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DOSSIER : SCT-5001-11

TRADUCTION OFFICIELLE

RÉFÉRENCE : 2015 TRPC 3

DATE : 20150506

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

BANDE BEARDY’S ET OKEMASIS NOS 96 ET 97

Revendicatrice

 

Ron Maurice, Steven Carey et Bill Henderson, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

 

Lauri Miller et David Smith, pour l’intimée

 

 

et

 

 

PREMIÈRE NATION DES ATIKAMEKW D’OPITCIWAN

Intervenante

 

Paul Dionne (observations écrites), pour l’intervenante

et

 

 

NATION CRIE DE JAMES SMITH AU NOM DE LA BANDE DE CHAKASTAYPASIN DE LA NATION CRIE, PREMIÈRE NATION DE LITTLE PINE, PREMIÈRE NATION DE LUCKY MAN, PREMIÈRE NATION DE MOSQUITO, GRIZZLY BEAR’S HEAD, LEAN MAN, NATION CRIE DE MUSKEG LAKE, PREMIÈRE NATION DE ONE ARROW, NATION CRIE D’ONION LAKE, NATION CRIE POUNDMAKER, PREMIÈRE NATION DE RED PHEASANT, NATION CRIE DE SWEETGRASS, PREMIÈRE NATION YOUNG CHIPPEWAYAN, PREMIÈRE NATION DE THUNDERCHILD

Intervenants

 

Ron Maurice et Steven Carey (aucune observation n’a été présentée), pour les intervenants

 

 

ENTENDUE: Les 12 et 13 juin 2012, les 12 et 13 juin 2013, du 10 au 14 mars 2014 et du 16 au 19 septembre 2014

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable Harry Slade, président


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

R c Marshall, [1999] 3 RCS 456, 177 DLR (4th) 513; Ahousaht Indian Band c Canada (AG), 2009 BCSC 1494, [2010] 1 CNLR 1; Canada c Première nation de Kitselas, 2014 CAF 150, [2014] 4 CNLR 6; Québec (PG) c Moses, 2010 CSC 17, [2010] 1 RCS 557; Canadian Imperial Bank of Commerce c Canada, [2000] 254 NR 77, 2 CTC 269; Soldier c Canada (AG), 2009 MBCA 12, [2009] 2 CNLR 362; Moulton Contracting Ltd c Colombie-Britannique, 2013 CSC 26, [2013] 2 RCS 227; Conseil de bande des Abénakis d’Odanak c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord Canada), 2008 CAF 126, 295 DLR (4th) 339; R c Badger, [1996] 1 RCS 771, 133 DLR (4th) 324; Manitoba Métis Federation Inc c Canada (PG), 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623.

Lois et règlements cités :

Acte relatif aux Sauvages, SC 1880, ch 28.

Loi des Sauvages, SC 1911, ch 14, art 3.

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, ch 22, art 2, 14, 17.

Loi sur les mesures de guerre, SC 1914, ch 2, abrogée par la Loi sur les mesures d’urgence, SRC 1985, ch 22.

Document gouvernemental :

Canada, ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Dossier en souffrance — Une politique des revendications des Autochtones (Ottawa : Approvisionnements et Services Canada, 1982).

Doctrine cité :

Charles P Mulvaney, The History of the North-West Rebellion of 1885 (Toronto : A H Hovey, 1886).

Black’s Law Dictionary, 10e éd, sub verbo « tangible property » (bien matériel).

Leonard I Rotman, « Defining Parameters : Aboriginal Rights, Treaty Rights, and the Sparrow Justificatory Test » (1997) 36 Alta L Rev 149.

Ruth Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes, 3e éd (Toronto : Butterworths Canada, 1994).

Sommaire :

Droit autochtone – Revendication particulière – Loi sur le Tribunal des revendications particulières – Compétence du Tribunal – Interprétation des lois – Annuités découlant d’un traité – Paiements prévus par traité – Argent considéré comme un bien matériel – Droits collectifs issus d’un traité – Politique gouvernementale – Interprétation des traités – Manquements à un traité – Justification des manquements à un traité – Participation des Indiens à la Rébellion du Nord-Ouest – Raisons pour lesquelles le gouvernement a refusé de verser les annuités – Prérogative royale – Loi sur les mesures de guerre

La présente revendication particulière découle du fait que la Couronne n’a pas versé les annuités prévues par le Traité n° 6 aux membres de la Première Nation Beardy’s et Okemasis entre 1885 et 1888, dans la foulée de la Rébellion du Nord-Ouest. La Première Nation revendicatrice cherche à être indemnisée en vertu de l’alinéa 14(1)a) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières (« LTRP ») pour « l’inexécution d’une obligation de Sa Majesté liée à la fourniture d’une terre ou de tout autre élément d’actif en vertu d’un traité ».

L’intimée a présenté une demande de radiation de la revendication conformément à l’alinéa 17a) de la LTRP, soutenant que, parce que le terme « élément d’actif » est défini comme tout « bien matériel » à l’article 2 de la LTRP et que les « annuités » ne sont pas des « biens matériels », les paiements prévus par le traité ne constituent pas un « autre élément d’actif » visé à l’alinéa 14(1)a). Comme le terme « annuité » n’apparaît nulle part dans le texte du Traité n° 6, son utilisation à des fins pratiques n’a pas pour effet de limiter l’analyse à la nature juridique des annuités à titre de bien immatériel. L’interprétation des dispositions du traité commande l’application du droit relatif aux affaires autochtones. Au sens où les signataires du traité l’auraient naturellement compris, l’argent — au même titre qu’une vache ou une charrue — est un élément d’actif. En dehors du contexte du droit des traités, l’objet de la promesse faite par traité, soit l’argent, avait une existence matérielle; entre les mains de l’agent des Indiens, il s’agissait d’un bien matériel, d’un élément d’actif de la bande, au même titre qu’une vache ou une charrue.

L’intimée soutient également dans sa demande de radiation que les paiements prévus par traité sont de nature individuelle et qu’une Première Nation ne peut pas être indemnisée, en vertu du paragraphe 14(1) de la LTRP, « [de ses] pertes » its losses » dans la version anglaise) résultant du non-paiement des annuités. Comme il ressort de la définition de « bande » dans la Loi sur les Indiens, le groupe n’a pas une identité juridique distincte de celle de ses membres et il s’entend, au regard des faits et du droit, de l’ensemble de ses membres. S’agissant de l’effet juridique de la promesse faite par traité, les représentants du gouvernement croyaient que le droit des Indiens aux annuités était un droit collectif, de sorte que tous les membres de la bande en ont été privés à cause des gestes que certains d’entre eux auraient posés pendant la Rébellion du Nord-Ouest. Le paiement annuel était fait à titre de contrepartie partielle de la cession d’un droit collectif sur les terres. Qu’un membre n’ait pas reçu un paiement auquel il avait droit est une perte pour le groupe. Interpréter le terme « élément d’actif » de manière à inclure les annuités prévues par traité, et le terme « [de ses] pertes » de manière à inclure les pertes liées au non-paiement de ces annuités assure la réalisation de l’objet de la LTRP et de l’intention du législateur.

L’intimée soutient également que l’admissibilité des revendications fondées sur la LTRP doit « concorder » avec la politique appliquée dans le cadre du processus gouvernemental des revendications particulières, suivant laquelle les revendications relatives aux annuités ne sont pas admissibles compte tenu des normes d’évaluation internes (« Politique interne »). La Politique interne – non publiée – n’était ni transparente ni juste et n’a aucune incidence sur l’interprétation du libellé de la LTRP. La Politique interne visait à échapper à l’interprétation des traités, question qui relève du Tribunal en vertu de la LTRP. La revendication était admissible en vertu de la politique en vigueur au moment où elle a été déposée, soit Dossier en souffrance, et les revendications admissibles ne devaient pas cesser de l’être en vertu de la politique révisée et de la LTRP. Toute autre interprétation de la LTRP aurait pour effet de porter atteinte à l’honneur de la Couronne.

Enfin, l’intimée affirme que, si le Tribunal arrive à la conclusion qu’il a compétence pour statuer sur la revendication, la participation des membres de la bande Beardy’s et Okemasis à la Rébellion équivalait à un manque de loyauté et à un manquement aux obligations prévues par traité, et la Couronne pouvait alors, par l’exercice de la prérogative royale ou, subsidiairement, par l’application de la Loi sur les mesures de guerre, retenir le paiement des annuités. La preuve n’appuie pas la thèse voulant que cette communauté de Cris ou ses dirigeants aient été déloyaux ou aient sciemment agi en violation du traité. La preuve, considérée dans son ensemble, étaye la description faite par la revendicatrice de l’objectif en jeu : le gouvernement a invoqué la Rébellion pour justifier des mesures visant à soumettre les Cris à son contrôle. La Couronne n’avait pas le pouvoir légal de retenir les paiements prévus par traité et, dans les circonstances, aucun motif honorable ne justifiait la Couronne d’exercer un tel pouvoir même s’il avait existé.

Arrêt : Le Tribunal a compétence pour statuer sur la revendication et la Couronne a manqué à son obligation légale de verser à la revendicatrice les annuités accordées par traité.


 

TABLE DES MATIÈRES

I. prologue  10

II. revendication  10

A. Historique des procédures  10

III. questions en litige  11

IV. positions des parties  12

A. Intimée  12

B. Revendicatrice  13

C. La preuve et les questions en litige  13

V. preuve  14

A. Documents  14

B. Histoire orale  14

C. Rapports d’experts  14

D. Sujets traités par les experts  16

1. Introduction  16

2. Rapports d’experts : recours à des sources primaires et secondaires  18

3. Conclusions de fait étayées par la preuve  20

VI. analyse de la preuve  21

A. Les Cris signent le Traité no 6  21

B. Événements postérieurs à la conclusion du Traité  28

1. Création de la réserve et agriculture  28

2. Une réserve à Duck Lake  29

3. Les gestes posés par le chef Beardy  31

4. Les conditions ayant une incidence sur les bandes signataires du Traité no6  32

5. Les événements postérieurs à l’acceptation d’une réserve à Duck Lake  34

6. La requête des chefs cris  36

C. La requête des Cris et la Rébellion du Nord-Ouest  41

1. La révision du Traité et le mouvement pour la défense des droits des Métis, un complot du gouvernement?  41

2. L’opinion d’Evans sur les « transgressions » de Beardy  43

3. Batailles de Duck Lake et de Batoche  45

a) La succession rapide des événements ayant mené à la Rébellion  45

b) Conflit à Duck Lake : les déplacements de Beardy  48

c) La bataille éclate  49

d) Le « siège » de Battleford, le massacre de Frog Lake et la bataille de Batoche  51

e) Arrestations de Big Bear et de Poundmaker  52

f) Beardy et Okemasis rencontrent Middleton  52

g) Nouvelles de la chute de Batoche  56

h) Opinion de Dewdney sur la participation des Cris à la Rébellion  57

i) Procédures judiciaires après la Rébellion  58

D. Peines, récompenses et contrôle  60

1. Sir John A. Macdonald  60

2. Les recommandations de Reed ne s’appliquent pas seulement aux bandes « rebelles »  66

3. La raison officielle de la retenue des annuités  67

VII. Le tribunal a-t-il compétence pour entendre les revendications relatives au non-paiement des « ANNUITÉS » prévues par traité?  68

A. La demande de radiation de la revendication  68

B. L’applicabilité de l’alinéa 17a) de la LTRP  69

C. Les versements prévus par traité sont-ils des « biens matériels »?  70

1. Position de l’intimée  70

2. Position de la revendicatrice  70

3. Preuve  70

4. Common law fédérale et traités  71

5. L’argent comme bien matériel  73

6. En dehors du contexte du droit des traités, l’argent est un bien matériel  74

7. Conclusion  75

D. Les « annuités » sont-elles des éléments d’actif d’une Première Nation?  75

1. Le peuple autochtone et l’Acte relatif aux Sauvages  75

2. Reconnaissance d’un intérêt collectif  76

3. Jurisprudence  76

4. Conclusion : une perte collective  78

VIII. politique de la direction générale des revendications particulières et ltrp  79

A. Position de la Couronne  79

1. Le témoignage d’Audrey Stewart  79

2. Les « exigences » : clarté, calculabilité et collectivité  80

B. Aperçu de la politique  81

1. Politique en vigueur à la date à laquelle la revendication a été déposée auprès du ministre  81

2. Origine de la LTRP  83

3. Modifications apportées à la politique Dossier en souffrance  86

a) Modifications importantes apportées à la politique au début des années 1990  88

b) L’objectif du Plan d’action  88

c) Une incohérence  88

d) Une modification fondamentale  88

4. Politique interne et témoignage de Schwartz  89

C. Rôle de la Politique interne de la Couronne  90

1. Facteurs à l’origine de l’élaboration de la Politique interne  90

2. Interprétation de la LTRP et du Traité  92

3. Honneur de la Couronne  93

D. Note aux avocats et au témoin de la Couronne  95

IX. retour sur les termes « ANNUITÉ » ET « BIEN MATÉRIEL »  95

A. Contexte factuel  95

B. Autre recours  96

X. La Bande a-t-elle omis de s’acquitter de ses obligations prévues par traité?  97

A. Beardy et Okemasis ont-ils été déloyaux?  97

B. Conclusion  98

C. Beardy et Okemasis ont-ils omis d’exécuter certaines obligations issues du Traité?  99

XI. les actes posés par la couronne étaient-ils légaux?  100

A. Déni de droits issus de traités  100

B. Prérogative royale et Loi sur les mesures de guerre  102

C. Intention indirecte  102

XII. Épilogue : l’homme blanc gouverne  103

XIII. dispositif  104


 

I.  prologue

[1]  Lors de l’exécution de huit Cris, après que la Rébellion du Nord-Ouest (« Rébellion ») eut été réprimée, Sir John A. Macdonald (« Macdonald ») a affirmé ceci :

[TRADUCTION] Les exécutions […] devraient convaincre les Peaux-Rouges que ce sont les Blancs qui gouvernent.

II.  revendication

[2]  La présente revendication particulière découle du fait que la Couronne n’a pas versé les paiements prévus par le Traité n° 6 aux membres de la bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 (« revendicatrice ») entre 1885 et 1888, dans la foulée de la Rébellion.

A.  Historique des procédures

[3]  La revendicatrice a déposé la revendication auprès de la Direction générale des revendications particulières (« DGRP ») du ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada (« MAINC » ou, maintenant, « AADNC ») le 6 décembre 2001.

[4]  Dans une lettre datée du 4 juillet 2005, la DGRP a avisé la revendicatrice qu’elle procédait à l’examen de la revendication. Le 17 juin 2008, la DGRP a informé la revendicatrice que, selon le Canada, sa revendication débordait le cadre de la Politique sur les revendications particulières. La revendicatrice a ensuite été avisée, le 17 décembre 2008, que le ministre n’acceptait pas de négocier le règlement de sa revendication.

[5]  La revendicatrice a déposé une déclaration de revendication auprès du Tribunal le 11 juillet 2011, laquelle était fondée sur l’alinéa 14(1)a) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, ch 22 [LTRP] :

14. (1) Sous réserve des articles 15 et 16, la première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits ci-après en vue d’être indemnisée des pertes en résultant :

a) l’inexécution d’une obligation légale de Sa Majesté liée à la fourniture d’une terre ou de tout autre élément d’actif en vertu d’un traité ou de tout autre accord conclu entre la première nation et Sa Majesté; […]

[6]  L’intimée, Sa Majesté la Reine du chef du Canada, a déposé une réponse le 19 août 2011.

[7]  Le 15 mai 2012, l’intimée a déposé une demande visant à faire radier la revendication en vertu de l’alinéa 17a) de la LTRP au motif qu’elle « n’est manifestement pas admissible aux termes des articles 14 à 16 » de la LTRP.

[8]  L’intimée soutient que les paiements prévus par le traité sont de nature individuelle et qu’une Première Nation ne peut pas être indemnisée « [de ses] pertes » its losses » dans la version anglaise) résultant du non-paiement en vertu du paragraphe 14(1) de la LTRP. Elle soutient également que, quoi qu’il en soit, les « annuités » ne sont pas des « biens matériels » et ne sont par conséquent pas visées par le motif de « l’inexécution d’une obligation légale de Sa Majesté liée à la fourniture d’une terre ou de tout autre élément d’actif en vertu d’un traité […] » énoncé à l’alinéa 14(1)a).

[9]  L’utilisation du terme « annuités » nécessite des explications. Dans les documents et les rapports d’expert, ce terme est utilisé pour décrire le droit aux paiements promis par traité, mais il ne figure nulle part dans le Traité n° 6. Voici la promesse faite dans le Traité :

Et, en outre, que les commissaires de Sa Majesté devront, aussitôt que possible après l’exécution de ce traité, faire prendre un recensement exact de tous les Indiens habitant l’étendue de pays ci-dessus décrite, en les rangeant par familles, et ils devront, chaque année après la date de ce recensement, à une certaine époque de l’année, dont on donnera dûment avis aux Indiens, et dans un endroit ou des endroits désignés à cet effet, dans l’étendue des limites des territoires cédés, payer à chaque personne indienne la somme de cinq dollars par tête annuellement. [Traité n° 6] [Je souligne.]

[10]  Le terme « annuités » est un terme dont l’usage s’est répandu pour désigner la somme payable en espèces, annuellement, à chaque membre des collectivités qui avaient signé le traité et qui étaient ainsi visées par la définition de « bande » figurant dans l’Acte relatif aux Sauvages, SC 1880, ch 28 [Acte relatif aux Sauvages, 1880].

[11]  Comme la nature individuelle ou collective des paiements prévus par les traités nécessite une interprétation du traité et dépend des éléments de preuve présentés, il a été ordonné que la demande de radiation soit tranchée dans le cadre de l’audition de la revendication sur le fond.

III.  questions en litige

[12]  Voici les questions en litige :

  1. Question n° 1 : Le Tribunal a-t-il compétence pour entendre les revendications relatives au non-paiement des « annuités » découlant des traités?

Sous question 1.1 : Les paiements prévus par traité sont-ils des « biens matériels » et, par conséquent, des « éléments d’actif » au sens de la LTRP?

Sous question 1.2 : Dans l’affirmative, les « annuités » découlant des traités sont-elles des éléments d’actif de la Première Nation?

  1. Question n° 2 : La Première Nation Beardy’s et Okemasis a-t-elle manqué à ses obligations issues du traité?

  2. Question n° 3 : Dans l’affirmative, la Couronne pouvait-elle, à juste titre, décider de ne pas verser les paiements prévus par traité aux membres de la bande Beardy’s et Okemasis, dans la foulée de la Rébellion?

IV.  positions des parties

A.  Intimée

[13]  L’intimée ne nie pas que le refus de verser les annuités était, à première vue, contraire aux dispositions du Traité n° 6.

[14]  L’intimée soutient que les revendications fondées sur le non-paiement d’annuités ne peuvent pas être examinées par le Tribunal, et ce, pour deux raisons. Premièrement, les annuités ne sont pas des biens matériels. Deuxièmement, comme les annuités sont payables à des particuliers, leur non-paiement ne constitue pas une perte pour la Première Nation.

[15]  L’intimée affirme que, si le Tribunal conclut qu’il a compétence, la participation des membres de la bande Beardy’s et Okemasis à la Rébellion équivalait à un manque de loyauté, et le non-paiement des annuités était justifié et non contraire à la loi.

[16]  L’intimée soutient que la Première Nation Beardy’s et Okemasis a contrevenu aux conditions du Traité, lesquelles consistaient à ne pas troubler l’ordre public, à faire preuve d’un bon comportement et à respecter la loi. Elle a aussi, selon l’intimée, manqué à l’obligation de loyauté qu’ont les membres de la Première Nation envers la Couronne et qui est au cœur du lien établi par traité, ce qui justifiait le non-paiement des annuités fondé sur l’exercice de la prérogative royale et, subsidiairement, sur l’application de la Loi sur les mesures de guerre, SC 1914, ch 2, abrogée par la Loi sur les mesures d’urgence, LC 1985, ch 22 [Loi sur les mesures de guerre].

B.  Revendicatrice

[17]  La revendicatrice soutient que la question de savoir si les annuités versées aux membres de la bande sont des « éléments d’actif » au sens de l’article 14 de la LTRP et celle de savoir si la perte relève « [de ses] pertes » au sens de cet article sont des questions qui requièrent une interprétation. Elle prétend qu’il faut répondre à ces deux questions par l’affirmative.

[18]  La revendicatrice affirme que, bien que la preuve tende à démontrer que certains membres de la bande ont participé à la Rébellion, elle ne permet pas d’inférer que les chefs Beardy et Okemasis y ont, directement ou indirectement, participé, qu’ils ont incité les membres de la communauté à se joindre aux rebelles ou que les membres de la bande s’y sont effectivement joints.

[19]  Selon la revendicatrice, la preuve révèle que les représentants du gouvernement, y compris le premier ministre Sir John A. Macdonald, ont sciemment fait, concernant l’étendue de la participation des Cris à la Rébellion menée par Louis Riel, une déclaration inexacte. Les représentants du gouvernement voulaient justifier les mesures prises pour atteindre l’objectif qu’ils avaient avant la Rébellion et qui consistait à éliminer le système tribal et à contrôler les Indiens, tant individuellement que collectivement.

C.  La preuve et les questions en litige

[20]  La preuve historique est pertinente tant à l’égard des questions de compétence que des questions de fond.

[21]  L’interprétation de la nature juridique des promesses faites par traité tient compte des circonstances entourant l’engagement de l’intimée et d’une nation indienne dans une relation fondée sur un traité. Les documents de l’époque et l’histoire orale permettent de comprendre la véritable intention des parties et guident l’analyse visant à déterminer si le droit aux annuités issu du Traité est un droit collectif, individuel ou les deux. La preuve extrinsèque peut aussi aider à déterminer la nature juridique des annuités accordées par le Traité.

[22]  La preuve relative aux événements survenus après la conclusion du Traité, en particulier le fait que les chefs de l’ensemble du territoire visé par le Traité n° 6 se sont inquiétés, peu de temps avant la Rébellion, de ce que les promesses faites par traité n’étaient pas respectées par la Couronne, et la réaction officielle à ces préoccupations, est pertinente pour la thèse de la revendicatrice concernant les raisons justifiant les mesures contestées prises par le gouvernement après la Rébellion.

[23]  La revendicatrice n’invoque pas les préoccupations qu’avaient les chefs avant la Rébellion pour justifier les agissements des membres de sa communauté qui se sont joints aux troupes de Riel. Cependant, les tensions qu’a suscitées l’exécution par la Couronne des obligations prévues par traité font partie du contexte dans lequel sont survenus les événements et elles peuvent permettre de mieux comprendre les gestes posés par les personnes concernées.

V.  preuve

[24]  La preuve est composée de documents historiques, d’histoire orale, de traditions orales et de rapports d’experts.

A.  Documents

[25]  Le dossier contient plus de 700 documents datant de 1830 à 1949. La plupart ont été écrits par des représentants du gouvernement. D’autres ont été rédigés à la demande des chefs du Conseil tribal. Des articles de journaux rédigés au moment des événements sont aussi produits en preuve.

B.  Histoire orale

[26]  Lors d’une audience tenue dans la communauté de la revendicatrice, l’avocat de cette dernière a cité trois témoins qui ont partagé des renseignements qui leur avaient été transmis au moyen d’histoires et de traditions orales. Messieurs Angus Esperance et Kenneth Seesequasis ont témoigné le 12 juin 2013. Madame Therese Seesequasis a témoigné le lendemain.

C.  Rapports d’experts

[27]  La revendicatrice a déposé trois rapports d’experts initiaux, un rapport en réponse et un rapport supplémentaire :

[Traduction]

1.   Rapport d’expert de Bill Waiser

15 avril 2013

2.   Avis juridique de Bryan P. Schwartz

Objet : Affaire de la bande Beardy’s et Okemasis (« revendication relative aux annuités »)

30 avril 2013 (déposé le 31 mai 2013)

(modifié conformément aux motifs de la demande datés du 5 juillet 2013)

3.   Rapport d’expert supplémentaire

Objet : Affaire de la bande Beardy’s et Okemasis (« revendication relative aux annuités »)

Rédigé par : Bryan P. Schwartz

29 avril 2013 (déposé le 16 septembre 2014)

4.   Rapport de recherche : Origine, utilité et objet des annuités prévues par les traités

Rédigé par : Robert Metcs, Havlik Metcs Limited

avril 2013 (livres 1 à 10)

5.   Réponse à l’évaluation qu’a faite Clint Evans du rapport Waiser

Rédigée par : Bill Waiser

janvier 2014

[28]  L’intimée a produit trois rapports d’experts; deux répondent aux rapports initiaux présentés par la revendicatrice et le troisième contient des commentaires sur une liste de documents et de passages tirés du mémoire des faits et du droit de la revendicatrice :

[Traduction]

1.   Une réponse au « rapport d’expert » de 2013 de Bill Waiser

Rédigée par : Clint Evans

20 juillet 2013

2.   Paiements des annuités découlant du Traité – Une analyse du rapport Metcs

Rédigée par : Alexander von Gernet, Ph.D.

Janvier 2014

3.   Commentaires sur une liste de documents déposés par la revendicatrice et d’extraits tirés du mémoire des faits et du droit de la revendicatrice.

  Rédigés par : Clint Evans

  22 août 2014

D.  Sujets traités par les experts

1.  Introduction

[29]  Dans son rapport, Waiser répond à 16 questions posées par les avocats de la revendicatrice, à savoir :

[Traduction]

1. Pourquoi la Couronne a-t-elle conclu le Traité n° 6 avec les bandes signataires?

2. Quelle était la relation entre la Couronne et les dirigeants des bandes signataires du Traité n° 6 en général et ceux de la bande Beardy’s et Okemasis (la « PNBO ») en particulier durant la période ayant précédé la signature du Traité n° 6?

3. Dans quelles conditions socio-économiques vivaient les bandes signataires du Traité n° 6, en général, et la PNBO, en particulier, durant la période ayant précédé la signature du Traité n° 6?

4. Quelle était la relation entre la Couronne et les dirigeants de la PNBO durant la période entre la signature du Traité n° 6 et le déclenchement de la Rébellion du Nord-Ouest de 1885 (la « Rébellion »)?

5. Dans quelles conditions socio-économiques vivait la réserve de la PNBO durant la période ayant précédé la Rébellion?

6. Y a-t-il des preuves quant au respect par la Couronne des promesses faites dans le Traité n° 6 – en quoi et dans quelle mesure elle les a respectées – entre la signature du Traité et le déclenchement de la Rébellion?

7. Quelle était la relation entre d’une part, les dirigeants des bandes signataires du Traité n° 6 en général et ceux de la PNBO en particulier, et d’autre part les dirigeants des Métis durant la période ayant précédé la Rébellion?

8. Quelles étaient la nature et l’étendue de la participation, le cas échéant, des Indiens — en général — à la Rébellion?

9. Quelles étaient la nature et l’étendue de la participation, le cas échéant, des dirigeants et des membres de la PNBO — en particulier — à la Rébellion?

10. Pourquoi les Indiens ont-ils décidé de participer ou de ne pas participer à la Rébellion?

11. Des Indiens visés par le Traité n° 6 en général et/ou Des membres de la PNBO en particulier ont-ils fait l’objet d’accusations criminelles pour avoir participé à la Rébellion? Dans l’affirmative, ces individus ont-ils été déclarés coupables? Le cas échéant, veuillez préciser.

12. Des Indiens visés par le Traité n° 6 en général et/ou Des membres de la PNBO en particulier ont-ils fait l’objet d’actions civiles en réparation en lien avec leur participation à la Rébellion? Dans l’affirmative, ces individus ont-ils été tenus responsables? Le cas échéant, veuillez préciser.

13. Quelle a été la réaction de la Couronne à la participation des Indiens à la Rébellion?

14. Quelle était la relation entre la Couronne et les dirigeants des bandes signataires du Traité n° 6 en général et ceux de la PNBO en particulier durant la période ayant suivi la Rébellion?

15. Dans quelles conditions socio-économiques vivaient les bandes signataires du Traité n° 6, en général, et la PNBO, en particulier, durant la période ayant suivi la Rébellion?

16. Quels ont été les effets durables de la Rébellion, le cas échéant, sur les bandes signataires du Traité n° 6, en général, et sur la PNBO, en particulier?

[30]  Waiser se reporte longuement au dossier documentaire et aux sources secondaires sur lesquels il s’est fondé pour se faire une opinion sur la conduite du chef Beardy et des représentants du gouvernement avant, pendant et après la Rébellion. Il s’appuie en grande partie sur des sources secondaires.

[31]  Dans son rapport, Evans répond aux opinions formulées par Waiser en réponse aux questions 4, 5, 7, 9, 11, 13 et 15. Il est d’accord avec Waiser dans une certaine mesure, mais sur la plupart des faits en cause, son opinion diffère de celle de Waiser.

[32]  Le rapport Havlik Metcs (« rapport Metcs ») fait l’historique de la conclusion des traités avant et après la Confédération et présente, pour examen, des conclusions provisoires sur la nature du droit aux « annuités » prévu par le Traité n° 6. Il s’attache à la question de savoir si le droit est propre au bénéficiaire ou s’il appartient à la collectivité, ou les deux.

[33]  Le rapport d’Alexander Von Gernet répond au rapport Metcs.

[34]  Le rapport de Bryan Schwartz se rapporte aux échanges qu’ont eus les représentants du gouvernement et ceux de l’Assemblée des Premières Nations quant au libellé de la LTRP. Il s’attache à la question de savoir si le Tribunal a compétence pour entendre les revendications fondées sur le non-paiement des « annuités » (« revendications relatives aux annuités »). Bien qu’il soit intitulé [Traduction] « Avis juridique », le rapport porte davantage sur l’historique et l’élaboration de la nouvelle version de la politique du Canada intitulée Dossier en souffrance et de la LTRP. Nul ne s’est fondé sur les opinions que peut contenir le rapport relativement aux questions juridiques.

