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DOSSIER : SCT-2001-13

RÉFÉRENCE : 2017 TRPC 1

DATE : 20170130

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

PREMIÈRE NATION DES INNUS ESSIPIT

Revendicatrice

 

Me Benoît Amyot et Me Léonie Boutin, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU  CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

 

Me Tania Mitchell et Me Stéphanie Dépeault, pour l’intimée

 

 

ENTENDUE: Du 12 au 16  septembre 2016 et du 24 au 26 octobre 2016.

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable Johanne Mainville


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Canada c Première nation de Kitselas, 2014 CAF 150, [2014] 4 CNLR 6; R c Sparrow, [1990] 1 RCS 1075, 70 DLR (4th) 385; R c Badger, [1996] 1 RCS 771, 133 DLR (4th) 324; Guerin c R, [1984] 2 RCS 335, 13 DLR (4th) 321; Manitoba Metis Federation Inc c Canada (PG), 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623; Lac Minerals Ltd c International Corona Resources Ltd, [1989] 2 RCS 574, 61 DLR (4th) 14; Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2014] 3 RCS 511; Alberta c Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, [2011] 2 RCS 261; Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245; Squamish Indian Band v Findlay, 122 DLR (3d) 377, [1981] 3 CNLR 58 (BCCA); Okanagan Indian Band v Bonneau, 2002 BCSC 748, 216 DLR (4th) 210; Bande indienne d’Osoyoos c Oliver (Ville), 2001 CSC 85, [2001] 3 RCS 746.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 14.

Sommaire :

La revendication concerne l’insuffisance des terres octroyées aux Innus d’Essipit, à l’époque appelés « Innus du secteur des Escoumins », lors de la création de la réserve et les dommages et inconvénients en découlant.

Invoquant l’alinéa 14(1)c) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, la revendicatrice allègue que la Couronne fédérale a violé ou n’a pas exécuté ses obligations légales et de fiduciaire : a) en procédant à l’acquisition de terres qui ne respectaient pas les demandes formulées par les Innus Essipit dès 1843 et appuyées par les agents de la Couronne; b) en procédant à l’acquisition de 97 acres de terres alors qu’elle avait convenu d’acquérir 230 acres; c) en omettant de tenir compte des demandes antérieures des Innus Essipit, de leurs besoins particuliers en lien avec leur mode de vie, de les informer de la superficie réduite et de les consulter.

La revendicatrice réclame une indemnité pour la valeur de la différence de superficie entre les 230 acres prévues initialement et les 97 acres octroyées et la perte d’usage relativement à cette diminution de superficie.

L’intimée conteste et nie le bien-fondé de la revendication aux motifs qu’il n’existe aucune obligation légale ou manquement à une telle obligation de la Couronne qui pourrait résulter des allégués contenus dans la revendication et conteste les dommages réclamés.

Les faits

Les terres de la réserve d’Essipit qui font l’objet du présent litige ont été achetées par la Couronne fédérale d’un tiers le 23 juillet 1892. Le décret fédéral confirmant le statut des terres de réserve a été adopté le 25 mai 1993. La réserve se situe dans ce qui était autrefois le Domaine du Roi.

La revendicatrice campe plus particulièrement les faits donnant lieu à la présente revendication entre 1879 et 1892, soit après l’ouverture du territoire du Domaine du Roi survenu en 1842, tout en tenant compte de l’ensemble des demandes des Innus formulées avant 1879 et des différents lieux occupés par les Innus d’Essipit.

En 1842, le Domaine du Roi s’ouvre à la colonisation. Ce changement dans le mode de gestion du territoire va entraîner des bouleversements majeurs dans le mode de vie des autochtones.

Parallèlement à l’arrivée massive des colons, entre 1843 et 1853, des Innus de la Haute-Côte-Nord et du Saguenay-Lac-Saint-Jean transmettent plusieurs pétitions aux autorités gouvernementales en réaction à l’ouverture du territoire, à l’exploitation forestière et à la colonisation. Ils dénoncent l’arrivée en foule des hommes blancs qui prennent leurs terres et les repoussent à l’intérieur du pays et formulent plusieurs demandes afin d’obtenir des terres, des droits exclusifs de chasse et de pêche à différents endroits sur le territoire et des compensations monétaires.

À la suite de l’adoption en 1851 de lActe pour mettre à part certaines étendues de terre pour lusage de certaines tribus de sauvages dans le Bas-Canada, 1851 (14-15 Vict), c 106 et du décret de 1853 approuvant la cédule de distribution des terres, le gouvernement décide d’octroyer une seule grande réserve de 70 000 acres de terres pour tous les Innus de la Haute-Côte-Nord. La réserve de Betsiamites est ainsi créée en 1861.

