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DOSSIER: SCT-5002-11     RÉFÉRENCE: 2014 TRPC 8

DATE: 20140905

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

BANDE LAC LA RONGE ET NATION CRIE DE MONTREAL LAKE

Revendicatrices

 

David Knoll, pour les revendicatrices

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU  CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

 

David Culleton et Lauri Miller, pour l’intimée

 

 

Audience tenue les 26 et 27 novembre 2013

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable W. L. Whalen


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Arrêts mentionnés : Calder c Colombie-Britannique (Procureur général), [1973] RCS 313; Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335, 12 DLR (4th) 321; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, [1996] 2 CNLR 25; Bande indienne de Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245; Première Nation de Lac Seul c Canada, 2009 CF 481, 348 FTR 258 (CAF); Custer c Hudson’s Bay Co. Developments (1982), [1983] 1 WWR 566, 141 DLR (3d) 722 (CA Sask); Squamish Indian Band c Findlay (1980), 109 DLR (3d) 747, [1981] 2 CNLR 58 (C.S.C.-B.); Première nation de Fairford c Canada (Procureur général) (1998), [1999] 2 CF 48, [1999] 2 CNLR 60 (CF 1re inst.); Point c Dibblee Construction Co, [1934] 2 DLR 785, [1934] OWN 88 (HC Ont); Krieger c Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 RCS 372; R c Anderson, 2014 CSC 41, 458 NR 1; Nelles c Ontario, [1989] 2 RCS 170, 60 DLR (4th) 609; Nation métisse du Labrador c Canada (Procureur général), 2006 CAF 393, 277 DLR (4th) 60; Première Nation d’Ochapowace c Canada (Procureur général), 2009 CAF 124, [2009] 3 CNLR 242; Bande et nation indiennes d’Ermineskin c Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 RCS 222; Distribution Canada Inc c MRN, [1993] 2 CF 26, 99 DLR (4th) 440; Northern Lights Fitness Products Inc. c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 75 FTR 111, [1994] ACF n° 319; Attis c Canada (Minister of Health), 2008 ONCA 660, 93 OR (3d) 35; Guidon c Ontario (Minister of Natural Resources) (2006), 207 OAC 135, [2006] O.J. No. 303 (Cour div. Ont).

Lois et règlements cités :

Acte des Sauvages, SRC 1886, ch 43.

Loi des Indiens, SRC 1927, ch 98.

Loi sur les Indiens, SRC 1951, ch 29.

Loi sur les Indiens, SRC 1970, ch I-6.

Loi sur les Indiens, SRC 1985, ch I-5.

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, ch 22.

Règlement réglant la vente du bois sur les terres des Sauvages dans les provinces d’Ontario et Québec, C.P. 1788.

Doctrine cité :

The Oxford English Dictionary, 2e éd, sub verbo « due » (droits)

Black's Law Dictionary, 10e éd, sub verbo « due » (droits)

Senwung Luk. « Not So Many Hats: The Crown’s Fiduciary Obligations to Aboriginal Communities since Guerin » (2013) 76 Saskatchewan Law Review 1

G.H.L. Fridman. The Law of Torts in Canada, 2e éd (Toronto : Carswell, 2002)

Peter Hogg & Patrick Monahan. Liability of the Crown, 3e éd (Toronto : Carswell, 2000)


 

TABLE DES MATIÈRES

I. introduction  5

II. l’admissibilité sous-jacente de la revendication  6

III. les questions en litige  8

IV. la revendication : Gestion du bois des revendicatrices  8

A. Le régime législatif  10

B. L’examen détaillé de la gestion du bois et du processus de récolte  23

1. Aperçu  23

2. Historique détaillé  23

C. Le droit relatif aux obligations fiduciaires dans les relations entre le Canada et les peuples autochtones  30

1. La portée de l’obligation fiduciaire  30

a) La portée du pouvoir discrétionnaire de la Couronne  39

b) La capacité de poursuivre pour empiètement et la vulnérabilité  44

c) Le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et l’immunité de la Couronne pour les actes de nature judiciaire  53

d) L’exercice du pouvoir discrétionnaire administratif sur les questions d’ordre public  62

e) Le résumé de la portée des obligations fiduciaires  64

2. La nature des obligations fiduciaires  65

D. L’analyse finale : manquements à l’obligation fiduciaire  75

V. la question de la perte  87

VI. conclusion  88


 

I.  introduction

[1]  Les revendicatrices, la bande Lac La Ronge et la nation crie de Montreal Lake, sont établies en Saskatchewan. Elles sont toutes les deux des « premières nations » au sens de l’alinéa 2a) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, ch 22 [LTRP], du fait qu’elles sont des « bandes » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, SRC 1985, ch I-5 [Loi sur les Indiens de 1985], en sa version modifiée.

[2]  Le Traité n° 6 a été signé en 1876, et approuvé par le décret C.P. 2554 le 29 novembre 1888. Le 11 février 1889, les revendicatrices ont adhéré au Traité n° 6, comme le décret C.P. 895 daté du 20 avril 1889 le confirme. Aux termes du Traité, des réserves ont été mises de côté pour les revendicatrices, notamment la réserve Little Red n° 106A (la « réserve ») dont l’usage par les deux bandes a été confirmé le 6 janvier 1900. En août 2003, les revendicatrices ont conjointement présenté une revendication particulière relativement à la récolte du bois sur la réserve (la « revendication »). Elles prétendent que l’intimée a autorisé la récolte du bois en violation du droit de propriété. Elles soutiennent également que la Couronne n’a pas empêché que le bois soit récolté sans permis, n’a pas poursuivi les exploitants contrevenants en justice et n’a pas pris les mesures d’exécution prévues par l’Acte des Sauvages, SRC 1886, ch 43 [Acte des Sauvages de 1886]. L es revendicatrices affirment que, dans les circonstances, ces omissions constituaient un manquement aux obligations fiduciaires que la Couronne avait envers elles.

[3]  La Couronne ne reconnaît pas le bien-fondé de la revendication et affirme avoir respecté ses obligations fiduciaires puisqu’elle a perçu les sommes dues aux revendicatrices et pris toutes les mesures qu’elle avait l’obligation de prendre selon la loi, conformément aux obligations fiduciaires qui lui incombaient. Dans ces circonstances, la Couronne affirme qu’elle pouvait à sa discrétion gérer le bien et exercer son rôle de fiduciaire. Elle soutient aussi que le recours à des mesures d’exécution relevait du pouvoir discrétionnaire en matière de gestion ou de poursuites et n’était, par conséquent, assujetti à aucune obligation fiduciaire. Partant, la Couronne soutient qu’elle n’a aucune obligation légale dont elle ne s’est pas acquittée envers les revendicatrices.

[4]  La revendication a été divisée en deux étapes : (1) la validité, et (2) l’indemnisation. Une audience a été tenue devant le Tribunal les 26 et 27 novembre 2013, sur la question de la validité seulement, et les présents motifs visent à régler cette question.

II.  l’admissibilité sous-jacente de la revendication

[5]  À titre de Premières Nations au sens de la LTRP, les deux revendicatrices ont le droit de présenter une revendication au Tribunal dans la mesure où toutes les autres conditions préalables ont été remplies.

[6]  Le 28 août 2003, les revendicatrices ont conjointement présenté une revendication particulière au ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien (« le ministre »), lequel a accepté de négocier le règlement de la revendication le 15 décembre 2006, mais les parties ne sont jamais parvenues à un règlement par la négociation. 

[7]  Le paragraphe 16(1) de la LTRP dispose :   

16. (1) La première nation ne peut saisir le Tribunal d’une revendication que si elle l’a préalablement déposée auprès du ministre et que celui-ci, selon le cas :

a) l’a avisée par écrit de son refus de négocier le règlement de tout ou partie de la revendication;

b) ne l’a pas avisée par écrit, dans les trois ans suivant la date de dépôt de la revendication, de son acceptation ou de son refus de négocier un tel règlement;

c) a consenti par écrit, à toute étape de la négociation du règlement, à ce que le Tribunal soit saisi de la revendication;

d) l’a avisée par écrit de son acceptation de négocier un tel règlement mais qu’aucun accord définitif n’en a découlé dans les trois ans suivant l’avis.

[8]  Le paragraphe 42(1) de la LTRP prévoit, à titre de mesure transitoire, que lorsque le ministre accepte de négocier le règlement d’une revendication avant la date d’entrée en vigueur de la LTRP, la date du début de la période de trois ans dont il est question aux alinéas 16(1)b) et d), reproduits ci-dessus, est réputée être la date d’entrée en vigueur de la LTRP :

42. (1) Si, avant la date d’entrée en vigueur de la présente loi, une première nation a présenté au ministre une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits mentionnés au paragraphe 14(1), et lui a communiqué le type de renseignements requis par la norme établie en application du paragraphe 16(2) :

a) la première nation est réputée avoir déposé la revendication conformément à l’article 16 à la date d’entrée en vigueur de la présente loi;

b) si le règlement de tout ou partie de la revendication est en cours de négociation à cette date, le ministre est réputé avoir avisé la première nation de son acceptation de négocier le règlement au titre de cet article à la même date.

[9]  La LTRP est entrée en vigueur le 16 octobre 2008 et la déclaration de revendication a été déposée auprès du Tribunal le 8 décembre 2011. La période prescrite de trois ans s’était écoulée entre l’entrée en vigueur de la LTRP et le dépôt de la déclaration de revendication. Par conséquent, la revendication remplit la condition relative au délai de la LTRP et le Tribunal en est saisi à juste titre.

[10]  Les revendicatrices ont confirmé qu’elles ne cherchaient pas à obtenir une indemnité supérieure à la limite de 150 millions de dollars prévue aux alinéas 20(1)a) et b) de la LTRP, lesquels disposent :

20. (1) Lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière, le Tribunal :

a) ne peut accorder qu’une indemnité pécuniaire;

b) malgré toute autre disposition du présent paragraphe, ne peut accorder une indemnité totale supérieure à cent cinquante millions de dollars;

[11]  La revendication a été présentée sur le fondement des alinéas 14(1)b) et c) de la LTRP, à savoir : 

b) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la Loi sur les Indiens ou de tout autre texte législatif — relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens — du Canada ou d’une colonie de la Grande-Bretagne dont au moins une portion fait maintenant partie du Canada;

c) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non-fourniture de terres d’une réserve — notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale — ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation;

[12]  Il n’est pas contesté que ces motifs étaient appropriés eu égard à l’objet de la revendication.

[13]  Je conclus donc que les revendicatrices ont rempli toutes les conditions requises pour présenter la revendication devant le Tribunal.

III.  les questions en litige

[14]  Les parties conviennent que les questions soulevées devant le Tribunal sont les suivantes : 

  1. La Canada Territories Corporation (« CTC »),ou sa filiale, Sturgeon Lake Lumber Company (« SLLC »),a-t-elle récolté du bois sur la réserve entre le 22 août 1904 et le 5 avril 1910 sans permis écrit du surintendant général des Affaires indiennes (« surintendant général »)?

  2. Dans l’affirmative, la Couronne avait-elle l’obligation fiduciaire envers les revendicatrices d’empêcher que le bois soit récolté sans permis et d’appliquer les dispositions de l’article 26 de l’Acte des Sauvages de 1886, tel que modifié par SC 1890, ch 29, relativement au bois récolté sur la réserve entre le 22 août 1904 et le 5 avril 1910?

  3. Dans l’affirmative, la Couronne a-t-elle manqué à ses obligations fiduciaires?

IV.  la revendication : Gestion du bois des revendicatrices

[15]  Comme je l’ai mentionné, les revendicatrices sont parties au Traité n° 6, lequel a été signé en 1876 et approuvé par le décret C.P. 2554 le 29 novembre 1888; elles y ont adhéré le 11 février 1889, ce qui a été confirmé par le décret C.P. 895 daté du 20 avril 1889. La réserve, arpentée en 1897, avait une superficie de 56,5 milles carrés et elle a été confirmée par le décret 2710 daté du 6 janvier 1900. 

[16]  Le 16 janvier 1904, les revendicatrices ont cédé le bois d’épinette blanche marchand qui se trouvait sur la réserve [traduction] « en fiducie aux fins de vendre à la personne ou aux personnes et aux conditions que le gouvernement du Dominion du Canada jugera les plus favorables pour notre bien-être et celui de notre peuple ». Le 12 février 1904, le Canada a accepté cette cession conditionnelle (la « cession ») par le décret C.P. 2449. Le 14 avril 1904, dans une lettre adressée au sous-ministre des Affaires indiennes, l’inspecteur des forêts du gouvernement fédéral, George L. Chitty (M. Chitty), a indiqué qu’il y avait selon lui entre un million et demi et trois millions de pieds-planches (« pmp ») de bois d’épinette blanche sur pied sur la réserve, alors que l’agent des Indiens estimait quant à lui qu’il y avait environ deux millions et demi de pmp. En outre, il y avait une quantité inconnue de bois d’épinette blanche mort et de chablis. Aucune preuve n’a été présentée pour contredire l’exactitude générale de ces estimations.

[17]  Le 27 juin 1904, le secrétaire du ministère des Affaires indiennes, J.D. McLean (M. McLean), a lancé un appel d’offres pour [traduction] « le bois d’épinette blanche sur pied et abattu de plus de neuf pouces de diamètre à la souche » se trouvant sur la réserve. Dans le cadre de cet appel d’offres, les soumissions devaient [traduction] « indiquer la prime à payer en espèces pour la coupe du bois » et il était précisé que le permis accordé au soumissionnaire retenu serait valide pendant cinq ans à partir du 1er mai 1904, sous réserve du paiement du loyer foncier, des frais de renouvellement et des droits devant être versés à la Couronne aux taux tarifaires réglementés, lesquels étaient payables sur présentation d’un rapport d’évaluation fait sous serment par un cubeur qualifié et certifié par le contremaître, au ministère des Affaires indiennes (le « ministère »). Chaque offre devait être accompagnée d’un chèque représentant 10 % du montant offert, sujet à confiscation si l’exploitant retenu ne réussissait pas à respecter ses engagements.

[18]  À la clôture de l’appel d’offres, le 19 août 1904, deux offres avaient été reçues. La CTC avait présenté une offre de 5 500 $, que le ministère a acceptée puisqu’il s’agissait de la meilleure offre. Le 22 août 1904, la CTC a été avisée que son offre avait été retenue et que sur paiement du solde, le ministère allait remplir et envoyer les documents requis.

[19]  À partir de ce moment, le ministère s’est engagé dans un processus long et ardu en vue d’obtenir de la CTC qu’elle paie ce qu’elle était tenue de payer et qu’elle prépare les déclarations sous serment nécessaires. Sauf pour une très courte période, la CTC a toujours tardé à effectuer ses paiements et à produire ses déclarations sous serment, même après l’expiration de la période de cinq ans, bien que, sous la pression continue du ministère, elle ait fini par acquitter toutes les sommes exigées pour le bois coupé, y compris les intérêts. Elle a aussi produit ses déclarations, mais elles étaient souvent insuffisantes. Le ministère s’est plaint de ces irrégularités, bien qu’il en ait tout de même accepté quelques-unes.

[20]  La filiale de CTC, SLLC, a récolté une petite quantité de bois sur la réserve en 1905, même si, pendant un certain temps, le Canada n’était pas au courant de la relation qui existait entre les deux entreprises. Autrement, les activités d’exploitation ne semblent pas avoir vraiment commencé avant 1906, peut-être même plus tard. La plus grande partie du bois a été coupé alors qu’aucun permis n’était en vigueur à cause des retards de la CTC à faire ses paiements et à présenter ses déclarations sous serment, qui étaient des conditions préalables à l’octroi d’un permis. Le permis de coupe n° 135 a finalement été accordé à la SLLC en février 1907. Cependant, ce permis n’a jamais été renouvelé puisque l’exploitant n’a pas respecté les conditions prévues. Enfin, dans une lettre datée du 23 avril 1909, la SLLC a été avisée que le permis n° 135 ne serait pas renouvelé puisque la période de récolte de cinq ans avait pris fin. À l’époque, la SLLC accusait encore du retard dans ses paiements et dans la production des déclarations de renseignements, bien qu’elle ait fini par payer en avril 1910 et qu’elle ait fourni des déclarations acceptables pour le ministère. Lorsqu’elle a appris que le permis ne serait pas renouvelé, la SLLC a fait valoir qu’il restait encore un million de pmp sur la réserve et qu’elle avait prévu récolter ce bois au cours de l’hiver suivant. Selon les déclarations de l’entreprise, elle avait récolté 2 452 344 pmp de bois sur la réserve entre 1904 et 1910, dont 1 800 pmp de pin et 3 600 pmp d’épinette rouge, qui avaient été coupés en contravention du permis et du contrat puisque seule l’épinette blanche ayant une valeur marchande devait être récoltée.

[21]   La question soulevée par les revendicatrices est de savoir si la façon dont le Canada avait géré la vente et autorisé la coupe sans permis, et le fait qu’il n’avait pas saisi le bois « illégalement coupé », imposé des amendes ou pris d’autres mesures prévues par l’Acte des Sauvages de 1886 et par le Règlement régissant la vente du bois sur les terres des Sauvages dans les provinces d’Ontario et de Québec, pris par le décret C.P. 1788, le 15 septembre 1888, devenu applicable dans l’ensemble du pays le 28 avril 1896 par le décret 1457 (« Règlement »), constituaient un manquement à ses obligations fiduciaires pour lequel les revendicatrices ont droit à une indemnisation. Pour bien comprendre comment l’exploitant a agi et comment le Canada a agi en retour, il faut revoir les événements en détail. Pour apprécier la question des obligations fiduciaires dans ces circonstances et celle de savoir si le Canada s’en est acquitté, il faut aussi connaître les dispositions pertinentes de l’Acte des Sauvages de 1886 et du Règlement ainsi que la jurisprudence applicable.

A.  Le régime législatif

[22]  À l’époque où les événements ont eu lieu, l’Acte des Sauvages de 1886, modifié par SC 1887, ch 33; SC 1888, ch 22; SC 1890 ch 29; SC 1891, ch 30; SC 1894, ch 32; SC 1895, ch 35; SC 1898, ch 34; et SRC 1906, ch 81, était en vigueur. Les modifications n’ont eu aucun effet réel sur la principale question soulevée en l’espèce. Par conséquent, dans les présents motifs, on se référera à la loi de 1886, soit la version présentée par les parties et celle sur laquelle elles ont fondé la plupart de leurs observations. Le cas échéant, les modifications ultérieures seront analysées pour répondre à certaines observations faites par les parties à cet égard. 

[23]  Les expressions « bande » et « sauvage » étaient définies respectivement aux alinéas 2(d) et (h) de l’Acte des Sauvages de 1886 :

(d.) L’expression « bande » signifie une tribu, une peuplade ou un corps de sauvages qui possède une réserve ou des terres des Sauvages en commun, dont le titre légal est attribué à la Couronne, ou qui y est intéressé, ou qui participe également à la distribution d’annuités ou d’intérêts dont le gouvernement du Canada est responsable

[…]

(h.) L’expression « sauvage » signifie —

Premièrement. Tout individu du sexe masculin et de sang sauvage, réputé appartenir à une bande particulière;

Secondement. Tout enfant de tel individu;

Troisièmement. Toute femme qui est ou a été légalement mariée à un tel individu;

[24]  Nul ne conteste que, en tant qu’occupante légale de la réserve, chacune des revendicatrices était une « bande » et que ses membres étaient des « sauvages » au sens de ces dispositions. Aux termes de l’alinéa 2(c) de l’Acte des Sauvages de 1886, une « personne » est « un individu autre qu’un sauvage ». 

[25]  L’article 21 de l’Acte des Sauvages de 1886, en sa version modifiée de 1894, limitait aux seuls « sauvages » le droit d’occuper et d’utiliser une réserve, sauf avec l’autorisation du surintendant général, et prévoyait que tout contrat conclu par un « Sauvage » et une « personne » relativement à l’occupation ou à l’utilisation d’une partie d’une réserve, était nul :

21. Tout individu, ou tout Sauvage autre qu’un Sauvage de la bande qui, sans l’autorisation du surintendant général, résidera ou chassera sur une terre ou un marais, ou qui l’occupera ou en fera usage, ou qui résidera sur un chemin ou une réserve de chemin ou l’occupera, dans les limites d’une réserve appartenant à cette bande ou occupée par elle, sera passible, sur conviction sommaire, d’un emprisonnement d’un mois au plus, ou d’une amende d’au plus dix piastres et d’au moins cinq piastres, ainsi que des frais de poursuite; et la moitié de l’amende appartiendra au dénonciateur; et tous actes, baux, contrats, conventions et titres quelconques passés ou consentis par des Sauvages, comportant permission pour des personnes ou des Sauvages autres que de la bande, de résider ou de chasser sur la réserve, ou d’en occuper quelque portion, ou d’avoir l’usage de quelque portion de la réserve, seront nuls et non avenus.   

[26]  L’article 38 de l’Acte des Sauvages de 1886 interdisait de façon générale la vente, l’aliénation ou l’affermage d’une réserve, sauf si cette réserve avait été cédée ou abandonnée à Sa Majesté sur approbation d’une majorité des hommes de la bande habiles à voter, conformément au processus décrit à l’article 39 : 

38. Nulle réserve ou partie de réserve ne pourra être vendue, aliénée ou affermée avant d’avoir été cédée ou abandonnée à Sa Majesté pour les objets prévus au présent acte […]

39. Nulle cession ou abandon d’une réserve ou d’une partie de réserve à l’usage d’une bande, ou de tout sauvage individuel, ne sera valide ou obligatoire qu’aux conditions suivantes : —

(a.) La cession ou l’abandon sera ratifié par la majorité des hommes de la bande qui auront atteint l’âge de vingt et un ans révolus, à une assemblée ou un conseil convoqué à cette fin conformément aux usages de la bande, et tenu en présence du surintendant général, ou d’un officier régulièrement autorisé par le Gouverneur en conseil ou le surintendant général à y assister; mais nul sauvage ne pourra voter ou assister à ce conseil s’il ne réside habituellement sur la réserve en question ou près de cette réserve, et s’il n’y a un intérêt;

(b.) Le fait que la cession ou l’abandon a été consenti par la bande à ce conseil ou assemblée devra être attesté sous serment devant un juge d’une cour supérieure, cour de comté ou de district, ou devant un magistrat stipendiaire, par le surintendant général ou par l’officier autorisé par lui à assister à ce conseil ou assemblée, et par l’un des chefs ou des anciens qui y aura assisté et aura droit de vote; et après que ce consentement aura été ainsi attesté, la cession ou l’abandon sera soumis au Gouverneur en conseil, pour qu’il l’accepte ou le refuse. 

[27]  Il ne fait aucun doute que le bois d’épinette blanche se trouvant sur la réserve avait dûment été cédé ou que la cession avait été acceptée. Les articles 21, 38 et 39 sont reproduits pour faire ressortir le rôle central que le Canada a joué dans l’établissement et l’administration des restrictions et contrôles imposés à l’usage et à l’occupation des réserves, y compris leurs composantes. La Couronne détenait le titre légal des réserves. La bande à laquelle une réserve avait été attribuée avait le droit d’occuper la réserve et d’en jouir, mais ce droit faisait l’objet d’un fort contrôle de la part de la Couronne.

[28]  Il est évident que les articles 21, 38 et 39 de l’Acte des Sauvages de 1886 portaient principalement sur l’occupation, l’usage et l’aliénation d’une « réserve », laquelle était ainsi définie à l’alinéa 2(k) :

 (k.) L’expression « réserve » signifie toute étendue de terre mise à part, par traité ou autrement, pour l’usage ou le profit d’une bande particulière de sauvages, ou concédée à cette bande et dont le titre légal est attribué à la Couronne, mais qui fait encore partie de la réserve, et elle comprend les arbres, le bois, la terre, la pierre, les minéraux, les métaux ou autres choses de valeur qui se trouvent à la surface ou à l’intérieur du sol;

[29]  L’alinéa 2(m) de l’Acte des Sauvages de 1886 définissait les « terres des sauvages » :

(m.) L’expression « terres des sauvages » signifie toute réserve ou partie de réserve qui a été cédée à la Couronne;

[30]  Nul ne conteste que le bois en question se trouvait sur une réserve et que, une fois cédée, celle‑ci répondait à la définition de « terres des sauvages ». 

[31]  Les articles 54 à 68 de l’Acte des Sauvages de 1886 établissaient un système d’octroi de permis applicable à la récolte du bois sur une réserve par toute personne autre qu’un Sauvage. Le permis devait être accordé par le surintendant général et il devait contenir une désignation des terres sur lesquelles la coupe devait avoir lieu ainsi que les espèces d’arbres pouvant être abattus. Muni d’un permis valide, l’exploitant pouvait entrer sur la réserve et en avoir la possession exclusive pour procéder à la coupe des espèces d’arbres désignées. Le permis conférait à son titulaire des droits de propriété sur les arbres abattus, aux conditions et pour la période y prévues. Nul permis n’était accordé pour une période de plus de douze mois et chaque permis était assujetti aux règlements pris en application de l’Acte des Sauvages de 1886. À l’expiration du permis, le titulaire devait produire une déclaration sous serment indiquant le nombre et les espèces d’arbres abattus pendant la durée du permis, à défaut de quoi il était réputé avoir abattu le bois sans autorisation : 

54. Le surintendant général, ou tout officier ou agent dûment autorisé par lui à cet effet, pourra accorder des permis de coupe de bois sur les réserves et les terres non concédées des sauvages, aux prix et conditions, avec les restrictions et conformément aux règlements établis de temps à autre par le Gouverneur en conseil; et ces conditions, restrictions et règlements seront adaptés à la localité où ces réserves ou terres seront situées.

55. Nul permis ne sera ainsi accordé pour une période de plus de douze mois à compter de la date qu’il portera […]

56. Chaque permis contiendra une désignation des terrains sur lesquels la coupe pourra se faire, ainsi que des espèces d’arbres qui pourront être abattus, et conférera pendant sa durée au titulaire le droit de prendre et garder possession exclusive des terrains y mentionnés, sauf l’observation des règlements établis; et tout permis aura l’effet de donner au titulaire tous droits de propriété sur les arbres des espèces désignées qui seront abattus dans les limites énoncées au permis, pendant la durée qui y sera exprimée, soit que ces arbres soient abattus par l’autorisation du titulaire […] 

57. Quiconque obtiendra un permis fera, à l’expiration de sa durée, à l’officier ou agent qui l’aura accordé, ou au surintendant général, un rapport indiquant le nombre et les espèces d’arbres qu’il aura abattus, et les quantités et espèces de billots, ou les quantités et espèces de pièces de bois carré ou autres qu’il aura manufacturés et enlevés en vertu de ce permis; et cet état sera attesté sous serment par le titulaire du permis ou par son agent ou son contre-maître; et quiconque refusera ou négligera de fournir cet état, ou éludera ou cherchera à éluder tout règlement établi par le Gouverneur en conseil, sera censé avoir abattu le bois sans autorisation, et il sera disposé en conséquence des bois de service et autres produits manufacturés.

[32]  Le Règlement donnait d’autres précisions et directives, outre celles figurant dans l’Acte des Sauvages de 1886, sur la récolte du bois sur une réserve. Plusieurs dispositions du Règlement méritent d’être soulignées dans le cadre de la présente revendication.

[33]  Aux termes de l’article 5 du Règlement, les possesseurs de licences qui se seront conformés à tous les règlements en vigueur pourront faire renouveler leurs licences : 

5. Les possesseurs de licences qui se seront conformés à tous les règlements en force auront droit à faire renouveler leurs licences, sur demande par eux faite au Surintendant Général des Affaires des Sauvages.