[35]  Enfin, un témoin de la Couronne, Audrey Stewart, a souscrit un affidavit. Il ne s’agit pas d’un rapport d’expert, mais Mme Stewart y expose les raisons pour lesquelles le ministre a rejeté la revendication après que la DGRP l’eut examinée et tente d’expliquer la politique gouvernementale qui régit l’examen des revendications relatives aux annuités. Cet affidavit a été produit à titre de pièce lors du voir-dire pendant lequel Mme Stewart a témoigné.

[36]  Le Tribunal a tiré des conclusions sur les événements historiques parce que l’intimée a fait valoir, comme moyen de défense à la présente revendication, que la Couronne avait eu raison d’agir comme elle l’a fait, et a ainsi mis en cause la loyauté des ancêtres de l’intimée. Les rapports de Waiser et Evans portent principalement sur cette question.

2.  Rapports d’experts : recours à des sources primaires et secondaires

[37]  Les historiens et les anthropologues ont beaucoup écrit sur la position des bandes cries au début, et tout au long, de la Rébellion ainsi que sur les mesures gouvernementales prises à l’égard des bandes par la suite. Leurs opinions sont souvent contradictoires.

[38]  Waiser et Evans sont en complet désaccord sur la participation des Cris à la Rébellion et sur les motifs justifiant les mesures prises ultérieurement par le gouvernement. Waiser se fonde, dans une certaine mesure, sur des sources primaires, soit des documents de l’époque, et dans une large mesure, sur des sources secondaires, soit des ouvrages publiés par des universitaires. Evans se fonde presque toujours sur des sources primaires.

[39]  Dans l’arrêt R c Marshall, [1999] 3 RCS 456, aux paragraphes 36 et 37, 177 DLR (4th) 513, le juge Binnie a reconnu que certaines critiques avaient été formulées par des historiens professionnels à l’égard du traitement judiciaire de la preuve historique. Il a fait les remarques suivantes :

Les tribunaux ont fait l’objet de certaines critiques par des historiens professionnels qui leur reprochent une tendance occasionnelle à assembler une version de l’histoire de type « coupé-collé » : G. M. Dickinson et R. D. Gidney, « History and Advocacy : Some Reflections on the Historian's Role in Litigation », Canadian Historical Review, LXVIII (1987), 576; D. J. Bourgeois, « The Role of the Historian in the Litigation Process », Canadian Historical Review, LXVII (1986), 195; R. Fisher, « Judging History: Reflections on the Reasons for Judgment in Delgamuukw v. B.C. », B.C. Studies, XCV (1992), 43; A. J. Ray, « Creating the Image of the Savage in Defence of the Crown: The Ethnohistorian in Court », Native Studies Review, VI (1990), 13.

Bien que le ton de certaines de ces critiques paraisse immodérées [sic] aux yeux de l’historien non professionnel, la critique fondamentale, si je comprends bien, est que le choix des faits et des citations de la part des juges ne respecte pas toujours la norme exigée de l’historien professionnel, que l’ont dit plus nuancée. Les experts, prétend-on, sont formés pour interpréter les divers documents historiques avec l’avantage d’une étude approfondie de l’époque et d’une appréciation des lacunes des diverses sources. Le droit donne à l’interprétation des événements historiques un caractère définitif, alors que, selon l’historien professionnel, cela n’est pas possible. Évidemment, la réalité est que les tribunaux sont saisis de litiges dont la résolution requiert qu’ils tirent des conclusions sur certains faits historiques. Les parties à ces litiges ne peuvent pas attendre qu’il se dégage éventuellement un consensus stable parmi les chercheurs. Le processus judiciaire doit faire de son mieux. [Je souligne.]

[40]  Dans l’affaire Ahousaht Indian Band c Canada (AG), 2009 BCSC 1494, aux paragraphes 76 à 78, [2010] 1 CNLR 1 [Ahousaht], la juge Garson s’est penchée sur le recours à des sources principales et secondaires par les experts :

[Traduction] Sans égard au stade de publication des divers documents rédigés par les explorateurs, je les désignerai sous le terme « documents primaires » dans les présents motifs. Comme je l’ai expliqué dans ma décision précédente sur l’admissibilité des documents rédigés par les explorateurs, ces documents ne constituent pas des éléments de preuve indépendants. Pour apprécier la fiabilité de ces documents et le poids qui devrait leur être accordé, je dois examiner les témoignages rendus par les experts sur l’origine de chacun d’eux. Par exemple, j’ai entendu plusieurs témoignages d’experts quant à savoir laquelle des différentes versions révisées du journal du capitaine Cook était la plus fiable. (J’explique cette controverse en plus amples détails ci-dessous.)

En ce qui concerne la preuve secondaire, tous les experts se sont fondés, au moins en partie, sur les travaux de recherche d’autres archéologues, anthropologues, ethnohistoriens et historiens pour étayer leurs opinions. Les experts qui ont témoigné étaient rarement d’accord sur l’interprétation d’un élément de preuve primaire en particulier, et chacun a cherché à fonder son interprétation sur les travaux d’autres spécialistes ou auteurs ayant étudié la question. En outre, les opinions de plusieurs de ces spécialistes ont été présentées aux experts durant le contre-interrogatoire.

Suivant l’arrêt R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223, les opinions des spécialistes n’ayant pas témoigné ne devenaient des éléments de preuve que si elles étaient acceptées comme autorité par les experts. Elles étaient alors produites en preuve ou citées par les experts dans le cadre de leurs propres opinions. Autrement dit, ces ouvrages savants n’étaient pas admis comme éléments de preuve indépendants. Dans les présents motifs, quand je renverrai à un spécialiste n’ayant pas témoigné, mais dont les ouvrages ont été cités, je m’efforcerai de préciser quels experts s’en sont inspirés.

[41]  Dans l’affaire Ahousaht, la juge Garson voulait essentiellement que la cour comprenne les points soulignés dans le passage suivant :

[Traduction] En l’espèce, les avocats des demanderesses, plus particulièrement, ont exprimé des doutes quant au fait que la Cour examine les documents historiques indépendamment des experts et qu’elle tire, à l’issue de cet examen, des conclusions qui ne sont vraisemblablement pas fondées sur les témoignages d’experts. Je conviens que les témoignages d’experts sont des outils d’interprétation utiles, et parfois essentiels, en ce qui concerne les documents historiques. Ces témoignages permettent souvent de mieux comprendre, par exemple, le contexte historique dans lequel une déclaration a été faite, une coutume de l’époque, une référence géographique et une foule d’autres faits pouvant être pertinents. Cependant, en fin de compte, c’est la Cour qui doit tirer les conclusions de fait nécessaires et, parfois, il peut être approprié, voire nécessaire, pour la Cour d’examiner un document historique de façon indépendante et de tirer des conclusions de fait. J’ajouterais toutefois que la Cour doit faire preuve de prudence lorsqu’elle examine la preuve historique sans l’aide d’un expert. [Je souligne; au par. 83]

[42]  Il est difficile d’établir le poids qu’il convient d’accorder aux opinions tirées des sources secondaires invoquées par un témoin expert pour justifier sa propre opinion. La cour ne se fonde sur la source secondaire qui fait autorité que si elle respecte les normes du domaine de spécialité de l’auteur. En définitive, le poids accordé à chaque élément de preuve peut faire l’objet d’un examen minutieux par la cour.

[43]  Lorsque, comme en l’espèce, les opinions divergent dans la doctrine relativement aux sources secondaires, l’opinion d’un expert risque de se voir accorder plus de poids si elle est fondée sur des sources primaires.

3.  Conclusions de fait étayées par la preuve

[44]  Ceux qui ont été témoins des événements de la Rébellion ne sont plus en vie aujourd’hui. Il est difficile d’évaluer la véracité d’un document historique ou la fiabilité de son contenu. On ne peut conclure que des acteurs historiques se sont conduits de façon trompeuse que si une preuve fiable vient étayer cette conclusion ou qu’il n’y a aucune autre explication logique.

[45]  Waiser et Evans ont tous les deux conclu à une conduite trompeuse au vu de la preuve. Selon Waiser, les représentants du gouvernement ont comploté en vue de discréditer les chefs cris. Selon Evan, les gestes posés par Beardy avant et pendant la Rébellion constituaient des [Traduction] « transgressions » puisqu’ils étaient perçus comme tels par les représentants.

[46]  L’analyse de la preuve qui suit comprend des commentaires sur les conclusions tirées par Waiser et Evans et sur les conclusions tirées par le Tribunal au sujet de ces conclusions.

VI.  analyse de la preuve

A.  Les Cris signent le Traité no 6

[47]  Les négociations du Traité entre le gouvernement et les Cris ont commencé avec plusieurs enjeux en toile de fond. La capacité des Indiens de subvenir à leurs besoins grâce à la chasse aux bisons s’amenuisait rapidement. Des Métis s’étaient établis sur les territoires cris, ce qui donnait lieu à une concurrence sur le plan des ressources, et l’imminence de la colonisation des blancs se faisait sentir.

[48]  Evans ne conteste pas les réponses données par Waiser aux questions 1 à 3. Ces réponses établissent le contexte dans lequel les Cris de la région ont signé le Traité et exposent les événements importants qui ont mené à sa signature. Le rapport Metcs procure plus de contexte et un meilleur aperçu. Les paragraphes suivants décrivent les événements clés qui ont marqué les négociations ayant précédé la conclusion du Traité n° 6 et identifient ceux qui y ont participé. Certains reprennent textuellement des passages tirés des rapports d’experts alors que d’autres en font un résumé.

[49]  En concluant des traités avec les Indiens de l’Ouest, le Canada suivait une tradition britannique qui avait été établie par la Proclamation royale de 1763. Reconnaissant le rôle important joué par les Indiens en tant qu’alliés dans la lutte militaire entre la Grande-Bretagne et la France, les Britanniques avaient promis qu’aucune colonie agricole ne pourrait s’établir sur le territoire des Indiens avant que le titre soit cédé à la Couronne par traité.

[50]  Les dirigeants militaires britanniques tenaient beaucoup à s’assurer de la loyauté des Indiens alliés dans leur lutte contre l’expansion des États-Unis à la fin du dix-huitième siècle et au début du dix-neuvième. Les autorités civiles canadiennes voulaient quant à elles éviter des guerres onéreuses contre les Indiens au sujet des terres de l’Ouest.

[51]  Le rapport Metcs reprend les propos des auteurs qui ont étudié les changements survenus au fil du temps dans la relation entre le gouvernement et les Autochtones :

[Traduction] Avant et pendant la guerre de 1812, le gouvernement britannique considérait les peuples autochtones presque exclusivement comme des forces militaires. Il les voyait comme des alliés potentiels en cas de guerre et veillait à ce qu’ils soient heureux pour éviter qu’ils troublent la paix. Or, pendant la période de l’après-guerre, les politiques gouvernementales tenaient compte de nouveaux facteurs. La croissance constante de la population blanche exerçait une pression accrue à l’égard des terres indiennes qui, du point de vue des colons, n’étaient pas utilisées de manière efficace. Alors que de plus en plus de terres étaient prises à des fins de colonisation, la capacité des Premières Nations de conserver leur mode de vie traditionnel s’amenuisait; les autorités craignaient qu’elles ne deviennent un fardeau pour les fonds publics. Pour permettre le développement du Haut-Canada et prévenir l’indigence des Indiens, les Britanniques ont élaboré une politique relative aux Indiens axée sur l’« extinction des droits fonciers des Indiens et sur l’établissement des Indiens dans certains villages ou réserves précis ». Dans la partie ouest du Haut-Canada, le gouvernement voulait en particulier des terres sur lesquelles des loyaux sujets pourraient s’établir puisque l’allégeance des résidents avait été mise en doute pendant la guerre. [Renvois omis.]

[52]  Le projet du Canada ne se limitait pas à l’expansion vers l’Ouest. Les peuples autochtones devaient, selon les représentants du gouvernement, recevoir un enseignement sur les valeurs, les croyances et le mode de vie des colons européens. Le commissaire aux traités Alexander Morris a résumé cette idée dans les observations qu’il a formulées à la fin du livre qu’il a rédigé en 1880 sur les traités. [Traduction] « Propageons le christianisme et la civilisation pour repousser les pratiques païennes et barbares des tribus indiennes », a-t-il affirmé. « [...] qu’un gouvernement averti et paternel [...] fasse de son mieux pour aider et relever la population indienne confiée à nos soins […] ».

[53]  Dans l’Ouest, la nouvelle concernant la conclusion des traités avec les nations indiennes de l’Est s’était répandue. Les chefs cris demandaient à rencontrer les représentants canadiens depuis 1870, c’est-à-dire depuis que la Compagnie de la Baie d’Hudson avait transféré la Terre de Rupert et le Territoire du Nord-Ouest au Canada. Cependant, Ottawa n’envisageait alors pas de négocier des traités avec les tribus situées à l’ouest de la nouvelle province du Manitoba.

[54]  En 1875, un chef éminent, Mistawasis, a demandé à ses hommes d’empêcher une équipe de construction d’ériger une ligne télégraphique sur le territoire cri et a expulsé la commission géologique du Canada qui travaillait dans la région. Un missionnaire méthodiste, George McDougall, a rapporté que les Cris étaient déterminés [Traduction] « à s’opposer aux travaux de montage des lignes ou à la construction de routes dans leur pays, jusqu’à ce qu’un règlement soit conclu entre eux et le gouvernement ».

[55]  À l’automne 1875, George McDougall a annoncé qu’Alexander Morris, le lieutenant-gouverneur du Manitoba, allait rencontrer les Cris au mois d’août suivant.

[56]  La région visée par le Traité proposé couvrait environ 120 000 milles carrés dans ce qui est aujourd’hui le centre de la Saskatchewan. La cession du titre ancestral jouait un rôle crucial dans la politique nationale de colonisation et de développement de l’Ouest élaborée par le premier ministre John A. Macdonald.

[57]  Les Cris étaient considérés à la fin du dix-huitième et au début du dix-neuvième siècles comme l’une des grandes sociétés de chasseurs de bisons de la prairie-parc. Vers le milieu du dix-neuvième siècle, la situation avait changé. Des décennies de conflits intertribaux avec les tribus des Pieds-Noirs et des maladies comme la variole, la rougeole et la coqueluche, avaient affaibli la population. Les bisons, qui se comptaient autrefois par millions, étaient alors rarement aperçus au nord de la rivière Saskatchewan Nord. La disparition soudaine des bisons avait fait comprendre à des dirigeants comme Mistawasis et Ahtahkakoop qu’ils risquaient de souffrir de la faim s’ils ne parvenaient pas à s’entendre avec la Couronne britannique pour que celle-ci les aide à adopter un nouveau mode de vie axé sur l’agriculture.

[58]  Les Cris se considéraient comme des égaux dans leurs relations avec la Couronne et ils étaient prêts à négocier pour garantir leur sécurité et leur bien-être dans la région en tant que peuple indépendant. Ils ont toutefois reconnu que la disparition des bisons nuisait sérieusement, voire terriblement, aux autres ressources et qu’ils devaient se tourner vers l’agriculture s’ils voulaient rivaliser avec les nouveaux arrivants.

[59]  Quand Mistawasis et Ahtahkakoop, les principaux chefs cris du district du Fort Carlton, ont été avisés de l’arrivée imminente des commissaires aux traités, ils ont embauché un métis, Peter Erasmus, pour qu’il leur serve d’interprète.

[60]  Il avait été convenu que Morris rencontrerait les dirigeants cris à Carlton.

[61]  Le chef Beardy, dirigeant des Willow Cree qui habitaient la région située le long de la rivière Saskatchewan au sud de Prince Albert, voulait également conclure un traité avec la Couronne. Il a intercepté les représentants canadiens avant qu’ils n’arrivent à Carlton et il a demandé à ce que des négociations soient tenues avec son groupe près de Duck Lake. Comme il était spiritualiste, Beardy avait eu une vision qui lui dictait de signer le Traité au sommet d’une colline de la région. Morris a refusé et a continué son chemin vers Carlton. Beardy n’a pas assisté à la rencontre.

[62]  Ce que l’on sait de la rencontre de Carlton nous vient des comptes rendus laissés par le commissaire Morris et l’interprète Erasmus.

[63]  Lors de la rencontre, Morris a essayé de convaincre les Cris que la Reine se souciait de leur bien-être : [Traduction] « Mes frères indiens […] J’ai serré la main à quelques-uns d’entre vous, mais dans mon cœur, je serre la main de chacun de vous », a-t-il dit. « Dieu nous a gratifiés d’une belle journée et j’ai la conviction qu’il veille sur nous et que ce que nous faisons sera pour le plus grand bien de ses enfants. Vous êtes, tout comme moi et les amis qui m’accompagnent, les enfants de la Reine. Nous sommes du même sang, le même Dieu nous a créés et la même Reine nous gouverne. » Il leur a ensuite expliqué comment le gouvernement pouvait les aider et les a implorés de prendre ses paroles au sérieux et de penser à l’avenir : [Traduction] « ce que je promets, ce que je crois et ce que j’espère que vous accepterez durera aussi longtemps que le soleil brillera et que la rivière coulera ».

[64]  Le lendemain, Morris a rassuré les Indiens que la Reine ne souhaitait pas perturber leur mode de vie traditionnel axé sur la chasse, la pêche et la cueillette. Ces activités seraient garanties pour les générations futures. Il a souligné la disparition du gibier et a affirmé que les Indiens devraient apprendre à cultiver le sol s’ils voulaient subvenir aux besoins de leurs enfants et de leurs petits-enfants. Pour faciliter la transition vers l’agriculture, le gouvernement réserverait des terres à l’usage de chaque bande, et ce, jusqu’à concurrence d’un mille carré pour chaque famille de cinq.

[65]  Morris a avisé les Indiens que des milliers de colons envahiraient bientôt le pays et que les réserves seraient alors détenues en fiducie par la Reine. Il a énuméré les produits agricoles, outils, instruments, animaux et semis qui devaient être offerts aux membres des bandes pour les aider à devenir des agriculteurs. Il a aussi insisté fortement sur le paiement en espèces que recevrait chaque homme, femme et enfant pendant la durée du Traité. Il a promis des cadeaux spéciaux aux chefs et aux conseillers, y compris des symboles du nouveau régime, en reconnaissance de la conclusion du Traité : des médailles en argent et un drapeau britannique. Voici ce qu’il a dit : [Traduction] « Je tends la main vers vous et je vous offre les promesses de la Reine et j’espère que vous les accepterez […] agissez pour le bien de votre peuple. »

[66]  Mistawasis a serré la main du gouverneur et a dit : [Traduction] « Nous avons entendu ce qu’il avait à nous dire, mais je veux lui faire savoir ce que nous en pensons; il faut réfléchir calmement, c’est probablement la meilleure chose à faire. Je lui demande simplement de nous laisser réfléchir à ses propos. »

[67]  Les dirigeants cris ont tenu un caucus spécial, auquel Erasmus a assisté, pour s’assurer que tous les sujets de préoccupation avaient été abordés et qu’ils s’entendaient sur la façon de poursuivre les négociations relatives au Traité. Ils ont pris note des inquiétudes des opposants, y compris celles de Poundmaker, de la bande de Red Pheasant, et celles des Badger, de la bande de John Smith, qui avaient peu confiance en l’agriculture puisque les Cris étaient des chasseurs et des guerriers. Ils craignaient de perdre leur fierté et leur dignité s’ils signaient le Traité.

[68]  Mistawasis a défié les opposants : [Traduction] « Avez-vous mieux à offrir à notre peuple? Je vous demande, encore une fois, avez-vous quelque chose à proposer qui nous ramènera ces choses pour demain, et pour tous les lendemains qui attendent notre peuple? » Il a reconnu que les jours de gloire passés ne l’aideraient pas à nourrir son peuple et que ses jours de combats étaient terminés : [Traduction] « les prairies n’ont pas été ternies, de nos jours, par le sang de nos frères blancs. Qu’il en soit toujours ainsi. Pour ma part, j’accepte la main qui m’est tendue. »

[69]  Ahtahkakoop a aussi exprimé son appui. Il a parlé de l’affaiblissement des Cris et de leur impuissance à empêcher les Blancs de s’établir dans la région. [Traduction] « Laissez-nous faire preuve de sagesse en faisant le bon choix pendant que nous en avons encore un. », a-t-il demandé. Le « bon choix » correspondait à la seule solution offerte par les représentants de la Couronne, soit l’agriculture comme moyen de subsistance.

[70]  Les chefs et conseillers ont convenu de poursuivre les négociations du traité, mais à leur propre rythme. Ils poseraient des questions directement aux commissaires sur des sujets précis et présenteraient une liste de contre-propositions.

[71]  Lorsque les négociations ont repris, Poundmaker a abordé le sujet de la lutte contre la faim. Alors que les membres de son peuple désiraient ardemment subvenir à leurs propres besoins, Poundmaker voulait s’assurer qu’ils allaient recevoir l’aide dont ils avaient besoin. Morris a répliqué ce qui suit : [Traduction] « Je ne peux pas promettre […] que le gouvernement nourrira tous les Indiens et subviendra à leurs besoins. Vous êtes nombreux. Pour y arriver, il faudrait beaucoup d’argent et certains ne seront jamais capables de subvenir à leurs besoins ».

[72]  Les Badger ont clarifié leurs intentions : [Traduction] « Nous voulons penser à nos enfants; nous ne voulons pas être trop gourmands. C’est au moment où nous nous établirons sur les réserves que nous aurons choisies que nous allons avoir besoin de votre aide, advenant que nous ne puissions pas nous débrouiller seuls et en cas de problèmes, prévisibles et imprévisibles. » Morris a répliqué que les Cris devaient avoir confiance en la générosité de la Reine, ce à quoi les Badger ont répondu : [Traduction] « Je ne veux pas que vous me nourrissiez tous les jours; ce n’est pas le message que vous devez tirer de mes propos. Quand nous nous établirons sur les terres qui nous permettront d’assurer notre propre subsistance, c’est alors que nous aurons besoin de votre aide […] ».

[73]  Mistawasis a ajouté : [Traduction] « […] c’est pour prévenir les cas d’extrême nécessité et pour pallier l’ignorance des Indiens qui commencent à s’établir que nous parlons ainsi;[…] pour nous, cette question est importante ».

[74]  Lorsque la séance a repris, l’interprète a lu la liste des demandes des chefs. Ils demandaient notamment davantage d’outils, d’instruments et de bêtes, des fournitures médicales, une exemption du service militaire, l’interdiction de l’alcool, l’aménagement d’écoles sur la réserve et l’embauche d’enseignants. Les chefs ont insisté pour que les pratiques de chasse ancestrales soient garanties, et ont réitéré leur demande de provisions afin d’assurer la transition vers l’agriculture et de prévenir la famine.

[75]  Morris a accédé à la plupart des nouvelles demandes. Il a convenu d’ajouter une clause au traité relativement à l’aide contre la famine.

[76]  La majorité des chefs et des conseillers de la nation crie étaient prêts à accepter le traité, croyant qu’il s’agissait de la meilleure stratégie de survie. Ils reconnaissaient qu’ils devaient s’adapter aux nouvelles conditions. Après avoir reçu l’assurance que les quelque 50 hommes qu’ils dirigeaient pouvaient compter sur [Traduction] « l’œil vigilant et la main secourable » de la « Mère toute puissante » et de ses représentants, Mistawasis et Ahtahkakoop ont apposé leur marque sur le document, après la signature des commissaires.

[77]  Morris a alors envoyé un message aux Willow Cree pour les inviter à rencontrer les commissaires aux traités à mi-chemin entre Fort Carlton et Duck Lake le 28 août.

[78]  Lors de cette rencontre, le chef Beardy a fait valoir que l’aide qui avait été promise à Fort Carlton serait inadéquate si les bisons disparaissaient : [Traduction] « En ce qui concerne les bisons, je suis inquiet. » Morris a dit au chef Beardy que les Willow Cree allaient recevoir l’aide agricole qui avait été promise à Fort Carlton et qu’ils recevraient une aide particulière seulement en cas de famine et de maladie.

[79]  Le chef Beardy et ses homologues, Cut Nose et One Arrow, ont signé le Traité n° 6. Morris a refusé de faire droit à la demande présentée par Beardy, qui voulait recevoir les paiements prévus par le traité à l’endroit dont il avait rêvé, estimant qu’il s’agissait là d’une superstition.

[80]  Les commissaires se sont ensuite arrêtés à Fort Pitt, situé à 150 milles à l’ouest de la rivière Saskatchewan Nord, à mi-chemin entre Fort Carlton et Edmonton.

[81]  Little Hunter, chef des Cris des plaines qui avait assisté aux négociations à Carlton, a donné aux Cris un compte rendu favorable de l’entente, tout comme Erasmus. Sweetgrass, chef principal des peuples riverains, s’est adressé au conseil : [Traduction] « Selon moi, Mistawasis et Ahtahkakoop sont bien plus sages que je le suis; par conséquent, s’ils ont accepté ce traité après plusieurs jours de discussions et de réflexion, je suis alors prêt à l’accepter pour mon peuple ». Les autres chefs étaient d’accord.

[82]  Les commissaires aux traités étaient présents le 7 septembre 1876. Morris a expliqué à quel point d’autres Indiens étaient heureux de relever de la Reine et qu’ils pourraient aussi bénéficier de sa protection : [Traduction] « Je vois les conseillers de la Reine qui, prenant l’Indien par la main, lui disent “nous sommes frères”, nous vous ferons progresser, nous vous instruirons […] l’ingéniosité de l’homme blanc ». Morris a ensuite exposé la teneur de l’entente conclue à Carlton.

[83]  Après une journée de délibérations, les deux parties se sont rencontrées à nouveau. Sweetgrass a pris la parole et a reconnu que les jours de la chasse au bison étaient comptés et qu’il était prêt à se tourner vers l’agriculture : [Traduction] « Je suis reconnaissant », a-t-il dit, « Que cette terre ne soit jamais ternie par le sang de l’homme blanc. […] Lorsque je vous prends la main et touche votre cœur, comme je le fais maintenant, nous ne sommes plus qu’un. Faites tout ce qui est en votre pouvoir pour m’aider et aider mes enfants, afin qu’ils connaissent la prospérité. » Les chefs ont apposé leur marque sur le document et se sont vus offrir des médailles et des drapeaux.

[84]  Morris est retourné à Fort Garry à la fin de l’automne. Dans le rapport qu’il a présenté au gouvernement Mackenzie, il a souligné que, même si les Indiens étaient prêts à adopter un mode de vie agricole et étaient même impatients de le faire, il fallait leur offrir une aide et des directives suffisantes le plus rapidement possible.

B.  Événements postérieurs à la conclusion du Traité

1.  Création de la réserve et agriculture

[85]  Les Cris ont vite dû s’adapter à l’économie agricole après leur adhésion au Traité n° 6. En 1879, les bisons ne se rendaient plus sur leurs territoires. Il était urgent d’établir les réserves prévues par le Traité afin que les Indiens puissent subvenir à leurs propres besoins en s’adonnant à l’agriculture.

[86]  Le Traité prévoyait que, aux fins de l’agriculture, les « réserves ne devront pas excéder en tout un mille carré pour chaque famille de cinq personnes ». Cette formule était tirée des traités précédents. Rien ne permet de croire qu’elle a été retenue après que l’on eût estimé qu’une telle superficie était suffisante pour que la population indienne de l’époque puisse subvenir à ses besoins, ou à l’issue d’un processus de négociation. Elle faisait partie d’un ancien modèle présenté par la Couronne.

[87]  Des réserves ont été établies au profit d’un certain nombre de communautés cries dans l’année suivant la conclusion du Traité. Les bandes de Mistawasis et d’Ahtahkakoop, qui vivaient au nord de Fort Carlton, ont produit des récoltes peu de temps après l’établissement de leurs réserves. Cependant, elles ont tardé à produire de la farine puisque les installations de meunerie se trouvaient à une distance considérable. Il n’y avait pas non plus de marché local où ils auraient pu vendre leur production excédentaire. Les conditions étaient encore plus difficiles pour les réserves qui avaient été établies dans les régions situées au nord de Battleford et de Fort Pitt.

2.  Une réserve à Duck Lake

[88]  Les chefs Beardy et Cut Nose n’ont accepté aucune réserve avant 1880. Comme Cut Nose avait conservé son mode de vie de chasseur, son conseiller, Okemasis, voyait aux intérêts des bandes locales. Beardy négociait avec les représentants du gouvernement quant au choix d’une réserve.

[89]  En 1877, le chef Beardy avait construit une maison et aménagé un jardin à Duck Lake, la région habitée par sa bande au moment de la conclusion du Traité. On peut lire dans un article de journal qu’il avait fait ériger une clôture sur le chemin de Carlton entre Duck Lake et Fort Carlton, même s’il avait déjà informé le commissaire aux traités qu’il voulait qu’on établisse une réserve à 40 km au nord-est de là.

[90]  En janvier 1878, le chef Beardy a écrit au gouverneur général pour lui demander de reconnaître sa revendication du territoire entourant le Duck Lake. Il s’est plaint de l’établissement de nouveaux arrivants dans la région. Le territoire revendiqué incluait un petit établissement principalement métis.

[91]  En septembre 1878, le chef Beardy et sa bande ont refusé les annuités prévues par traité, malgré le fait que leur demande avait été respectée et que le lieu du paiement avait été déplacé de Fort Carlton à Duck Lake. Le chef Beardy et d’autres chefs des Willow Cree ont refusé de discuter de la question des réserves avec le surintendant des Indiens David Laird, qui s’était rendu à Fort Carlton pour cette raison. Plusieurs mois plus tard, Laird a informé le ministre de l’Intérieur que Beardy avait fait quelques [Traduction] « demandes absurdes » et que son conseiller et lui avaient continué de refuser les annuités.

[92]  En janvier 1879, certains journaux ont révélé que le chef Beardy et son conseiller avaient menacé des colons de la région, des propriétaires de magasins et des missionnaires afin de les forcer à abandonner l’établissement de Duck Lake. Des journaux ont aussi rapporté qu’ils avaient menacé de prendre des vivres à Fort Carlton et au poste d’échange de Duck Lake. En réponse à ces menaces, la police à cheval du Nord-Ouest (« PCN.-O. ») a dépêché un détachement de trois agents à Duck Lake.