La décision du gouvernement de relocaliser dans une seule grande réserve tous les Innus de la Haute-Côte-Nord échoue en ce que plusieurs d’entre eux refusent d’y déménager et continuent à demander des terres sur les territoires qu’ils occupent.

Après la Confédération, à la fin des années 1870, le juge O’Brien mandaté par le Département des Affaires indiennes afin d’obtenir des informations relativement aux Indiens de Restigouche et de Betsiamites, remet un rapport plus large et détaillé. Il recommande notamment la nomination d’un agent des Affaires indiennes, des visites régulières de celui-ci des communautés installées le long de la côte et la tenue d’un registre précis de la population qui s’y trouve. Il recommande également la création de réserves à plusieurs endroits sur la côte, soit à Godbout, Sept-Îles, Mingan et Natashquan en vue de leur établissement en village et pour s’adonner à l’agriculture. Son rapport est bien reçu des autorités de la Couronne fédérale.

En septembre 1879, Louis Félix Boucher est nommé agent des Affaires indiennes pour la Côte-Nord avec résidence à Betsiamites. Dans les instructions qui lui sont données, dans l’esprit du rapport d’O’Brien, l’agent Boucher est requis « to report what area of land should be set apart as Reserves for the Indians at the several points above described or at any other places at which you consider it might be advisable to establish Reserve ».

Le 20 septembre 1880, à la suite de sa tournée des communautés, l’agent Boucher rédige son rapport, lequel est transmis au surintendant des Affaires indiennes Vankoughnet. Dans son rapport, Boucher signale la présence d’une petite bande indienne aux Escoumins occupant depuis une trentaine d’années un terrain concédé à un dénommé Édouard Vachon, lequel serait prêt à le vendre à bon prix pour la création d’une réserve.

À la suite d’une demande du surintendant Vankoughnet, dans une lettre datée du 28 janvier 1881, Boucher informe son supérieur que selon Vachon le terrain a une superficie d’environ 230 acres situé sur le lot 11 du rang A et sur une partie du bloc A, que ce dernier est disposé à vendre pour 200,00 $. Il joint un plan délimitant la superficie offerte par des pointillés noirs.

Le 23 février 1881, Vankoughnet donne son accord pour l’achat d’une superficie de pas moins de 230 acres au montant de 200,00 $, sujet à ce que Boucher obtienne des titres clairs; terrain qu’il pourra par la suite faire arpenter avec l’accord de Vachon.

Malgré qu’il n’ait pas encore obtenu de titres clairs, Boucher donne mandat à l’arpenteur Boivin de procéder à l’arpentage. Le 19 novembre 1881, l’arpenteur Boivin est sur le terrain. L’arpentage se déroule en compagnie du révérend Parent, curé des Escoumins, lequel représente l’agent Boucher qui est absent, de Vachon et des témoins Jean Maltais et William Tremblay.

Dans son procès-verbal daté du 19 novembre 1881, l’arpenteur Boivin indique qu’après avoir pris acte des conventions stipulées par Vachon et Boucher, il a procédé à l’arpentage et que la « superficie totale de la réserve ainsi arpentée est de quatre-vingt-dix[-]sept acres (97 acres) plus ou moins ». Le lot arpenté se situe uniquement sur une partie du bloc A.

Le 7 avril 1882, l’agent Boucher transmet à Vankoughnet le plan de Boivin et deux états de compte de l’arpenteur. Il indique également dans sa lettre que le terrain arpenté n’a pas la même quantité de terrain que celle mentionnée dans sa lettre du 28 janvier 1881, mais a la même grandeur.

S’ensuivent diverses démarches de la part du Département des Affaires indiennes pour obtenir un titre clair. Le 6 août 1886, Vankoughnet est avisé que la propriété que la Couronne fédérale se propose d’acheter pour la réserve appartient non pas à Vachon, mais à un dénommé T.J. Lamontagne, lequel y détient des titres clairs. Vachon est cependant le gendre et le représentant de Lamontagne.

Vankoughnet demande alors à l’arpenteur général du Canada de lui confirmer si la superficie arpentée par Boivin est exacte. L’arpenteur Bray ayant en main la copie de la lettre de Boucher du 28 janvier 1881 faisant état d’une superficie de 230 acres et le procès-verbal de Boivin indiquant une superficie de 97 acres, demande d’obtenir le plan de Boivin, plan que le Département des Affaires indiennes a égaré. Finalement, Boivin fournit une autre copie de son plan et, le 6 mai 1887, l’arpenteur général du Canada confirme que la superficie arpentée par Boivin est de 97 acres.

Puis, les discussions se poursuivent, car les parties ne s’entendent pas sur le prix à payer. Lamontagne insiste pour avoir 200,00 $ affirmant que le terrain de 97 acres est le même espace sur lequel les parties se sont entendues, alors que la Couronne veut payer 100,00 $ considérant que le terrain a été réduit à 97 acres.