[34]  Tous les permis de coupe de bois expiraient le 30 avril suivant leur date d’octroi et les demandes de renouvellement devaient être présentées avant le 1er juillet, à défaut de quoi le droit de récolter le bois dans la région désignée (« location ») était de facto considéré comme confisqué, comme l’indique l’article 11 du Règlement :

11. Toutes licences de bois expireront le 30 avril, suivant la date d’icelle, et toutes demandes de renouvellement devront être faites avant le 1er juillet suivant l’expiration de la dernière licence, à défaut de quoi les locations seront de facto considérées confisquées.

[35]  Aux termes de l’article 12 du Règlement, les licences n’étaient pas renouvelées à moins que des « travaux convenables » n’aient été faits sur la limite pendant la durée de la licence. L’exploitant devait donc fournir un plan de récolte. Si l’exploitant ne respectait ce plan, il devait donner des raisons suffisantes pour ne pas l’avoir fait, et ce, sous serment. De plus, un permis ne pouvait pas être renouvelé à moins que la rente foncière, ainsi que toutes les sommes dues et les autres montants payables en vertu de la licence, n’aient d’abord été payés :

12. Il ne sera pas accordé de renouvellement de licence, à moins que les travaux convenables n’aient été faits sur la limite pendant la saison précédente, ou que des raisons suffisantes ne soient données à la satisfaction du Surintendant Général des Affaires des Sauvages, pourquoi les travaux n’ont pas été faits sur la limite, et à moins que la rente foncière et tous frais d’arpentage, et toutes sommes dues sur le bois, les billots ou autre bois coupé en vertu d’une licence autre que la précédente, n’aient d’abord été payés.

[36]  Aux termes des articles 13 et 14 du Règlement, une rente foncière devait être versée par mille carré, payable d’avance avant la délivrance ou le renouvellement de la licence. Les droits de coupe étaient de 2,00 $ par pmp d’épinette rouge, de 1,00 $ par pmp de pin rouge et blanc et de 0,80 $ par pmp de pruche : 

13. Toutes locations ou coupes de bois seront sujettes à une rente foncière annuelle de $3 par mille carré, payable d’avance, avant l’émission d’une licence ou d’un renouvellement […]

14. Tout bois carré, billots ou autre bois, coupé en vertu d’une licence actuellement en force, ou en vertu d’une licence qui pourra être accordée ci-après, seront sujets au tarif suivant : 

TARIF DE DROITS

À prélever sur le bois appartenant aux Sauvages coupé en vertu d’une licence […]

4. Épinette rouge […] par M pieds, mesure de planche  ............  2,00

[...]

6. Pin rouge et blanc […] par M pieds, mesure de planche ...........1,00

[...]

8. Pruche, épinette blanche […] par M pieds, mesure de planche.......0,80

[37]  L’article 26 du Règlement prévoyait la forme sous laquelle la licence devait être établie en triple exemplaire.

[38]  L’Acte des Sauvages de 1886 et son Règlement conféraient au surintendant général ou à son agent le pouvoir d’imposer des pénalités et d’en exiger le paiement. Ces dispositions ne seront pas toutes mentionnées ou examinées ici. Afin d’appuyer leurs positions respectives dans la présente revendication, les parties s’en sont tenues à quelques-unes des mesures d’exécution prévues par la loi, que j’examinerai ci-dessous.

[39]  L’article 22, le paragraphe 22(2), en sa version modifiée en 1891, l’article 23 et l’article 26 de l’Acte des Sauvages de 1886 portaient sur les intrusions dans une réserve. Aux termes de l’article 22, quand le surintendant général ou son représentant recevait une plainte et qu’il était convaincu qu’un individu autre qu’un Sauvage utilisait ou occupait la réserve sans permis, il pouvait délivrer un mandat enjoignant à l’individu de cesser d’utiliser la réserve et ordonnant son expulsion de la réserve. L’expulsion pouvait suivre la procédure appliquée dans les affaires criminelles et les frais encourus étaient supportés par l’individu expulsé et pouvaient être recouvrés comme pouvaient l’être les frais de toute poursuite ordinaire. L’article 22 disposait :

22. Si un individu ou sauvage autre qu’un sauvage de la bande, sans la permission du surintendant général (permission qui sera en tout temps révocable), s’établit, réside ou chasse sur quelque terrain ou marais, ou l’occupe, ou en fait usage — ou y fait ou permet d’y faire paître des bestiaux ou autres animaux lui appartenant ou confiés à ses soins, — ou pêche dans un marais, une rivière, un cours d’eau ou ruisseau situé sur une réserve ou la traversant, — ou s’établit ou réside sur quelque chemin ou réserve de chemin, ou l’occupe, dans les limites de la réserve, — ou si un sauvage est illégalement en possession de quelque terrain dans une réserve, le surintendant général, ou l’officier ou personne qu’il déléguera et autorisera à cet effet, émettra, sur plainte à lui faite, et sur preuve des faits à sa satisfaction, un mandat sous ses seing et sceau, adressé à toute personne lettrée qui consentira à agir, lui enjoignant, —

(a.) D’expulser immédiatement du terrain ou du marais, du chemin ou de la réserve de chemin, tout tel individu ou sauvage et sa famille ainsi établi, ou y résidant ou y chassant, ou l’occupant, ou en étant illégalement en possession; ou —

(b.) De faire immédiatement sortir ces bestiaux ou autres animaux de ce terrain ou de ces marais; ou —

(c.) De faire immédiatement cesser cet individu ou ce sauvage de pêcher dans tout marais, rivière, cours d’eau ou ruisseau comme susdit; ou —

(d.) De notifier immédiatement à cet individu ou à ce sauvage d’avoir à cesser de faire usage comme susdit de ce terrain, rivière, cours d’eau, ruisseau, marais, chemin ou réserve de chemin;

Et cette personne expulsera cet individu ou ce sauvage, ou chassera ces bestiaux ou autres animaux, — on fera cesser cet individu ou ce sauvage de pêcher comme susdit, — on donnera à cet individu ou à ce sauvage la notification en conséquence, — et aura à cette fin les mêmes pouvoirs que ceux exercés pour l’exécution de mandats en matières criminelles; et les frais faits pour cette expulsion ou notification seront supportés par l’individu expulsé ou notifié, ou qui possède ou a soin des bestiaux ou autres animaux ainsi chassés, et pourront être recouvrés de lui comme peuvent l’être les frais de toute poursuite ordinaire; ou si le contrevenant est un sauvage, ces frais pourront être déduits de sa quote-part d’annuité et d’intérêt, s’il lui en est dû.

2. Ou bien tout tel individu ou sauvage autre qu’un sauvage de la bande pourra être requis, verbalement ou par écrit, par un agent des sauvages, un chef de la bande qui occupe la réserve, ou un constable, —

(a.) De sortir (avec sa famille s’il en a une) du terrain, marais ou chemin, ou de la réserve de chemin sur lequel ou laquelle il est ou s’est ainsi établi, ou sur lequel ou laquelle il réside ou chasse, ou qu’il occupe; ou —

(b.) De faire sortir ses bestiaux de ce terrain ou marais; ou —

(c.) De cesser de pêcher dans ce marais, cette rivière, ce cours d’eau ou ruisseau; ou —

(d.) De cesser de faire usage comme susdit de tout tel terrain, rivière, cours d’eau, ruisseau, marais, chemin ou réserve de chemin :

Et tout individu ou sauvage qui manquera de se conformer à cette injonction sera passible, sur conviction par voie sommaire, d’une amende de pas moins de cinq ni de plus de dix piastres par jour tant que durera ce manquement, et, à défaut de paiement, d’un emprisonnement de trois mois au plus.

[40]  Aux termes des articles 23 et 24, si l’individu expulsé revenait sur la réserve après avoir reçu l’ordre de partir, ou après en avoir été expulsé, le surintendant général ou son représentant pouvait adresser au shérif un mandat lui enjoignant d’arrêter cet individu et de l’amener devant « un magistrat stipendiaire ou magistrat de police, un juge de paix ou l’agent des sauvages », qui pouvaient lui imposer une peine d’emprisonnement de 30 jours pour la première infraction et une période additionnelle de 30 jours pour chaque récidive. Voici le texte des articles 23 et 24 :

23. Si un individu ou sauvage, après avoir été expulsé ou avoir reçu notification comme il est dit ci-haut, ou après que des bestiaux ou autres animaux lui appartenant ou confiés à ses soins auront été chassés comme susdit, revient, s’établit, réside ou chasse sur quelque terrain, marais, lot ou partie de lot, — ou renvoie ou permet que les bestiaux ou autres animaux possédés par lui ou dont il a le soin retournent sur ce terrain, dans ce marais, sur ce lot ou partie de lot, — ou retourne lui-même à un marais, une rivière, un cours d’eau ou un ruisseau situé sur une réserve ou qui y passe, dans le but d’y pêcher, ou l’occupe ou en fait usage comme susdit, — ou s’établit ou réside sur quelque chemin, réserve de chemin, lot ou partie de lot, ou l’occupe comme susdit, — le surintendant général, ou tout officier ou personne qu’il déléguera et autorisera comme il est dit ci-haut, devra, s’il constate de risu, ou s’il lui est prouvé sous serment prêté devant lui, ou à sa satisfaction, que le même individu ou sauvage est revenu,  s’est établi, a résidé ou chassé sur ce terrain, marais, lot ou partie de lot, l’a occupé ou en a fait usage, ou est revenu, s’est établi ou a résidé sur ce chemin ou réserve de chemin, lot ou partie de lot, ou l’a occupé comme susdit, ou a renvoyé ou permis que des bestiaux ou autres animaux possédés par lui ou dont il a le soin retournassent sur ce terrain, dans ce marais, sur ce lot ou partie de lot, ou est lui-même retourné à un marais, une rivière, un cours d’eau ou un ruisseau situé sur une réserve ou qui y passe, dans le but d’y pêcher — expédier et adresser son mandat, signé et scellé au shérif du comté ou district, qu’il appartient, ou à une personne lettrée y domiciliée, — et si cette réserve n’est pas située dans un comté ou district, alors à une personne lettrée quelconque — lui enjoignant d’arrêter immédiatement cet individu ou ce sauvage et de l’amener devant un magistrat stipendiaire ou magistrat de police, un juge de paix ou l’agent des sauvages, qui pourront, sur conviction, l’envoyer en la prison commune de ce comté ou district, en la prison la plus proche de la réserve dans la province ou le territoire, pour y être détenu pendant la période déterminée dans le mandat, mais qui ne devra pas excéder trente jours pour la première infraction et une période additionnelle de trente jours pour chaque récidive. 

24. Le shérif ou autre personne devra, en conséquence, arrêter le contrevenant et le livrer au geôlier ou shérif du comté, du district, de la province ou du territoire qu’il appartient, lequel recevra l’individu ou le sauvage et l’incarcérera dans la prison commune pour la période ci-haut indiquée.

[41]  Aux termes de l’article 26 de l’Acte des Sauvages de 1886, en sa version modifiée en 1890, un individu étranger à la bande qui coupait du bois sur une réserve sans permis pouvait être amené devant les mêmes officiers de justice que ceux mentionnés à l’article 23 et, « sur conviction », il était passible d’une amende de 4 à 20 $ pour chaque arbre coupé et emporté. Au besoin, ce montant était recouvré par la saisie et la vente des biens et, si l’amende n’était pas payée, l’individu était même passible d’emprisonnement. Les amendes payées ou perçues en vertu de l’article 26 étaient portées au crédit des Sauvages de la réserve en question :

26. Tout individu, tout Sauvage étranger à la bande à laquelle appartient la réserve, qui, sans permission par écrit du surintendant général ou de l’officier ou personne par lui commis à cette fin, coupera, emportera ou enlèvera des arbres de haute ou basse futaie, arbrisseaux, arbustes, bois de service, bois de corde, parties d’arbre ou du foin sur le terrain, les chemins ou réserves de chemins de la réserve; ou qui en enlèvera des pierres, de la terre, des minéraux, métaux ou autre chose de valeur, sera passible, sur conviction du fait devant un magistrat stipendiaire, un magistrat de police ou deux juges de paix ou l’agent des Sauvages, —

(a.) Pour chaque arbre de haute futaie qu’il aura coupé, emporté ou enlevé, d’une amende de vingt piastres;

(b.) Pour les jeunes arbres, arbrisseaux, arbustes, bois de service, bois de corde, parties d’arbre, ou foins, qu’il aura coupés, emportés ou enlevés, s’ils sont d’une valeur moindre d’une piastre, d’une amende de quatre piastres; ou s’ils valent plus d’une piastre, d’une amende de vingt piastres;

(c.) Pour les pierres, la terre, les minéraux, métaux ou autres choses de valeur qu’il aura enlevée comme il est dit ci-dessus, d’une amende de vingt piastres;

Et, en outre, des frais de poursuite dans chaque cas.

2. À défaut de paiement immédiat des dites amendes et des frais, le magistrat, les juges de paix, l’agent des sauvages ou le surintendant général, ou tel autre officier ou personne qu’il aura autorisé à cet effet, pourront lancer un mandat, adressé à toute personne ou à toutes personnes y dénommées, pour opérer le recouvrement du montant des dites amendes et des frais par la saisie et vente des biens et effets de l’individu ou du sauvage passible de les payer; et les mêmes procédures pourront être adoptées sur ce mandat lancé par le surintendant général ou tel autre officier ou personne, que s’il eût été décerné par le magistrat, les juges de paix ou l’agent des sauvages devant lequel ou lesquels cette personne a été convaincue; ou bien, le magistrat, les juges de paix, l’agent des sauvages ou le surintendant général ou le dit officier ou autre personne, sans procéder par voie de saisie et vente comme susdit, pourra, si l’amende et les frais ne sont pas payés, ordonner que l’individu ou le sauvage passible de les payer soit incarcéré dans la prison commune du comté ou district dans lequel la réserve ou une partie de la réserve est située, pendant trente jours au plus si l’amende n’excède pas vingt piastres, ou pendant trois mois au plus si l’amende excède vingt piastres;

3. S’il appert, d’après le rapport de la personne chargée du mandat de saisie et vente, que le montant n’en a pas été recouvré et qu’il en reste une partie impayée, le magistrat, les juges de paix, l’agent des sauvages ou le surintendant général, ou tel autre officier ou personne, pourront ordonner que l’individu ou le sauvage en défaut soit incarcéré dans la prison commune, comme il est dit ci-haut, pendante trente jours au plus si la somme réclamée, aux termes du mandat, n’excède pas vingt piastres, ou trois mois au plus si la somme réclamée excède vingt piastres;

4. Toutes ces amendes seront versées à la caisse du ministre des Finances et Receveur général, et seront employées et appliquées à l’usage et au profit de la bande de sauvages au nom de laquelle la réserve est possédée, de la manière que le Gouverneur en conseil prescrira :

[42]  Le bois coupé sans paiement des « droits » applicables pouvait être saisi et vendu, peu importe la garantie donnée et l’endroit où il se trouvait. Le terme « droits » n’était pas défini dans l’Acte des Sauvages. Selon l’Oxford English Dictionary, 2e éd, sub verbo « due » (droits), ce terme signifie [traduction] « ce qui est exigible ou payable en tant que dette ou obligation » ou « paiement obligatoire ou exigible ». Selon le Black's Law Dictionary, 10e éd, sub verbo « due » (droits) signifie [traduction] « exigible », « payable » ou « constituant une créance ». Le pouvoir de saisie semblait donc s’appliquer à tout montant payable en vertu d’un permis, y compris le prix d’achat, les droits de coupe, la rente foncière et les frais d’octroi ou de renouvellement de permis. L’article 58 de l’Acte des Sauvages de 1886 disposait : 

58. Tous les arbres abattus et tous les billots, bois et autres produits en provenant répondront du paiement des droits imposés sur eux, tant qu’ils pourront et partout où ils pourront être suivis, en tout ou en partie, soit qu’ils existent encore sous forme de billots, soit qu’ils aient été convertis en madriers, planches ou autres bois de service; et tous officiers ou agents chargés de la perception de ces droits pourront les suivre, saisir et détenir partout où ils seront, jusqu’à ce que les droits soient payés ou garantis

[43]  Les articles 61 à 66 de l’Acte des Sauvages de 1886 conféraient des pouvoirs généraux au surintendant général, qui pouvait saisir le bois qui avait été récolté sur une réserve sans autorisation (c.à-d. sans permis). Si les arbres avaient été enlevés et éliminés afin d’éviter qu’ils soient saisis, l’exploitant était passible d’une amende de 3 $ par arbre coupé, en plus des frais, et le surintendant général pouvait recouvrer ce montant devant une cour ayant juridiction en matières civiles. Il incombait à l’exploitant de prouver qu’il avait l’autorisation d’abattre ces arbres. Si l’exploitant avait mêlé des arbres coupés sans autorisation avec d’autres arbres de sorte qu’il était impossible de les distinguer, le surintendant général pouvait saisir les arbres et les vendre ensuite. Si des arbres étaient saisis pour non-paiement des droits ou d’une amende, la preuve du paiement incombait à l’exploitant. L’exploitant pouvait réclamer en justice les arbres, bois ou autres produits forestiers saisis pour cause de récolte non autorisée après avoir donné l’avis prescrit par la loi. Le surintendant général pouvait requérir, au nom de la Couronne, l’aide nécessaire pour assurer la garde et la protection du bois saisi.

61. Si quelqu’un, sans autorisation, abat ou emploie, ou engage quelqu’un, à abattre, ou aide à abattre des arbres de quelque espèce que ce soit, sur les terres des sauvages, ou emporte ou enlève, ou emploie, engage ou aide quelque autre personne à emporter ou enlever des arbres ainsi abattus sur les terres des sauvages, il n’acquerra aucun droit sur les arbres ainsi coupés, ni ne pourra réclamer aucune rémunération pour avoir abattu ces arbres, les avoir préparés pour le marché, ou les avoir transportés au marché ou vers le marché; et si les arbres ou les billots, bois de service ou autres produits en provenant ont été enlevés, et si, dans l’opinion du surintendant général, ils ne peuvent être facilement saisis, le contrevenant, en sus de la perte de son travail et de ses dépenses, encourra une amende de trois piastres par tout et chaque arbre, les liens de radeaux exceptés, qu’il aura ainsi abattu ou fait abattre ou enlever; et cette amende sera recouvrable, avec les frais, à la poursuite et au nom du surintendant général ou de l’agent local, devant toute cour ayant juridiction en matières civiles jusqu’à concurrence du montant de l’amende; et en pareils cas, la preuve qu’il avait l’autorisation d’abattre les arbres incombera au prévenu; et l’allégation de celui qui opérera la saisie ou intentera la poursuite qu’il est dûment employé sous l’autorité du présent acte, sera une preuve suffisante de ce fait, à moins que le défendeur ne prouve le contraire.

62. Chaque fois que le surintendant général ou tout autre officier ou agent agissant sous son autorité recevra une information suffisante […] portant qu’on a abattu des arbres sans autorisation sur les terres des sauvages, et indiquant le lieu où se trouvent ces arbres ou les billots, bois de service ou autres produits en provenant, le surintendant général, l’officier ou agent pourra les saisir ou les faire saisir au nom de Sa Majesté, partout où ils se trouvent, et les placer sous bonne garde jusqu’à ce qu’une autorité compétente ait prononcé.

63. Lorsque les arbres qui, d’après cette information, auraient été abattus sans autorisation sur les terres des sauvages, ou les billots ou autres produits en provenant, auront été disposés ou mêlés avec d’autres arbres, billots ou semblables produits en coupons (cajeux), radeaux (cages) ou trains de bois, ou de toute autre manière, en sorte qu’il soit difficile de distinguer les arbres, billots ou autres produits forestiers ainsi abattus sans permis sur des réserves ou terres des sauvages de ceux avec lesquels ils se trouvent ainsi disposés ou mêlés, la totalité de ces arbres, billots ou autres produits forestiers ainsi disposés ou mêlés sera censée avoir été abattue sans autorisation sur les terres des sauvages, — et ils seront saisis, confisqués et vendus par le surintendant général ou tout autre officier ou agent agissant sous son autorité — à moins qu’il ne lui soit apporté preuve satisfaisante de la quantité probable qui n’a pas été coupée sur les terres des sauvages.

64. Tout officier ou personne saisissant des arbres ou des billots, bois ou autres produits forestiers, dans l’exécution de son devoir sous l’autorité du présent acte, pourra requérir au nom de la Couronne telle aide qui sera nécessaire pour en assurer la garde et protection.

65. Chaque fois que des arbres, billots, bois ou autres produits forestiers auront été saisis pour cause de non-paiement des droits de la Couronne, ou pour toute autre cause emportant confiscation, ou qu’il sera exercé une poursuite en application d’une amende ou d’une confiscation en vertu du présent acte, et qu’il s’agira de constater si les droits ont été payés ou si les arbres, billots, bois ou autres produits forestiers ont été abattus ailleurs que sur des terres des sauvages, la preuve du paiement ou l’obligation de prouver sur quelle terre les arbres ont été abattus incombera au propriétaire ou réclamant, et non à l’officier saisissant ou à la personne qui intentera la poursuite.

66. Tous arbres, billots, bois ou autres produits forestiers saisis en vertu du présent acte seront réputés confisqués, à moins que la personne sur laquelle ils ont été saisis, ou le propriétaire, ne donne avis, sous un mois à compter du jour de la saisie, à l’officier saisissant ou à l’officier ou agent du surintendant général le plus voisin, qu’il les revendique ou entend les revendiquer; à défaut de cet avis, l’officier ou agent qui les aura saisis fera rapport des circonstances de l’affaire au surintendant général, qui pourra ordonner à cet officier ou agent de vendre les objets saisis.

[44]  L’article 28 du Règlement prévoyait que « toutes personnes » coupant du bois sur les terres publiques sans autorité de licence « seront punies tel que pourvu par la loi ». Aux termes de l’article 29, dans les cas où des bois, quoique coupés en contravention à la loi, l’avaient été de bonne foi par erreur, le surintendant général pouvait imposer une pénalité équivalant à une somme double, triple ou quadruple des droits ordinaires tels qu’établis par le tarif (« suivant les circonstances »), plus les frais de saisie et les autres dépenses encourues.

28. Toutes personnes coupant du bois sur les terres publiques sans autorité de licence seront punies tel que pourvu par la loi.

Toute personne résistant ou suscitant des entraves à aucun officier ou agent du Département des Affaires des Sauvages, dans l’exécution de son devoir en saisissant du bois coupé illégalement, ou enlevant ou faisant enlever du bois saisi en vertu de l’acte chap. 43 des Statuts Révisés du Canada se rend coupable de félonie. […] 

29. À dater de la passation des présents règlements, dans le cas où des bois quoique coupés en contravention à la loi, l’ont été de bonne foi par erreur sur les terres publiques par les détenteurs de licences ou toutes autres personnes, il sera permis au Surintendant Général des Affaires des Sauvages d’exiger, en règlement des bois ainsi coupés, une pénalité équivalente à une somme double, triple ou quadruple des droits ordinaires tels qu’établis par le tarif ci-haut suivant les circonstances, en outre les frais de saisie, et toutes autres dépenses encourues pour s’enquérir des faits relatifs aux bois ainsi coupés en contravention de la loi.

[45]  Encore une fois, le revenu net provenant des amendes et de la hausse des droits devait être porté au crédit de la bande admissible. Les droits accrus et les pénalités servaient à dissuader les intrus et les contrevenants et garantissaient aussi un revenu compensatoire à la bande concernée.

[46]  L’intimée a souligné qu’aux termes de l’article 117 de l’Acte des Sauvages de 1886, tout agent des sauvages était un juge de paix ex officio ayant « juridiction » pour poursuivre en cas d’infraction à l’Acte des Sauvages. Par conséquent, en recourant à certaines dispositions ayant trait à l’arrestation, à la « conviction » et à l’imposition d’une amende, le ministère exerçait une fonction judiciaire relevant de la sphère du droit public et s’accompagnant d’un pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. L’article 117 disposait :

117. Tout agent des sauvages sera juge de paix ex officio pour les fins du présent acte et sera revêtu des pouvoirs et de l’autorité de deux juges de paix, et il aura juridiction partout où il se commettra quelque infraction de ses dispositions, ou partout où il jugera qu’il est de l’intérêt de la justice que le procès ait lieu pour cette infraction.

B.  L’examen détaillé de la gestion du bois et du processus de récolte

1.  Aperçu

[47]  La CTC et la SLLC enfreignaient constamment les politiques de paiements et de présentation des déclarations nécessaires énoncées dans l’appel d’offres et dans le Règlement. Le ministère faisait continuellement pression sur elles. La correspondance interne révèle que le ministère avait, à maintes reprises, soulevé des préoccupations au sujet de la conduite de l’exploitant et avait plus d’une fois envisagé d'appliquer des mesures d’exécution. Cependant, il a pris la décision de ne pas mettre fin à cette relation et a continué à envoyer des lettres de rappel et des demandes écrites, pour finalement obtenir le paiement complet (y compris les intérêts) et des déclarations qu’il considérait acceptables.

[48]  À la fin de la cinquième année, le ministère a refusé de renouveler le permis, même si la SLLC le lui a reproché, car elle souhaitait disposer d’une autre année afin de pouvoir enlever le bois restant, soit environ un million de pmp. Pour évaluer la revendication, il faut examiner le détail de ce qui s’est passé au cours des cinq années qu’ont duré les échanges entre le ministère et l’exploitant. Les revendicatrices ont soutenu que le ministère avait mené l’opération de façon insatisfaisante, de sorte qu’il a manqué à son obligation fiduciaire. Plus particulièrement, elles sont d’avis que l’omission du ministère d’appliquer les dispositions d’exécution prévues par l’Acte des Sauvages de 1886 et le Règlement (y compris, saisir le bois illégalement coupé, infliger des amendes et augmenter les droits) constituait un manquement à son obligation fiduciaire. L’intimée a répliqué qu’elle avait agi correctement et qu’elle avait exercé le pouvoir discrétionnaire que lui imposaient les limites de sa compétence. Elle a aussi fait valoir qu’elle ne pouvait pas être tenue de prendre les mesures prévues par l’Acte des Sauvages de 1886 et le Règlement parce que la prise de ces mesures supposait l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, lequel devait être exercé de façon indépendante par le procureur général, et non par le ministère. L’intimée a soutenu qu’elle disposait d’un large pouvoir discrétionnaire de gérer la vente et qu’elle avait exercé ce pouvoir de façon appropriée.

2.  Historique détaillé

[49]  Par lettre datée du 22 août 1904, M. McLean a informé la CTC que son offre et son chèque de dépôt de 550 $ avaient été acceptés. Il a demandé que le solde de 4 950 $ soit payé au moment où [traduction] « les documents nécessaires seront prêts et auront été envoyés à votre adresse » (recueil commun des documents (RCD), déposé le 12 février 2013, onglet 10). Près de sept mois plus tard, le 3 mars 1905, M. Chitty a informé le sous-ministre que l’on n’avait toujours par reçu le solde du prix d’achat. Il a recommandé de vérifier de nouveau avec le comptable et a souligné que, suivant les conditions de l’appel d’offres, le dépôt serait confisqué si le soumissionnaire retenu ne respectait pas ses engagements. Il craignait manifestement que la CTC ne tienne pas promesse (CBD, onglet 12).

[50]  Le 9 mars 1905, M. McLean a écrit de nouveau à la CTC pour lui rappeler que le solde de 4 950 $ du prix d’achat n’avait pas été payé et que l’entreprise ne pouvait plus rien faire tant que le paiement n’aurait pas été reçu (RCD, onglet 13). Le 3 mai 1905, M. Chitty s’est de nouveau adressé au sous-ministre pour lui demander des directives puisque le paiement n’avait toujours pas été reçu (plus 200 $ d’intérêts courus). Il a aussi indiqué qu’il était possible que des arbres aient été abattus sans permis (RCD, onglet 14).