[93]  En février 1879, après avoir rencontré l’inspecteur Walker de la PCN.-O., le chef Beardy a convenu d’accepter les annuités et d’exclure l’établissement de Duck Lake de la réserve. Cependant, l’arpenteur des terres du Dominion a rapporté que, lorsqu’il est arrivé, en avril 1879, pour arpenter la réserve, le chef revendiquait toujours les terres situées dans un rayon de deux milles de Duck Lake, y compris l’établissement métis.

[94]  En août 1879, l’inspecteur Walker de la PCN.-O. a rapporté que les Indiens de la région vivaient dans une grande misère depuis la disparition du bison. Lorsqu’ils sont arrivés à Fort Carlton pour le paiement des annuités, les chefs lui ont dit qu’ils manquaient tellement de ressources qu’ils avaient du mal à s’occuper de leurs récoltes à cause de la faim.

[95]  En 1879, les conditions étaient telles que Laird a dit au ministre de l’Intérieur que trois possibilités s’offraient au gouvernement : [Traduction] « aider les Indiens à cultiver la terre et à élever des animaux, les nourrir ou les combattre ».

[96]  Le chef Beardy, qui n’avait pas encore accepté de réserve, a menacé de prendre des provisions dans les magasins de Duck Lake pour nourrir sa bande. En 1880, il a érigé un poste de péage sur le chemin de Carlton. Cet été-là, pendant que persistaient les pénuries de nourriture, les chefs Beardy, Cut Nose et One Arrow ont été accusés d’avoir ordonné aux membres de leur bande d’abattre plusieurs bœufs qui devaient être donnés lors des séances de paiement des annuités à Duck Lake et à Prince Albert. Beardy et Cut Nose ont été acquittés par le jury.

[97]  En septembre 1879, l’agent des Indiens du district de Fort Carlton, Clarke, a réussi à convaincre les Indiens de Duck Lake d’accepter les annuités en refusant de les approvisionner jusqu’à ce qu’ils les acceptent. Clarke a ensuite distribué 2 400 livres de bœuf aux Cris de Duck Lake.

[98]  En février 1880, Clarke a déclaré que le chef Beardy avait renoncé à revendiquer les terres situées dans un rayon de deux milles de Duck Lake et qu’il avait accepté une réserve mise de côté au profit de sa bande et arpentée l’année précédente.

3.  Les gestes posés par le chef Beardy

[99]  Du point de vue des représentants locaux, les gestes posés par le chef Beardy jusqu’au moment de la création de la réserve de Duck Lake étaient imprévisibles et parfois provocateurs. Évidemment, les objectifs du gouvernement étaient clairs et les mesures prises par les représentants du gouvernement, ainsi que leurs opinions, étaient consignées. Selon eux, Beardy était irrationnel et résistait à la mise en œuvre du Traité n° 6. Dans ses demandes, la réserve excédait la superficie accordée par le Traité, selon la formule y prévue, soit un mille carré pour chaque famille de cinq personnes. Avant l’attribution de la réserve de Duck Lake, le chef Beardy et les autres membres de la bande ont refusé les annuités à quelques reprises.

[100]  Il faut replacer les gestes posés par le chef Beardy, ainsi que les mesures prises par les représentants du gouvernement, dans le contexte de l’époque.

[101]  En 1870, le chef Beardy, les autres chefs cris et leurs conseillers, ainsi que leur peuple avaient vu leur population diminuer en raison de l’apparition de nouvelles maladies, de la disparition du bison et de l’augmentation de la population étrangère sur leurs territoires. Ils n’avaient jamais dépendu de l’agriculture pour subvenir à leurs besoins, et ils acceptaient leur sort plutôt que de nager à contre-courant. Pour assurer leur survie pendant que se développait une nouvelle économie, ou en cas de mauvaises récoltes, ils ont demandé qu’une promesse d’aide en cas de besoin leur soit faite dans le Traité n° 6, et ils l’ont obtenue.

[102]  Le chef Beardy a insisté pour avoir une réserve bien plus grande que celle qui lui était offerte. Il est peu probable que ses demandes visant à obtenir une grande réserve aient été arbitraires ou aient été motivées par une propension à tout contester. Ses gestes laissent croire qu’il craignait que la formule d’attribution des réserves ne permette pas d’obtenir une terre suffisamment grande pour que les membres de sa bande puissent subvenir à leurs besoins. Bien que son refus d’accepter les annuités puisse sembler irrationnel en période de pénurie et de besoin, il reflète ses doutes quant au fait que le Traité donnerait à son peuple les moyens de survivre. Nul ne prétend que c’est là ce qu’il a refusé.

[103]  Les réflexions du chef Beardy, contrairement à celles des représentants canadiens, n’ont pas été consignées. Mais que faut-il conclure des gestes qu’il a posés entre le moment où il a conclu le Traité et celui où il a accepté une réserve? Ses gestes révèlent son insatisfaction à l’égard des conditions du Traité qui, selon lui, ne permettaient pas d’assurer l’avenir de sa communauté. À l’instar d’autres chefs cris, le chef Beardy était choqué que les revendications territoriales des Métis et des nouveaux colons puissent l’emporter sur les leurs, et que les peuples qui avaient toujours occupé le territoire reconnu par le gouvernement comme étant le leur se voient « octroyer » des terres à titre de réserves.

[104]  Jusqu’en 1880, le chef Beardy a continué de demander le déplacement de l’établissement de Duck Lake et l’octroi d’une réserve entourant le lac dans un rayon de deux milles. Ensuite, les bisons ont disparu et les peuples de la région se sont retrouvés sans ressources.

[105]  Le chef Beardy a aussi persisté dans son refus d’accepter les annuités jusqu’à ce qu’on le menace en septembre 1879 de cesser de l’approvisionner en viande. En février 1880, sachant que, sans réserve, il n’y aurait pas d’agriculture, il a renoncé à l’idée d’obtenir une plus grande réserve et a accepté les terres « offertes » par le gouvernement.

4.  Les conditions ayant une incidence sur les bandes signataires du Traité no6

[106]  Sans bison, la viande se faisait rare. Une certaine quantité était fournie par les agents des Indiens de la région. Certaines bandes avaient accepté les réserves qui leur avaient été octroyées peu de temps après avoir signé le Traité en 1876, mais la production agricole, bien qu’elle eût augmenté, n’était pas suffisante pour subvenir à leurs besoins.

[107]  En 1877, Ottawa a créé la surintendance du nord-ouest qu’elle a chargée de gérer les intérêts des 17 000 Indiens soumis au régime d’un traité qui vivaient sur un territoire de 200 000 milles carrés, de l’emplacement actuel de la frontière du Manitoba jusqu’aux Rocheuses. Laird, ancien ministre du Cabinet fédéral et fils d’agriculteur, a été nommé surintendant des Indiens.

[108]  En décembre 1879, Laird a suggéré à Ottawa de subvenir aux besoins des Indiens pendant que ceux-ci ensemençaient et d’embaucher des agriculteurs expérimentés pour les aider à cultiver. On lui a répondu qu’on avait déjà pris suffisamment de mesures. Insatisfait de cette réponse, Laird a avisé le ministre de l’Intérieur que trois possibilités s’offraient au gouvernement, à savoir [Traduction] « aider les Indiens à cultiver la terre et à élever des animaux, les nourrir ou les combattre ».

[109]  Certaines bandes, notamment celles de Mistawasis et d’Ahtahkakoop, avaient fait des progrès en ce qui a trait à l’agriculture au cours des années ayant immédiatement suivi la création de leurs réserves. Cependant, elles se sont trouvées dans la misère à la suite de la disparition du bison en 1879.

[110]   Le montant de l’aide financière a augmenté en 1879, ainsi qu’en 1880, pour ensuite diminuer durant l’exercice financier de 1881-1882.

[111]  En 1881, le gouverneur général, le marquis de Lorne, s’est rendu dans la région. Il avait été informé des revendications des Cris et il a dit ce qui suit aux chefs qui s’étaient rassemblés : [Traduction] « Je ne suis pas venu pour modifier les traités, mais pour rencontrer les enfants rouges de notre Vénérée Reine et pour voir comment je pourrais les aider à vivre tout en respectant les traités. » Mistawasis s’est plaint du manque d’animaux et d’outils. Beardy et lui ont réitéré qu’ils dépendaient du Traité.

[112]  La question des piètres conditions économiques dans lesquelles vivaient les Indiens a été soulevée devant la Chambre des communes en mai 1883. Macdonald, le premier ministre de l’époque, a défendu la politique gouvernementale sur les Indiens : les Indiens, a-t-il dit, [Traduction] « [...] se plaindront toujours » et « ne prétendront jamais être satisfaits ». Puis, il a ajouté : [Traduction] « Nous avons eu foi en eux et ils ont reçu un approvisionnement important […] s’il y a eu erreur, c’est celle d’avoir donné trop de provisions aux Indiens ». Toutefois, ces propos allaient à l’encontre des observations faites par les représentants sur place.

[113]  Le commissaire aux Indiens Dewdney a dit que Mistawasis et Ahtahkakoop comptaient parmi [Traduction] « nos meilleurs Indiens » quand il a indiqué que ceux-ci étaient en colère contre le gouvernement qui n’avait pas su gérer la crise en fournissant des quantités suffisantes de vivres et une aide plus importante pour effectuer les travaux agricoles.

[114]  En septembre 1883, Macdonald a ordonné à Dewdney de réduire autant que possible les dépenses des Indiens, même si les représentants locaux disaient que, dans certaines régions, les mauvaises récoltes avaient laissé certaines bandes dans le dénuement le plus complet.

5.  Les événements postérieurs à l’acceptation d’une réserve à Duck Lake

[115]  En octobre 1880, le successeur de Clarke, l’agent des Indiens Rae, a rapporté que les habitants de la réserve de Duck Lake avaient planté des semis, que la bande de Beardy avait bien travaillé et que, [Traduction] « bien que les provisions aient été très limitées, [il n’avait] eu aucune difficulté à gérer les Indiens ». Deux mois plus tard, il a indiqué que [Traduction] « les Indiens de la réserve de Duck Lake avaient fait un travail remarquable pendant l’hiver » et que les membres de la bande avaient coupé des barreaux de clôture, débardé les billots de bois nécessaires à la construction de maisons et scié du bois, en échange de provisions qu’ils avaient en grande quantité.

[116]  À l’automne 1881, Wadsworth, inspecteur des agences indiennes, a constaté que les habitants de la réserve de la bande Beardy’s et Okemasis avaient augmenté la superficie des terres labourées et prêtes à être ensemencées au printemps. En novembre 1881, Rae a rapporté que les réserves de Mistawasis, Ahtahkakoop, Okemasis et Beardy avaient fait d’énormes progrès. Le chef Beardy a obtenu une reconnaissance spéciale.

[117]  En 1882, Beardy et Okemasis ont doublé et fait passer à plus de 300 acres la superficie des terres sur lesquelles du blé était cultivé. L’inspecteur des agences indiennes, Wadsworth, a attribué cette amélioration aux efforts des deux chefs et à l’avantage dont jouissait la bande par rapport aux autres bandes puisqu’elle avait facilement accès à une batteuse et à un moulin à farine. La demande pour la viande restait élevée en raison de la lente croissante du bétail sur la réserve.

[118]   Dewdney a signalé au surintendant général des affaires indiennes, John A. Macdonald, qu’en 1883, la bande était parvenue à l’autosuffisance en ce qui concerne la production de grains, soulignant qu’elle [Traduction] « n’aurait besoin à l’avenir que de peu d’aide, voire aucune, en ce qui concerne la nourriture ».

[119]  Cependant, le chef Cut Nose n’a pas obtenu la faveur des représentants du gouvernement, et plus particulièrement du commissaire adjoint des Indiens, Hayter Reed, qui a entrepris de le démettre de ses fonctions et d’élever Okemasis au poste de chef. Le 25 février 1884, le gouverneur général a approuvé un décret en conseil congédiant Cut Nose et nommant Okemasis à sa place en vertu d’une disposition de l’Acte relatif aux Sauvages qui permettait au gouvernement de congédier un chef pour « incompétence », selon l’opinion des colonies.

[120]  Riel est revenu des États-Unis en juillet 1884 alors que les Cris se disaient insatisfaits de la façon dont le Canada s’était acquitté des obligations énoncées dans le Traité n° 6, plus particulièrement la promesse d’aide pour faciliter la transition vers l’agriculture. Dans la plupart des régions, les tribus cries étaient incapables de profiter pleinement de leurs fructueuses récoltes vu qu’elles ne disposaient pas de l’équipement nécessaire pour battre et moudre leur grain — il n’y avait d’ailleurs aucune disposition à cet égard dans le Traité — et qu’il n’y avait aucun marché accessible où elles pouvaient le vendre. De plus, elles ont connu certaines mauvaises récoltes à cause des conditions météorologiques. Malgré une aide accrue du gouvernement, il y avait toujours une pénurie de nourriture.

[121]  La réserve de Beardy a connu un meilleur sort en raison du climat local plus tempéré et de l’accès facile à l’équipement nécessaire. Un agent du gouvernement a indiqué, en novembre 1884, que chaque famille avait des vivres en quantité raisonnable.

[122]  Les conditions variaient d’une communauté crie à l’autre, mais toutes les communautés exhortaient le gouvernement à leur offrir plus d’aide, conformément au Traité. En tant que membres d’un système tribal préexistant et toujours en place, Beardy et Okemasis devaient être au courant des conditions plus précaires des autres communautés cries.

[123]  Big Bear, chef de la communauté crie de Frog Lake, situé près de l’emplacement actuel de la frontière de la Saskatchewan et de l’Alberta, a pris la tête d’un mouvement qui réunissaient les communautés cries dans le but de faire réviser le Traité.

[124]  En juillet 1884, le chef Beardy a convoqué un conseil des chefs cris afin de discuter de leurs revendications. Les membres du conseil se sont réunis à Duck Lake le 31 juillet et Macrae était présent. Les chefs lui ont fait part de leurs préoccupations concernant le fait que le gouvernement n’avait pas donné suite aux promesses faites dans le Traité, y compris la promesse d’aide en cas de besoin. Les revendications communes ont été mises par écrit et présentées aux représentants du gouvernement en août 1884.

6.  La requête des chefs cris

[125]  La requête faisait état de 18 sujets de préoccupation, consignés par l’agent des Indiens Macrae. Voici un résumé de son rapport :

[Traduction]

Monsieur

[Plusieurs paragraphes décrivent en détail la façon dont l’agent Macrae a entendu parler du conseil tenu à Duck Lake, est allé rencontrer les chefs et les a convaincus de se réunir plutôt à Carlton. Il les a rencontrés avec un interprète et a résumé leurs revendications comme suit.]

1.  Travail [?] – Les bovins qui leur ont été donnés ne leur permettent pas de subvenir à leurs besoins; des bœufs sauvages leur ont été offerts; certains sont morts et d’autres ont été tués parce qu’ils étaient tellement difficiles qu’il était impossible de les soigner. Ces bœufs devraient être remplacés.

2.  Vaches – Plusieurs des vaches données étaient sauvages et, comme elles ne pouvaient pas être élevées en étable, elles sont mortes de froid. Ces vaches devraient aussi être remplacées.

3.  Chevaux – Certains des chevaux qui leur ont été offerts étaient trop sauvages pour qu’ils puissent les utiliser. Le gouvernement a fait preuve de mauvaise foi puisque les commissaires qui ont conclu le traité leur ont promis des bêtes domestiquées. Ces chevaux devraient donc être remplacés.

4.  Wagons – Les wagons offerts étaient de mauvaise qualité et, maintenant, les chefs doivent voyager à pied. Comme ils sont maintenant âgés [?], il faudrait leur fournir un moyen de transport.

5.  Transport des chefs – pour la même raison […] des chevaux et des véhicules [?] devraient être offerts à tous les chefs – sans oublier ceux qui ont reçu de beaux cadeaux en vertu du traité.

6.  Aide fournie en cas d’urgence [?] – Suivant la promesse qui leur a été faite dans le traité, ils devaient recevoir de l’aide s’ils se retrouvaient dans la misère. Les récoltes sont maintenant mauvaises, les rats sont rares et les autres gibiers se feront probablement tout aussi rares. Ils craignent l’hiver qui approche. Vu la promesse mentionnée ci-dessus, ils soutiennent que le gouvernement devrait être plus généreux envers eux pendant l’hiver puisqu’ils ont disposé de tous les biens qui leur appartenaient avant la conclusion du traité. Cela leur permettrait de tenir le coup en période de détresse puisqu’ils dépendent maintenant complètement de l’aide qui leur est offerte. Vu le […] aide qui leur est accordé, ils ne peuvent pas travailler efficacement dans leurs réserves. Il faudrait leur offrir plus d’aide.

7.  Vêtements – Le commissaire Morris leur avait promis qu’ils ne manqueraient pas de vêtements; or, ils n’ont jamais rien reçu et certains craignent de ne pas pouvoir quitter leur maison pendant l’hiver sans mourir de froid.

8.  Écoles – Des écoles leur avaient été promises, mais il n’y en a encore aucune dans les réserves. Ils veulent des écoles et souhaitent que le gouvernement tienne sa promesse en construisant des écoles et en faisant les travaux de réparation et d’entretien.

9.  Équipement – On leur avait dit qu’ils verraient comment vivent les hommes blancs et qu’ils apprendraient à vivre comme eux. Ils ont pu constater que les hommes blancs disposent de batteuses, […], de moissonneuses et de râteaux. Comme le gouvernement s’est engagé à les placer dans la même position que les hommes blancs, il devrait leur donner ces outils.

10.  Demandes – Ils ont demandé à maintes reprises que l’on répare ces injustices, mais en vain. Ils sont soulagés de voir que les jeunes hommes n’ont pas eu recours à la violence pour y parvenir. Le traitement que le gouvernement leur fait subir après leur avoir fait de « belles promesses » dans le but de prendre leurs terres est à peine tolérable. Ils craignent maintenant de se faire avoir. Ils vont attendre à l’été prochain pour voir si le présent conseil aura l’effet escompté. Sinon, ils vont prendre des mesures pour obtenir ce qu’ils désirent. (On n’en sait pas plus sur ces « mesures », mais l’idée d’une guerre a été rejetée.)

11.  [] – Tous les […] instruments et outils, ainsi que les animaux d’élevage, devraient être remplacés par des articles de meilleure qualité [?].

12.  Insuffisance de l’aide gouvernementale – Plusieurs sont obligés de quitter leur réserve, alors qu’ils désirent s’y établir, puisque ce qu’on leur fournit n’est pas suffisant pour permettre à tous de cultiver les terres, et ce, malgré le fait qu’on leur avait promis que l’agriculture leur permettrait de subvenir à leurs besoins.

13.  Méfiance envers le gouvernement – Quand le traité a été conclu, ils étaient relativement à l’aise. Cependant, ils ont été trompés par les belles promesses des commissaires et ils sont maintenant « très craintifs » puisqu’ils croient que le gouvernement s’est montré aimable dans le but de les arnaquer. Ils ne blâment pas la Reine, mais le gouvernement à Ottawa.

14.  Médicaments – On leur avait promis un buffet de médicaments pour chaque réserve, mais ils n’ont rien reçu. Plusieurs vivent près de quelqu’un qui pourrait leur administrer des médicaments ayant des effets bénéfiques, mais comme ils ont […], ils souffrent de maux qui pourraient être soignés.

15.  Bœufs – Ils veulent recevoir des bœufs à chaque paiement.

16.  Conséquences de ne pas respecter les promesses. Si les promesses faites dans le traité avaient été tenues, tout aurait bien été et les Indiens n’éprouveraient pas ce sentiment.

17.  Cartes des réserves: Chaque chef devrait avoir une carte de sa réserve afin de ne pas se la faire voler.

18.  Harnais – Un harnais devrait leur être donné pour tous leurs bovins et, quand des bœufs leur sont offerts, ils devraient déjà être attelés.

Joseph Badger, un Indien du bras sud de la rivière Saskatchewan, a très clairement énoncé les revendications et a avisé le gouvernement qu’il devait y voir pour éviter que des mesures soient prises.

Big Bear a demandé la permission de discuter avec moi, et l’a obtenue. Selon lui, les chefs devraient obtenir ce qu’ils demandaient, c’est-à-dire que toutes les promesses faites dans le traité soient tenues. Il y a un an, il était seul pour présenter ces demandes alors que maintenant, tous les Indiens sont avec lui. La police à cheval l’a très [bien?] traité après l’altercation de Battleford. Il a fait en sorte d’éviter que quelque chose de grave ne se produise en agissant comme médiateur.

Après avoir entendu l’information qui précède, laquelle vous est présentée sous différentes rubriques inspirées par les sujets de leurs plaintes, j’ai mis un terme à la réunion du conseil et j’ai donné un peu nourriture à chacun de ses membres pour le chemin du retour. Le conseil, qui proclame être un conseil représentatif des Cris de Battleford et de Carlton, attend une réponse détaillée. Nul doute que les Indiens considèrent le conseil comme tel.

[signé par l’agent Macrae] [Je souligne.]

[126]  Dewdney a envoyé son assistant, Reed, afin qu’il mène une enquête. Selon Waiser, Reed a affirmé que la dissidence des Indiens était exagérée et qu’une [Traduction] « judicieuse gestion de notre part » leur ferait oublier leurs protestations puériles. Waiser semble avoir interprété librement le rapport rédigé par Reed puisque nulle part il n’est indiqué, ou sous-entendu, que les préoccupations des chefs étaient « puériles ».

[127]  Reed a présenté ses conclusions à Dewdney le 23 janvier 1885. Il a pu confirmer avec certains chefs que des animaux, des wagons et des instruments avaient été fournis. Il a été reconnu que certains étaient de piètre qualité. Quelques-uns avaient été remplacés.

[128]  Reed formule des généralités au sujet des Indiens :

[Traduction]

4. Je ne peux pas affirmer avec certitude que les wagons fournis étaient exceptionnels, mais je me souviens avoir vu quelques-uns des premiers wagons et ils semblaient satisfaisants – bien entendu, vu l’usage intensif qui en est fait, tout article donné aux Indiens doit être plus que satisfaisant pour résister à l’usure –

Aucun des Indiens du district de Carlton n’a [encore] les wagons légers et les chevaux qui leur avaient initialement été donnés.

5. Tous les chefs qui ont assisté à la rencontre, sauf James Smith, ont reçu les chevaux et wagons auxquels ils avaient droit en vertu du Traité, et en ce qui concerne ce dernier, je ne suis pas sûr s’il a reçu un wagon ou non, mais j’imagine qu’il en a reçu un.

Les Indiens ont tendance à dire, dès qu’un article leur a été offert, que cet article était de piètre qualité et qu’il doit être remplacé, peu importe qu’il ait été en bon état.

[…]

12. Il était d’usage de donner aux Indiens des outils et des instruments en fonction des quantités jugées suffisantes par l’agent et non en fonction des quantités souvent demandées par les Indiens, car dans ce dernier cas, tout ce à quoi ils auraient eu droit aurait été brisé ou perdu bien avant qu’ils ne sachent bien l’utiliser. En ce qui concerne les charrues, herses, binettes, faux et autres instruments semblables, je pense que le traité permettra de répondre à toutes leurs demandes raisonnables jusqu’à ce qu’ils soient capables de s’organiser eux-mêmes. [Je souligne.]

[129]  Ce ne sont pas tous les chefs qui ont été consultés :

[Traduction] Je suis convaincu que de nombreux Indiens, bien qu’ils aient approuvé la liste des plaintes déposées en leur nom, ne seraient pas, s’ils subissaient un interrogatoire serré de la part d’un représentant, prêts à dire que toutes ces plaintes constituaient de véritables revendications.

[130]  Bien que Reed ait reconnu que les Indiens avaient connu de mauvaises récoltes, il n’a pas osé leur offrir davantage de provisions de peur que les Indiens « paresseux » ne se servent de ce prétexte pour en demander encore plus :

[Traduction] L’été dernier, la nature a fait en sorte que les Indiens ont eu de mauvaises récoltes – cela a bien sûr eu pour effet d’inquiéter les plus travaillants, mais les Indiens malveillants et paresseux n’ont été que trop heureux de se servir de ce prétexte pour demander aux autorités de les aider davantage en leur fournissant des provisions; et la situation n’était pas très prometteuse pour les Indiens les plus honnêtes de la communauté puisqu’ils se sont sans doute laissés convaincre qu’ils n’avaient rien à se reprocher au moment de la conclusion du Traité; ils risquent donc d’être entraînés par les plus mal intentionnés. [Je souligne.]

[131]  Des agitateurs étaient responsables, y compris Riel :

[Traduction] Il y a des agitateurs indiens, ainsi que des agitateurs blancs, et les périodes difficiles ne les rendent que tous, les bons comme les mauvais, trop disposés à faire tout ce qu’ils peuvent pour recevoir davantage de ressources de la part des autorités sans avoir à travailler pour les obtenir.

Le mouvement dirigé par Riel a grandement influencé les demandes des Indiens et il ne fait aucun doute que ces derniers commencent, tout comme les Métis, à voir en Riel celui qui réglera tous leurs problèmes et obtiendra ce qu’ils demandent.

[132]  Reed a reconnu qu’il y avait pénurie de nourriture. Cependant, en fournissant des provisions à ceux qui avaient besoin d’aide et qui méritaient d’en recevoir, on enverrait le mauvais message puisque les Indiens [Traduction] « malveillants et paresseux » ne seraient pas motivés à travailler pour subvenir à leurs besoins.

[133]  Rae et le surintendant Crozier de la PCN.-O., qui avaient tous les deux une connaissance directe des conditions locales, ont demandé au ministère des Affaires indiennes de se montrer plus conciliant. L’agent a affirmé ce qui suit : [Traduction] « Il est insensé de leur dire qu’ils ont le choix entre travailler et mourir de faim ». Le juge C. B. Rouleau de Battleford a signalé l’urgent besoin des Indiens de recevoir des vivres et des vêtements et a prié Dewdney de les aider davantage dans l’intérêt du [Traduction] « gouvernement et du pays ».

[134]  Le gouvernement n’a donné aucune raison valable pour n’avoir pas donné suite aux préoccupations des chefs. À première vue, celles-ci étaient fondées puisqu’elles étaient partagées par tous les membres. Il est impensable que leurs préoccupations relatives à la qualité de l’équipement et du bétail aient pu être inventées. Si ce n’était pas vrai, aucune plainte n’aurait été faite. Il en va de même pour les écoles, les machines et les médicaments. Reed, qui a mené une enquête, n’a pas dit que tout cela avait été offert. Des représentants locaux crédibles ont rapporté que les services d’aide d’urgence étaient insuffisants.

[135]  Les plaintes portaient notamment sur l’absence de l’équipement agricole nécessaire pour récolter et moudre le grain cultivé par les bandes de Mistawasis et d’Ahtahkakoop, que les représentants locaux considéraient comme [Traduction] « nos meilleurs Indiens ». Cet équipement était essentiel pour que les bandes puissent s’adonner avec succès à l’agriculture, mais il n’était pas expressément prévu par le Traité n° 6. Les Cris n’ont pas jugé cet équipement nécessaire au moment de conclure le Traité, mais ils se sont rendu compte de son utilité après avoir acquis une certaine expérience, d’où la revendication visant à faire réviser le Traité.

[136]  Les chefs ont alors dit que, dans ces circonstances, [Traduction] « […] Le traitement que le gouvernement leur fait subir après leur avoir fait de “belles promesses” dans le but de prendre leurs terres est à peine tolérable. »

[137]  Les chefs ont dit qu’il était possible que certains aient recours à la violence : il s’agissait d’une préoccupation, et non d’une menace.

[138]  Commence alors la Rébellion. Certains Cris se sont battus aux côtés des forces menées par Riel.

C.  La requête des Cris et la Rébellion du Nord-Ouest

1.  La révision du Traité et le mouvement pour la défense des droits des Métis, un complot du gouvernement?

[139]  Après un séjour aux États-Unis, Riel est revenu au Canada en juillet 1884 et il s’est établi à Duck Lake.

[140]  Waiser et Evans divergent principalement d’opinion sur les événements qui ont suivi le retour de Riel. Ils conviennent que le conseil des chefs de Duck Lake, organisé par le chef Beardy, a été convoqué avec l’aide de Riel et que ce dernier y a assisté. Cependant, la requête qui a été présentée à l’issue de ce conseil ne laisse guère entrevoir l’influence de Riel. Les sujets de mécontentement qui y sont soulevés existaient bien avant le retour de Riel.

[141]   Evans souscrit à l’opinion exprimée par Waiser, à savoir que le mouvement pour la défense des droits des Métis et le mouvement dirigé par les Cris dans le but d’obtenir la révision du Traité étaient deux mouvements distincts et que, bien que Riel ait tenté de rapprocher les deux communautés, les Cris, dont le chef Beardy, avaient leurs propres objectifs et repoussaient constamment les propositions de Riel. Malgré tout, Evans en déduit que Beardy était de mèche avec Riel en ce qui concerne la Rébellion. Il donne divers exemples montrant que Beardy a communiqué avec Riel et qu’il se trouvait à proximité des batailles auxquelles des Cris, dont certains hommes de sa bande, ont participé aux côtés des hommes de Riel.

[142]  En novembre 1884, Dewdney a appris, à la lecture d’un rapport rédigé par son agent, Peter Ballendine, que des dirigeants cris avaient repoussé Riel dans ses efforts de les convaincre de se joindre à sa cause contre le gouvernement. Dans le rapport annuel qu’il a déposé après la Rébellion, Dewdney a rejeté l’idée d’une alliance. Or, Waiser soutient que Dewdney a, à la fin de 1884, [Traduction] « […] délibérément soulevé l’idée d’une alliance entre les Indiens et les Métis afin de nuire au mouvement pour la défense des droits conférés aux Cris par traité et d’attaquer les dirigeants cris », et qu’il est allé, avec l’accord de Macdonald, jusqu’à « arrêter des dirigeants indiens ».

[143]  Evans s’en prend vivement à la théorie de Waiser, qu’il qualifie d’ [Traduction] « […] approche idéologique », non étayée par la preuve documentaire. Evans ne donne pas beaucoup de détails sur l’« idéologie » de Waiser.

