. Ball écrivait également, le 11 novembre 1930 :

[traduction] Dans tous les cas, de grands dommages seront causés par la scission du territoire. La route laissera une étroite bande entre elle et les hautes eaux et, en raison de la pente du terrain, il n’y aura plus qu’un talus escarpé le long de la majeure partie de l’emprise, ce qui rendra difficile, sinon impossible, la descente ou la remontée pour transporter des marchandises. Pour des personnes ayant joui d’une possession paisible de leurs terres et d’un accès aisé au bord de l’eau, ces travaux routiers [...] extrêmement [...] et dommageables. [Déclaration de revendication modifiée, au para 13]

[14]  Néanmoins, le Canada a approuvé l’expropriation; les terrains ont été pris et l’autoroute a été construite.

B.  Similitudes entre les approches des experts

1.  Sur le plan général

[15]  Il y a d’importantes similitudes dans la façon dont les experts ont abordé leur travail. Ils ont tous deux procédé à l’évaluation d’après la « juste valeur marchande », terme que l’Institut canadien des évaluateurs définit comme suit :

[p]rix le plus probable qu’un bien devrait rapporter dans un marché concurrentiel et ouvert, à la date précisée, dans toutes les conditions requises pour une vente équitable, l’acheteur et le vendeur agissant tous prudemment et en connaissance de cause et en supposant que le prix n’est pas déterminé par des facteurs indus ». [Normes uniformes de pratique professionnelle en matière d’évaluation au Canada (NUPPEC) (Canada, Institut canadien des évaluateurs, Normes uniformes de pratique professionnelle en matière d’évaluation au Canada (Ottawa, 2014)), section 14.15.3.ii, à la p 67].

[16]  Bien que KM ait également mentionné une autre définition similaire, les deux experts semblent avoir agi en conformité avec celle qui vient d’être citée. De fait, KM a mis en évidence des aspects implicitement contenus dans la définition des NUPPEC, à savoir, notamment, que l’acheteur et le vendeur sont normalement motivés; que les deux parties sont bien informées ou bien conseillées et agissent, à leur avis, dans leur intérêt; qu’un délai raisonnable est prévu pour la mise en vente sur le marché libre; et que le prix représente la contrepartie normale du bien vendu, sans être modifié par un financement spécial ou original ou des concessions de vente accordées par quiconque est associé à l’opération de vente.

[17]  Les deux experts ont évalué la valeur en fonction de l’« utilisation optimale » (« UO ») de la réserve en date du 8 mai 1931 (« date réelle »). Selon la description qu’en a donnée DRC, l’UO repose sur le principe économique voulant que les investisseurs et les propriétaires cherchent généralement à obtenir le meilleur rendement possible du capital investi dans des biens immeubles, et qu’ils choisissent par conséquent le type et le niveau d’utilisation offrant le plus important rendement (mesuré en dollars) pour un terrain donné. L’Institut canadien des évaluateurs définit l’UO en ces termes :

Usage raisonnablement probable et légal du bien immobilier qui est physiquement possible, légalement permissible, financièrement faisable et le plus productif possible, qui confère au bien immobilier la meilleure valeur marchande. [NUPPEC, section 2.33, à la p 6]

[18]  Les experts ont tous deux divisé la réserve en deux types d’UO : les terrains à valeur élevée, qui bénéficient de la proximité du bord de l’eau; et les terrains à valeur moindre, dont ce n’est pas le cas. Ils ont recouru à une terminologie différente pour définir ces deux types de terrains, ce qui a parfois créé une certaine confusion. Le Tribunal désignera les terrains à valeur élevée en tant que « terrains industriels » ou à « usage industriel », et les terrains de valeur moindre en tant que « terrains résidentiels en zone sèche ».

[19]  Les deux experts ont appliqué la méthode d’évaluation dite « avant et après », qui consiste à déterminer la valeur du bien-fonds avant l’expropriation et la valeur de la partie restante de celui-ci après l’expropriation. La valeur après expropriation est ensuite soustraite de la valeur avant expropriation afin d’obtenir le montant de la perte en dollars. Il est tenu compte de tout avantage particulier ou général associé à la partie résiduaire du bien-fonds après expropriation. En l’espèce, il s’agissait d’évaluer l’effet négatif reconnu qu’ont eu sur la réserve l’expropriation et la construction ultérieure d’une autoroute. DRC a également décrit et appliqué la méthode d’évaluation dite « de l’addition », sans toutefois se fonder sur elle, car la pratique veut que l’on utilise la méthode qui permet d’obtenir la plus grande valeur possible pour la portion du bien‑fonds expropriée, valeur que l’on a établie, en l’espèce, grâce à la méthode « avant et après ». 

[20]  Les experts ont aussi recouru à l’approche de la « comparaison directe », qui s’appuie sur des éléments comparables du marché et qui repose sur le principe voulant qu’un acheteur prudent n’achèterait pas un bien immobilier à un prix supérieur à celui de biens immobiliers similaires dotés de caractéristiques physiques et d’attributs du marché comparables. L’approche de la comparaison directe nécessite d’analyser et de comparer des biens immobiliers qui sont semblables à celui visé par l’évaluation, et qui ont été vendus dans une période de temps raisonnable avant ou après la date réelle. DRC a décrit comme suit les avantages de cette approche :

[traduction] L’avantage de cette méthode est qu’elle permet d’avoir un bon aperçu de la motivation globale des acheteurs et des vendeurs locaux ainsi que des conditions de vente au moyen d’un seul montant, soit le prix de vente. Les indicateurs de marché connexes sont les listes de propriétés à vendre ou encore des offres connues pour des biens comparables. [Rapport de DRC, à la p 59] 

[21]  Les deux experts ont reconnu l’existence d’autres méthodes d’évaluation, mais ils ont convenu qu’elles n’étaient pas appropriées aux circonstances de l’espèce. 

2.  Facteurs d’ordre physique, historique, économique et social

[22]  Afin de cerner la nature du marché et de déterminer le contexte de l’époque, les experts ont attaché une attention considérable aux facteurs physiques, historiques, économiques et sociaux pertinents d’alors. Malgré leurs points de vue divergents sur l’incidence de ces facteurs, les experts les ont recensés et exposés. Il est utile, ici, de présenter un résumé de leurs observations. 

[23]  La RI no 3 comprenait environ 275 acres de terres, y compris les 4,65 acres prises par le district de North Vancouver pour une route qui n’a finalement jamais été construite. Rappelons que le Canada a collaboré avec la province de la Colombie-Britannique pour l’expropriation de 7,73 acres de la RI no 3 en vue de la construction de l’autoroute Dollarton. Le pont Second Narrows était situé à environ trois kilomètres à l’ouest de la réserve, tandis que le site de la Dollar Mill se trouvait quelque 2,25 kilomètres à l’est. Il était possible d’accéder à la RI no 3 par des routes situées près de l’eau en bordure de la réserve, de part et d’autre de celle-ci : la rue Bridge à l’ouest, et le chemin Taylor à l’est. Cependant, aucune voie routière ne traversait la réserve. C’est en empruntant le chemin Keith, qui passait au nord de la réserve, que l’on pouvait se rendre jusqu’aux terrains aménagés de chaque côté la RI no 3. À l’ouest, le terrain de la réserve descendait en pente douce jusqu’à l’eau, là où l’établissement de la NTW, flanqué d’un petit cimetière, se trouvait. Le reste du territoire de la réserve était inoccupé et recouvert d’une forêt, laquelle avait déjà fait l’objet d’une certaine exploitation forestière par le passé. C’est à l’extrémité ouest de la réserve que le terrain du rivage était le plus plat; dans cette zone, l’eau était moins profonde, et il aurait probablement fallu procéder à un dragage ou construire des quais pour les besoins de l’industrie. La pente devenait plus prononcée à l’extrémité orientale de la réserve, mais l’eau y était profonde. Étant donné que la réserve était de compétence fédérale, elle n’était pas assujettie à des mesures de contrôle de l’utilisation des terres comme celles applicables aux terres hors réserve. 

[24]  Les experts sont tombés d’accord sur le fait qu’une carte de zonage de la ville et du district de North Vancouver datée de 1915 illustrait avec exactitude les contrôles de l’utilisation des terres qui étaient place en 1931 dans les zones hors réserve environnantes. Il n’y avait aucune restriction sur l’utilisation de ces terrains, ce qui signifie qu’ils étaient destinés à un usage industriel, bien qu’un usage récréatif ait été prévu pour certains petits terrains résidentiels riverains. Selon la description de DRC, les terrains à zonage industriel se trouvaient généralement à moins de 300 à 500 pieds de la rive. Quant à la firme KM, elle a déclaré qu’à l’ouest de la réserve, les terrains riverains à usage industriel avaient une profondeur de l’ordre de 1 300 à 2 700 pieds, alors qu’à l’est, ils avaient une profondeur de 250 à 1 300 pieds à partir de la rive. Sur la carte de zonage de 1915, une bande de terrain située juste au-dessus des terrains industriels avait été désignée en tant que « secteurs des entreprises B » voués à l’industrie légère, par exemple l’entreposage. Et au-dessus de cette bande, on en trouvait une autre appelée « secteurs des entreprises A » et destinée à accueillir des magasins et des centres commerciaux. Quant aux terrains situés au-dessus de ces bandes réservées aux entreprises, ils étaient désignés pour un usage résidentiel. L’annexe A jointe aux présents motifs montre le plan de zonage pour les environs immédiats de la RI no 3. On peut y voir que la bande de terrains de couleur gris pâle suivant la rive représente le « secteur industriel » servant à des fins industrielles. Les « secteurs des entreprises » A et B se trouvent au‑dessus de ces zones industrielles, et les « secteurs résidentiels », quant à eux, sont situés tout en haut sur la carte.

[25]  Dans la région de Vancouver, les années 1920 ont été marquées par une période de forte expansion, avec une population vancouvéroise ayant augmenté de 135 % entre 1921 et 1941. La ville de North Vancouver et le district de North Vancouver, qui étaient les municipalités les plus proches de la réserve (laquelle était encerclée par le district), ont eux aussi connu cette période de prospérité et de croissance dans les années 1920. La hausse démographique y a ainsi été de 25 % entre 1921 et 1931, et de 12% entre 1931 et 1941. L’exploitation forestière, le transport maritime et le transport ferroviaire étaient les principaux moteurs de la croissance économique, du développement et de l’emploi sur la rive nord. L’accès à celle-ci se faisait par traversier, jusqu’en 1925, année où le pont Second Narrows est devenu ouvert à la circulation des trains et des véhicules. Le pont a grandement contribué au développement des activités d’exploitation forestière et à l’aménagement de carrières, de zones récréatives et de jetées pour le transport maritime et la réparation de navires. Il a également généré des ventes de terres conventionnelles et spéculatives, souvent difficiles à distinguer les unes des autres.

[26]  La scierie Dollar Mill se situait à l’est de la RI no 3, où une petite agglomération s’était formée en raison de l’accès routier limité à destination et en partance de North Vancouver. D’autres projets de lotissements récréatifs et résidentiels avaient également été prévus à l’est de la Dollar Mill. À l’ouest de la réserve, près du pont Second Narrows, il y avait d’autres scieries et un site d’exploitation de cale sèche. La région entourant la réserve, en grande partie rurale (à l’instar de la réserve elle-même), avait servi à la récolte de bois. Le chemin Keith allait d’est en ouest et se rendait jusqu’au nord de la RI no 3, et quelques terres agricoles étaient réparties le long de cette voie routière. En 1930, des contribuables de la municipalité du district de North Vancouver, qui entourait la réserve, ont exercé des pressions en vue de la construction d’une route qui passerait au‑dessus de la rivière Seymour, non loin de là, et qui s’étendrait à l’est jusqu’au secteur de Dollarton. Ces démarches ont finalement conduit à la construction de l’autoroute Dollarton, pour laquelle 7,73 acres de terrains de la RI no 3 ont été pris.

[27]  La croissance économique sur la rive nord — et, de fait, dans l’ensemble de l’Amérique du Nord — a pris fin avec la Grande Dépression. On situe habituellement le début de cette crise au moment de l’effondrement des cours de la Bourse de New York, le 24 octobre 1929, même si le grand public a pu en prendre conscience seulement quelques années plus tard. Quoi qu’il en soit, la Grande Dépression a provoqué la dégringolade de l’économie mondiale, et, dans la foulée, des difficultés économiques et sociales importantes. Entre 1929 et 1933, le revenu par habitant en Colombie‑Britannique a chuté de 47 %. Le chômage a grimpé en flèche, et des troubles sociaux sévissaient, y compris à Vancouver. Sur la rive nord, la situation s’est trouvée aggravée par l’affaissement du pont Second Narrows après qu’un cargo l’a heurté, en 1930. Le pont n’a été rouvert qu’en 1934, même si, selon les prévisions, les réparations étaient censées prendre quelques mois seulement. La défaillance du pont a sérieusement réduit l’accès routier. Quant au pont Lions Gate, il ne devait être inauguré qu’en 1938. Les deux experts ont convenu que l’écroulement du pont Second Narrows avait eu un effet négatif sur les ventes et les prix des biens immobiliers à North Vancouver.

[28]  Dans ces conditions, des entreprises et des industries ont fait faillite, de telle sorte qu’au moment de l’expropriation, les deux plus grandes scieries des environs avaient fermé leurs portes et qu’une industrie naissante de réparation de navires était tombée au point mort. Des projets résidentiels et récréatifs à l’est de la réserve avaient également été mis en veilleuse. La construction de nouvelles maisons et autres édifices a connu une diminution marquée au cours des années 1930 et 1931, tout comme les évaluations foncières municipales et la perception de taxes par les municipalités. Le nombre de biens immobiliers vendus pour non-paiement de taxes a augmenté à North Vancouver, passant de 693 en 1927 à 2 389 en 1931 (sur une population de 8 510 habitants). En 1933, le district de North Vancouver a fait faillite. La Dépression ne devait arriver à son terme et la croissance ne reprendre que vers la fin des années 1930 ou le début de la Seconde Guerre mondiale.

C.  Le rapport de Kent-Macpherson

[29]  Le rapport de KM a été écrit et présenté par Clifford Smirl, AACI, P. app., avec le concours de R.S. Cook, AACI, P. App, RI, Arb. A, agissant comme conseiller occasionnel et agent de rétroaction. M. Smirl, dûment qualifié en tant qu’expert en évaluation foncière, a témoigné verbalement à titre de principal expert en évaluation de la revendicatrice.

[30]  M. Smirl a conclu que l’expropriation avait fondamentalement modifié l’utilisation optimale de la réserve en supprimant pour ainsi dire son secteur riverain et, du même coup, la possibilité de l’aménager en zone industrielle. Pour décrire les effets de cette prise, il a déclaré, dans son témoignage :

[traduction] En effet, elle a éliminé le potentiel industriel du bien foncier dans l’immédiat.

[...]

Cela a fondamentalement changé à jamais l’utilisation optimale des terres en milieu sec. Il n’y avait donc plus ce grand secteur riverain qui aurait facilement pu servir à des usages de type commercial ou industriel, et cela a grandement réduit la possibilité d’aménager des ensembles résidentiels riverains d’envergure. Globalement, les effets ont été terriblement néfastes… Essentiellement, ce que — cela a privé la réserve de son bord de l’eau… En laissant seulement des — quelques minces bandes de terre mesurant entre 100 et 200 pieds à l’est. [Transcription de l’audience, le 21 septembre 2015, aux pp 44 et 45.]

[31]   Comme point de départ à son évaluation de l’utilisation optimale, M. Smirl a examiné les caractéristiques des environs immédiats de la réserve. Il a conclu que, si elle n’avait pas été une réserve, la RI no 3 aurait fait l’objet d’un contrôle semblable à celui auquel auquel les terres hors réserve environnantes étaient soumises :

[traduction] L’utilisation optimale des terrains, le 8 mai 1931, aurait principalement consisté en une vocation résidentielle et/ou industrielle. Elle est généralement comparable, par son envergure et sa portée, à celle des secteurs historiques adjacents à la RI no 3 de Burrard Inlet. C’est un thème que nous soulevons maintes fois au fil de notre rapport. [Transcription de l’audience, le 21 septembre 2015, à la p 39]

[32]  M. Smirl s’est alors intéressé à la carte de zonage de 1915 mentionnée précédemment au paragraphe 24, et il a poursuivi son évaluation en se fondant sur la prémisse selon laquelle la réserve aurait été composée de lots ayant une variété d’usages et de tailles, comme dans le plan de zonage, c’est–à-dire un secteur industriel, des secteurs des entreprises A et B et un secteur résidentiel. Notons que la carte de zonage de 1915 illustrait seulement l’utilisation projetée des terres. À ce jour, il n’y a pratiquement pas eu de développement dans les environs immédiats de la réserve, hormis quelques usines et les collectivités de travailleurs les entourant, à l’est, ainsi que la carrière de granulats, à l’ouest, et un certain aménagement autour du pont Second Narrows.

[33]  M. Smirl s’est ensuite attardé sur la profondeur des parcelles industrielles riveraines dans les secteurs proches de la réserve afin de déterminer la profondeur probable des hypothétiques terrains industriels de la réserve, en particulier aux limites est et ouest de celle-ci. Il a observé que les terrains industriels riverains situés immédiatement à l’ouest de la réserve faisaient près de 300 pieds de profondeur. Un peu plus à l’ouest encore, leur profondeur était d’au moins 1 000 pieds. M. Smirl a constaté qu’à l’est de la réserve, les parcelles à usage industriel avaient une profondeur variant entre 611 et 1 000 pieds. Il a également relevé que la construction d’une route avait été prévue le long de la partie supérieure du secteur des entreprises B, à l’extrémité est de la réserve, et que la distance entre le haut de cette route et le rivage était de 1 200 pieds. À son avis, telle serait la profondeur hypothétique valable des terrains à usage industriel à la frontière est de la RI no 3.

[34]  M. Smirl en est également arrivé à la conclusion que les zones correspondant aux secteurs industriels et aux secteurs des entreprises B sur la carte de zonage de 1915 auraient été conciliables avec d’hypothétiques terrains à usage industriel dans la réserve : 

[traduction] Donc, selon ce que nous avons observé du point de vue de l’utilisation des terrains, les deux premiers blocs sont effectivement des terrains industriels et commerciaux, avec les terrains industriels — les terrains résidentiels au-dessus. Voilà ce que nous avons défini comme étant le secteur des terrains riverains. C’est en reliant les routes que nous pouvons en quelque sorte déduire ces distances. Elles sont confirmées par les données du marché. Les profondeurs se situent entre [environ] 600 pieds au bord de l’eau, à l’ouest, et 600 pieds à 1 200 pieds à l’est.

[...]

Nous appelons cela une utilisation commerciale, oui. Et cela correspond aux arpentages existants ainsi qu’aux routes dédiées situées de chaque côté de la réserve. Et la ligne concorderait également si on la repoussait du bord de l’eau jusqu’au replat supérieur du bien-fonds. La partie riveraine de la réserve serait ainsi maximisée, et elle demeurerait conforme à [la profondeur des] parcelles des autres terrains riverains situés à l’extérieur de la réserve. [Transcription de l’audience, le 21 septembre 2015, aux pp 14, 19 et 20.]

[35]  M. Smirl a noté que le secteur industriel hors réserve était délimité par des routes à sa limite nord, au-delà de la ligne du rivage. Ces routes suivaient un tracé rectiligne d’est en ouest de chaque côté de la RI no 3. Il a observé que la combinaison de ces routes projetées et de l’échancrure naturelle du littoral tendait à limiter et à réduire, à certains endroits, la profondeur des terrains industriels hors réserve, ce qui expliquait les divers niveaux de profondeur des parcelles industrielles environnantes, et en particulier les niveaux peu profonds. Étant donné qu’aucune route de délimitation ni aucun autre terrain voué à une utilisation particulière n’occupait le territoire de la RI no 3, M. Smirl en a conclu que la réserve pouvait accueillir des terrains industriels de diverses superficies et d’une profondeur variant entre 300 et 1 000 pieds. Cela étant, il n’a pas estimé nécessaire de simplement prolonger et relier les routes séparant le secteur industriel du secteur des entreprises B, de part et d’autre de la réserve. Dans son témoignage, il a expliqué que cela aurait artificiellement réduit la taille des lots :

[traduction] Si l’on devait faire cela, la dimension des terrains serait artificiellement réduite. Comme vous pouvez le voir là où – là où le territoire de la réserve est quelque peu étroit à cause de la baie.

[...] N’est-ce pas? Donc, si l’on devait uniquement tenir compte cette sorte — cette partie non restreinte — en traçant une telle ligne, pour ainsi dire, si l’on reliait les rues, on obtiendrait une très faible profondeur. Si l’on regarde les secteurs jouxtant la réserve de chaque côté, on peut clairement voir que les lots riverains sont bien davantage en retrait par rapport à la rive. [Transcription de l’audience, le 22 septembre 2015, à la p 54.]

[36]  M. Smirl a tiré la conclusion que la RI no 3 offrait une certaine souplesse en matière de planification, parce qu’elle était une « page vierge » dont il était possible de maximiser l’utilisation :

[traduction] Supposons qu’en 1931, vous ayez eu de tels terrains comparables à une « page vierge » et détenus en fief simple, et que vous ayez pu vous mettre à aménager le bien-fonds selon son utilisation optimale : de toute évidence, vous auriez souhaité maximiser l’utilisation du secteur ayant la valeur la plus élevée, c’est-à-dire, en l’occurrence, le secteur riverain. [Transcription de l’audience, le 22 septembre 2015, à la p 66]

[37]  Pour en revenir à la carte de zonage de 1915, M. Smirl a tracé une ligne hypothétique traversant de part en part la réserve à partir des routes situées des deux côtés de la RI no 3 sur la carte de zonage afin de préciser ce qui, selon lui, pourrait raisonnablement être considéré comme des terrains à usage industriel sur la réserve. Les terrains de la réserve situés sous cette ligne seraient à vocation industrielle, tandis que les terrains figurant au-dessus seraient destinés à une utilisation résidentielle en zone sèche. On peut voir cette division hypothétique dans le schéma figurant à l’annexe B des présents motifs. Ainsi donc, selon le rapport de KM, la réserve était composée de 93,10 acres convenant à une utilisation industrielle, et de 177,25 acres propices à un aménagement résidentiel en zone sèche.

[38]  M. Smirl a insisté sur le fait qu’un « délai d’exposition » raisonnable sur le marché était aussi un élément primordial du processus d’évaluation. Citant à l’appui la section 7.7.1 des NUPPEC, il a expliqué ce qui suit :

[traduction] Le concept général du délai d’exposition raisonnable sur le marché ne renvoie pas seulement à une durée convenable, suffisante et raisonnable, mais également à un effort de mise en marché convenable, suffisant et raisonnable. Le délai d’exposition raisonnable est fonction du prix, de la durée et de l’utilisation, et ne consiste pas en une seule estimation du temps. Le délai d’exposition raisonnable sur le marché libre a une incidence directe sur l’estimation définitive de la valeur marchande de la propriété. Vu l’ampleur du bien visé et les circonstances particulières de la présente évaluation, la durée de la période d’exposition sur le marché au 8 mai 1931 est estimée à un maximum de 36 mois [c.-à-d. avant la date d’évaluation du 8 mai 1931]. [Caractères gras dans l’original; Rapport de KM, à la p 10]  

[39]  Il a été fort difficile de trouver des biens-fonds comparables en raison de l’écoulement du temps, de l’état des dossiers et de la conjoncture du marché à l’époque. M. Smirl a expliqué le défi et la nécessité que comportait, selon lui, la prise en compte d’une grande variété d’opérations, même si certaines d’entre elles, en temps normal, ne pourraient pas être retenues :

[traduction] Nous avons — nous avons examiné un large éventail de ventes. En ce qui concerne de nombreuses — certaines opérations — nous n’avons pas été en mesure d’effectuer des vérifications. Dans certains cas, il s’agissait tout bonnement de ventes pour défaut de paiement des impôts. Et dans nombre d’autres cas, les gens sont tout simplement partis en abandonnant leurs propriétés. Les renseignements sur les ventes que nous avons utilisés sont ceux que nous avons pu déterminer comme étant les plus représentatifs des données relatives au marché. Certes, il s’agissait parfois de ventes pour impôts non payés, mais elles ne semblaient pas constituer des valeurs aberrantes ayant une grande incidence, et elles pouvaient assurément fournir certaines indications plus faibles.