[51]  Le 6 mai 1905, M. McLean a écrit à l’inspecteur des agences indiennes Chisholm (M. Chisholm) pour lui demander de lui indiquer si du bois avait été coupé sur la réserve depuis la vente survenue en août 1904. Le 12 juin 1905, M. Chisholm a répondu que, selon lui, la SLLC avait coupé seulement [traduction] « 20 pièces » pour la construction d’un édifice gouvernemental à Prince Albert. Il a cependant indiqué qu’il visiterait la région en août et qu’il procèderait à une inspection plus minutieuse (RCD, onglet 17). Le 20 juin 1905, M. Chitty a informé le sous-ministre que M. Chisholm allait [traduction] « chercher à en savoir davantage sur la question de l’empiètement lorsqu’il serait dans la région au début du mois d’août » (RCD, onglet 18). Le ministère craignait donc que du bois ait été coupé en contravention de la loi. M. Chisholm a effectivement visité la réserve et, dans une lettre datée du 8 septembre 1905, il a écrit que la SLLC avait coupé [traduction] « 6 palettes » au cours de l’hiver précédant, en plus des 20 pièces déjà signalées. Il a ajouté que, au cours des quelques derniers mois, la compagnie avait coupé des arbres sur la réserve afin de fournir les matériaux nécessaires à la construction d’un édifice gouvernemental. Selon M. Chisholm, la SLLC était l’exploitant et elle avait l’intention d’exploiter la réserve au cours de l’automne et de l’hiver suivants (RCD, onglet 19).

[52]  Par conséquent, M. Chitty a écrit au sous-ministre pour l’informer que des arbres avaient été abattus sans autorisation et sans que le prix d’achat, qui était exigible depuis plus d’un an, n’ait été acquitté intégralement. Il a demandé s’il devait saisir le bois ([traduction] « conformément à la pratique habituelle » et s’il devait faire cesser les opérations forestières sur la réserve (RCD, onglet 20). Une note marginale ajoutée à la lettre indiquait que M. Chitty devait sommer la compagnie de payer le montant immédiatement, aviser cette dernière que le bois coupé sans autorisation pouvait être saisi et empêcher que d’autres opérations forestières soient menées sur la réserve jusqu’à ce qu’il reçoive d’autres directives. Le 18 septembre 1905, le secrétaire adjoint du ministère des Affaires indiennes Stewart (M. Stewart) a écrit à M. Chisholm pour lui ordonner de faire cesser les opérations forestières sur la réserve et d’empêcher que le bois soit enlevé de la réserve (RCD, onglet 22). Ne connaissant pas l’adresse de la CTC, M. Stewart lui avait envoyé une lettre par l’entremise d’une personne qui, selon lui, saurait comment communiquer avec elle. Il a aussi demandé à M. Chisholm de transmettre une copie de la lettre aux représentants de la compagnie s’il connaissait leur adresse. Dans cette lettre, il était indiqué que les activités forestières menées dans la réserve étaient [traduction] « tout à fait irrégulières et contraires aux dispositions du Règlement sur le bois », que le bois était susceptible de saisie, qu’il était interdit d’abattre des arbres et que le bois allait être saisi sous peu à moins que le solde du prix d’achat, plus les intérêts, ne soit versé immédiatement (RCD, onglet 21).

[53]  Monsieur Chisholm a indiqué qu’il avait remis la lettre à Arthur J. Bell, directeur de la SLLC (M. Bell), au [traduction] « bureau régional de » la CTC, et que M. Bell avait proposé d’envoyer un chèque pour payer le solde (RCD, onglet 23). Cependant, le 9 février 1906, M. Chitty a fait savoir qu’il n’avait toujours rien reçu et, le 12 février 1906, il a envoyé une autre lettre à la CTC pour lui demander le paiement immédiat (RCD, onglets 26 et 27). Le 25 mai 1906, M. Chitty a écrit au sous-ministre pour l’aviser que le paiement était toujours en souffrance et qu’il pourrait s’avérer efficace d’informer la compagnie que, à moins que le paiement ne soit versé dans le mois suivant, le ministère devrait considérer l’annulation de la vente et la confiscation du dépôt de 550 $ (RCD, onglet 28). Le 29 mai 1906, M. McLean a écrit à la CTC pour l’aviser que, si le solde impayé et les intérêts n’étaient pas acquittés dans le mois suivant, le ministère pourrait annuler la vente et confisquer le dépôt (RCD, onglet 29). À ce moment, 21 mois s’étaient écoulés depuis la conclusion de la vente par appel d’offres et la CTC n’avait toujours pas payé le solde du prix d’achat. Par conséquent, aucun permis n’avait été délivré.

[54]  Par lettre datée du 16 juin 1906, la CTC a indiqué qu’elle avait reçu la lettre envoyée par M. McLean en mai 1906, mais pas celle de M. Pedley datée du 12 février 1906. La compagnie a demandé des précisions sur le solde impayé et M. McLean a répondu, dans une lettre datée du 20 juin 1906, que ce solde était de 4 950 $ et que les intérêts courus s’élevaient à 458,38 $. Le lendemain, la CTC a envoyé une traite bancaire de 4 950 $ et, deux jours plus tard, une deuxième traite de 458,38 $ (RCD, onglets 30 à 33). M. McLean a répondu le 28 juin 1906, joignant à sa lettre une copie du Règlement et un formulaire de cautionnement. Il a précisé que la rente foncière était de 3 $ par mille carré et que des frais de renouvellement de permis de 4 $ devaient être versés. Il a aussi indiqué qu’une déclaration sous serment devait être présentée relativement à la quantité d’arbres abattus avant qu’un permis puisse être délivré. Les droits étaient payables selon le tarif figurant à la page 10 du Règlement et le formulaire de cautionnement devait être rempli par deux personnes, chacune devant verser 1 500 $, pour un total de 3 000 $ (RCD, onglet 36). Le 16 juillet 1906, la CTC a, en guise de réponse, demandé qu’un permis soit délivré à la SLLC, ce à quoi M. McLean a répondu, le 3 août 1906, que la CTC devait d’abord fournir les déclarations exigées, payer la rente foncière en souffrance et les frais de permis de 508,50 $, payer les droits sur le bois coupé, payer des frais de transfert de 2 $ par mille carré (conformément au Règlement) et fournir le formulaire de cautionnement dûment rempli (RCD, onglets 37 et 38). M. Bell a répondu le 30 août 1906, et a demandé une réduction de la rente foncière équivalant à 53 milles carrés, puisque le bois était récolté sur une superficie inférieure à trois milles carrés (RCD, onglet 39). Le 10 septembre 1906, le ministère a répondu en lui rappelant qu’elle devait payer les frais exigibles et fournir les déclarations sous serment confirmant les quantités de bois coupé, et a rejeté la demande de réduction de la superficie, qui, selon lui, constituait une question contractuelle (RCD, onglet 42).

[55]  Le 26 septembre 1906, M. Bell a fait une déclaration sous serment, qu’il a « corrigée » en faisant une autre déclaration le même jour, selon laquelle la SLLC avait coupé 360 pieds cubes de pin et 1 872 pieds cubes d’épinette rouge entre le 22 août 1904 et le 17 septembre 1906. Il a indiqué qu’il n’avait pas fait appel aux services d’un cubeur pour mesurer le bois coupé, bien qu’il ait fourni une déclaration signée par un cubeur, mais non datée, qui donnait des détails sur le bois récolté et indiquait que les droits non payés s’élevaient à 15,47 $. Il a aussi soumis un affidavit souscrit le 26 septembre 1906, dans lequel il déclarait que la SLLC avait récolté 5 240 pmp de bois au cours des deux dernières années. Ces documents étaient joints à une lettre datée du 10 octobre 1906 dans laquelle il demandait qu’on lui envoie les formulaires nécessaires afin de transférer à la SLLC les droits de la CTC dans la vente (RCD, onglets 47 à 50). Étaient aussi joints à la lettre un cautionnement partiellement rempli et une déclaration de renseignements corrigée. M. McLean a répondu dans une lettre datée du 17 octobre 1906, précisant ce qu’il fallait faire pour procéder au transfert, notamment payer les droits, la rente foncière, les frais de permis et les frais de transfert. La SLLC s’est fait dire qu’un transport par renonciation suffirait pour transférer lesdits droits (RCD, onglet 51).

[56]  Le 22 octobre 1906, la SLLC a déposé un chèque de 15,62 $ pour couvrir les droits de coupe et la CTC a déposé une traite bancaire de 629,50 $ pour couvrir la rente foncière jusqu’au 27 avril 1907, les frais de permis, les frais de renouvellement et les frais de transfert. Le 27 novembre 1906, la SLLC a déposé un cautionnement et a demandé qu’on lui délivre un permis (RCD, onglets 53 à 55). Le 3 décembre 1906, la SLLC a de nouveau écrit qu’elle exploitait la réserve, que les [traduction] « billes [allaient être] déchargées à la scierie et [que] les rapports des cubeurs [seraient] disponibles […] en tout temps aux bureaux de la scierie » (RCD, onglet 56). Le 14 décembre 1906, M. McLean a écrit à la SLLC pour accuser réception du paiement et du cautionnement, mais aussi pour indiquer que le permis ne pouvait pas être délivré tant qu’il n’aurait pas reçu le transport par renonciation de la CTC à la SLLC (RCD, onglet 57). Le ministère a reçu cet acte par lettre datée du 3 janvier 1907, mais l’entreprise cédante n’était pas la bonne. M. McLean a demandé par lettre envoyée le 8 janvier 1907 que cette erreur soit corrigée (RCD, onglets 61 et 62). En février 1907, le surintendant général adjoint Pedley (M. Pedley) a reçu le bon document de cession et le permis de coupe n° 135 a été délivré au cours du même mois (il n’existe aucune copie).

[57]  La SLLC a produit la déclaration du cubeur, le 13 août 1907, relativement au bois coupé par la compagnie sur la réserve pendant la saison 1906-1907 (1 584 646 pmp), même si le type de bois n’était pas précisé. La compagnie a aussi payé des droits de 1 632,70 $ et elle a produit une déclaration du cubeur quant à l’exactitude des déclarations fournies en septembre 1907. Malgré ses réserves quant à la façon dont la SLLC avait mesuré les billes, le ministère a accepté la déclaration. Il semble également que la SLLC ait versé des droits trop élevés en raison d’une confusion dans les mesures (RCD, onglets 64 à 70).

[58]  Le 24 octobre 1908, le ministère a informé la SLLC qu’elle n’était pas autorisée à exploiter la réserve puisqu’elle n’avait pas produit les déclarations attestant les quantités qu’elle avait coupées pour la saison 1907-1908, ou expliquant pourquoi elle n’avait pas fait des « travaux convenables sur la limite », selon le cas. De plus, la rente foncière et les frais de renouvellement du permis n’avaient pas été payés pour la saison 1908-1909. Dans une lettre datée du 30 octobre 1908, le directeur de la SLLC a répondu que la compagnie n’avait pas effectué de travaux sur la réserve pendant l’hiver 1907-1908 parce qu’elle [traduction] « nettoyait » une autre réserve qu’elle avait acquise du ministère. Un chèque de 28,53 $ y était joint pour payer la rente foncière, de sorte qu’avec le trop‑payé versé précédemment, la rente foncière était à jour. Le 16 janvier 1909, M. Pedley a répondu qu’aux termes du Règlement, la compagnie devait donner, sous serment, les raisons pour lesquelles les travaux n’avaient pas été faits sur la réserve au cours de l’année et que la rente foncière et toutes les sommes dues devaient être payées avant que le permis puisse être renouvelé. Il a demandé qu’un affidavit explicatif soit fourni, de sorte que le ministère pourrait envisager le renouvellement du permis (RCD, onglets 72, 73 et 84). Dans sa lettre, M. Pedley faisait aussi observer ce qui suit :  

[traduction] Je dois aussi souligner que vos activités menées sur la limite n° 101, en vertu du permis n° 138, n’étaient pas autorisées puisque le permis expirait le 30 avril 1907 et qu’il n’avait pas été renouvelé. Dans un tel cas, il est possible de doubler, tripler ou quadrupler le montant des droits imposés sur le bois coupé. [Note : la limite n° 101 était une réserve différente, supposément celle que la SLLC était en train de « nettoyer ».]

Le 11 février 1909, la SLLC a produit un affidavit confirmant que la raison pour laquelle elle n’avait pas effectué de travaux sur la réserve était qu’elle terminait la coupe du bois sur une autre réserve (RCD, onglets 85 et 86).

[59]  Monsieur Chitty était préoccupé par le manque de coopération de la SLLC et par le fait qu’elle exploitait une autre réserve. Il a donc écrit au sous-ministre, le 19 février 1909, pour lui demander si la raison pour laquelle la compagnie n’avait pas effectué de travaux était suffisante et si le permis devait être renouvelé (RCD, onglet 87) : 

[traduction] La réserve indienne n° 101 est la réserve pour laquelle la compagnie avait refusé d’envoyer des déclarations relativement au bois abattu en vertu de son permis; elle n’a pas payé la rente foncière ni les frais de renouvellement depuis les deux dernières années et elle exploite illégalement la limite sans permis.

Dans les circonstances, la demande de renouvellement du permis n° 135 pour la limite n° 106A présentée par la compagnie devrait-elle être accueillie, et la raison pour laquelle la compagnie n’a pas effectué de travaux est-elle suffisante et satisfaisante, comme le prévoit l’article 12 du Règlement sur le bois?

[60]  Dans une lettre datée du 23 avril 1909, M. McLean a avisé la SLLC que son permis expirait le 30 avril 1909 et qu’il ne serait pas renouvelé. Par conséquent, la compagnie n’aurait plus le droit d’abattre du bois sur la réserve après cette date. Le 1er mai 1909, le directeur de la SLLC a répondu qu’il ne comprenait pas pourquoi son permis n’était pas renouvelé, qu’il restait un million de pmp à extraire de la réserve et qu’il avait espéré pouvoir le faire au cours de l’hiver suivant. Le 8 mai 1909, M. McLean a répondu que le permis de coupe n° 135 était limité à une période de cinq ans, laquelle avait expiré le 30 avril 1909, de sorte que la SLLC n’avait [traduction] « plus aucun droit ou titre sur le bois restant sur la réserve » (RCD, onglets 89, 93 et 95).

[61]  En mai 1909, la SLLC a produit les déclarations du cubeur pour la saison 1908-1909, ainsi que les affidavits confirmant la quantité de bois coupé sur la réserve au cours de cette période, et le directeur de la SLLC a indiqué que tout le bois récolté était de l’épinette blanche. Le 3 juin 1909, M. Chitty a fait remarquer au sous-ministre que les affidavits, bien qu’ils aient été faits sous serment, ne respectaient pas les exigences de forme prescrites par le Règlement, mais qu’on pouvait sans doute faire fi de ces irrégularités puisqu’ils avaient été souscrits de bonne foi (RCD, onglets 94, 96, 97, 98, et 100). Les intéressés se sont ensuite échangé des lettres en mars et au début d’avril 1910 dans le but de corriger les déclarations et de fixer les sommes dues. Le 5 avril 1910, la SLLC a envoyé un chèque de 48,09 $, ce qui représentait le solde des droits de coupe pour la saison 1909-1910, lesquels s’élevaient à 757,23 $. Le 10 mai 1910, le ministère semblait convaincu que les déclarations étaient suffisantes, que les quantités de bois abattu avaient été bien calculées et que les sommes dues (y compris les intérêts) avaient été payées.

[62]  En résumé, selon les déclarations produites par la SLLC, 2 452 344 pmp de bois avaient été coupés sur la réserve entre 1904 et 1910, dont 2 446 944 pmp étaient de l’épinette blanche, 1 800 pmp étaient du pin et 3 600 pmp étaient de l’épinette rouge. Le pin et l’épinette rouge avaient été coupés en contravention du permis.

C.  Le droit relatif aux obligations fiduciaires dans les relations entre le Canada et les peuples autochtones

1.  La portée de l’obligation fiduciaire

[63]  Le droit relatif aux obligations fiduciaires dans les relations entre le Canada et les peuples autochtones est complexe et a évolué au fil des ans. Les observations déposées par les parties dans le cadre de la présente revendication quant à savoir s’il existait une obligation fiduciaire et quelle était sa portée étaient tellement différentes qu’il faut examiner le droit et son évolution de sorte que la compréhension qu’en a le Tribunal et la façon dont il l’applique aux circonstances de l’espèce puissent clarifier l’analyse qui suit.

[64]  Comme je l’ai déjà dit, les revendicatrices ont allégué que l’intimée avait manqué à ses obligations fiduciaires dans le cadre de la vente du bois abattu sur la réserve. L’intimée a reconnu qu’elle avait une obligation fiduciaire dans la gestion de la vente, mais a soutenu qu’elle n’y avait pas manquée. Compte tenu de cette admission, j’estime qu’il est acquis aux débats qu’une obligation fiduciaire existait dans le contexte de la cession conditionnelle.

[65]  L’intimée a toutefois nié que son obligation fiduciaire lui imposait d’appliquer les dispositions d’exécution et les dispositions pénales prévues par l’Acte des Sauvages de 1886 et le Règlement lorsqu’elle gérait l’exploitation du bois. Selon elle, le recours à ces dispositions faisait partie de son pouvoir discrétionnaire de gestion ou relevait du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Par contre, les revendicatrices ont fait valoir que ces pouvoirs d’application de la loi faisaient partie du régime administratif et devraient relever du champ d’application de l’obligation fiduciaire de la Couronne dans ses rapports avec un exploitant récalcitrant. Les revendicatrices ont insisté sur le fait que la Couronne gérait un intérêt dans la réserve cédée et qu’elle devait protéger cet intérêt.

[66]  J’examinerai maintenant les principes généraux des obligations fiduciaires. Dans l’arrêt Calder c Colombie-Britannique (Procureur général), [1973] RCS 313, [Calder], la Cour suprême du Canada a reconnu que l’intérêt que les Indiens avaient sur les terres ancestrales constituait un intérêt juridique qui était antérieur à l’établissement des Européens, ce qui mettait en cause des droits qui ne pouvaient pas être considérés simplement comme ayant été accordés à titre gracieux par la Couronne. 

[67]  Dans l’arrêt Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335, 12 DLR (4th) 321 [Guerin], la Cour suprême du Canada a établi une distinction entre la « fiducie politique » et le fait pour le Canada de ne pas s’acquitter du mandat qui lui avait été confié de négocier les conditions d’un bail conformément à une cession formelle effectuée par la bande à cette fin. Le juge Dickson a fait cette distinction essentielle dans Guerin : 

[…] le titre indien est un droit qui a une existence juridique indépendante et qui, bien que reconnu dans la Proclamation royale de 1763, existait néanmoins avant celle-ci. C’est pourquoi les arrêts Kinloch v. Secretary of State for India in Council et Tito v. Waddell (N° 2), précités, ainsi que les autres décisions concernant les « fiducies politiques » ne s’appliquent pas en l’espèce. La jurisprudence en matière de « fiducies politiques » porte essentiellement sur la distribution de deniers publics ou d’autres biens détenus par le gouvernement. Dans chaque cas, la partie qui revendiquait le statut de bénéficiaire d’une fiducie s’appuyait entièrement sur une loi, une ordonnance ou un traité pour réclamer un droit sur les deniers en question. La situation des Indiens est tout à fait différente. Le droit qu’ils ont sur leurs terres est un droit, en common law, qui existait déjà et qui n’a été créé ni par la Proclamation royale, ni par le par. 18(1) de la Loi sur les Indiens, ni par aucune autre disposition législative ou ordonnance du pouvoir exécutif. [je souligne; p 378 et 379]

[68]  Le juge Dickson a aussi expliqué dans Guerin que, dans les circonstances, l’obligation de la Couronne n’était pas une obligation de droit public ni une obligation de droit privé au sens strict, mais plutôt une obligation sui generis de la nature d’une obligation de droit privé : 

Comme il se dégage d’ailleurs des décisions portant sur les « fiducies politiques », on ne prête pas généralement à Sa Majesté la qualité de fiduciaire lorsque celle-ci exerce ses fonctions législatives ou administratives. Cependant, ce n’est pas parce que c’est à Sa Majesté qu’incombe l’obligation d’agir pour le compte des Indiens que cette obligation échappe à la portée du principe fiduciaire. Comme nous l’avons souligné plus haut, le droit des Indiens sur leurs terres a une existence juridique indépendante. Il ne doit son existence ni au pouvoir législatif ni au pouvoir exécutif. L’obligation qu’a Sa Majesté envers les Indiens en ce qui concerne ce droit n’est donc pas une obligation de droit public. Bien qu’il ne s’agisse pas non plus d’une obligation de droit privé au sens strict, elle tient néanmoins de la nature d’une obligation de droit privé. En conséquence, on peut à bon droit, dans le contexte de ce rapport sui generis, considérer Sa Majesté comme un fiduciaire. [p 385]

[69]  Dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, [1996] 2 CNLR 25 [Bande indienne de la rivière Blueberry], la Cour suprême du Canada a appliqué l’analyse de l’obligation fiduciaire faite dans Guerin. La bande indienne de la rivière Blueberry avait conclu un traité numéroté avec le Canada aux termes duquel une réserve était mise à part pour son usage. En 1940, elle avait cédé à la Couronne, « en fiducie », les droits miniers afférents à sa réserve, « pour que celle-ci les loue au profit de la bande ». En 1945, elle avait cédé les terres de la réserve pour faciliter l’établissement des anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, cette cession a conféré au Canada le pouvoir de choisir entre la vente et la location des terres cédées. À l’époque, lors de la vente des terres publiques, le ministère avait pour politique établie de conserver les droits miniers et de louer ou vendre seulement les droits de superficie. La Couronne a vendu l’intérêt en fief simple sur les terres cédées en 1945 et on a ensuite découvert du pétrole sur les terres. Le ministère ne pouvait pas expliquer sa décision de vendre l’intérêt en fief simple sans conserver les droits miniers et, par conséquent, la bande indienne de la rivière Blueberry a été privée d’une possibilité réelle de revenus tirés des redevances. La juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a conclu que le Canada avait une obligation fiduciaire envers la bande indienne de la rivière Blueberry même avant la cession des terres (Bande indienne de la rivière Blueberry, par 35). Il avait l’obligation non seulement de s’assurer que la bande indienne avait consenti à la cession, mais aussi d’évaluer la cession de sorte qu’elle ne constitue pas un marché abusif, du point de vue de la bande indienne : 

À mon avis, les dispositions de la Loi des Indiens relatives à la cession des réserves des bandes établissent un équilibre entre les deux pôles extrêmes que constituent l’autonomie et la protection. Il fallait que la bande visée consente à la cession de sa réserve, à défaut de quoi celle-ci ne pouvait pas être vendue. Par ailleurs, il fallait également que la Couronne, par l’intermédiaire du gouverneur en conseil, consente à la cession. L’exigence selon laquelle la Couronne devait consentir à la cession n’avait pas pour objet de substituer la décision de cette dernière à celle des bandes, mais plutôt d’empêcher que celles-ci se fassent exploiter. Le juge Dickson a décrit ainsi cette exigence dans Guerin (à la p. 383) : 

Cette exigence d’une cession vise manifestement à interposer Sa Majesté entre les Indiens et tout acheteur ou locataire éventuel de leurs terres, de manière à empêcher que les Indiens se fassent exploiter.

Il s’ensuit que, en vertu de la Loi des Indiens, les bandes avaient le droit de décider si elles voulaient céder leur réserve, et que leur décision devait être respectée. Par ailleurs, si la décision de la bande concernée était imprudente ou inconsidérée — et équivalait à de l’exploitation — la Couronne pouvait refuser son consentement. Bref, l’obligation de la Couronne se limitait à prévenir les marchés abusifs. [par 35]

[70]  Rédigeant au nom de la majorité dans Bande indienne de la rivière Blueberry, le juge Gonthier a convenu que la Couronne avait l’obligation fiduciaire d’agir dans le meilleur intérêt de la bande indienne de la rivière Blueberry (par 16). Le juge Gonthier a pris acte des principes « semblables à ceux d’une fiducie » reconnus et établis dans Guerin, mais il s’est expressément abstenu de s’étendre sur le sujet. Tout en admettant que le ministère avait l’obligation fiduciaire de donner préséance aux intérêts de la bande de la rivière Blueberry, il a préféré se pencher sur les intentions de la bande, y compris sa compréhension de la situation, lorsqu’il a évalué la question de savoir s’il y avait eu un manquement à l’obligation fiduciaire. Il a donc conclu à l’existence du « principe directeur qui veut que l’on respecte les décisions des peuples autochtones » (Bande indienne de la rivière Blueberry, par 14). Or, les circonstances antérieures à la cession revêtaient une importance capitale. Toute la cour a convenu que la Couronne n’avait pas accordé l’attention nécessaire aux intentions et au meilleur intérêt de la bande indienne de la rivière Blueberry.

[71]  En plus de reconnaître l’obligation fiduciaire de la Couronne établie dans Guerin, la Cour suprême du Canada a démontré dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry que l’obligation fiduciaire pouvait exister, avant l’acceptation de la cession par la Couronne, relativement aux opérations que la bande indienne comptait effectuer dans le cadre du processus de cession.

[72]   Dans l’article « Not So Many Hats : The Crown’s Fiduciary Obligations to Aboriginal Communities since Guerin » (2013) 76 Saskatchewan Law Review 1, Senwung Luk a fait observer ce qui suit, au par 26 : 

[traduction] Les obligations reconnues dans Guerin et dans Bande indienne de la rivière Blueberry ne sont pas totalement différentes de celles imposées à l’égard des relations entre les agents immobiliers et leurs clients, mis à part le contexte Couronne – Autochtones, ou encore à l’égard des relations entre un fiduciaire et un bénéficiaire. L’obligation du fiduciaire de dire la vérité aux bénéficiaires et d’exercer son pouvoir discrétionnaire de manière à favoriser les intérêts du bénéficiaire est la pierre d’assise de toute relation fiduciaire. Une analyse plus complète de l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry sera effectuée plus loin, mais pour l’instant, il suffit de dire que cette affaire semble s’inscrire dans la logique de l’arrêt Guerin : la Couronne est tenue de gérer le processus de cession des terres de réserve dans le meilleur intérêt de la communauté autochtone et de s’assurer que cette dernière consente à la cession. 

La Cour suprême du Canada a eu une nouvelle occasion d’examiner et d’expliquer les obligations fiduciaires dans le contexte autochtone dans l’arrêt Bande indienne de Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245 [Wewaykum]. Dans Wewaykum, le juge Binnie a fait une analyse utile, qui fait autorité, de l’évolution de la relation fiduciaire ente les peuples autochtones et la Couronne. Cette affaire portait sur deux bandes appartenant au peuple Laich-kwil-tach et chacune d’entre elles était en possession d’une réserve depuis la fin du 19e siècle. Elles se réclamaient leur réserve respective. Cependant, les revendications n’étaient pas fondées sur les droits ancestraux ou issus de traités, mais plutôt sur les dossiers contemporains du ministère portant sur l’attribution des réserves. La Cour a conclu que chacune des revendications était fondée sur des erreurs contenues dans les dossiers du ministère, de sorte que les deux revendications reposaient sur des erreurs d’écriture, et aucune d’elles n’a été accueillie. 