[144]  Waiser s’appuie sur une lettre datée du 20 novembre 1884, rédigée par Ballendine à l’intention de Dewdney, et sur une lettre datée du 3 février 1885, rédigée par Macdonald à l’intention de Dewdney, pour justifier sa théorie du complot. À ce propos, Evans a raison : le contenu de ces lettres ne permet pas d’établir que Dewdney et Macdonald ont inventé une alliance entre les Indiens et les Métis pour justifier l’arrestation des dirigeants indiens.

[145]  En novembre 1884, l’agent de Dewdney, Ballendine, a assisté à une rencontre des chefs cris Mistawasis, Ahtahkakoop et Poundmaker. Il en a fait un compte rendu à Dewdney dans une lettre datée du 20 novembre 1884. Il a mentionné que le messager du chef Beardy, Chicicum, se rendait dans des « camps » indiens. Son objectif, et probablement aussi celui de Beardy, consistait à [Traduction] « déterminer quelles étaient leurs intentions ». À cette fin, les chefs Big Bear et Beardy voulaient organiser une « danse de la pluie » pour les chefs cris. On rapporte qu’un autre chef, Badger, est allé dans les réserves de Mistawasis et d’Ahtahkakoop au nom de Riel pour demander si ce dernier pouvait leur parler, ce qui lui a été refusé puisque les Indiens ne voulaient rien savoir de lui. Badger, apparemment contrarié, a ensuite déclaré qu’il avait commis une erreur et qu’il était désolé.

[146]   Le chef Poundmaker a affirmé que de nombreux Indiens allaient et venaient et qu’il craignait qu’ils causent des ennuis. Il a promis de raconter à Ballendine tout ce qu’il entendrait. Ballendine a recommandé que [Traduction] « certains de ces dirigeants soient emprisonnés et que leur cas serve d’exemple ». De toute évidence, cette recommandation ne visait pas les chefs présents ni, semble-t-il, le chef Beardy.

[147]   Macdonald a écrit à Dewdney en février 1885 pour l’encourager à procéder à l’arrestation des [Traduction] « Indiens qui incitent les autres à être indisciplinés […] ». Contrairement à ce que prétend Waiser, rien n’indique qu’il y ait eu complot pour arrêter les chefs cris pour de faux motifs.

[148]  En ce qui concerne Evans, il ne reconnaît nulle part que les plaintes des chefs cris consignées par Macrae, et corroborées à certains égards par des représentants locaux, étaient fondées. Il mentionne des rapports selon lesquels les conditions étaient légèrement plus favorables dans la réserve du chef Beardy que dans d’autres réserves, et laisse entendre que, comme Beardy n’était pas concerné par les revendications des autres chefs, ses communications avec Riel prouvent qu’il s’était rallié à sa cause. Il ne tient toutefois pas compte du fait que les chefs appartenaient à un ancien système tribal et qu’un traité commun avec la Couronne avait resserré leurs liens. De plus, bien que la bande Beardy’s et Okemasis n’ait peut-être pas eu besoin d’invoquer la promesse d’aide faite dans le Traité autant que les autres bandes, les revendications avaient été faites par toutes les bandes et aucune suite n’y avait été donnée.

2.  L’opinion d’Evans sur les « transgressions » de Beardy

[149]  Selon Evans, le fait que les conditions étaient légèrement plus favorables dans la réserve de Beardy, combiné au fait que Beardy avait formulé des [Traduction] « demandes irréalistes », qu’il était d’humeur « changeante » et « superstitieux » et qu’il avait commis toute une panoplie d’autres « transgressions » avant et après la Rébellion, appuie une inférence de déloyauté.

[150]  Evans tire la conclusion que le chef Beardy était prédisposé à se joindre aux rebelles puisque, selon les représentants du gouvernement, il agissait parfois de manière conflictuelle et irrationnelle. Evans ne fait aucun effort pour examiner les forces en action dans la région avant ou pendant le conflit, lesquelles pourraient expliquer, de façon rationnelle, les gestes posés par Beardy.

[151]  En ce qui concerne les « transgressions » commises avant la Rébellion, Evans s’appuie sur les registres tenus par les représentants du gouvernement, lesquels étaient frustrés du fait que le chef Beardy ne se ralliait pas à leur opinion sur la mise en œuvre du Traité. Cependant, les gestes posés par Beardy, sans égard à leur efficacité, semblaient avoir un lien rationnel avec son objectif, qui consistait à améliorer l’accord négocié dans le Traité n° 6.

[152]  Riel a peut-être joué un rôle dans l’organisation du conseil à Duck Lake en juillet 1884, mais il n’avait aucun droit de parole sur les questions soulevées par les chefs. L’insatisfaction de ces derniers à l’égard de la mise en œuvre du Traité, y compris la disposition adoptée dans le but d’obtenir de l’aide, a persisté pendant plusieurs années.

[153]  Il ressort clairement du dossier historique que Riel a tenté de recruter des Cris. Il avait d’abord rencontré Beardy, le chef de la communauté crie à Duck Lake. C’est là que Riel et sa famille se sont installés quand ils sont revenus du Montana. On ne peut qu’en conclure qu’ils se sont rencontrés par hasard vu qu’ils se trouvaient au même endroit.

[154]  Evans insiste beaucoup sur l’entrée en scène du chef Beardy en tant que dirigeant politique après le retour de Riel. La preuve n’étaye pas l’idée qu’il a joué un rôle influent, outre le fait qu’il a organisé le conseil de Duck Lake pour appuyer le mouvement pour la révision du Traité dirigé par Big Bear.

[155]  Les événements semblaient conduire à une première confrontation entre les rebelles et les forces canadiennes dans les environs de Duck Lake. Les hommes de Beardy se sont vite heurtés à la mobilisation des hommes de Riel. Ces derniers faisaient pression sur les Cris pour qu’ils se joignent à eux et, dans certains cas, les menaçaient, les intimidaient et les enrôlaient de force.

[156]  Riel avait envoyé des patrouilles armées pour saisir des provisions, garder les représentants du gouvernement, les marchands et les colons prisonniers, et inciter les Indiens à prendre les armes et à se révolter contre l’autorité.

[157]  Le chef Beardy a sans doute voulu connaître la position des communautés les plus éloignées à la veille du conflit. Il a donc chargé Chicicum, en novembre 1884, de découvrir les intentions des autres tribus cries. Evans insiste beaucoup sur le fait que Chicicum est ensuite devenu le messager de Riel et un farouche partisan de sa cause. Selon Evans, Beardy est donc impliqué dans les affaires de Riel. Il n’existe toutefois aucune preuve selon laquelle Chicicum a servi Riel à la demande de Beardy.

[158]  Encore plus singulier est le fait qu’Evans est fermement convaincu que Big Bear, chef du mouvement pour la révision du Traité, n’a pas participé à la rencontre de Duck Lake, à laquelle a assisté Riel, parce que Beardy l’avait informé des opinions de Riel. Rien n’indique que Riel avait fait part de ses idées à Beardy avant la rencontre de Duck Lake. Néanmois, Evans soutient qu’il s’agit de la seule explication raisonnable pour justifier l’absence de Big Bear. Plusieurs raisons pourraient toutefois expliquer l’absence de Big Bear. Le manque d’explications n’a pas pour effet de réduire les possibilités à une seule.

[159]  Evans tire des conclusions du fait que Beardy se trouvait à proximité des lieux où les Canadiens et les Métis se sont livrés bataille. Cependant, comme le souligne Evans, [TRADUCTION] « […] les Territoires du Nord-Ouest étaient très petits au milieu des années 1880 […] ». D’ailleurs, la première bataille a eu lieu dans la réserve de Beardy et Okemasis à Duck Lake, le 26 mars 1885.

3.  Batailles de Duck Lake et de Batoche

a)  La succession rapide des événements ayant mené à la Rébellion

[160]  Une semaine avant la bataille, Crozier anticipait une attaque des rebelles contre Fort Carlton et a demandé des renforts. Le 17 mars, il a dit à ses supérieurs que les choses s’étaient calmées.

[161]  Le 17 mars, l’agent des Indiens Lash a avisé le commissaire aux Indiens que [Traduction] « les Indiens [étaient] calmes et ne gên[aient] pas le mouvement des Métis ».

[162]  Le 18 mars, Lash a entendu dire que [Traduction] « […] certains Métis tentaient de corrompre les Indiens dans la réserve de One Arrow » et il a mené une enquête. En fait, Gabriel Dumont avait invité le chef à participer à la rencontre du lendemain. Le chef One Arrow a assuré à Lash que sa bande était loyale.

[163]  Lash et quatre autres personnes ont été faits prisonniers par Riel et Dumont alors qu’ils retournaient à Fort Carlton.

[164]  Le 19 mars, un commerçant de Batoche a trouvé son magasin saccagé.

[165]  Le 19 mars, Crozier a appris que Lash avait été capturé et que les Métis avaient saisi les commerces de Batoche. Ses sources lui ont également confirmé que les membres de la bande de One Arrow, ainsi que plusieurs des membres de la bande de Beardy, s’étaient joints aux rebelles.

[166]  Le 19 mars toujours, le facteur en chef de la Compagnie de la Baie d’Hudson (« CBH »), Lawrence Clarke, qui avait entendu parler des événements survenus à Batoche, a discuté avec trois chefs locaux, lesquels lui ont donné l’assurance de leur loyauté. Il a ensuite parlé avec Mistawasis et Ahtahkakoop, dont les maisons avaient été pillées et les bœufs tués par les rebelles, et il a, encore une fois, reçu la même assurance. Selon certains rapports, les rebelles auraient amené les membres d’une autre bande, celle de Pettyquawky, à leur camp et les auraient forcés à se joindre à eux.

[167]  Le facteur en chef de CBH, Lawrence Clarke, a envoyé un messager auprès des chefs de Duck Lake et celui-ci est revenu en disant que [Traduction] « […] ces Indiens avaient quitté leurs réserves et avaient rejoint le camp de Riel ».

[168]  Lash, prisonnier de Riel à Batoche, a affirmé que la bande Beardy’s et Okemasis était restée impartiale pendant quelques jours et que, à cause de [Traduction] « […] l’influence des Métis […] » et du fait qu’on lui avait fourni des provisions saisies à Batoche, elle avait finalement décidé de se joindre aux rebelles.

[169]  Le 25 mars, Crozier a envoyé des éclaireurs, Astley et Ross, de Fort Carlton pour suivre les progrès de Riel.

[170]  Ce que Crozier ignorait, c’est que les rebelles, qui comptaient de 80 à 100 personnes, sous la direction de Dumont, étaient déjà cantonnés à Duck Lake. Astley et Ross ont été capturés par une patrouille de rebelles et amenés à l’établissement de Duck Lake.

[171]  Le 26 mars, Crozier a envoyé un « groupe de fourrageurs » composé de 17 policiers et de plusieurs volontaires et dirigé par le sergent Alexander Stewart qu’il a chargé de s’emparer des provisions et des munitions du magasin de Duck Lake. Thomas McKay, un Métis, leur servait de guide et d’interprète.

[172]  Quand McKay est arrivé à trois ou quatre milles de Duck Lake, il a vu des gens, qu’il a pris pour des Indiens, qui étaient allongés dans la neige et semblaient envoyer des signaux. Quand le groupe de fourrageurs est arrivé à 1,5 mille de Duck Lake, les membres ont vu leurs éclaireurs qui arrivaient de Duck Lake, un groupe de rebelles à leurs trousses.

[173]  Le groupe de Stewart a alors rencontré le groupe dirigé par Dumont. Il y avait parmi eux quelques Indiens qui, selon un correspondant du Saskatchewan Herald qui était présent, faisaient partie de la bande de Beardy. Après une rencontre brève et animée, mais sans aucune effusion de sang, le groupe de Stewart est reparti. Stewart a alors envoyé un messager à Fort Carlton pour aviser Crozier de la présence des rebelles à Duck Lake.

[174]  Crozier, informé par le messager de Stewart que les forces rebelles étaient composées d’environ 100 hommes, s’est rendu à Duck Lake avec autant d’hommes, sans savoir que d’autres soldats de Riel étaient arrivés de Batoche ce jour-là.

[175]  Ross, toujours prisonnier à Duck Lake, a estimé qu’entre 75 et 100 hommes du contingent présent à Duck Lake étaient des Indiens. William Tompkins, un instructeur agricole adjoint qui était détenu par les rebelles avec son cousin Peter, a quant à lui estimé que la moitié des 300 nouveaux arrivants étaient des Indiens.

[176]  Ensemble, les bandes de Beardy, Okemasis et One Arrow comptaient 66 hommes en physiquement aptes. Comme il est peu probable que tous les hommes physiquement aptes se soient joints aux rebelles, les membres de ces bandes ne constituaient que quelques-uns des 150 Indiens qui, selon William Tompkins, étaient des rebelles.

[177]  Lash et les Tompkins, qui avaient été capturés à Batoche, ont été amenés à Duck Lake par des hommes armés, le 26 mars, car les rebelles avaient appris que des policiers venaient de Carlton. Ils ont vu des hommes de Riel quitter en direction de Fort Carlton et revenir après leur victoire à Duck Lake. Parmi eux, il y avait le chef One Arrow que Lash avait vu à Batoche, avec quelques-uns des membres de sa bande.

[178]  Le groupe de Crozier s’est heurté à des rebelles, dont le nombre est estimé à quelque 350 hommes, le long du chemin de Carlton dans la réserve de Beardy et Okemasis, à environ 2,5 kilomètres de l’établissement.

[179]  Evans affirme avec certitude que le chef Beardy savait, le 26 mars, que Riel dirigeait plus de 300 hommes et que, bien qu’il en ait eu l’occasion, il n’avait pas averti Crozier.

b)  Conflit à Duck Lake : les déplacements de Beardy

[180]  Evans fait référence à des informations transmises par un conducteur d’attelages de chevaux, Montgrand, qui avait appris de ses contacts au sein du camp des rebelles que les chefs Beardy, Okemasis et One Arrow, ainsi que d’autres dirigeants, avaient fumé avec des agents de Riel avant la bataille de Duck Lake. Selon Evans, cela démontre que Beardy était au courant de l’importance des forces rebelles que Crozier devait affronter. Selon les contacts de Montgrand, Beardy se trouvait à un mille du lieu de la bataille, où il [Traduction] « faisait le guet, car il devait signaler l’arrivée d’Irvine [commissaire Irvine de la PCN.-O. […] avec des renforts […] », et « […] après la bataille, Beardy et ses braves sont allés fumer avec les Métis ».

[181]  Stewart, un éclaireur de Crozier, a vu deux hommes qui guidaient des bœufs sur le chemin de Carlton. Il l’a signalé à Crozier, qui est allé leur parler en compagnie de Stewart avant de retourner auprès de ses troupes. Ensuite, Stewart a vu deux hommes à l’extérieur d’une maison près du chemin, ce qu’il a signalé à Crozier. Ensuite, comme l’indique Evans, [Traduction] « le major Crozier et son garde du corps sont allés sur place et ont vu qu’il s’agissait de la MAISON DU CHEF BEARDY. Il était chez lui […] ».

[182]  Evans en arrive à la conclusion que le chef Beardy savait que Crozier était sur le point d’affronter à Duck Lake un groupe de Métis bien plus nombreux que celui qu’il dirigeait.

[183]  Rien ne prouve que le chef Beardy se trouvait au camp quand Riel et les renforts y sont arrivés le 26 mars.

[184]  La bataille de Duck Lake a eu lieu à deux kilomètres de l’établissement occupé par les rebelles. Si le chef Beardy avait été au courant de l’arrivée des forces de Riel à Duck Lake et de leur ampleur, il aurait fallu qu’il en soit informé vers midi le 26 mars, avant qu’elles ne se dirigent vers Fort Carlton pour affronter Crozier et ses hommes. Il est possible que Beardy ait entendu parler de la confrontation survenue plus tôt dans la journée entre le groupe de fourrageurs et celui de Dumont. Il est peu probable que Beardy ait su que Crozier était en route vers Duck Lake avant que ce dernier n’apparaisse sur le pas de sa porte. La maison de Beardy se trouvait à plusieurs milles de l’endroit où les rebelles s’étaient mobilisés. Beardy ne savait probablement pas que d’autres rebelles étaient arrivés à l’établissement le 26 mars et qu’une imposante force de rebelles était immédiatement partie vers Fort Carlton.

[185]  Selon Evans, l’élément « décisif » est la rumeur qui est arrivée aux oreilles de Montgrand, grâce à ses « contacts », selon laquelle le chef Beardy était avec les rebelles à Duck Lake avant et après la bataille. À moins qu’il ne l’ait appris entre le moment où Riel est arrivé à Duck Lake avec un nombre beaucoup plus grand d’hommes et celui où les rebelles sont partis vers Fort Carlton, Beardy n’aurait pas pu connaître le nombre de rebelles et savoir qu’ils avaient quitté Duck Lake. Dans le cas peu probable où il l’aurait su, il aurait fallu qu’il devance les forces de Riel pour être chez lui au moment où Crozier est passé en se rendant à l’établissement de Duck Lake. Possible, mais improbable.

c)  La bataille éclate

[186]  Il appert de l’histoire orale que, alors qu’il rentrait chez lui après être allé visiter un ami à Duck Lake, Assiyiwin, un vieux conseiller de la bande de Beardy, a croisé les hommes de Crozier sur la réserve. Au même moment, il y a eu un échange de coups de feu entre les représentants du gouvernement et les forces rebelles. Assiyiwin, à moitié aveugle, a été abattu.

[187]  Il existe de nombreux récits de témoins relativement à l’événement qui a déclenché l’échange de coups de feu. Ces récits comportent des incohérences importantes qu’il est impossible de concilier aujourd’hui.

[188]  Selon plusieurs versions, il y a eu une altercation entre un Cri non armé qui n’était affilié à aucun groupe, et l’interprète de Crozier, Joe McKay, qui était armé. Des coups de feu sont partis alors que McKay avait l’arme à la main et le frère de Dumont, Isidore, et le Cri ont tous les deux été blessés mortellement.

[189]  L’échange de coups de feu s’est poursuivi. Après 30 à 40 minutes, Crozier, dont les hommes étaient moins nombreux, a sonné la retraite, ce qui a mis fin à la bataille. Dix-huit personnes ont perdu la vie : neuf volontaires de Prince Albert, trois policiers et six hommes du groupe de Riel.

[190]  Les rebelles ont pris ce dont ils avaient besoin dans les magasins situés au poste de traite de Duck Lake. Ils ont aussi abattu les [Traduction] « bovins offerts par le gouvernement » qui se trouvaient dans la réserve pour se nourrir.

[191]  Selon Evans, la bataille de Duck Lake [Traduction] « […] n’a pas marqué la fin de la participation de la bande Beardy’s et Okemasis à la Rébellion du Nord-Ouest et ce n’était pas non plus le seul incident qui donne l’impression d’une certaine complicité de la part des chefs Beardy et Okemasis ». Il souligne qu’Okemasis a participé au pillage de Fort Carlton quelques jours après que l’endroit eut été abandonné par la PCN.-O. le 28 mars 1885.

[192]  Le 2 avril 1885, le secrétaire de Riel a envoyé une lettre à son frère, le rebelle responsable de la mission de Fort Carlton, pour lui demander s’il pouvait [Traduction] « […] recevoir tous les Indiens de la bande de Beardy et prévoir des rations pour eux » et s’il pouvait « leur prêter des chevaux et des bovins, si possible, pour les aider à se rendre à Carlton ».

[193]  Le 1er mai 1885, un éclaireur du gouvernement a informé le commissaire Irvine de la PCN.-O. [Traduction] « qu’il était allé à Duck Lake et qu’il n’y avait personne; tous les bâtiments, à quelques exceptions près, avaient été brûlés; il n’a vu personne dans la réserve de Beardy ».

[194]  Source secondaire à l’appui, Evans affirme que Riel a ordonné à Okemasis de partir de Carlton et de retourner à Batoche. Il soutient que Beardy s’est aussi [Traduction] « rendu à Batoche ».

[195]  Selon Evans, le fait que les membres de la bande de Beardy se soient rendus au camp des rebelles ne peut s’expliquer que par leur volonté d’appuyer la Rébellion. J’offre une autre explication après avoir fait le récit de tous les événements ayant précédé la fin des hostilités.

d)  Le « siège » de Battleford, le massacre de Frog Lake et la bataille de Batoche

[196]  Waiser affirme que, après avoir été mis au courant de la bataille de Duck Lake, les chefs Little Pine et Poundmaker ont conduit une délégation au fort Battleford [Traduction] « […] pour confirmer leur allégeance à la Couronne et obtenir des vivres pour leurs bandes affamées ». À leur arrivée, le 30 mars, ils ont constaté que les 500 résidants s’étaient réfugiés dans l’enceinte du fort. Les chefs ont attendu l’agent des Indiens. Comme ce dernier ne s’est jamais présenté, certains des membres ont pillé des maisons et des commerces abandonnés. Ils sont retournés chez eux ce soir-là.

[197]  Waiser rapporte que, le 2 avril, certains membres de la bande de Big Bear ont fait prisonniers les résidants de Frog Lake et se sont emparés des [Traduction] « vivres dont ils avaient grandement besoin ». Big Bear, qui, selon Waiser, avait été destitué par la société des guerriers dirigée par Wandering Spirit, n’était pas présent. À son retour, Big Bear a découvert les corps de neuf des prisonniers, y compris ceux de l’instructeur agricole, de l’agent des Indiens et de deux prêtes catholiques. Ni Beardy ni les hommes de sa bande n’ont participé à cet événement tragique.

[198]  Le major-général Middleton, commandant de la milice canadienne, a organisé et dirigé les forces opposées à Riel. Il a concentré son action sur Batoche.

[199]  Lash et l’éclaireur Astley ont été capturés et amenés de Duck Lake à Batoche. Lash a été emprisonné dans un cellier et Astley a servi de messager entre Riel et Middleton. Astley a vu le chef des Willow Cree, One Arrow, ainsi qu’un membre de la bande, Left Hand, parmi les 40 à 50 Cris qui tiraient sur les troupes. Lash a ensuite estimé le nombre de rebelles rassemblés à Batoche à 400, dont 150 Indiens. Parmi eux, il y avait des membres des bandes de One Arrow et de Beardy et Okemasis, ainsi que des membres de la bande sioux de White Cap, des [Traduction] « renégats des “massacres” du Minnesota et de Custer ». Un nombre considérable d’éléments de preuve tend à démontrer que des hommes de la réserve de Beardy se trouvaient parmi les rebelles à Batoche.

[200]  Beardy, Okemasis et les fils d’Okemasis ont regardé la bataille depuis l’autre rive de la rivière Saskatchewan.

e)  Arrestations de Big Bear et de Poundmaker

[201]  De retour dans leur réserve après être allés à Battleford, Poundmaker et son peuple se sont établis près de la colline Cut Knife. Le 2 mai, ils ont repoussé une colonne composée des hommes que Middleton avait envoyés à Battleford sous la direction du colonel Otter. Waiser rapporte que les hommes de Riel ont ensuite forcé Poundmaker à accompagner les rebelles à Batoche. Alors qu’ils se trouvaient juste au sud de Battleford, ils ont appris la défaite de Riel à Batoche et ont abandonné leur idée. Poundmaker et son peuple ont rendu les armes à Middleton le 26 mai.

[202]   Wandering Spirit et ses guerriers ont pris des otages au fort Pitt, peu de temps après les meurtres survenus à Frog Lake. Le 28 mai, ils ont été attaqués par une force de l’Alberta commandée par le major-général Strange. Les Cris se sont enfuis vers Makwae, une force de la PCN.-O. est arrivée, les Cris se sont dispersés et les otages ont été libérés. Les forces de Middleton ont entrepris une chasse à l’homme, mais en vain. Certains fugitifs ont fini par se rendre et d’autres se sont enfuis aux États-Unis. Big Bear s’est rendu le 2 juillet 1885.

f)  Beardy et Okemasis rencontrent Middleton

[203]  Après Batoche, Middleton a rejoint Prince Albert à pied avant de [Traduction] « […] se diriger vers le sud pour rejoindre Carlton et Duck Lake et expulser et punir les Indiens qui se trouvaient sur les terres de la Pinède […] ».

[204]  Le 19 mai, un interprète envoyé à Duck Lake par le commissaire Irvine de la PCN.-O. rapporte avoir parlé avec le chef Beardy et ses conseillers, lesquels devaient se rendre à Prince Albert le lendemain.

[205]  Beardy, Okemasis et leurs conseillers sont arrivés à Prince Albert le 20 mai, tel que promis. Middleton les attendait.

[206]  Des journalistes ont assisté à l’entretien. Un compte rendu figure dans un livre rédigé par Charles P Mulvaney, intitulé « The History of the North-West Rebellion of 1885 » (Toronto : A H Hovey, 1886) :

[Traduction]

Le nom de Beardy, le chef indien fauteur de troubles, dont la réserve se situe près de Duck Lake, est maintenant bien connu des peuples de l’Est, en raison non seulement du rôle important qu’il a joué dans le soulèvement actuel, mais aussi de son esprit belliqueux et de sa propension à tout contester, depuis des années, et parce que, de façon générale, il est têtu comme une mule. Par conséquent, Beardy a la réputation d’être féroce et audacieux, du moins auprès de ceux qui ne le connaissent pas. Ceux qui le connaissent disent toutefois que c’est un lâche et un imposteur. Quoi qu’il en soit, il était passablement intimidé et effrayé quand il s’est présenté devant le général Middleton ce matin en réponse à une demande péremptoire de venir le rencontrer sans délai. Beardy est un homme à l’apparence banale, avec une barbe grisonnante éparse, — d’où il tire son nom — et ses conseillers ne sont pas les guerriers types décrits par Fenimore Cooper. Ils étaient tous accroupis et avaient l’air de pauvres gens, comme on en voit peu. Beardy a commencé en disant qu’il avait l’intention de dire la vérité. Il était content de voir autant de monde autour de lui. Si ses enfants, qui l’avaient accompagné, avaient fait quoi que ce soit d’inconvenant, il espérait qu’on ne leur en tiendrait pas rigueur. Il était désolé de ce qui s’était passé après qu’il se soit joint aux rebelles. Pourtant, aussi vrai que cela puisse l’être, il souhaitait vivre en paix. Il voulait retourner chez lui et dire à son peuple que la paix était revenue. Il a ensuite tendu la main, a serré chaleureusement celle du général et a déclaré qu’il le faisait de tout son cœur. Puis, il a demandé au général s’il pouvait donner son opinion. Il a poursuivi en disant qu’il avait résisté pendant un certain temps, mais que son peuple l’avait forcé à prendre part à la Rébellion. Il n’y avait qu’une quarantaine d’hommes dans sa bande.

Le général Middleton a demandé, avec l’aide de l’interprète, la raison pour laquelle ses hommes avaient participé à la lutte contre les blancs.

Beardy – Tous les hommes sont peureux, et les miens ont été forcés d’y participer mûs par la peur.

Le général – Y avez-vous participé personnellement?

Beardy – Non; Je suis resté les bras croisés et j’ai demandé à mes hommes de faire de même. Je leur ai simplement demandé d’être tranquilles. Ils m’ont forcé.

Le général – Vos intentions étaient-elles bonnes envers les blancs?

Beardy (de façon catégorique) – Oui.

Le général – Quand les policiers ont marché sur Duck Lake, et que vous saviez que les Indiens et les Métis les attendaient en embuscade, pourquoi ne pas leur avoir dit, si vous étiez un allié?

Beardy – Je pensais qu’il suffirait pour les aider d’implorer mon peuple de rester tranquille et d’ordonner à mes conseillers de ne pas enlever la vie d’un blanc.

Le général – Pourquoi êtes-vous allé à Batoche?

Beardy – Bien sûr, comme je l’ai déjà dit, quand les hommes sont inexpérimentés, ils ont peur. J’étais effrayé et je devais y aller.

Le général – Heureusement que vous êtes venu ici. Autrement, j’aurais envoyé des troupes dans votre réserve et brûlé tout ce qui s’y trouve.

Beardy a penché la tête quand il a entendu cela et a murmuré avec hypocrisie : « Je suppose que Dieu a bien voulu que j’obéisse. »

Le général – Si vous ne pouvez pas diriger vos jeunes braves, vous ne méritez pas d’être chef et je devrai recommander que vous ne soyez plus reconnu en tant que tel. Reste à voir si votre réserve vous sera retirée; cela dépendra de la manière dont vous vous comporterez. Où le fil du télégraphe est-il brisé?

Beardy – Je ne sais pas.

Le général – Alors, je vais envoyer un groupe pour le réparer. Cependant, si un homme se fait tirer dessus, je vais envoyer une force et tout détruire. Ce n’est même pas nécessaire qu’il soit abattu.

Beardy a acquiescé d’un signe de tête.

Le général General a ensuite demandé si Little Chief, qui était un des premiers à se joindre aux rebelles, voulait dire quelque chose.