Il nous a aussi fallu retenir certaines opérations en raison de l’insuffisance d’autres données qui concernaient notamment un rachat partiel effectué entre deux frères ou un transfert de succession à la valeur marchande déclarée. Nous avons donc dû — nous avons dû ratisser large et examiner un large éventail d’opérations, de dimensions de terrains et d’utilisations de ceux-ci. [Transcription de l’audience, le 21 septembre 2015, à la p 31]

[40]  La firme KM a utilisé 27 terrains à titre de comparables; 21 d’entre eux étaient à usage industriel, alors que les six autres étaient des terrains à usage résidentiel en zone sèche. Pour expliquer comment la firme s’y était prise pour recenser ces comparables, le rapport de KM indiquait :

[traduction] Les estimations de la valeur historique tiennent compte des changements apportés aux infrastructures, de la croissance démographique et des autres évolutions qui se sont produites et qui ont eu une incidence sur la croissance de la population et la valeur des terrains dans la zone visée. [Rapport de KM, à la p 51]

[41]  Les 21 comparables industriels ont été tirés de la période allant de 1907 à 1937 (17 étaient issus des années 1920). Neuf d’entre eux ont été utilisés à deux reprises, car il s’agissait de reventes. Dix-sept étaient situés à l’ouest de la réserve, et quatre à l’est. Dix-neuf des 21 comparables industriels consistaient en de longues et étroites bandes de terre situées à l’ouest de la réserve. Tous étaient entièrement situés dans le secteur désigné à des fins industrielles selon le zonage de 1915. Les six comparables résidentiels en zone sèche (qui ont tous fait l’objet d’une transaction entre 1920 et 1937) étaient tous situés à l’est de la réserve. Quatre se trouvaient dans le secteur des entreprises B (industrie légère) et deux autres, dans la zone industrielle.

[42]  Un comparable industriel de 2,79 acres attenant à l’extrémité ouest de la RI 3 comportait 12 lots étroits occupant 688 pieds de rivage. M. Smirl a estimé que cette parcelle avait une profondeur de 200 à 300 pieds, et qu’une partie de la rive se composait de vasières se retrouvant sous l’eau à marée haute. Plus loin vers l’ouest, les parcelles devenaient de plus en plus profondes, jusqu’à atteindre 1 000 pieds de profondeur.

[43]  À l’est de la réserve, les comparables industriels atteignaient une profondeur d’environ 600 à 1 000 pieds. Une liste de comparables accompagnés de renseignements clés figure à l’annexe C des présents motifs. La firme KM a admis qu’en raison de la complexité des recherches et de la façon dont les dossiers étaient conservés, elle était passée à côté d’un important comparable situé à l’est de la réserve, à savoir une parcelle A de 4,5 acres vendue en mars 1931 pour 12 000 $ (2 666,67 $ l’acre), qui deviendrait plus tard le site du chantier naval de McKenzie Barge & Derrick. DRC a découvert ce comparable et l’a utilisé. M. Smirl a convenu qu’il s’agissait là d’un excellent comparable et que, l’eût-il trouvé, il aurait intégré à son évaluation. 

[44]  Un aspect controversé du traitement des comparables par KM tient à la façon dont la firme a évalué les prix de vente. L’approche de KM a consisté à ventiler les prix de vente en fonction de la valeur à l’acre basée sur la « superficie utilisable nette ». Ayant conclu que les vasières se retrouvaient souvent sous l’eau, et donc, qu’une partie de la parcelle n’était pas utilisable, KM a estimé la superficie de ces battures de vase, puis l’a déduite de la zone arpentée de la parcelle, et a ensuite divisé la portion restante par le prix de vente pour en arriver à la valeur à l’acre de la superficie utilisable nette de la parcelle. M. Smirl a expliqué que la réserve comptait peu de vasières sur sa rive, de sorte que le retranchement de celles-ci des terrains comparables permettait d’établir une comparaison plus juste avec les terrains de la RI no 3.

[45]  En se fondant sur les comparables qu’elle a recensés, et auxquels elle a appliqué le principe de la superficie utilisable nette, KM a proposé une fourchette de prix se situant entre 1 009,08 $ et 11 363,64 $ par acre utilisable net en ce qui a trait aux terrains à vocation industrielle. Le prix moyen par acre utilisable net était de 5 034,59 $ (avec des parcelles ayant une superficie moyenne de 3,58 acres utilisables nets), alors que le prix médian par acre utilisable net était de 5 000 $. Quant à la valeur brute des terrains en zone sèche, elle variait entre 275,09 $ l’acre et 1 069,75 $ l’acre (la « superficie utilisable nette » n’était pas pertinente pour les terrains en zone sèche, puisque ceux-ci n’étaient pas situés au bord de l’eau, et ne comportaient donc aucune vasière). La valeur moyenne de ces terrains s’élevait à 539,15 $ par acre brut (avec des parcelles d’une superficie moyenne de 13,61 acres), alors que le prix médian par acre brut était de 467,85 $.

[46]  En se fiant à son expérience professionnelle, à sa connaissance des conditions du marché de l’époque et à son jugement, M. Smirl a ajusté ces valeurs de manière à obtenir les valeurs définitives des terrains de la RI no 3. Celles-si se situaient donc, en date de l’expropriation, dans des fourchettes de 1 500 $ à 3 000 $ l’acre pour les terrains à usage industriel, et de 400 $ à 800 $ l’acre pour les terrains du secteur résidentiel en zone sèche. M. Smirl a établi les moyennes de ces fourchettes pour parvenir à l’opinion définitive selon laquelle la valeur des terrains riverains à usage industriel de la RI no 3 était de 2 250 $ l’acre, et celle des terrains résidentiels en zone sèche, de 600 $ l’acre. En multipliant ces valeurs par les 93,10 acres d’hypothétiques terrains à usage industriel et par les 177,25 acres de terrains résidentiels en zone sèche, KM a conclu que la valeur de la RI no 3 immédiatement avant l’expropriation s’élevait à 315 000 $. 

[47]  Une fois les 7,73 acres consacrés à l’autoroute Dollarton déduits de la superficie totale de la réserve, il restait 262,26 acres. L’autoroute passait juste au milieu du secteur de la réserve dont les terrains étaient les mieux adaptés à un usage industriel, ce qui a presque totalement éliminé les possibilités d’aménagement de ce secteur. M. Smirl était d’avis que seulement 14,97 acres de terrains demeuraient adaptés à un usage industriel, ce qui laissait la portion restante des 247,65 acres de terrains à usage résidentiel en zone sèche. En appliquant les valeurs à l’acre qui viennent d’être mentionnées, la valeur de la RI no 3 après expropriation s’élevait à 180 000 $. Après soustraction de la valeur après expropriation de 180 000 $ de la valeur avant expropriation de 315 000 $, on obtenait un montant de 135 000 $, lequel, selon la conclusion de KM, représentait la perte historique de la revendicatrice. 

[48]  KM a évalué la RI no 3 en considérant qu’il s’agissait de terrains en fief simple non améliorés. M. Smirl n’a pas tenu compte de l’usage réel de la réserve en date du 8 mai 1931, ni des améliorations qui y avaient été apportées (notamment des résidences et le cimetière). Il a déclaré, dans son témoignage, que telles étaient ses instructions, et que c’était également la pratique courante. M. Smirl était d’avis que le fait de tenir compte de l’usage réel de la réserve équivaudrait à ramener la RI no 3 à sa nature de réserve. Il a livré le témoignage suivant :

[traduction] Et je tiens à souligner qu’il est absolument essentiel de faire abstraction du fait qu’il s’agissait d’une réserve à l’époque. On doit envisager la question sous cet angle : advenant que la réserve ait été en fief simple, quelle aurait été l’utilisation la plus logique, raisonnable et équitable des terres?

[…]

Ce qui se passait réellement sur les terres n’était que la conséquence du fait qu’il s’agissait d’une réserve. Alors bien sûr, dans le prolongement de cette idée, si l’on applique le modèle d’une propriété en fief simple, il faudra faire abstraction de l’impact de la présence des Premières Nations. Autrement, on se retrouvera à embrouiller les choses, pour ainsi dire.

[…]

Il est absolument fondamental de considérer les terrains en tant que propriétés détenues en fief simple. On ne peut pas tenir compte du statut de réserve, car autrement, on évaluerait un semblant de réserve plutôt qu’un véritable intérêt en fief simple dans les terres. Donc, nous n’avons pas étudié de projet de lotissement. Nous n’avons pas élaboré de plan d’aménagement. [Transcription de l’audience, le 21 septembre 2015, aux pp 16 et 39; Transcription de l’audience, le 22 septembre 2015, à la p 35.]

D.  Le rapport de D.R. & Associates Inc.

[49]  Le rapport de DRC a été rédigé par John Peebles, AACI, P. App. M. Peebles, qui est également un expert qualifié en matière d’évaluation immobilière, a témoigné oralement à titre de principal expert en évaluation de l’intimée. Son rapport était divisé en deux parties, soit, d’abord, l’évaluation en soi, et ensuite, un examen et une critique du rapport de la firme KM. Celle-ci a par la suite répondu par un examen du rapport de DRC sous forme écrite. Dans le cadre des présents motifs, les rapports d’examen ne sont pas abordés en détail puisque les critiques des experts ont été examinées en profondeur au moyen d’interrogatoires et de contre-interrogatoires lors de l’audience. 

[50]  Il convient de mentionner que le rapport de DRC contenait plus de détails sur les caractéristiques de la RI no 3 et le contexte socio-économique de l’époque que le rapport de KM. Dans son témoignage, M. Peebles a parlé en ces termes de l’importance que revêtent ces renseignements pour la réalisation d’une évaluation :

[traduction] L’étape suivante du processus que j’ai entrepris consistait à déterminer les conditions du marché vers le 8 mai 1931. On trouvera d’ailleurs les renseignements à cet égard dans la section intitulée « Analyse du marché ». En effet, avant d’entreprendre une évaluation, il faut comprendre quelles pressions économiques et sociales pesaient sur la propriété au moment de l’expropriation ou vers cette date. Car cela guidera vos recherches de renseignements sur le marché et d’autres données qui seront utiles pour l’établissement de l’évaluation. [Transcription de l’audience, le 22 septembre 2015, à la p 125; voir également le rapport de DRC, « Analyse du marché – Mai 1931 », aux pp 10 à 37].

[51]  Une photographie aérienne de la réserve datant de mai 1930 montrait le caractère rural des environs. On pouvait y voir que « l’exploitation forestière était une constante que l’on retrouvait un peu partout » sur le territoire de la zone, y compris sur celui de la RI no 3. Un petit nombre de terrains consacrés à des habitations étaient répartis le long du chemin Keith, au nord de la réserve, et plusieurs lotissements à vocation commerciale se trouvaient à l’ouest et au nord-ouest. La photographie aérienne de mai 1930 figure à l’annexe D des présents motifs. DRC, qui a également examiné les infrastructures de la zone, a fait observer que les environs (y compris la réserve) étaient semi-ruraux et peu peuplés en raison de l’accès routier limité et de la présence de l’industrie. En 1931, la municipalité du district de North Vancouver (dans lequel se trouvait la RI no 3) avait une population de 4 788 personnes, comparativement à 8 510 personnes pour la ville de North Vancouver et 246 593 personnes pour Vancouver. La firme DRC a indiqué que, selon les données de recensement du ministère, la réserve comptait 7 familles totalisant 23 personnes. À un autre moment, elle a déclaré que 23 familles vivaient sur la réserve. Cette confusion n’a jamais été dissipée. Quoi qu’il en soit, seule une petite communauté vivait sur le territoire de la RI no 3.

[52]  En 1931, les routes, l’alimentation en eau, l’électricité, le téléphone, les transports en commun et autres services publics étaient principalement offerts dans la ville de North Vancouver et, dans la RI no 3 et ses environs immédiats, ils étaient très limités. M. Peebles a conclu qu’il y avait peut-être eu des services d’électricité et de téléphone dans la réserve en 1931. L’unique accès routier à la RI no 3 (hormis d’éventuels sentiers de débardage) avait lieu par le chemin Apex, qui allait du sud du chemin Keith jusqu’à l’établissement et à la rive.

[53]  À la page 25 de son rapport, M. Peebles a dressé le résumé suivant des conditions socioéconomiques d’alors :

[traduction] Après analyse des indicateurs socioéconomiques dans la zone de marché vers 1931, mes conclusions sont les suivantes.

• La RI no 3 était située dans une zone de marché qui, en 1931, avait un caractère rural, et où les services tels que les routes, l’approvisionnement en eau et l’électricité étaient peu nombreux.

• Dans les années 1920, plusieurs projets immobiliers de nature spéculative avaient été promus pour la zone de marché. Mais aucun n’a été lancé. Un examen des rôles d’évaluation des années 1928 à 1930 révèle qu’en 1930, la plupart des parcelles urbaines arpentées visées par ces projets avaient été confisquées au profit du district de North Vancouver pour non-paiement de taxes.

• La fermeture du pont Second Narrows, en septembre 1930, s’est produite environ six mois avant la date réelle de l’évaluation. À la date de la fermeture du pont, le 30 septembre 1930, le journal North Shore Press signalait que sa réouverture devait avoir lieu environ trois mois plus tard.

• Il y avait une diminution constante des prix payés pour les propriétés, de même qu’une baisse correspondante au chapitre des évaluations des propriétés avant la Grande Dépression et au début de celle-ci. En raison de difficultés à percevoir les impôts, le district de North Vancouver a été acculé à la faillite en 1933.

• Vers 1931, la demande relative aux propriétés rurales dans la zone de marché était très limitée, cependant que l’offre augmentait à mesure que les propriétés étaient confisquées par le district de North Vancouver pour non-paiement de taxes. [Note de bas de page omise.]

[54]  En ce qui a trait à l’industrie locale, DRC a précisé qu’entre 1900 et 1931, le secteur forestier constituait la principale industrie de la zone. Deux scieries situées non loin de la réserve avaient fermé leurs portes un an ou deux plus tôt. L’une d’elles allait les rouvrir en 1932. Des exploitations de sable et de gravier étaient toutefois en activité, et la construction navale démarrait. Le rapport relatait également l’échec de plusieurs projets immobiliers dans des secteurs situés au nord, au nord-ouest et au nord-est de la RI no 3. Ces mêmes secteurs avaient fait l’objet d’une spéculation foncière active dans les années 1920, ainsi que d’un grand nombre de saisies pour des taxes non payées avant et après le début de la dépression. Globalement, à la date réelle, la demande et les prix se sont effondrés à cause de la Grande Dépression et de l’augmentation du nombre de cas de confiscation de propriétés pour des raisons fiscales.

[55]  DRC a également abordé en plus grand détail les caractéristiques physiques de la RI no 3 que ne l’avait fait KM. M. Peebles a reconnu que la carte de zonage de 1915 était vraisemblablement représentative des contrôles de l’utilisation des terres qui auraient été en vigueur si la RI no 3 n’avait pas été une réserve. Il a noté qu’à l’époque, la pratique voulait que les terrains industriels soient situés au bord de l’eau, et les terrains à vocation commerciale et résidentielle, au-dessus. L’utilisation des terrains à zonage industriel n’était soumise à aucune restriction, si bien que ceux-ci auraient pu servir à n’importe quelle fin, y compris résidentielle. M. Peebles a également indiqué que les terrains voués à un usage industriel sur la carte de zonage de 1915 avaient habituellement une profondeur de 300 à 500 pieds à partir du rivage. Il a ensuite conclu que les terrains à usage industriel de la RI no 3 auraient probablement eu, eux aussi, une profondeur 300 pieds à partir de la rive, et que les terrains situés au-dessus auraient été désignés en tant que terrains résidentiels en zone sèche. Il a également convenu que, pour les fins de l’évaluation, la RI no 3 devait être considérée comme s’il s’agissait d’une propriété détenue en fief simple. M. Peebles a fait remarquer que la carte de zonage de 1915 ne tenait pas compte de la topographie. Cela représentait une lacune non négligeable, compte tenu de l’importance de la topographie dans l’élaboration de l’opinion de M. Peebles. En se fondant sur la prémisse selon laquelle les terrains de la réserve potentiellement consacrés à un usage industriel auraient une profondeur de 300 pieds à partir du bord de l’eau, M. Peebles a formulé des hypothèses concernant la répartition des terrains industriels et résidentiels en zone sèche de la RI no 3 comme s’il s’agissait de terrains vacants. On peut voir cette répartition à l’annexe E des présents motifs.

[56]  L’évaluation de M. Peebles semble avoir été axée sur la topographie et l’utilisation réelle contemporaine des terrains. Il a décrit la RI no 3 comme un mélange de terrains dont la partie ouest suivait une pente modérée jusqu’au bord de l’eau. L’utilisation résidentielle réelle était principalement concentrée dans la partie sud-ouest de la réserve, près de la rive, et un cimetière se trouvait dans le même secteur. Les terrains situés au nord de l’établissement présentaient également une inclinaison modérée. Cependant, les parties est et sud-est de la réserve descendaient en pente raide jusqu’à l’eau.

[57]  Dans cette partie orientale de la RI no 3 présentant une pente abrupte, l’eau était profonde. Toutefois, le long de la rive, au sud-ouest de la réserve, l’eau était moins profonde, et on y retrouvait des vasières à marée basse. M. Peebles a tiré la conclusion que cette zone moins profonde aurait uniquement convenu à l’entreposage des grumes ou des barges, et qu’il aurait été nécessaire de faire du dragage et de construire des quais jusqu’aux eaux profondes pour permettre une utilisation industrielle plus intensive.

[58]  M. Peebles a conclu qu’en raison de la raideur de la pente et de l’absence d’accès routier, la moitié est du rivage de la RI no 3 était généralement impropre à un usage industriel, bien que, selon lui, la totalité des terrains expropriés pour la construction de l’autoroute auraient convenu à à une utilisation industrielle. DRC était donc d’avis que l’utilisation optimale de cette moitié est de la réserve demeurait l’exploitation du bois ou une future utilisation résidentielle. Les terrains se prêtant à un développement industriel étaient situés uniquement dans le coin sud-ouest de la réserve, à l’intérieur d’un ovale tracé par une ligne pointillée, comme illustré à l’annexe F des présents motifs. Les résidences des membres de la bande ainsi que le cimetière qui existaient alors étaient également situés à l’intérieur de cet ovale, qui comptait pour 14 % à 16 % ou 38 à 43 acres du territoire total de la RI no 3. Au cours de son témoignage, M. Peebles s’est dit d’avis qu’avant l’expropriation, seulement 43,2 acres de terrain convenaient à une utilisation résidentielle continue, et potentiellement à un usage industriel. Les utilisations les plus appropriées pour les 227,11 acres restants de la réserve seraient l’exploitation forestière ou autre, par exemple un aménagement résidentiel en zone sèche : 

[traduction] Essentiellement, j’affirme qu’en effet, la rive allait d’un bout à l’autre de la réserve, mais que seulement 43,2 acres convenaient à un usage résidentiel ou industriel maritime.

[…]

Quant aux 227,11 acres, qui sait à quels usages ils pourraient être affectés dans l’avenir? [Transcription de l’audience, le 22 septembre 2015, aux pp 143 et 144]

[59]  En conséquence, selon son évaluation de l’utilisation optimale, M. Peebles a subdivisé le territoire de 43,2 acres délimité par l’ovale, où se trouvait l’établissement, en lots résidentiels d’un ou deux acres. Il ne semble ne pas y avoir eu de renseignements détaillés sur la nature réelle et l’aménagement de l’établissement de l’époque. Aussi M. Peebles a-t-il pallié cette lacune en en délimitant l’emplacement général et en le subdivisant en lots aux limites non définies. À la page 53 de son rapport, DRC a déclaré :

[traduction] Il est habituellement nécessaire d’établir l’utilisation optimale [du bien fonds] comme s’il était vacant et amélioré afin de déterminer quelle option présente le meilleur rendement. 

[60]  Lors de son évaluation de l’UO, M. Peebles est revenu à la définition qu’il avait fournie (voir le paragraphe 17 ci-dessus) en relevant que l’usage envisagé devait être « physiquement possible, légalement permissible [et] financièrement faisable ». Il a déclaré qu’en mai 1931, la demande de terrains résidentiels avait chuté en raison du ralentissement économique. Dans la région, au moins trois projets résidentiels avaient avorté, ce qui, conjugué à l’accès routier limité à la RI no 3, avait probablement rendu la région peu attrayante pour de nouveaux développements résidentiels. La zone d’établissement aurait pu être utilisée pour un développement industriel, mais il aurait fallu déplacer l’établissement et le cimetière. Cela aurait entraîné d’importants bouleversements sociaux et économiques, au point de faire de l’utilisation industrielle une option peu intéressante. De toute manière, en mai 1931, le potentiel de développement industriel était également en déclin en raison de l’économie fortement déprimée. Le rapport de DRC n’a pas traité des conséquences — y compris les coûts — d’un éventuel déplacement de l’établissement et du cimetière. Toutefois, M. Peebles a conclu qu’il n’aurait pas été « financièrement faisable » : 

[traduction] À mon sens, les coûts liés à une réinstallation réussie des résidents et du cimetière afin de créer un site industriel auraient excédé la valeur des terrains destinés à une utilisation industrielle en date de mai 1931. [Rapport de DRC, à la p 55]

[61]  M. Peebles a conclu que l’UO avant expropriation supposait de laisser l’établissement et le cimetière là où ils étaient; quant à la moitié est de la réserve, elle ne pouvait être aménagée à des fins industrielles. Il a procédé à son évaluation en s’appuyant sur ces constats.

[62]  M. Peebles a conclu qu’après l’expropriation, il ne restait que 8,19 acres de terrains industriels potentiels sur la réserve. On y trouvait également deux zones ayant respectivement des superficies de 3,81 acres et de 5,86 acres qui ne pouvaient servir à aucune fin en raison de leur petite taille et du sol de faible profondeur entre la route et l’eau. Les 244 acres de terrain restants convenaient à une utilisation résidentielle ou à un autre usage éventuel. Par comparaison, avant l’expropriation, la réserve comptait 43,2 acres de terrain présentant des qualités propres à une utilisation industrielle et 227,11 acres de terrain en zone sèche. 

[63]  En ce qui concerne l’évaluation, M. Peebles a appliqué la méthode de comparaison directe (MCD), qui consiste à répertorier des propriétés comparables dont la date de vente coïncidait à peu près avec la période pertinente. Il a fourni un aperçu général de sa façon d’aborder cette tâche :

[traduction] Dans le cadre d’une évaluation fondée sur la MCD, on compare chaque indicateur de marché à la propriété faisant l’objet de l’évaluation au moyen d’un processus de rapprochement, après quoi on l’ajuste ou on lui accorde une pondération appropriée en fonction d’un certain nombre d’attributs du marché. Pour la période visée, les attributs du marché importants étaient la taille de la propriété, les services, la topographie, le zonage et l’emplacement. Ces attributs seront précisés et comparés dans le cadre d’un processus d’analyse plus loin dans la présente section. [Rapport de DRC, à la p 59]

[64]  La firme DRC a résumé les caractéristiques négatives de la RI no 3 qui, selon elle, rendaient peu probable un développement industriel. La partie habitée de la RI no 3 n’était accessible que par une seule route. Bien que l’établissement ait probablement été alimenté en électricité et en eau, et qu’il ait peut-être même disposé d’un certain service téléphonique, le reste de la réserve était dénué de services et, par conséquent, il se serait vu attribuer une valeur moindre. En raison de l’escarpement du terrain et de l’absence de services et d’accès, la moitié orientale de la réserve aurait présenté peu d’attrait commercial, sauf pour ce qui est de la récolte de bois. Les terrains bas situés dans la partie sud-ouest de la réserve auraient également présenté peu d’intérêt pour ce qui est d’un développement industriel ou d’un établissement, puisqu’ils étaient composés de vasières et sujets aux inondations. Dans cette zone, les terrains propices à un développement industriel auraient nécessité un dragage, ce qui leur aurait fait perdre de leur attrait par rapport aux terrains moins chers à développer. Enfin, en mai 1931, la Grande Dépression avait affaibli les ventes de biens immobiliers. Selon DRC, tous ces facteurs devaient être pris en compte, soupesés et ajustés aux fins de l’examen des comparables. 

[65]  M. Peebles a décidé de concentrer son attention sur les ventes comparables réalisées entre 1920 et 1934. Il a observé que, durant la dépression, les conditions de marché différaient sensiblement de celles qui avaient cours dans les années 1920, et qu’il était nécessaire de rapprocher ces différentes conditions en les adaptant. M. Peebles a relevé 10 ventes comparables effectuées entre 1913 et 1933. Il a retenu seulement quatre de ces ventes en éliminant le reste, semble-t-il parce que l’une d’elles avait eu lieu en dehors de la période déterminée, et que les autres étaient des ventes spéculatives, forcées ou avec un lien de dépendance, ou encore qu’elles concernaient des propriétés de taille inappropriée ou inadaptées à un usage industriel. M. Peebles a estimé que, sur ces quatre propriétés, deux étaient des terrains industriels, et les deux autres, des terrains résidentiels en zone sèche.

[66]  Les deux comparables industriels se situaient dans une fourchette de prix allant de 726 $ l’acre (1924) à 2 667 $ l’acre (1931). Le rapport indiquait que la transaction de 1931 était conforme à des évaluations municipales de 1929 et 1930 concernant une scierie des environs, et que son montant était supérieur à celui de la RI no 3. Bien que la vente correspondant au prix le plus bas ait eu lieu dans le contexte d’un marché vigoureux, le terrain concerné était principalement situé sur une vasière, et cette vente semblait avoir été de nature spéculative, ce qui a fait dire à DRC : « cette vente est d’une pertinence limitée pour l’évaluation de la RI no 3 » (Rapport de DRC, à la p 80). DRC a également examiné, à titre d’éléments de référence secondaires, des évaluations foncières établies par la municipalité. Elle a noté que le prix des propriétés à usage industriel évaluées se situait entre 1 900 $ et 2 250 $ l’acre en 1929 et 1930. Le montant le plus élevé correspondait à des sites riverains aménagés, dont la valeur chuté radicalement en 1933.