[73]  Dans Wewaykum, le juge Binnie a qualifié l’arrêt Guerin d’« arrêt de principe », avant lequel la relation du gouvernement fédéral avec les peuples autochtones était considérée comme une « fiducie politique » ou une « fiducie au sens le plus noble du terme ». Il est possible de dégager l’essence de la « fiducie politique » de deux affaires citées :

i.  St. Catherines Milling and Lumber Co. c. The Queen (1887), 13 R.C.S. 577, où la Cour a décrit l’obligation de la Couronne envers les peuples autochtones comme étant l’[traduction]« obligation politique sacrée, dans l’exécution de laquelle l’État doit être libre de tout contrôle judiciaire ».

ii.  St. Ann’s Island Shooting and Fishing Club Ltd. c. The King, [1950] R.C.S. 211, où la Cour a fait remarquer, à la p. 219 : [traduction] « Le texte de la loi [Loi sur les Indiens] renferme la notion acceptée que ces aborigènes sont, en fait, des pupilles de l’État dont le soin et le bien-être constituent une fiducie politique comportant les plus hautes obligations ». [je souligne; par 73]

[74]  Le juge Binnie a expliqué que l’arrêt Guerin avait permis de reconnaître que la notion de fiducie politique ne faisait pas obstacle au caractère juridique de « la myriade de rapports » existant entre la Couronne et les peuples autochtones, et, ce qui était également révélateur, que l’existence d’une obligation de droit public n’excluait pas les obligations tenant de la nature d’une obligation de droit privé :

L’influence durable de l’arrêt Guerin a été de reconnaître que la notion de fiducie politique ne fait pas obstacle à la possible reconnaissance du caractère juridique de la myriade de rapports existant entre la Couronne et les peuples autochtones. Un quasi-intérêt propriétal (par exemple des terres faisant partie d’une réserve) ne saurait être assimilé à un programme gouvernemental de prestations. Dans le second cas, seuls des recours de droit public peuvent généralement être intentés, alors que, dans le premier, se soulèvent des considérations participant « de la nature d’une obligation de droit privé » (Guerin, p. 385). En d’autres mots, l’existence d’une obligation de droit public n’exclut pas la possibilité que, dans l’accomplissement de cette obligation de droit public, la Couronne soit également tenue envers les peuples autochtones à des obligations tenant « de la nature d’[obligations] de droit privé ». [Wewaykum, par 74]

[75]  Dans Wewaykum, le juge Binnie a également fait observer que l’obligation fiduciaire de la Couronne revêtait une importance plus grande encore que l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (UK), 1982, ch 11 : 

Bien que qualifiée de « principe directeur général d’interprétation du par. 35(1) » dans l’arrêt Sparrow, à la p. 1108, la notion de « pouvoirs et […] responsabilité historiques de Sa Majesté » à l’égard des droits des Indiens revêt une importance plus grande encore. Dans l’arrêt Ross River, précité, tous les juges de notre Cour ont reconnu que la réparation fondée sur l’existence d’une obligation fiduciaire n’était pas limitée aux droits garantis par l’art. 35 (Sparrow) ou aux réserves existantes (Guerin). Lorsqu’elle existe, l’obligation de fiduciaire vise à faciliter le contrôle de l’exercice par la Couronne de l’autorité et des pouvoirs discrétionnaires considérables qu’elle a graduellement assumés à l’égard de divers aspects de la vie des peuples autochtones. Comme l’a fait remarquer le professeur Slattery :

[traduction] L’obligation générale de fiduciaire ne tire donc pas ses origines d’un souci paternaliste de protéger un peuple « primitif » ou « plus faible », comme on le suggère parfois, mais plutôt de la nécessité de convaincre des peuples autochtones, à une époque où ils avaient encore un potentiel militaire considérable, que l’État protégerait mieux leurs droits qu’ils ne sauraient le faire eux-mêmes. [par 79]

[76]  Le juge Binnie a même été plus loin dans la qualification de l’importance et du caractère protecteur de l’obligation fiduciaire de la Couronne, établissant aussi un lien entre celle-ci et l’honneur de la Couronne :

L’aspect positif de l’établissement de ces rapports sui generis fut, historiquement, la protection des intérêts des peuples autochtones […], mais l’étendue de l’autorité et des pouvoirs discrétionnaires assumés par la Couronne à l’égard des populations autochtones sur les plans économique, social et foncier a également eu pour effet d’exposer ces populations aux risques de faute et d’ineptie de la part de la Couronne. L’importance de cette autorité et de ces pouvoirs en tant qu’ingrédients fondamentaux de relations fiduciaires a été soulignée par le professeur E. J. Weinrib dans la phrase suivante, citée dans l’arrêt Guerin, précité, p. 384 : [traduction] « la marque distinctive d’un rapport fiduciaire réside dans le fait que la situation juridique relative des parties est telle que l’une d’elles se trouve à la merci du pouvoir discrétionnaire de l’autre » […] L’obligation de préserver [traduction] « l’honneur de l’État » est liée d’une certaine façon aux normes éthiques que doit respecter un fiduciaire dans le contexte des rapports entre la Couronne et les peuples autochtones […] [Wewaykum, par 80]

[77]  Cela étant dit, le juge Binnie a conclu que l’obligation fiduciaire de la Couronne envers une certaine collectivité autochtone « n’a pas un caractère général », mais existe plutôt à l’égard de droits particuliers des Indiens. Il a ensuite tenté de définir les limites et la portée des obligations fiduciaires. Le juge Binnie a souligné que, jusqu’à l’arrêt Wewaykum, « [la] Cour n’a pas élargi la protection de l’obligation de fiduciaire applicable aux actes accomplis par la Couronne à l’égard de droits fonciers autochtones (notamment la création de réserves) à d’autres intérêts des Indiens, à l’exception de terres ne faisant pas l’objet de droits visés au par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 » (Wewaykum, par 81). Dans les affaires de droits fonciers autochtones, l’obligation fiduciaire avait été considérée comme une obligation sui generis de la nature d’une obligation de droit privé, comme dans le cas des cessions des affaires Guerin et Bande indienne de la rivière Blueberry. Dans les circonstances de l’affaire Wewaykum, le juge Binnie a également conclu que la Couronne avait des obligations fiduciaires pendant la création de la réserve, même si elle avait aussi des obligations de droit public envers les colons concernés à l’époque.

[78]  Il a cependant fait remarquer que, même s’il existe une relation fiduciaire entre les parties, ce ne sont pas toutes les obligations qui seront de nature fiduciaire. Afin de préciser à quel moment les obligations fiduciaires prennent naissance, le juge Binnie a souligné qu’il est nécessaire de s’attacher à la nature de l’intérêt en question et de se demander si la Couronne avait exercé à cet égard un pouvoir discrétionnaire suffisant pour faire naître une obligation de fiduciaire : 

[…] il convient selon moi que la Cour confirme le principe, mentionné plus tôt, selon lequel les obligations liant des parties ayant des rapports fiduciaires n’ont pas toutes un caractère fiduciaire (Lac Minerals, précité, p. 597), et que ce principe s’applique aux rapports entre la Couronne et les peuples autochtones. Par conséquent, il est nécessaire de s’attacher à l’obligation ou droit particulier qui est l’objet du différend et de se demander si la Couronne exerçait ou non à cet égard un pouvoir discrétionnaire suffisant pour faire naître une obligation de fiduciaire. [je souligne; Wewaykum, par 83]

[79]  Le juge Binnie a ensuite formulé les principes juridiques suivants : 

1. Le contenu de l’obligation de fiduciaire de la Couronne envers les peuples autochtones varie selon la nature et l’importance des intérêts à protéger. Cette obligation ne constitue pas une garantie légale.

2. Avant de créer une réserve, la Couronne accomplit une fonction de droit public prévue par la Loi sur les Indiens, laquelle fonction est assujettie au pouvoir de supervision des tribunaux compétents pour connaître des recours de droit public. Des rapports fiduciaires peuvent également naître à cette étape, mais l’obligation de la Couronne à cet égard se limite aux devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et d’exercice de la prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones de l’obligation.

3. Après la création de la réserve, la portée de l’obligation fiduciaire de la Couronne s’élargit et vise la préservation de l’intérêt quasi propriétal de la bande dans la réserve et la protection de la bande contre l’exploitation à cet égard. [je souligne; Wewaykum, par 86]

[80]  Le troisième principe cité ci-dessus est particulièrement pertinent en l’espèce puisque la présente revendication concerne une réserve qui, en vertu du Traité n° 6, était à l’époque entièrement « créée ». Quant au troisième principe, le juge Binnie a déclaré ceci : 

Le contenu de l’obligation fiduciaire change quelque peu après la création de la réserve, au moment où la bande acquiert un « intérêt en common law » dans la réserve, même si celle-ci est créée sur des terres ne faisant pas l’objet de droits visés au par. 35(1). Dans l’arrêt Guerin, p. 382, le juge Dickson a affirmé que cet intérêt, « lorsqu’il est cédé, a pour effet d’imposer à Sa Majesté [une] obligation de fiduciaire particulière ». Il ne faut pas interpréter trop strictement ces affirmations. Le juge Dickson parlait de cession parce qu’il s’agissait de la situation en cause dans Guerin. Comme notre Cour a jugé récemment, l’expropriation d’une réserve existante donne également naissance à une obligation de fiduciaire (Bande indienne d’Osoyoos c. Oliver (Ville), [2001] 3 R.C.S. 746, 2001 CSC 85; voir également Kruger c. La Reine, [1986] 1 C.F. 3 (C.A.). [souligné dans l’original; Wewaykum, par 98]

[81]  La Cour suprême a donc très clairement établi que la Couronne est généralement assujettie à des obligations fiduciaires de la nature des obligations de droit privé lorsqu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire à l’égard d’une réserve complètement créée, et, a fortiori, à l’égard d’un droit sur une réserve cédée : Guerin; Bande indienne de la rivière Blueberry; Wewaykum. La double condition, selon laquelle il doit exister un droit identifiable et y avoir eu un acte discrétionnaire de la part de la Couronne, suppose qu’il faut « se demander si la Couronne exer[ce] ou non à cet égard un pouvoir discrétionnaire suffisant pour faire naître une obligation de fiduciaire » (Wewaykum, par 83).

[82]  En l’espèce, les revendicatrices cherchent à ce que les mesures d’exécution et les mesures correctives prévues par l’Acte des Sauvages de 1886 et le Règlement afférent soient visées par la portée des obligations fiduciaires qui, selon le juge Binnie, se rattachent aux réserves dont le statut a été confirmé (Wewaykum, par 86). Par conséquent, la Couronne aurait dû se prévaloir des dispositions d’exécution et des dispositions pénales pour protéger la réserve des revendicatrices d’une récolte de bois non autorisée. L’intimée a reconnu que la présente revendication s’inscrit dans un contexte postérieur à la cession et qu’elle avait une certaine obligation fiduciaire, mais elle a nié que ces pouvoirs en matière d’exécution et de poursuites relevaient de ses obligations fiduciaires. 

[83]  L’intimée a présenté plusieurs arguments très différents au sujet des raisons pour lesquelles ses obligations fiduciaires devaient exclure ces pouvoirs. En somme, l’intimée affirme que la Couronne n’avait pas d’obligation fiduciaire générale de protéger les terres de réserve contre l’exploitation de la part de tiers s’y trouvant illégalement. Il en est ainsi, selon elle, parce qu’aucun mécanisme ne permettait à la Couronne d’éloigner les intrus, ou si un tel mécanisme existait, il était limité aux pouvoirs en matière de poursuites, c.‑à‑d. que la Couronne devait exercer son pouvoir discrétionnaire de poursuivre, ou elle bénéficiait d’une immunité de nature judiciaire.

[84]  L’intimée a également fait valoir que, comme l’Acte des Sauvages conférait aux bandes le droit de poursuivre les intrus, les dispositions relatives à l’empiètement n’accordaient pas suffisamment de pouvoir à la Couronne ou n’avaient pas pour effet rendre les bandes particulièrement vulnérables par rapport au pouvoir discrétionnaire de la Couronne, puisque les revendicatrices auraient pu elles-mêmes poursuivre pour empiètement. Vu l’absence d’un pouvoir discrétionnaire de la Couronne et de la vulnérabilité qui en découle, l’obligation fiduciaire ne comportait pas l’obligation de poursuivre les exploitants.

[85]  Enfin, l’intimée a soutenu que les décisions quant à l’opportunité d’affecter des ressources à l’application de la loi étaient des décisions politiques et n’étaient pas assujetties aux obligations fiduciaires. Ainsi, même si l’intimée a admis qu’elle avait une obligation fiduciaire envers les revendicatrices lorsqu’elle gérait le bois cédé, elle a tout de même présenté plusieurs arguments expliquant pourquoi elle n’avait aucune obligation fiduciaire de protéger la réserve contre l’empiètement en recourant à des moyens tels que la saisie du bois, l’imposition d’amendes ou de pénalités ou les poursuites. 

[86]  Par contre, les revendicatrices ont affirmé que le régime législatif applicable à la récolte du bois sur les réserves visait à protéger les droits des Premières Nations sur les réserves (citant Première Nation de Lac Seul c Canada, 2009 CF 481, 348 FTR 258 (FCA) [Lac Seul]), qu’il était de nature administrative et qu’il accordait de nombreux pouvoirs au surintendant général, dont ce dernier s’est souvent prévalu, pour protéger les droits des Premières Nations sur les réserves. Les revendicatrices ont aussi soutenu qu’à l’époque, elles n’avaient pas la possession requise puisqu’elles avaient cédé le bois et que, de toute façon, l’Acte des Sauvages permettait seulement au surintendant général d’intenter une action pour empiètement sur une réserve, ce qui signifie que les revendicatrices étaient complètement vulnérables par rapport à la capacité de la Couronne d’intenter une telle action. Par conséquent, selon les revendicatrices, les pouvoirs dont disposait le surintendant général, dont les pouvoirs de saisir ou d’infliger des pénalités, doivent être considérés comme relevant de la portée des obligations fiduciaires et comme y étant assujettis.

[87]  Comme l’intimée a soulevé, dans ses observations, plusieurs motifs juridiques différents pour restreindre la portée de ses obligations fiduciaires, j’examinerai chacun d’eux en détail afin de clarifier le droit applicable à la présente revendication.

a)  La portée du pouvoir discrétionnaire de la Couronne

[88]  Le premier argument de l’intimée portait sur la mesure dans laquelle le régime législatif conférait au ministère le « contrôle » sur les intrus. L’intimée a d’abord cité la Loi sur les Indiens de 1985 et a affirmé que l’article 28 établit la [traduction] « façon courante » dont la Couronne autorise désormais l’utilisation à court ou moyen terme des terres de réserve par des tierces parties, soit par l’octroi de permis. Sans une telle autorisation, tout acte par lequel une bande permet à une tierce personne d’occuper ou d’utiliser une réserve est nul. L’intimée a toutefois souligné que l’article 28 ne prévoit aucun mécanisme permettant au ministre d’ordonner la cessation de l’utilisation par une tierce personne lorsqu’aucun permis n’a été délivré :

28. (1) Sous réserve du paragraphe (2), est nul un acte, bail, contrat, instrument, document ou accord de toute nature, écrit ou oral, par lequel une bande ou un membre d’une bande est censé permettre à une personne, autre qu’un membre de cette bande, d’occuper ou utiliser une réserve ou de résider ou autrement exercer des droits sur une réserve. 

(2) Le ministre peut, au moyen d’un permis par écrit, autoriser toute personne, pour une période maximale d’un an, ou , avec le consentement du conseil de bande, pour toute période plus longue, à occuper ou utiliser une réserve, ou à résider ou autrement exercer des droits sur une réserve.

[89]  L’intimée a fait valoir que la situation était la même sous le régime de l’article 21 de l’Acte des Sauvages de 1886 (cité au paragraphe 25 ci-dessus), qu’elle a présenté comme [traduction] « la version antérieure » de l’actuel article 28 de la Loi sur les Indiens de 1985. L’article 21 prévoyait l’imposition d’amendes ou l’emprisonnement sur « conviction sommaire », mais rien dans l’article 21 ne conférait au ministère le contrôle sur les individus qui occupaient ou utilisaient les terres de réserve sans l’autorisation du ministre. Sans un mécanisme par lequel le ministre aurait pu exercer un contrôle sur les intrus, la Couronne ne pouvait, selon l’intimée, avoir l’obligation fiduciaire de protéger une réserve contre les incursions illégales ou abusives.

[90]  L’article 21, en sa version modifiée en 1894, et l’article 22 de l’Acte des Sauvages de 1886 ont été cités précédemment (voir paragraphes 25 et 39 ci-dessus), mais il convient de les examiner ensemble dans le contexte de la question de l’empiètement : 

21. Tout individu, ou tout Sauvage autre qu’un Sauvage de la bande qui, sans l’autorisation du surintendant général, résidera ou chassera sur une terre ou un marais, ou qui l’occupera ou en fera usage, ou qui résidera sur un chemin ou une réserve de chemin ou l’occupera, dans les limites d’une réserve appartenant à cette bande ou occupée par elle, sera passible, sur conviction sommaire, d’un emprisonnement d’un mois ou plus, ou d’une amende d’au plus dix piastres et d’au moins cinq piastres, ainsi que des frais de poursuite; et la moitié de l’amende appartiendra au dénonciateur; et tous actes, baux, contrats, conventions et titres quelconques passés ou consentis par des Sauvages, comportant permission pour des personnes ou des Sauvages autres que de la bande, de résider ou de chasser sur la réserve, ou d’en occuper quelque portion, ou d’avoir l’usage de quelque portion de la réserve, seront nuls et non avenus. 

22. Si un individu ou sauvage autre qu’un sauvage de la bande, sans la permission du surintendant général (permission qui sera en tout temps révocable), s’établit, réside ou chasse sur quelque terrain ou marais, ou l’occupe ou […] ou s’établit ou réside sur quelque chemin ou réserve de chemin, ou l’occupe, dans les limites de la réserve […] le surintendant général, ou l’officier ou personne qu’il déléguera et autorisera à cet effet, émettre, sur plainte à lui faite, et sur preuve des faits à sa satisfaction, un mandat sous ses seing et sceau; adressé à toute personne lettrée qui consentira à agir, lui enjoignant, —

(a.) D’expulser immédiatement du terrain ou du marais du chemin ou de la réserve de chemin, tout tel individu ou sauvage et sa famille ainsi établi, ou y résidant ou y chassant, ou l’occupant, ou en étant illégalement en possession; ou —

[…]

(d.) De notifier immédiatement à cet individu ou à ce sauvage d’avoir à cesser de faire usage comme susdit de ce terrain, rivière, cours d’eau ou ruisseau, marais, chemin ou réserve de chemin; 

Et cette personne expulsera cet individu ou ce sauvage, […] et aura à cette fin les mêmes pouvoirs que ceux exercés pour l’exécution de mandats en matières criminelles; et les frais faits pour cette expulsion ou notification seront supportés par l’individu expulsé ou notifié […] et pourront être recouvrés de lui comme peuvent l’être les frais de toute poursuite ordinaire […]

[91]  L’intimée a laissé entendre que la même analyse s’appliquait à toutes les autres dispositions de l’Acte des Sauvages de 1886, qui devait conférer au ministre le pouvoir discrétionnaire de permettre à des tiers d’acquérir des droits dans des terres de réserve, y compris l’article 54 (cité au paragraphe 31 ci-dessus), en vertu duquel le surintendant général avait le pouvoir discrétionnaire d’accorder des permis de coupe à des tiers. Selon elle, rien dans l’article 54 (pouvoir d’accorder des permis) ne donnait au surintendant général le pouvoir d’expulser d’une réserve un exploitant non autorisé. Le surintendant général pouvait donner à une personne autre qu’un membre de la bande l’accès à une réserve en lui accordant un permis, mais il ne pouvait pas en expulser l’intrus non muni d’un permis.

[92]  Bien que l’intimée ait mis l’accent sur son incapacité à contrôler le comportement des tiers, les principes régissant les obligations fiduciaires cités précédemment reposent sur la présomption que la Couronne exerçait un pouvoir discrétionnaire sur un droit identifiable, en l’occurrence sur le bois cédé des revendicatrices en l’espèce. Quand la Couronne a accepté la cession et qu’elle a lancé l’appel d’offres, le double critère établi dans l’arrêt Wewaykum — c’est-à-dire l’existence d’un droit identifiable et l’exercice par la Couronne d’un pouvoir discrétionnaire assujetti à une obligation fiduciaire de la nature d’une obligation de droit privé — était respecté.

[93]  Même en faisant abstraction de la cession, l’Acte des Sauvages en général et, plus précisément, les dispositions relatives à la gestion du bois (examinées dans la partie intitulée « Le régime législatif » ci-dessus) comprenaient un régime complet visant à contrôler l’accès aux réserves et à les protéger tout en facilitant la récolte du bois au profit des bandes, telles que les revendicatrices. Il convient d’élaborer davantage sur la nature de ce régime pour démontrer la portée du pouvoir discrétionnaire de la Couronne.

[94]  Le pouvoir d’accorder le droit d’utiliser ou d’occuper une réserve a été dévolu à la Couronne à la faveur du processus de création des réserves, et ensuite par les dispositions de l’Acte des Sauvages, qui lui permettait par exemple d’accorder un permis pour récolter le bois sur une réserve. L’interdiction fondamentale selon laquelle aucun individu autre qu’un « sauvage de la bande » ne pouvait occuper ou utiliser une réserve était énoncée à l’article 21 de l’Acte des Sauvages de 1886. Il convient de noter que l’article 21 était le premier article de l’Acte sous le sous-titre « Empiètement sur les réserves ». Il ne fait donc aucun doute que cet article visait à interdire les empiètements sur une réserve, sauf par un « sauvage de la bande » à qui la réserve était attribuée. La version initiale de l’article 21 de l’Acte des Sauvages de 1886 ne contenait que cette interdiction générale et rendait nuls et non avenus tous les baux, contrats et conventions en vertu desquels il était permis à des personnes ou à des sauvages autres que des sauvages de la bande d’utiliser ou d’occuper la réserve. L’article 2 de l’Acte des Sauvages, SC 1894, ch 32, modifiait l’article 21 de manière à prévoir l’emprisonnement ou l’imposition d’une amende sur « conviction sommaire », tel que cité précédemment (voir paragraphe 25 ci-dessus).

[95]  Les articles 22 et 23 permettaient au surintendant général d’accorder un mandat (sur réception d’une plainte et production d’une preuve satisfaisante) enjoignant à l’intrus de sortir de la réserve ou de chasser l’individu si nécessaire comme « pour l’exécution de mandats en matières criminelles » et les frais étaient supportés par cet individu (voir paragraphes 39 et 40 ci-dessus). Le paragraphe 22(2) a été ajouté en 1891 de sorte que, outre le fait que le surintendant général pouvait délivrer un mandat après avoir reçu une plainte en vertu du paragraphe 21(1), tout individu non autorisé pouvait être « requis, verbalement ou par écrit, par un agent des sauvages, un chef de la bande qui occupe la réserve, ou un constable, — (a) De sortir […]; ou — (d) De cesser de faire usage comme susdit de tout tel terrain […]. Et tout individu ou sauvage qui manquera de se conformer à cette injonction sera passible, sur conviction par voie sommaire, d’une amende […] ».

[96]  Si l’individu refusait d’obtempérer, les articles 23, 24 et 25 de l’Acte des Sauvages de 1886 permettaient au surintendant général de délivrer un mandat d’arrestation contre lui; l’individu était maintenu en détention avant d’être amené devant un officier de justice désigné et était passible d’emprisonnement « sur conviction ».

[97]  L’article 26 de l’Acte des Sauvages de 1886 prévoyait des droits de recours contre les intrus qui enlevaient de la réserve des arbres, des minéraux, de la terre, des pierres ou autres choses de valeur sans la permission écrite du surintendant général. L’intrus était passible d’une pénalité; à défaut de paiement, le surintendant général pouvait lancer un mandat pour recouvrer le montant. L’intrus était aussi passible d’emprisonnement « sur conviction » (voir paragraphe 41 ci-dessus).

[98]  Vu l’emplacement de ces articles, soit immédiatement sous le sous-titre « Empiètements sur les réserves », et la restriction générale à laquelle sont assujetties l’utilisation et l’occupation des réserves à l’article 21 de l’Acte des Sauvages de 1886, il fait peu de doute que les pouvoirs que le législateur entendait conférer au surintendant général étaient ceux de prendre des mesures d’exécution contre les empiètements et, par conséquent, de prendre les moyens pour que la politique relative à l’utilisation et l’occupation limitées d’une réserve puisse être respectée.

[99]  Cette série de mesures visant à contrôler l’accès, d’outils de gestion et de mesures d’exécution constituait un pouvoir discrétionnaire suffisant pour que les mesures contre l’empiètement prévues par l’Acte des Sauvages entrent dans le champ d’application de l’obligation fiduciaire, en l’absence de tout autre motif d’exemption. 

[100]  Ces conclusions sont compatibles avec les commentaires du professeur Slattery (voir paragraphe 75 ci-dessus) selon lesquels les obligations fiduciaires de la Couronne découlant de l’Acte des Sauvages et du système des réserves sont nées de la nécessité de maintenir la paix d’un point de vue militaire. L’Acte des Sauvages et son système de réserves étaient des questions de politique gouvernementale importantes au début de la Confédération. Ils relevaient de l’intérêt national. À mon avis, cela renforce la nature fiduciaire des mesures d’exécution prévues par l’Acte des Sauvages, dont la prise relevait du pouvoir discrétionnaire du surintendant général. Cette nature fiduciaire des mesures d’exécution est aussi compatible avec l’opinion de la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) selon laquelle l’Acte des Sauvages devrait être interprété comme s’il établissait un équilibre entre la protection et l’autonomie de la bande. La juge McLachlin a conclu ceci à l’égard des cessions : « les dispositions de la Loi des Indiens relatives à la cession des réserves des bandes établissent un équilibre entre les deux pôles extrêmes que constituent l’autonomie et la protection » (voir paragraphe 69 ci-dessus; aussi Bande indienne de la rivière de Blueberry, par 35).

[101]  Je ne suis donc pas convaincu que, sur le plan juridique, comme le prétend l’intimée, le régime détaillé de gestion du bois établi par l’Acte des Sauvages et le Règlement de l’époque conférait au surintendant général si peu de « contrôle » ou de pouvoir pour protéger la partie de la réserve des revendicatrices cédée sous condition, qu’aucune obligation fiduciaire ne pouvait exister relativement à la protection des réserves contre les empiètements. Toutes les obligations et l’étendue de chacun des manquements possibles seront examinées plus loin dans le présent jugement. Pour le moment, la question consiste à savoir si l’interdiction visant l’utilisation non autorisée des réserves prévue par l’Acte des Sauvages et les mesures d’exécution connexes conféraient à la Couronne un pouvoir discrétionnaire suffisant sur le bois cédé de sorte que ce pouvoir était assujetti aux obligations fiduciaires. Je conclus que c’est le cas et que, par conséquent, les dispositions du régime de gestion du bois relatives à l’octroi de permis et à la violation du droit de propriété relèvent des obligations fiduciaires de la Couronne envers les revendicatrices, conformément à l’affaire Lac Seul, à moins qu’il n’existe un autre motif d’exemption.

b)  La capacité de poursuivre pour empiètement et la vulnérabilité

[102]  Selon l’intimée, les revendicatrices n’étaient pas suffisamment vulnérables face à la Couronne, s’agissant d’intenter une action pour violation du droit de propriété, pour que la Couronne ait une obligation à cet égard puisque l’Acte des Sauvages ne les privait pas de cette possibilité et, de fait, reconnaissait expressément la capacité de la bande de poursuivre les intrus au civil.