Les parties finissent par s’entendre en octobre 1891 sur le prix de 162,75 $, soit 100,00 $ pour les 97 acres, plus 6 % d’intérêt à partir du 28 janvier 1881, date à laquelle l’agent Boucher a transmis l’offre de Vachon au Département des Affaires indiennes.

L’acte de vente est signé le 23 juillet 1892, par Lamontagne et le représentant de la Couronne fédérale devant le notaire Jean Alfred Charlebois à Québec. Malgré que la description technique du terrain indiquée dans l’acte est celle apparaissant dans les notes d’arpentage de Boivin et qu’il est indiqué que la superficie est de 97 acres, le plan identifiant le terrain objet de la vente, annexé à l’acte de vente et signé par les parties, délimite une superficie par des pointillés noirs renfermant un espace situé sur le lot 11 du rang A et une partie du bloc A.

Arrêt

Les parties reconnaissent l’existence d’un intérêt autochtone identifiable, mais divergent quant à sa portée. Pour la revendicatrice, cet intérêt porte sur une superficie d’au moins 230 acres. Pour l’intimée, l’intérêt autochtone identifiable se limite à 97 acres.

C’est en présence d’une population autochtone extrêmement vulnérable et dans un état de très grande détresse que le processus de la création de la réserve d’Essipit s’est effectué. C’est donc en tenant compte de ce contexte très particulier propre à l’ouverture du Domaine du Roi que les faits dans ce dossier doivent être considérés.

La preuve reçue démontre qu’un processus de création d’une réserve au bénéfice de l’ensemble des Innus de la Haute-Côte-Nord a été initié par le gouvernement colonial à la suite de l’adoption du décret de 1853, lequel a donné lieu à la création d’une réserve unique à Betsiamites en 1861. Toutefois, en 1879, la Couronne fédérale a décidé de créer d’autres réserves pour les Innus de la Haute-Côte-Nord après avoir constaté l’échec de la création d’une réserve unique à cet endroit.

Le processus de création de la réserve à Essipit s’est ainsi cristallisé de fait en février 1881 par la décision du surintendant Vankoughnet d’autoriser les démarches pour l’achat de pas moins de 230 acres de terres situés sur le lot 11 du rang A et une partie du bloc A pour la création d’une réserve au bénéfice de la bande des Innus d’Essipit.

Cet engagement et cette reconnaissance imposaient à la Couronne fédérale de compléter le processus de création de la réserve de 230 acres en tenant compte des intérêts des Innus de la bande d’Essipit.

Il est évident que le plan de Taché de 1879 retrouvé joint à l’acte de vente était le plan fourni par Vachon à Boucher et transmis à Vankoughnet en 1881. C’est à la suite de la réception de ce plan que Vankoughnet a donné son accord à ce que la superficie de la réserve ne soit pas moins de 230 acres, comprenant vraisemblablement que la superficie délimitée par des pointillés était le terrain occupé par les 10 familles innues dont Boucher faisait référence dans sa lettre comme composant la bande d’Essipit. C’est tout aussi évident que c’est ce même terrain que le représentant de la Couronne a reconnu comme étant sa compréhension de la superficie qu’acquérait la Couronne aux fins de la création de la réserve lorsqu’il a signé le plan joint à l’acte de vente.

La position de Vachon et de Lamontagne appuyée par Boucher voulant que les parties se soient plutôt entendues sur un terrain qui s’est avéré être de 97 acres et non sur un terrain d’une superficie de 230 acres est invraisemblable et a peu de force probante.

L’ensemble de la preuve m’amène à conclure, comme question de fait, que les parties se sont bel et bien entendues pour la vente d’une superficie de 230 acres pour la somme de 200,00 $, mais que Vachon est revenu unilatéralement sur sa position et a réduit sans droit la superficie convenue à 97 acres. Quant à Boucher, il a soit acquiescé sans se poser de questions ou a été berné par les propos frauduleux de Vachon voulant que le terrain identifié ne contienne que 97 acres.

L’intérêt autochtone identifiable concerne non pas le nombre d’acres qu’un tiers décide de vendre, mais les terres occupées par les Innus du secteur des Escoumins et reconnues à cette fin par la Couronne fédérale. Le pouvoir discrétionnaire en jeu consiste à s’assurer que le processus de création de la réserve soit sécurisé. Il s’agit d’un pouvoir qui relève de la Couronne fédérale et non d’un tiers vendeur.

Ainsi, au plus tard, en février 1881, la Couronne fédérale a démontré un engagement clair et manifeste de créer une réserve aux Escoumins pour la bande des Innus Essipit et a reconnu les intérêts de ces derniers dans les terres d’une superficie minimale de 230 acres située sur le lot 11 et sur une partie du bloc A.