[67]  Quant aux comparables résidentiels en en zone sèche, leurs prix variaient entre 265 $ (1929) et 483 $ (1926) l’acre, le prix le plus élevé ayant été payé alors que le marché était solide. La valeur de propriétés similaires des environs, déterminée selon des évaluations municipales de 1929 et 1930, se situait 200 $ et 400 $ l’acre, et le prix des lots bénéficiant d’un accès au chemin Keith allait de 300 $ à 400 $ au cours de ces deux années. 

[68]  Ayant pris note de l’accès limité à la rive de la RI no 3, de l’UO de la partie ouest de la réserve en tant que zone d’établissement, et des tailles probablement variées des terrains résultant de la subdivision de cette zone, DRC a conclu que les terrains industriels riverains de la réserve avaient une valeur de 1 200 $ l’acre, et les terrains situés en zone sèche, une valeur de 300 00 $ l’acre. DRC a appliqué ces valeurs aux superficies qu’elle avait calculées. Les 43,2 acres de terrains industriels riverains et les 227,11 acres de terrains en zone sèche donnaient donc respectivement des montants de 51 891 $ et de 68 132 $, pour une valeur totale pré-expropriation de 120 023 $. DRC a conclu qu’après l’expropriation, il restait 8,2 acres de terrains à usage industriel, et quelque 244 acres de terrains résidentiels en zone sèche. Sans oublier deux petites parcelles (de 3,8 et 5,9 acres) qui, selon DRC, n’étaient d’aucune utilité, et auxquelles elle a attribué une valeur nominale de 10 $ l’acre. En appliquant ces valeurs à son calcul, DRC a déterminé que la valeur de la portion restante de la RI no 3, après expropriation, était de 83 356 $. La différence entre la valeur avant expropriation de 120 023 $ et la valeur après expropriation de 83 356 $ s’établissait à 36 668 $, soit le montant de la perte de la revendicatrice.

[69]  En conclusion, KM a formulé l’opinion selon laquelle la perte historique de la revendicatrice s’élevait à 135 000 $, alors que DRC a conclu que ce montant était de 36 668 $. 

E.  Points de désaccord

[70]  Malgré les similarités des approches des experts, notamment la division de la RI no 3 en parties ayant une valeur élevée ou moins élevée, et le fait qu’ils aient généralement recouru à la même méthodologie d’évaluation, la valeur d’expertise de la revendicatrice était plus de trois fois et demie plus élevée que celle de l’intimée. Cet écart est attribuable à d’importantes différences entre leurs hypothèses et approches sous-jacentes, que j’aborderai maintenant.

1.  La topographie de la RI no 3

[71]  Les points de vue divergents des experts au sujet de la topographie de la RI no 3 et de ses conséquences ont été un facteur déterminant dans leurs approches respectives. 

[72]  Dans le rapport de KM, on se contentait de mentionner que la réserve « descend[ait] en pente douce de la limite nord la séparant de North Vancouver jusqu’à l’autoroute Dollarton », puis de l’autoroute jusqu’à « la plage de bonne qualité et aux replats de marée de l’inlet Burrard » (Rapport de KM, à la p 44). Le rapport ne faisait état d’aucune distinction pouvant exister entre les caractéristiques topographiques de l’est et de l’ouest de la réserve. D’après une photographie aérienne récente de la RI no 3 figurant à la page 44 du rapport de KM, la réserve semblait présenter un relief en « pente douce », et l’on pouvait voir des montagnes en arrière-plan. À la page 45 du rapport de KM se trouvait également une carte en courbes de niveau; toutefois, celle-ci ne fournissait aucun renseignement sur les élévations de terrain ni n’apportait aucune autre précision à ce sujet. Au cours de son témoignage principal, M. Smirl a reconnu que la topographie était un facteur qui entrait en ligne de compte :

[traduction] Bien entendu, la topographie entre en jeu, car la grande majorité de la parcelle suit une pente douce, mais descend en pente raide dans le coin sud-est. [Transcription de l’audience, le 21 septembre 2015, à la p 21]

[73]  M. Smirl a aussi admis que, bien que la topographie constituait un facteur et que le terrain était plus abrupt du côté est de la réserve que du côté ouest, il utilisait l’expression « sui[vr]e une pente douce » pour rendre compte du portrait global de la réserve. Il a expliqué avoir examiné le bord de l’eau dans son ensemble, sans chercher à établir une distinction entre les différentes qualités de la rive, mais en considérant plutôt la réserve comme étant composée d’un secteur riverain et d’un secteur en zone sèche :

[traduction] « Pente douce » est en quelque sorte une simplification, vous voyez? Cela revient simplement à considérer la — la propriété d’un large point de vue. Il est entendu que le terrain présente des ondulations. On y trouve aussi quelques plateaux, et des berges en pentes modérées à escarpées. À l’ouest, le terrain suit une inclinaison bien plus graduelle. Et à l’est se trouve un replat surélevé d’où part une pente abrupte qui descend jusqu’à l’océan. [Transcription de l’audience, le 21 septembre 2015, à la p 134]

[74]  De l’avis de M. Smirl, il aurait fallu disposer d’études techniques détaillées pour pouvoir déterminer si la topographie avait ou non une incidence significative. Au lieu de quoi, il a tenu compte de la topographie pour parvenir à sa conclusion définitive sur la valeur de la propriété, et c’est là l’un des facteurs qu’il a classés dans la partie inférieure de l’échelle des valeurs attribuées à ses comparables.

[75]  Par opposition, la topographie a constitué un élément fondamental ayant fortement influencé l’opinion de DRC.

2.  La profondeur des terrains riverains de la partie est

[76]  Les experts étaient généralement d’accord sur le fait que les terrains à usage industriel situés du côté ouest de la RI no 3 pouvaient avoir une profondeur potentielle de 600 pieds. Indépendamment de l’opinion de M. Peebles selon laquelle aucun des terrains de la moitié orientale de la RI no 3 n’était propice à un développement industriel, l’intimée a contesté la profondeur de 1 200 pieds des terrains à vocation industrielle, dont KM avait émis l’hypothèse. 

[77]  L’intimée a soutenu que l’élargissement de la profondeur des terrains à usage industriel au secteur des entreprises B (industrie légère) de manière à atteindre et à justifier une telle profondeur à l’est était « non fondé et déraisonnable » (Mémoire des faits et du droit de l’intimée, au para 66). Elle a ensuite fait valoir que cette profondeur de 1 200 pieds était également en contradiction avec le reste du témoignage de M. Smirl. Aucun des comparables situés à l’ouest de la réserve utilisés par KM ne se trouvait dans le secteur des entreprises B de la carte de zonage de 1915. Certains des comparables de KM provenant de l’est de la réserve étaient bien situés dans le secteur des entreprises B, mais ils avaient tous servi à étayer la valeur des terrains résidentiels en zone sèche, et non celle des terrains industriels. L’intimée a également fait remarquer que le site de la McKenzie Barge & Derrick, à l’est de la réserve, qui avait échappé à M. Smirl mais que celui-ci avait reconnu en tant que comparable « idéal », avait une profondeur de seulement 300 pieds.

[78]  M. Smirl a justifié la profondeur de 1 200 pieds du lot situé du côté est de la réserve en invoquant plusieurs lots riverains : le bloc H, par exemple, faisait 773 pieds de profondeur à son extrémité est, tandis que le bloc G avait une profondeur de jusqu’à 1 000 pieds là où le terrain formait une pointe. M. Smirl également utilisé à titre de comparable l’indice no 12 (parcelles K et L) accolé à la limite est de la réserve. C’est à ces parcelles qu’était attribuable la profondeur de 1 200 pieds à la limite est de la RI no 3, si l’on tenait compte de la largeur des routes. La carte de zonage de 1915 montrait également un réseau routier de chaque côté de la réserve. Les terrains à zonage industriel ne dépassaient généralement pas la route la plus au sud sur la carte de zonage de 1915. Or dans la réserve, il n’existait aucun réseau routier qui aurait pu restreindre l’utilisation des terrains de cette manière, pas plus qu’on n’avait encore défini à quels usages — fussent-ils commerciaux ou industriels — les terrains de la réserve seraient consacrés. La réserve était, comme M. Smirl l’a affirmé dans son témoignage, une « page vierge », si bien que la revendicatrice bénéficiait d’une certaine latitude pour définir l’UO de la réserve, et l’on pouvait présumer qu’elle souhaiterait maximiser le développement des terrains de sa réserve dotés de qualités propices à une vocation industrielle : 

[traduction] Donc, encore une fois, juste pour — juste pour replacer en perspective le fait que — que les — les lots orangés, les lots marron, sur ce plan d’utilisation des terres, ne seraient pas nécessairement transposés. Supposons qu’en 1931, vous ayez eu de tels terrains comparables à une « page vierge » et détenus en fief simple, et que vous ayez pu vous mettre à aménager le bien-fonds selon son utilisation optimale : de toute évidence, vous auriez souhaité maximiser l’utilisation du secteur ayant la valeur la plus élevée, c’est-à-dire, en l’occurrence, le secteur riverain. [Transcription de l’audience, le 22 septembre 2015, à la p 66]

[79]  Pour cette même raison, M. Smirl ne s’est pas contenté de relier les routes séparant le secteur industriel du secteur des entreprises B situées de chaque côté de la réserve. 

3.  L’utilisation réelle et l’hypothèse de l’état vacant

[80]  Les experts ont convenu qu’il fallait procéder à l’évaluation des terrains situés dans une réserve comme s’il s’agissait d’une propriété détenue en fief simple. Selon l’hypothèse posée par M. Smirl, dans le cas de terrains d’une réserve, une évaluation en fief simple s’entendait d’une évaluation du terrain en fief simple comme s’il était vacant.

[81]  À l’opposé, l’approche de DRC était que, bien qu’il faille évaluer la valeur des terrains comme s’ils n’étaient pas améliorés, cette évaluation devait tenir compte de l’utilisation ou des améliorations réelles de ces terrains, y compris dans le cas présent. Comme il a déjà été précisé plus haut, au paragraphe 61, lors de la description de la position de DRC, M. Peebles a conclu qu’il n’était pas financièrement faisable de déménager l’établissement pour permettre un développement industriel riverain. L’utilisation réelle de la RI no 3, qui comprenait un établissement, était l’un des facteurs fondamentaux sur lesquels s’appuyait l’évaluation de DRC. Dans son témoignage, M. Peebles a expliqué en ces termes pour quelles raisons il avait tenu compte de l’utilisation réelle : 

[traduction] On doit déterminer deux choses. Premièrement, il faut savoir si l’utilisation courante constitue l’utilisation la plus rentable par rapport à une autre utilisation légalement probable et physiquement possible. C’est la tâche dont nous devons nous acquitter. Cela signifie donc qu’il faut se demander si l’utilisation réelle est aussi rentable, voire même plus rentable que les autres utilisations. Et aussi — il y a donc la question de la probabilité, de la possibilité physique et de l’option la plus productive sur le plan financier.

[...]

Il faut comprendre ce qu’il en coûterait pour rendre un site vacant. Prenons l’exemple d’un immeuble à bureaux du centre-ville de Vancouver, qui est laissé à l’abandon et qui ne génère plus aucun loyer, et supposons que je puisse bâtir une autre amélioration qui serait plus rentable sur le même terrain. Il me faudrait tenir compte des coûts liés à l’enlèvement des améliorations et à l’obtention des permis nécessaires, comme un permis de zonage de catégorie B ou autre. Dans le cas qui nous occupe, pour que je parvienne — moi ou quelqu’un d’autre qui serait propriétaire — pour que l’on parvienne à une plus grande rentabilité — une utilisation potentiellement plus rentable, il faudrait éventuellement déplacer les résidences, dont ne sait pas exactement quel était le nombre, ainsi que le cimetière. [Transcription de l’audience, le 23 septembre 2015, aux pp 101 à 103]

[82]  D’après les descriptions contenues dans leurs rapports, il appert que les comparables examinés par les experts étaient tous des terrains vacants. L’indice no 2 de DRC comprenait un comparable en zone sèche qui concernait la vente d’un terrain à des entreprises de sciage affiliées. Il s’agissait de zones boisées situées entre les parcelles sur lesquelles se trouvaient les scieries. L’indice no 9 concernait un terrain dont toutes les améliorations liées à la scierie avaient été enlevées. DRC s’est fiée à l’indice 2 comme comparable, mais pas à l’indice 9.

[83]  La revendicatrice a fait valoir que l’approche adoptée par DRC à l’égard de cette question avait conduit la firme à ajuster considérablement à la baisse la valeur des terrains à usage potentiellement industriel de la RI no 3. La revendicatrice a également affirmé que cela avait amené DRC à subdiviser la zone à valeur élevée en lots d’un ou deux acres, avec comme conséquence une sous-évaluation des terrains dotés de qualités propices à un usage industriel dans la partie sud-ouest de la réserve (les lots plus petits se voient habituellement attribuer une valeur plus grande).

4.  Les comparables

[84]  Il y avait également d’importantes différences entre les experts en ce qui a trait à leur sélection de comparables représentatifs. Ces différences touchaient le nombre de comparables choisis, la manière de les évaluer, et la façon de les ajuster et de les rapprocher de manière à dégager des conclusions sur la valeur définitive. Chacun de ces aspects sera considéré séparément.

a)  Le nombre de comparables

[85]  Si DRC a retenu certaines des mêmes parcelles que KM, elle a rejeté la plupart d’entre elles au motif qu’il s’agissait de ventes spéculatives, forcées ou avec un lien de dépendance, ou encore de propriétés de taille inappropriée ou inadaptées à un usage industriel. L’intimée a soutenu que KM aurait également dû les rejeter, surtout dans la mesure où M. Smirl a admis, dans son témoignage, que ces éléments d’appréciation étaient « loin d’être parfaits ».

[86]  Le rapport du KM répertoriait 27 ventes comparables, dont neuf consistaient en des reventes de lots déjà inclus comme comparables. On s’est servi de 21 comparables à titre de terrains à vocation industrielle. Dix-neuf des 21 comparables prenaient la forme de longues bandes étroites sises à l’ouest de la réserve et entièrement situées à l’intérieur des limites du secteur industriel apparaissant sur la carte de zonage de 1915. Beaucoup de ces comparables comprenaient des vasières qui pouvaient se retrouver submergées en fonction de la marée. KM a utilisé les six comparables restants en tant que terrains résidentiels en zone sèche, tous situés à l’est de la réserve. Parmi ces derniers comparables, trois concernaient des ventes de petits lots au sein d’un lot plus vaste qui avaient également fait l’objet d’une vente antérieure comparable. Quatre étaient situés dans le quartier des entreprises B (industrie légère), et les deux autres, dans le secteur industriel.

[87]  Il convient de répéter le témoignage principal de M. Smirl au cours duquel ce dernier a parlé de ses difficultés à trouver des comparables fiables : 

[traduction] Les renseignements sur les ventes que nous avons utilisés sont ceux que nous avons pu déterminer comme étant les plus représentatifs des données relatives au marché. Certes, il s’agissait parfois de ventes pour impôts non payés, mais elles ne semblaient pas constituer des valeurs aberrantes ayant une grande incidence, et elles pouvaient assurément fournir certaines indications plus faibles. Il nous a aussi fallu retenir certaines opérations en raison de l’insuffisance d’autres données qui concernaient notamment un rachat partiel effectué entre deux frères ou un transfert de succession à la valeur marchande déclarée. Nous avons donc dû — nous avons dû ratisser large et examiner un large éventail d’opérations, de dimensions de terrains et d’utilisations de ceux-ci. [Transcription de l’audience, le 21 septembre 2015, à la p 31]

[88]  Lors du contre-interrogatoire, M. Smirl a reconnu avoir été conscient que certains de ses comparables étaient des ventes pour impôts non payés, alors que d’autres ventes étaient de nature spéculative et que d’autres encore avaient eu lieu dans des circonstances qui soulevaient des préoccupations quant à un lien de dépendance. Voici un extrait de son témoignage :

[traduction] […] il s’agit de l’un de ces cas où l’on doit travailler avec les données dont on dispose […] Même si elles sont loin d’être parfaites. [Transcription de l’audience, le 21 septembre 2015, à la p 160]

[89]  M. Smirl a également répliqué que la spéculation n’était pas nécessairement un facteur d’exclusion. Il s’est dit d’avis que toutes les acquisitions de propriétés foncières comportaient une part de spéculation, puisqu’on investissait habituellement dans des terrains en s’attendant à un certain rendement :

[traduction] Eh bien, comme je l’ai affirmé plus tôt, toute vente est spéculative jusqu’à un certain degré […] Les gens investissent en vue d’en tirer un rendement, que ce soit par nécessité ou dans une perspective à long terme. Cela – cela fait tout simplement partie des caractéristiques du marché. [Transcription de l’audience, le 21 septembre 2015, à la p 150]

[90]  La revendicatrice a émis des critiques à l’endroit de DRC en raison du faible nombre de comparables utilisés par celle-ci. Elle a fait valoir qu’un seul des deux comparables industriels de DRC était pertinent, l’autre étant une très petite parcelle surtout constituée de vasières. DRC a également concédé, dans son rapport, que ce comparable avait une pertinence limitée. La question a déjà été abordée précédemment, au paragraphe 67. 

[91]  En faisant référence à un bulletin publié par l’Institut canadien des évaluateurs, M. Peebles a adopté la position voulant que la qualité des comparables soit plus importante que leur quantité :

[traduction] Je voudrais attirer votre attention sur le deuxième paragraphe, qui commence par « L’expérience ». Et, si vous me le permettez, j’aimerais vous lire ce qu’on y dit :

[traduction] « L’expérience nous a enseigné que c’est la qualité, et non la quantité des données relatives au marché qui nous permet d’obtenir les évaluations les plus justes. Au moment de choisir des ventes ou des inscriptions de biens fonciers aux fins de l’analyse de leur description, il faut s’interroger sur la pertinence d’un comparable par rapport à l’évaluation à réaliser. Il est préférable de sélectionner et d’analyser quatre ou cinq ventes de propriétés qui fournissent des données probantes sur la valeur plutôt que de décrire huit ou neuf ventes dont seulement quelques-unes ont une pertinence. »

Je pourrais poursuivre ainsi, mais voilà essentiellement ce que je tenais à faire valoir. [Transcription de l’audience, le 23 septembre 2015, à la p 66]

[92]  Dans son témoignage, M. Peebles a indiqué s’être également reporté, pour les années 1929 et 1930, à des évaluations municipales concernant des propriétés avoisinantes à titre d’éléments de référence secondaires. La revendicatrice a formulé des critiques à l’égard du nombre peu élevé et de la nature de ces évaluations. Pour l’année 1929, on comptait 11 évaluations, dont trois qui concernaient des terrains industriels, et pour l’année 1930, les évaluations étaient au nombre de cinq, dont seulement deux ayant trait à des terrains à vocation industrielle. M. Peebles a témoigné n’avoir pas réussi à trouver, dans le rôle d’évaluation foncière de 1930, six évaluations du rôle de 1929 qu’il avait mentionnées. Il a concédé que les montants de l’évaluation municipale de 1930 avaient diminué par rapport à l’année précédente, mais pas de façon « catastrophique ». La revendicatrice a fait observer que, compte tenu de la forte baisse des revenus personnels et du nombre accru de ventes de propriétés pour impôts non payés, ou autres confiscations de biens en 1929 et 1930, il était raisonnable de supposer que les évaluations de 1930 manquantes laissaient croire que les propriétés concernées n’étaient plus inscrites au rôle d’évaluation foncière. La revendicatrice a ajouté que les évaluations municipales n’étaient d’aucune utilité, et qu’elles ne faisaient que prouver la gravité de la détérioration de la situation économique de l’époque, ainsi que la ténuité des comparables de DRC.

[93]  M. Peebles a affirmé dans son témoignage que, à titre de source de renseignements tertiaire, il avait également cherché des propriétés à vendre annoncées dans les journaux de l’époque, mais qu’il n’avait rien trouvé de significatif. Lors du contre-interrogatoire, il s’est vu rappeler des lots résidentiels mis en vente à Deep Cove avant 1931. M. Peebles a convenu que les lots en question avaient été offerts à la vente pour un montant de 600 $ chacun, et que leur superficie pouvait avoir été d’un quart d’acre, ce qui revenait, selon l’intimée, à 2 400 $ l’acre, un montant qui se rapprochait de l’opinon de KM selon laquelle les terrains à usage industriel de la réserve avaient une valeur de 2 250 $ l’acre. 

[94]  Dans son témoignage, M. Smirl a indiqué qu’il avait également examiné les rôles d’évaluation municipale, mais qu’il ne s’était guère appuyé sur eux.

b)  La valeur selon la superficie utilisable nette par opposition à la valeur à l’acre brute

[95]  Pour 19 des 21 comparables industriels qu’elle a utilisés, KM a calculé le prix de vente à l’acre des terrains non pas en se fondant sur leur superficie arpentée réelle, mais plutôt en estimant leur superficie « utilisable nette ». Des parties de ces comparables industriels consistaient en des vasières situées en-deçà de la laisse des hautes eaux. M. Smirl a adopté la position selon laquelle les parcelles comportant des vasières n’étaient « pas entièrement utilisables » (Transcription de l’audience, le 21 septembre 2015, à la p 23). En conséquence, il a soustrait la vasière de la superficie arpentée totale d’un comparable. Cette opération a eu pour effet de réduire la taille de la parcelle, de sorte qu’une fois le prix d’achat total de la parcelle divisé par la superficie réduite, on obtenait une valeur à l’acre (le prix à l’acre de la superficie utilisable nette) plus élevée que si on avait utilisé la superficie originale. Ainsi que l’intimée s’en est plainte, ce procédé a eu pour effet de majorer de 50 % à 300 % le prix à l’acre. On pourra le constater en consultant la page 81 du rapport de KM, qui est jointe aux présents motifs en tant qu’annexe C. KM a ensuite utilisé les valeurs utilisables nettes pour calculer les prix de vente moyens et médians de ses comparables. M. Smirl a justifié cette approche par le fait qu’on obtenait ainsi une comparaison plus juste. 

[96]  M. Smirl a admis que la superficie brute de chaque lot correspondait aux terrains arpentés, en concédant également qu’« [i]l [était] très inhabituel d’avoir des terrains arpentés […] en-deçà de la laisse des hautes eaux » (Transcription de l’audience, le 22 septembre 2015, à la p 72). L’intimée a avancé que KM avait mis au point l’approche fondée sur la superficie utilisable nette afin de pouvoir gonfler la valeur des terrains à usage industriel de la RI no 3 dans son opinion.

[97]  Se posait également la question du mode d’évaluation de la taille des vasières. KM a admis, dans son rapport, qu’il lui manquait des « renseignements détaillés sur les caractéristiques physiques des terrains au moment de la transaction » (rapport de KM, à la p 53). À l’étape des observations orales, l’avocat de la revendicatrice a attiré l’attention du Tribunal sur les plans d’arpentage et les photographies figurant dans les documents à l’appui de KM (Pièce 2, à l’onglet P), qui montraient la laisse des hautes eaux sur les différentes parcelles. Il a affirmé que KM avait calculé la proportion de terrain submergé en s’appuyant sur ces illustrations afin de déterminer l’utilisation nette. L’intimée, quant à elle, a soutenu que les calculs de KM concernant la superficie des vasières présentes dans ses comparables industriels n’étaient fondés sur aucune ligne directrice professionnelle, et qu’ils avaient été faits hors de la compétence et des pouvoirs de l’expert en sa qualité d’évaluateur professionnel.

[98]  Il a aussi été souligné que, bien qu’elle ait appliqué le principe de la superficie utilisable nette de manière à réduire la superficie des comparables industriels aux fins de la détermination de la valeur des terrains, la firme KM avait omis de réduire ou d’ajuster les profondeurs des parcelles comportant des vasières afin de justifier la profondeur des hypothétiques terrains à usage industriel de la RI no 3.

[99]  Après avoir appliqué le principe de la superficie utilisable nette, KM a proposé une fourchette de prix se situant entre 1 009,08 $ et 11 363,64 $ par acre utilisable net en ce qui a trait aux terrains à vocation industrielle. Par acre utilisable net, le prix moyen était de 5 034,59 $, alors que le prix médian s’établissait à 5 000 $. Si les mêmes comparables étaient examinés en fonction de leur valeur par acre brut, la fourchette de prix s’étendrait de 950 $ à 5 734,77 $, avec un prix moyen de 2 061,78 $ et un prix médian de 1 892,27 $ par acre brut. Et si l’on ajoutait le site de la McKenzie Barge & Derrick (2 666,67 $ par acre brut) à la liste des comparables industriels, le prix moyen par acre brut s’élèverait à 2 089,27 $, et le prix médian, à 1 901,48 $. Le principe de la superficie utilisable nette n’a pas été appliqué aux terrains en zone sèche, puisque ceux-ci ne comportaient aucune rive, donc aucune vasière.

c)  Rapprochement des comparables et des indicateurs

[100]  Une question soulevée dans le cadre des observations écrites et orales était celle de savoir comment les experts s’y étaient pris pour apprécier, ajuster et rapprocher leurs comparables. Pour bien saisir ce sujet de préoccupation, il est utile de récapituler les diverses étapes de l’élaboration des opinions des experts en se demandant si, d’une étape à l’autre, on a procédé de manière logique et claire.