[103]  L’intimée s’est référée aux articles 30 et 31 de la Loi sur les Indiens actuelle et aux principes généraux régissant le droit applicable en matière d’empiètement pour affirmer qu’aucune obligation d’exercer les pouvoirs prévus dans l’Acte des Sauvages de 1886 pour empêcher les intrusions ne pouvait exister. Renvoyant à l’ouvrage de G.H.L. Fridman intitulé The Law of Torts in Canada, 2e éd (Toronto : Carswell, 2002), aux p 37 et 38, elle soutient que le fait pour une une personne non autorisée de pénétrer sur une réserve constitue une intrusion, c.-à.d. une entrée directe et non autorisée sans l’autorisation, expresse ou tacite, de la personne ayant droit à la possession de la réserve. Invoquant les décisions Custer c Hudson’s Bay Co. Developments (1982), [1983] 1 WWR 566, par 7 et 8, 141 DLR (3d) 722 (CA Sask) [Custer], et Squamish Indian Band c Findlay (1980), 109 DLR (3d) 747, par 41, 45, 45 et 48, [1980] 2 CNLR 58 (CSCB) [Squamish], l’intimée a soutenu que, du simple fait que le droit reconnu par la common law d’intenter une poursuite au civil appartenait à la personne en possession légitime des terres — dans le cas d’une réserve, c’est la bande qui en avait la possession légitime (non pas la Couronne) — , la bande avait alors le droit de poursuivre au civil pour empiètement.

[104]  En avançant cet argument, l’intimée s’est également fondée sur les articles 30 et 31 de la Loi sur les Indiens de 1985, laquelle est actuellement en vigueur : 

30. Quiconque pénètre, sans droit ni autorisation, dans une réserve commet une infraction et encourt, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, une amende maximale de cinquante dollars et un emprisonnement maximal d’un mois, ou l’une de ces peines.

31. (1) Sans préjudice de l’article 30, lorsqu’un Indien ou une bande prétend que des personnes autres que des Indiens, selon le cas :

a) occupent ou possèdent illégalement, ou ont occupé ou possédé illégalement, une réserve ou une partie de réserve;

b) réclament ou ont réclamé sous forme d’opposition le droit d’occuper ou de posséder une réserve ou une partie de réserve;

c) pénètrent ou ont pénétré, sans droit ni autorisation, dans une réserve ou une partie de réserve,

le procureur général du Canada peut produire à la Cour fédérale une dénonciation réclamant, au nom de l’Indien ou de la bande, les mesures de redressement désirées.

(2) Une dénonciation produite sous le régime du paragraphe (1) est réputée, pour l’application de la Loi sur les Cours fédérales, une procédure engagée par la Couronne, au sens de cette loi.

(3) Le présent article n’a pas pour effet de porter atteinte aux droits ou recours que, en son absence, Sa Majesté, un Indien ou une bande pourrait exercer.

[105]  L’intimée a souligné qu’aux termes de l’article 30 de la Loi sur les Indiens de 1985, l’empiètement sur une réserve est une infraction sommaire passible d’une amende ou d’un emprisonnement. Les paragraphes 31(1) et (2) confèrent au procureur général du Canada le pouvoir d’intenter une action civile pour empiètement au profit de la bande. Cependant, le paragraphe 31(3) de la Loi préserve les « droits ou recours que, en son absence, Sa Majesté, un Indien ou une bande pourrait exercer » (je souligne). Le juge Rothstein a examiné le paragraphe 31(3) dans l’affaire Première nation de Fairford c Canada (Procureur général) (1998), [1999] 2 CF 48, [1999] 2 CNLR 60 (CF 1re inst) [Fairford], où il a reconnu que les Indiens et les bandes pouvaient engager des poursuites pour délit, négligence ou dans tous les autres cas où il est porté atteinte aux droits qu’ils ont sur leurs réserves ou à tout autre droit qui leur est reconnu par la loi ou par la common law. Ils avaient donc certains recours pour protéger leurs droits et intérêts. Le paragraphe 31(3) a préservé ce droit :

Cela ne veut pas dire que la bande de Fairford n’a aucun recours ou qu’en général, si une mesure gouvernementale gênait l’utilisation d’une réserve par une bande indienne, un gouvernement responsable ne s’occuperait pas de la question de l’indemnisation. Le paragraphe 31(3) de la Loi sur les Indiens prévoit la possibilité pour un Indien ou une bande indienne d’intenter une action contre toute personne qui porte atteinte à ces droits. Voir Custer v. Hudson's Bay Co. Developments Ltd. (1982), [1983] 1 W.W.R. 566 (C.A. Sask.). L’article 31 prévoit notamment ce qui suit :

31.(1) Sans préjudice de l’article 30, lorsqu’un Indien ou une bande prétend que des personnes autres que des Indiens, selon le cas : 

a) occupent ou possèdent illégalement, ou ont occupé ou possédé illégalement, une réserve ou une partie de réserve; 

b) réclament ou ont réclamé sous forme d’opposition le droit d’occuper ou de posséder une réserve ou une partie de réserve;

c) pénètrent ou ont pénétré, sans droit ni autorisation, dans une réserve ou une partie de réserve,

le procureur général du Canada peut produire à la Cour fédérale une dénonciation réclamant, au nom de l’Indien ou de la bande, les mesures de redressement désirées.

[…]

  (3) Le présent article n’a pas pour effet de porter atteinte aux droits ou recours que, en son absence, Sa Majesté, un Indien ou une bande pourrait exercer. 

Sauf dans le cas où la Loi sur les Indiens impose des restrictions, les Indiens peuvent engager des poursuites pour négligence, violation du droit de propriété ou, à mon avis, dans tous les autres cas où il est porté atteinte aux droits qu’ils ont sur leurs terres ou à tout autre droit qui leur est reconnu par la loi, par la common law ou de fait par la Constitution. C’est cette reconnaissance législative qui montre qu’en l’absence d’une cession, les Indiens ne sont pas vulnérables ou qu’ils ne sont pas à la merci du pouvoir discrétionnaire de la Couronne13, ou encore qu’ils ne sont pas sans droits et sans recours, de sorte qu’ils doivent se fonder sur l’obligation fiduciaire comme cause d’action. Dans la décision Apsassin c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien) (1987), [1988] 3 C.F. 3 (1re inst.), (infirmé en appel dans [sub nom.] dans Blueberry, supra) le juge Addy s’est exprimé comme suit et rien dans les décisions rendues en appel ne diminue le bien-fondé de sa déclaration. Aux pages 46 et 47, voici ce que le juge a dit : 

La Loi sur les Indiens apporte certaines restrictions aux actes et aux droits des Indiens inscrits. Sauf dans la mesure où ces restrictions particulières pourraient les empêcher d’agir librement, les Indiens ne doivent pas être légalement traités comme s’ils étaient incapables d’exercer pleinement leurs droits, comme le sont les mineurs ou les personnes incapables de s’occuper de leurs affaires, ce qui créerait pour la Couronne une obligation fiduciaire, exécutoire en justice, de les protéger ou d’intenter des actions en leur nom. Ils sont pleinement habilités à recourir aux lois fédérales et provinciales ainsi qu’à notre système judiciaire pour faire valoir leurs droits, comme ils le font d’ailleurs en l’espèce. [je souligne; par 66]

[106]  L’intimée a donc soutenu que le pouvoir de la Couronne d’intenter une action civile pour empiètement en vertu de l’article 31 de la Loi sur les Indiens de 1985 ne relevait pas de la seule discrétion du ministre. Le paragraphe 31(3) préservait également le droit d’un Indien ou d’une bande d’engager des poursuites. Vu cet autre recours, le recours prévu en cas d’empiètement ne relevait pas uniquement du pouvoir discrétionnaire du ministre et, par conséquent, ce dernier n’avait pas d’obligation fiduciaire d’exercer son pouvoir pour intenter une action au profit de la bande. La bande pouvait le faire elle-même. L’intimée a donc affirmé ce qui suit :

[traduction] La même conclusion s’applique relativement aux dispositions sur la violation du droit de propriété contenues dans les versions antérieures de la Loi. Entre 1886 et 1951, ces dispositions de la Loi étaient essentiellement les mêmes. [Mémoire du droit et des arguments de l’intimée daté du 30 octobre 2013, par 30]

Selon moi, en renvoyant aux « dispositions sur la violation du droit de propriété contenues dans la Loi » l’intimée renvoie à l’article 22 de l’Acte des Sauvages de 1886, en sa version modifiée en 1891 (voir paragraphe 39 ci-dessus), et ses versions subséquentes.

[107]  Certes, l’historique de la Loi sur les Indiens est long et compliqué. Je ne crois pas que l’intimée ait pleinement ou parfaitement saisi la situation telle qu’elle était au moment où le bois dont il est question en l’espèce a été récolté.

[108]  Tout d’abord, comme elles l’ont affirmé, les revendicatrices n’étaient plus en possession du bois après la cession. Je le rappelle, la possession est une condition préalable pour intenter une action pour empiètement. Or, même abstraction faite de la possession, l’intimée se fonde sur des dispositions de la version actuelle de la Loi sur les Indiens qui n’existaient pas à l’époque en cause. En somme, les versions de la Loi sur les Indiens antérieures à 1951 et la jurisprudence qui s’y rapporte indiquent que seule la Couronne aurait pu intenter une telle action au moment des faits. Comme la question est plutôt complexe, je vais examiner les arguments de l’intimée en détail.

[109]  L’Acte des Sauvages de 1886 ne contenait aucune disposition équivalant aux articles 30 et 31 de la Loi sur les Indiens de 1985, et plus particulièrement au paragraphe 31(3). Aucune disposition semblable ne traitait de l’empiètement dans l’Acte des Sauvages de 1886.

[110]  La première version de l’article 31 de la Loi sur les Indiens actuelle n’existait pas avant la session parlementaire de 1909-1910, alors que le législateur a adopté l’article 37A :

37A. Si quelque personne retient la possession de quelque terrain réservé ou prétendu réservé pour les sauvages, ou si les dits terrains sont occupés ou revendiqués par un tiers à l’encontre des sauvages, ou s’il y a eu empiètement sur les dits terrains, la possession peut en être recouvrée pour les sauvages, ou les revendications des parties adverses peuvent être adjugées et déterminées, ou les dommages être recouvrés, au moyen d’une action instituée par Sa Majesté au nom des sauvages ou de la bande ou tribu de sauvages qui en revendiquent la possession ou sont fondés, dans la déclaration, la réparation, ou les dommages qu’ils réclament.

2. La cour compétente pour l’audition et la détermination de toute action semblable est la Cour de l’Échiquier du Canada.

3. Toute poursuite semblable peut être exercée sur dénonciation du Procureur général du Canada d’après les instructions du surintendant général des Affaires des sauvages.

4. Rien dans le présent article ne peut entraver, diminuer ou avoir d’effet en aucune façon sur tout recours existant, ou toute procédure prévue pour les causes ou quelqu’une des causes auxquelles s’applique le présent article. [je souligne; Loi des Sauvages, 1906, en sa version modifiée en 1910]

[111]   L’article 37A a reçu l’assermentation royale le 4 mai 1910. La cession en cause dans la présente revendication a pris effet le 12 février 1904. L’offre de l’exploitant a été acceptée le 22 août 1904. Le permis délivré en février 1907 n’a pas été renouvelé après le 30 avril 1907 et, en outre, dans une lettre datée du 23 avril 1909, l’exploitant a été informé qu’aucune autre coupe ne serait permise sur la réserve après le 30 avril 1909 (voir paragraphes 20 et 60 ci-dessus). Par conséquent, l’article 37A n’était pas en vigueur lors de la récolte ni au cours des quelques mois où l’exploitant détenait un permis valide. 

[112]  Il importe de souligner que l’article 37A portait seulement sur le pouvoir de poursuivre du surintendant général. La possession peut être recouvrée « pour les sauvages […] au moyen d’une action instituée par Sa Majesté » et l’action devait être instituée « sur dénonciation du Procureur général […] d’après les instructions du surintendant général des Affaires indiennes ». Le paragraphe 4 ne précisait pas pour qui ces droits ou recours étaient préservés. Le paragraphe 31(3) de la version actuelle de la Loi sur les Indiens de 1985 a modifié la disposition par l’ajout des mots « un Indien ou une bande ». Ces mots sont apparus dans l’article 31 de la Loi sur les Indiens, SC 1951, ch 29 [Loi sur les Indiens de 1951], lequel est entré en vigueur le 4 septembre 1951. Par conséquent, le recours prévu par cette disposition n’était pas ouvert aux revendicatrices durant la période visée par la présente revendication.

[113]  Dans l’affaire Point c Dibblee Construction Co, [1934] 2 DLR 785, [1934] OWN 88 (HC Ont) [Point], la Haute Cour de justice de l’Ontario s’est prononcée sur l’effet du libellé de l’article 37A, alors que la Loi des Indiens, SRC 1927 ch 98 [Loi des Indiens de 1927] était en vigueur. Les articles 34 et 35 de la Loi des Indiens de 1927 correspondaient essentiellement aux articles 21 et 22 de l’Acte des Sauvages de 1886. Qui plus est, l’article 39 de l’Acte des Sauvages de 1886 était identique à l’article 37A de la Loi des Indiens de 1927, cité précédemment. Dans Point, une bande située sur l’île Cornwall dans le fleuve Saint-Laurent avait cédé des terres de réserve à la Couronne afin de permettre la construction d’une route et d’un pont liant le Canada et les États-Unis sur ses terres. Certaines parcelles occupées par des membres de la bande, dont le demandeur, Point, faisaient partie des terres cédées à la Couronne. Bien que le demandeur ait occupé la terre et que la bande ait reconnu son occupation, dans les faits, il ne possédait pas le billet d’occupation requis. Il s’est adressé aux tribunaux en vue d’obtenir une injonction et des dommages-intérêts en invoquant plusieurs motifs, notamment que l’on avait empiété sur sa terre. La cour a examiné les motifs de sa demande et a conclu ainsi :

[traduction] […] Si cela ne suffit pas pour statuer sur le droit du demandeur d’intenter la présente action, les dispositions de la Loi des Indiens donnent une autre raison. Les articles 34, 35, 115 et 116 prévoient des mesures sommaires pour régler le cas des individus qui pénètrent sur une réserve ou qui occupent ou utilisent des terres de réserve. La mesure appropriée est prise par le surintendant général, et non par les Indiens ou par la bande. Le surintendant général assure, en vertu de l’article 4, la gestion des terres et des biens des Indiens du Canada. Encore là, si quelque personne retient la possession de quelque terrain réservé pour les Indiens ou si des terrains sont occupés ou revendiqués par un tiers à l’encontre des Indiens, ou s’il y a eu empiètement sur les dits terrains, il est possible pour les Indiens, en vertu de l’article 39, d’en recouvrer la possession, ou de réclamer des dommages, au moyen d’une action instituée par Sa Majesté, au nom des Indiens qui ont droit à la possession, à la réparation ou aux dommages qu’ils réclament. Une telle action peut être instituée sur dénonciation du Procureur général du Canada, d’après les instructions du surintendant général des Affaires indiennes. La cour de l’Échiquier du Canada est la cour compétente pour l’audition et la détermination de toute action semblable. J’estime que le paragraphe 4 de l’article 39 préserve simplement les recours existants ou les modes de procédure dont dispose le surintendant général, par exemple ceux prévus aux articles 34, 35, 65, 115 ou 116. L’article 65, lequel a été invoqué lors de la présentation des observations, renvoie seulement aux terres des Indiens, c.‑à‑d. à une réserve ou à une partie de réserve qui a été cédée à la Couronne, et il ne s’applique pas en l’espèce. Comme la loi prévoyait des recours pour le recouvrement des terres de réserve illégalement prises, occupées ou utilisées par un tiers, lesquels recours devaient engagés par le surintendant général et personne d’autre, une poursuite ou une action intentée par un Indien à cette fin doit nécessairement être exclue. Le droit qu’a la Couronne de recouvrer la possession des terres est accessoire à son pouvoir de contrôle et de gestion des terres réservées pour les Indiens, conféré par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. The King c. McMaster, [1926] R.C de l’É. 68.

Il est vrai que l’article 106 de la Loi des Indiens, S.R.C. 1927, ch. 98, donne aux Indiens et aux Indiens non soumis au régime d’un traité « le droit d’intenter des actions en recouvrement de leurs créances ou en réparation des torts qu’ils ont subis, ou pour obtenir l’exécution des engagements contractés envers eux ». S’il est vrai que l’empiètement sur une terre est un tort infligé à la personne ayant droit à la possession de la terre, l’article, lu dans le contexte de l’ensemble de la Loi, renvoie selon moi à une action délictuelle personnelle comme une voie de fait. [je souligne; par 43 et 44]

[114]  L’article 106 de la Loi des Indiens de 1927 dont il est question dans la décision Point, citée ci-dessus, prévoyait ce qui suit :

106. Les Indiens et les Indiens non soumis au régime d’un traité ont le droit d’intenter des actions en recouvrement de leurs créances ou en réparation des torts qu’ils ont subis, ou pour obtenir l’exécution des engagements contractés envers eux.

2. Dans les actions engagées entre Indiens ou dans les cas de voies de fait où le défendeur est un Indien, il ne peut être interjeté appel d’aucun jugement, ordre ou déclaration de culpabilité de la part d’un magistrat de police, d’un magistrat stipendiaire, de deux juges de paix, ou de l’agent des Indiens, quand la somme adjugée ou l’amende imposée n’excède pas dix dollars. 

[115]  La disposition quasi équivalente, l’article 79 de l’Acte des Sauvages de 1886, disposait :

79. Les sauvages et les sauvages non compris dans les traités auront le droit d’intenter des actions pour le paiement de leurs créances, ou la réparation des torts qu’ils auront subis, ou pour obtenir l’exécution des engagements contractés envers eux; mais dans les actions mues entre les sauvages, ou dans les cas de voies de fait où le défendeur est un sauvage, il ne pourra être interjeté appel d’aucun jugement, ordre ou conviction rendu par un magistrat de police, un magistrat stipendiaire, deux juges de paix, ou l’agent des sauvages, quand la somme adjugée ou l’amende imposée n’excédera pas dix piastres.

[116]  Dans Point, l’article 106 signifiait, selon la cour, que les « Indiens » avaient seulement le droit d’intenter une action pour les torts personnels qu’ils avaient subis. Cela semble être corroboré par la définition d’« Indien » à l’alinéa 2e) de la Loi des Indiens de 1927, laquelle s’appliquait aux individus plutôt qu’à une communauté ou un groupe (le libellé était presque identique dans l’Acte des Sauvages de 1886) :

e) "Indien" signifie 

i)  tout individu du sexe masculin et de sang indien réputé appartenir à une bande particulière,

ii)  tout enfant de cet individu,

iii)  toute femme qui est ou a été légalement mariée à cet individu;

[117]  En revanche, le terme « bande » est défini à l’alinéa 2b) de la Loi des Indiens de 1927 (et de façon presque identique dans l’Acte des Sauvages de 1886) visait une communauté ou un groupe plus large :

b) “bande” signifie une tribu, une peuplade ou un groupe d’Indiens qui possède en commun une réserve ou des terres indiennes dont le titre légal est attribué à la Couronne, ou qui y est intéressé, ou qui participe également à la distribution d’annuités ou d’intérêts dont le gouvernement du Canada est responsable; et, lorsque quelque décision est prise par elle en cette qualité, signifie la bande en conseil;

[118]  Quand un individu empiétait sur des terres de réserve, l’article 37A permettait au Procureur général du Canada (d’après les instructions du surintendant général) d’intenter une action en réparation au nom des « sauvages ou de la bande ou tribu de sauvages ». Quand l’article 37A (voir paragraphes 110 et 112 ci-dessus) a finalement été modifié plusieurs années plus tard (le 4 septembre 1951) par l’ajout au paragraphe 3 du mot « bande », comme dans la version actuelle de la Loi (voir paragraphe 104 ci-dessus), cela a eu pour effet de faire tomber la restriction de la Loi des Sauvages qui empêchait les bandes de poursuivre pour empiètement comme la cour l’avait conclu dans Point, de sorte que les bandes pouvaient également intenter une telle action.

[119]  Il a été question pour la première fois de cette distinction et de l’application élargie de la disposition dans la décision Custer : 

[traduction] Pour mieux comprendre l’article, il convient de rappeler que l’intrusion est essentiellement une violation du droit à la possession, et non du droit de propriété; par conséquent, en général, seule la personne qui a droit à la possession peut intenter une action. Les terres de réserve, bien qu’elles soient dévolues à la Sa Majesté, du chef du Canada, sont en la possession de la bande, ou de ses membres; par conséquent, seuls ces membres peuvent, habituellement, intenter une action pour intrusion sur ces terres. Dans ce contexte, et compte tenu des pouvoirs et obligations constitutionnels de la Couronne relativement aux Indiens et aux terres réservées pour les Indiens, on peut comprendre pourquoi le législateur voudrait permettre à la Couronne d’intenter une action pour intrusion sur les terres de réserve. Sans cet article, la Couronne n’aurait pas été en mesure de le faire.

Cependant, le fait que la Couronne puisse intenter une action n’empêche pas, croyons-nous, une bande, ou un de ses membres, en possession de terres de réserve, d’introduire ou de continuer une action pour intrusion, indépendamment de l’action intentée par la Couronne. Selon nous, cela ressort très clairement du paragraphe (3), lequel préserve expressément les droits et recours des Indiens et des bandes indiennes, en ce qui concerne les actions intentées contre les non-Indiens qui occupent ou possèdent illégalement des terres de réserve. [par 7 et 8]

La cour examinait l’article 31 de la Loi sur les Indiens, SRC 1970, ch 1-6. Dans l’affaire Squamish, aux par 45 à 48, la cour a reconnu que la bande avait qualité pour intenter un recours collectif pour intrusion. Dans cette affaire, la bande cherchait à faire expulser un Indien qui, selon elle, occupait des terres de réserve sans en avoir la permission.

[120]  Avant que l’article 31 n’entre en vigueur, en septembre 1951, et ne permette aux bandes d’intenter une action pour empiètement sur une réserve, il semblerait que les bandes n’avaient pas qualité pour agir et que seul un « Indien » pouvait engager des poursuites, et ce, seulement pour les délits personnels comme le délit d’atteinte à la personne (c.-à-d. voies de fait). Le juge Rothstein est arrivé à la même conclusion dans Fairford (voir paragraphe 105 ci-dessus). J’estime qu’avant septembre 1951, seul un membre de la bande pouvait intenter une action pour empiètement et seulement pour empiètement personnel ou autre délit personnel.

[121]  Pour ces raisons, l’argument de l’intimée selon lequel les revendicatrices pouvaient elles-mêmes intenter une action pour empiètement, qu’elles n’étaient donc pas en situation de vulnérabilité par rapport à la Couronne à cet égard et que, par conséquent, la portée de l’obligation fiduciaire ne devrait pas s’étendre à la protection de la réserve contre les empiètements, ne saurait être retenu.

c)  Le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et l’immunité de la Couronne pour les actes de nature judiciaire

[122]  L’intimée a aussi cherché à restreindre la portée des obligations fiduciaires en soutenant que les dispositions relatives aux mesures d’exécution et aux pénalités de l’Acte des Sauvages de 1886 étaient protégées par le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et par l’immunité de la Couronne pour les actes de nature judiciaire.

[123]  L’article 26 de l’Acte des Sauvages de 1886 (voir paragraphe 41 ci-dessus) prévoyait des pénalités pour la récolte non autorisée de bois sur une réserve. Les pénalités pouvaient être imposées « sur conviction », tout comme les frais « de poursuite ». Selon l’intimée, le recours à ces termes signifiait que la disposition était quasi criminelle et faisait intervenir des obligations de droit public, et non de droit privé. Par conséquent, toute procédure fondée sur l’article 26 ferait appel à l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.

[124]   L’intimée a aussi affirmé que la Couronne était exonérée de toute responsabilité pour tout acte ou omission commis par une personne dans l’exercice de ses fonctions de nature judiciaire, comme les juges qui agissent dans les limites de leur compétence. La même immunité en matière de responsabilité délictuelle s’applique aux représentants du ministère public (Peter Hogg & Patrick Monahan, Liability of the Crown, 3e éd. (Toronto : Carswell, 2000) p 122). Ainsi, le surintendant général ne pouvait pas être poursuivi pour ne pas avoir appliqué une disposition d’exécution de l’Acte des Sauvages de 1886, qui était protégée par la règle du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. L’intimée a soutenu que ce pouvoir discrétionnaire s’appliquait aussi à l’article 23 de l’Acte des Sauvages de 1886, lorsqu’un individu retournait sur une réserve après en avoir été expulsé en vertu d’un mandat délivré en application de cet article. Le surintendant général ou son représentant pouvait déposer une plainte, à la suite de quoi l’individu pouvait être emprisonné « sur conviction » après avoir été amené devant un magistrat, un juge de paix ou l’agent des sauvages en sa qualité de juge de paix.

[125]  L’intimée a invoqué les arrêts Krieger c Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 RCS 372 [Krieger], et R c Anderson, 2014 CSC 41, 458 NR 1 [Anderson], à l’appui de l’argument selon lequel le procureur général disposait d’un très vaste pouvoir discrétionnaire d’engager des poursuites dans l’exercice de ses compétences. Dans l’arrêt Krieger, un employé du procureur général de l’Alberta avait été désigné pour poursuivre une personne accusée de meurtre. Maître Krieger avait retardé la communication des résultats des tests d’empreintes génétiques effectués à partir du sang trouvé sur les lieux du crime qui impliquaient une autre personne que l’accusé. L’avocat de la défense s’est plaint au sous-procureur général que ces résultats n’avaient pas été communiqués en temps opportun. Le procureur général a mené une enquête et a conclu que le retard était injustifié, a réprimandé Me Krieger et l’a retiré du dossier. Insatisfait du résultat, l’accusé s’est plaint au barreau — la Law Society of Alberta —, qui a ouvert une enquête sur la conduite déontologique du procureur. La Cour a conclu que la communication de la preuve n’était pas une question de pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, mais plutôt une obligation légale. Le procureur n’était pas protégé par le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Par conséquent, et indépendamment de la capacité du procureur général de prendre des mesures disciplinaires contre un employé, le barreau de l’Alberta avait le pouvoir de réglementer la profession juridique en Alberta, y compris la conduite des procureurs du ministère public dans les circonstances. La Cour a décrit les principes fondamentaux du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites :

30.    Dans notre pays, un principe constitutionnel veut que le procureur général agisse indépendamment de toute considération partisane lorsqu’il supervise les décisions d’un procureur du ministère public. Voir, à l’appui de ce point de vue : Commission de réforme du droit du Canada, op. cit., p. 9-11. Voir également le juge Binnie (dissident sur un autre point) dans l’arrêt R. c. Regan, [2002] 1 R.C.S. 297, 2002 CSC 12, par. 157-158.

31.   Cet aspect de l’indépendance du procureur général se reflète également dans le principe selon lequel les tribunaux n’interviennent pas dans la façon dont celui-ci exerce son pouvoir exécutif, comme l’illustre le processus décisionnel en matière de poursuites. Dans l’arrêt R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, madame le juge L'Heureux-Dubé précise, aux p. 621-623 :

Il est évident qu’en principe et en règle générale, les tribunaux ne devraient pas s’immiscer dans le pouvoir discrétionnaire de la poursuite. Cela paraît clairement aller de pair avec le respect du partage des pouvoirs et de la primauté du droit. Aux termes de la théorie du partage des pouvoirs, le droit criminel relève du pouvoir exécutif […]    

  Dans « Controlling Prosecutorial Powers – Judicial Review, Abuse of Process and Section 7 of The Charter » (1986-87), 29 Crim. L.Q. 15, aux pp. 20-21, Donna C. Morgan étudie les origines des pouvoirs de la poursuite :

[traduction] La plupart (des pouvoirs de la poursuite) tirent leur origine […] de la prérogative royale, que Dicey définit comme étant le résidu du pouvoir discrétionnaire ou arbitraire dont la Couronne est investie à tout moment. Les pouvoirs nés de la prérogative sont essentiellement ceux qui sont accordés en common law à la Couronne et qui ne sont pas partagés par ses sujets. Bien que les actes de l’exécutif accomplis sous leur égide respectent la suprématie du droit, ces pouvoirs sont assujettis à la suprématie du Parlement, puisqu’ils peuvent être diminués ou abolis par une loi.

...