Beardy s’est plaint d’avoir été forcé à participer au conflit. Cependant, Okamesis était là et pouvait parler pour lui-même, ce qu’il a abondamment fait, après avoir enlevé son couvre-chef. Il a dit que, alors qu’il était chez lui, il a entendu parler de la Rébellion. Il a alors attelé son cheval et est parti en direction de Duck Lake, mais son cheval s’est fatigué. Son frère l’accompagnait. Il a vu le prêtre et l’instructeur agricole (Tompkins), qui lui ont demandé s’il allait à Duck Lake. Il a répondu qu’il devait s’y rendre, mais que son cheval était épuisé et qu’il était alors incapable de poursuivre son chemin. L’instructeur lui a dit qu’il était préférable qu’il y aille, lui a prêté un cheval et lui a demandé de vérifier si son fils (celui de Tompkins) avait été fait prisonnier ou non. Il a accepté de partir avec le cheval et, quand il est arrivé à Duck Lake, il a vu que les Métis avaient pillé les magasins. Il a vu trois Métis qui lui ont dit qu’il ne pouvait pas repartir sans voir leurs chefs, ce à quoi il a répondu « peu importe », mais qu’ils devaient laisser son frère partir avec le cheval et que lui irait voir les chefs des rebelles. Les Métis ont consenti. Il s’est dirigé vers l’endroit où se trouvaient les conseillers et a constaté que Tompkins avait été fait prisonnier. Les rebelles lui ont dit que personne ne devait partir et que celui qui essaierait de partir à leur insu serait abattu. « J’ai été lâche », a-t-il dit, comme s’il s’agissait d’un facteur atténuant. « Tout le monde est parti et s’est rendu à Duck Lake. J’étais avec eux. Nous avions allumé un feu et commencé à cuisiner quand j’ai entendu que des policiers arrivaient. Pendant que je mangeais, j’ai entendu des coups de feu, mais j’ai continué à manger. Les coups de feu continuaient de retentir. J’ai donc couru pour aller voir ce qui se passait. Quand je suis arrivé sur la crête, les balles sifflaient tout près. Je me suis donc retiré et j’ai fait le tour. Le chemin croisait la crête. J’y suis allé et j’ai entendu un cri : « Ils reculent! » Là où je me suis rendu sur la crête, j’ai vu le corps d’un homme; c’était mon propre frère qui gisait sur le sol. J’étais effrayé. De là, je voyais des corps un peu partout. Les Métis m’ont dit d’aller chercher les membres de ma famille. J’ai pris des chevaux et je suis parti. J’ai amené quelques membres de ma famille. On m’avait dit de rester dans la maison des instructeurs agricoles, ce que j’ai fait. Alors que nous étions à Duck Lake, un groupe s’est rendu à Carlton. Je ne faisais pas partie du premier groupe, mais du deuxième. Riel nous avait fait savoir que nous devions retourner à Duck Lake. Nous avons alors tous levé le camp et nous sommes partis vers Batoche. Nous avons établi le campement le long de la rivière à environ deux milles vers l’ouest. On nous a fait savoir que nous devions établir notre campement plus près. Nous avons approché d’un mille. Ils (les rebelles) n’étaient pas satisfaits et nous ont dit de venir encore plus près. Cependant, quand nous avons approché de nouveau notre campement, ils n’étaient toujours pas satisfaits. Ils nous ont ordonné d’aller à Crossing (Batoche). Pendant que nous étions là-bas, j’ai entendu qu’un groupe était parti au nord, et j’ai entendu des coups de feu, après quoi, le groupe est revenu. Nous avons ensuite appris que des soldats étaient en route. Quand la bataille a commencé (à Batoche), j’ai grimpé la colline jusqu’au sommet. Mes fils étaient là aussi. Nous regardions la scène. Chaque jour, je me rendais au sommet pendant qu’ils se battaient. J’avais aussi une arme, mais je n’ai tué personne, car je suis trop lâche pour tuer qui que ce soit. Je portais l’arme parce que j’avais peur. Je n’avais aucune intention malveillante. Je voulais seulement subvenir aux besoins de ma femme et de mes enfants.

Le général – C’est assez. Il est clair que vous n’êtes pas non plus apte à être chef, équipé comme vous êtes. Vous pouvez tous partir, mais vous devez remettre vos médailles. Ces médailles sont offertes seulement aux hommes d’honneur. Vous ne méritez aucun cadeau, pas de tabac, pas de thé ni de viande, pas de farine pour ceux qui se battent contre nous.

L’air renfrogné, Beardy a remis ses médailles, mais il était clair que le châtiment le plus sévère consistait à ne pas recevoir de nourriture. Plusieurs membres du clergé qui étaient présents ont dit au général que les membres de la bande étaient affamés, mais le général s’est entêté. Le général Middleton était d’avis qu’il était peut-être même trop clément et que, s’il avait pendu M. Beardy par les pouces, il aurait seulement rendu justice à ce vieux bougon misérable. [Je souligne.]

[207]  George Ham, un journaliste de Winnipeg, a assisté à l’entretien. Selon lui,

[Traduction] Beardy a commencé en disant qu’il avait l’intention de dire la vérité et en affirmant qu’il « était désolé de ce qui s’était passé après qu’il se soit joint aux rebelles […] Beardy a indiqué qu’il avait résisté pendant un certain temps, mais que son peuple l’avait forcé à prendre part à la Rébellion ». Beardy a poursuivi sur cette lancée jusqu’à ce que Middleton lui dise qu’il ne « méritait pas d’être chef ». Le général a alors demandé à Okemasis s’il avait quelque chose à ajouter et, après avoir écouté Okemasis décrire ce qu’il avait fait et expliquer son comportement, le général a conclu l’entretien en disant ceci : « C’est assez. Il est clair que vous n’êtes pas non plus apte à être chef, équipé comme vous êtes. Vous pouvez tous partir, mais vous devez remettre vos médailles. Ces médailles sont offertes seulement aux hommes d’honneur. Vous ne méritez aucun cadeau, pas de tabac, pas de thé ni de viande, pas de farine pour ceux qui se battent contre nous. » [Renvois omis]

[208]  Ham a rapporté que le chef Beardy était préoccupé par le fait qu’il n’allait pas « recevoir de nourriture » et qu’un certain nombre des membres du clergé « ont dit au général que les membres de la bande étaient affamés, mais le général s’est entêté […] ».

[209]  Un journaliste du journal Globe de Toronto a raconté que les mots durs employés par Middleton et son refus de fournir des provisions avaient laissé les [Traduction] « Indiens […] tout déconfits » et que Beardy, Okemasis « et 4 notables […] regrettaient profondément avoir été forcés de se joindre aux rebelles, soulignant qu’ils n’avaient pas tiré sur les policiers ». Il a révélé que la [Traduction] « déclaration de Beardy, selon laquelle il avait résisté aussi longtemps que possible » avait été « corroborée par d’autres personnes ».

[210]  Evans souligne que les chefs Beardy et Okemasis n’ont jamais déclaré, quand ils ont rencontré Middleton, que leurs bandes avaient été forcées de combattre aux côtés des rebelles, ce qui prouve qu’elles n’ont pas été forcées. Il existe toutefois un compte rendu de l’explication que Beardy a donnée à Middleton, et de celle offerte par Okemasis, qui révèle qu’ils ont tous les deux fait l’objet de pressions et de menaces de la part des Métis.

g)  Nouvelles de la chute de Batoche

[211]  Dans un article paru dans le Brandon Sun, le 20 mai 1885, il était écrit que Poundmaker avait décidé de se rendre à Middleton. Il en a décidé ainsi après que les [Traduction] « Indiens de Duck Lake lui eurent fait part de la défaite de Riel », apparemment quatre jours après sa capture. Selon Evans, cela établit que Chicicum (qui travaillait alors pour Riel) n’était pas le seul émissaire de la réserve de Beardy à [Traduction] « tenter d’amener les Indiens se trouvant à une distance pouvant aller jusqu’à 400 kilomètres de Duck Lake à se joindre aux Rebelles ». Evans soutient que, « logiquement », si Poundmaker a appris la défaite de Riel d’un messager de Duck Lake, ce messager est le messager qui avait milité en faveur de l’insurrection sur un large territoire. Par conséquent, le chef Beardy se cachait derrière ces tentatives visant à amener les autres tribus de Cris à participer à la rébellion.

[212]  Il est exagéré de dire que l’Indien de Duck Lake qui a transmis la nouvelle à Poundmaker était probablement la même personne qui avait tenté d’inciter les Indiens plus éloignés à se joindre aux rebelles. Ce n’était un secret pour personne que Riel avait été défait; ils devaient être plusieurs à répandre la nouvelle.

h)  Opinion de Dewdney sur la participation des Cris à la Rébellion

[213]  En novembre 1884, les chefs cris, dont Beardy, avaient promis d’être loyaux, mais avaient aussi avisé les représentants du gouvernement qu’ils craignaient que les jeunes aient recours à la violence si le gouvernement ne respectait pas les promesses faites dans les traités.

[214]  Les Métis qui militaient pour Riel ont utilisé des méthodes de persuasion, ont menacé de leur couper les vivres et ont eu recours à la force pour pousser les Cris à combattre avec eux. Riel est arrivé à Duck Lake en juillet 1884. En août, Reed a observé ce qui suit : [Traduction] « Les Métis pouvaient leur faire n’importe quoi et, encore aujourd’hui, ils ne les laissent pas tranquilles. Les Indiens de Duck Lake sont entourés des Métis les plus malveillants du pays. »

[215]  La veille de la bataille de Duck Lake, Dewdney a dit au premier ministre que chaque réserve avait été manipulée. Vankoughnet, le surintendant adjoint des Affaires indiennes, a averti le gouvernement qu’il ne devait pas agir sans réfléchir et croire que les Cris étaient impliqués dans la Rébellion puisqu’ils n’avaient rien à gagner, et tout à perdre.

[216]  Il n’y a aucune raison de croire que les Métis n’auraient pas employé envers les Willow Cree les mêmes méthodes que celles qu’ils avaient utilisées à l’égard des autres Cris.

[217]  Il ressort de ce que Beardy a dit à Middleton, le 20 mai 1885, que sa bande avait subi des pressions de la part des Métis. Comme Ham l’a rapporté dans le Globe, Beardy a dit avoir résisté pendant un certain temps, mais que son peuple l’avait forcé à prendre part à la Rébellion. Il ne s’était pas joint aux rebelles, mais il n’avait pas pu retenir les jeunes, qu’il a décrits comme des « peureux ». Les rebelles ont dit à Okemasis qu’il serait abattu s’il tentait de quitter le campement.

[218]  Après que la Rébellion eut été réprimée, Dewdney a écrit dans son rapport annuel que les représentants étaient parfaitement au courant de ce qui s’était passé entre [Traduction] « Riel et certains Indiens peu de temps après l’arrivée de Riel au Canada, ou vers juillet 1884 » et que les « Indiens » ont insisté sur le fait qu’ils « n’avaient pas l’intention de se joindre aux Métis ». Il a reconnu que la plupart de ceux qui avaient participé à la Rébellion ont été entraînés dans le conflit par [Traduction] « quelques Indiens mécontents » et quelques jeunes exaltés qui ont « commencé à livrer au pillage » et ont ainsi amené tous les autres à « s’associer aux rebelles […] dans le but de combler leurs besoins élémentaires et d’assurer leur sécurité contre les hommes blancs, ce que les lois de l’époque ne pouvaient pas leur garantir » (je souligne).

[219]  Dewdney a reconnu que les Cris, qui avaient refusé de s’allier avec Riel, étaient vulnérables à la coercition des rebelles et de certains membres de leurs propres bandes. Lorsqu’il écrit que les Cris voulaient « […] combler leurs besoins élémentaires », il exprime la réalité sous-jacente à l’implication de ces derniers. Ils ont pris des biens dans les magasins saisis par les Métis parce que les rebelles s’étaient emparés de leurs bêtes et de leurs réserves de nourriture. Il se peut que certains membres de la bande se soient joints aux rebelles de leur propre gré, mais certains, dont leurs chefs, sont restés en présence des rebelles sous la contrainte. Le gouvernement n’était pas en mesure de les protéger.

i)  Procédures judiciaires après la Rébellion

[220]  Dewdney a nommé Reed pour enquêter sur la participation des Indiens à la Rébellion et pour faire certaines recommandations quant au traitement qui leur serait réservé. Voici un extrait de ses recommandations :

[Traduction] Il est donc suggéré que tous les dirigeants rebelles indiens pouvant être déclarés coupables d’actes criminels précis, comme l’incitation à la trahison, à des actes délictueux, à un incendie criminel, à un vol au premier degré, au meurtre, etc., soient traités aussi sévèrement que le permet la loi et qu’aucune des infractions commises par les hommes les plus importants ne soit ignorée.

[221]  Quatre-vingt-un Indiens ont été accusés d’infractions, allant du vol de bétail au meurtre, en passant par le vol au premier degré et la trahison. La plupart des accusés provenaient de Fort Pitt et Battleford.

[222]  Un homme de Duck Lake a été accusé d’avoir volé un cheval. Il s’agissait vraisemblablement d’un crime de situation puisqu’il n’était pas impliqué dans la Rébellion.

[223]  Chicicum aurait probablement fait face à la justice à cause des services qu’il a rendus à Riel. Il se serait rendu aux États-Unis.

[224]  En novembre 1885, Dewdney a demandé à ses agents de dire aux bandes de tout le territoire que seuls les chefs de l’insurrection et ceux qui avaient commis un meurtre devaient craindre d’être arrêtés.

[225]  One Arrow, chef des Willow Cree, le chef Big Bear et le chef Poundmaker ont été condamnés à trois ans d’emprisonnement après avoir été déclarés coupables de trahison et de crime grave.

[226]  De ceux qui ont été arrêtés, quarante-quatre ont écopé de six mois d’emprisonnement ou plus, et onze ont été déclarés coupables de meurtre et condamnés à mort. En ce qui concerne ces derniers, trois ont vu leur peine commuée.

[227]   Ni le chef Beardy ni le chef Okemasis n’ont été accusés de trahison et de crime grave ou de toute autre infraction, et ce, malgré l’enquête approfondie qu’a menée Reed, le subalterne de Dewdney, qui était chargé d’identifier les personnes et les bandes qui étaient restées [Traduction] « loyales » et ceux qui étaient « déloyales ».

[228]   Reed savait que Riel était présent au conseil au cours duquel les chefs ont cherché à faire réviser les modalités du Traité n° 6 et à les faire respecter, que la bande de Beardy s’était rendue à Batoche après la bataille de Duck Lake et que Chicicum avait agi comme messager pour le chef Beardy, puis pour Riel.

[229]  En résumé, les représentants du gouvernement n’ont pas jugé que les chefs faisaient partie des [Traduction] « chefs de l’insurrection ». Il semble que Middleton non plus. Militaire d’un rang élevé dans la chaîne de commandement, ce dernier estimait que la faute de Beardy et d’Okemasis consistait à n’avoir pas réussi, en tant que chefs, à contrôler les membres de leur communauté.

[230]  Voici quelques commentaires formulés par Waiser :

[Traduction] Lorsqu’on examine les gestes posés par le chef Beardy pendant la Rébellion, il faut comprendre la nature du rôle de dirigeant chez les Cris et ne pas imposer les valeurs euro-canadiennes. Contrairement aux dirigeants euro-canadiens qui jouissaient de vastes pouvoirs et d’un important contrôle, les chefs cris devaient diriger par voie de consensus et de persuasion. Ils ne pouvaient pas obliger leurs membres à faire quelque chose contre leur gré et, s’ils perdaient la confiance de leurs membres, ils étaient alors remplacés par un autre dirigeant, ayant les mêmes responsabilités et pouvoirs limités que le chef.

[231]  Middleton a infligé sa propre sanction, soit la confiscation des médailles qui avaient été décernées solennellement au nom de la Reine d’Angleterre et du Canada aux chefs et conseillers de la nation crie au moment de leur adhésion au Traité n° 6.

D.  Peines, récompenses et contrôle

1.  Sir John A. Macdonald

[232]  Le refus par Macdonald, en 1885, de considérer les plaintes des chefs cris relativement à la pénurie de provisions, malgré le fait que des représentants locaux aient confirmé, de façon indépendante, les conditions dans lesquelles vivaient plusieurs de leurs membres, est décrit ci-dessus. Au lieu de tenir compte des renseignements qu’il avait reçus, Macdonald a jugé les Cris de la même façon qu’il jugeait les Indiens en général : les Indiens [Traduction] « [...] se plaindront toujours » et « ne prétendront jamais être satisfaits ». Cela semble cadrer avec l’opinion des représentants du gouvernement selon laquelle les Indiens étaient, de manière générale, hostiles à l’idée de subvenir à leurs propres besoins.

[233]  Cette opinion ressort des propos tenus par Morris à l’endroit des chefs cris au moment de leur adhésion au Traité. L’« éducation » de la population indienne, dont [Traduction] « nous [le gouvernement paternel] devons nous occuper » exige que des mesures soient prises pour pallier leur paresse apparente : « Vous êtes nombreux. Pour y arriver, il faudrait beaucoup d’argent et certains ne seront jamais capables de subvenir à leurs besoins. »

[234]  Les représentants du gouvernement de l’époque avaient peut-être perdu de vue le fait que les Cris avaient réussi à subvenir à leurs besoins pendant plus d’un millénaire.

[235]  Lors des négociations du Traité, les chefs avaient clairement indiqué que la promesse d’aide consistait à soutenir leur peuple, qui vivait de la chasse et de la cueillette, dans sa transition vers une nouvelle économie agricole.

[236]  La pétition de 1884 des chefs cris était le fruit d’un consensus parmi de nombreux dirigeants ayant accumulé au fil des années des expériences et des préoccupations communes en ce qui concerne la mise en œuvre des conditions du Traité n° 6. Encore là, les représentants locaux avaient informé leurs supérieurs des conditions médiocres dans lesquelles vivaient bon nombre de communautés cries. Ces rapports ont été laissés de côté par l’assistant de Dewdney, Reed.

[237]  Dewdney a de nouveau nommé Reed, dont il est possible de déduire l’attitude à l’égard des Indiens d’après la décision qu’il a prise de rejeter la pétition de 1884 des chefs, pour enquêter sur la participation des Cris à la Rébellion. Reed a dressé une liste des communautés cries qu’il jugeait loyales et déloyales. Bien que des accusations aient été portées contre des personnes connues pour leur participation, il a aussi recommandé de prendre des mesures pour punir les bandes « déloyales ».

[238]  Bien que le danger fût passé, Reed a proposé d’éliminer le système tribal pour empêcher toute possibilité de concertation entre les chefs cris. Faut-il le rappeler, la pétition des chefs est le fruit d’un lien tribal entre les communautés cries. Cette recommandation de Reed, et plusieurs autres, ont été transmises de Dewdney à Macdonald, qui a approuvé la mise en œuvre.

[239]  Les recommandations de Reed reflètent notamment le point de vue des colonies, résumé par Morris. Les Indiens devaient être contrôlés et, vu qu’ils étaient portés à compter sur l’aide gouvernementale plutôt qu’à travailler, aucune aide ne devait leur être apportée même s’ils étaient affamés et qu’il n’y avait plus de travail. Comme les représentants voyaient les Indiens comme des êtres indolents, ils croyaient justifié de fournir avec parcimonie l’aide promise dans le Traité. À cet égard, l’opinion de Waiser est étayée par le dossier.

[240]  Voici les recommandations :

[Traduction]

Mémoire à l’intention du commissaire honorable des Indiens sur la gestion future des Indiens.

1. Tous les Indiens qui, pendant les derniers événements, n’ont pas été déloyaux ou délinquants devraient être traités de la façon décrite aux présentes, puisqu’ils n’ont pas perturbé les relations que nous avons établies par traité et que les efforts que nous avons déployés par le passé ont permis de constater des progrès et de bons résultats.

2. Étant donné que les Indiens rebelles s’attendaient à être traités sévèrement dès qu’ils seraient dominés, il faut garder la tête froide. Ils ont été amenés à croire qu’ils seraient abattus et maltraités. Le principe d’humanité interdit d’agir ainsi, à moins que les principaux acteurs de la rébellion servent d’exemples, mais il sera très difficile de les gérer et il y aura lieu de craindre des bouleversements. Il est donc suggéré que tous les dirigeants rebelles indiens pouvant être déclarés coupables d’actes criminels précis, comme l’incitation à la trahison, à des actes délictueux, à un incendie criminel, à un vol au premier degré, au meurtre, etc., soient traités aussi sévèrement que le permet la loi et qu’aucune des infractions commises par les hommes les plus importants ne soit ignorée.

3. Les autres délinquants, tant les Métis que les Indiens, qui ont été déclarés coupables d’infractions graves comme celles mentionnées ci-dessus devraient être punis afin de les dissuader de prendre part à des mouvements rebelles à l’avenir.

4. Le système tribal devrait être aboli dans la mesure où le traité le permet, c.-à-d. dans tous les cas où le traité n’a pas été respecté par les tribus rebelles; en destituant les chefs et les conseillers, en les privant de leurs médailles et des autres accessoires symboles de leurs fonctions. Nos instructeurs et employés ne seront pas ralentis par les consultations et les contacts avec les Indiens; ils leur donneront directement des ordres et des directives. De plus, grâce à la répression rigoureuse de ceux qui jouent un rôle de plus en plus important par les conseils qu’ils offrent, les danses du soleil qu’ils pratiquent et autres, il sera à l’avenir plus difficile pour les mouvements rebelles unis de voir le jour.

5. Aucune annuité ne devrait être versée aux bandes ayant participé à la rébellion ou à quiconque a quitté une bande qui nous était favorable, pour se joindre aux insurgés. Le Traité prévoyait expressément que les Indiens devaient maintenir la paix et la bonne harmonie et se conformer à la loi; il est donc entièrement devenu caduc à cause de la rébellion. La présente suggestion est également faite parce que, par le passé, les annuités qui devaient être utilisées seulement pour acheter des objets de première nécessité ont souvent été gaspillées pour l’achat d’articles plus ou moins utiles et d’objets de première nécessité à prix exorbitant, ce qui a obligé le ministère à accroître les ressources financières affectées aux vêtements, à la nourriture et aux outils, au-delà de ce qui était prévu par le Traité et de ce qui aurait été nécessaire si les annuités avaient été bien utilisées pour acheter des biens de première nécessité. Toutes les sommes versées à l’avenir devraient être considérées comme des traitements de faveur, et non comme un paiement de plein droit, et les Indiens rebelles devraient comprendre qu’ils ont renoncé « de plein droit » à toute revendication.

 6. Désarmer tous les rebelles, à l’exception des Indiens rebelles qui se trouvent au nord de la rivière Saskatchewan Nord et qui ont jusqu'à présent vécu de la chasse, retourner les fusils de chasse (sauf les carabines) après les avoir marqués comme étant la propriété du MAI et conserver une liste des armes ainsi prêtées. Les Indiens à qui sont aussi fournies des armes, s’ils sont laissés à eux-mêmes — sous une surveillance constante — éprouveraient de graves difficultés et il leur serait sans doute utile de constater qu’ils ne peuvent pas vivre en recourant à leurs vieilles méthodes. Ils seraient alors enclins à s’établir et moins susceptibles de laisser passer de nouveau la chance de le faire.

7. Aucun Indien rebelle ne devrait pouvoir quitter les réserves sans un laissez-passer signé par un représentant du MAI. Le risque d’altercation avec des hommes blancs serait donc réduit et, en étant au courant des déplacements de chacun, les autorités pourraient facilement contrôler ceux qui seraient enclins à commettre de petits larcins en les appréhendant dès qu’ils commettent cette première infraction.

8. Les dirigeants des Teton Sioux qui se sont battus contre les troupes devraient être pendus et les autres devraient être expulsés du pays puisque certains colons sont fortement enclins à les abattre sur place; et les établissements craignent davantage ces maraudeurs qu’autre chose.

9. La bande de Big Bear devrait ou bien être démantelée, et ses membres dispersés parmi les autres bandes, ou bien se voir attribuer une réserve à côté de celle d’Onion Lake. Il serait préférable de prendre cette décision lorsque nous saurons, une fois que la bande se sera rendue, combien de personnes seront touchées. Si la bande reste intacte et qu’elle s’établit sur la réserve tel qu’il est proposé, l’instructeur cantonné à Onion Lake suffira pour les deux bandes.

10. On devrait fusionner la bande de One Arrow avec celle de Beardy et Okemasis et obtenir la cession de sa réserve actuelle. Pour ce qui est de la bande de Chacastapasin, on devrait la démanteler et obtenir la cession de sa réserve; c’est-à-dire la traiter de la même façon que la bande de One Arrow. Ni l’une ni l’autre de ces bandes n’est suffisamment grosse pour qu’il soit nécessaire d’assurer la présence d’instructeurs en permanence auprès d’elles et, comme elles sont constituées d’Indiens mauvais et paresseux, elles ne peuvent rien faire sans supervision. Il serait donc sage de prendre les mesures suggérées de toute façon; la rébellion le justifie.

11. Tous les Métis, membres des bandes rebelles, bien qu’il n’ait pas été prouvé qu’ils ont participé activement à la rébellion, devraient voir leurs noms effacés des livres de paie et, si cette suggestion n’est pas retenue, on devrait ordonner que tous les membres des bandes résident dans les réserves. La plupart des Métis souhaiteraient être libérés des modalités du traité. Il est toutefois souhaitable que la communication entre ce peuple et les Indiens soit entièrement rompue puisqu’elle ne donne que de mauvais résultats.

12. Il y a un ou deux Canadiens, qui n’ont pas de sang indien, qui figurent sur les listes de paie; leur nom devrait être rayé.

13. La bande de James Seenum mérite une reconnaissance particulière pour sa loyauté, et tous les Indiens comme Mistawasis et Ahtahkakoop, ainsi que les autres bandes qui sont restées à l’écart de la rébellion devraient recevoir une récompense de la part du gouvernement pour leur bonne conduite. Si la récompense est judicieusement octroyée, elle permettra de reconnaître leur loyauté et de s’assurer qu’ils restent loyaux à l’avenir tout en soulignant la différence entre la façon dont ils sont traités et la façon dont sont traités ceux qui ont agi différemment, et ce, sans les amener à croire que la récompense est offerte pour acheter leur bonne conduite, un résultat qu’il faut éviter.

14. Les agents devraient rigoureusement s’assurer que tous les Indiens sans exception travaillent pour chaque livre de provisions qui leur est donnée, et je demanderais que des directives soient données le plus tôt possible afin que les Indiens qui reçoivent plus de provisions et de vêtements que ne le prévoit le traité soient assujettis à la Masters and Servants Act, jusqu’à ce qu’ils deviennent autonomes. Les plus réticents pourront être tenus de travailler autant qu’ils reçoivent, une politique qui, jusqu’ici, est très difficile à appliquer.

15. Les chevaux des Indiens rebelles devraient être confisqués et vendus, et des bovins et autres objets de première nécessité devraient être achetés avec le produit de la vente. Cette mesure nuirait grandement aux mouvements rebelles futurs. De plus, les rebelles n’avaient pas besoin de chevaux s’ils restent dans les réserves et adoptent un mode de vie agricole. Il serait aussi plus facile de les garder dans les réserves si on leur enlève les moyens de se déplacer rapidement. Vu qu’il est préférable d’éviter qu’ils quittent les réserves, on pourrait tenter de les inciter à échanger volontairement leurs chevaux contre des bovins, dans les cas où la confiscation est impossible.

Hayter Reed, commissaire adjoint

Régina, 20 juillet 1885 [Je souligne.]

[241]  Selon Dewdney, les mesures recommandées par Reed étaient [Traduction] « très souhaitables ». Il les a donc transmises à Macdonald, le 1er août 1885.

[242]  Voici des commentaires formulés par Waiser :

[Traduction] La réaction du premier ministre Macdonald face aux recommandations de Reed sur la « gestion des Indiens » a été extrêmement positive, comme on peut le constater par le fait que le premier ministre a apposé la mention « approuvé » à maintes reprises, suivie de ses initiales, dans un document d’information que Vankoughnet avait antérieurement préparé à son intention. Macdonald a convenu que le système tribal devrait être aboli dans la mesure du possible, que les annuités versées aux bandes et aux membres rebelles devraient être suspendues, que les Indiens physiquement aptes devraient travailler pour les provisions qu’ils reçoivent et que les armes et les chevaux devraient être rendus sur une base volontaire. Il a aussi sanctionné l’abolition de la bande de Big Bear, un des plus importants groupes de Cris des Plaines de l’époque. Toutefois, ce qui est particulièrement révélateur, c’est que Macdonald a, à la demande de Vankoughnet, poussé les suggestions de Reed encore plus loin. Par exemple, il a demandé à Dewdney de traiter comme des rebelles les Indiens qui avaient été impliqués dans les événements. Il a aussi ordonné, malgré ses doutes quant à la légalité de cet ordre, que le système de laissez-passer proposé soit appliqué dès que possible à tous les Indiens, y compris ceux qui avaient été loyaux.

[243]  Trois semaines plus tard, Dewdney a fourni un tableau dans lequel près de 80 bandes étaient désignées comme étant loyales ou déloyales. Parmi ces bandes, 28, dont celle de Beardy, ont été jugées déloyales.

[244]  Il semblerait que Poundmaker et Badger aient eu raison de craindre de perdre leur dignité s’ils adhéraient au Traité. Sur la recommandation de Reed, même les Indiens « loyaux » ne pouvaient pas jouir de leur souveraineté personnelle pour se déplacer sur un territoire qui autrefois leur appartenait.

[245]  Il est difficile de concilier la façon dont Macdonald a entériné les mesures recommandées par Reed et la description des événements qu’il avait donnée au gouverneur général Lansdowne, c’est-à-dire qu’il s’agissait de problèmes nationaux sans toutefois être une rébellion. Après avoir entendu cela, Lansdowne a répondu ce qui suit : [Traduction] « Nous ne pouvons pas maintenant ramener cela au niveau d’une simple émeute. Si le mouvement avait été réprimé par la PCN.-O., la situation aurait été différente, mais nous nous trouvions à la veille d’une guerre avec les Indiens. »

[246]  Lansdowne, le représentant local de la Reine au Canada, a proposé une opinion que différente de celle des représentants canadiens. Cette opinion officielle au sujet de la participation des Indiens à la Rébellion figure dans un document publié en 1886 par le ministère des Affaires indiennes et intitulé « Les faits relatifs à l’administration des affaires des sauvages au nord-ouest » : « […] chacun le sait, les sauvages ne se sont pas insurgés; un très petit nombre ont pris part à l’insurrection ».

[247]  Macdonald a répondu ce qui suit à Lansdowne : [Traduction] « Nous avons certainement fait en sorte que les événements prennent de grandes proportions dans l’opinion publique. Nous avons toutefois agi ainsi pour atteindre nos propres objectifs et, selon moi, c’était une décision judicieuse. »

[248]  Cette réponse révèle une des raisons pour lesquelles les recommandations qui ne visent pas à punir les personnes ayant participé à l’insurrection, formulées par Reed et Dewdney, ont été mises en œuvre.