[101]  Tout d’abord, la firme KM a établi ses comparables, dont le prix variait entre 1 009,08 $ et 11 363,64 $ par acre utilisable net pour les terrains industriels, et entre 275,09 $ et 1 069,75 $ par acre brut pour les terrains en zone sèche. Ces chiffres, qui tiraient leur source des prix de vente réels des propriétés utilisées à des fins de comparaison, tenaient compte de l’ajustement en fonction de la valeur à l’acre de la superficie utilisable nette. Tous ces renseignements sont précisés dans la liste des comparables de KM figurant à l’annexe C des présents motifs. À partir de ces données, KM a produit des valeurs actualisées comprises dans des fourchettes de 1 500 $ à 3 000 $ l’acre pour les terrains à usage industriel, et de 400 $ à 800 $ l’acre pour les terrains du secteur résidentiel en zone sèche. Elle a ensuite conclu que les prix moyens de ces fourchettes (soit respectivement 2 250 $ et 600 $ par acre de superficie utilisable nette) correspondaient à la valeur des hypothétiques terrains à usage industriel et des terrains résidentiels en zone sèche qu’elle avait repérés sur la RI no 3. La question était de savoir de quelle manière KM avait procédé à ces ajustements pour en arriver à ses valeurs définitives? 

[102]  Pour chaque type d’utilisation des terrains, DRC s’est appuyée sur seulement deux comparables. Les deux comparables industriels avaient été vendus pour 726 $ et 2 666,67 $ l’acre, et les comparables en zone sèche, pour 265 $ et 482,76 $ l’acre. Après examen des évaluations municipales de 1929 et 1930 à titre de sources secondaires, DRC a établi que la valeur des propriétés à usage industriel se situait entre 1 900 $ et 2 250 l’acre, alors que la valeur des propriétés à usage résidentiel en zone sèche se situait entre 200 $ et 400 $ l’acre. Elle a conclu que les hypothétiques terrains à usage industriel relevés sur la réserve RI no 3 avaient une valeur de 1 200 $ l’acre, et les terrains résidentiels en zone sèche, une valeur de 300 $ l’acre. M. Peebles a fait observer que le comparable en zone sèche dont le prix était de 482,76 $ l’acre provenait d’un marché plus vigoureux, ce qui semble expliquer pourquoi il a rajusté ce montant à la baisse pour en arriver à la valeur définitive de 300 $ l’acre. M. Peebles a apparemment opté pour la valeur définitive de 1 200 $ par acre de terrain à usage industriel, étant donné qu’il considérait la McKenzie Barge & Derrick comme un comparable largement supérieur au terrain à usage industriel qu’il avait repéré sur la réserve, et parce qu’il avait conclu que certaines utilisations conflictuelles existantes se poursuivraient, notamment l’utilisation résidentielle continue à l’emplacement de l’établissement. Même si les ajustements de DRC étaient moins importants sur le plan des valeurs exprimées en dollars, la revendicatrice a demandé de quelle manière ils avaient été effectués. 

[103]  En l’espèce, il ne s’agit pas de savoir si l’ajustement était inadéquat ou erroné, mais plutôt comment il a été réalisé. L’intimée a formulé les observations générales suivantes :

[traduction] En appliquant l’approche de la comparaison directe, l’évaluateur doit procéder à l’ajustement des ventes comparables pour tenir compte des différences entre le bien comparable et le bien faisant l’objet de l’évaluation en vue de fournir une opinion sur le prix auquel le bien visé aurait été vendu à la date de l’expropriation. Normalement, ces ajustements concernent la date de la vente, la taille, le marché (pour la période relative de la vente effective et la date d’évaluation), l’emplacement, les conditions et les améliorations. [Mémoire des faits et du droit de l’intimée, au para 73, citant le bulletin d’excellence professionnelle PP-17-E de l’Institut canadien des évaluateurs intitulé « Use of Comparables », mars 1996, révisé en mars 2007, Pièce 9; au para 74, l’intimée a également cité l’arrêt Xing Chen c Chilliwack (City), 2015 CSCB 382, au para 23]

[104]  L’intimée a également fait remarquer qu’il s’agissait là de la partie la plus subjective du processus d’évaluation, ce qui pouvait donner lieu à des divergences d’opinions et soulever des questions de fiabilité :

[traduction] L’ajustement tend à être l’élément subjectif de l’évaluation fondée sur la comparaison directe. En règle générale, plus il est nécessaire de procéder à des ajustements, moins l’estimation de la valeur sera fiable.

On peut observer que la sélection et l’ajustement des comparables utilisés dans le cadre d’une l’évaluation sont souvent révélateurs de la compétence et de l’intégrité professionnelles de l’évaluateur. Néanmoins, dans la majorité des cas, la nécessité d’apporter des ajustements vient introduire un facteur de subjectivité dans le processus d’évaluation, ce qui peut entraîner de véritables divergences d’opinions et, en conséquence, des écarts importants entre les estimations de la valeur marchande de la propriété réalisées par les différents évaluateurs. [John A. Coates, c.r., et Stephen F. Waqué, New Law of Expropriation, vol. 2 (Toronto : Carswell, 1986), aux pp 35 à 112; Eric C.E. Todd, The Law of Expropriation and Compensation in Canada, 2e éd. (Toronto : Carswell, 1992), aux pp 192–193]

[105]  L’intimée s’est plainte du fait que les ajustements de KM étaient subjectifs et irrationnels, et qu’ils manquaient de transparence :

[traduction] À une exception près, tous les ajustements apportés aux ventes comparables par MM. Cook et Smirl l’ont été dans leurs esprits ou leurs notes, au cours d’un processus qualifié par M. Smirl d’« art » de l’évaluation. M. Smirl a indiqué dans son témoignage que cela était dû au fait qu’ils n’avaient « pas assez de données sur le marché pour effectuer […] des ajustements sûrs et précis. » [Notes de bas de page omises; Mémoire des faits et du droit de l’intimée, au para 77]

[106]  Dans le même passage, l’intimée a avancé que le seul ajustement manifeste dans le rapport de KM était son application de l’approche de la superficie utilisable nette, que l’intimée a ensuite critiquée, comme il a déjà été mentionné (voir les précédents paragraphes 96 à 100).

[107]  M. Smirl n’a pas nié que le processus de rapprochement et d’ajustement des comparables s’accompagnait d’une certaine subjectivité. Il a reconnu que ce processus n’était pas un exercice mathématique, mais qu’il reposait sur le jugement et l’expérience et nécessitait de tenir compte de l’ensemble des renseignements et des circonstances sous-jacentes : 

[traduction] Donc, bien que nous n’évaluions aucun plan de lotissement défini, nous devons examiner une grande variété de superficies et d’utilisations de parcelles à mettre dans le même bain, si on peut dire. Et comment concilier tout cela? Cet exercice repose en grande partie sur le jugement et l’expérience. Il n’existe aucune équation mathématique absolue que nous pourrions invoquer. [Transcription de l’audience, le 21 septembre 2015, à la p 141]

[108]  M. Smirl a également reconnu que des évaluations historiques comme celle de l’espèce comportent un élément d’art :

[traduction] Et dans ce – dans le cas qui nous occupe, j’admets volontiers que cela tient davantage de l’art que de la science. Il y a tant de questions qui entrent en jeu, tant de défis, que parfois, l’évaluation d’une propriété à l’époque de la Grande Dépression exige plus d’art, si on veut, que de science.

Si ma mémoire est bonne, le juge Muldoon a déjà qualifié l’évaluation de pseudoscience; beaucoup d’évaluateurs ont reçu ces propos comme une gifle, mais ce n’est pas nécessairement mon cas. On se rapproche davantage de l’art que de la science. Dans ce contexte, il me paraît vraiment important de le reconnaître. La recherche présente certaines limites. Les données historiques ont aussi leurs limites, je ne dirai pas le contraire. On doit — on se doit donc d’émettre des hypothèses raisonnables, logiques et rationnelles. [Transcription de l’audience, le 21 septembre 2015, à la p 43; Transcription de l’audience, le 22 septembre 2015, à la p 73]

[109]  M. Smirl a précisé que la la topographie était l’un des facteurs qui l’avaient amené à faire des rajustements à la baisse. Il a ajouté avoir accordé peu de poids aux parcelles de plus petite taille parmi ses comparables, et avoir ajusté la valeur en partant de l’hypothèse selon laquelle l’UO de la réserve concernerait des lots ayant divers usages et tailles. Il a également expliqué que le processus d’ajustement obligeait l’évaluateur à prendre du recul pour examiner les données probantes dans leur ensemble plutôt que pièce par pièce :

[TRADUCTION] C’est pourquoi j’ai affirmé qu’il fallait prendre du recul et examiner les — les données factuelles globalement. Il était extrêmement exigeant d’examiner ces données une par une. [Transcription de l’audience, le 21 septembre 2015, à la p 161]

[110]  La revendicatrice, quant à elle, a reproché à DRC de n’avoir pas rajusté à la hausse la valeur du secteur riverain qu’elle avait délimité, étant donné son hypothèse voulant que la zone de l’établissement soit subdivisée en lots de un à deux acres chacun. Les experts s’étaient entendus pour dire que les lots de petite taille se vendaient habituellement à des prix à l’acre plus élevés que ceux plus grands, de sorte que les lots résultant de cette subdivision hypothétique auraient dû se voir attribuer un prix plus élevé que les comparables de DRC ayant une superficie plus étendue. 

[111]   La différence marquée entre les manières dont les experts ont traité les comparables tient aux démarches qu’ils ont suivies pour en arriver à leur opinion définitive sur la valeur. À partir de ses comparables, KM a établi des valeurs à l’acre moyennes et médianes basées sur la superficie utilisable nette par acre, qu’elle a ensuite « fortement actualisées » pour déterminer les valeurs définitives des terrains. Aux fins de son opinion définitive, DRC a procédé à des ajustements en fonction de la question de savoir si les comparables étaient d’une qualité inférieure ou supérieure à celle des terrains industriels et des terrains résidentiels en zone sèche de la RI no 3. Les deux parties se sont plaintes que les ajustements apportés par l’autre expert n’étaient pas transparents, et qu’ils n’étaient donc pas fiables.

5.  Le recours à la durée de l’exposition sur le marché

[112]  Pour KM, le « délai d’exposition » constituait un élément important et nécessaire de la réalisation d’une évaluation. Selon les NUPPEC, le délai d’exposition se définit comme suit :

7.7.1    […] la période pendant laquelle le bien immobilier qui fait l’objet de l’évaluation aurait été offert sur le marché avant la conclusion hypothétique d’une vente à la valeur marchande à la date réelle de l’évaluation; une estimation rétrospective fondée sur l’analyse des événements passés, en supposant que le marché soit libre et concurrentiel. La durée d’exposition est toujours censée précéder la date réelle de l’évaluation. La durée d’exposition peut être exprimée sous forme d’intervalle et devrait être mentionnée dans la section qui traite des conditions du marché, avec la conclusion de la valeur définitive. 

...

14.19.1    L’opinion pour ce qui est du délai d’exposition raisonnable ne se veut pas une prévision quant à la date de la vente, ni un énoncé en une seule ligne. Cette opinion fait plutôt partie intégrante des analyses effectuées pendant le contrat de service d’évaluation. L’opinion peut être exprimée sous la forme d’une « échelle de temps » […] [Je souligne.]

[113]  À la page 10 de son rapport, KM a déclaré que « [l]e délai d’exposition raisonnable sur le marché libre a[vait] une incidence directe sur l’estimation définitive de la valeur marchande de la propriété. » Plus loin dans le rapport, on pouvait lire ce qui suit :

[traduction] Vu l’ampleur du bien visé et les circonstances particulières de la présente évaluation, la durée de la période d’exposition sur le marché au 8 mai 1931 est estimée à un maximum de 36 mois.

[114]  KM a déposé un examen d’évaluation dans lequel elle commentait le rapport d’évaluation de DRC. Tout en affirmant que ce rapport était généralement conforme aux NUPPEC, elle a indiqué que, d’une part, l’omission de mentionner le « délai d’exposition requis », et, d’autre part, l’hypothèse selon laquelle la réserve comprenait 24 terrains ruraux n’ayant pas été répertoriés, constituaient une violation des NUPPEC. 

[115]  En contre-interrogatoire, M. Peebles a admis n’avoir pas précisé de délai d’exposition dans son rapport. Non sans réticence, il a reconnu que les dispositions des NUPECC précédemment mentionnées liaient les évaluateurs appelés à réaliser des évaluations de marché comme celle de l’espèce. Toutefois, il a indiqué qu’on ne le faisait pas en pratique dans les cas d’expropriation partielle :

[traduction] Les évaluateurs qui procèdent à une évaluation de marché y sont astreints lorsque — Ce que j’essaie de dire, je crois, c’est que cela n’a pas de sens de procéder ainsi dans le cas d’une expropriation partielle. Et telle est la pratique généralement admise. [Transcription de l’audience, le 23 septembre 2015, aux pp 71 et 72]

6.  Les conséquences de la Grande Dépression

[116]  Les experts étaient d’accord sur la définition de la valeur marchande, et à cet égard, ils ont cité l’Institut canadien des évaluateurs :

Prix le plus probable qu’un bien devrait rapporter dans un marché concurrentiel et ouvert, à la date précisée, dans toutes les conditions requises pour une vente équitable, l’acheteur et le vendeur agissant tous prudemment et en connaissance de cause et en supposant que le prix n’est pas déterminé par des facteurs indus. [NUPPEC, section 14.15.3.ii, à la p 67]

[117]  Ils ont également convenu du fait qu’au cours de la Grande Dépression, la valeur des biens immobiliers était plus faible, et qu’il y avait de fortes chances qu’à cette époque, de nombreuses ventes aient été réalisées à la faveur de saisies immobilières ou de ventes pour impôts non payés, auquel cas, ces ventes n’étaient pas normalement considérées comme des comparaisons fiables. Par conséquent, DRC a écarté un certain nombre de comparables possibles, expressément éliminé des transactions spéculatives datant des années 1920 et accordé davantage de poids à des comparables ayant fait l’objet d’une transaction en 1930 et 1931 (Rapport de DRC, aux pp 60, 79 et 80).

[118]  M. Peebles a reconnu que les conditions du marché faisaient partie du processus d’enquête présidant à l’élaboration d’une évaluation :

[traduction] L’étape suivante du processus que j’ai entrepris consistait à déterminer les conditions du marché vers le 8 mai 1931. On trouvera d’ailleurs les renseignements à cet égard dans la section intitulée « Analyse du marché ». En effet, avant d’entreprendre une évaluation, il faut comprendre quelles pressions économiques et sociales pesaient sur la propriété au moment de l’expropriation ou vers cette date. Car cela guidera vos recherches de renseignements sur le marché et d’autres données qui seront utiles pour l’établissement de l’évaluation. [Transcription de l’audience, le 22 septembre 2015, à la p 125]

[119]  Néanmoins, cette considération ne semble pas avoir eu d’incidence sur l’évaluation de M. Peebles, et il n’a pas jugé que la Grande Dépression était un « facteur indu » ayant influé sur les prix. Selon lui, les effets de la Grande Dépression constituaient une différence fondamentale entre lui et M. Smirl. Il s’est dit d’avis que la dépression n’avait probablement pas eu beaucoup d’incidence sur les prix en 1930 et 1931, puisque, sur le marché, on n’en avait vraisemblablement pris conscience que bien plus tard. Selon lui, la dépression avait également eu l’avantage d’éloigner les spéculateurs du marché, de sorte que les ventes de l’époque reflétaient des valeurs plus justes. En outre, les gens avaient continué d’acheter et de vendre des terrains durant la Grande Dépression, qui a eu des répercussions mondiales et ne s’est pas simplement limitée à North Vancouver. M. Peebles a décrit la situation en ces termes :

[traduction] Non. Je crois qu’il existe une divergence de vues fondamentale à ce sujet entre moi-même et les autres experts. Si vous me le permettez, je vais vous expliquer pourquoi. Cette période que nous connaissons aujourd’hui comme la Grande Dépression n’a en fait été désignée par ce terme, je crois, que bien longtemps après les événements ayant conduit au krach boursier.

[...]

Je crois savoir que l’expression « Grande Dépression » ou « Grande Crise » que l’on connaît aujourd’hui est entrée dans l’usage un certain temps après les événements qui ont mené au déclin économique, et dont le point de départ était l’écroulement du marché boursier. Voilà ma première remarque. Avec le recul que nous avons maintenant, nous savons que la situation s’est prolongée pendant un certain temps.

Supposons que l’on soit propriétaire d’un bien immobilier en 1931. Le rôle des évaluateurs est de se mettre à la place des acheteurs et des vendeurs qui étaient actifs sur le marché immobilier à la date d’évaluation du 8 mai 1931. Voilà en quoi consiste notre travail. Il ne s’agit pas de jeter un regard rétrospectif, avec notre point de vue de 2015, maintenant que nous savons que cette période s’est prolongée, pour l’essentiel, jusqu’en 1940, alors que le secteur de la construction navale était en plein essor en raison de la Seconde Guerre mondiale, laquelle avait généré une forte stimulation économique partout en Colombie-Britannique.

La deuxième chose que je voudrais souligner à ce sujet, c’est que les événements — le ralentissement économique sur le marché de l’immobilier qui a eu lieu vers cette période n’a pas sévi uniquement dans le district de North Vancouver. Il n’a pas seulement touché les propriétés avoisinant la RI no 3, mais également la région métropolitaine de Vancouver et l’ensemble de la Colombie Britannique, des États-Unis d’Amérique et de l’Europe, ainsi que d’autres pays de partout dans le monde. C’était un problème mondial. Par conséquent, ceux qui achetaient et vendaient des biens immobiliers — et nous savons, grâce à nos recherches, que les ventes se poursuivaient. Les gens n’ont pas arrêté de vendre et d’acheter des biens immobiliers à cause du ralentissement économique. Ce qui s’est produit, c’est que les spéculateurs ont été évincés du marché; on a alors commencé à voir des prix de vente qui reflétaient véritablement les activités industrielles et de peuplement. On a donc continué à acheter et à vendre des terrains. Ainsi, ces forces économiques générales ont touché tout le marché, et pas seulement North Vancouver, mais aussi la région métropolitaine de Vancouver et d’autres endroits ailleurs dans le monde.

Si nous avions affaire à une situation touchant uniquement la RI no 3, ou même à un autre bien immobilier en perte de valeur pour une raison ou une autre, alors nous aurions à examiner des circonstances uniques. Mais, en tant qu’évaluateur, j’estime que les circonstances de l’espèce s’inséraient dans le contexte général du marché qui existait à la date de l’expropriation présumée ou vers cette date. Donc, peu importe qu’une propriété ait été située à West Vancouver, à Point Grey ou dans une autre banlieue : toutes étaient soumises aux forces économiques qui régnaient alors à un degré plus ou moins grand. [Transcription de l’audience, le 23 septembre 2015, aux pp 72 à 74]

[120]  M. Peebles n’était pas non plus d’accord pour dire que la Grande Dépression avait eu des répercussions désastreuses sur le prix des terrains à l’époque :

[traduction] Je ne suis pas certain que ce soit le cas, M. Ashcroft. Si vous jetez un coup d’œil aux ventes, et j’ai fait des recherches, je n’ai pas constaté d’écarts énormes entre les prix de vente – et cela ne m’a pas vraiment surpris – de 1928 à 1931. Même pour l’année 1937, on ne voit pas grand différence. Lorsque l’on regroupe tous les comparables, cela montre bien – ou ce que l’on peut apprendre en examinant d’autres événements ayant eu un impact sur le marché immobilier, c’est qu’il y a un décalage entre le moment où un fait économique survient et son influence sur le marché immobilier.

Et un bon exemple – un récent exemple d’un de ces événements dont je suis très au fait, du moins dans le cadre de ma carrière, est le 11 novembre – le 11 septembre. En effet, lorsque les tours jumelles se sont effondrées, cela a eu des conséquences immédiates et dramatiques sur le marché boursier, mais pour ce qui est du ralentissement du marché immobilier et de l’économie en général, qui a eu des conséquences pour les marchés dans différentes collectivités du monde entier, cela s’est produit avec beaucoup de retard. Et, en fait, c’est assez typique de la façon dont les marchés fonctionnent. Il en est ainsi parce qu’ils ne sont pas – ils ne sont pas – c’est de la théorie économique. Ils ne fonctionnent pas de manière élastique.

Donc, bien qu’on puisse vendre ses actions et s’en débarrasser assez rapidement, on ne peut faire la même chose avec des biens immobiliers. [Transcription de l’audience, le 23 septembre 2015, aux pp 74 à 76.]

[121]  Selon KM, la Grande Dépression est venue miner une hypothèse essentielle quant à la valeur marchande en ayant l’effet d’un « facteur indu » sur les prix. À la page 86 de son rapport, KM s’est exprimée de la manière suivante au sujet des graves effets négatifs de l’affaissement du pont Second Narrows, de l’économie au ralenti et de l’insolvabilité du district de North Vancouver : 

[traduction] Étant donné les conséquences néfastes d’événements qui allaient de la défaillance critique de la principale voie de transport (le pont Second Narrows) reliant la zone évaluée à Vancouver à la crise qui a secoué le marché local au cours de la récession, en passant par les niveaux plus élevés de risques et d’incertitude des investisseurs causés par la mise sous séquestre de la ville et du district de North Vancouver, il n’aurait pas été prudent, de la part d’un vendeur bien informé, de vendre des terrains riverains en date de l’expropriation. Le cas échéant, il serait plus approprié de parler d’une transaction réalisée sous l’effet d’une contrainte importante et soumise à des scénarios fondés sur la valeur de liquidation plutôt que sur la valeur marchande, laquelle constitue la valeur d’hypothèse de la présente évaluation.

En conséquence, il faut examiner des données historiques concernant le marché qui portent sur une période plus étendue, dans le contexte des faits historiques ayant eu une incidence sur le marché immobilier local. 

[122]  M. Smirl a également souligné, lors du contre-interrogatoire, que la Grande Dépression était un facteur contextuel important qui justifiait d’élargir la période de temps sur laquelle l’examen des ventes comparables devrait porter : 

[traduction] Il faut se pencher sur une période de temps plus longue afin d’établir ce qui serait probable et raisonnable, surtout dans le présent contexte, où nous sommes en présence d’un scénario fondé sur une propriété détenue en fief simple en ce qui concerne des terrains de réserve. 

[…]

Il faut replacer la crise — la crise économique dans son contexte historique; je crois que c’est ainsi que je présenterais les choses. Et je ne voudrais pas dissocier la crise économique du problème de l’affaissement du pont, qui a eu lieu à la même époque. [Transcription de l’audience, le 21 septembre 2015, à la p 90.]

[123]  Lorsqu’interrogé à savoir si un évaluateur pourrait ajuster une opinion sur la valeur marchande de manière à tenir compte du fait que les terrains avaient été vendus en période de dépression économique, M. Cook a donné la réponse suivante :

[traduction]

R    Désolé, mais la valeur marchande est la valeur marchande. La question de savoir si quelqu’un a été dépossédé de ses terrains ou en a autrement été privé n’a vraiment rien à voir.

Q    Dans un sens ou dans l’autre, on parle de valeur marchande, n’est-ce pas?

R   On parle de valeur marchande. C’est seulement — oui, il faut s’en tenir à la définition, à la valeur marchande de l’intérêt en fief simple dans une propriété vacante et non améliorée, et au vendeur consentant et bien informé qui ne fait l’objet d’aucune contrainte. Tout cela, dans le contexte de la dépression économique. Il y a donc là un équilibre très délicat à respecter lorsque, vous savez, un grand nombre de vos données concernent des ventes ou des saisies, et tous les autres renseignements de ce genre. Mais certains vendeurs ne vendront pas leur propriété parce qu’ils n’ont — ils n’ont pas à le faire, et ils attendront simplement que ça passe. Donc, c’est — c’est — il faut faire preuve de prudence lorsqu’on soupèse toutes les données et qu’on les met toutes dans le même panier contenant les données sur les ventes forcées et la dépression économique. Est-ce que cela répond à votre question? [Transcription de l’audience, le 22 septembre 2015, aux pp 100 et 101]

[124]  Rappelons que la revendicatrice a retenu les services de la firme KM pour que celle-ci rende une seconde opinion, car elle estimait que l’évaluation conjointe initiale ne tenait pas compte des conséquences de la Grande Dépression ou, pour reprendre ses propos, que l’évaluation « se limitait à la valeur en 1931 sans tenir compte de » (Observations écrites de la revendicatrice, à l’alinéa 6d)) la dépression et de la fermeture du pont Second Narrows.