Dans « Prosecutorial Discretion: A Reply to David Vanek » (1987-88), 30 Crim. L.Q. 378, aux pp. 378 à 380, J. A. Ramsay précise le raisonnement qui sous-tend la retenue dont les tribunaux font preuve à l’égard du pouvoir discrétionnaire de la poursuite : 

...

[traduction] Il est fondamental, dans notre système de justice, que les instances criminelles se déroulent en public, devant un tribunal indépendant et impartial. S’il doit contrôler l’exercice par le poursuivant de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal devient un poursuivant superviseur. Il cesse alors d’être un tribunal indépendant. [souligné dans l’original; par 30 et 31]

[126]  La Cour a donc conclu dans Krieger :

L’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » est une expression technique. Elle ne désigne pas simplement la décision discrétionnaire d’un procureur du ministère public, mais vise l’exercice des pouvoirs qui sont au cœur de la charge de procureur général et que le principe de l’indépendance protège contre l’influence de considérations politiques inappropriées et d’autres vices. [je souligne; par 43]

[127]  La Cour suprême du Canada a récemment confirmé et clarifié les principes du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites dans l’arrêt Anderson :

Les décisions des procureurs du ministère public visent soit l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, soit la stratégie ou la conduite devant le tribunal. Après l’arrêt de notre Cour dans Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372, il y a eu une certaine confusion quant au sens à donner à l’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » et le droit est devenu nébuleux à cet égard. En particulier, l’emploi de l’expression « au cœur de » dans Krieger a donné lieu à une définition étroite du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Le présent pourvoi nous donne l’occasion de le clarifier. 

L’expression « pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites » est une expression large. Elle renvoie à toutes les décisions concernant la nature et l’étendue des poursuites ainsi que la participation du procureur général à celles-ci. Le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites justifie une grande déférence. Il ne doit pas être susceptible d’une remise en cause systématique par les tribunaux. Par principe, compte tenu du partage des pouvoirs, les tribunaux n’interviennent pas dans le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Par contre, la stratégie et la conduite du procureur du ministère public devant le tribunal sont assujetties à la compétence inhérente du tribunal de contrôler sa propre procédure. La déférence ne s’impose pas envers les avocats qui se comportent de façon inopportune dans la salle d’audience, mais notre système fait preuve d’une grande retenue envers les décisions tactiques des avocats. L’abus de procédure n’est pas une condition préalable à l’intervention du juge relativement à la stratégie ou à la conduite d’une partie devant le tribunal.

Le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est susceptible de contrôle judiciaire s’il y a eu abus de procédure. La règle de l’abus de procédure s’applique en présence d’éléments de preuve démontrant que la conduite du ministère public est inacceptable et compromet sérieusement l’équité du procès ou l’intégrité du système de justice. Avant que le ministère public soit tenu de justifier sa décision, il incombe à l’accusé d’établir, par prépondérance des probabilités, l’existence d’une preuve suffisante qu’une allégation relative à l’abus de procédure peut être examinée. [Sommaire]

[128]  Les arrêts Krieger et Anderson montrent donc que les tribunaux ne peuvent intervenir dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du procureur général en matière de poursuites qu’en cas d’abus de procédure, d’irrégularité flagrante ou de poursuite abusive.

[129]  L’intimée a aussi fait observer que [traduction] « la Cour suprême du Canada a souligné que la Couronne continuerait de bénéficier d’une immunité absolue puisque la décision d’intenter des poursuites était une décision de “nature judiciaire” » (mémoire du droit et des arguments de l’intimée, paragraphe 49). Dans Nelles c Ontario, [1989] 2 RCS 170, au par 5, 60 DLR (4th) 609 [Nelles], le juge Lamer a convenu que la décision d’intenter des poursuites était de nature « judiciaire ». Cependant, il a aussi fait remarquer que le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites n’était pas protégé par une immunité absolue. Il a d’ailleurs conclu ce qui suit : 

[…] Pour les raisons déjà exposées, j’estime qu’une immunité absolue pour le procureur général et ses mandataires, les procureurs de la Couronne, n’est pas justifiée par l’intérêt public. Il ne faut pas oublier que l’immunité absolue entraîne la négation d’un droit privé d’action et, dans certains cas, pourrait rendre impossible un recours fondé sur la Charte. L’existence d’une immunité absolue menace donc les droits individuels de citoyens poursuivis à tort et abusivement. De plus, il importe de souligner qu’il s’agit ici d’une immunité contre des actions pour poursuites abusives; il n’est question ni d’erreurs de jugement, ni d’erreurs dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, ni même de négligence professionnelle. Dans le cas du délit civil de poursuites abusives, par contre, on doit prouver l’existence d’un but ou d’un motif illégitime, motif qui constitue un abus ou une perversion du système de justice criminelle à des fins auxquelles il n’est pas destiné et qui, en tant que tel, comporte un abus des pouvoirs du procureur général et des procureurs de la Couronne qui agissent en son nom. 

Il ne fait pas de doute que les considérations d’intérêt public invoquées en faveur de l’immunité absolue ont une certaine légitimité. J’estime toutefois que ces considérations doivent céder le pas au droit d’un particulier de chercher à obtenir une réparation quand il subit un préjudice du fait que le poursuivant a agi avec malveillance dans l’exercice abusif de ses fonctions. À mon avis, la difficulté à faire la preuve de poursuites abusives ainsi que les mécanismes qui permettent, dans le système de procédure civile, d’écarter les actions non fondées suffisent pour que le procureur général et les procureurs de la Couronne ne soient pas entravés dans l’exécution efficace de leurs importantes charges publiques. Ainsi que je l’ai déjà fait remarquer, les tentatives américaines de limiter l’immunité du poursuivant par le recours à ce qu’on appelle l’approche fonctionnelle et aux nombreuses variantes de cette approche ont échoué et n’ont aucun fondement dans les principes. Je conclus en conséquence que le procureur général et les procureurs de la Couronne ne jouissent pas d’une immunité absolue relativement aux actions pour poursuites abusives […] [par 55 et 56]

Il convient de noter que les principes énoncés dans l’arrêt Nelles s’inscrivent dans le contexte d’une action pour poursuite abusive intentée contre le procureur général, où le « motif qui constitue un abus ou une perversion du système » était un élément sous-jacent nécessaire pour avoir gain de cause. Rien n’indique en l’espèce que le surintendant général ou ses représentants étaient motivés par la malveillance ou une autre irrégularité.

[130]  Citant Nation métisse du Labrador c Canada (Procureur général), 2006 CAF 393, au par 4, 277 DLR (4th) 60 [Nation métisse du Labrador], l’intimée a soutenu que « c’est un principe constitutionnel que le procureur général agit en toute indépendance dans ses décisions d’intenter ou de suspendre des poursuites, et que, sauf circonstances très exceptionnelles, il doit répondre de ces affaires, non pas devant une cour de justice, mais devant le Parlement ».

[131]  De même, le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites ne saurait être une question de consultation, et s’attacher, par exemple, à l’obligation fiduciaire de consulter. L’exercice du pouvoir discrétionnaire du poursuivant ne doit pas devenir un objet de négociation avec certaines des parties intéressées (Nation métisse du Labrador, par 30). Dans l’arrêt Krieger, la Cour suprême du Canada a aussi reconnu que l’indépendance du procureur général dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites comme était un impératif constitutionnel (cité au paragraphe 126 ci-dessus).

[132]  Vu ces principes, l’intimée a affirmé que l’obligation fiduciaire de la Couronne de se prévaloir des dispositions pénales de l’article 26 de l’Acte des Sauvages de 1886 (et, implicitement, des autres dispositions d’exécution et dispositions pénales) compromettrait l’exercice du pouvoir discrétionnaire du procureur général en matière de poursuites. Par conséquent, les obligations fiduciaires « de la nature des obligations de droit privé » ne devraient pas englober les décisions d’intenter des poursuites en application de l’article 26 de l’Acte des Sauvages de 1886 ou d’autres dispositions semblables. L’intimée a conclu que l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites est une obligation de droit public qui ne peut justifier une obligation fiduciaire de droit privé. Autrement, l’indépendance et l’impartialité de la Couronne seraient compromises.

[133]  Par contre, les revendicatrices ont soutenu que les nombreux pouvoirs d’exécution de l’Acte des Sauvages de 1886, dont ceux prévus à l’article 26, visaient davantage à protéger les réserves par des mesures administratives et civiles (plutôt que par des mesures pénales). Elles ont souligné que l’article 26 visait à protéger les intérêts sui generis qu’avaient les Sauvages sur leurs réserves contre les empiètements. Toute pénalité imposée en vertu de l’article 26 était versée à la bande et l’infliction de telle pénalité relevait de l’agent des sauvages. Ainsi, ces caractéristiques signifiaient que l’article 26 s’apparentait davantage à une mesure civile qu’à une mesure pénale. Par conséquent, elles ont soutenu que le processus décisionnel de la Couronne établi à l’article 26 relevait clairement de ses obligations fiduciaires. 

[134]  Je suis convaincu que le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et l’immunité de la Couronne pour les actes de nature judiciaire sont des principes fondamentaux du droit canadien et que le processus décisionnel en matière de poursuites n’est susceptible de contrôle qu’en cas d’abus de procédure. Cependant, s’il est vrai que, dans les arrêts Première Nation d’Ochapowace c Canada (Procureur général), 2009 CAF 124, [2009] 3 CNLR 242, [Ochapowace] et Nation métisse du Labrador, la cour a appliqué le principe du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, ces affaires n’ont pas pris naissance dans des circonstances analogues à celles de la présente revendication. Les intérêts dans la réserve cédée n’étaient pas en cause. Comme je l’ai déjà mentionné, il ressort de l’arrêt Wewaykum et des affaires connexes  que le rapport fiduciaire entre la Couronne et les peuples autochtones touche également des principes fondamentaux du droit canadien, met en jeu l’honneur de la Couronne et comporte des aspects constitutionnels. La Cour suprême du Canada a déclaré à plusieurs reprises qu’une obligation fiduciaire de niveau élevé prend naissance quand la Couronne exerce son pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt dans une réserve cédée.

[135]  En examinant la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, je constate que la Cour a aussi reconnu que, dans certaines circonstances exceptionnelles, certains types de processus décisionnels de la Couronne pouvaient échapper aux obligations fiduciaires ou que ces obligations pouvaient être modifiées en raison du conflit inhérent entre les différentes « qualités » de la Couronne, même lorsque cette dernière exerce un pouvoir discrétionnaire à l’égard d’un intérêt autochtone très important. C’était d’ailleurs le cas dans l’arrêt Bande et nation indiennes d’Ermineskin c Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 RCS 222 [Ermineskin], où la Couronne avait un pouvoir discrétionnaire sur les fiducies des deux Premières Nations.

[136]  Dans Ermineskin, les nations de Samson et d’Ermineskin étaient signataires du Traité n° 6, entré en vigueur en 1876. Des ressources pétrolières et gazières avaient été découvertes dans le sous-sol de deux réserves et les bandes devaient céder leurs droits sur ces ressources afin que la Couronne puisse conclure avec des tiers des ententes pour l’exploitation des ressources. Ces ententes avaient permis aux bandes de bénéficier de rendements substantiels, et ces fonds étaient détenus en fiducie comme le prévoit la Loi sur les Indiens, et portaient intérêt conformément aux diverses dispositions réglementaires en vigueur à l’époque. Les bandes ont soutenu que la Couronne avait manqué à son obligation fiduciaire en n’investissant pas les fonds. La Cour a rejeté la revendication des bandes et a notamment conclu ce qui suit : 

La situation de la Couronne lorsqu’elle fixe le taux de l’intérêt payé aux bandes est elle aussi unique. D’une part, elle a envers les bandes des obligations fiduciales, dont celles de faire preuve de loyauté et d’agir au mieux de leurs intérêts. D’autre part, elle doit payer l’intérêt dû aux bandes par prélèvement sur le trésor public, à savoir l’argent des contribuables. La Couronne a des obligations envers l’ensemble des Canadiens et une pondération des divers intérêts en jeu s’impose inévitablement.

Comme le dit le juge Binnie dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245, par. 96, « [l]a Couronne ne saurait être un fiducial[l] ordinaire; elle agit en plusieurs qualités et représente de nombreux intérêts, dont certains sont immanquablement opposés ». En l’espèce, la Couronne doit prendre en considération non seulement les intérêts des bandes, mais également ceux des autres Canadiens lorsqu’elle fixe le taux de l’intérêt payé aux bandes.

Suivant l’arrêt Fales, le soin exigé de la Couronne dans l’administration des fonds des Indiens est celui « qu’un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires » (le juge Dickson, p. 315). Toutefois, comme la Couronne « ne saurait être un fiducia[l] ordinaire », son obligation d’agir comme le ferait une personne avisée administrant ses propres affaires est façonnée par les lois applicables et les considérations susmentionnées. [par 129 à 131]

[137]  Une telle modification ou exemption étant exceptionnelle et fondée sur des circonstances particulières, j’estime qu’il faut en restreindre la portée lorsque des intérêts dans des réserves cédées sont en cause. Comme je l’ai déjà mentionné, la Cour suprême du Canada a clairement établi que, s’agissant des terres de réserve cédées, l’obligation fiduciaire s’élargit et vise la préservation de l’intérêt quasi propriétal de la bande dans la réserve et la protection contre l’exploitation à cet égard (Wewaykum, par 86). Je conclus également que les décisions de la Couronne de poursuivre tout intrus en application des dispositions d’interdiction de l’Acte des Sauvages en cause dans la présente revendication, ou que ses décisions sur la façon de mener une poursuite, une fois qu’elle est engagée, seront protégées par la règle du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites. Ces pouvoirs échappent à la portée de l’obligation fiduciaire et ne sont susceptibles de contrôle qu’en cas d’abus de procédure. La présente revendication ne fait état d’aucun abus de procédure.

[138]  Plus précisément en ce qui touche le sens à donner au régime législatif, j’accepte l’argument de l’intimée selon lequel, entre 1904 et 1910, les agents des Sauvages exerçaient parfois un pouvoir judiciaire : Acte des Sauvages de 1886, art 23, 26 et 117. Cependant, ils exerçaient aussi des fonctions de supervision, de surveillance et de gestion. Pour reprendre l’expression descriptive du juge Binnie, le surintendant général et les agents des Sauvages « agi[ssaient] en plusieurs qualités », sans doute par nécessité étant donné la situation géographique de l’époque et l’éloignement des établissements. Plusieurs des mesures d’exécution n’étaient pas de nature quasi criminelle — comme le mandat visant à expulser un intrus, l’avis d’expulsion et la saisie du bois coupé sans autorisation, ou la saisie des arbres mêlés, abattus avec et sans autorisation (Acte des Sauvages de 1886, première partie du par 22(1), première partie du par 22(2), art 58, art 62 et art 63). Le recours à ces mesures d’exécution relevait du pouvoir discrétionnaire du surintendant général en matière de gestion, et non en matière de poursuites. De plus, dans les cas de recours par voie sommaire susceptible d’aboutir devant un agent des sauvages agissant à titre d’officier de justice, le surintendant général pouvait déléguer à un représentant ou à un officier le pouvoir d’engager la procédure (par exemple, aux articles 23 et 26 de l’Acte des Sauvages de 1886). Si la procédure avait été engagée par l’agent des sauvages, celui‑ci n’aurait sans doute pas agi à titre d’officier de justice dans le même dossier.

[139]  Le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites entre en jeu lorsqu’une affaire est soumise à un officier de justice ou à un tribunal, plus particulièrement en matière criminelle ou quasi criminelle. Dans le contexte de l’Acte des Sauvages de 1886, ce pouvoir entrait en jeu lorsque la Couronne cherchait à obtenir une « conviction sommaire » avec possibilité d’amende ou d’emprisonnement. Comme nous l’avons vu, ces recours étaient prévus par l’Acte des Sauvages de 1886, même si la plupart des mesures d’exécution étaient de nature civile et pouvaient même ne faire intervenir aucun officier de justice. Je suppose que, lorsqu’il envisageait d’exercer un recours prévu par l’Acte des Sauvages de 1886, le surintendant général (ou tout autre fonctionnaire du ministère agissant en son nom) faisait une dénonciation sous serment fondée sur des motifs valables et étayée par des éléments de preuve. Il s’agissait alors d’un acte et d’une décision de nature administrative. Cependant, quand elle était soumise à la cour, la poursuite devait être prise en charge par le procureur général, son agent ou un poursuivant provincial, lequel pouvait décider à son entière discrétion de la façon de mener la poursuite devant la cour. À mon avis, il n’y a pas nécessairement de conflit entre l’administration des mesures d’exécution, y compris les pénalités sur « conviction sommaire », et le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites.

[140]  La Loi sur les Indiens et le Règlement prévoyaient donc divers outils de plus en plus sévères et contraignants sur le plan juridique. Les premières mesures étaient de nature administrative et visaient à permettre au ministère de remplir son rôle de protecteur des intérêts des bandes sur les réserves. Ce n’est que lorsque ces mesures se révélaient inefficaces qu’une poursuite visant à obtenir une « conviction sommaire » était envisagée. Par conséquent, bien que je reconnaisse que divers types de pouvoir discrétionnaire pouvaient entrer en jeu dans la prise d’une mesure d’exécution prévue par l’Acte des Sauvages de 1886 et son Règlement, y compris le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, je ne crois pas que l’exercice de ce dernier pouvoir intervienne de façon générale dans la prise des mesures d’exécution prévues par l’Acte des Sauvages.

d)  L’exercice du pouvoir discrétionnaire administratif sur les questions d’ordre public

[141]  L’intimée a également cherché à restreindre la portée des obligations fiduciaires en l’espèce en soutenant que ces obligations n’englobaient pas les dispositions d’exécution et les dispositions pénales prévues par l’Acte des Sauvages et son règlement, parce que celles‑ci relevaient du pouvoir discrétionnaire administratif du ministre d’attribuer des ressources ou de décider des mesures d’exécution à prendre à des fins d’intérêt public.

[142]  L’intimée a fait valoir que le pouvoir de saisir le bois prévu à l’article 62 de l’Acte des Sauvages de 1886 (voir paragraphe 43 ci-dessus) était discrétionnaire. Il est vrai que le ministre pouvait se prévaloir de cette mesure d’exécution, mais il (et ses représentants) avait le pouvoir discrétionnaire de décider à quel moment il convenait d’y avoir recours. Comme l’a dit l’intimée, le ministre disposait d’un pouvoir discrétionnaire général en matière de répartition des ressources destinées à l’application de la loi et dans le choix des mécanismes d’exécution. L’intimée a fait observer :  

[traduction] […] La présente revendication est conçue de manière à qualifier toute lacune que pourrait comporter l’application des lois et des mécanismes d’exécution de manquement à une obligation ouvrant droit à des dommages-intérêts. En effet, ces allégations cherchent à imposer, au moyen du droit de la responsabilité délictuelle, une obligation de résultat. Une telle obligation est essentiellement étrangère au droit de la responsabilité délictuelle. [Mémoire du droit et des arguments, par 58].

[143]  À l’appui, l’intimée a invoqué l’affaire Distribution Canada Inc c MRN, [1993] 2 CF 26, 99 DLR (4th) 440 [Distribution Canada], où la Cour d’appel fédérale a examiné le pouvoir discrétionnaire du ministre de faire respecter une loi. Dans cette affaire, une organisation d’épiciers canadiens a voulu forcer le ministre du Revenu national à percevoir des droits sur les achats faits de l’autre côté de la frontière. Aux termes du Tarif des douanes, un droit « est imposé et perçu […] et exigible » sur les produits alimentaires ainsi que sur certains autres produits achetés par des Canadiens ayant séjourné aux États-Unis pendant moins de 24 heures. Cependant, le ministre avait pour politique de ne pas percevoir en général les droits d’un dollar ou moins, et les droits de cinq dollars ou moins lorsque le volume de circulation était important. Voici ce qu’a conclu la Cour dans Distribution Canada :

27. Il est hors de doute qu’à l’instar du commissaire de police dans l’affaire R. v. Metropolitan Police Commissioner: Ex parte Blackburn […] le ministre « est tenu envers le public à l’obligation légale sans équivoque d’appliquer la loi ». Il s’ensuit qu’il doit prendre toutes les mesures raisonnables pour appliquer les dispositions de la Loi. Que ces mesures soient raisonnables signifie qu’il faut prendre en considération des facteurs politiques qui échappent à la compétence des tribunaux judiciaires, puisqu’ils portent sur la manière dont la Loi doit être appliquée. Ce que l’appelante reproche au ministre, cependant, c’est que celui-ci ne fait pas tout ce qu’il peut faire. Un exemple de mesure volontaire suggérée par l’appelante à l’audience, et que le ministre n’a pas employée, consiste en l’installation de boîtes de perception dans lesquelles ceux qui ont fait des emplettes jetteraient l’équivalent des droits exigibles, lorsqu’ils passent la frontière pour rentrer chez eux.

30. La conclusion va donc de soi. Seul celui qui est tenu à une obligation publique de ce genre peut décider de la façon dont il utilise ses ressources à cette fin. Le ministre n’a pas manqué à ses obligations, ni n’a fait preuve de négligence ou de mauvaise foi. Il a fait la preuve des difficultés qu’il rencontre dans l’application de la loi, et il est investi dans ce contexte d’un pouvoir discrétionnaire auquel la justice ne portera pas atteinte. [je souligne; par 27, 30]

[144]  L’intimée a cité d’autres décisions qui ont reconnu le même principe : Northern Lights Fitness Products Inc. c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 75 FTR 111, [1994] ACF n° 319; Attis c Canada (Minister of Health), 2008 ONCA 660, 93 OR (3d) 35; Guidon c Ontario (Minister of Natural Resources) (2006), 207 OAC 135, [2006] O.J. No. 303 (C div Ont).

[145]  Ces décisions renvoient aux obligations de droit public de la Couronne envers l’ensemble de la population. Elles se distinguent du cas où la Couronne exerce un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt d’une Première Nation sur une réserve, donnant naissance à des obligations fiduciaires, sui generis, distinctes de la nature d’obligations de droit privé : Guerin; Bande indienne de la rivière Blueberry; Wewaykum.

[146]  Je ne conteste pas le principe tiré de l’affaire Distribution Canada, non plus que les  autres décisions citées à cet égard. En fait, je conviens que le surintendant général et son ministère disposaient d’un vaste pouvoir discrétionnaire quant à l’opportunité d’appliquer ou non les mesures d’exécution prévues par l’Acte des Sauvages et le Règlement afin de favoriser l’administration efficace d’une cession acceptée. Or, bien que les décisions en matière de poursuites soient protégées par la règle du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites lorsqu’elles sont portées devant un tribunal, les autres pouvoirs discrétionnaires administratifs de la Couronne relèvent des obligations fiduciaires. Il serait peut-être plus facile de répondre à la question de l’incidence sur le trésor public à l’aide de concepts tels que la diligence raisonnable ou la reconnaissance de demandes concurrentes mettant en jeu des fonds publics et des obligations fiduciaires existantes, comme dans l’arrêt Ermineskin. J’arrive donc à la conclusion que la jurisprudence ne permet pas, pour ce motif, d’exclure totalement ces décisions administratives de la portée de l’obligation fiduciaire.

e)  Le résumé de la portée des obligations fiduciaires

[147]  En résumé, donc, les obligations fiduciaires de la Couronne envers les peuples autochtones n’ont pas un « caractère général ». Elles dépendent avant tout des faits, varient selon la nature de l’intérêt en cause, doivent être examinées en fonction des circonstances et sont complexes du fait que le fiduciaire est une institution gouvernementale. Les obligations de la Couronne sont « sui generis » et, contrairement aux fiducies publiques, elles tiennent « de la nature d’[obligations] de droit privé » (Wewaykum, par 74).

[148]  Lorsqu’une bande cède des terres de réserve (y compris les ressources se trouvent à la surface ou l’intérieur du sol) à des conditions formellement acceptées par la Couronne, il est clair que la Couronne a une obligation fiduciaire sui generis envers la bande dans sa gestion des biens cédés. Encore une fois, l’obligation fiduciaire de la Couronne est fondée sur un droit indien identifiable (habituellement une terre) sur l’administration ou la gestion duquel la Couronne exerce un contrôle exclusif.

[149]  La Cour suprême du Canada a clairement établi que, lorsque la Couronne exerce un pouvoir discrétionnaire sur une réserve cédée, l’obligation fiduciaire à laquelle elle est astreinte est généralement très élevée. Dans certaines circonstances exceptionnelles, les obligations fiduciaires auxquelles elle serait habituellement tenue doivent être modifiées. Le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et l’immunité pour les actes de nature judiciaire sont de telles exceptions. Cependant, comme je l’ai déjà indiqué, les pouvoirs administratifs se rapportant à la protection des réserves et au respect de l’Acte des Sauvages de 1886 n’entraient pas en conflit avec le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites et s’inscrivaient, en droit, dans le cadre des obligations fiduciaires. Après avoir clarifié la portée des obligations fiduciaires dans les circonstances de la présente revendication, la suite des présents motifs portera sur : (1) les obligations précises et la norme de prudence qui se rattachent aux pouvoirs administratifs du surintendant général en vertu du régime de gestion du bois; et (2) la question de savoir s’il y a eu manquement à ces obligations en l’espèce.

2.  La nature des obligations fiduciaires

[150]  Je vais maintenant me pencher sur les obligations précises et la norme de prudence auxquelles la Couronne était tenue dans sa gestion du bois cédé par les revendicatrices.

[151]  La Cour suprême du Canada a énoncé un certain nombre d’obligations qui incombent à la Couronne lorsqu’elle gère un bien cédé. Dans l’arrêt Wewaykum, le juge Binnie a expliqué à quelles obligations fiduciaires importantes la Couronne est astreinte lorsqu’elle exerce un pouvoir discrétionnaire sur une réserve entièrement créée : 

[...] Après la création de la réserve, la portée de l’obligation de fiduciaire de la Couronne s’élargit et vise la préservation de l’intérêt quasi propriétal de la bande dans la réserve et la protection de la bande contre l’exploitation à cet égard.

[…]

C’est dans le contexte des « marchés abusifs » qu’il faut, je crois, comprendre l’approche du juge Wilson dans l’arrêt Guerin. S’exprimant en son nom et au nom des juges Ritchie et McIntyre, madame le juge Wilson a déclaré que, avant toute aliénation, la Couronne a « l’obligation qui incombe au fiduciaire de protéger et préserver les droits des bandes contre l’extinction ou l’empiétement » (p. 350). Les « droits » à protéger de l’extinction ou de l’empiétement sont, il faut le souligner, des intérêts en common law, et ce qui les menace doit être, comme dans l’arrêt Guerin lui-même, un marché abusif (par exemple dans cette dernière affaire, le bail consenti au club de golf Shaughnessy Heights, qui a été jugé « déraisonnable »). Cette interprétation est compatible avec les arrêts Bande indienne de la rivière Blueberry et Lewis. Les propos du juge Wilson doivent être considérés comme indiquant que la Couronne doit faire montre de la diligence ordinaire requise pour éviter l’empiétement ou la destruction de l’intérêt quasi propriétal de la bande en raison d’un marché abusif avec des tiers, voire de mesures qui seraient prises par la Couronne elle-même et constitueraient de l’exploitation. (Il va de soi qu’il surviendra également des affaires où il sera question de la responsabilité ordinaire de la Couronne, en tant que fiduciaire, relativement aux pouvoirs administratifs qu’elle exerce à l’égard de la réserve et des biens de la bande.) [par 86, 100]

[152]  La « responsabilité ordinaire » dont il est question au paragraphe ci-dessus s’attache aux obligations fiduciaires de droit privé habituelles qui, selon les propos du juge Binnie dans Wewaykum, prennent naissance avant la création de la réserve, notamment :

[…] aux devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et d’exercice de la prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones de l’obligation. [par 86]

Le juge Binnie y attache aussi la norme de diligence dont il était question dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry : « [e]n tant que fiduciaire, la Couronne avait l’obligation d’agir avec le soin et la diligence “qu’un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires” » (Wewaykum, par 94; Bande indienne de la rivière Blueberry, par 104).