[249]  Le lecteur se souviendra que Macdonald a, en 1883, qualifié les Indiens de plaignards chroniques et que Reed a rejeté la pétition des chefs cris du fait qu’elle était soumise à l’influence d’autrui et sans intérêt. La même idée ressort du rapport ministériel rédigé par Dewdney en 1886 : « Car c’est un des traits caractéristiques de leur race subir avec une facilité extrême l’influence, de ne guère s’occuper du lendemain si les besoins du jour sont satisfaits […] ».

[250]  La revendicatrice soutient que les « propres objectifs » évoqués par Macdonald, sans autre précision, justifiaient la prise de mesures, au lendemain de la Rébellion, visant à accroître le contrôle du gouvernement sur les peuples autochtones en général. Cette théorie est crédible compte tenu du fait que le système de laissez-passer et les autres mesures ont été mis en œuvre une fois le danger passé, et malgré le fait que la participation des Indiens était, suivant le gouvernement lui-même, isolée, déorganisée et soumise à l’influence d’autrui.

[251]  Il a été démontré que l’intention officielle de contrôler et d’asservir les Indiens provenait de la haute direction.

[252]   Onze Indiens ont été déclarés coupables d’infractions punissables de la peine de mort et condamnés à mort. Trois Indiens ont vu leur peine commuée en emprisonnement à perpétuité et huit ont été exécutés publiquement à la potence de Battleford, même si les exécutions publiques avaient été interdites. Waiser soutient que les Indiens de la région ont été forcés d’y assister. Une semaine avant leur pendaison, Sir John A. Macdonald, premier ministre, a déclaré dans une lettre envoyée au commissaire aux Indiens : [Traduction] « Les exécutions […] devraient convaincre les Peaux-Rouges que ce sont les Blancs qui gouvernent. »

2.  Les recommandations de Reed ne s’appliquent pas seulement aux bandes « rebelles »

[253]  La revendicatrice affirme que les recommandations de Reed, approuvées par Macdonald, révèlent une intention de contrôler la façon dont les Indiens jouissaient des avantages conférés par le Traité.

[254]  Les allégations de Reed selon lesquelles les Indiens gaspillaient les annuités — dont il est question dans la cinquième recommandation — visaient les bandes en général, pas seulement celles dont les membres, ou certains d’entre eux, avaient participé à la Rébellion. Selon Reed, tous étaient des vagabonds qui profitaient des largesses du gouvernement. Quant aux « bandes rebelles », elles n’avaient pas droit aux annuités prévues par traité puisqu’elles avaient manqué à leur engagement de loyauté.

[255]  Rien dans le Traité ne confère au gouvernement le pouvoir de dicter aux Indiens ce qu’ils peuvent faire de leur argent.

[256]  La recommandation relative à l’abolition du système tribal révèle également l’intention d’exercer un contrôle sur les affaires des Indiens en détruisant leurs institutions de gouvernance. Cette recommandation dépasse largement les punitions collectives infligées aux tribus jugées déloyales puisqu’elle s’applique à toutes les communautés visées par le Traité, qu’elles soient « loyales » ou « déloyales ».

[257]  Les propos tenus par les représentants du gouvernement de l’époque, de haut en bas de la hiérarchie, révèlent un certain manque de respect, un certain mépris même, envers les peuples autochtones, tant individuellement que collectivement.

3.  La raison officielle de la retenue des annuités

[258]  À la fin d’octobre 1885, le surintendant adjoint des Affaires indiennes, Vankoughnet, a dit à Dewdney que [Traduction] « les bandes rebelles ayant pillé et endommagé les biens du ministère ou ceux d’autrui, ou ayant pris la fuite avec des biens de la bande — biens qui leur avaient été donnés par le gouvernement — devraient être tenues de rembourser les annuités au gouvernement jusqu’à concurrence de la valeur de ces biens ».

[259]  Dans le petit village de Duck Lake, des magasins, des maisons et la station de télégraphie ont été pillés et brûlés. Dans la réserve de Duck Lake et à la ferme de l’agence, – située à côté, peu de dommages ont été causés, mais d’importants actes de pillage ont été commis.

[260]  Lash a établi la valeur des cinq cents boisseaux de blé, des cent cinquante boisseaux d’orge, des trois cent cinquante boisseaux de pommes de terre et des dix boissons de navets qui avaient disparu à 1 250 $. Par contre, la perte la plus importante était les 24 bœufs d’attelage appartenant au gouvernement évalués à près de 3 000 $. Trente-huit autres animaux d’élevage, dont des taureaux, vaches, bouvillons, génisses, taurillons et cochons, ont aussi disparu. Ces animaux, plus quelques outils, instruments et équipements, ont été évalués à 5 815,19 $.

[261]  Au total, les annuités retenues s’élevaient à 4 750 $.

[262]  Vers la fin de l’année 1886, la valeur des instruments et des bestiaux qui ont dû être remplacés et offerts à la bande Beardy’s et Okemasis totalisait environ 3 000 $. Des bœufs ont été acquis pour les Indiens de l’agence de Carlton (dont One Arrow) au prix de 1 100 $.

[263]  Lash avait commencé à travailler avec les bandes immédiatement après la chute de Batoche. Il a rapporté que la bande Beardy’s et Okemasis avait, en quelques jours, ensemencé avec les moyens limités dont elle disposait, soit une paire de bœufs et quelques poneys appartenant au gouvernement. Il a informé ses supérieurs que [Traduction] « [à] l’exception de ce qui précède » (c.à-d. les bœufs et poneys) « […] en plus des vaches offertes en vertu du Traité, les autres animaux d’élevage qui se trouvaient sur leurs réserves avaient été tués par les rebelles ».

[264]  Il est évident que les membres des bandes n’auraient pas pu consommer les réserves de grains, de pommes de terre, de navets et autres aliments, ainsi que les bœufs et les animaux d’élevage, qui ont été perdus pendant la Rébellion durant la période entre la bataille de Duck Lake le 27 mars 1885 et la chute de Batoche le 12 mai 1885.

[265]  Les Métis, sous la direction de Riel et Dumont, avaient établi leur camp à Duck Lake peu de temps après le retour de Riel, en juillet 1884, et ils s’approvisionnaient en s’appropriant les réserves qu’ils trouvaient. En imputant aux « rebelles » la responsabilité de la mort des animaux d’élevage sur les réserves de la bande, Lash visait clairement les Métis.

[266]  Ce ne sont pas les bandes qui ont causé la perte des biens leur appartenant et appartenant au gouvernement, mais elles en ont payé le prix.

VII.  Le tribunal a-t-il compétence pour entendre les revendications relatives au non-paiement des « ANNUITÉS » prévues par traité?

A.  La demande de radiation de la revendication

[267]  L’intimée a déposé une demande de radiation de la revendication en vertu de l’alinéa 17a) de la LTRP, lequel prévoit ce qui suit :

 17. Le Tribunal peut à tout moment, sur demande de toute partie, ordonner la radiation de tout ou partie de la revendication particulière avec ou sans autorisation de la modifier, pour l’un ou l’autre des motifs suivants :

a) la revendication n’est manifestement pas admissible aux termes des articles 14 à 16;

 b) elle n’a pas été déposée par une première nation;

 c) elle est frivole, vexatoire ou prématurée;

 d) elle ne peut être maintenue aux termes de l’article 37. [Je souligne.]

[268]  L’intimée se fonde sur l’alinéa 14(1)a) de la LTRP, lequel s’applique aux revendications fondées sur « l’inexécution d’une obligation légale de Sa Majesté liée à la fourniture d’une terre ou de tout autre élément d’actif en vertu d’un traité […] ». Le terme « élément d’actif » est défini à l’article 2 de la LTRP comme étant un « bien matériel ».

[269]  L’intimée soutient que l’argent n’est pas un bien matériel et, par conséquent, n’est pas un élément d’actif.

[270]  L’intimée se fonde également sur le paragraphe 14(1) de la LTRP, qui prévoit qu’une Première Nation peut déposer une revendication en vue « […] d’être indemnisées [de ses] pertes […] ». En l’espèce, elle soutient que, comme le Traité prévoit le versement d’un montant aux membres de la bande, la revendicatrice n’a pas subi de perte.

[271]  L’intimée déclare aussi que, suivant les conseils de la DGRP, le ministre n’accepte pas les revendications fondées sur le défaut de verser des « annuités » prévues par traité. Il appliquerait ainsi une politique de la DGRP ayant pour effet d’exclure ces revendications de l’examen. Elle soutient que l’admissibilité des revendications, fondées sur les faits énumérés à l’article 14 de la LTRP, doit « concorder » avec la politique établie par la DGRP.

B.  L’applicabilité de l’alinéa 17a) de la LTRP

[272]  L’alinéa 17a) de la LTRP s’applique seulement quand la revendication ne relève « manifestement » pas des articles 14 à 16. Le point de départ de l’analyse ne saurait reposer sur des hypothèses à propos du sens des termes.

[273]  Les questions soulevées par l’intimée nous imposent d’interpréter les termes « élément d’actif » et « [de ses] pertes ». Elles requièrent l’analyse des termes de la LTRP dans le contexte d’une revendication selon laquelle la Couronne ne s’est pas acquittée de ses obligations prévues par traité. L’interprétation des termes « élément d’actif » et « [de ses] pertes » demande une interprétation du traité. Les traités sont sui generis. La question de savoir si une somme d’argent devant être versée chaque année est un élément d’actif (défini à l’article 2 de la LTRP comme étant un « bien matériel ») et celle de savoir si la promesse non tenue de verser ces sommes aux membres de la bande (fait reconnu) permet à la Première Nation de déposer une revendication, commandent une interprétation de la LTRP et du Traité.

C.  Les versements prévus par traité sont-ils des « biens matériels »?

1.  Position de l’intimée

[274]  L’intimée soutient que le Tribunal n’a pas compétence pour statuer sur la revendication puisque les annuités sont incorporelles, une simple chose non possessoire et immatérielle.

[275]  L’argument de l’intimée repose sur l’alinéa 14(1)a) de la LTRP, qui permet que soient déposées des revendications fondées sur le défaut de fournir une « terre ou […] tout autre élément d’actif en vertu d’un traité » (je souligne). Aux termes de l’article 2 de la LTRP, un élément d’actif est un « bien matériel ».

[276]  L’intimée affirme que suivant la common law, une promesse de payer ne peut être qu’un bien immatériel ou incorporel. Selon certains ouvrages, les annuités sont l’un des dix héritages incorporels. Les autres, ajoute-t-elle, citant Blackstone, Commentaires sur les lois anglaises (vol. ii ch. iii), sont les patronages, les dîmes, les droits de communaux, ceux de passage, les offices, les dignités, les franchises ou privilèges, les corodies ou pensions (droit de subsistance en vertu duquel une quantité de vivres est fournie pour l’entretien de quelqu’un) et les rentes; Burn, Cheshire’s Modern Law of Real Property (11th) (London : Butterworths, 1972). D’autres, plus contemporains, relèveraient de la propriété intellectuelle.

2.  Position de la revendicatrice

[277]  La revendicatrice ne considère pas la revendication comme étant fondée sur la rupture d’une promesse de faire quelque chose dans le futur. La revendication repose plutôt sur le fait que la Couronne n’a pas honoré son obligation issue du Traité conclu avec les Indiens entre 1885 et 1888, laquelle consistait à verser la somme de cinq dollars à chaque membre de la bande. Il a été établi que l’argent est un bien matériel. Comme le terme « annuité » n’apparaît nulle part dans le texte du Traité n° 6, l’utiliser à des fins pratiques n’a pas pour effet de limiter l’analyse à la nature juridique des annuités à titre de bien immatériel.

3.  Preuve

[278]  Aux termes du Traité, les commissaires de Sa Majesté :

[...] devront, chaque année après la date de recensement, à une certaine époque de l’année, dont on donnera dûment avis aux Indiens, et dans un endroit ou des endroits désignés à cet effet, dans l’étendue des limites des territoires cédés, payer à chaque personne indienne la somme de cinq dollars par tête annuellement. 

[279]  Il n’était pas nécessaire d’affecter des deniers en vue de constituer un fond à même lequel serait versé l’objet de l’obligation, soit la somme de cinq dollars à chaque membre de la bande. Il a été confirmé en 1911 que l’obligation était une charge sur le Fonds du Revenu consolidé, conformément à l’article 171 de la Loi sur les sauvages de 1911 :

Les annuités à payer aux sauvages en conformité des conditions de quelque traité énoncé avoir été conclu au nom de Sa Majesté ou de ses prédécesseurs, et au paiement desquelles le gouvernement du Canada est tenu, doivent être une charge sur le Fonds du Revenu consolidé du Canada, et être payables à même les deniers non affectés de ce fonds. [SC 1911, ch 14, art. 3, je souligne]

[280]  En pratique, un billet de cinq dollars était donné à chaque membre figurant sur la liste de paye. L’agent des Indiens arrivait avec l’argent. Donc la différence, c’était qu’entre 1885 et 1888, l’agent des Indiens avait l’argent, mais ne le remettait pas aux propriétaires légitimes.

[281]  Dans un document préparé par l’agent des Indiens intitulé [Traduction] « Montants approximatifs des annuités versées aux bandes rebelles à Carlton », un montant est indiqué à l’égard de chaque bande et la bande Beardy’s et Okemasis compte pour deux. On peut y lire le commentaire suivant : [Traduction] « Argent gardé pour les dépenses qui seront engagées pour réparer les dommages causés dans la réserve par les rebelles » (je souligne).

4.  Common law fédérale et traités

[282]  L’obligation légale invoquée par la revendicatrice est fondée sur le Traité. L’objet de la revendication est le versement annuel d’argent, ce qui était une des promesses faites dans le Traité n° 6. On avait aussi promis des terres, des animaux d’élevage et des instruments agricoles. Tous ces biens étaient offerts en contrepartie de la cession d’un intérêt dans des terres totalisant 120 000 milles carrés. Les éléments d’actif promis sont la contrepartie, et la « promesse » est l’engagement à remettre les éléments d’actif.

[283]  Le terme « annuité » est entré dans l’usage pour décrire l’obligation de la Couronne. Il n’apparaît pas dans le document. Il s’agit d’un terme utilisé à des fins pratiques, et non d’un terme technique. De même, dans la décision, ce terme est utilisé uniquement pour des raisons de commodité.

[284]  La différence entre la promesse d’un versement d’une somme forfaitaire et les autres promesses issues du Traité est que la première prévoit le versement de sommes en espèces à perpétuité et les autres, non. Selon l’intimée, cela lui confère (à la promesse) les attributs juridiques d’un engagement pris dans un instrument financier, une annuité, comparable à ceux émis par les institutions bancaires et les compagnies d’assurance. Par conséquent, la promesse d’un versement est, selon l’intimée, immatérielle, incorporelle, une chose non possessoire.

[285]  Le Tribunal applique la common law fédérale pour déterminer si la Couronne a manqué à ses obligations légales. Dans l’arrêt Canada c Première Nation Kitselas, 2014 CAF 150, au paragraphe 28, [2014] 4 CNLR 6, la Cour d’appel fédérale a confirmé le rôle du Tribunal en tant qu’organisme quasi-judiciaire tenu de suivre les principes de common law applicables aux affaires autochtones :

Le Tribunal des revendications particulières doit statuer sur le bien-fondé de la revendication en cause suivant des principes juridiques généraux, notamment les principes du droit fiduciaire applicables aux rapports entre la Couronne et les autochtones (alinéa 14(1)c) de la Loi sur le TRP). La Loi sur le TRP n’instaure pas un régime de responsabilité propre aux revendications particulières, qui sont plutôt réglées conformément aux principes généraux de la common law fédérale relative aux affaires autochtones.

[286]  L’interprétation des conditions des traités commande l’application du droit relatif aux affaires autochtones. Les principes applicables à l’interprétation des traités et des promesses qu’ils renferment sont résumés au paragraphe 107 de l’arrêt de la Cour suprême du Canada Québec (PG) c Moses, 2010 CSC 17, [2010] 1 RCS 557 [Moses] :

Notre Cour a maintes fois affirmé que les traités conclus avec les Autochtones doivent faire l’objet d’une interprétation généreuse, souple et libérale (R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, par. 76-78; R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, par. 24; Sioui, p. 1043; Simon, p. 404, voir aussi Sullivan, p. 513). Dans l’arrêt Marshall (1999), la juge McLachlin (maintenant Juge en chef), dissidente, mais pas sur ce point, fait la synthèse la plus souvent citée à ce jour des principes jurisprudentiels applicables établis par la Cour (au par. 78) : […]

[287]  Les principes suivants s’appliquent en l’espèce :

1. Les traités conclus avec les Autochtones constituent un type d’accord unique, qui demandent l’application de principes d’interprétation spéciaux : R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, au par. 24; R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, au par. 78; R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, à la p. 1043; Simon c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 387, à la p. 404. Voir également : J. [Sákéj] Youngblood Henderson, « Interpreting Sui Generis Treaties » (1997), 36 Alta. L. Rev. 46; L. I. Rotman, « Defining Parameters: Aboriginal Rights, Treaty Rights, and the Sparrow Justificatory Test » (1997), 36 Alta. L. Rev. 149.

[…]

6. Il faut donner au texte du traité le sens que lui auraient naturellement donné les parties à l’époque : Badger, précité, aux par. 53 et suiv.; Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, à la p. 36.

7. Il faut éviter de donner aux traités une interprétation formaliste ou inspirée du droit contractuel : Badger, précité; Horseman, précité; Nowegijick, précité. [Moses, par. 107]

[288]  Il est peu probable que les chefs et les conseillers qui ont négocié et signé le Traité n° 6 aient interprété la promesse de payer cinq dollars chaque année différemment des promesses de fournir des terres, des animaux d’élevage et des instruments agricoles. Ce qui les intéressait, c’était l’objet des promesses : argent, terres, vaches et charrues. Ce sont tous des éléments d’actif qui devaient leur être remis, tel que promis.

[289]  Au sens où les signataires du Traité l’auraient naturellement compris, l’argent est un élément d’actif, au même titre qu’une vache ou une charrue. Cela s’applique aux deux parties.

[290]  Conférer à une promesse faite dans un traité les attributs juridiques d’une annuité (bien incorporel) revient à lui donner un sens technique autre que celui qui lui est donné par tous, sauf les banquiers, les assureurs, leurs avocats et les mystiques.

5.  L’argent comme bien matériel

[291]  Un autre principe d’interprétation des traités peut s’appliquer :

8. Tout en donnant une interprétation généreuse du texte du traité, les tribunaux ne peuvent en modifier les conditions en allant au-delà de ce qui est réaliste ou de ce que « le langage utilisé […] permet » : Badger, précité, au par. 76; Sioui, précité, à la p. 1069; Horseman, précité, à la p. 908. [Moses, par. 107]

[292]  Il nous faut donc interpréter l’expression « élément d’actif » (bien matériel) qui figure dans la LTRP. S’il est fondé en droit de dire que les principes d’interprétation des traités s’appliquent quand la tâche principale consiste à interpréter un terme d’une loi qui s’applique aux intérêts des Indiens, ce principe peut aussi s’appliquer en l’espèce.

[293]  S’il s’applique, la question est de savoir si, selon la loi, l’argent est un bien matériel. Dans certaines circonstances, il l’est.

[294]  L’argent était de nature tangible. Il se trouvait entre les mains de l’agent des Indiens, tout comme les autres éléments d’actif promis dans le traité avant qu’ils ne soient remis à la bande.

[295]  Le terme « bien matériel » signifie : [Traduction] « Bien qui a une forme et des caractéristiques physiques ». Toute chose que l’on peut voir ou toucher, ou qui est autrement perceptible par les sens, est un bien personnel matériel [Black’s Law Dictionary, 10e éd, sub verbo « tangible property » (bien matériel)].

[296]  Dans l’arrêt Canadian Imperial Bank of Commerce c Canada, [2000] 254 NR 77, par. 34, 2 CTC 269, la Cour d’appel fédérale a conclu que les billets de banque étrangers étaient des biens matériels :

Les devises étrangères sont des biens, et elles peuvent être touchées, achetées et vendues. Leur valeur dépend uniquement de leur existence physique. Elles n’ont plus aucune valeur une fois détruites, ce qui les distingue des choses non possessoires ou de la preuve d’une chose non possessoire, comme un billet à ordre, une action ou une débenture, qui peuvent être détruits sans que cela n’affecte les droits et obligations qu’ils représentent.

[297]  Les devises canadiennes possèdent ces qualités depuis longtemps.

6.  En dehors du contexte du droit des traités, l’argent est un bien matériel

[298]  Si seule la LTRP est prise en considération pour interpréter l’expression « élément d’actif » (bien matériel), l’argent demeure, vu l’analyse qui précède, un bien matériel. Entre les mains de l’agent des Indiens, l’argent était un bien matériel, un élément d’actif de la bande, au même titre qu’une vache ou une charrue.

[299]  Si l’élément d’actif — l’argent — peut être matériel dans un certain contexte et immatériel dans un autre et que les présentes circonstances ne permettent pas d’établir clairement s’il est matériel ou immatériel, les règles d’interprétation qui régissent les dispositions législatives relatives aux intérêts des Indiens s’appliquent de sorte qu’il est, pour l’application de l’alinéa 14(1)a) de la LTRP, matériel.

7.  Conclusion

[300]  L’objet de la promesse en cause est un « bien matériel » et, par conséquent, un élément d’actif, au sens de l’alinéa 14(1)a) de la LTRP.

D.  Les « annuités » sont-elles des éléments d’actif d’une Première Nation?

[301]  Selon l’intimée, le Tribunal n’a pas compétence pour statuer sur la revendication puisque les annuités sont, aux termes du Traité n° 6, payables à chaque membre de la bande. Par conséquent, la Première Nation ne saisit pas le Tribunal de la revendication en vue d’être indemnisée de ses pertes au sens du paragraphe 14(1) de la LTRP.

1.  Le peuple autochtone et l’Acte relatif aux Sauvages

[302]  Les ancêtres de la Première Nation Beardy’s et Okemasis ont conclu le Traité n° 6 en tant que collectivité. Ils ne se sont pas présentés comme une entité législative ou corporative distincte au point de vue juridique. Conformément au Traité, c’est à l’ensemble du peuple qu’une réserve a été attribuée.

[303]  En 1885, la communauté crie établie à Duck Lake répondait à la définition du terme « bande » qui figure dans l’Acte relatif aux Sauvages.

[304]   Aux termes du paragraphe 2(1) de l’Acte relatif aux Sauvages de 1880, le terme « bande » signifie « [...] une tribu, une peuplade ou un corps de Sauvages qui […] ont un intérêt commun dans une réserve […] ou qui participent également à la distribution d’annuités […] ». À l’époque, la mention des termes « tribu » et « bande » était une simple tautologie. Essentiellement, une « bande » est un corps de Sauvages, une collectivité. L’Acte relatif aux Sauvages de 1880 n’établit pas, mais reconnaît plutôt, la nature collective des peuples autochtones.

[305]  Comme le groupe n’a aucune identité légale distincte de ses membres et qu’il est, au regard des faits et du droit, l’ensemble de ses membres, le versement d’une somme annuelle en espèce à chaque membre est, dans les faits, un versement au groupe. C’est ce qui ressort de la définition de « bande » qui figure dans l’Acte relatif aux Sauvages de 1880, soit un « corps de Sauvages […] qui participent également à la distribution d’annuités […] » (je souligne).

[306]  Les termes « participent également » supposent l’existence d’un élément d’actif commun — l’argent — remis annuellement et distribué en parts égales à chaque membre du corps d’Indiens. Aux termes du Traité n° 6, la somme à remettre est déterminée chaque année en multipliant le nombre de membres par 5,00 $. Le moyen par lequel le Traité prévoit que la Couronne peut s’acquitter de son obligation envers le groupe est le versement d’une somme de cinq dollars à chaque membre.

[307]  Le rapport Metcs décrit l’évolution des dispositions relatives aux annuités dans les traités. Dans certains traités antérieurs, la somme était versée à la Première Nation en fonction du nombre de membres. L’obligation expresse était envers le groupe. Le Traité n° 6 prévoit le versement d’une somme à chaque membre, en contrepartie partielle de la cession du titre collectif. Les modalités de paiement ne changent rien à la nature du droit.

2.  Reconnaissance d’un intérêt collectif

[308]  En ce qui concerne les « bandes rebelles », la retenue des annuités a été imposée à tous les membres. Cela est particulièrement important au regard de la question de savoir si la retenue des annuités est un fait sur lequel une Première Nation peut fonder sa revendication en vue d’être indemnisée de ses pertes (LTRP, paragraphe 14(1)).

[309]  L’intérêt des Indiens dans les annuités était un intérêt collectif. C’est ainsi que les représentants du gouvernement avaient manifestement compris l’effet juridique de la promesse faite dans le Traité, de sorte que tous les membres de la bande devaient être privés de l’avantage en raison des gestes posés par quelques-uns d’entre eux. Si le droit au versement des annuités était considéré comme étant le droit des membres, seuls les délinquants auraient dû faire l’objet de la retenue.

3.  Jurisprudence

[310]  L’arrêt Soldier c Canada (AG), 2009 MBCA 12, [2009] 2 CNLR 362 [Soldier], est parfois cité à titre de précédent dans lequel la cour a conclu qu’une poursuite pour défaut de paiement des annuités peut seulement être intentée par les personnes admissibles.

[311]  L’affaire Soldier portait sur une demande visant à faire autoriser un recours collectif. La juge en son cabinet a rejeté la demande au motif que plusieurs des conditions préalables à l’autorisation n’avaient pas été respectées. La Cour d’appel du Manitoba a conclu qu’elle avait commis une erreur en concluant que seule la bande avait qualité pour intenter le recours :

[Traduction]

Les commentaires formulés par le juge Hugessen dans la décision Bande indienne de Shubenacadie c. Canada (Procureur général), 2001 CFPI 181, 202 F.T.R. 30, conf. 2002 CAF 255, 291 N.R. 393, sont à propos ici (par. 5) :

[…] ce n’est que dans les cas particulièrement clairs que la Cour devrait radier la déclaration. À mon avis, c’est d’autant plus le cas dans ce domaine, à savoir en matière de droit autochtone, cette branche du droit ayant depuis quelques années connu un essor rapide au Canada. Des causes d’action qui auraient pu être considérées comme bizarres ou outrageuses il y a quelques années seulement sont maintenant acceptées.

Vu ce critère peu exigeant, j’estime que la juge a commis une erreur en concluant que les demandeurs n’avaient pas qualité pour agir du fait que le droit aux annuités en vertu des Traités nos 1 et 2 est un droit collectif pour lequel une personne ne peut pas intenter une poursuite. Somme toute, le droit applicable dans ce domaine n’est pas suffisamment clair pour conclure que la poursuite serait, sans aucun doute, vouée à l’échec. [Soldier, par. 45 et 46]

[312]  La conclusion de la Cour d’appel ne scelle pas le sort de la présente affaire. Elle reflète le critère peu exigeant applicable aux demandes d’autorisation. Elle ne saurait constituer un précédent en ce qui concerne la nature collective ou individuelle d’un droit aux annuités.

[313]  Dans l’arrêt Moulton Contracting Ltd c Colombie-Britannique, 2013 CSC 26, au paragraphe 33, [2013] 2 RCS 227, la Cour suprême du Canada a confirmé que les droits issus de traités sont des droits collectifs. Malgré leur nature collective, ces droits peuvent posséder des attributs collectifs et individuels :

La Couronne soutient que les demandes fondées sur des droits issus de traités doivent être présentées par la collectivité autochtone ou en son nom. Cette proposition générale est trop restrictive. Il est vrai que les droits ancestraux et issus de traités sont, de par leur nature, des droits collectifs : voir R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1112; Delgamuukkw, par. 115; R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, par. 36; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 533, par. 17 et 37; R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686, par. 31; Beckman, par. 35. Toutefois, certains droits, bien que la collectivité autochtone en soit titulaire, sont néanmoins exercés par des membres à titre individuel ou attribués à ceux-ci. De tels droits peuvent par conséquent posséder des attributs à la fois collectifs et individuels. Il est possible que des membres de la collectivité possèdent à titre individuel un intérêt acquis dans la protection de ces droits. Comme certains intervenants l’ont fait valoir, il se peut fort bien que, lorsque les circonstances s’y prêtent, des membres d’une collectivité puissent être en mesure d’invoquer à titre individuel certains droits ancestraux ou issus de traités.

[314]  Le Traité n° 6 prévoit le versement de paiements annuels à toutes les générations futures des membres de la collectivité. Il ne pouvait s’agir d’une promesse faite aux enfants à naître. Ces derniers n’existent pas, du moins dans le sens matériel. C’est une promesse faite à la collectivité, formée de l’ensemble de ses membres, collectivement, telle qu’elle est composée, peu importe le moment.

[315]  Le droit au paiement prend fin quand le nom d’un membre est retiré de la liste de bande. Bien qu’une personne dont le nom ne figure plus sur la liste de bande puisse être un membre de facto de la communauté, elle n’est plus reconnue par le gouvernement comme un membre de la bande constituée en vertu de l’Acte relatif aux Sauvages de 1880. Dans le cadre du système d’administration et de gouvernance imposé aux peuples autochtones par l’Acte relatif aux Sauvages de 1880, le droit individuel au paiement annuel est ainsi perdu, puisque ce droit n’est pas conféré à la personne, mais à la collectivité telle qu’elle est composée à ce moment-là.

[316]  Le paiement annuel permet à la collectivité de subvenir à ses besoins puisqu’une somme d’argent, aussi maigre soit-elle, est versée à chaque membre. C’est là l’objectif du paiement annuel prévu par le Traité n° 6, lequel est une contrepartie partielle de la cession d’un droit collectif sur les terres. Le défaut de verser la somme prévue à une personne qui y avait droit constitue une perte pour la collectivité.

4.  Conclusion : une perte collective

[317]  [317]  La revendicatrice, une bande au sens de l’Acte relatif aux Sauvages de 1880 et une Première Nation au sens de la LTRP, est l’incarnation actuelle de la collectivité qui a subi une perte entre 1885 et 1889. Cette perte est donc une perte au sens du paragraphe 14(1) de la LTRP.