[125]  Les deux experts ont examiné de façon très détaillée la conjoncture du marché en 1931. Néanmoins, il est difficile de déterminer l’incidence que cette conjoncture a pu avoir sur leurs opinions. Il y a également lieu de souligner que la tâche dont ils devaient s’acquitter sous le régime de l’alinéa 20(1)e) de la LTRP consistait à déterminer la valeur marchande à la date réelle, sans égard à la situation qui existait à cette date. La LTRP n’apporte aucune précision autre que la mention selon laquelle l’indemnité doit se fonder sur la « valeur marchande » au moment de l’expropriation. Cela étant, l’intimée a fait valoir que l’affirmation de la revendicatrice selon laquelle le « contexte historique » avait des conséquences n’était pas pertinente. De son côté, la revendicatrice a soutenu que le contexte historique était important. Les terrains ont été pris de façon arbitraire, malgré les protestations de la Première Nation et de l’agent des Indiens. On a séparé le secteur riverain de la zone sèche de la RI no 3, ce qui en a fait une réserve dépourvue de rivage. De surcroît, on a agi ainsi alors que la Grande Dépression était à son point culminant et que le pont Second Narrows était hors service pendant une période prolongée. 

F.  Les  principes juridiques

1.  L’indemnité en equity

[126]  En l’espèce, l’intimée a admis qu’elle avait manqué à son obligation de fiduciaire à l’égard de la revendicatrice en omettant de lui accorder une indemnité adéquate pour les terrains de réserve pris par autorisation légale en 1931, et que c’est ce manquement qui était au fondement de la présente revendication. Étant donné que nul ne conteste le fait que l’intimée a une obligation de fiduciaire à l’égard de la revendicatrice, il n’est pas nécessaire de passer en revue l’évolution du droit établissant l’obligation de fiduciaire de la Couronne envers les Premières Nations ainsi que son application en l’espèce.

[127]  Dans des situations comme celle de l’espèce, où le fiduciaire a sous son contrôle un bien appartenant à une Première Nation ou détient un bien au profit de celle-ci, l’indemnisation en equity est un recours possible (Guerin c R, [1984] 2 RCS 335, aux paras 50 à 52, 13 DLR (4th) 321 [Guerin]; Canson Enterprises Ltd c Boughton & Co, [1991] 3 RCS 534, aux paras 24, 27, 72 et 85, DLR (4th) 129 [Canson]). Les parties reconnaissent qu’une indemnité en equity doit être accordée à la revendicatrice. L’application des principes d’indemnisation en equity sera probablement au cœur de la prochaine étape du processus d’audience, qui aura pour objet l’ajustement de la valeur de la perte historique à la valeur actuelle de cette perte. Bien que les présents motifs visent la détermination du montant de la perte historique, je me dois de garder à l’esprit ces principes fondamentaux, car ils peuvent également être pertinents pour l’évaluation de la perte historique. 

[128]  Dans l’arrêt Whitefish Lake Band of Indians c Canada (AG), 2007 ONCA 744, au para 57, (2007) 87 OR (3d) 321 [Whitefish], le juge Laskin a situé dans son contexte le recours en indemnisation fondé sur l’equity, dans la mesure où il s’applique aux peuples autochtones du Canada :

[traduction] L’obligation de fiduciaire qu’a la Couronne envers notre peuple autochtone est d’une importance primordiale dans ce pays. Une façon de reconnaître son importance est d’accorder une indemnité en equity dans les cas de manquement. L’indemnisation en equity facilite l’atteinte des objectifs d’application de la loi et de dissuasion. Elle confirme l’importance que la cour accorde à l’obligation continue de la Couronne de respecter son obligation de fiduciaire et à la nécessité de la dissuader de commettre d’autres manquements. 

[129]  L’objet de l’indemnisation en equity est de placer le bénéficiaire dans la situation où il se serait trouvé n’eût été le manquement (Guerin, aux para 50 et 52; Canson, au para 70). La perte doit être évaluée au moment du procès plutôt qu’au moment du manquement, alors que la cour bénéficie pleinement du recul nécessaire, sous réserve des impondérables, et de la façon la plus favorable pour le bénéficiaire (Canson, aux para 24 et 27; Whitefish, aux para 81 et 102; Guerin, au para 52). En l’espèce, la situation peut être examinée avec un ample recul. Le Tribunal n’est pas appelé à évaluer des dommages-intérêts au sens de la common law.

[130]  Placer le bénéficiaire dans la situation où il se serait trouvé n’eût été le manquement signifie qu’il a droit à une indemnité pour occasion ratée et repose sur l’hypothèse, par exemple en l’espèce, que la revendicatrice aurait voulu utiliser les terrains expropriés de la façon la plus avantageuse possible. La revendicatrice a soutenu avoir perdu l’occasion d’aménager le secteur riverain de sa réserve à sa guise, notamment en se réinstallant dans une autre partie de la réserve. L’hypothèse de la meilleure utilisation possible est un principe que le Tribunal devra avoir à l’esprit au moment d’évaluer le montant de la perte historique.

[131]  Il doit exister un lien entre le manquement et la perte, mais par ailleurs, les questions du lien de causalité, de la prévisibilité et de l’éloignement n’entrent pas en ligne de compte (Guerin, au para 52; Canson, au para 27; Semiahmoo Indian Band c Canada (1997), [1998] 1 CF 3, au para 112, [1998] 1 CNLR 250 (CAF); Whitefish, aux paras 49, 53 et 58). En l’espèce, j’estime que l’existence du lien nécessaire pour justifier une indemnisation en equity n’est pas contestée. 

[132]  Il importe également d’être conscient que l’indemnité en equity est évaluée, et non calculée, et que cette évaluation ne comporte pas nécessairement de raisonnement mathématique (Whitefish, au para 90). Cette considération peut avoir de l’importance au moment d’examiner les opinions des experts. À ce stade de la présente instance, leurs opinions visent à aider le Tribunal à en arriver à une juste conclusion au sujet de la perte historique de le revendicatrice. Toutefois, ces opinions ne sauraient constituer des marches à suivre exactes aux fins de la détermination de cette perte historique. Le Tribunal n’est pas tenu d’accepter dans sa totalité l’une ou l’autre opinion des experts : il peut les admettre en tout ou en partie, seules ou en combinaison, pour parvenir à une conclusion rationnelle établissant de façon équitable la perte historique.

[133]  Puisque, dans la présente revendication, il est question d’un manquement à l’obligation de fiduciaire, les incertitudes que comportent les éléments de preuve relatifs à la perte historique peuvent être traités selon l’equity. Dans l’arrêt Whitefish, la Cour d’appel a posé le principe général suivant : 

[traduction] En l’absence d’éléments de preuve contraires — et en l’espèce, il n’y en a pratiquement aucun — l’equity part du principe que le fiduciaire en faute doit accorder au bénéficiaire la restitution la plus favorable possible. [Je souligne; au para 102.]

[134]  À titre d’exemple, dans Whitefish, la Cour d’appel a approuvé l’utilisation, par le juge du procès, du taux des droits de coupe le plus élevé plutôt que d’une moyenne pondérée de ce taux, car la Couronne avait manqué à son obligation et omis à la fois d’évaluer la quantité de bois qui se trouvait sur la réserve et de vérifier si l’acheteur en avait fait l’acquisition à sa juste valeur après que la question ait été soulevée (aux paras 26 et 32). Ainsi qu’il est précisé dans Whitefish, cette présomption peut être réfutée par la preuve.

2.  Évaluation des terrains de réserve : état vacant ou amélioré

a)  La Loi sur le Tribunal des revendications particulières

[135]  Le fondement permettant au Tribunal d’accorder une indemnité, ainsi que les limites à cet égard, est énoncé à l’article 20 de la LTRP, dont le paragraphe 20(1) prévoit ce qui suit :

20 (1) Lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière, le Tribunal :

a) ne peut accorder qu’une indemnité pécuniaire;

b) malgré toute autre disposition du présent paragraphe, ne peut accorder une indemnité totale supérieure à cent cinquante millions de dollars;

c) sous réserve des autres dispositions de la présente loi, accorde une indemnité qu’il estime juste, pour les pertes en cause, en fonction des principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires;

d) ne peut accorder :

(i) de dommages-intérêts exemplaires ou punitifs,

(ii) d’indemnité pour un dommage autre que pécuniaire, notamment un dommage sur le plan culturel ou spirituel;

e) dans le cas où le revendicateur a établi que certaines terres de réserve ont été prises par autorisation légale et qu’une indemnité inadéquate lui a été accordée en échange, accorde une indemnité, égale à la valeur marchande de ces terres au moment où elles ont été prises ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires;

f) dans le cas où le revendicateur a établi que certaines terres de réserve ont été endommagées par autorisation légale et qu’une indemnité inadéquate lui a été accordée à cet égard, accorde une indemnité, égale à la valeur des dommages subis ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires;

g) dans le cas où le revendicateur a établi que les terres visées par la revendication n’ont jamais été cédées légalement, ou autrement prises par autorisation légale, accorde une indemnité, égale à la valeur marchande actuelle de ces terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre temps;

h) dans le cas où le revendicateur a établi qu’il a perdu l’usage des terres visées à l’alinéa g), accorde une indemnité, égale à la valeur de la perte de cet usage ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires;

i) dans le cas où il estime qu’un tiers est, en tout ou en partie, à l’origine des faits ou pertes mentionnés au paragraphe 14(1), n’accorde une indemnité à la charge de Sa Majesté que dans la mesure où ces pertes sont attribuables à la faute de celle-ci.

[136]  L’intimée a admis qu’elle avait, aux termes de l’alinéa 14(1)e) de la LTRP, violé l’obligation de fiduciaire qu’elle avait envers la revendicatrice en omettant de lui accorder une compensation adéquate pour la prise de ses terrains. La revendicatrice a donc modifié sa déclaration de revendication en supprimant les autres motifs donnant droit à une indemnité qui y étaient mentionnés à l’origine, de manière à ce que la revendication repose sur le seul motif visé à l’alinéa 14(1)e), avec une indemnité exigible en vertu de l’alinéa 20(1)e) de la LTRP.

[137]  Au paragraphe 34 de son mémoire des faits et du droit, l’intimée a fait valoir que la revendicatrice n’avait invoqué aucun fondement juridique au soutien de sa prétention voulant que l’évaluation de l’UO doive se fonder sur l’hypothèse que les terrains étaient vacants. Elle a ajouté ce qui suit :

[traduction] Qui plus est, l’al. 20(1)e) de la Loi ne fournit aucune indication quant à savoir si les terrains doivent être évalués comme s’ils étaient vacants ou améliorés, et le Canada affirme que si le législateur avait voulu donner une telle indication, il lui aurait été loisible de le faire, comme cela a été le cas à l’al. 20(1)g). 

b)  La jurisprudence

[138]  Les questions de savoir s’il fallait évaluer les terrains comme s’ils étaient vacants et si l’on devait tenir compte de leur utilisation en 1931 constituaient d’importants points de désaccord entre les parties. L’expert de la revendicatrice a procédé à l’évaluation des terrains comme s’ils étaient détenus en « fief simple » et vacants. Il n’a pas pris en compte l’utilisation véritable de la RI no 3 à la date réelle.

[139]  Quant à lui, l’expert de l’intimée a pris en considération l’établissement et le cimetière, dont il a conclu qu’ils représentaient la principale UO, puisqu’aucune autre utilisation n’était financièrement faisable. La revendicatrice s’est plainte de ce que, en tenant compte de l’utilisation courante, l’intimée avait écarté le principe de l’évaluation en fief simple et évalué les terrains en tant que terrains de réserve, ce que la loi ne permettait pas. Au soutien de cet argument, la revendicatrice a mentionné l’attention portée par DRC aux données de recensement qui ont servi de base à sa subdivision de la zone d’établissement en lots de un ou deux acres.

[140]  L’intimée a fondé son argument sur le « droit établi », de même que sur la distinction à établir quant au fait que c’est le défaut d’avoir accordé une indemnité adéquate à l’époque qui constituait le manquement à l’obligation de fiduciaire, et non l’expropriation par autorisation légale en soi :

[traduction] Il est bien établi en droit que la violation de l’obligation de fiduciaire peut donner lieu à un recours en equity, lequel a un objectif restitutoire, car il donne au bénéficiaire le droit d’être placé, dans la mesure du possible, dans la situation où il se serait trouvé s’il n’y avait pas eu violation. Dans la présente revendication, le Canada soutient qu’il est important de se rappeler que la violation en cause n’est pas l’expropriation elle-même — qui, comme les parties en conviennent, a eu lieu par « autorisation légale » —, mais plutôt le « défaut d’accorder une indemnité adéquate » pour les terres prises ou, en l’espèce, le défaut de s’assurer qu’une indemnité adéquate a été versée par l’autorité expropriante. Ainsi, l’approche en matière de restitution prescrite par la Loi est logique : si la violation n’avait pas été commise, la revendicatrice aurait reçu une indemnité fondée sur la valeur marchande du terrain en 1931. [Notes de bas de page omises; Mémoire des faits et du droit de l’intimée, au para 36.]

[141]  Pour ce qui est de la détermination du montant d’indemnité qui, en 1931, aurait constitué une indemnisation équitable pour la revendicatrice, l’intimée a avancé qu’une évaluation à cet égard ne saurait se baser sur [traduction] « l’hypothèse contre-factuelle que les terrains étaient vacants » (Mémoire des faits et du droit de l’intimée, au para 37). Une telle approche exigerait en effet de l’intimée qu’elle accorde une indemnité en fonction d’un montant qu’elle n’aurait raisonnablement pu exiger de la Colombie-Britannique à l’époque de l’expropriation. 

[142]  Aux paragraphes 39 et 40 de son mémoire des faits et du droit, l’intimée a adopté la position suivante, fondée sur la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Bande indienne de Musqueam c Glass, 2000 CSC 52, [2000] 2 RCS 633 [Musqueam] :

[143]  Bien que les experts des deux parties aient utilisé des biens-fonds comparables détenus en fief simple aux fins de leurs évaluations, les parties n’étaient pas du même avis au sujet de l’application de l’arrêt Musqueam à la présente revendication. Ici, il vaut la peine d’examiner d’un peu plus près l’arrêt Musqueam.

[144]  En 1960, la Bande indienne de Musqueam a cédé une partie de sa réserve au Canada à des fins de location. Après avoir accepté cette cession, le Canada a conclu une entente avec une société de promotion immobilière en vue du lotissement et de la viabilisation du bien-fonds. Une fois ces aménagements réalisés, la société a construit des maisons sur chacun des lots, pour lesquels le Canada lui a remis des baux d’une durée de 99 ans. La société a ensuite cédé les baux à des individus en échange d’une somme forfaitaire et du versement d’un loyer pour la durée restante des baux de 99 ans. Le loyer exigible en vertu du bail devait être révisé après 30 ans, et tous les 20 ans par la suite. Les baux prévoyaient que le loyer payable après révision serait un « juste loyer » et indiquaient qu’un loyer annuel représentant 6 pour 100 de la « valeur courante du terrain » devait être considéré comme un juste loyer. Au moment de la première révision du loyer, en 1995, les parties ne sont pas parvenues à s’entendre sur le sens de du terme « valeur courante du terrain ». L’affaire a été portée devant la Cour fédérale (Section de première instance), puis devant la Cour d’appel fédérale, pour finalement être instruite par la Cour suprême du Canada. 

[145]  S’exprimant au nom de quatre juges, avec l’appui du juge Bastarache qui a souscrit au résultat pour des motifs différents, le juge Gonthier a déclaré, au paragraphe 35 de l’arrêt Musqueam :

J’estime que la « valeur courante du terrain » mentionnée dans la clause de révision du loyer s’entend de la valeur du terrain en tant que propriété franche ou en fief simple par opposition à sa valeur comme propriété à bail, mais qu’il s’agit de la valeur en tant que propriété franche dans la réserve, et non à l’extérieur de celle-ci.  La valeur en tant que propriété franche des terrains de Musqueam ne peut être qu’une valeur hypothétique, puisque le titre franc n’existe pas dans une réserve.  Cependant, cela ne signifie pas que cette valeur hypothétique ne peut pas être déterminée et ensuite utilisée dans le calcul de la révision du loyer. 

[146]  Au paragraphe 36, il a également confirmé en ces termes la signification des mots « terrain » et « valeur » :

Sauf stipulation contraire des parties, le sens des mots « terrain » et « valeur » est bien établi en droit. Lorsqu’un terrain est vendu, le mot « terrain » s’entend du [traduction] « droit de recevoir un titre en fief simple valable », sauf stipulation contraire de l’accord (Ball c. Gutschenritter, [1925] R.C.S. 68, à la p. 71). Aucun sens spécial n’est donné au mot « terrain » dans les baux de Musqueam; en particulier, il n’est pas défini comme un intérêt à bail de 99 ans sur la propriété visée par le bail. [Italiques ajoutés.]

[147]  Il est utile de formuler autrement le contenu de cette déclaration. Le terme « fief simple » renvoyait à la nature d’un titre de propriété qui constituait la norme pour la vente de propriétés hors réserve, puisqu’on ne trouvait pas de titres en fief simple dans la réserve. Rien, dans la définition d’un fief simple, ne précise s’il est question d’un terrain vacant ou amélioré. Les terrains peuvent donc être vendus en tant que terrains hors réserve détenus en fief simple, que ce soit dans un état vacant ou amélioré. Les définitions des mots « terrain » et « valeur » peuvent être déterminées et convenues par les parties elles-mêmes, mais, en l’absence d’une telle entente, « terrain » s’entendra d’un « titre en fief simple valable ». La Cour suprême a également eu soin de souligner que les baux portés à sa connaissance ne donnaient aucune définition spéciale du terme « terrain » et que, surtout, ils ne définissaient pas « terrain » en tant qu’intérêt à bail de 99 ans, ce dont il s’agissait évidemment. C’était là un aspect important. 

[148]  Au paragraphe 37, le juge Gonthier a également retenu la définition du mot « valeur » pris en son sens immobilier, définition à laquelle les experts ont également recouru en l’espèce :

En droit immobilier, le mot « valeur » signifie généralement la juste valeur marchande du terrain, laquelle est fondée sur le prix dont un vendeur et un acheteur, [traduction] « tous deux bien informés et consentants », conviendraient pour le terrain sur un marché libre.

Le juge a aussi confirmé (au para 38) que la valeur marchande renvoyait généralement à la « valeur d’échange » du terrain plutôt qu’à sa « valeur au titre de l’usage » pour le preneur à bail. En effet, le terrain est évalué sans égard à l’intérêt du preneur à bail dans celui-ci, car sa valeur d’échange n’est pas réduite du fait que le preneur décide de ne pas en faire l’utilisation optimale.

[149]   Par ailleurs, le juge Gonthier a également tenu compte de l’UO selon l’application qu’en ont faite KM et DRC. Il faut aussi prendre en considération les restrictions légales auxquelles sont assujettis les terrains comparables situés à l’extérieur de la réserve pour en arriver à un prix reflétant la juste valeur marchande. Au paragraphe 47, il a déclaré ce qui suit : 

Pour déterminer la valeur d’un terrain, qu’il soit vacant ou amélioré, l’évaluateur (sauf stipulation contraire du bail) tient compte de l’utilisation optimale qui est [traduction] « légalement autorisée, physiquement possible et financièrement réalisable, et qui permet une productivité maximale ». Parmi les empêchements d’ordre légal, mentionnons [traduction] « [l]es restrictions de nature privée, le zonage, les codes du bâtiment, les arrondissements historiques ou les autres mesures de contrôle de l’utilisation du territoire non liées au zonage, ainsi que les règlements environnementaux ».

[150]  Le juge a ensuite fait observer qu’il était loisible à une bande d’imposer des restrictions en matière d’utilisation du territoire de sa réserve de la même manière que les administrations municipales le faisaient à l’extérieur des réserves. En citant quelques exemples à l’appui, le juge Gonthier a souligné que la Loi sur les Indiens confère aux conseils de bande certains pouvoirs propres à un gouvernement local en ce qui a trait à l’administration de la réserve. Ainsi, toute décision de céder des terres d’une réserve aux fins de vente ou de location doit être prise formellement par la bande conformément à la Loi sur les Indiens. Le juge Gonthier a parlé de « contexte juridique » d’une réserve pour désigner cet état de fait. Il a ajouté que les mesures municipales de contrôle de l’utilisation des terrains situés hors réserve étaient d’autres éléments de ce contexte juridique, lequel devait également être pris en compte dans l’appréciation de la valeur des terres. Tout comme les restrictions appliquées par une municipalité, celles imposées par une bande pourraient faire augmenter ou diminuer la valeur des terrains, selon la réaction du marché à l’égard de ces restrictions (Musqueam, au para 48). 

[151]  Le juge Gonthier est ensuite parvenu à la conclusion suivante :

À l’instar du juge de première instance, je suis donc d’avis que la valeur des terrains hors réserve détenus en fief simple n’est tout simplement pas transposable aux terrains de Musqueam. La principale difficulté liée à l’évaluation des terrains de Musqueam est le fait qu’il ne saurait exister de marché réel eu égard à la valeur exprimée dans les baux. Dès qu’un terrain d’une réserve est cédé pour être vendu, il perd les attributs que lui conférait le fait qu’il était situé dans une réserve. Un titre en fief simple sur un terrain situé dans une réserve est donc quelque chose qui ne peut exister. Pour s’en approcher, il faut utiliser une valeur hypothétique. En l’espèce, cette valeur peut être déterminée en ajustant la valeur de terrains hors réserve pour tenir compte des caractéristiques réelles des terrains et du marché. [Italiques ajoutés; Musqueam, au para 49.]

[152]  Le juge Gonthier a en outre conclu que le fait de réduire la valeur d’un terrain au motif qu’il possède les caractéristiques d’un intérêt à bail constituerait une erreur de droit (au para 52). Les deux conclusions étaient compatibles, car selon les preuves présentées par les experts, « au début d’un bail à long terme, "il n’y a pas de différence perceptible entre la valeur d’un domaine à bail et celle d’un domaine franc" » (au para 52). Dans l’arrêt Musqueam, le juge Gonthier a accepté les faits particuliers à cette affaire, à savoir notamment qu’il existait bel et bien un marché pour des baux comparables; que le juge de première instance avait établi que les baux similaires constituaient un bon point de comparaison; et que l’ampleur de la réduction n’était pas contestée. Je relève également qu’au moment où l’affaire s’est finalement rendue devant la Cour suprême, plus de 30 années du terme déterminé des baux de Musqueam s’étaient écoulées.

[153]  Dans son opinion dissidente, la juge McLachlin, écrivant également au nom de quatre juges, a convenu que la « valeur courante du terrain » signifiait sa valeur en tant que propriété franche, calculée selon l’utilisation optimale (aux paras 12 et 13). Néanmoins, la juge a estimé que rien ne justifiait de réduire la valeur des terrains de la réserve par rapport aux propriétés en tenure franche situées hors réserve. Elle a souligné que : « [l]e fait que la Bande ait décidé de ne pas vendre ses terrains ne saurait influencer leur valeur » (souligné dans l’original; au para 13). Le statut de réserve ne pouvait donc figurer parmi les restrictions légales prises en considération dans l’analyse de l’UO (au para 14). Il était approprié que les règlements de zonage et autres restrictions soient pris en compte dans l’analyse de l’UO, « puisqu’il s’agit de mesures habituellement indépendantes de la volonté du propriétaire foncier […] Par contraste, rien n’empêche la Bande de céder les terrains […] et de les vendre comme toute autre propriété franche, si ce n’est les baux eux-mêmes, dont les restrictions ne doivent pas être prises en considération dans la détermination de la "valeur courante du terrain". Le fait que les terrains aient la qualité de terres situées dans une réserve ne constitue donc pas une restriction légale » (au para 14).

[154]  Il y a lieu de noter que tous les juges de la Cour suprême qui ont appliqué une réduction dans l’arrêt Musqueam ont établi une distinction entre les circonstances de cette affaire et la cession et la vente pures et simples, qui seraient évaluées de la même façon que les ventes de propriétés en fief simple, car les terrains de la réserve seraient alors entièrement aliénés.

c)  Lignes directrices en matière d’évaluation : Bureau de l’évaluateur en chef

[155]  L’avocat de la revendicatrice a affirmé que les Lignes directrices en matière d’évaluation (les « Lignes directrices ») (Canada, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, Lignes directrices en matière d’évaluation : Bureau de l’évaluateur en chef (Ottawa, 2007)), représentaient une orientation conforme à l’approche de KM qui consistait à évaluer les terrains en tant que terrains vacants détenus en fief simple, et que, comme il s’agissait de directives officielles en matière d’évaluation pour le Canada, l’intimée devrait imiter KM et les suivre. 

[156]  Dans les Lignes directrices, on précise que celles-ci ont pour objet de « définir les lignes directrices du gouvernement fédéral en matière d’évaluation ». On y expose ensuite le contexte, puis on fournit des définitions et on établit les normes relatives à divers types de rapports d’évaluation, y compris le « rapport d’évaluation narratif » et le « rapport d’évaluation narratif abrégé ». Le paragraphe 1.2 du document fait état des normes professionnelles rigoureuses fixées par les organismes nationaux d’évaluation des biens immobiliers, dont l’Institut canadien des évaluateurs, et indique que Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC) a élaboré ses propres lignes directrices en évaluation immobilière afin de les adapter au contenu minimum adopté par ces organismes.