[153]  Dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry, outre la question de savoir si le ministère aurait dû conserver les droits miniers dans la réserve cédée, la Cour suprême devait aussi déterminer si l’obligation fiduciaire du ministère incluait l’obligation d’invoquer l’article 64 de la Loi sur les Indiens de 1927, qui conférait au surintendant général le pouvoir d’annuler une vente ou un bail. Le libellé de cet article était essentiellement le même que celui de l’article 46 de l’Acte des Sauvages de 1886 :

46. Si le surintendant est convaincu qu’un acquéreur ou locataire de terres des sauvages, ou que le cessionnaire d’un tel acquéreur ou locataire, s’est rendu coupable de fraude ou de supercherie, ou a enfreint quelqu’une des conditions de la vente ou du bail, ou si quelque vente a été faite ou si quelque bail a été passé par méprise ou erreur, il pourra annuler la vente ou le bail, et reprendre possession du terrain y mentionné ou en disposer comme si cette vente ou ce bail n’eût jamais été fait; et toutes annulations ci-devant opérées par le Gouverneur en conseil ou le surintendant général demeureront valables tant qu’elles ne seront pas révoquées. [je souligne]

 

[154]  La juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a conclu que l’obligation fiduciaire exigeait du ministère qu’il fasse preuve de diligence raisonnable pour corriger toute inadvertance, erreur ou erreur de jugement à l’égard du droit de la bande bénéficiaire lorsqu’il découvrait l’erreur, et qu’il exerce les pouvoirs dont il disposait pour corriger la situation : 

À mon avis, le MAI était tenu d’exercer ce pouvoir pour corriger les erreurs qui portaient préjudice aux intérêts des Indiens vu l’obligation de fiduciaire continue qu’il avait envers ces derniers. Même si l’obligation de fiduciaire touchant l’administration des terres des Indiens a pu cesser au moment de la vente des terres en 1948, on peut néanmoins inférer du caractère exceptionnel de l’art. 64 le maintien d’une obligation de fiduciaire d’agir dans l’intérêt des Indiens afin de corriger une erreur. Cette disposition conférait au MAI le pouvoir d’annuler le transfert de terres en cas d’erreur, même à l’égard d’acheteurs de bonne foi. Il n’est pas déraisonnable d’inférer que le législateur voulait que le MAI exerce ce pouvoir dans l’intérêt des Indiens. Si le texte précité de l’art. 64 ne suffit pas à établir l’existence d’une obligation de fiduciaire de corriger l’erreur, il paraît certainement avoir cet effet lorsqu’on interprète en corrélation avec la jurisprudence sur les obligations de fiduciaire. Lorsqu’une partie se voit conférer certains pouvoirs touchant les droits d’une autre partie et que cette dernière se voit privée des pouvoirs en question ou est « vulnérable », la première partie, celle qui détient les pouvoirs, a l’obligation de fiduciaire de les exercer dans l’intérêt de l’autre : Frame c. Smith, précité, le juge Wilson; et Hodgkinson c. Simms, précité. L’article 64 conférait au MAI le pouvoir de corriger l’erreur qui avait eu pour conséquence de transférer à tort au DTAC les droits miniers de la bande. La bande elle-même ne possédait pas ce pouvoir; elle était vulnérable. Dans de telles circonstances, il existe une obligation de fiduciaire de corriger l’erreur.

L’obligation du MAI était celle qui incombe habituellement à un fiduciaire, c’est-à-dire l’obligation de faire montre de diligence raisonnable à l’égard du droit en cause des Indiens. Pour s’acquitter de cette obligation de diligence raisonnable, le MAI devait prendre les mesures requises pour corriger le transfert fait par erreur, lorsqu’il a pris connaissance de faits tendant à indiquer qu’il y avait eu une erreur et que les droits miniers transférés à tort avaient une certaine valeur potentielle. [je souligne; Bande indienne de la rivière Blueberry, par 115 et 116]

[155]  L’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry permet donc d’affirmer que l’obligation fiduciaire exige que le ministère exerce les pouvoirs discrétionnaires dont il dispose pour protéger le droit d’une Première Nation sur une réserve.

[156]  La prudence ordinaire et la diligence raisonnable n’imposent pas au fiduciaire d’être infaillible ou de garantir un résultat précis, comme le juge Rothstein l’a conclu dans Ermineskin : 

Il n’incombe pas à un tel fiduciaire de garantir la masse fiduciaire contre le risque de perte ni d’assurer sa croissance. Pour reprendre les propos du juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans l’arrêt Fales c. Canada Permanent Trust Co., [1977] 2 R.C.S. 302, p. 315, « [t]raditionnellement, le soin et la diligence que l’on exige d’un fiduciaire dans l’administration d’une fiducie sont ceux qu’un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires ». Il ajoute cependant qu’« [u]n fiduciaire n’est pas tenu à l’infaillibilité, pas plus qu’il n’est le garant de la sécurité de l’actif de la succession » (p. 319) [par 57]

[157]  Bien que le fiduciaire ne soit pas tenu à l’infaillibilité, le bénéficiaire a droit à la loyauté et à la diligence : 

La Couronne pouvait à son gré déterminer les conditions d’octroi du droit d’exploiter les minéraux ainsi que le sort réservé aux redevances touchées pour le compte des bandes. Elle devait exercer son pouvoir discrétionnaire au bénéfice des bandes, qui s’étaient rendues vulnérables par la cession à la Couronne de leurs droits sur les minéraux. Les bandes étaient en droit d’escompter que la Couronne exerce ce pouvoir avec loyauté et diligence. [Ermineskin, par 69]

[158]  Dans Bande indienne de la rivière Blueberry, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a aussi conclu que la Couronne avait l’obligation de suivre la politique existante. La juge McLachlin a conclu que, suivant une politique de longue date, la Couronne devait réserver les droits miniers lorsqu’elle vendait des terres, notamment en ce qui concernait les concessions de terres accordées aux anciens combattants, et même les réserves dédiées aux bandes (Bande indienne de la rivière Blueberry, par 99 et 100). Les droits miniers étaient réservés parce qu’ils s’avéraient être une bonne source de revenus. La juge McLachlin a par conséquent conclu que le ministère était tenu de réserver les droits miniers sur les terres cédées, et ce, pour la même raison qu’il l’avait fait sur ses propres terres, et que l’omission de réserver ces droits constituait un manquement à l’obligation fiduciaire : 

Voilà à quoi se résume la question. En tant que fiduciaire, la Couronne avait l’obligation d’agir avec le soin et la diligence « qu’un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires » : Fales c. Canada Permanent Trust Co., [1977] 2 R.C.S. 302, p. 315. Une personne raisonnable ne se départit pas par inadvertance d’un bien qui peut avoir de la valeur et dont la capacité de produire un revenu a déjà été démontrée. Une personne raisonnable ne se départit pas non plus, sans contrepartie, d’un bien qui ne lui coûte rien à conserver et qui, aussi mince que cette possibilité puisse être, pourrait un jour avoir de la valeur. Dans la gestion de ses propres affaires, la Couronne réservait ses droits miniers. Elle aurait dû faire de même pour la bande. [par 104]

[159]  S’exprimant au nom de la majorité dans Bande indienne de la rivière Blueberry, le juge Gonthier a souscrit aux observations de sa collègue : 

[…] Comme le fait remarquer ma collègue le juge McLachlin, suivant une politique de longue date, antérieure à la cession de 1945, lorsqu’il vendait des terres indiennes cédées, le MAI réservait les droits miniers au profit des autochtones concernés. Cette politique avait justement été adoptée parce qu’on estimait que, dans tous les cas, le fait de réserver les droits miniers était une mesure [traduction] « appropri[ée] pour assurer [le] bien-être » des autochtones visés. L’existence et la raison d’être de cette politique (dont le bien-fondé, bien qu’évident, ressort des faits de la présente affaire) justifient la conclusion que le MAI avait l’obligation de fiduciaire de réserver, au profit de la bande des Castors, les droits miniers afférents à la R.I. 172, lorsqu’il a vendu les droits de superficie au DTAC en mars 1948. Autrement dit, le MAI aurait dû continuer de louer les droits miniers comme il l’avait fait depuis 1940. Son omission de le faire ne peut s’expliquer que par une « inadvertance ». [par18]

[160]  Le juge Gonthier a aussi convenu que la Couronne avait l’obligation fiduciaire de corriger les erreurs ou les oublis et d’exercer à cet égard les pouvoirs qui lui étaient conférés. L’omission de le faire constitue un autre manquement : 

Je suis d’accord avec le juge McLachlin que le manquement par le MAI à son obligation de fiduciaire n’est pas limité à la date à laquelle les droits miniers afférents à la R.I. 172 ont été vendus au DTAC. Le MAI avait l’obligation d’agir dans l’intérêt de la bande des Castors dans toutes ses opérations concernant les droits miniers afférents à la R.I. 172, ce qui, comme je l’ai déjà mentionné, a donné naissance à l’obligation spécifique de louer ces droits au profit de la bande, conformément aux conditions de l’accord de 1945. Dans la mesure où le MAI détenait, soit en vertu de l’acte de cession soit en vertu de la Loi des Indiens, le pouvoir de réserver les droits miniers dans le cadre d’une entente de location, il avait l’obligation de fiduciaire d’exercer ce pouvoir. En conséquence, à l’instar du juge McLachlin, je suis d’avis que l’art. 64 de la Loi est très important, car il conférait au MAI le pouvoir d’annuler les ventes ou affermages de terres indiennes faits par erreur. Étant donné que les droits miniers afférents à la R.I. 172 ont été vendus par inadvertance, l’art. 64 donnait au MAI le pouvoir de se porter de nouveau acquéreur des terres de la réserve, lui accordant ainsi une « deuxième chance » de louer les droits miniers.

Dans ses motifs, le juge McLachlin démontre amplement que, entre le 15 juillet 1949 et le 9 août 1949, le MAI avait appris deux faits : (1) la possibilité que les droits miniers afférents à la R.I. 172 aient une valeur considérable; (2) les droits miniers avaient été vendus au DTAC en 1948. Il faut également se rappeler que le MAI appliquait une politique de longue date, qui consistait à réserver les droits miniers au profit des autochtones visés lorsqu’il vendait des terres indiennes. Vu ces circonstances, il est plutôt étonnant que le MAI n’ait pris aucune mesure pour déterminer comment les droits miniers avaient pu être vendus au DTAC. Il aurait suffi de peu pour découvrir l’erreur qui s’était produite.

En tant que fiduciaire, le MAI était tenu d’agir avec diligence raisonnable. À mon avis, une personne raisonnable placée dans la situation du MAI, se serait aperçue, le 9 août 1949, qu’une erreur avait été commise, et elle aurait exercé le pouvoir que lui conférait l’art. 64 pour la corriger, pour acquérir de nouveau les droits miniers et pour conclure une entente de location au profit de la bande. Cette omission constitue un manquement évident à l’obligation de fiduciaire qu’avait le MAI d’agir dans l’intérêt de la bande lorsqu’il effectuait des opérations touchant la R.I. 172. [je souligne; Bande indienne de la rivière Blueberry, par 20 à 22]

[161]  Dans Lac Seul, le juge O’Keefe avait aussi à trancher la question de savoir si la Couronne aurait dû se prévaloir de certaines dispositions de l’Acte des Sauvages de 1886 et de son Règlement. Dans cette affaire, la bande avait cédé du bois sur sa réserve afin qu’il soit vendu par le ministère de la manière habituelle. Le Canada avait accepté la cession, lancé un appel d’offres et conclu des accords de vente. Cependant, l’expert forestier embauché pour évaluer le bois avait fait des erreurs que la Couronne n’avait pas corrigées alors qu’elle aurait dû les remarquer et qu’elle avait eu amplement la possibilité de le faire.

[162]  Le juge O’Keefe a résumé la norme de prudence applicable et l’a formulée plus en détail : 

 Dans ses observations écrites, la demanderesse a affirmé ce qui suit, au paragraphe 18 :

[traduction]

Par conséquent, selon l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry, lorsque des terres de réserve sont cédées en fiducie à des fins privées, à titre de fiduciale, la Couronne doit : 

a. garder à l’esprit son rôle de fiduciaire et agir uniquement dans l’intérêt du bénéficiaire; 

b. exercer tous droits et pouvoirs élargis pour le compte du bénéficiaire;

c. faire preuve d’une loyauté absolue envers le bénéficiaire;

d. intervenir entre le bénéficiaire et des tiers qui souhaitent conclure des accords abusifs;

e. agir « avec le soin et la diligence qu’un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires »;

f. corriger une erreur dans l’intérêt du bénéficiaire. 

Après avoir examiné l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry précité, je modifierais légèrement les points a et c de manière à ce qu’ils se lisent comme suit :

  [traduction]

a. garder à l’esprit son rôle de fiduciaire et agir dans l’intérêt du bénéficiaire;

c. exercer le pouvoir avec loyauté et diligence;

Pour le reste, je souscris à l’énoncé de la demanderesse. [Lac Seul, par 24]

[163]  Le juge O’Keefe a conclu que l’omission de corriger les erreurs constituait un manquement à l’obligation fiduciaire envers la bande (Lac Seul, par 51, 58). Il a aussi décrit l’omission du ministère de façon détaillée en citant diverses dispositions du Règlement et a conclu que le ministère avait manqué à son obligation fiduciaire parce que le respect des dispositions permettait une saine gestion des concessions forestières sous le contrôle du ministère : 

[...] Au paragraphe 236 des observations écrites de la demanderesse, la demanderesse soutient que le Canada n’a pas respecté les normes énoncées au RBCI en ce que :

a. elle a omis d’obtenir des cautionnements de garantie des titulaires de permis en contravention à l’article 18 du Règlement;

b. elle a accordé des renouvellements de permis annuels malgré le fait que, bien souvent, les titulaires de permis ne fournissaient pas la documentation exigée en vertu de l’article 12 du Règlement;

c. elle a permis des pratiques de récolte dangereuses dans la réserve en contravention à l’article 22 du Règlement;

d. elle a permis que des droits de coupe soient payés sans qu’un mesureur autorisé vérifie les volumes et les espèces de bois coupé, et elle a permis que des exploitants forestiers négligent de marquer leur bois en contravention aux articles 23 et 10 du Règlement sur le bois de construction de 1923;

e. elle a autorisé des renouvellements de permis malgré que des droits n’aient pas été payés dans les délais impartis, en contravention à l’article 7 du Règlement;

f. elle a autorisé des renouvellements de permis malgré qu’elle ait reçu des demandes de renouvellement tardives à répétition, en contravention à l’article 8 du Règlement.

Les éléments de preuve présentés au procès prouvent que ces types de manquements ont été commis. La question en litige est celle de savoir si cette conduite constitue des manquements à l’obligation fiduciale de la Couronne envers la bande. J’en suis arrivé à la conclusion que le RBCI existe pour contribuer à assurer une saine gestion des concessions forestières après qu’elles ont été octroyées. Par exemple l’exigence de marquage du bois fournit un moyen d’identifier le bois qui est retiré de la réserve. Il y avait un problème en l’espèce parce que certaines pièces de bois n’étaient pas marquées et, par conséquent, il était impossible de déterminer si elles venaient de terres de réserve ou d’autres terres.

J’en suis arrivé à la conclusion que le respect du Règlement permet une saine gestion des concessions forestières après qu’elles ont été octroyées. La Couronne a manqué à son obligation fiduciale envers la bande lorsqu’elle ne s’est pas conformée au RBCI.

[…]

Au paragraphe 290 de ses observations écrites, la demanderesse allègue que la défenderesse a également manqué à son obligation fiduciale de gérer prudemment les ressources de la demanderesse par les omissions suivantes :

a. la défenderesse n’a pas perçu le bon loyer foncier pour la concession forestière;

b. la défenderesse ne s’est pas assurée que l’exploitant de la concession forestière exploitait la concession;

c. la défenderesse n’a pas perçu régulièrement des droits de coupe;

d. la défenderesse n’a ni surveillé ni sanctionné les pratiques des titulaires de permis.

J’ai déjà traité de ces questions, mais j’aimerais souligner ce qui suit en rapport avec le point d ci-dessus. L’historien expert de la demanderesse, James Morrison, a affirmé ce qui suit, au paragraphe 358 de son rapport d’expert :

[traduction]

Le mesureur de bois George Hynes a envoyé au ministère une autre lettre datée du 4 mai 1931, en réponse à la lettre de l’administration centrale du 14 avril qu’il venait tout juste de recevoir. Monsieur Hynes expliquait que le type de vérification qu’il venait de faire était à peu près inutile. La seule façon d’assurer une supervision adéquate du bois d’une réserve indienne, disait-il, consistait à mesurer chaque pièce retirée par un titulaire de permis :

[...]

J’aimerais également mentionner que ce que j’estime être une vérification ne vous mènera nulle part. D’abord, qui êtes-vous censé vérifier? Il n’y a qu’une bonne façon de vérifier l’exploitation de la forêt dans les réserves indiennes, et c’est en mesurant chaque pièce qui est retirée par les titulaires de permis. J’estime que j’ai accompli le travail beaucoup plus rapidement que le ministère des Terres et des Forêts de la province de l’Ontario le voudrait, mais comme l’hiver approchait et commençait à montrer des signes d’un hiver très précoce, j’ai dû travailler fort y compris les dimanches, pour mener à bien ma vérification. Je regrette d’ailleurs que le temps que j’ai dû consacrer au rapport avant de le transmettre vous ait amené à me rappeler à l’ordre, mais je vous assure que cette longue période était inévitable.

J’estime que la Couronne a manqué à son obligation fiduciale envers la bande en ne gérant pas convenablement les concessions forestières après qu’elles eurent été octroyées. [par 72 à 74]

[164]  Outre les obligations qui ont été examinées jusqu’ici, l’obligation fiduciaire de la Couronne envers une bande comprend également l’obligation de consulter et d’obtenir de nouvelles directives lorsque la situation déborde de ce que prévoyaient les directives initiales de la Première Nation : Guerin, p 388 et 389. La consultation est un aspect de l’obligation fiduciaire fondamentale de loyauté et de communication complète. Elle est certainement aussi un aspect du « principe directeur » selon lequel les décisions des peuples autochtones devraient être honorées et respectées, comme il en a été question au paragraphe 70 ci-dessus. 

[165]  Dans Guerin, le juge Dickson a souligné l’importance de la consultation en tant que composante de l’obligation fiduciaire de la Couronne :

[…] Lorsqu’il s’est révélé impossible d’obtenir le bail promis, Sa Majesté, au lieu de procéder à la location des terres à des conditions différentes et défavorables, aurait dû retourner devant la bande pour lui expliquer ce qui s’était passé et demander son avis sur ce qu’il lui fallait faire. L’existence de cette conduite peu scrupuleuse est primordiale pour qu’on puisse conclure que Sa Majesté a manqué à son obligation de fiduciaire. L’equity ne sanctionnera pas une conduite peu scrupuleuse de la part d’un fiduciaire qui doit faire preuve d’une loyauté absolue envers son commettant.

[...]

En signant, sans consultation, un bail beaucoup moins avantageux que celui promis, Sa Majesté a manqué à son obligation de fiduciaire envers la bande. Elle doit donc réparer la perte subie par suite de ce manquement. [je souligne; 388 à 389]

[166]  Dans Fairford, le juge Rothstein a reconnu l’obligation fiduciaire de la Couronne de consulter et s’est prononcé sur l’étendue de la consultation requise. Citant les propos du juge en chef Lamer dans Delgamuukw c Colombie-Britannique, [1997] 3 RCS 1010, 153 DLR (4th) 193, à titre de précédent, le juge Rothstein a conclu ce qui suit : 

[…] Cet aspect du titre aborigène indique qu’il est possible de respecter les rapports de fiduciaire entre la Couronne et les peuples autochtones en faisant participer les peuples autochtones à la prise des décisions concernant leurs terres. Il y a toujours obligation de consultation. La question de savoir si un groupe autochtone a été consulté est pertinente pour décider si l’atteinte au titre aborigène est justifiée, au même titre que le fait pour la Couronne de ne pas consulter un groupe autochtone au sujet des conditions auxquelles des terres d’une réserve sont cédées à bail peut constituer un manquement à l’obligation de fiduciaire de celle-ci en common law : Guerin. [je souligne; par 198]

[167]  Dans Fairford, il était question d’un projet du gouvernement provincial visant à contrôler les inondations causées par la rivière Fairford. Le Manitoba avait entrepris des travaux de contrôle des inondations, mais ce faisant, il avait causé de plus grosses inondations sur la réserve adjacente. Par conséquent, le Manitoba, la bande et le Canada avaient conclu un accord tripartite en vue d’échanger des terres inondables contre des terres non inondables. Cependant, le Canada a vite relevé certains problèmes dans la proposition qui, selon lui, était déraisonnable pour la bande. Il a donc refusé de ratifier l’accord. Or, le Canada n’a rien fait pendant cinq ou six ans parce qu’il ne savait pas comment procéder ni comment corriger la situation. Pendant toutes ces années, il n’a pas avisé la bande de ses préoccupations et ne l’a pas non plus consultée sur les raisons pour lesquelles l’accord était déraisonnable ou sur la façon dont les problèmes pouvaient être corrigés. Dans le cadre du programme global de prévention des crues, la bande avait aussi cédé onze acres de terres en 1960 à des fins de construction routière, mais le Canada n’avait transféré les terres et perçu l’indemnité y afférente qu’en 1971. Le juge Rothstein a conclu que le Canada avait des obligations fiduciaires envers la bande relativement à l’accord d’indemnisation et qu’il avait manqué à ses obligations (par 227, 230). Plus particulièrement, le Canada n’avait pas agi avec diligence en ne signalant pas les lacunes qu’il avait relevées dans l’accord tripartite proposé et en ne consultant pas la bande : 

L’obligation d’un fiduciaire est liée au pouvoir discrétionnaire qui doit être exercé. Cela doit comprendre l’évaluation du bien-fondé de l’accord du point de vue de la bande indienne. Le Canada était tenu de déterminer, en temps opportun, ce qui était déraisonnable, le cas échéant, dans l’accord d’indemnisation et d’informer la bande de Fairford de la chose […]

[...]

Je conclus que, pendant cette période, le Canada a violé l’obligation fiduciaire qu’il avait envers la bande de Fairford en omettant de remédier d’une façon compétente aux lacunes de l’accord d’indemnisation en temps opportun et en omettant, une fois que les lacunes auraient dû être découvertes, de consulter la bande en vue de déterminer les mesures à prendre. [par 227, 230]

[168]   En résumé, les obligations fiduciaires auxquelles la Couronne était tenue dans la gestion du bois cédé par les revendicatrices incluaient :

  • l’obligation de faire montre de la diligence ordinaire requise pour préserver l’intérêt cédé et le protéger contre les marchés abusifs avec des tiers ou contre l’exploitation de la Couronne elle-même (Wewaykum, par 86);

  • « [les] devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et d’exercice de la prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones de l’obligation »(Wewaykum, par 86 et 100);

  • l’obligation d’exercer de façon appropriée les pouvoirs discrétionnaires destinés à protéger les intérêts de la bande dans la réserve (Bande indienne de la rivière Blueberry; Lac Seul);

  • l’obligation de traiter le bien cédé avec autant de soin que ne l’aurait fait un bon père de famille dans l’administration de ses propres affaires (Bande indienne de la rivière Blueberry);

  • l’obligation de suivre les politiques existantes (Bande indienne de la rivière Blueberry);

  • l’obligation de consulter et d’obtenir des directives quand les circonstances sont différentes de celles convenues avec la Première Nation qui procède à une cession (Guerin);

  • enfin, l’obligation d’agir avec diligence raisonnable dans l’exécution des obligations susmentionnées.

Comme le donnent à penser les expressions « diligence raisonnable » et « prudence ordinaire », l’obligation fiduciaire n’exige pas que la Couronne soit infaillible ni que le fiduciaire soit tenu de garantir un résultat particulier (Ermineskin).

D.  L’analyse finale : manquements à l’obligation fiduciaire

[169]  En fin de compte, la présente revendication découle d’un cas typique de cession, comme dans les arrêts Guerin et Bande indienne de la rivière Blueberry, où la Couronne avait le contrôle exclusif des terres de réserve cédées et pouvait, à son entière discrétion, les utiliser selon les directives de la Première Nation qui les avait cédées. En outre, j’estime que la Couronne avait effectivement exercé son pouvoir discrétionnaire à l’égard de la réserve des revendicatrices par l’application de l’Acte des Sauvages et, de façon distincte, par l’acceptation de la cession du bois des revendicatrices.

[170]  Comme je l’ai mentionné plus tôt, bien que l’intimée ait reconnu qu’elle avait des obligations fiduciaires envers les revendicatrices lorsqu’elle gérait et vendait le bois qui lui avait été cédé, elle a aussi cherché à limiter l’étendue de ces obligations en niant qu’elle était tenue d’empêcher les empiétements et en excluant certains types de processus décisionnels de la Couronne. Comme je l’ai déjà expliqué, je ne suis convaincu que d’une chose, c’est-à-dire que les pouvoirs en matière de poursuites dont il est question en l’espèce ne devraient pas relever du champ d’application des obligations fiduciaires dans le contexte d’une poursuite devant un officier de justice. Je suis arrivé à cette conclusion, mais je tiens à préciser que rien en l’espèce ne permet de conclure qu’il était nécessaire d’accuser l’exploitant d’une infraction punissable par « conviction sommaire » ou d’engager des poursuites en ce sens. Accuser l’exploitant d’infractions punissables par « conviction sommaire » n’était qu’un des outils de gestion dont disposait le ministère pour protéger les biens cédés et pour atteindre l’objectif de la cession.

[171]  L’intimée a aussi soutenu qu’elle avait respecté ses obligations en exerçant à bon droit son pouvoir discrétionnaire administratif. Il y a lieu maintenant d’examiner : (1) le sens précis des obligations générales et de la norme de prudence énoncée dans la partie précédente dans le contexte factuel de la présente revendication; et (2) la question de savoir si la gestion faite par la Couronne du bois cédé par les revendicatrices satisfaisait ou contrevenait aux obligations qu’elle avait envers les revendicatrices.

[172]  Les faits ne sont pas vraiment contestés. Le seul permis accordé à l’exploitant était le permis de coupe n° 135, délivré en février 1907 (voir paragraphe 56 ci-dessus). Le permis de coupe n° 135 a expiré le 30 avril 1907, conformément à l’article 11 du Règlement (voir paragraphe 34 ci-dessus). Cela a été confirmé par la lettre de M. Pedley datée du 16 janvier 1909, dans laquelle il était notamment indiqué que le permis n’avait pas été renouvelé après le 30 avril 1907 de sorte que toutes les activités menées sur la réserve avant février 1907 et après le 30 avril 1907 n’étaient pas autorisées (voir paragraphe 60 ci-dessus). Par conséquent, l’exploitant n’a disposé d’un permis valide que pendant trois à quatre mois suivant l’acceptation de la soumission.

[173]  Il est évident que l’exploitant a empiété sur les terres et qu’il a manqué à ses engagements, et ce, de diverses façons, lesquelles, par souci de clarté, peuvent se résumer ainsi :

  • L’exploitant a coupé des arbres sur la réserve, dans les quantités établies par les parties, à divers moments entre 1904 et 1910, mais n’avait pas de permis, sauf pendant une courte période de février à avril 1907.

  • Les déclarations produites par l’exploitant pour indiquer ce qui avait été enlevé de la réserve ne satisfaisaient pas aux exigences législatives.