VIII.  politique de la direction générale des revendications particulières et ltrp

A.  Position de la Couronne

[318]  L’intimée affirme que le ministre, suivant les conseils de la DGRP, n’accepte pas les revendications fondées sur le défaut de payer les « annuités » prévues par traité. Le ministre applique ainsi, dit-elle, une politique de la DGRP selon laquelle il ne faut pas tenir compte de ces revendications. Elle soutient que l’admissibilité des revendications au titre de la LTRP doit « concorder » avec la politique de la DGRP.

[319]  Comme le Tribunal est l’instance que les Premières Nations peuvent saisir des revendications qui n’ont pas été acceptées pour négociation, il est logique que les motifs de revendication prévus par la politique, intitulée Dossier en souffrance (Canada, ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, Dossier en souffranceUne politique des revendications des Autochtones (Ottawa : Approvisionnement et services Canada, 1982)), soient les mêmes que ceux prévus par la LTRP.

1.  Le témoignage d’Audrey Stewart

[320]  L’intimée se fonde sur l’affidavit d’Audrey Stewart. Cette dernière a été la directrice générale de la DGRP de 2001 à 2007. Cet élément de preuve est présenté à l’appui de la contestation de la compétence du Tribunal au motif que les paiements prévus par traité sont un droit dont disposent seulement les membres de la bande et ne sont pas, quoi qu’il en soit, un bien matériel au sens de la LTRP.

[321]  Stewart a témoigné.

[322]  Selon elle, la LTRP [Traduction] « […] confirme l’importance d’assurer une bonne concordance entre le type de revendications acceptées à titre de revendication particulière et les mécanismes permettant de les traiter. La LTRP continue de tenir compte des exigences opérationnelles selon lesquelles les revendications particulières doivent être “claires, calculables et collectives” ».

[323]  Voici l’explication de la clarté :

[Traduction] La revendication doit être suffisamment claire; c’est-à-dire qu’elle repose sur une obligation issue d’un traité dont on ne s’est pas acquitté, qui est facile à déterminer et qui ne requiert pas une interprétation poussée du traité pour parvenir à un règlement.

[324]  Voici l’explication de la calculabilité :

[Traduction La revendication doit être calculable en ce sens que le manquement à l’obligation peut être quantifié et l’indemnité calculée, d’après les données disponibles par l’entremise du programme, de manière à conclure un règlement définitif.

[325]  Voici l’explication de la collectivité :

[Traduction] La revendication doit être collective en ce sens qu’elle est déposée par une Première Nation, qu’elle représente les dommages subis par cette Première Nation et qu’elle peut faire l’objet d’une renonciation de la part de cette Première Nation.

[326]  Selon Stewart, les revendications fondées sur des annuités [Traduction] « [...] ne respectent pas l’exigence de collectivité prévue par la politique Dossier en souffrance ». Selon elle, ces revendications ne représentent pas une perte ou des dommages « subis » par la « bande ». De plus, [Traduction] « [l]’indice de clarté provenait de Dossier en souffrance et, plus particulièrement, de l’interdiction de renégocier les traités ».

[327]  Enfin, [Traduction] « [...] l’exigence de calculabilité découlait du fait que les seuls redressements que pouvaient offrir la Direction générale des revendications particulières étaient le paiement d’une somme forfaitaire ou, dans certains cas, l’attribution d’une terre de réserve. Il fallait donc pouvoir quantifier la revendication et exprimer cette valeur en argent ou en terre ».

[328]  Stewart a affirmé que la communauté de la revendicatrice n’était pas au courant de ces [Traduction] « exigences opérationnelles » (« Politique interne »), mais elle s’est rappelée avoir dit au cours des réunions auxquelles elle a assisté qu’elle ne croyait pas que les revendications fondées sur des annuités étaient prévues par la politique Dossier en souffrance. Les dates des réunions et le nom des personnes présentes ne sont pas mentionnés dans les éléments déposés en preuve.

2.  Les « exigences » : clarté, calculabilité et collectivité

[329]  L’intimée ne se fonde pas sur le témoignage de Stewart pour définir l’intention du législateur lorsqu’elle interprète le terme « éléments d’actif » qui figure à l’alinéa 14(1)a). L’intimée soutient que les dispositions de la LTRP doivent être interprétées comme étant compatibles avec l’application de la politique. Elle estime donc que, puisque la politique ne permet pas d’accepter une revendication fondée sur le défaut de payer des « annuités », la LTRP ne le permet pas non plus.

[330]  La revendicatrice s’oppose à l’introduction de cet élément de preuve au motif qu’il n’est pas pertinent. Elle affirme que c’est la LTRP qui établit la compétence du Tribunal, non pas une politique interne non publiée selon laquelle les revendications doivent être examinées afin de vérifier si elles sont « claires, calculables et collectives ».

[331]  Je maintiendrais l’objection de la revendicatrice. Ces « exigences » ne sont énoncées ni dans la version originale de la politique Dossier en souffrance, ni dans sa version actuelle. Une norme interne non publiée selon laquelle une revendication fondée sur des motifs valables doit être évaluée en fonction d’« exigences opérationnelles » n’est pas pertinente aux fins de l’interprétation des termes de la LTRP.

[332]  Je vais néanmoins me pencher, eu égard au témoignage de Stewart, sur la prémisse qu’une conclusion selon laquelle le Tribunal a compétence créerait une incohérence entre les motifs justifiant une revendication particulière présentée en vertu de la politique actuelle, Dossier en souffrance, tel qu’elle a été révisée et publiée en 2009 (la « Politique de 2009 ») et les motifs prévus par la LTRP. Je veux ainsi déterminer si la thèse de l’intimée, selon laquelle le Tribunal n’a pas compétence à l’égard de la revendication, peut être conciliée, compte tenu des circonstances dans lesquelles la LTRP a vu le jour, avec celle que l’intimée a fait valoir relativement à l’interprétation des lois et au précepte fondamental de l’honneur de la Couronne dans les affaires touchant les intérêts des Autochtones.

B.  Aperçu de la politique

1.  Politique en vigueur à la date à laquelle la revendication a été déposée auprès du ministre

[333]  Dans son affidavit, Stewart affirme essentiellement que les revendications fondées sur des annuités n’ont jamais relevé des motifs prévus par la politique Dossier en souffrance. L’intimée se fonde sur cette affirmation pour soutenir que la LTRP n’avait pas pour objet de conférer au Tribunal la compétence sur les revendications fondées sur des « annuités ».

[334]  La revendicatrice a déposé sa revendication auprès de la DGRP le 6 décembre 2001. La politique alors en vigueur, Dossier en souffrance, renvoyait de manière précise aux annuités prévues par traité (le versement de rentes). Dans l’introduction de la politique, il était expressément fait mention des annuités sur lesquelles portaient les « clauses communes » que présentaient plusieurs traités de l’Ouest et qui étaient offertes en contrepartie de la cession des terres des Indiens.

[335]  Le renvoi aux annuités dans l’introduction révèle que les revendications fondées sur le défaut de payer étaient considérées comme des promesses faites par traité qui donnent naissance à une obligation légale. Sous la rubrique « Histoire récente » de la politique Dossier en souffrance, il est indiqué ceci : « En 1969, il [le gouvernement du Canada] déclara publiquement que ses obligations légales envers les Indiens, y compris le respect des engagements contractés par traité, devaient être reconnues ».

[336]  Si la politique ne comportait aucun renvoi précis aux annuités prévues par traité, elle établissait tout de même que le défaut de payer les annuités équivaut à un non-respect du traité. Aux termes de la politique, il fallait reconnaître les revendications « […] qui révèleront le non-respect d’une “obligation légale”[…] » notamment dans le cas du « non-respect d’un traité ou d’un accord entre les Indiens et la Couronne ». Le Traité n° 6 a été conclu entre les Indiens et la Couronne. Le versement par la Couronne des annuités constitue une obligation légale. La revendicatrice est une bande indienne, et elle peut à ce titre, suivant la politique, agir comme revendicatrice.

[337]  La DGRP a avisé la revendicatrice qu’elle examinait la revendication dans une lettre datée du 4 juillet 2005. En juin 2008, la revendicatrice a été informée que la revendication ne relevait pas de la politique Dossier en souffrance. Manifestement, la Politique interne expliquée par Stewart a été élaborée un certain temps après juillet 2005. Si elle avait été en vigueur avant, la revendication aurait probablement déjà été rejetée.

[338]  Le 17 décembre 2008, la revendicatrice a été avisée que le ministre n’avait pas accepté la revendication aux fins de négociation.

2.  Origine de la LTRP

[339]  Le projet de loi présentant la LTRP a été déposé en première lecture en juin 2008. Puis, il est entré en vigueur en octobre. Le motif que la loi prévoit à l’égard des revendications fondées sur l’inexécution des obligations issues de traités est « l’inexécution d’une obligation légale de Sa Majesté liée à la fourniture d’une terre ou de tout autre élément d’actif en vertu d’un traité […] » (alinéa 14(1)a)).

[340]  La LTRP est le fruit d’une recommandation faite par le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones en décembre 2006, des engagements pris dans l’initiative du gouvernement intitulée La justice, enfin, et d’un « accord politique » conclu entre le ministre d’AADNC et l’Assemblée des Premières Nations (APN) en novembre 2007. Cet accord politique confirmait le rôle de l’APN dans l’élaboration de la nouvelle version de la politique et de la LTRP.

[341]  Dans le document intitulé La justice, enfin, il est notamment indiqué ce qui suit dans le message du ministre :

Puisque nous reconnaissons qu’un simple raccommodage du processus n’est pas suffisant, nous proposons des réformes importantes qui modifieront fondamentalement la façon dont sont traitées les revendications particulières. Notre démarche s’appuie sur les leçons apprises au cours de nombreuses années d’études et de consultations et elle répond à d’importantes préoccupations exprimées par les Premières Nations. Le Plan d’action relatif aux revendications particulières assurera impartialité et équité, une plus grande transparence, un traitement plus rapide et un meilleur accès à la médiation. Il s’agit d’une première étape essentielle pour faire entrer le programme des revendications particulières dans le XXIe siècle et pour régler une fois pour toutes le problème existant de l’accumulation des revendications.

L’objet du présent document est d’établir le contexte historique des revendications particulières et de mettre en évidence les modifications essentielles présentées afin d’améliorer le processus. Il décrit notre plan visant à créer un tribunal indépendant sur les revendications et souligne les éléments essentiels du projet de loi que nous avons l’intention de présenter à l’automne 2007 après consultation des Premières Nations pendant l’été.

L’honorable Jim Prentice, c.p. c.r., député

[342]  Sous la rubrique « Le fondement de la politique sur les revendications particulières » :

Une « revendication particulière » est une revendication formulée par une Première nation à l’encontre du gouvernement fédéral relativement au non-respect d’un traité historique ou à la mauvaise gestion de terres ou d’autres biens lui appartenant. Seules les revendications formulées par les Premières nations sont visées par cette politique. Le gouvernement reconnaît qu’il y a une revendication particulière quand une Première nation établit que la Couronne a une obligation légale pour l’une ou l’autre des raisons suivantes :

  défaut de faire respecter un traité ou une autre entente entre les Premières Nations et le gouvernement du Canada;

  violation de la Loi sur les Indiens ou d’une autre responsabilité législative;

  mauvaise gestion des fonds ou d’autres biens des Premières nations;

  vente ou cession illégale d’une terre des Premières nations. [Je souligne.]

[343]  Cela confirme que les Premières Nations peuvent déposer une revendication fondée le défaut de faire respecter un traité. Rien n’indique que les revendications fondées sur les annuités devraient être exclues.

[344]  Monsieur Schwartz était le conseiller principal de l’APN lors de l’élaboration des lois et politiques nécessaires à la mise en œuvre des engagements pris par le ministre au nom du gouvernement dans La justice, enfin.

[345]  Lors de son témoignage, Schwartz a déclaré que rien dans la politique révisée sur les revendications particulières ne permettait de croire que les revendications fondées sur le défaut de faire respecter un traité seraient limitées en fonction de la nature légale de l’élément d’actif promis. Malgré les changements apportés au libellé des revendications admissibles, la définition d’« élément d’actif » comme « bien matériel » ne devait pas avoir pour effet d’exclure les revendications relatives aux annuités.

[346]  Voici des extraits tirés de son rapport :

[Traduction]

En décembre 2006, un comité sénatorial a publié un rapport intitulé Négociations ou affrontements : le Canada a un choix à faire. Ce rapport préconisait l’adoption d’un nouveau système de règlement des revendications, comprenant un accès à un tribunal indépendant, et faisant état des impératifs « moraux », « économiques », « historiques » et « légaux » dont il fallait tenir compte pour y arriver. En 2007, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien louangeait les avantages d’une réforme en des termes semblables à ceux utilisés dans le rapport sénatorial et a publié l’initiative La justice, enfin — son plan d’action visant à réformer le régime de règlement des revendications particulières. On y recommandait d’améliorer le traitement des revendications au sein du système fédéral et de créer un tribunal indépendant. Rien n’indique qu’on ait eu l’intention de resserrer les catégories en vertu desquelles les revendications peuvent être déposées. La définition de « revendication particulière » proposée est formulée de façon générale, comme dans Dossier en souffrance.

« Le fondement de la politique sur les revendications particulières

Une “revendication particulière” est une revendication formulée par une Première nation à l’encontre du gouvernement fédéral relativement au non-respect d’un traité historique ou à la mauvaise gestion de terres ou d’autres biens lui appartenant. Seules les revendications formulées par les Premières nations sont visées par cette politique. Le gouvernement reconnaît qu’il y a une revendication particulière quand une Première nation établit que la Couronne a une obligation légale pour l’une ou l’autre des raisons suivantes :

défaut de faire respecter un traité ou une autre entente entre les Premières nations et le gouvernement du Canada;

• violation de la Loi sur les Indiens ou d’une autre responsabilité législative;

• mauvaise gestion des fonds ou d’autres biens des Premières nations;

• vente ou cession illégale d’une terre des Premières nations. »

On y retrouve l’idée que seule une Première Nation peut déposer une revendication, une idée qui avait déjà été évoquée dans Dossier en souffrance. Cependant, La justice, enfin ne lance aucune discussion sur la question de savoir si certaines atteintes aux droits issus de traités devraient être considérées comme des violations de droits individuels plutôt que de droits collectifs. Au lieu de proposer une approche restrictive, La justice, enfin vise à « prendre des mesures pour régler un dossier non résolu » et indique que « [m]ême si ces modifications importantes amélioreront le processus des revendications particulières de façon spectaculaire, les principes fondamentaux de la politique sur les revendications particulières resteront inchangés ».

Le Canada a repris les discussions avec l’APN dans le but d’élaborer une loi visant à établir un nouveau tribunal indépendant. L’APN devait accepter les « piliers » établis par La justice, enfin, comme l’imposition d’un plafond (150 millions de dollars) aux revendications admissibles devant le Tribunal et l’abandon de l’idée de créer une commission (tel que proposé par le rapport du groupe de travail de 1998) chargée de superviser la « première étape » du régime, le processus préalable à l’audience devant le Tribunal pendant lequel le Canada évalue les revendications et, dans certains cas, en négocie le règlement. En dépit de ces restrictions, le Canada et l’APN ont travaillé en étroite collaboration pour régler les détails de la nouvelle loi. De fait, le préambule de la LTRP énonce ce qui suit :

« L’Assemblée des Premières Nations et le gouvernement du Canada ont travaillé conjointement à une proposition législative de celui-ci qui a mené à l’élaboration de la présente loi ».

[347]  Et, en conclusion :

[Traduction] L’examen historique de l’élaboration de la LTRP, dans le contexte des politiques, des décisions judiciaires et des lois qui l’ont précédée, ne permet pas d’établir que le Canada, ou son partenaire principal dans l’élaboration de la loi, l’APN, s’est intéressé expressément à la question de savoir s’il existe une catégorie de manquements aux traités relatifs aux annuités qui ne peuvent pas faire l’objet de revendications. L’idée qu’une bande puisse déposer une revendication en vue d’être indemnisée de ses pertes n’est pas un concept nouveau à la LTRP. Elle a été tirée, sur le plan linguistique, de la LRRP qui, à son tour, correspond, sur le plan des idées, au rapport du groupe de travail de 1998. L’auteur du présent rapport n’a rien trouvé qui laisse penser que le libellé de la LTRP reflète une réelle intention d’exclure certaines revendications relatives aux annuités. Comme il a été mentionné précédemment, le rapport du groupe de travail de 1998 indique que les participants de l’APN s’opposaient généralement au resserrement de la catégorie des revendications fondées sur un manquement aux obligations légales.

3.  Modifications apportées à la politique Dossier en souffrance

[348]  En 2009, après que la LTRP soit entrée en vigueur, la politique Dossier en souffrance a été révisée (la « Politique de 2009 »). L’introduction est libellée comme suit :

En 1982, le gouvernement fédéral a publié le document intitulé Dossier en souffrance : Une politique des revendications des Autochtones, qui présente la politique sur les revendications particulières et les lignes directrices pour l’évaluation des revendications et la négociation. D’importantes modifications ont été apportées à la politique sur les revendications particulières au début des années 1990.

Le 12 juin 2007, le premier ministre a annoncé La justice, enfin : Plan d’action relatif aux revendications particulières, qui proposait des mesures pour accélérer le règlement des revendications particulières afin d’assurer un traitement équitable aux Premières nations requérantes et d’offrir des certitudes au gouvernement, à l’industrie et à toute la population canadienne. Le Plan d’action vise à assurer l’impartialité et l’équité du processus de règlement, une transparence accrue, l’accélération du traitement des revendications et un meilleur accès à la médiation.

Un élément important du Plan d’action est la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, qui est entrée en vigueur le 16 octobre 2008. En vertu de cette loi, les Premières nations peuvent choisir de soumettre à ce tribunal indépendant leurs revendications qui ont été rejetées aux fins de négociation ou qui n’ont pas été réglées par voie de négociations à l’issue d’une période donnée.

Les principes fondamentaux de la politique sur les revendications particulières exposés dans Dossier en souffrance : Une politique des revendications des Autochtones n’ont pas changé. Voici ces principes : il faut la confirmation qu’une obligation légale n’est pas réglée, les revendications valides seront indemnisées conformément aux principes juridiques applicables et toute entente constitue un règlement final du grief. Le présent document a pour objet de mettre à jour un énoncé de politique et d’établir un guide sur le processus de règlement qui tienne compte des éléments susmentionnés et qui assure l’uniformité du langage entre la politique sur les revendications particulières et la Loi. [Je souligne.]

[349]  Les motifs :

Revendications admissibles

Une Première nation peut déposer une revendication fondée sur l’un ou l’autre des motifs suivants en vue d’être indemnisée des pertes en résultant :

a) l’inexécution d’une obligation légale de Sa Majesté liée à la fourniture d’une terre ou de tout autre élément d’actif en vertu d’un traité ou de tout autre accord conclu entre la Première nation et Sa Majesté*;

*Ce terme est défini dans le glossaire.

[350]  La politique révisée et la LTRP sont le fruit des promesses solennelles faites dans La justice, enfin.

[351]  Les motifs énumérés dans les politiques antérieure et actuelle reconnaissent les revendications fondées sur les traités. Autrefois, il était question du « non-respect d’une disposition d’un traité » alors que maintenant, on parle de « l’inexécution d’une obligation légale de Sa Majesté liée à la fourniture d’une terre ou de tout autre élément d’actif en vertu d’un traité […] ». Dans les deux cas, l’obligation légale tire sa source d’un traité, soit le Traité n° 6 en l’espèce.

[352]  Conscient des changements apparemment anodins apportés à la définition de « revendications admissibles », Schwartz affirme que la définition d’« élément d’actif » en tant que « bien matériel » ne devait pas avoir pour effet d’exclure les revendications relatives aux annuités. Ce qui est logique puisque l’initiative La justice, enfin ne donne pas le moindre indice d’une intention de rendre la politique relative aux revendications particulières plus restrictive. La promesse était que les lacunes du système de règlement seraient corrigées et qu’un adjudicateur indépendant serait nommé.

[353]  Les éléments clés de l’introduction de la Politique de 2009 sont examinés ci-après.

a)  Modifications importantes apportées à la politique au début des années 1990

[354]  Il n’existe aucune preuve que les changements apportés à la politique Dossier en souffrance dans les années 1990, ou à tout moment jusqu’à la révision de 2009, ont eu pour effet de modifier la politique de telle sorte qu’elle exclurait les revendications relatives aux annuités prévues par traité. Rien dans La justice, enfin ne laisse croire qu’une telle modification faisait l’objet d’un examen.

b)  L’objectif du Plan d’action

[355]  Comme il est énoncé : « Le Plan d’action vise à assurer l’impartialité et l’équité du processus de règlement, une transparence accrue, l’accélération du traitement des revendications et un meilleur accès à la médiation. » [Je souligne]. Cela est conforme aux promesses faites dans La justice, enfin.

[356]  La promesse d’une transparence accrue écarte l’idée que la Politique interne fait partie de la Politique de 2009.

c)  Une incohérence

[357]  Contrairement à ce qui est indiqué dans l’introduction, il y a une incohérence entre le libellé de la Politique de 2009 et celui de la LTRP.

[358]  Les revendications relatives à un « […] élément d’actif en vertu d’un traité […] » sont visées tant par la Politique de 2009 que par la LTRP. Cependant, l’expression « élément d’actif » est définie dans la LTRP (article 2, « élément d’actif » s’entend de tout « bien matériel »), mais pas dans la Politique de 2009.

[359]  L’intimée se fonde sur la définition d’« élément d’actif » de la LTRP dans son argumentation sur la compétence et l’interprétation des lois.

d)  Une modification fondamentale

[360]  L’introduction de la Politique de 2009 énonce que : « Les principes fondamentaux de la politique sur les revendications particulières exposées dans Dossier en souffrance : Une politique des revendications des Autochtones n’ont pas changé. »

[361]  La thèse de l’intimée selon laquelle la Politique de 2009, et par conséquent la LTRP, ne vise pas les revendications fondées sur des annuités, si elle était fondée en droit, contredirait cette affirmation. On ne peut à juste titre considérer que la politique Dossier en souffrance exclut les revendications fondées sur des annuités.

[362]  Comme il a été expliqué précédemment, les revendications fondées sur des annuités accordées par traité pouvaient être déposées en vertu de la politique Dossier en souffrance, qui était en vigueur au moment où la revendication a été présentée au ministre en 2001. À moins que la Politique interne non publiée de la DGRP puisse être considérée comme faisant partie intégrante de Dossier en souffrance, le retrait de cette possibilité constituerait une modification à tout le moins importante, voire fondamentale.

4.  Politique interne et témoignage de Schwartz

[363]  Stewart a affirmé que la DGRP s’attendait à ce que les revendications particulières soient claires, calculables et collectives, comme en témoigne l’extrait suivant :

[Traduction] [...] pour qu’une revendication fondée sur un traité soit admissible en vertu de la politique de 1982, la politique Dossier en souffrance, on s’attend à ce qu’elle soit claire, calculable et collective. [Je souligne.]

[364]  Stewart a déclaré lors de son témoignage que ces trois éléments de [Traduction] « l’exigence opérationnelle » de la DGRP n’avaient pas été rendus publics.

[365]  La revendicatrice a déposé un rapport supplémentaire rédigé par Schwartz, lequel porte sur cette « attente » de clarté, de calculabilité et de collectivité.

[366]  Voici des remarques formulées par Schwartz :

[Traduction] Il se pourrait que différentes attentes se forment selon le point de vue. La perspective des représentants du gouvernement fédéral en ce qui concerne les revendications qu’ils croyaient devoir ou pouvoir régler dans le cadre du régime qui les régissait était peut-être différente de ce à quoi les Premières Nations ou le public pouvaient s’attendre. En tant que lecteur, j’ignore sur quel point de vue Stewart se fonde dans son affidavit pour qualifier les « attentes ».

[367]  À propos de la « clarté » :

[Traduction] Le mot « clair » n’apparaît dans aucun des critères d’admissibilité des revendications particulières, actuels ou proposés, qui figurent dans l’un ou l’autre des documents examinés dans le cadre de mon rapport original — Dossier en souffrance, le rapport du groupe de travail de 1998, la Loi sur le règlement des revendications particulières, La justice, enfin, la Loi sur le Tribunal des revendications particulières et la Politique sur les revendications particulières et Guide sur le processus de règlement. À titre d’universitaire et de spécialiste dans le domaine, autant que je m’en souvienne, je n’ai jamais entendu, ou lu, le mot « clair » (ni les deux autres critères proposés, « calculable » et « collectif ») comme une condition d’admissibilité.

[368]  À propos de la « calculabilité » :

[Traduction] Le mot « calculable », à ma connaissance, n’apparaît pas non plus dans l’un ou l’autre des documents d’ordre politique ou législatif mentionnés dans mon rapport original.

[369]  À propos de la « collectivité » :

[Traduction] Le mot « collectif », à ma connaissance, n’apparaît dans aucune condition d’admissibilité figurant dans l’une ou l’autre des lois, politiques ou propositions législatives ou politiques examinées dans mon rapport original, y compris les lois et politiques fédérales actuellement en vigueur.

Comme il était indiqué dans mon rapport original, toutes ces lois, politiques et propositions des temps modernes :

  exigeaient, en fait, expressément que les revendications, y compris celles qui sont fondées sur un manquement à un traité, soient déposées par un groupe, et non par un individu;

  ne précisaient pas si certains droits issus de traités sont exclus parce qu’ils sont censés être de nature individuelle plutôt que de nature « collective »;

  n’abordaient pas expressément la question des annuités.

C.  Rôle de la Politique interne de la Couronne

1.  Facteurs à l’origine de l’élaboration de la Politique interne

[370]  La présente revendication a été rejetée par le ministre en décembre 2008, et ce, apparemment pour des motifs d’ordre politique qui n’ont pas été divulgués. On sait maintenant, en raison de la présente instance introduite en vertu de la LTRP, que la politique en question était la Politique interne de la DGRP. Cette politique n’a été divulguée qu’en 2014, quand elle a été produite en preuve en l’espèce.

[371]  La Politique interne semble avoir été rédigée par suite de la présentation de la revendication au ministre en 2001, soit dans l’intervalle qui s’est écoulé entre le moment où la revendication a été présentée et juin 2008, alors que la revendicatrice a appris que la revendication ne relevait pas de Dossier en souffrance. La revendication a été officiellement rejetée après que la LTRP soit entrée en vigueur en octobre 2008. Le terme « élément d’actif » était alors défini comme un « bien matériel » dans la LTRP, mais pas dans la Politique de 2009.

[372]  Au moment où elle a été déposée en 2001, la revendication était visée par l’un des motifs énumérés dans Dossier en souffrance, qui renvoyait aux annuités, et qui y a renvoyé au moins jusqu’à l’introduction de la Politique de 2009. Stewart a affirmé que la DGRP savait que le dépôt d’autres revendications fondées sur les mêmes motifs était à prévoir. D’ailleurs, les éléments de preuve produits en l’espèce révèlent que plusieurs revendications semblables pourraient être présentées. Sachant que de nombreuses revendications risquaient d’être présentées en raison de la retenue des annuités à la suite de la Rébellion, la DGRP a établi la Politique interne, laquelle visait à éviter les problèmes d’interprétation des traités.

[373]  Rien ne permet de conclure à l’existence d’un lien entre la Politique interne, qui n’avait pas été divulguée jusqu’à ce qu’il en soit question dans le cadre de la présente instance, la Politique de 2009 et la LTRP. L’intimée se fonde toutefois sur la Politique interne pour étayer sa thèse selon laquelle le Tribunal n’a pas compétence pour entendre la revendication.

[374]  Les « exigences » de clarté, de calculabilité et de collectivité ne sont pas énoncées dans la politique antérieure pas plus que dans la politique actuelle. Ni la revendicatrice ni les autres Premières Nations n’ont été avisées de l’existence de ces prétendues conditions. Dans les circonstances, ces « exigences » ne sont pas du tout des exigences. Ce ne sont que des lignes directrices internes régissant l’évaluation des revendications soumises à l’examen du ministre.

[375]  La Politique interne n’était ni transparente ni juste. Elle n’était pas compatible avec la promesse faite dans Dossier en souffrance et elle n’avait pas été publiée. Elle est à l’origine du rejet de la revendication. Elle est invoquée par l’intimée pour aider à l’interprétation de la LTRP, mais elle n’est aucunement pertinente en l’espèce.

2.  Interprétation de la LTRP et du Traité

[376]  Stewart a affirmé lors de son témoignage que, dans son application de la politique Dossier en souffrance, en vigueur jusqu’en 2009, la DGRP interprétait l’interdiction expresse de renégocier comme si elle faisait obstacle aux revendications nécessitant une interprétation exhaustive du traité. Cette pratique, a-t-elle ajouté, est étayée par le rapport rédigé en 1990 par le Comité permanent de la Chambre des communes, Questions en suspens, lequel — toujours selon l’intimée — reconnaît que la Politique sur les revendications particulières ne permet pas de régler convenablement les questions importantes relatives à l’interprétation des traités :

La politique adoptée à l’égard des revendications particulières englobe les revendications fondées sur des obligations non éteintes qui découlent des traités, mais nombreux sont ceux qui la considèrent de portée trop étroite, compte tenu des droits politiques et juridiques que revendiquent les populations visées par les traités. De nombreux litiges concernant les droits issus de traités découlent de problèmes d’interprétation que cette politique ne saurait régler convenablement. [Je souligne.]

[377]  Il n’existe cependant aucune preuve que la politique en vigueur en 1990, ou à tout autre moment ultérieur, ait resserré les motifs pour lesquels une revendication pouvait être présentée de manière à exclure les revendications découlant de problèmes d’interprétation des traités, en raison du rapport du Comité permanent. Cela n’est pas surprenant puisque les revendicatrices doivent fonder leurs revendications sur un manquement à une obligation légale. L’interprétation des dispositions du traité est inévitable.

[378]  Vu les exigences de clarté, de calculabilité et de collectivité, la DGRP n’a pas eu besoin de faire face à des questions d’interprétation très semblables à celles que doit examiner le Tribunal en vertu de la LTRP. C’était d’ailleurs l’objectif, comme l’a expliqué Stewart.

[379]  La conclusion logique de la thèse de l’intimée, si cette thèse est juste, serait que le Tribunal n’a pas compétence sur les revendications nécessitant une interprétation du traité.