[157]  En ce qui a trait au rapport d’évaluation narratif et au rapport d’évaluation narratif abrégé, les lignes directrices relatives à la production des rapports d’évaluation contenues dans les Lignes directrices prévoient ce qui suit :

2.1   En plus de respecter les normes professionnelles diffusées par l’organisme dont il est membre, l’évaluateur doit respecter les politiques et les lignes directrices de TPSGC en matière d’évaluation décrites dans les lignes directrices pertinentes, dans la préparation des rapports destinés au gouvernement. 

[158]  Les rapports d’évaluation narratifs doivent renfermer une définition de l’UO, et, lorsqu’un bien immobilier a été amélioré, il faut analyser l’UO de ce bien immobilier comme s’il était vacant et comme s’il était amélioré :

3.21   Utilisation la meilleure et la plus profitable

Reproduire une définition de l’utilisation la meilleure et la plus profitable. Lorsqu’on améliore le bien immobilier, analyser l’utilisation optimale du site comme s’il était vacant et après lui avoir apporté des améliorations.

Reproduire une analyse détaillée permettant de tirer et d’exprimer clairement la conclusion sur l’utilisation optimale.

La conclusion doit être logique, vraisemblable, conforme aux lois (surtout en ce qui concerne le zonage), réalisable concrètement; on doit pouvoir offrir le bien sur le marché, et il doit exister une demande.

[159]  L’avocat de la revendicatrice a attiré l’attention du Tribunal sur la section 3.23 des dispositions concernant le rapport d’évaluation narratif en plaidant que son titre appuyait la position de la revendicatrice selon laquelle la RI no 3 devait être évaluée seulement comme si elle était vacante :

3.23   Valeur du terrain comme s’il était vacant

Lorsque la méthode de comparaison est utilisée pour estimer la valeur du terrain, il faut :

a. Justifier la valeur indiquée du terrain et les ventes confirmées de terrains comparables ayant une utilisation optimale similaire

b. Comme données justificatives, s’inspirer des « inscriptions » et des « offres »

c. Présenter un tableau des données comprenant ce qui suit ::

  - Numéro de l’acte ou du certificat de titre de propriété enregistré

  - Adresse ou description officielle

  - Prix de vente

  - Date de la vente

  - Date de l’inscription

  - Vendeur et acheteur

  - Dimensions ou superficie

  - Forme

  - Topographie

  - Zonage ou désignation de l’utilisation du terrain

  - Tarif unitaire

  - Autres facteurs

  d.  Appliquer au besoin un graphique de rajustement

  e.  Analyser les différences, en expliquant et en justifiant parfaitement les rajustements

f.  Reproduire une carte indiquant la proximité des indices par rapport au bien immobilier visé

[160]  La revendicatrice a soutenu que cette interprétation et cette approche trouvaient également appui dans la section 3.14 des lignes directrices relatives au rapport d’évaluation narratif abrégé, qui s’intitulait elle aussi « Valeur du terrain comme s’il était vacant » et qui était rédigée comme suit :

3.14   Valeur du terrain comme s’il était vacant

  Lorsque la méthode de comparaison directe est utilisée pour estimer la valeur du terrain, il faut :

a. Présenter un tableau des données comprenant ce qui suit :

- Adresse ou description officielle

- Prix de vente

- Date de la vente

- Superficie du terrain

- Topographie, le cas échéant

- Zonage ou désignation de l’utilisation du terrain

- Tarif unitaire

b.  Une brève analyse permettant de tirer une conclusion sur la valeur du terrain

[161]  Bien que la revendicatrice se soit reportée à la version de mars 2007 des Lignes directrices, je signale qu’une version plus récente, dont la dernière modification remonte au 29 janvier 2015, est accessible en ligne sur le site « www.tpsgc-pwgsc.gc.ca ». Dans cette nouvelle version, aucune modification de fond n’a été apportée aux dispositions précédemment exposées.

d)  Les Normes uniformes de pratique professionnelle en matière d’évaluation au Canada (NUPPEC)

[162]  Diverses dispositions des NUPPEC ont déjà été abordées précédemment. Les parties et leurs experts ont renvoyé à leur version en vigueur le 1er avril 2014 et ont intégré les dispositions visées aux documents qu’ils ont déposés. Les experts ont cité à de nombreuses reprises les normes de pratique afin d’expliquer de quelle façon et pour quelles raisons ils avaient adopté leurs approches respectives. Ils s’y sont également appuyés pour critiquer l’approche de leur homologue. L’Institut canadien des évaluateurs a publié les NUPPEC sur son site Web, où l’on peut trouver leur plus récente version en vigueur le 1er mai 2016. Je reproduirai également ici les dispositions actuelles, qui sont restées à peu près inchangées, si ce n’est qu’on a modifié leur formulation et leur numérotation de manière à clarifier les directives et explications y figurant et à les rendre plus détaillées. L’introduction des NUPPEC de 2014 fournit les explications suivantes :

Les commentaires clarifient, interprètent et expliquent les règles, en plus d’élaborer sur celles-ci. Ils font partie intégrante des normes : éthique [v. section 5]; évaluation [v. section 7]; examen [v. section 9]; consultation [v. section 11]; et planification du fonds de réserve [v. section 13] – aux fins des présentes normes, leur application est obligatoire. [Italiques ajoutés.]

[163]  La version du 1er mai 2016 est sans doute plus explicite :

Les NUPPEC englobent six normes contenant chacune des règles et des commentaires obligatoires et, le cas échéant, des notes relatives à la pratique non obligatoires (v. section 16) et des bulletins d’excellence professionnelle (v. section 17) si applicables :

• une norme relative aux questions d’éthique [v. section 4 (Règles) et section 5 (Commentaires)]

• une norme relative aux activités d’évaluation de biens immobiliers [v. section 6 (Règles) et section 7 (Commentaires)]

• une norme relative aux activités d’examen [v. section 8 (Règles) et section 9 (Commentaires)]

• une norme relative aux activités de consultation [v. section 10 (Règles) et section 11 (Commentaires)]

• une norme relative à la planification de fonds de réserve [v. section 12 (Règles) et section 13 (Commentaires)]

• une norme relative à l’évaluation de la machinerie et de l’équipement [v. section 14 (Règles) et section 15 (Commentaires)]

[164]  Dans les deux versions, ces remarques préliminaires visent à établir que les « commentaires » sont un élément obligatoire des règles et des normes. 

[165]  Les NUPPEC sont ensuite divisées en chapitres, dont celui intitulé « Normes relatives aux activités d’évaluation de biens immobiliers – Commentaires ». La section 7.15 de ce chapitre traite de l’évaluation du terrain comme s’il était vacant ou qu’il avait fait l’objet d’améliorations dans le cadre de la détermination de l’UO. Voici le libellé respectif des versions de 2014 et 2016 :

  1. Version de 2014 :

7.15 Utilisation optimale [v. 2.33, 6.2.14, 14.28.1, 14.33]

7.15.1  Dans son rapport, l’évaluateur doit préciser ce qu’il considère comme l’utilisation optimale du bien immobilier, à moins qu’une telle opinion ne soit pas nécessaire. Si l’objectif de l’affectation est d’établir une estimation de la valeur marchande, une opinion quant à l’utilisation optimale du bien est pertinente et exigée. L’évaluateur doit préciser comment il en est arrivé à la conclusion présentée, en donnant un niveau de détail proportionnel à l’incidence de cet élément sur le résultat de l’estimation et en se fondant sur les différents facteurs à caractère juridique, physique et économique. Compte tenu du fait que le terrain est habituellement évalué comme s’il était vacant et prêt à être aménagé en fonction de l’utilisation optimale, l’évaluateur doit estimer la valeur marchande :

7.15.1.i. du terrain comme s’il était vacant; et;

7.15.1.ii. du bien comme s’il avait fait l’objet d’améliorations.

  1. Version de 2016 :

7.13    Utilisation optimale [v. 2.33, 6.2.13, 16.27.1, 16.32]

7.13.1  Le rapport doit contenir l’opinion du membre quant à l’utilisation optimale du bien immobilier, à moins qu’une telle opinion ne soit pas nécessaire.

7.13.2  Si l’objectif du contrat de service est d’établir une estimation de la valeur marchande, le membre doit appuyer et justifier son opinion quant à l’utilisation optimale du bien est pertinente et exigée.

7.13.3  L’analyse par le membre de l’utilisation optimale du bien (comme si vacant et amélioré) et le raisonnement lui permettant d’en arriver à l’opinion et à la conclusion présentée, doivent correspondre au niveau de détail proportionnel à l’incidence de cet élément sur le résultat de l’estimation et en se fondant sur les différents facteurs à caractère juridique, physique et économique. [v. 7.13.4]

7.13.4  Compte tenu du fait que le terrain est normalement évalué comme s’il était vacant et prêt à être aménagé en fonction de l’utilisation optimale, des opinions sont requises tant pour :

7.13.4.i    le terrain comme s’il était vacant que pour;

7.13.4.ii    le bien comme s’il avait fait l’objet d’améliorations.

[166]  Les NUPPEC renferment également des « notes relatives à la pratique » qui, selon l’introduction de la version de 2014, « offrent des conseils, des exemples et des solutions. Leur application n’est pas obligatoire ». Dans la version de 2016 de l’introduction (reproduite ci-dessus, au paragraphe 164), on indique également que les notes relatives à la pratique n’ont pas un caractère obligatoire.

[167]  Dans les notes relatives à la pratique figurant dans les NUPPEC de 2014, on peut lire les remarques suivantes concernant l’évaluation d’un bien comme s’il était vacant et comme s’il était amélioré :

14.33.3 L’évaluateur tient compte de l’utilisation optimale du bien comme s’il était vacant, distinctement de l’utilisation optimale du bien amélioré. S’il en est ainsi, c’est parce que l’utilisation optimale du site comme s’il était vacant et disponible pour la mise en valeur détermine la valeur du terrain, même si l’amélioration existante du bien ne représente pas l’utilisation optimale du site.

14.33.4 L’utilisation optimale d’un terrain ou d’un site constitue, parmi toutes les autres utilisations raisonnables, l’utilisation qui produit la valeur actualisée la plus élevée pour le terrain, après le paiement de la main-d’oeuvre, du capital et de la coordination. Dans la conclusion, on suppose que la parcelle de terrain est vacante ou qu’elle peut être libérée en démolissant toutes les améliorations bâties.

3.  Analyse

a)  La LTRP et l’évaluation en fonction de l’état vacant ou amélioré

[168]  La présente revendication a pour seul objet une demande d’indemnisation fondée sur l’alinéa 20(1)e) de la LTRP, qui s’applique seulement si « le revendicateur a établi que certaines terres de réserve ont été prises par autorisation légale et qu’une indemnité inadéquate lui a été accordée en échange ». C’est le cas en l’espèce : en effet, le Canada a permis à la province de la Colombie-Britannique d’exproprier les terrains sans accorder d’indemnité suffisante. Cette condition étant remplie, l’alinéa exige du Tribunal qu’il « accorde une indemnité, égale à la valeur marchande de ces terres au moment où elles ont été prises ajustée à la valeur actuelle des pertes conformément aux principes juridiques appliqués par les tribunaux judiciaires » (italiques ajoutés). L’alinéa 20(1)e) de la LTRP est toutefois silencieux au sujet de la question de savoir si les terres devraient être évaluées comme si elles étaient vacantes ou améliorées. 

[169]  La seule allusion à une évaluation des terres comme si elles étaient vacantes se trouve à l’alinéa 20(1)g) de la LTRP (voir le paragraphe 136 ci-dessus). Cette disposition commande au Tribunal d’accorder une indemnité « égale à la valeur marchande actuelle de ces terres, sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées entre-temps » dans le cas où le revendicateur a établi « que les terres visées par la revendication n’ont jamais été cédées légalement, ou autrement prises par autorisation légale » (italiques ajoutés). L’alinéa 20(1)g) ne s’applique donc pas aux faits de l’espèce.

[170]  Les autres alinéas du paragraphe 20(1) ont également trait aux conditions préalables à une indemnisation, et aucune d’entre elles n’exige d’évaluer la valeur marchande des terres ni de déterminer leur caractère vacant ou amélioré. L’alinéa 20(1)f) prévoit l’octroi d’une indemnité équivalant à « la valeur des dommages subis » par des terres de réserve dans le cas où celles-ci ont été endommagées par autorisation légale sans qu’une indemnité adéquate soit accordée. Quant à l’alinéa 20(1)h), il prévoit une une indemnité correspondant à « la valeur de la perte de [l’]usage des terres [visées par la revendication] » lorsqu’il a été établi que les terres de réserve visées à l’alinéa 20(1)g) n’ont jamais été cédées légalement, ou autrement prises par autorisation légale. Enfin, l’alinéa 20(1)i) traite du cas où un tiers aurait contribué aux pertes dans certaines circonstances.

[171]  Il est manifeste que le législateur a pris en considération les différentes situations de fait pouvant donner lieu à une indemnisation en vertu de la LTRP. À cet égard, le paragraphe 20(1) est aussi bien définitoire que limitatif. Non seulement son libellé et sa structure démontrent que le législateur connaissait bien les circonstances particulières pour lesquelles il était disposé à permettre une indemnisation, mais ils témoignent également de son intention de restreindre tout paiement d’une indemnité à ces circonstances. Chaque situation de fait est résumée sous forme de conditions préalables précises. Ainsi, les expressions « valeur marchande » et « sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées » constituent des conditions préalables, mais elles s’appliquent uniquement à certaines situations factuelles. L’utilisation en particulier de l’expression « sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées » donne à penser que l’on était conscient du cas de figure opposé, à savoir un état « non amélioré ». Je suis convaincu que le législateur comprenait ces termes, et qu’il les a employés délibérément et de façon précise en ce qui a trait aux circonstances voulues.

[172]  L’alinéa 20(1)c) de la LTRP est également important, car il exige de façon générale qu’une indemnité soit accordée en fonction « des principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires ». Dans la présente revendication, cette exigence générale est assujettie à l’alinéa 20(1)e), selon lequel l’indemnité se mesure à l’aune de la « valeur marchande [des] terres de réserve ». En l’espèce, l’indemnité doit par conséquent être calculée conformément aux principes d’indemnisation sur lesquels se fondent les tribunaux judiciaires, et dans le cadre desquels la « valeur marchande » sert à déterminer l’indemnité à accorder. En somme, cela revient à intégrer la « valeur marchande » aux principes d’indemnisation appliqués par les tribunaux. Comme il a été indiqué précédemment dans les présents motifs, les tribunaux ont admis le terme « valeur marchande » tel que défini et appliqué par la communauté des évaluateurs professionnels accrédités (voir le paragraphe 149 ci‑dessus). C’est bien sûr pour cette raison que les parties en l’espèce ont fait appel à des experts du domaine de l’évaluation foncière, où « valeur marchande », « vacant » et « amélioré » sont des termes de pratique professionnelle réglementés qui sont uniformément compris, utilisés et appliqués par la profession. 

[173]  J’estime que le législateur a soigneusement conçu le paragraphe 20(1) de la LTRP, y compris en ce qui a trait aux expressions « valeur marchande » et « sans égard aux améliorations qui ont pu y être apportées », qui ont été employées de façon délibérée et précise, dans l’intention qu’elles soient appliquées selon la manière dont les tribunaux les auront comprises, utilisées et précisées. Ces expressions ne s’appliquent pas de façon générale à l’ensemble de l’article, mais seulement aux alinéas précisés. Si le législateur avait voulu qu’il en soit autrement, il aurait clairement indiqué son intention en ce sens.

[174]  En l’espèce, l’expression « valeur marchande » est importante, puisqu’une indemnité est sollicitée sur le fondement de l’alinéa 20(1)e) de la LTRP, où ce terme a fonction de mot-clé. L’alinéa 20(1)e) n’indique pas si la valeur marchande doit être déterminée à partir d’un terrain vacant ou amélioré. Si ces deux états doivent avoir une signification en l’espèce, il faut les interpréter en fonction de l’acception et de l’application juridiques du terme « valeur marchande ». À cette fin, nous devons nous tourner vers la communauté des évaluateurs professionnels et voir comment elle s’y prend pour évaluer des terrains dans une telle situation, étant donné que les tribunaux ont adopté le terme « valeur marchande » selon l’usage qu’en fait la profession. C’est à ce stade, au moment de la détermination de la valeur optimale, que la notion de juste valeur marchande entre en jeu. Les tribunaux ont reconnu que l’UO fait partie intégrante de l’établissement de la juste valeur marchande (voir Musqueam, au para 47; la question a également été abordée ci‑dessus, au paragraphe 150). En l’espèce, l’UO était un élément fondamental de l’élaboration, par les experts, d’une opinion sur la juste valeur marchande. Les experts s’accordent pour dire que l’évaluation des terrains comme s’ils étaient vacants et/ou améliorés (mais pas nécessairement les deux) est une composante essentielle du processus. Cependant, ils ne s’entendent pas sur la manière dont cette évaluation aurait dû être réalisée.

[175]  En conséquence, je suis d’avis que, même si la LTRP ne fournit aucune indication claire quant à savoir si, en l’espèce, les terrains devraient être évalués comme s’ils étaient vacants, améliorés ou les deux, elle nous éclaire indirectement à ce sujet grâce à l’exigence qui consiste à déterminer la « valeur marchande » conformément aux principes reconnus par les tribunaux. Le processus d’établissement de la « valeur marchande » suppose de déterminer l’UO, un principe que les tribunaux ont reconnu et appliqué. J’en conclus que, pour trancher la question, il sera nécessaire de porter principalement notre attention sur les opinions et les témoignages des experts, ainsi que sur les lignes directrices professionnelles auxquelles ils sont assujettis.

[176]  Le sens juridique du terme « valeur marchande » revêt une importance fondamentale au moment d’examiner la question de savoir si le terrain doit faire l’objet d’une évaluation comme s’il était vacant, amélioré ou les deux. 

[177]  Dans l’arrêt Musqueam, la Cour suprême du Canada a manifestement admis et appliqué, dans le cadre de sa décision, la définition de « valeur marchande » employée par les évaluateurs professionnels (voir le paragraphe 149, ci-dessus). J’en arrive à la conclusion que le terme « valeur marchande » fait intervenir les règles, principes et normes appliqués par les évaluateurs fonciers professionnels accrédités, ainsi que le prescrivent les NUPPEC. Cela comprend également la façon dont les évaluateurs fonciers professionnels abordent la question de savoir si le terrain doit être évalué comme s’il était vacant, amélioré ou les deux. 

[178]  Selon la position adoptée par l’intimée, l’arrêt Musqueam allait dans le sens de l’approche de la firme DRC à l’égard de l’utilisation véritable de la réserve à la date réelle et appuyait l’évaluation qu’elle avait faite de la réserve (voir le précédent paragraphe 143, lui-même fondé sur le passage cité au paragraphe 152, ci-dessus). 

[179]  L’arrêt Musqueam requiert une lecture attentive; il s’inscrit également dans un ensemble très précis de faits. La Cour suprême du Canada a effectivement déterminé que, pour évaluer des terrains situés dans une réserve, il fallait généralement déterminer la valeur de terrains hors réserve détenus en fief simple. Des empêchements ou des restrictions d’ordre légal peuvent influer sur la valeur d’un titre en fief simple sur un terrain situé à l’extérieur de la réserve; il faut donc en tenir compte, tout comme il faut tenir compte du zonage, des codes du bâtiment, des règlements environnementaux et des autres règlements et restrictions de cette nature. C’est ce que le juge Gonthier a appelé le « contexte juridique », qui, selon sa conclusion, peut également exister dans une réserve. Il a déclaré qu’il fallait prendre en considération le contexte juridique d’une réserve (zonage, codes du bâtiment, etc.), ainsi qu’on doit également le faire pour des terrains situés hors réserve. 

[180]  Dans l’affaire Musqueam, la Première Nation n’avait pas cédé ses terrains à des fins de vente, mais à des fins de location. La Cour suprême du Canada a observé que des baux n’équivalaient pas à des transferts de titres complets; c’est pourquoi elle a jugé que l’on ne pouvait tout simplement pas transposer la valeur des terrains hors réserve aux terrains de la réserve lorsque ceux-ci ne sont pas cédés pour être vendus. Dans le cas d’une cession aux fins de vente, les terrains d’une réserve perdent les attributs que leur conférait le fait d’être situés dans la réserve, de sorte que la valeur hypothétique d’un terrain situé hors réserve est appropriée. Toutefois, lorsque les terrains de la réserve sont cédés pour être loués, ils ne perdent pas leur nature de terrains de réserve, et il « ne saurait exister de marché réel eu égard à la valeur exprimée dans les baux » (Musqueam, au paragraphe 49). Vu le caractère distinctif des baux en cause, et à la lumière des éléments de preuve sous-jacents présentés par les experts, le juge Gonthier a déterminé que la valeur hypothétique de terrains hors réserve devait être ajustée afin de tenir compte « des caractéristiques réelles des terrains ». Quoi qu’il en soit, l’aspect crucial et distinctif des terrains dont la valeur marchande a été évaluée dans Musqueam était leur caractère de propriétés à bail. 

[181]  Si la Première Nation Musqueam avait cédé ses terrains pour les vendre, et non pour les louer, la valeur de terrains hors réserve détenus en fief simple aurait été la valeur hypothétique appropriée. Lorsque la Cour suprême du Canada a évoqué les « caractéristiques réelles des terrains et du marché », elle voulait parler du lien entre un contexte juridique donné et le marché, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la réserve. Elle ne traitait pas de la question de savoir si les terrains étaient vacants ou améliorés, escarpés ou plats, s’ils bénéficiaient d’un accès au bord de l’eau ou si l’accès y était limité, entre autres caractéristiques physiques. C’est à l’évaluateur qualifié qu’il revient d’apprécier ces caractéristiques dans le cadre du rigoureux processus d’évaluation permettant d’établir la valeur marchande. En l’espèce, l’expropriation a eu le même effet que si les terres prises avaient été cédées à des fins de vente, puis vendues. La valeur de terrains hors réserve détenus en fief simple est donc l’hypothèse qui convient. Les terrains de la réserve ont été entièrement aliénés, exactement comme s’ils avaient été vendus. 

[182]  J’en conclus que la réponse à la question de savoir si, en l’espèce, les terrains devraient être évalués comme s’ils étaient vacants ou améliorés se trouve dans les dispositions des NUPPEC, en tant qu’élément de la détermination de l’UO.

[183]  Selon ce qui est mentionné à la section 7.15 de la version de 2014 des NUPPEC, le rapport de l’évaluateur doit contenir une opinion sur l’UO des terrains. Compte tenu du fait que le terrain est habituellement évalué comme s’il était vacant et prêt à être aménagé en fonction de l’utilisation optimale, l’évaluateur doit estimer sa valeur marchande comme s’il était vacant et comme s’il avait fait l’objet d’améliorations (voir le paragraphe 166, ci-dessus). La section 7.13 de la version de 2016 des NUPPEC précise même de façon encore plus directe qu’en ce qui a trait à la détermination de l’UO, des analyses du terrain sont requises tant comme s’il était vacant que comme s’il avait fait l’objet d’améliorations (voir les paragraphes 166 à 168 qui précèdent).

[184]  L’UO consiste en une appréciation de la meilleure utilisation possible parmi toutes les autres utilisations raisonnables. Quelles que soient les autres utilisations examinées, la valeur d’un terrain comme s’il était vacant constitue le fondement sur lequel cet examen doit s’appuyer. Pour établir laquelle de ces utilisations est la plus rentable, l’évaluateur doit déterminer les possibilités d’apporter de nouvelles améliorations, de même que, s’il est nécessaire d’enlever d’anciennes améliorations pour parvenir à l’utilisation optimale prévue, ce qu’il en coûtera pour rendre les terrains vacants.

[185]  Pour peu que l’on évalue l’UO des terrains de la RI no 3 comme s’ils étaient vacants, il est nécessaire d’établir la valeur des améliorations existantes ainsi que le coût de l’enlèvement de celles-ci pour rendre les terrains vacants. Et à supposer que ce soit l’utilisation actuelle de la RI no 3 qui constitue l’UO, on devra tout de même déterminer la valeur des terrains comme s’ils étaient vacants à titre de comparaison. 

[186]  J’en déduis qu’il faut commencer par établir la valeur des terrains de la réserve comme s’ils étaient vacants. Pour savoir si cet état des terrains représente une utilisation plus judicieuse et profitable que leur actuel état amélioré, on aura également à évaluer les terrains tels qu’ils étaient en date du 8 mai 1931. Dans un cas comme dans l’autre, il faudra établir le coût lié au fait de rendre les terrains vacants.

[187]  Le fait de prendre en considération l’état amélioré de la RI no 3 en date du mois de mai 1931 ne va pas à l’encontre du principe qui sous-tend l’évaluation de terrains hors réserve détenus en fief simple, et ne ramène pas non plus injustement des terrains considérés en tant que propriétés en fief simple à leur nature de terrains réserve. Car quelques maisons, des dépendances et un cimetière pourraient également se trouver sur des terrains ruraux situés à l’extérieur de la réserve. Pour déterminer la valeur de ces terrains hors réserve, il serait nécessaire de les évaluer comme s’ils étaient vacants, et ensuite, tels qu’ils étaient dans leur condition améliorée de l’époque, sans oublier d’établir le coût relatif à l’enlèvement ou au remplacement des améliorations en vue de rendre possible tout autre UO envisagée. Il faudrait procéder ainsi sans égard à la question de savoir si les terrains en question sont situés ou non dans une réserve. C’est‑à‑dire que cette marche à suivre sera tout aussi nécessaire si les terrains évalués se trouvent à l’extérieur de la réserve que s’il s’agit de terrains de réserve. Dans l’un ou l’autre cas, c’est la valeur hypothétique de terrains hors réserve qui servira de mesure.