  • L’exploitant a, à maintes reprises, tardé à faire tous les paiements requis, et ce, bien au-delà des délais établis dans l’Acte des Sauvages et dans le Règlement.

  • L’exploitant a coupé des espèces qui n’avaient pas été cédées ou qui ne faisaient pas l’objet de l’appel d’offres.

[174]  De plus, quand les activités ont cessé, environ un million de pmp de bois cédé était encore debout.  

[175]  En l’espèce, il reste essentiellement à déterminer si les obligations fiduciaires de la Couronne commandaient une plus grande diligence que celle démontrée par la Couronne alors qu’elle devait : (a) protéger la réserve contre les empiétements; (b) s’assurer par ailleurs que l’exploitant respecte mieux ses engagements; (c) réaliser les objectifs inhérents à la cession du bois des revendicatrices, notamment la coupe du bois cédé et le paiement de la quantité prévue de bois cédé. Pour les motifs qui suivent, j’estime que les obligations fiduciaires de la Couronne comprenaient l’obligation d’agir avec diligence raisonnable pour protéger la réserve contre les empiétements, que la Couronne avait l’obligation de réaliser les objectifs de la cession et que l’approche permissive de la Couronne à l’égard de l’exploitant équivalait à plusieurs manquements à ses obligations envers les revendicatrices

[176]  Je souligne qu’il n’appartient pas au Tribunal de déterminer auquel des outils que lui offraient la loi et le règlement la Couronne aurait dû recourir avec plus de diligence. Dans tous les cas, comme dans celui de l’espèce, cette question dépend entièrement des circonstances. Dans la mesure où la Couronne exerce son pouvoir discrétionnaire conformément à la norme de prudence à laquelle est assujetti un fiduciaire (c.-à-d. en faisant montre de loyauté et de bonne foi, en fournissant des renseignements et en agissant avec la prudence ordinaire dont un bon père de famille fait preuve dans l’administration de ses propres affaires), aucun reproche ne peut lui être fait. Toutefois, dans le cadre de la présente revendication, le ministère aurait dû veiller avec plus de diligence à ce que l’exploitant respecte ses engagements. En outre, il aurait dû réaliser les objectifs des revendicatrices inhérents à la cession du bois ou, si cela était impossible, il aurait dû consulter les revendicatrices et chercher à obtenir d’autres directives.

[177]  Plus précisément, en ce qui concerne les obligations spécifiques de la Couronne dans les circonstances, l’Acte des Sauvages imposait, comme je l’ai déjà mentionné, des restrictions détaillées à l’utilisation par les revendicatrices de leur réserve et des limites à leur capacité de la protéger contre les utilisations non autorisées, tout en conférant à la Couronne divers pouvoirs lui permettant de contrôler l’accès à la réserve et de la protéger. Le ministère pouvait exercer ces pouvoirs. Après avoir convaincu les Premières Nations de se soumettre au système des réserves, supposément pour leur bénéfice et au bénéfice mutuel des autres Canadiens, et après avoir limité la capacité des bandes à intenter leurs propres actions pour empiétement, la Couronne était certainement tenue de faire preuve de diligence raisonnable et de prudence ordinaire afin de maintenir l’intégrité de ce système et de protéger l’intérêt quasi propriétal des bandes, surtout qu’elle disposait des seuls outils d’exécution. Il était dans l’intérêt public général que la Couronne agisse ainsi puisque la création du système des réserves et l’Acte des Sauvages étaient en soi des questions de politique gouvernementale importantes. L’intégrité du système des réserves ne pouvait être assurée s’il n’était pas protégé contre les atteintes directes de ceux qui n’étaient pas autorisés à occuper ou à utiliser les réserves. Je tiens à préciser que, en faisant ces observations, je tiens compte du contexte de l’époque, des limites de l’Acte des Sauvages et des faits de la présente revendication.

[178]  Compte tenu des restrictions générales imposées par l’Acte des Sauvages de 1886 aux peuples autochtones et aux terres de réserve, des pouvoirs que cette loi conférait à la Couronne et de l’absence de recours dont les bandes auraient pu se prévaloir, soit en tant que bandes ou en tant que membres, j’estime que, pendant la période en question, la Couronne avait envers les revendicatrices l’obligation fiduciaire d’exercer la prudence ordinaire et la diligence raisonnable pour protéger la réserve contre l’empiètement direct. Il n’était pas dans le meilleur intérêt de la Première Nation d’adopter une approche permissive à l’égard des intrus. L’empiétement sur une réserve constitue une exploitation des intérêts de la bande et de ses membres qui avaient droit d’utiliser et d’occuper la réserve. La Couronne avait l’obligation de faire preuve de prudence ordinaire afin de préserver la réserve des revendicatrices et de la protéger contre l’exploitation (Wewaykum, par 86).

[179]  Je conclus que tel était le cas avant et après la cession du bois des revendicatrices. L’obligation de la Couronne de protéger la réserve contre l’empiétement était encore plus grande dans les circonstances de la présente revendication puisqu’une cession officielle avait été consentie par les revendicatrices. L’article 38 de l’Acte des Sauvages de 1886 interdisait la vente ou l’aliénation d’une réserve ou d’une partie d’une réserve jusqu’à ce qu’elle soit cédée à la Couronne suivant le processus décrit à l’article 39 (voir paragraphe 26 ci-dessus). Le terme « réserve » défini à l’alinéa 2(k) de l’Acte des Sauvages de 1886 s’entendait de toute étendue de terre mise à part, par traité ou autrement, y compris « les arbres, le bois, la terre, la pierre, les minéraux, les métaux ou autres choses de valeur qui se trouvent à la surface du sol ou à l’intérieur du sol » (voir paragraphe 28 ci-dessus). Dans la présente revendication, les arbres cédés et la terre sur laquelle ils se trouvaient répondaient à la définition de réserve. Il ressortait clairement de l’article 41 que, dès lors qu’une réserve était cédée, elle était « détenue » et « gérée » par la Couronne. Les parties conviennent qu’au moment où l’exploitant se trouvait sur la réserve et coupait du bois, la partie de la réserve qui avait été cédée était sous le contrôle et la gestion de la Couronne. À ce moment-là, les revendicatrices étaient vulnérables face à l’exploitation.

[180]  Indépendamment du fait que la SLLC ait détenu un permis valide seulement pendant quelques mois au cours des cinq années où elle a exploité la réserve, elle avait apparemment le droit de se trouver là en vertu du contrat d’appels d’offres conclu avec la Couronne. Cette dernière savait que la SLLC coupait du bois sur la réserve, sans avoir de permis. Elle a choisi d’adopter une approche de gestion permissive pour des raisons qui n’ont jamais vraiment été expliquées, soit par les documents produits ou par les observations, bien que j’aie eu l’impression que le ministère croyait, ou qu’il avait été amené à croire, que la production des documents nécessaires ou que les paiements requis étaient imminents. Dire que le ministère avait décidé qu’il était préférable de préserver la relation d’affaires est une conclusion sans explication et sans justification. L’agent des Indiens de la région a surveillé la situation pendant toute la période en cause et a tenu le surintendant général et ses représentants informés. Il est tout aussi évident que le ministère voulait que la coupe soit autorisée de la façon habituelle, par permis, et qu’il a toujours voulu que les conditions du permis soient respectées. À maintes reprises, il a informé l’exploitant de ce qu’il devait faire pour respecter ses engagements. Il est déraisonnable et inconcevable de prétendre que le ministère a consciemment décidé de contourner le régime de délivrance de permis.

[181]  Pendant tout ce temps, le surintendant général et l’agent des Indiens assuraient la gestion de la réserve cédée et en avaient le contrôle. Tout ce que le chef et la bande pouvaient faire était de donner l’avis prévu au paragraphe 22(2). Or, cette solution n’était guère envisageable en l’espèce parce qu’au moment où la coupe a commencé, la réserve était gérée et contrôlée exclusivement par le ministère. Le surintendant général avait aussi le pouvoir exclusif de délivrer un mandat d’expulsion contre l’exploitant en tant qu’intrus, et de prendre les mesures nécessaires à cette fin. C’est le surintendant général qui a pris toutes les décisions relatives au processus d’exploitation sans informer ou consulter les revendicatrices de quelque façon que ce soit. Aucun élément de preuve ne permet de croire que les bandes étaient au courant de la présence de l’exploitant ou des activités menées sur la réserve. Le surintendant général détenait tous les renseignements relatifs au projet.

[182]  Le surintendant général (ou son délégué ou l’agent des Indiens dans certains cas) détenait les pouvoirs spécifiques suivants – autres qu’en matière de poursuites – qui lui permettaient de s’assurer que l’exploitant respecte ses engagements et de protéger les réserves :

  • Le pouvoir d’annuler la vente et de confisquer le dépôt d’appel d’offres du fait que l’exploitant a omis de verser le plein montant du prix de vente dans un délai raisonnable (modalités de la soumission).

  • Le pouvoir d’aviser un intrus qu’il doit quitter la réserve ou cesser d’en faire « usage » (Acte des Sauvages, article 22).

  • À la suite d’une plainte (provenant du ministère ou non), le pouvoir de délivrer un mandat d’expulsion (Acte des Sauvages, articles 23 et 24).

  • Le pouvoir de refuser d’accorder un permis (Acte des Sauvages, article 54).

  • Le pouvoir de refuser de renouveler un permis à la date d’expiration annuelle lorsque le titulaire ne se conforme pas aux modalités (Règlement, article 12).

  • Le pouvoir de saisir les billots pour lesquels les droits n’ont pas été payés (Acte des Sauvages, article 58).

  • Le pouvoir de saisir les billots qui auraient été coupés sans autorisation (ou des billots mêlés avec d’autres arbres) jusqu’à ce qu’une personne compétente se soit prononcée sur la question (Acte des Sauvages, articles 62 et 63).

  • Le pouvoir d’exiger une pénalité équivalant à une somme double, triple ou quadruple des droits ordinaires en règlement du bois qui, quoique coupé en contravention de la loi, l’a été de bonne foi par erreur (Règlement, article 29).

  • Le pouvoir de déposer une dénonciation (le dépôt d’une dénonciation par le poursuivant serait toutefois assujetti au pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites).

[183]  Ces pouvoirs d’exécution, conférés au ministère par le législateur, étaient des outils dont le ministère disposait pour protéger les réserves et faciliter la gestion des activités d’exploitation forestière en conformité avec les modalités de la cession du bois de la bande. Il est maintenant reconnu en droit canadien que la Couronne avait l’obligation fiduciaire d’agir conformément à ces pouvoirs. Dans Lac Seul, le juge O’Keefe a conclu que les dispositions de l’Acte des Sauvages de 1886 et de son Règlement fournissaient à la Couronne le moyen de bien gérer les concessions forestières cédées, et que tout défaut de se conformer au Règlement constituait un manquement à l’obligation fiduciaire (Lac Seul, par 72 à 74; voir paragraphe 163 ci-dessus). Dans Bande indienne de la rivière Blueberry, la Cour a décidé que le ministère pouvait, et aurait dû, appliquer l’article de la Loi des Indiens de 1927 pour annuler le contrat qu’il avait conclu, et que le défaut de le faire constituait un manquement à l’obligation fiduciaire (voir paragraphes 154, 155 et 160 ci-dessus). La Couronne ne pouvait pas faire fi des dispositions de l’Acte des Sauvages. Elle n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de se soustraire à l’application de l’Acte des Sauvages et de son Règlement. Quand la situation l’exigeait, elle avait l’obligation fiduciaire de se prévaloir avec diligence des dispositions de l’Acte des Sauvages et du Règlement pour bien gérer la réserve dans le meilleur intérêt de la bande bénéficiaire. En l’espèce, elle ne s’est pas prévalue des mesures dont elle disposait pour exiger de l’exploitant qu’il se conforme.

[184]  Le ministère a aussi omis de suivre ses propres politiques. En effet, les documents font référence à la saisie du bois, à l’imposition de divers droits, à la confiscation des dépôts et à l’annulation de la vente, ce qui indique qu’il n’était pas inhabituel dans de telles circonstances de recourir à ces mesures d’exécution. Dans Bande indienne de la rivière Blueberry, l’existence d’une pratique générale signalait l’existence d’une obligation de la suivre. Dans les circonstances de l’espèce, il semble qu’il était assez courant de saisir le bois coupé sans autorisation, de confisquer le dépôt de l’appel d’offres pour non‑paiement des sommes convenues dans un délai raisonnable et d’annuler la vente. Le non‑paiement du prix convenu pendant vingt mois ou plus dépassait largement tout délai raisonnable. Encore une fois, l’intimée aurait dû agir avec diligence pour corriger la situation en appliquant une ou plusieurs des mesures d’exécution à sa disposition. Cette erreur constituait un manquement à l’obligation fiduciaire.

[185]  Je ne veux pas, en tirant ces conclusions, laisser l’impression que la Couronne n’a pas un vaste pouvoir discrétionnaire sur la façon de gérer ses obligations fiduciaires. Je conviens avec l’intimée que la Couronne doit bénéficier d’une grande latitude dans la façon dont elle exerce son pouvoir discrétionnaire et qu’elle ne saurait avoir les mains liées par le régime établi par l’Acte et le Règlement, bien qu’elle doive tout de même le respecter, comme je l’ai déjà mentionné. Cependant, dans les limites de ce cadre global, la façon dont la Couronne s’acquitte de son obligation devrait relever de son pouvoir discrétionnaire. Comme je l’ai fait remarquer au début des présentes conclusions, en l’espèce, il n’appartient pas au Tribunal de déterminer auxquels des outils prévus par la loi et le règlement la Couronne aurait dû recourir avec plus de diligence. Dans la mesure où la Couronne exerce son pouvoir discrétionnaire conformément à la norme de prudence à laquelle est assujetti un fiduciaire (c.-à-d. en faisant montre de loyauté et de bonne foi, en fournissant des renseignements et en agissant avec la prudence ordinaire dont un bon père de famille fait preuve dans l’administration de ses propres affaires), aucun reproche ne peut lui être fait.

[186]  Cela dit, l’intimée aurait dû aviser les revendicatrices des difficultés rencontrées, des mesures prises et de la méthode qu’elle proposait d’adopter si l’exploitant ne remédiait pas à la situation en temps opportun. De cette façon, l’intimée aurait pu bénéficier des commentaires des revendicatrices et ainsi mieux apprécier ce qui était dans leur meilleur intérêt et la façon dont elle devrait procéder. L’intimée avait l’obligation fiduciaire de tenir les revendicatrices informées et de les consulter sur les questions susceptibles d’avoir des répercussions importantes sur le projet (voir paragraphes 164 à 167 ci-dessus). Au début du processus d’appel d’offres et d’acceptation de la soumission, cette obligation consistait principalement à fournir les renseignements. Cependant, étant donné qu’il subissait constamment les retards de l’exploitant à verser les sommes exigibles et à produire les documents nécessaires, le ministère aurait dû informer les revendicatrices des problèmes qu’il rencontrait, recommander un plan d’action et solliciter l’opinion des revendicatrices. Il aurait également dû consulter les revendicatrices avant d’aviser l’exploitant, à la fin de la période de cinq ans, qu’il devait cesser ses activités même s’il restait plus d’un million de pmp à couper et que l’exploitant avait l’intention de couper tout ce bois au cours de l’année suivante. Peut-être était-il approprié de mettre fin à l’entente, mais le ministère aurait dû consulter et informer les revendicatrices, recommander et justifier un plan d’action, soupeser les conséquences probables d’un tel plan et solliciter l’opinion des revendicatrices, ce qu’il n’a pas fait. Voilà un autre manquement à l’obligation fiduciaire.

[187]  En somme, le ministère était tenu de gérer le bois cédé dans les limites du régime de permis établi par l’Acte des Sauvages de 1886 et son Règlement et d’une manière compatible avec les obligations fiduciaires susmentionnées. Comment exactement il le faisait relevait de son pouvoir discrétionnaire, notamment l’utilisation des outils discrétionnaires et le pouvoir qui lui avait été conféré en vertu de l’Acte des Sauvages et du Règlement. Cependant, il devait tout de même satisfaire à la norme élevée de prudence à laquelle il était tenu dans la gestion d’un intérêt dans une réserve cédée.

[188]  Jusqu’ici, je me suis attaché aux pouvoirs que la loi confère au ministère et que ce dernier aurait dû exercer avec plus de diligence, mais la Couronne a choisi une approche qui allait au-delà de ces pouvoirs. Aux termes de l’article 54 de l’Acte des Sauvages de 1886, « [l]e surintendant général […] pourra accorder des permis de coupe de bois sur les réserves » (je souligne). À mon avis, ce libellé conférait au surintendant général le pouvoir discrétionnaire de décider d’accorder ou non un permis. En effet, en exerçant ce pouvoir, le surintendant général décidait si l’exploitant pouvait couper des arbres sur une réserve.

[189]  L’article 54, ni aucune autre disposition de l’Acte des Sauvages de 1886 et du Règlement, ne conféraient au surintendant général le pouvoir discrétionnaire de permettre à un exploitant de récolter du bois sur une réserve sans permis. L’esprit de la Loi tend à indiquer le contraire. Seul un exploitant détenant un permis valide pouvait récolter du bois sur une réserve si les bandes ou leurs membres ne pouvaient s’en charger eux-mêmes. Seul un permis valide conférait à l’exploitant le droit « de prendre et garder possession exclusive des terrains y mentionnés ». L’article 56 de l’Acte donnait aussi au titulaire de permis des droits de propriété sur les arbres abattus dans les limites énoncées au permis (voir paragraphe 31 ci-dessus). Nulle part il n’était indiqué qu’un tiers pouvait entrer sur une réserve ou détenir des droits de propriété sans permis.

[190]  Le titulaire de permis était assujetti à toutes les exigences de paiement et de déclaration de renseignements, ainsi qu’aux autres conditions, analysées précédemment, imposées par l’Acte des Sauvages et par le Règlement. L’intrus était soumis aux mesures d’exécution prévues par l’Acte des Sauvages. Ensemble, les exigences relatives à la délivrance des permis et les mesures d’exécution créaient un régime détaillé et intégré.

[191]  Comme le ministère avait établi une relation fiduciaire sui generis avec les revendicatrices à la suite de la cession du bois désigné sur la réserve, il ne pouvait pas faire ce que l’Acte des Sauvages de 1886 ne lui permettait pas de faire. Il ne pouvait pas approuver un empiétement, c’est-à-dire la récolte du bois sur une réserve sans permis. Il devait protéger la réserve et le bois qui s’y trouvait. On peut se demander quel serait alors l’objet des dispositions relatives à la délivrance des permis et des dispositions connexes s’il en était autrement. Je conclus que, dans les circonstances de l’espèce, l’intimée ne pouvait pas ignorer les dispositions relatives à la délivrance des permis de l’Acte des Sauvages et qu’elle n’aurait pas dû le faire. On peut comprendre et accepter qu’il y ait pu avoir une certaine latitude, mais cela n’aurait pas dû donner lieu à une coupe de bois sans permis pendant les cinq années qu’a duré la relation entre le ministère et l’exploitant, à l’exception de trois ou quatre mois. En adoptant une approche de gestion permissive à l’égard de l’exploitant qui a agi pendant longtemps sans permis, le ministère a autorisé un empiétement. Il s’agissait d’un manquement à son obligation fiduciaire envers les revendicatrices.

[192]  Il ressort clairement des documents produits que le ministère entendait et prévoyait délivrer un permis. Cela semblait être sa politique et son objectif dès le départ, et en fait, il a délivré un permis, qui n’a été valide que pendant une courte période. Il avait aussi l’intention de renouveler le permis dans la mesure où les exigences étaient respectées. Pour une raison quelconque, il n’a pas utilisé les divers moyens dont il disposait pour faire respecter ces exigences. Je ne crois pas que le ministère ait exercé son pouvoir discrétionnaire de ne pas délivrer de permis. Je conclus plutôt qu’il a été empêché d’atteindre son objectif, qui consistait à délivrer un permis, en raison des retards interminables et des excuses de l’exploitant, que le ministère a acceptées pour des raisons qui n’ont jamais été clairement expliquées.

[193]  Comme je l’ai déjà indiqué, le respect du régime de délivrance des permis prévu par l’Acte des Sauvages de 1886 n’était pas qu’une simple possibilité ni une question relevant du pouvoir discrétionnaire du ministère. Comme il a été conclu dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry, l’obligation fiduciaire du ministère comportait l’obligation d’agir avec diligence pour corriger toute inadvertance, erreur ou erreur de jugement lorsqu’il en découvrait une, et d’exercer les pouvoirs qui lui permettaient de rectifier la situation (voir paragraphes 154 et 155 ci-dessus). En l’espèce, le ministère savait qu’aucun arbre ne pouvait être abattu sans le permis qu’il souhaitait délivrer. Pendant presque toute la période de cinq ans qui a suivi l’acceptation de la soumission, le ministère a constamment tenté d’amener l’exploitant à produire les documents nécessaires et à verser les sommes requises, qui étaient des conditions préalables à la délivrance ou au renouvellement d’un permis. À plusieurs occasions, le ministère a écrit à l’exploitant pour l’informer qu’aucun permis ne pouvait être délivré tant qu’il n’aurait pas pris les mesures prescrites et qu’il n’était pas autorisé de couper du bois sans permis (par exemple, voir paragraphe 58 ci-dessus). En fait, le ministère avait pour politique et objectif de délivrer un permis, ce qu’il n’a pas fait. À un moment donné, le ministère aurait dû agir avec diligence pour corriger la situation en ayant recours à une ou plusieurs des mesures d’exécution disponibles. En n’exerçant pas les pouvoirs que lui conférait la loi avec une diligence raisonnable, il a manqué à son obligation fiduciaire. Je ne prétends pas que le ministère n’avait pas le loisir de faire preuve d’une certaine patience, mais les retards de l’exploitant dépassaient nettement ce seuil.

[194]  Il appert de la preuve qui a été présentée que l’intimée a aussi omis de vendre l’épinette blanche de qualité marchande qui se trouvait sur la réserve comme elle s’était engagée à le faire au nom des revendicatrices au moment de la cession. À cause de l’approche de gestion permissive adoptée par la Couronne et du fait que cette dernière a renoncé à tout effort pour amener l’exploitant à obtenir le permis nécessaire, environ un million de pmp du bois visé par la soumission et la cession sont demeurés debout. Il s’agissait là d’un manquement à l’engagement de la Couronne. Aucun élément de preuve ne tend à indiquer que la Couronne a tenté de vendre le reste du bois cédé et aucune explication n’a été fournie quant au bien-fondé de la décision d’agir d’une façon ou de l’autre. Il est difficile de considérer ce défaut comme une démonstration d’un niveau de soin équivalant à celui qu’« un bon père de famille apporte à l’administration de ses propres affaires ». Dans les circonstances, je conclus que ce défaut de respecter son engagement constituait pour la Couronne un autre manquement à l’obligation fiduciaire.

[195]  Fait moins important en ce qui concerne le volume de bois, l’exploitant a aussi récolté des quantités relativement petites de bois autre que l’épinette blanche. Ce bois a été coupé en contravention des conditions de la cession. L’exploitant n’était pas autorisé à le récolter et l’intimée ne pouvait pas traiter ce bois comme s’il faisait partie de l’appel d’offres. Faute de preuve (aucun élément n’a été présenté) indiquant que le bois a été coupé pour une bonne raison, p. ex. pour fournir un accès routier ou pour une quelconque raison que le ministère ne pouvait pas découvrir en temps opportun, cela constitue aussi un manquement à l’obligation fiduciaire.  

[196]  Les revendicatrices ont fait valoir que l’intimée aurait dû utiliser les outils d’exécution générateurs de revenus, comme les sanctions pécuniaires ou les droits multipliés. L’intimée estimait qu’elle avait bien exercé son pouvoir discrétionnaire à cet égard. Je ne suis pas d’accord avec les revendicatrices, qui n’ont cité aucune jurisprudence à l’appui de leur proposition. Compte tenu du régime établi par l’Acte des Sauvages de 1886 et le Règlement, ainsi que de la jurisprudence, je conclus que les dispositions d’exécution visaient principalement à protéger l’utilisation et l’occupation que la bande faisait des terres réservées. Le pouvoir que l’Acte des Sauvages conférait au surintendant général d’imposer des sanctions pécuniaires et des droits accrus a été créé pour protéger les terres contre les intrus et pour gérer les opérations autorisées par permis. L’objectif n’était pas de tirer des revenus à l’intention des bandes. L’objectif économique a été atteint grâce au processus d’appel d’offres, aux rentes, aux frais et aux droits prescrits par l’Acte des Sauvages. Je refuse donc de me prononcer sur les dispositions relatives à la production de revenus que la Couronne aurait dû appliquer dans le cadre de la présente revendication, le cas échéant. Cette décision relevait du pouvoir discrétionnaire de la Couronne dans l’exercice de ses obligations fiduciaires, et reposait sur les circonstances de l’époque et du contexte. Cependant, si le ministère avait décidé de recourir aux mesures de production de revenus, il l’aurait fait à des fins d’exécution de la loi.

V.  la question de la perte

[197]  L’intimée a soutenu qu’il n’y avait eu aucun manquement puisqu’il n’y avait eu aucune perte. Les revendicatrices ont finalement été payées et elles ont notamment reçu le paiement de tous les frais, rentes foncières et intérêts. J’étais préoccupé par le fait qu’aucune perte n’avait été établie et que cette première étape de l’audience puisse finir par avoir été un exercice académique très coûteux pour les parties concernées. Cependant, il avait déjà été décidé avant que je ne sois saisi de l’affaire que le processus serait divisé en deux étapes, la première étape étant consacrée seulement à la question de savoir si la revendication était valide – c.-à-d. si l’intimée avait manqué à son obligation fiduciaire comme le prétendent les revendicatrices. Le Tribunal et les parties ont convenu que la perte n’était pas une question à trancher lors de la première étape de l’audience et c’est sur cette base que les parties se sont préparées et qu’elles ont procédé. Il est possible qu’il y ait un ou plusieurs manquements à l’obligation fiduciaire sans qu’il n’y ait de perte. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait eu perte pour prouver qu’il y a eu manquement à l’obligation fiduciaire. Une bande peut croire qu’elle a subi une perte par suite d’un manquement à l’obligation fiduciaire, mais il se peut qu’elle ne puisse pas le prouver. Il est donc possible que la première étape ne donne pas lieu à une indemnisation de toute façon. En revanche, une perte indemnisable peut être établie si la revendication est valide. On ne saurait préjuger de la question de l’indemnisation et, entretemps, les frais engagés pour établir la perte avant que la validité de la revendication ne soit établie ne le sont pas inutilement. La division des procédures vise à réduire la durée de la deuxième étape et les coûts y afférents si elle ne s’avère pas nécessaire. Si aucune perte n’est prouvée, le Tribunal pourra accorder des dépens en conséquence.

VI.  conclusion

[198]  Pour toutes ces raisons, je conclus que l’intimée a manqué à son obligation fiduciaire envers les revendicatrices, tel qu’il est allégué et expliqué dans les présents motifs.

[199]  Les parties pourront discuter de la question des dépens et de celle du déroulement de la seconde étape de l’audience (indemnisation) lors de la conférence de gestion de l’instance dont la date sera fixée par le greffe.

W.L. WHALEN

L’honorable W.L. Whalen

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20140905

Dossier : SCT-5002-11

OTTAWA (ONTARIO), le 15 septembre 2014

En présence de l’honorable W.L. Whalen

ENTRE :

BANDE LAC LA RONGE ET NATION CRIE DE MONTREAL LAKE

Revendicatrices

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

À :

Avocat des revendicatrices BANDE LAC LA RONGE ET NATION CRIE DE MONTREAL LAKE

Représentée par David Knoll

Knoll & Co. Law Corp.

ET AUX :

Avocats de l’intimée

Représentée par David Culleton et Lauri Miller

Ministère de la Justice

 

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