[380]  Il faut rejeter l’idée selon laquelle la LTRP a été rédigée de manière à « concorder » avec une mesure administrative mise en œuvre pour simplifier la tâche de la DGRP et que cela n’a aucune incidence sur la compétence qu’a le Tribunal pour examiner les revendications nécessitant une analyse de la nature légale des obligations issues de traités.

[381]  Rien n’indique que les représentants de la Couronne ont présenté la Politique interne lors des discussions qu’ils ont eues avec l’APN à propos de la Politique de 2009 ou de la LTRP. La preuve démontre plutôt le contraire.

3.  Honneur de la Couronne

[382]  Il est reconnu que le principe de l’honneur de la Couronne s’applique aux lois touchant les intérêts des Autochtones lorsque les droits visés au paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle ne sont pas en cause. Au paragraphe 45 de l’arrêt Conseil de bande des Abénakis d’Odanak c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2008 CAF 126, 295 DLR (4th) 339, la cour a conclu ce qui suit :

L’honneur de la Couronne exige qu’elle veille au fonctionnement de la Loi sur les Indiens. L’honneur de la Couronne, écrivait la juge en chef McLachlin dans l’affaire Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, para. 16-19, est toujours en jeu lorsque la Couronne transige avec les peuples autochtones (para. 16). La juge en chef ajoutait que ce principe fondamental (para. 16) imprégnait également les processus de négociations et d’interprétation des traités (para. 19). J’estime pour ma part que ce principe fondamental s’étend à l’application effective de l’article 10 de la Loi que le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien annonçait en 1985 être le début d’un processus visant la pleine autonomie politique des Indiens. [Je souligne.]

[383]  Les dispositions législatives en cause en l’espèce ne touchent pas directement les droits issus de traités. Elles ont toutefois une incidence sur le fait qu’un tribunal établi par voie législative puisse statuer sur des revendications fondées sur des atteintes antérieures à des droits issus de traités. Le Tribunal a notamment pour mandat de contribuer au rapprochement entre Sa Majesté et les Premières Nations, comme il est indiqué dans le préambule de la LTRP.

[384]  Il a été conclu, au paragraphe 41 de l’arrêt R c Badger, [1996] 1 RCS 771, 133 DLR (4th) 324, que l’honneur de la Couronne est en jeu dans l’interprétation des termes employés dans une loi :

Les traités et les dispositions législatives qui ont une incidence sur les droits ancestraux ou issus de traités doivent être interprétés de manière à préserver l’intégrité de la Couronne. Il faut toujours présumer que cette dernière entend respecter ses promesses. Aucune apparence de « manœuvres malhonnêtes » ne doit être tolérée.

[385]  La LTRP offre une autre option que le recours aux tribunaux pour régler les questions de non-respect, par la Couronne, des promesses figurant dans les traités. En l’espèce, la Couronne n’a pas, à première vue, respecté sa promesse. La question de fond consiste à déterminer s’il existe dans les circonstances une obligation légale qui, selon l’intimée, justifie le non-respect de cette promesse.

[386]  L’intimée soutient que la LTRP ne confère pas au Tribunal compétence sur les revendications relatives aux annuités parce que le terme « élément d’actif » est défini comme un « bien matériel ». Si cela est vrai, la LTRP ne prévoit aucun recours lorsque, comme en l’espèce, une revendication est rejetée bien qu’elle relève manifestement des motifs prévus dans Dossier en souffrance, la première version de la Politique de 2009.

[387]  L’intimée se fonde sur une autre modification qui a été apportée au libellé des revendications admissibles lorsque la politique Dossier en souffrance est devenue la Politique de 2009. Aux termes de Dossier en souffrance, une bande indienne pouvait déposer une revendication fondée sur « [l]e non-respect d’un traité ou d’un accord entre les Indiens et la Couronne ». Aux termes de la Politique de 2009, une bande peut déposer une revendication « fondée sur l’un ou l’autre des motifs suivants en vue d’être indemnisée [de ses] pertes […] l’inexécution d’une obligation légale de Sa Majesté liée à la fourniture d’une terre ou de tout autre élément d’actif en vertu d’un traité ou de tout autre accord conclu entre la Première nation et Sa Majesté ».

[388]  Selon l’intimée, l’expression « [de ses] pertes » empêche toute collectivité de déposer une revendication relative aux annuités prévues par traité puisque les annuités sont des droits individuels. Si elle a raison, il s’agirait d’une autre modification importante.

[389]  Dans l’initiative La justice, enfin, il était promis aux Premières Nations que des modifications seraient apportées afin d’améliorer le processus des revendications particulières et qu’un tribunal indépendant serait créé. L’intention n’était pas d’exclure de la version révisée de 2009, et par conséquent, de la LTRP les revendications visées par la politique Dossier en souffrance.

[390]  Ces interprétations, si elles étaient retenues, porteraient atteinte à l’honneur de la Couronne.

[391]  Si la preuve démontre que les représentants du gouvernement avaient l’intention d’incorporer la Politique interne et, par conséquent, d’exclure les revendications relatives aux annuités prévues par traité de la Politique de 2009 et de la LTRP, l’atteinte est plus grave. Cela pourrait vouloir dire que l’on aurait peaufiné le libellé de ces deux textes pour étayer l’argument voulant que les revendications relatives aux annuités prévues par traité ne soient pas des revendications admissibles. Si tel était l’objectif, l’honneur de la Couronne engagé par l’objectif de La justice, enfin obligeait celle-ci à divulguer la Politique interne. Il aurait été déloyal de ne pas la divulguer. Par conséquent, je refuse de tirer une telle conclusion.

[392]  Il ne suffit pas d’affirmer que l’APN et ses avocats étaient au courant des modifications apportées au libellé de la politique et des dispositions proposées dans le projet de loi qui est devenu la LTRP. Ils n’auraient pas pu deviner quel était l’objectif visé.

[393]  Mes conclusions au sujet de l’interprétation des termes « bien matériel » et « [de ses] pertes » ont pour effet accessoire de protéger l’honneur de la Couronne.

D.  Note aux avocats et au témoin de la Couronne

[394]  Enfin, quelques mots sur les personnes qui ont pris part à l’instance devant le Tribunal. Mon inquiétude quant à l’honneur de la Couronne n’a rien à voir avec le rôle joué par les avocats de la Couronne ou l’intégrité du témoin de la Couronne, Audrey Stewart.

[395]  Les avocats ont fait preuve de compétence et de respect envers les témoins et ont agi conformément aux normes éthiques de leur profession tout au long de l’instance. Stewart, une fonctionnaire dévouée, a exposé avec franchise les difficultés que rencontrent les représentants de la DGRP qui déploient des efforts sincères pour assurer le bon déroulement du processus lorsqu’ils sont saisis de questions complexes d’histoire et de droit.

IX.  retour sur les termes « ANNUITÉ » ET « BIEN MATÉRIEL »

A.  Contexte factuel

[396]  Le contexte factuel d’une loi constitue une considération pertinente dont il faut tenir compte lorsqu’on interprète l’un de ses termes ou expressions : ECG Canada Inc c MNR, [1987] 2 CF 415, cité dans l’ouvrage de Ruth Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes, 3e éd. (Toronto : Butterworths Canada, 1994), p. 4.

[397]  La preuve se rapportant à l’élaboration de la Politique de 2009 dans le cadre de La justice, enfin établit le contexte factuel de la LTRP.

[398]  Une simple lecture de la politique en vigueur au moment où la revendication a été présentée au ministre en 2001, Dossier en souffrance, permet de constater que les revendications relatives aux annuités fondées sur le non-respect d’un traité étaient admissibles. La Politique de 2009 n’écarte pas les revendications relatives aux annuités, mais celles-ci sont fondées sur un motif essentiellement semblable, soit l’inexécution d’une obligation légale de Sa Majestée liée à la fourniture d’un élément d’actif en vertu d’un traité. Dire le contraire irait à l’encontre de ce qui est indiqué dans la Politique de 2009, soit qu’aucune modification fondamentale n’a été apportée.

[399]  La LTRP est le fruit d’une collaboration entre le gouvernement fédéral et l’APN. Elle a été adoptée pour offrir un recours aux Premières Nations quand une revendication n’est pas acceptée par le ministre aux fins de négociation. Voilà le contexte factuel de l’adoption de la LTRP. La façon dont j’interprète le terme « élément d’actif », défini comme étant un « bien matériel », et dont j’applique en l’espèce l’expression « [de ses] pertes » assure la réalisation de l’objet de la loi.

B.  Autre recours

[400]  Le contexte factuel de la LTRP est également pertinent pour l’analyse de l’argument avancé par l’intimée voulant qu’il existe un autre recours judiciaire permettant de régler les revendications relatives aux annuités prévues par traité.

[401]  L’intimée soutient que le recours qu’il convient d’exercer lorsque la Couronne omet de verser les paiements prévus par traité est un recours collectif intenté au nom de tous ceux qui se sont vu refuser le paiement.

[402]  Il n’est pas nécessaire d’intenter un recours collectif quand, comme en l’espèce, il y a eu manquement à une obligation légale et qu’une loi établit le droit d’une entité définie, la Première Nation, d’exercer un recours.

[403]  Si le seul recours possible avait été le recours collectif, la revendication serait alors prescrite. Le recours aux tribunaux ne permet pas vraiment d’espérer qu’une réparation soit accordée quand la revendication est fondée sur les motifs invoqués en l’espèce.

[404]  Suivant la LTRP, le Tribunal offre une autre option que le recours aux tribunaux pour régler les revendications historiques des peuples autochtones. Il permet le règlement équitable des revendications, peu importe qu’elles soient prescrites ou non.

[405]  La LTRP interdit les moyens de défense fondés sur l’écoulement du temps. Cela vient confirmer l’intention du législateur de créer un tribunal chargé du règlement équitable des manquements aux traités lorsque le recours aux tribunaux est impossible.

[406]  Si, en raison des précisions apportées par la loi, le fait que la Couronne n’ait pas versé les paiements prévus par traité ne constitue pas une revendication admissible parce que le terme « élément d’actif » est défini comme un « bien matériel », la revendicatrice n’aurait encore là aucun recours possible. La LTRP énumère, au paragraphe 15(1), les types de revendications qui ne peuvent être présentées au Tribunal. Pour faire une analogie, ajouter une exclusion fondée sur la définition d’« élément d’actif » à l’alinéa 14(1)a) reviendrait à se présenter à une fête d’anniversaire avec un cadeau et à ensuite entrer en catimini pour le reprendre.

[407]  Ce n’était manifestement pas l’intention du législateur.

X.  La Bande a-t-elle omis de s’acquitter de ses obligations prévues par traité?

A.  Beardy et Okemasis ont-ils été déloyaux?

[408]  Rien ne prouve que la présence des forces rebelles dans la réserve de la bande Beardy’s et Okemasis à Duck Lake ait été autre chose qu’une simple coïncidence de lieu.

[409]  Les Métis étaient une force armée parmi le petit nombre d’Indiens dans la réserve, où il n’y avait qu’un petit groupe d’hommes physiquement aptes. Les Métis utilisaient toutes les méthodes de persuasion, y compris la force, pour obtenir le soutien des Indiens. La bande n’avait pas les moyens de protéger ses membres, ses animaux d’élevage et ses vivres.

[410]  Quelques jeunes hommes se sont joints aux rebelles. Certains l’ont probablement fait volontairement. Les chefs avaient avisé les représentants de cette possibilité, car les hommes étaient frustrés par le fait que les promesses contenues dans le Traité n’avaient pas été respectées telles qu’elles avaient été comprises par leurs dirigeants.

[411]  L’idée que les chefs et les membres se soient ralliés en masse n’est pas étayée par la preuve. Selon toute vraisemblance, ils ont rejoint les rangs des rebelles parce qu’ils craignaient pour leur propre sécurité et leur survie.

[412]  Les chefs Beardy et Okemasis ont donné des explications à Middleton avec l’aide d’un interprète. Elles étaient quelque peu décousues, du moins selon des observateurs indifférents, mais elles correspondent à la situation dans laquelle les chefs et leurs membres se sont retrouvés. Ces derniers étaient au centre d’un conflit, et n’avaient d’autre choix que de rester avec les rebelles. Dans leurs récits, ils font référence aux menaces proférées par les rebelles et à la peur. D’autres éléments de preuve expliquent les raisons de leur décision. Leur version des événements est, au vu de la preuve, bien étayée.

[413]  La preuve n’appuie pas la thèse de l’intimée selon laquelle cette communauté de Cris ou leurs dirigeants ont été déloyaux. La conclusion tirée par Evans, à savoir que le chef Beardy et la bande ont fait preuve de déloyauté, ne tient pas compte des circonstances dans lesquelles ils se sont retrouvés bien malgré eux. D’autres explications raisonnables peuvent jeter la lumière sur leurs actes.

B.  Conclusion

[414]  Les chefs Beardy et Okemasis n’ont pas été déloyaux. Les membres de la bande n’ont pas été déloyaux. Certains ont joint les rebelles dans les batailles. Rien n’indique que ces quelques hommes aient été de la même allégeance politique que Riel ou qu’ils étaient motivés par une idéologie. Leur participation était contraire à l’obligation de loyauté envers le Canada qui leur était imposée par le Traité n° 6, mais la collectivité ne méritait pas pour autant d’être qualifiée de déloyale.

C.  Beardy et Okemasis ont-ils omis d’exécuter certaines obligations issues du Traité?

[415]  En tant que collectivité, la bande était tenue d’observer le Traité :

Ils promettent et s’engagent que sous tous les rapports ils subiront et se conformeront à la loi, et qu’ils maintiendront la paix et la bonne harmonie entre eux, et aussi entre eux et les autres tribus d’indiens, ainsi qu’entre eux-mêmes et les autres sujets de Sa Majesté, qu’ils soient Indiens ou blancs, habitant maintenant ou devant habiter par la suite quelque partie de la dite étendue de pays cédée, et qu’ils ne molesteront pas la personne ou la propriété d’aucun habitant de telle étendue du dit pays cédé, ni la propriété de Sa Majesté la Reine, et qu’ils n’inquiéteront pas ni ne troubleront aucune personne passant ou voyageant dans la dite étendue de pays ou aucune partie d’icelle, et qu’ils aideront et assisteront les officiers de Sa Majesté à amener à justice et à châtiment tout Indien contrevenant aux dispositions de ce traité ou enfreignant les lois en force dans ce pays ainsi cédé.

[416]  L’intimée soutient que la bande n’a pas respecté son engagement de ne pas « molest[er] la personne ou la propriété d’aucun habitant de telle étendue du dit pays, ni la propriété de Sa Majesté la Reine […] ».

[417]  Il est établi que les membres de la bande ont participé au pillage des magasins dans lesquels les rebelles s’étaient introduits à Duck Lake et à Fort Carlton. Les rebelles s’étaient approprié le bétail de la bande et d’autres biens pour leur propre usage.

[418]  Comme Dewdney l’a ensuite fait observer, la majorité de ceux qui ont participé à la Rébellion ont été entraînés dans le conflit par [Traduction] « quelques Indiens mécontents » et quelques jeunes exaltés qui avaient « commencé à se livrer au pillage » et ont ainsi amené tous les autres « à s’associer aux rebelles […] dans le but de combler leurs besoins alimentaires et assurer leur sécurité contre les hommes blancs, ce que les lois de l’époque ne pouvaient pas leur garantir ».

[419]  La réserve de la bande se trouvait à Duck Lake, où les forces rebelles avaient établi leur campement. Lash a rapporté que les rebelles avaient tué les animaux d’élevage. Certains membres de la bande auraient pris quelques casseroles et chaudrons dans le magasin de Duck Lake, mais il est difficile de considérer cela comme un geste posé délibérément en contravention du Traité. Ils ont peut-être pris ces biens pour remplacer ceux qui avaient été pris par les rebelles. Si les membres de la bande ont bel et bien participé au « pillage » du magasin de Fort Carlton, ils l’ont fait pour pouvoir se nourrir alors que le gouvernement ne pouvait pas les aider.

[420]  Lash a affirmé que les bovins du gouvernement avaient été tués par les rebelles.

[421]  Les Indiens étaient tenus par le Traité d’aider les officiers de Sa Majesté à amener à justice et à châtiment tout Indien contrevenant aux dispositions du Traité ou enfreignant les lois en force dans le pays. Comme l’a dit Dewdney, les Indiens n’étaient pas protégés par la loi. On ne pouvait guère s’attendre à ce qu’ils appliquent la loi alors que le gouvernement n’était pas en mesure de l’appliquer. De plus, rien n’indique que la Couronne ait demandé aux chefs Beardy ou Okemasis, et il est peu probable qu’elle l’ait fait, d’« aid[er] et assist[er] les officiers de Sa Majesté à amener à justice et à châtiment tout Indien contrevenant aux dispositions de ce traité ou enfreignant les lois en force dans ce pays ainsi cédé » pour reprendre les termes du Traité.

[422]  Les membres de la bande faisaient face à une accusation de vol de chevaux. Si c’est là la seule accusation que le gouvernement a pu formuler, que devait faire la bande avec les Indiens qui enfreignaient les lois en force dans le pays?

XI.  les actes posés par la couronne étaient-ils légaux?

A.  Déni de droits issus de traités

[423]  La reconnaissance et la confirmation des droits ancestraux et issus de traités par la Constitution ne sont pas à l’origine du principe voulant que l’honneur de la Couronne soit engagé lorsqu’elle transige avec les peuples autochtones. Dans l’arrêt Manitoba Métis Federation Inc c Canada (PG), 2013 CSC 14, au par. 66, [2013] 1 RCS 623, la Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit :

L’obligation de la Couronne de se conduire honorablement tire son origine « de l’affirmation par la Couronne de sa souveraineté sur un peuple autochtone et [de] l’exercice de fait de son autorité sur des terres et ressources qui étaient jusque-là sous l’autorité de ce peuple » (Nation haïda, par. 32). En droit des Autochtones, le principe de l’honneur de la Couronne remonte à la Proclamation royale de 1763, qui renvoie aux « nations ou tribus sauvages qui sont en relation avec Nous et qui vivent sous Notre protection » : voir Beckman c. Première nation Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] 3 R.C.S. 103, par. 42. [Je souligne.]

[424]  Si une loi valide pouvait, avant l’entrée en vigueur de la Loi constitutionnelle de 1982, abroger les droits ancestraux, ce n’est pas le cas pour les droits issus de traités. Le professeur Leonard Rotman a donné les explications suivantes :

[Traduction] Comme les droits ancestraux sont inhérents et ne dépendent pas de la reconnaissance ou de la confirmation de la Couronne, celle-ci les a acceptés dans leur forme intégrale lorsqu’elle s’est trouvée en position d’autorité au Canada. Suivant la doctrine de la continuité, la Couronne était réputée, aux termes de ses propres lois, avoir expressément reconnu toutes les lois locales et les droits préexistants des peuples autochtones qu’elle n’avait pas explicitement annulés ou remplacés au moment de l’« acquisition » ou de l’affirmation de la souveraineté. Les principes qui sous-tendent la doctrine de la continuité auraient permis à la Couronne d’éliminer entièrement les droits préexistants des Autochtones par voie de mesures exécutives, comme l’adoption d’une loi ou la publication d’une proclamation royale. Les droits issus de traités sont toutefois bien différents puisqu’ils sont le fruit des négociations tenues entre les parties.

Comme les traités sont des instruments négociés que la Couronne s’est engagée à respecter, il ne conviendrait pas d’accepter que ces droits négociés puissent être unilatéralement modifiés par la Couronne. Comme le juge Gwynne l’a expliqué dans l’arrêt St. Catherine’s Milling and Lumber Co. c. The Queen :

[Traduction] Alors, il est à noter que Sa Majesté s’est solennellement engagée à respecter le présent traité, et que le gouvernement du Dominion du Canada doit remplir les obligations énoncées dans le traité, lesquelles sont prises par Sa Majesté et en son nom.

La Couronne a l’obligation fiduciaire d’assurer l’intégrité des droits issus de traités qu’elle a garantis et protégés en son nom. La nature stricte de l’obligation de la Couronne tend à indiquer que cette dernière peut porter atteinte aux droits issus de traités seulement en cas d’extrême urgence. Dans les cas où elle peut déroger aux droits issus de traités qu’elle avait garantis aux peuples autochtones, la Couronne doit agir conformément aux obligations fiduciaires de la plus haute importance.

Si les droits issus de traités peuvent être modifiés au gré de la Couronne, la nature solennelle des traités par lesquels ils sont accordés est forcément mise de côté, l’obligation fiduciaire de la Couronne est violée et l’honneur de la Couronne est entaché. La reconnaissance judiciaire de la nature solennelle des traités conclus entre la Couronne et les peuples autochtones a mené à l’adoption de règles spéciales applicables à l’interprétation des traités conclus entre la Couronne et les peuples autochtones. La Cour suprême du Canada a démontré qu’elle reconnaissait la nature solennelle des traités quand elle a conclu que les droits issus de traités ne pouvaient être éteints que par une preuve absolue de cette extinction et qu’avec le consentement des signataires autochtones. (« Defining Parameters : Aboriginal Rights, Treaty Rights, and the Sparrow Justificatory Test » (1997) 36 Alta L Rev 149, tel qu’il apparaît dans le mémoire des faits et du droit de la revendicatrice au par. 379 [Je souligne.]).

[425]  Les droits issus de traités auraient pu être abrogés par voie législative en 1885, mais ils ne l’ont pas été. Le législateur n’a pas conféré le pouvoir de refuser de verser les annuités prévues par traité. Le gouverneur en conseil n’a pas non plus pris de décret en ce sens. Il s’agissait d’une mesure administrative.

[426]  Les obligations fiduciaires de la Couronne découlent du principe de l’honneur de la Couronne. Quand, comme en l’espèce, il existe un droit indien identifiable que la Couronne est tenue par l’honneur de respecter, celle-ci manque à son obligation fiduciaire en ne le respectant pas.

B.  Prérogative royale et Loi sur les mesures de guerre

[427]  Il est possible que certains des combattants rebelles aient été des membres de la bande. Il est évident que la bande, c’est-à-dire l’ensemble des membres ou même bon nombre d’entre eux, n’a pas participé au conflit.

[428]  À supposer que le Traité aurait pu être abrogé légalement par mesure administrative, les décisions citées par l’intimée relativement à l’exercice de la prérogative royale ne s’appliquent pas. Elles n’appuient pas le recours à l’expropriation sauf en cas d’émeute, d’insurrection ou d’une urgence de même nature.

[429]  Le conflit a pris fin bien avant que la bande soit pénalisée. Le pays n’était exposé à aucune menace de « guerre indienne » et ne l’avait jamais, malgré les craintes de Lansdowne. Et, même s’il l’avait été, la retenue des annuités n’avait rien à voir avec la préservation de la paix. Si la prérogative pouvait être exercée pour que les biens du gouvernement qui ont été détruits pendant l’insurrection puissent être restitués, son exercice contre la bande constituait un abus de pouvoir puisque les représentants du gouvernement savaient que c’étaient les rebelles, et non les membres de la bande, qui avaient pris les vivres et les animaux.

[430]  À première vue, la Loi sur les mesures de guerre ne s’appliquait pas aux événements survenus en 1885.

C.  Intention indirecte

[431]  Il n’y avait, dans les circonstances, aucun motif honorable susceptible de permettre à la Couronne d’exercer le pouvoir légal de refuser de verser les paiements prévus par traité même si elle détenait ce pouvoir.

[432]  La preuve, considérée dans son ensemble, appuie la façon dont la revendicatrice décrit les intentions des représentants du gouvernement dans la foulée de la Rébellion. Le gouvernement a utilisé la Rébellion pour justifier des mesures conçues pour soumettre les Cris à son contrôle. Il voulait détruire leur système tribal, restreindre leur mobilité individuelle et renforcer le contrôle des représentants locaux.

[433]  L’attitude condescendante qu’avaient les représentants envers les peuples autochtones en général avant la Rébellion ainsi qu’en témoignent les mesures prises pour chasser les dirigeants qui ne leur convenaient pas, leur refus de vérifier si les éléments d’actif qui avaient été promis par traité aux Indiens leur permettraient de devenir autosuffisants grâce à l’agriculture, et leur rejet des préoccupations soulevées par les Indiens quant à la mise en œuvre du Traité n° 6, se reflètent dans les mesures prises après la Rébellion.

[434]  Ces mesures étaient jugées nécessaires, si on considère l’attitude colonialiste dont témoignent les propos du commissaire aux traités Morris : [Traduction] « Propageons le christianisme et la civilisation pour repousser les pratiques païennes et barbares des tribus indiennes; qu’un gouvernement averti et paternel [...] fasse de son mieux pour aider et relever la population indienne confiée à nos soins; […] ».

[435]  Avec cette attitude venait l’idée qu’il fallait remédier à la paresse et à la faiblesse innées des Indiens afin d’éviter que l’« obligation » de pourvoir à leurs besoins n’incombe à la nation canadienne. À preuve, les chefs insistaient pour que les conditions du traité soient respectées, plus particulièrement la promesse d’aide en cas d’urgence. Or, cela ne prouve rien du tout. Cela démontre simplement que le gouvernement s’était engagé à apporter de l’aide en période de pénuries, ce qui était une situation d’urgence à l’époque. Cette idée a été avancée par nul autre que le premier ministre. Le contrôle était le seul moyen d’éradiquer ces « attributs ».

XII.  Épilogue : l’homme blanc gouverne

[436]  L’aîné Angus Esperance a déclaré lors de son témoignage que le ministère des Affaires indiennes n’avait pas permis à la bande Beardy’s et Okemasis d’avoir un chef avant 1936, soit pendant une période de 48 ans :

[Traduction] Le chef Beardy est décédé le 16 avril 1889. À partir de ce moment, et pendant 48 ans, de 1889 à 1936, la Première Nation Beardy’s Okemasis n’avait pas de chef ni de conseiller. C’est seulement en 1936 qu’un chef reconnu a été élu en vertu de la Loi sur les Indiens. Le chef Walter Little Pine était notre — était le premier chef en 1936. Et, entretemps, pendant 48 ans, les agents des Indiens étaient les seuls dirigeants et ils torturaient les membres de la bande de Beardy.

À l’instar des membres de la bande de Beardy, aucun membre de la bande ne pouvait sortir de la réserve sans permission. Ils devaient obtenir une permission pour quitter la réserve et aller faire des emplettes en ville, ou aller voir un médecin pour des raisons de santé et de bien-être. Ils devaient obtenir une permission — un permis — s’ils voulaient quitter la réserve pour une journée, une semaine, un mois ou même un an. Voilà comment les agents des Indiens exerçaient un contrôle complet. Ils avaient trop de pouvoir, trop de latitude en tant que fonctionnaires du ministère des Affaires indiennes du Canada, et ils devaient s’occuper des membres de la bande de Beardy. Cependant, ils les torturaient et c’est là — là que les annuités ont été — que l’agent des Indiens nous a privés des annuités.

XIII.  dispositif

[437]  Pour les raisons qui précèdent, j’estime que le Tribunal a compétence pour se prononcer sur la revendication de la Première Nation Beardy’s et Okemasis fondée sur l’inexécution par Sa Majesté de son obligation liée à la fourniture « d’une terre ou de tout autre élément d’actif en vertu d’un traité » (LTRP, sous-alinéa 14(1)a)).

[438]  En outre, je conclus que la Couronne a manqué à son obligation légale de verser les annuités prévues par traité à la Première Nation Beardy’s et Okemasis.

HARRY SLADE

L’honorable Harry Slade, président

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20150506

Dossier : SCT-5001-11

OTTAWA (ONTARIO), le 6 mai 2015

En présence de l’honorable Harry Slade

ENTRE :

BANDE BEARDY’S ET OKEMASIS NOS 96 ET 97

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

et

PREMIÈRE NATION DES ATIKAMEKW D’OPITCIWAN

Intervenante

et

NATION CRIE DE JAMES SMITH AU NOM DE LA BANDE DE CHAKASTAYPASIN DE LA NATION CRIE, PREMIÈRE NATION DE LITTLE PINE, PREMIÈRE NATION DE LUCKY MAN, PREMIÈRE NATION DE MOSQUITO, GRIZZLY BEAR’S HEAD, LEAN MAN, NATION CRIE DE MUSKEG LAKE, PREMIÈRE NATION DE ONE ARROW, NATION CRIE D’ONION LAKE, NATION CRIE POUNDMAKER, PREMIÈRE NATION DE RED PHEASANT, NATION CRIE DE SWEETGRASS, PREMIÈRE NATION YOUNG CHIPPEWAYAN, PREMIÈRE NATION DE THUNDERCHILD

Intervenants

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

À :

Avocats de la revendicatrice BANDE BEARDY’S ET OKEMASIS NOS 96 ET 97

Représentée par Ron Maurice, Steven Carey et Bill Henderson

Maurice Law Barristers & Solicitors

À :

Avocats de l’intimée

Représentée par Lauri Miller et David Smith

Ministère de la Justice

À :

Avocat de l’intervenante PREMIÈRE NATION DES ATIKAMEKW D’OPITCIWAN

Paul Dionne (observations présentées par écrit)

Dionne Schulze s.e.n.c.

ET À :

Avocats des intervenants NATION CRIE DE JAMES SMITH AU NOM DE LA BANDE DE CHAKASTAYPASIN DE LA NATION CRIE, PREMIÈRE NATION DE LITTLE PINE, PREMIÈRE NATION DE LUCKY MAN, PREMIÈRE NATION DE MOSQUITO, GRIZZLY BEAR’S HEAD, LEAN MAN, NATION CRIE DE MUSKEG LAKE, PREMIÈRE NATION DE ONE ARROW, NATION CRIE D’ONION LAKE, NATION CRIE POUNDMAKER, PREMIÈRE NATION DE RED PHEASANT, NATION CRIE DE SWEETGRASS, PREMIÈRE NATION YOUNG CHIPPEWAYAN, PREMIÈRE NATION DE THUNDERCHILD

Représentés par Ron Maurice et Steven Carey (aucune observation présentée)

Maurice Law Barristers & Solicitors

 

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