[188]  La firme KM a établi l’UO des terrains de la RI no 3 en partant du principe que ceux-ci étaient vacants, sans aucun doute en raison du potentiel d’utilisation du secteur riverain à valeur élevée de la réserve à des fins de développement industriel. Malheureusement, elle n’a pas évalué la valeur de ces terrains en tant que terrains améliorés, ni déterminé ce qu’il en coûterait pour enlever ces améliorations, ou encore pour les remplacer ou les déplacer. Le rapport de KM ne contient aucun point de comparaison qui puisse étayer sa conclusion. 

[189]  M. Peebles me paraît avoir pris en considération les exigences prévues par les NUPPEC, au vu des explications qu’il a données dans son témoignage cité au paragraphe 82, ci‑dessus. Toutefois, il n’a pas suivi le processus qu’il a décrit. Il n’a pas établi la valeur globale de la réserve comme si l’établissement et le cimetière ne s’y trouvaient pas. Sans fournir aucune donnée quantitative ni autre analyse, il a simplement décidé qu’il n’était pas financièrement faisable de déménager l’établissement et le cimetière. 

[190]  En conséquence, je conclus que les deux rapports n’ont pas entièrement satisfait aux exigences des NUPPEC. Les rapports des deux experts sont incomplets. Je prends toutefois acte du fait que leurs comparables semblent être des terrains vacants, ce qui en fait de bons éléments de comparaison par rapport aux terrains de la RI no 3 évalués comme s’ils étaient vacants. 

[191]  Je ne souscris pas aux arguments de la revendicatrice selon lesquels les Lignes directrices (voir les précédents paragraphes 156 à 162) appuient l’approche de KM consistant à évaluer les terrains de la RI no 3 en tant que terrains vacants sans qu’il soit tenu compte également par la suite de l’utilisation réelle de ces terrains en tant que terrains améliorés. Les Lignes directrices de l’évaluateur en chef reconnaissent les normes professionnelles des organismes faisant autorité dans le domaine, en particulier l’Institut canadien des évaluateurs. L’évaluateur en chef n’a pas pour objectif de minimiser ces normes ou d’y déroger. Il précise plutôt ce que doivent contenir les rapports d’évaluation destinés au gouvernement fédéral, lesquels, selon ce que j’en conclus, doivent également être conformes aux NUPPEC. 

[192]  La section 3.21 des Lignes directrices (voir le paragraphe 159 ci-dessus), qui traite de l’UO, précise que lorsque le bien immobilier est amélioré, l’UO doit être évaluée comme si celui‑ci était vacant et comme si on y avait apporté des améliorations. Cette exigence est en outre conforme à celles prévues par les NUPPEC. Par conséquent, je conclus que les sections 3.23 (qui concerne les rapports d’évaluation narratifs) et 3.14 (qui porte sur les rapports d’évaluation narratifs abrégés) des Lignes directrices, toutes deux intitulées « Valeur du terrain comme s’il était vacant », n’indiquent pas que les terrains doivent uniquement être évalués comme s’ils étaient vacants. Elles visent plutôt à préciser le contenu informationnel des rapports établis à l’intention du gouvernement fédéral dans le cas où l’on évalue des terrains comme s’ils étaient vacants. 

b)  La détermination des terrains à usage industriel et à usage résidentiel en zone sèche de la RI no 3

[193]  Les experts sont tombés d’accord sur le fait que, sur la RI no 3, les terrains possédaient des qualités propres à deux catégories, soit, d’une part, celle de terrains à usage industriel, et d’autre part, celle de terrains à usage résidentiel en zone sèche. Néanmoins, les experts étaient fondamentalement en désaccord sur la façon de s’y prendre pour déterminer ces qualités, et, donc, la superficie et l’emplacement des terrains de la réserve entrant dans chaque catégorie. Après avoir examiné attentivement les rapports et les témoignages des experts, j’estime que l’approche de la firme KM est préférable. KM est partie de l’hypothèse que, si la RI no 3 n’avait pas été une réserve, elle aurait probablement fait l’objet d’un aménagement semblable à celui des terres environnantes. Cette prémisse est à la fois logique et raisonnable. La nature des terres adjacentes à la réserve constitue un bon point de départ pour établir des comparaisons, surtout si la valeur des propriétés hors réserve détenues en fief simple doit servir d’indicateur pour déterminer la valeur des terrains de la réserve. 

[194]  C’est la carte de zonage de la ville et du district de North Vancouver datée de 1915 qui illustrait le mieux les environs de la RI no 3, car l’utilisation prévue des terres y était décrite avec force détails. Je reconnais que, sur le territoire du district, et en particulier aux abords de la réserve, le développement ne faisait que commencer. Les zones qui se trouvaient directement autour de la réserve étaient en grande partie rurales et recouvertes de forêt. Plusieurs scieries étaient situées à proximité, surtout à l’est, où un certain ensemble résidentiel s’était constitué pour les besoins de la scierie. Le territoire avait peu été aménagé mais, le cas échéant, l’aménagement s’était fait conformément au plan défini dans la carte de zonage de 1915. En 1931, c’est d’ailleurs ce plan que les municipalités ont adopté en vue du futur développement du territoire. Si la RI no 3 n’avait pas été une réserve, tout porte à croire qu’elle aurait été aménagée de façon comparable, dans la continuité des zonages adjacents à ses limites. M. Peebles a également convenu que la carte de zonage de 1915 aurait probablement été applicable à la RI no 3 si celle-ci n’avait pas été une réserve (voir le paragraphe 56 ci‑dessus). 

[195]  La firme KM a présumé que la réserve aurait été constituée de parcelles ou de lots de tailles variées correspondant aux divers types de zonage. Cette supposition est raisonnable. En vue de déterminer la zone de la RI no 3 qui aurait vraisemblablement été composée de terrains industriels, KM a examiné la profondeur des terrains à usage industriel situés le long de la rive, de part et d’autre de la réserve, et a constaté que, du côté ouest, ils avaient une profondeur variant entre 1 300 et 2 700 pieds, alors qu’à l’est, leur profondeur était de 250 à 1 300 pieds. KM a relevé que deux lots accolés à la limite est de la réserve avaient une profondeur de 1 200 pieds, en incluant la largeur des routes. 

[196]  En se fondant sur la carte de zonage de 1915, la firme DRC a émis l’opinion selon laquelle les terrains riverains à usage industriel avaient généralement une profondeur de 300 à 500 pieds et, et à partir de là, elle a conclu que, sur la RI no 3, le même type de terrains aurait eu une profondeur de 300 pieds (voir le paragraphe 56, ci-dessus). À la page 40 du rapport de DRC, un diagramme montrait l’emplacement des terrains riverains de la RI no 3 qui auraient pu avoir été affectés à un usage industriel s’il ne s’était pas agi d’une réserve. DRC a estimé que l’établissement existant avait une superficie de quelque 43 acres, et qu’il était composé de lots de un à deux acres aux limites indéterminées. La zone correspondante a été subdivisée de manière à permettre l’établissement de 23 individus ou familles. 

[197]  Quant à elle, KM a relevé que la carte de zonage de 1915 montrait un réseau routier de chaque côté de la réserve. Du côté est, une route rejoignait la limite de la réserve à une distance d’environ 1 200 pieds au-dessus du bord de l’eau. Au-dessous se trouvait une autre route qui atteignait la bordure est de la réserve à une distance d’un peu plus de 600 pieds au-dessus de la rive. À l’ouest de la RI no 3, deux routes apparaissaient également sur la carte de zonage de 1915; toutes deux rejoignaient la limite ouest de la réserve à des points de jonction situés respectivement à environ 300 et 600 pieds au-dessus de la rive. KM a décidé d’utiliser les routes situées les plus en haut de chaque côté de la réserve pour définir la limite supérieure des terrains à usage industriel de la RI no 3, avec pour résultat que les terrains à usage industriel avaient une profondeur hypothétique allant de 600 pieds à l’extrémité ouest de la réserve à 1 200 pieds à son extrémité est. KM a tracé en travers de la réserve une ligne rejoignant ces deux routes (voir l’annexe B jointe aux présents motifs; voir également le rapport de KM, à la p 47). D’après KM, tous les terrains situés sous cette ligne seraient à vocation industrielle, tandis que tous ceux se trouvant au‑dessus seraient voués à un usage résidentiel en zone sèche. La zone convenant à une utilisation industrielle faisait environ 95 acres. 

[198]  L’opinion de DRC, en revanche, s’appuyait sur la conclusion qu’en raison de l’utilisation courante, qui s’appliquait à un grand pan de la partie ouest de la réserve, un développement industriel riverain y était financièrement irréalisable. Or c’était là la seule zone qui, de l’avis de DRC, était généralement propice à un usage industriel. Mais, sauf pour ce qui est du schéma général figurant à la page 40 de son rapport (mentionné un peu plus haut), DRC n’a pas déterminé précisément l’emplacement des hypothétiques terrains industriels de la réserve en produisant une analyse à l’appui. Elle est passée directement à la conclusion que nous venons d’évoquer. J’estime que cette partie de l’approche de DRC laisse à désirer. Eût-elle fourni une telle analyse, je m’interroge à savoir si la firme aurait été plus susceptible de procéder à une évaluation des terrains comme s’ils étaient vacants.

c)  La topographie

[199]  La firme DRC a également tranché qu’il n’était pas faisable d’utiliser la partie est de la RI no 3 aux fins d’un développement industriel, vu l’escarpement du terrain dans ce secteur. DRC a fait observer que la carte de zonage de 1915 ne tenait compte ni de l’utilisation courante, ni de la topographie. 

[200]  KM a reconnu qu’à l’est, la RI no 3 présentait un relief plus escarpé qu’à l’ouest et suivait une inclinaison qu’elle a décrite, dans son rapport, en tant que « pente douce » (voir le paragraphe 73, ci-dessus) et que M. Smirl a ensuite qualifiée de pente raide dans son témoignage (voir le précédent paragraphe 74). M. Smirl a conclu que la topographie ne pouvait être prise en compte de manière significative, faute de disposer d’études techniques détaillées ou de rapports d’expertise. Il n’existait aucune carte topographique fournissant des détails sur les élévations de terrain dont on aurait pu se servir. KM a décidé d’accepter la carte de zonage de 1915 telle qu’elle était et d’en faire une application générale pour formuler des hypothèses sur l’utilisation des terrains de la RI no 3.

[201]  Je ne suis pas convaincu que les caractéristiques topographiques auraient pour effet de limiter l’utilisation du secteur riverain de la RI no 3 à des fins industrielles. M. Peebles est qualifié comme expert en évaluation foncière, et non comme expert en levés topographiques ou en levés d’étude. Je suis d’accord avec KM quant à son évaluation générale de la question de la topographie. En l’absence d’autres données, je ne suis pas disposé à accepter la conclusion de DRC selon laquelle le secteur riverain de la moitié est de la réserve ne pourrait servir à des fins industrielles. Aucune inclinaison prononcée n’était visible sur les photographies figurant dans les rapports des experts. Dans ces rapports, d’autres photographies montraient également la capacité de l’industrie à s’adapter à un certain emplacement. En témoignent la page 19 du rapport de DRC et la page 16 du rapport de KM, où l’on voit peut voir une image de la Dollar Mill en 1917 ou 1918. La scierie a été construite sur un terrain en hauteur qui s’avançait au-delà de la rive. Paraissant s’élever à la surface de l’eau, elle était dotée de longs quais s’étalant dans la baie. Voilà qui démontre que l’industrie est capable de faire preuve de créativité pour s’adapter. L’incidence de la topographie, tout comme l’attrait d’un site, dépendrait aussi de l’usage que souhaiterait en faire un acheteur. La présence d’eaux profondes le long du rivage du côté est de la réserve pourrait également avoir un impact. À mon sens, la RI no 3 était un lieu de choix pour un éventuel développement industriel riverain, de par son emplacement de l’autre côté de la baie, face à une ville qui était déjà de taille appréciable, et pas très loin à l’est de la municipalité en pleine croissance de North Vancouver. 

d)  La profondeur des hypothétiques terrains industriels et résidentiels en zone sèche de la RI no 3

[202]  Pour plusieurs raisons, KM a choisi d’utiliser les routes situées le plus en haut sur la carte en tant que points de jonction de chaque côté de la réserve. Dans les environs immédiats de la réserve, ces routes se trouvaient un ou deux blocs au-dessus des terrains du secteur industriel défini sur la carte de zonage de 1915, et délimitaient également des zones désignées en tant que secteurs des entreprises B (adaptés à l’industrie légère, par exemple l’entreposage). Les terrains du secteur industriel ne dépassaient pas la route la plus au sud longeant le rivage. La superficie des terrains à usage industriel se trouvait parfois réduite par l’effet combiné de la limite tracée par la route (qui séparait le secteur industriel des secteurs des entreprises B), au nord, et de l’échancrure étroite de la baie. M. Smirl estimait que, dans des circonstances appropriées, le secteur des entreprises B pourrait également servir à l’industrie en général. Le comparable auquel il a recouru, l’indice no 12, comportait une partie (le lot L) qui était comprise dans le secteur des entreprises B, et qui avait été vendue avec une parcelle du secteur industriel (le lot K). Le terrain de l’indice no 12 avait une profondeur de 1 200 pieds, et était accolé à la limite est de la réserve. M. Smirl a présenté ce comparable aussi bien à titre d’exemple que pour justifier la profondeur de 1 200 pieds du lot situé du côté est de la réserve. Il était également prêt à déplacer les limites de zonage délimitant les hypothétiques terrains industriels de la RI no 3, car la réserve était une « page vierge » où il n’existait aucun contrôle de l’utilisation des terres. M. Smirl a estimé que la Première Nation bénéficiait d’une latitude pour décider des terrains de la réserve qu’elle pourrait aménager à des fins industrielles, et qu’elle l’aurait probablement fait de manière à optimiser l’utilisation du secteur ayant la valeur la plus élevée. Selon son point de vue, la profondeur et l’emplacement des terrains à vocation industrielle de la réserve n’étaient pas restreints par les zones routières, et une profondeur évaluée à 1 200 pieds pour les terrains à usage industriel de l’est de la réserve pouvait se justifier, et n’était pas sans précédent.

[203]  Je souscris généralement à l’approche de KM. Elle est logique, sensée et réfléchie. Néanmoins, je ne l’approuve pas totalement. Si la ligne hypothétique séparant les terrains industriels des terrains résidentiels doit être tracée en fonction de la configuration des secteurs adjacents à la réserve, alors cette mesure doit être appliquée de façon uniforme, à moins qu’il n’y ait de bonnes raisons d’agir autrement. Il semblerait que l’indice no 12 figurant parmi les comparables de KM fasse figure d’exception. Je n’ai vu aucun autre comparable constitué d’un mélange de zones vouées à l’industrie et à l’industrie légère. Le lot L est un petit morceau de terrain triangulaire séparé par des routes des lots K et J adjacents. Le lot K faisait lui-même 611 pieds de profondeur à sa limite occidentale jouxtant la réserve, et il était encore bien moins profond de son côté est. La parcelle située immédiatement à l’est du lot K était le site de la McKenzie Barge & Derrick. DRC a désigné ce terrain en tant qu’indice no 8 dans son rapport, et les deux experts ont convenu qu’il s’agissait d’un comparable « idéal ». Sa profondeur était de 300 pieds. Le comparable de KM situé directement à l’est du terrain de la société McKenzie (lot H, indice no 12 de KM) faisait 341 pieds de profondeur de son côté ouest, et 773 pieds de profondeur de son côté est. Un lot qui était plus à l’est (lot G; indices de KM nos 12 et 13) avait une profondeur de 980,3 pieds à son extrémité ouest, et de 551 pieds à sa limite est. Toutefois, ce lot se trouvait sur un lopin de terre qui faisait saillie dans le bras de mer à cet endroit-là.

[204]  Après avoir examiné les zones adjacentes au côté est de la réserve, notamment à l’aide de la carte de zonage de 1915 et des différents comparables, je suis généralement d’accord avec la firme KM pour ce qui est du raisonnement qu’elle a appliqué à l’égard de la limite est de la RI no 3, sauf pour ce qui est de la profondeur, qu’il conviendrait mieux d’estimer comme étant de 611 pieds là où la première route au-dessus de la rive rejoint la limite est de la réserve. En effet, j’estime que cette profondeur est davantage en adéquation avec celle du secteur à usage industriel avoisinant la réserve à l’est. Elle permet toujours l’approche de la « page vierge» adoptée par KM, et est tout à fait conforme aux comparables recensés par les deux experts à l’est, dans les secteurs adjacents à la réserve. Le terrain correspondant à l’indice 12 (c.-à-d. les lots K et L) a une configuration inhabituelle, et sa profondeur de 1 200 pieds constitue une anomalie par rapport aux autres parcelles environnantes et aux comparables situés directement à l’est. Le lot G est lui aussi une anomalie parmi les terrains riverains, en raison de sa configuration en pointe. À mon avis, en adoptant une position légèrement plus prudente relativement à la bordure est de la réserve, on tiendrait également compte des problèmes soulevés en ce qui a trait à la topographie. Cette façon de procéder satisfait tout de même au principe de la restitution la plus favorable possible pour le bénéficiaire, parce qu’elle procure la latitude nécessaire pour situer le tracé de n’importe quelle route hypothétique qui traverserait la réserve. En outre, elle permet toujours de respecter le principe selon lequel la revendicatrice aurait souhaité maximiser l’utilisation de la réserve afin d’en tirer la plus grande rentabilité possible. 

[205]  Pour toutes ces raisons, je vais redessiner la limite tracée par KM pour séparer les terrains à usage industriel des terrains à usage résidentiel de la RI no 3, de manière à ce que, à l’extrémité est, la ligne parte de l’endroit où la première voie routière, située à l’extérieur de réserve, rejoint la limite est de celle-ci. En conséquence, le diagramme qui illustre la délimitation, par KM, des terrains à usage industriel et à usage résidentiel en zone sèche de la réserve (Rapport de KM, à la p 47; voir également l’annexe B jointe aux présents motifs) sera modifié pour tenir compte des changements apparaissant à l’annexe G ci-jointe. Une fois cela fait, la zone de forme triangulaire figurant sur le diagramme original de KM (et qui apparaît en quadrillé) sera enlevée du secteur consacré à un usage industriel pour devenir partie intégrante du secteur à vocation résidentielle. D’après mon estimation, la partie prélevée sur les terrains à usage industriel représente environ 10 % des 93,1 acres recensés par KM à l’origine (soit, disons, 9 acres). Ainsi, la superficie des hypothétiques terrains à usage industriel, d’abord établie à 93,1 acres par KM, sera désormais de 84,1 acres, alors que la superficie des hypothétiques terrains résidentiels en zone sèche augmentera, pour passer à 186,25 acres.

[206]  Je ne vois rien qui cloche dans les limites établies par KM du côté ouest; aussi n’y changerai-je rien. Un certain nombre de comparables situés à l’ouest de la réserve faisaient plus de 600 pieds de profondeur. Les deux experts ont reconnu qu’en effet, à l’extrémité ouest de la réserve, le sol, plus plat, convenait à des terrains à usage industriel d’une telle profondeur. Le principe de la « page vierge » posé par KM semble particulièrement approprié dans ce cas‑ci. Du côté ouest de la réserve, il n’existait aucune route ni aucun zonage ou autre limite d’ordre pratique qui puisse circonscrire l’emplacement de terrains propices à un usage industriel ou empêcher la Première Nation d’utiliser et de développer de façon optimale la quantité de terrains à valeur élevée dont elle disposait.

e)  Délai d’exposition

[207]  M. Smirl a fait valoir que selon les NUPPEC, chaque évaluation professionnelle devait faire état d’un délai d’exposition, ce que M. Peebles a reconnu avec réticence tout en précisant qu’on ne le faisait jamais en pratique dans les cas d’expropriation partielle (voir les précédents paragraphes 113 à 116). De l’avis de KM, la période d’exposition en l’espèce correspondait aux 36 mois précédant le 8 mai 1931. C’est‑à‑dire qu’un vendeur se serait attendu à ce que le bien immobilier soit vendu à la juste valeur marchande dans un délai maximal de 36 mois (se terminant le 8 mai 1931).

[208]  Cependant, M. Smirl n’a pas pu expliquer les effets pratiques que ce délai avait eus sur son opinion. Tout ce qu’il a trouvé à dire, c’était qu’il était requis. Je croyais que le délai pouvait avoir joué un rôle dans le choix des comparables, mais M. Smirl n’a pas dit qu’il était lié à cette partie du processus d’évaluation.

[209]  La revendicatrice en a profité pour attaquer la crédibilité du rapport de DRC, soutenant que le fait que l’opinion ne faisait état d’aucun délai d’exposition contrevenait aux NUPPEC. Elle a également fait valoir que, sans cette mention, il était impossible de déterminer l’effet du délai d’exposition sur les valeurs établies par DRC. Par exemple, si DRC avait appliqué un délai d’exposition de un jour, il aurait été évident que son opinion était fondée sur une « valeur de liquidation ».

[210]  Malheureusement, je ne crois pas que ces observations soient très utiles. Je ne vois pas en quoi la situation aurait été différente si DRC avait fait état d’une période de deux mois ou de deux ans, alors que le propre expert de la revendicatrice n’a même pas été en mesure d’expliquer l’effet pratique de ce facteur. Les NUPPEC exigent clairement qu’il soit fait état d’une période d’exposition, mais l’effet ou la valeur pratique de ce délai n’a pas été établi en l’espèce. J’estime que le délai d’exposition n’a aucune incidence sur le règlement de la présente revendication. 

f)  L’effet de la Grande Dépression

[211]  L’intimée s’est dite préoccupée par le fait que la revendicatrice ait recouru aux services de KM pour avancer l’argument de la Grande Dépression et faire ressortir les répercussions négatives de l’économie sur la valeur des terrains à la date réelle et pour majorer du même coup la valeur du terrain exproprié (voir les précédents paragraphes 125 et 126). Il ne fait aucun doute que la Grande Dépression a compliqué la tâche des évaluateurs. Les experts ont convenu qu’elle avait eu des effets négatifs sur l’économie générale et le marché immobilier. Ils ont également démontré les répercussions qu’elle avait eues sur le marché immobilier. Les prix ont chuté, les ventes pour non‑paiement de taxes et les confiscations ont grimpé en flèche, et la spéculation a pris fin. Les deux experts se sont penchés sur la nature et les effets de la Grande Dépression sur le plan local, mais ont exprimé des vues différentes quant à ses répercussions sur la valeur des terrains (voir les précédents paragraphes 118 à 122).

[212]  M. Peebles estimait que la Dépression n’avait guère joué dans sa détermination de la valeur de la terre en question. En fait, elle pouvait avoir comporté certains avantages. Elle avait mis fin à la spéculation, de sorte que les prix étaient plus exacts. Elle n’avait pas seulement fait des ravages en Colombie‑Britannique, à Vancouver ou à North Vancouver, mais avait également touché l’ensemble de la population et du pays. Selon M. Peebles, les gens avaient continué d’acheter et de vendre des terrains, ne prenant que plus tard conscience qu’une crise terrible se préparait. Il a comparé cette crise à la crise moderne des attentats du 11 septembre qui, a‑t‑il observé, n’a pas eu d’incidence immédiate sur les prix du marché. Il a laissé entendre que les gens n’avaient en général eu conscience de la Grande Dépression que très longtemps après ses premières manifestations. 

[213]  De l’avis de KM, la Grande Dépression était un « facteur indu » ayant influé sur les prix, au sens où ce terme est employé dans la définition de « juste valeur marchande » citée au paragraphe 120 ci‑dessus. Elle avait plongé le marché immobilier dans une grande incertitude, et la situation s’était considérablement aggravée avec la fermeture du pont Second Narrows. Selon M. Smirl, [traduction] « il n’aurait pas été prudent, de la part d’un vendeur bien informé, de vendre des terrains riverains en date de l’expropriation ». Il considérait qu’il s’agissait là d’un facteur contextuel important qui justifiait d’élargir la période de temps sur laquelle l’examen des ventes comparables devrait porter. M. Cook a déclaré que [traduction] « la valeur marchande est la valeur marchande », Dépression ou pas, ce qui ne réglait pas vraiment la question de l’effet que cette crise avait pu avoir.

[214]  Je préfère l’approche de M. Smirl à celle de M. Peebles. Je suis certain qu’il aurait été évident pour le vendeur d’un terrain riverain de la taille de la RI 3, en mai 1931, que l’économie battait de l’aile. Les scieries avoisinantes avaient fermé. Les confiscations et les ventes pour non‑paiement de taxes se multipliaient. Les projets de développement, y compris le lotissement résidentiel prévu à l’extrémité est de la réserve, avaient été abandonnés. Le district de North Vancouver était insolvable. Le chômage avait grimpé en flèche, et des troubles sociaux sévissaient. La principale voie de transport vers Vancouver avait fermé. L’économie locale connaissait une crise grave et le climat était à l’incertitude. Les économies provinciale et nationale étaient tout aussi déprimées et incertaines. Je suis convaincu que toutes ces circonstances étaient bien connues de la population et la préoccupaient. La récession aurait été évidente pour quiconque aurait vécu dans la région de Vancouver et de North Vancouver à l’époque, et elle a probablement touché la plupart des gens d’une façon ou d’une autre. Je suis d’accord avec M. Smirl qu’il aurait été imprudent, pour quiconque n’y était pas obligé, de vendre dans ces conditions. Je conviens également qu’il était raisonnable d’élargir la période visée par l’examen des comparables afin de mesurer les conséquences de la récession et d’en tenir compte. Je suis convaincu que l’élargissement de la période afin de trouver des comparables et d’assurer une meilleure compréhension du contexte est la seule incidence que la Grande Dépression a eue sur l’opinion définitive de KM, bien qu’il s’agisse là d’une incidence importante. Je n’ai relevé aucun élément tendant à démontrer qu’elle aurait influé de quelque autre façon sur le processus d’évaluation de KM. 

g)  Rapprochement des comparables

[215]  La première question soulevée par les comparables concerne leur nombre et leur qualité. KM a utilisé 27 terrains à titre de comparables, dont 21 étaient à usage industriel et six à usage résidentiel en zone sèche. DRC fait valoir que neuf des comparables industriels avaient été revendus, si bien qu’ils apparaissaient plus d’une fois sur la liste des comparables de KM. DRC soutient en outre que dix des comparables industriels avaient fait l’objet d’une vente entre personnes liées, et que KM n’aurait pas dû pour cette raison les utiliser. 

[216]  DRC ne s’est servie que de deux comparables à usage industriel et de deux comparables à usage résidentiel en zone sèche. KM soutient que ce nombre est insuffisant pour procéder à une évaluation fiable. KM souligne également que l’un des deux terrains à usage industriel était principalement situé sur une vasière, de sorte qu’il n’était guère utile et n’offrait que peu d’éléments de comparaison. DRC a indiqué dans son rapport que la vente de ce terrain à usage industriel était « d’une pertinence limitée pour l’évaluation de la RI no 3 » (Rapport de DRC, à la p. 80; voir également le paragraphe 67 ci‑dessus). Outre les ventes de nature spéculative, DRC a éliminé les ventes qui semblaient avoir été faites entre personnes liées (p. ex. d’un membre de la famille à un autre, ou d’un fiduciaire successoral à un héritier). 

[217]  Je reconnais le caractère exceptionnel des difficultés rencontrées par les experts, de même que le professionnalisme et la diligence dont ils ont fait preuve dans leur travail. La présente affaire sort des sentiers battus. Les compétences des deux experts et les efforts qu’ils ont déployés dans ce domaine qui dépasse largement le champ d’expertise habituel du soussigné m’inspirent un grand respect. Le Tribunal doit parvenir à une conclusion, et il doit le faire à partir des opinions des experts qui lui semblent justes, utiles et applicables. Or, le Tribunal doit se fonder sur l’approche qui, selon lui, produira le résultat le plus équitable.

[218]  En l’espèce, je suis convaincu que les comparables retenus par DRC sont trop peu nombreux. Je suis d’accord avec M. Peebles que l’un des comparables à usage industriel de DRC n’était guère pertinent parce que le terrain en question était principalement situé sur une vasière. Le rapport de DRC ne reposait donc que sur un comparable à usage industriel, même si les deux experts ont convenu qu’il s’agissait d’un excellent comparable (le site de la McKenzie Barge & Derrick). Bien que je partage l’avis de M. Peebles selon qui la qualité des comparables est plus importante que leur nombre, un seul comparable ne suffit pas. 

[219]  Je préfère l’approche de KM et retient pour l’essentiel l’ensemble des comparables à usage industriel qu’elle a présenté. M. Smirl a dit clairement qu’il s’était montré prudent en retenant certaines ventes pour non‑paiement d’impôt ou avec lien de dépendance. Comme ces ventes ne semblaient pas constituer des « valeurs aberrantes » ayant une grande incidence et qu’elles reflétaient par ailleurs ce qui se passait sur le marché, il les avait retenues en tant qu’indicateur de la partie inférieure de l’échelle des valeurs. Ainsi qu’il l’a déclaré, il avait dû « ratisser large » et avait examiné une grande variété d’opérations (voir le paragraphe 39 ci‑dessus). Il a reconnu que ces comparables étaient loin d’être parfaits, mais qu’il avait travaillé avec ce qui était disponible. Cette approche était raisonnable étant donné les circonstances difficiles. Je suis convaincu que M. Smirl en connaissait les lacunes et imperfections, et qu’il a examiné avec soin les opérations comparables possibles.

[220]  Je ne crois pas qu’une vente entre personnes liées soit inacceptable en soi. Quant aux ventes pour non‑paiement de taxes, elles se situent vraisemblablement au bas de l’échelle, mais il est pertinent de savoir où ce bas se situe. Je signale que l’intimée n’a pas prétendu que la valeur des comparables à usage industriel de KM était trop faible. Qui plus est, ce n’est pas parce qu’une vente a eu lieu entre une veuve et un membre de la famille, ou entre une succession et un héritier, que la valeur sera moins élevée. Je suppose que la plupart des héritiers voudraient tirer le maximum de leur part de succession. Il me semble que ce qu’il faut éviter, c’est la vente entre personnes liées dont la contrepartie est symbolique ou anormalement peu élevée. Et qu’est‑ce que ça peut faire qu’une parcelle ait été vendue plus d’une fois au cours de la période visée par l’examen, surtout si elle a été vendue à la juste valeur marchande? Une vente est une vente, pour autant qu’elle soit légitime et reflète la juste valeur marchande. Je ne sais pas non plus pourquoi les ventes comparables de nature spéculative sont nécessairement à éviter, parce que la spéculation faisait bel et bien partie de la réalité au cours de la décennie ayant précédé la Grande Dépression. M. Smirl a également observé que toutes les acquisitions de propriétés foncières comportaient une part de spéculation, puisque personne ne voulait perdre de l’argent et que la plupart des gens espéraient au moins faire un profit. Chaque cas doit être examiné en fonction des faits et des conditions du marché qui lui sont propres, ce que M. Smirl aurait fait, d’après ce que je comprends.

[221]  Pour ces motifs, je conclus que les comparables de KM reflètent mieux les conditions du marché de la période visée par l’examen, et que M. Smirl a fait preuve de diligence raisonnable dans le choix de ses comparables. Les deux experts ont choisi des comparables s’étalant sur plusieurs années. Ainsi, ils ont pu observer les mouvements du marché à mesure que l’économie passait de la prospérité à la dépression. J’estime qu’il s’agissait là d’un moyen nécessaire et acceptable d’obtenir l’information contextuelle dont ils avaient besoin pour apprécier les effets de la Grande Dépression. Il serait injuste de n’utiliser que des ventes comparables réalisées en 1931. La plupart de ces ventes ont probablement été faites à faible prix, s’agissant de confiscations, de ventes pour non‑paiement de taxes et autres cas de propriétaire foncier s’étant vu contraint de vendre à prix dérisoire. Je suis d’accord avec M. Smirl qu’en raison de la crise économique généralisée qui sévissait en 1931, plusieurs, sinon la plupart, des ventes réalisées au cours de cette période l’auraient été sous la contrainte, ou qu’à tout le moins ce risque était bien réel. Je conviens également que le vendeur bien informé et prudent, non contraint de vendre, aurait vraisemblablement attendu la fin de l’incertitude économique. En l’espèce, la Première Nation n’était pas contrainte de vendre et ne voulait pas vendre. Elle a été forcée de se départir de son terrain. Dans ces circonstances, je ne vois pas pourquoi elle devrait être forcée d’accepter un prix ridiculement bas. Elle ne devrait pas non plus bénéficier d’un prix exagérément élevé. L’équité réside probablement quelque part entre ces deux extrêmes, si bien qu’il convient d’établir la fourchette de taux du marché en vigueur au cours de la période visée par l’examen. Je conclus qu’il était nécessaire et approprié pour KM de « ratisser large ». 

[222]  DRC s’est reportée, pour les années 1929 et 1930, à des évaluations municipales concernant des propriétés avoisinantes à titre d’éléments de référence secondaires, et elle a jugé qu’elles étayaient ses conclusions. Je ne crois pas, cependant, que ces sources secondaires aient été d’un grand secours, alors qu’il manquait de comparables primaires. Je comprends que les évaluations sont censées refléter la valeur marchande, mais rien ne permet de savoir d’où proviennent ces valeurs marchandes ni quand elles ont été établies. En quoi étaient‑elles fiables? La revendicatrice a également formulé des critiques à l’égard des évaluations municipales au paragraphe 41 de ses observations écrites, lesquelles sont reprises au paragraphe 93 ci‑dessus. 

[223]  Je constate que les comparables résidentiels en zone sèche retenus par les deux experts sont situés dans les secteurs industriel ou commercial apparaissant sur la carte de zonage de 1915. Le développement résidentiel n’était pas interdit dans ces secteurs, même s’il s’agissait avant tout de secteurs à usage industriel et commercial. Il est vrai qu’il est un peu étrange que tous les comparables résidentiels en zone sèche soient situés dans des secteurs principalement voués au commerce et à l’industrie, et qu’aucun ne provienne de secteurs à zonage résidentiel, mais je vais les retenir puisque les experts les ont retenus.

[224]  Rapprocher les opinions des experts sur les terrains à usage industriel est plus difficile. Les deux parties se sont plaintes que le rapprochement de ces valeurs par l’autre expert manquait de transparence. Aucun des experts n’a expliqué en détail le processus de rapprochement. À la lumière des témoignages, je conclus qu’il s’agit pour l’évaluateur de prendre du recul et de considérer la preuve dans son ensemble, notamment les comparables, la conjoncture économique, les enjeux sociaux et autres, puis d’exercer son jugement en faisant appel à ses connaissances et à son expérience avant de parvenir à une conclusion. C’est dans ce rapprochement que réside l’art de l’évaluation immobilière. Je ne vois rien de mal dans cette partie du processus d’évaluation. Le jugement et l’expérience font partie intégrante de la boîte à outils de l’évaluateur.

h)  La valeur à l’acre des comparables

[225]  Je ne suis pas d’accord avec KM qu’il faille ajuster la valeur à l’acre en fonction de la « superficie utilisable nette ». Comme l’a souligné l’intimée, ce procédé a eu pour effet de majorer la valeur à l’acre des comparables industriels retenus par KM. M. Smirl a expliqué que la plus grande partie de la RI no 3 ne comptait pas de vasière. Les vasières réduisent la superficie utilisable d’une parcelle. Beaucoup des comparables industriels retenus par KM comportaient des vasières importantes. KM estimait que le retranchement des vasières de chacun des comparables industriels pertinents permettait d’établir une comparaison plus juste avec les terrains de la RI no 3.

[226]  Je n’accepte pas ce raisonnement. D’une part, dans une certaine partie ouest de la RI no 3, l’eau était profonde et on y retrouvait des vasières à marée basse. Aucune des parties n’a donné de détail quant à leur étendue, mais elles y étaient. Plus important encore, je suis convaincu que lorsque l’un des comparables industriels comportant des vasières a été vendu, l’acquéreur et le vendeur connaissaient tous deux l’existence de ces vasières. Ils étaient bien informés et n’étaient soumis à aucune contrainte au moment de conclure une vente à la juste valeur marchande. Le juste prix tient compte des vasières. Les vasières étaient l’une des caractéristiques inhérentes de la terre et faisaient partie des éléments considérés dans son prix global, de même que dans son prix brut à l’acre.

[227]  Je privilégie donc les valeurs brutes à l’acre figurant au tableau de KM, reproduit à l’annexe C jointe aux présents motifs. Selon ce tableau, la moyenne des valeurs brutes à l’acre de l’ensemble des comparables de KM s’élève à 2 061,78 $, et augmente légèrement à 2 089,27 $ lorsque le site de la McKenzie Barge & Derrick s’ajoute à la liste des comparables. 

[228]  Il est difficile de comprendre la fourchette ajustée de 1 500 $ à 3 000 $ l’acre que KM a établie selon la méthode de l’« acre utilisable net », que j’ai rejetée, puis qu’elle a ajustée de nouveau en faisant appel à son jugement. J’ai conclu que l’approche adoptée par DRC à l’égard des comparables industriels comportait également des lacunes pour des raisons que je ne répéterai pas. 

[229]  J’estime que la valeur équitable des hypothétiques terrains à usage industriel de la RI no 3, dans leur état vacant, s’élève à 2 100 $ l’acre. Je me fonde pour cela sur la valeur moyenne arrondie par acre brut figurant sur la liste des comparables industriels de KM jointe en annexe C aux présents motifs, qui comprend la valeur par acre brute du comparable McKenzie Barge & Derrick. Cette moyenne devrait atténuer l’incidence des valeurs les plus élevées et les plus faibles des comparables relatifs à l’utilisation industrielle. Elle est également équitable du fait que la RI no 3 offre la possibilité d’aménager les terres présentant la plus grande valeur de la manière la plus rentable possible. Elle reconnaît également le principe voulant que l’indemnisation soit la plus favorable possible pour le bénéficiaire. 

[230]  En ce qui concerne les terrains résidentiels en zone sèche, la fourchette de prix des comparables résidentiels proposée par KM variait entre 275,09 $ et 1 069,75 $ l’acre, que KM a ajustée à la baisse pour obtenir entre 400 $ et 800 $ l’acre, ce qui donne une valeur moyenne de 600 $ l’acre. Les deux comparables résidentiels en zone sèche proposés par DRC variait entre 482,76 $ et 265 $ l’acre, valeur qu’elle a rajustée à 300 $ l’acre. Chaque partie s’est plainte du manque de transparence des ajustements faits par l’expert de l’autre partie. Les comparables résidentiels en zone sèche qui ont été retenus n’ont cependant guère soulevé de controverse. Je tiens donc pour acquis que ces comparables étaient en général valables. Comment alors concilier ces valeurs différentes?

[231]  Si on fait la moyenne des comparables résidentiels en zone sèche présentés par les deux experts, on obtient 499,98 $ par acre (en tenant compte du fait que l’un des comparables a été retenu par les deux experts). La seule fourchette de prix des comparables résidentiels proposée par DRC correspondait aux valeurs des deux comparables résidentiels en zone sèche qu’elle avait retenus, soit 265 $ à 482,76 $ l’acre. KM a ajusté la fourchette de prix des six comparables résidentiels en zone sèche, qui variait de 400 $ à 800 $ l’acre, de manière à obtenir la valeur définitive de 600 $ l’acre (manifestement le point médian). La moyenne de la valeur la plus basse des comparables de DRC (265 $ l’acre) et de la valeur la plus élevée de la fourchette proposée par KM (800 $ l’acre) à l’égard des comparables résidentiels est de 532,50 $ l’acre. Reconnaissant que ni l’évaluation foncière ni l’indemnité en equity ne suivent un raisonnement mathématique clair, je conclus que la valeur équitable des terrains résidentiels en zone sèche de la RI no 3 est de 500 $ l’acre. Cette somme atténuera l’effet des extrêmes de la prospérité et de la dépression. Elle s’inscrit également dans la fourchette des valeurs figurant sur la liste des comparables communiquée par les experts. Je suis donc à l’aise d’établir à 500 $ l’acre la valeur des hypothétiques terrains résidentiels en zone sèche de la RI no 3, dans leur état vacant.

[232]  Il reste à tenir compte de l’utilisation réelle de la RI no 3 en mai 1931. Aucun des deux experts n’a fourni les renseignements nécessaires à une comparaison de la valeur de la RI no 3, ainsi qu’elle était réellement utilisée en 1931, avec sa valeur à l’état vacant (voir les précédents paragraphes 176 à 187). L’évaluation de KM reposait uniquement sur le principe que les terrains étaient vacants. DRC n’a manifestement pas évalué les terrains comme s’ils étaient vacants et a conclu, sans renseignement à l’appui, qu’il n’aurait pas été faisable sur le plan financier d’enlever ou de déplacer l’établissement existant et le cimetière.

[233]  Je suis convaincu qu’il aurait été approprié en l’espèce de quantifier le coût de la conversion de la partie utilisée et améliorée de la RI no 3 en terrains vacants aménageables en zone industrielle. Le montant obtenu aurait ensuite été déduit de la valeur d’expertise de l’ensemble de la terre de façon à établir la valeur historique nette. Il serait alors possible de comparer les valeurs attribuées aux autres utilisations pour parvenir à une conclusion quant à l’UO et au meilleur rendement.

[234]  Il n’appartient pas au Tribunal de calculer ce coût ni même les composantes de ce coût. Les éléments de preuve présentés ne traitaient pas de cette question, sinon de façon générale et superficielle, et nul n’a tenté de se livrer à une telle quantification. Le coût de la conversion des terrains améliorés en terrains vacants est pourtant à considérer. L’absence d’ajustement serait inéquitable pour l’intimée, en plus de déroger aux normes d’évaluation, qui semblent avoir été approuvées par les tribunaux. S’il est possible de demander aux parties de produire d’autres éléments de preuve, il est peu probable que cette solution soit économique. Je crains que le fait de retenir à nouveau les services des experts et de prolonger davantage la présente audience n’entraîne des coûts qui dépasseraient le montant de l’ajustement. C’est pourquoi je procéderai à un ajustement pour des raisons purement pratiques, tout en reconnaissant que cet exercice est adapté aux circonstances et ne doit pas servir de précédent. Il ne vise qu’à parvenir à une conclusion qui soit pragmatique, équitable et économique.

[235]  La revendicatrice a reçu une indemnité de 12 240 $ pour les améliorations perdues lors de la construction de la route. Cette somme ne correspondait pas à la valeur des terrains. Malheureusement, il n’est pas possible de transposer ce versement au reste des améliorations de l’établissement, notamment parce que l’indemnité était liée à une expropriation alors que la perte de l’usage de terrains évalués selon leur optimisation optimale est une tout autre chose. L’indemnité fondée sur l’utilisation optimale consistera‑t‑elle simplement à démolir ou autrement déplacer ou enlever les améliorations? Ou l’indemnité sera‑t‑elle versée aux personnes vivant sur la terre afin de les dédommager en tout ou en partie des coûts liés à leur déplacement? Aucun de ces scénarios n’est mentionné dans la preuve et les observations présentées par les avocats. J’estime que cela dépend des circonstances. Si le propriétaire d’un terrain et des bâtiments y érigés en faisait une utilisation optimale, la perte de ces bâtiments pourrait être facilement être compensée par l’enlèvement de leur contenu, leur démolition et l’enlèvement des débris. Or, si les bâtiments étaient occupés par des locataires, l’indemnisation serait vraisemblablement plus compliquée.

[236]  Dans la présente affaire, il est clair que des gens vivaient dans l’établissement de la RI no 3 en mai 1931. Ils vivaient dans des constructions dont le nombre et l’emplacement sont inconnus, bien qu’elles aient été sans doute très modestes. La réserve pouvait également comporter des dépendances, des clôtures, des quais et des aires d’entreposage avec bateaux, des fermes ou tout autre équipement. Il est impossible d’estimer le coût afférent au déplacement ou à l’enlèvement de ces améliorations. Je conclurai cependant que 23 personnes vivaient sur la réserve à cette époque, et que ces personnes auraient vécu dans l’établissement. DRC a rapporté (et M. Peebles a déclaré dans son témoignage) que, selon les données du recensement, 23 personnes et 7 familles étaient établies sur la réserve en 1931. Ailleurs dans son témoignage, M. Peebles a déclaré qu’il y avait 23 familles, et il a ajouté que cette déclaration et la population qu’il avait recensée, soit 23 personnes réparties en 7 familles, étaient toutes deux exactes, ce qui bien sûr est impossible. Il n’est pas logique qu’il y ait eu 23 familles et 7 personnes. Par ailleurs, il est plus raisonnable (et probable) qu’il y ait eu 7 familles composées de 23 personnes, et c’est ce que je conclus. 

[237]  Afin de convertir l’établissement en terrains aménageables en zone industrielle, il aurait fallu déplacer les 23 personnes qui y vivaient. J’accorderai à chacune de ces 23 personnes la somme de 500 $ pour qu’elles puissent déménager. Elles pourront déménager leurs effets et se réinstaller quelque part, que ce soit sur la réserve (ce qui est probable) ou ailleurs. Ce faisant, je reconnais qu’avec la somme de 500 $, elles pourraient acheter un acre de terre à l’extérieur de la réserve. Les familles mettront probablement leurs indemnités en commun pour s’établir ailleurs en tant que famille. Si l’endroit où ces gens s’établiront n’est guère pertinent, il reste qu’il leur en aura coûté 500 $ l’acre pour un terrain résidentiel situé dans la réserve ou hors réserve.

[238]  Le cimetière pose un problème complexe. Je ne sais pas s’il peut être déplacé, et je ne dispose d’aucun élément de preuve d’utilisation quelconque (dans un sens ou dans l’autre) des terrains sur la réserve ou hors réserve. S’il ne peut pas être déplacé, il pourrait être nécessaire d’aménager tout autour des terrains à usage industriel d’une façon qui permette de préserver le cimetière. J’accorderai 2 100 $ pour le déplacement du cimetière. S’il n’est pas possible de le déplacer, cette somme couvrira la valeur à l’acre des terrains à usage industriel qui ne pourront être aménagés à ce titre (ou même en tant que terrains résidentiels en zone sèche). Le total de l’indemnité de 500 $ accordée aux 23 personnes et de celle de 2 100 $ accordée pour le cimetière s’élève à 13 600 $. Cette somme de 13 600 $ représente ce qu’il en coûte pour ramener les terrains améliorés à leur état vacant, et elle doit être déduite du montant obtenu après avoir soustrait la valeur après expropriation de la valeur avant expropriation. 

[239]  Aucune preuve ne permet de savoir quel était l’objet du versement de 1931 ni comment il a été calculé. On ne sait pas non plus quelle proportion de l’établissement représentaient les améliorations ayant fait l’objet d’une indemnisation. Peu d’éléments tendaient à établir la nature ou la taille de l’établissement. Selon toute vraisemblance, toutefois, les maisons et autres constructions qui composaient l’établissement étaient très modestes et étaient situées près du rivage, conformément à l’usage historique, plutôt que d’être disposées de façon à optimiser le développement. 

[240]  Compte tenu des conclusions et motifs qui précèdent, la valeur « avant expropriation » de la RI no 3 s’établit donc comme suit :

[241]  rivage, conformément à l’usage historique, plutôt que d’être disposées de façon à optimiser le développement. 

Industriel :

84,1 acres x 2 100 $ l’acre =

176 610 $

Résidentiel :

186,25 acres x 500 $ l’acre =

93 125 $

Total : 

 

  269 735 $

[242]  Comme j’ai accepté en grande partie la superficie attribuée par KM aux terrains à usage industriel et aux terrains à usage résidentiel en zone sèche sur la RI no 3, j’accepterai son estimé des superficies attribuées aux terrains à usage industriel et aux terrains à usage résidentiel en zone sèche aménageables en zone industrielle après l’expropriation. La valeur « après expropriation » de la réserve s’établit donc comme suit :

Industriel :

14,97 acres x 2 100 $ l’acre =

31 437 $

Résidentiel :

247,65 acres x 500 $ l’acre =

123 825 $

Total : 

 

  155 262 $

[243]  La différence entre la valeur avant expropriation et la valeur après expropriation est donc de 114 473 $ (269 735 $ - 155 262 $). Il faut rajuster cette somme ou en déduire la somme de 13 600 $ accordée pour que l’établissement redevienne des terrains propices à une utilisation industrielle, ce qui donne 100 873 $.

V.  dispositif

[244]  Pour tous ces motifs, je conclus que la valeur historique de la perte de la revendicatrice est de 100 873 $ et il en est ainsi ordonné.

W.L. WHALEN

L’honorable W.L. Whalen

Traduction certifiée conforme

Julie-Marie Bissonnette


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20160630

Dossier : SCT-7001-12

OTTAWA (ONTARIO), le 30 juin 2016

En présence de l’honorable W.L. Whalen

ENTRE :

NATION TSLEIL-WAUTUTH

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre d’Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

et

PREMIÈRE NATION LEQ’A:MEL

 

Intervenante

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

À :

Avocat de la revendicatrice NATION TSLEIL-WAUTUTH

Représentée par Me Stan H. Ashcroft

Ashcroft & Company, Barristers and Solicitors

ET AUX :

 

Avocats de l’intimée

Représentée par Me James M. Mackenzie, Me Deborah McIntosh, Me Anusha Aruliah et Erin Tully

Ministère de la Justice

ET AUX :

 

Avocates de l’intervenante PREMIÈRE NATION LEQ’A:MEL

Me Jennifer Griffith et Me Amy Jo Scherman

Donovan & Company

annexes

*** Les annexes ne sont pas disponibles dans le présent format.***

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