La question de la superficie de la réserve concerne les terres d’Essipit occupées par les Innus d’Essipit et est au cœur du processus de création de la réserve. Conformément aux enseignements de la Cour suprême du Canada, ce processus engage la responsabilité de la Couronne fédérale aux devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information eu égard aux circonstances et d’exercice de prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones de l’obligation (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79 au para 86, [2002] 4 RCS 245).

De plus, l’intérêt autochtone identifiable est suffisamment précis et défini pour que l’honneur de la Couronne oblige celle-ci à agir comme fiduciaire dans le meilleur intérêt de la bande d’Essipit lorsqu’elle exerce ses pouvoirs discrétionnaires dans le cadre du processus de création de la réserve, ce qui emporte l’obligation de consulter et d’agir avec diligence.

Or, la preuve établit que la Couronne a manqué à ces obligations.

Le fait que la Couronne ait fait affaire avec un tiers plutôt que de mettre de côté des terres publiques lui appartenant ou de les acquérir de la Couronne provinciale, ne diminue pas pour autant l’obligation de fiduciaire à laquelle elle est tenue.

La revendicatrice devra être indemnisée par l’intimée pour la différence entre les 230 acres prévus initialement et les 97 acres octroyés, soit pour la partie se trouvant dans le bloc A et le lot 11 du rang A ainsi que pour la perte d’usage relativement à cette différence, avec intérêts.

L’indemnité à accorder aux pertes reconnues par le Tribunal sera déterminée lors de la deuxième étape.


 

TABLE DES MATIÈRES

I. la revendication  12

II. la preuve  13

A. Introduction  13

B. L’organisation du territoire et le Domaine du Roi  14

C. L’arpentage des terres  16

D. Les pétitions des Innus  18

1. La pétition du 1er février 1843  18

2. La pétition de juillet 1844  20

3. La pétition du 9 août 1844  21

4. La pétition de juillet 1845  22

5. La pétition de 1846  23

6. La pétition d’avril 1847  25

7. La pétition de 1848  26

8. Les pétitions de 1849 et 1850  27

E. Les Lois de 1850-1851, le décret de 1853 et la création de la réserve de Betsiamites  29

F. Le rapport du juge O’Brien et la nomination d’un agent des Affaires indiennes  31

G. La décision de la Couronne de créer une réserve à Essipit  33

H. L’arpentage de la réserve, les négociations et la création de la réserve  34

III. les témoins profanes  41

A. Chef Martin Dufour  41

B. Didier Ross  43

IV. les témoins experts  44

A. En demande  44

1. Paul Charest  44

B. En défense  48

1. Jean-Pierre Garneau  48

2. Stéphanie Béreau  51

C. Le notaire Me Guyllaume Laperle  55

D. Conclusions quant aux experts  56

V. position des parties  56

A. La revendicatrice  56

B. L’intimée  58

VI. analyse  59

A. Quelle est la portée de l’obligation légale ou de fiduciaire à la charge de l’intimé?  59

B. Le Canada a-t-il manqué à son obligation de fiduciaire à l’égard des Innus d’Essipit?  71

VII. dipositif  79

ANNEXE  82


 

I.  la revendication

[1]  La revendication concerne l’insuffisance des terres octroyées aux Innus d’Essipit, à l’époque appelés « Innus du secteur des Escoumins (ou « Escoumains ») », lors de la création de la réserve et les dommages et inconvénients en découlant.

[2]  La revendicatrice, la Première nation des Innus Essipit, a déposé une revendication auprès du ministre fédéral des Affaires indiennes à cet égard. Dans une lettre datée du 29 octobre 2012, elle a été informée du refus du ministre de négocier le règlement de cette revendication particulière. Le 19 novembre 2013, elle a déposé une Déclaration de revendication auprès du Tribunal des revendications particulières (« Tribunal »).

[3]  Dans sa Déclaration de revendication amendée, prenant appui sur l’alinéa 14(1)c) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP], la revendicatrice allègue que la Couronne fédérale a violé ou n’a pas exécuté ses obligations légales et de fiduciaire pour les raisons suivantes :

  1. en procédant à l’acquisition de terres qui ne respectaient pas les demandes formulées par les Innus Essipit dès 1843 et appuyées par les agents de la Couronne;

  2. en procédant à l’acquisition de 97 acres de terres alors qu’elle avait convenu d’acquérir 230 acres de terres;

  3. en omettant (1) de tenir compte des demandes antérieures des Innus Essipit et de leurs besoins particuliers en lien avec leur mode de vie, (2) de les informer de la superficie réduite et (3) de les consulter.

[4]  La revendicatrice réclame :

  1. Une indemnité pour la valeur de la différence de superficie :

  1. entre les 230 acres prévus initialement et les 97 acres octroyés, et

  2. la partie sur le bloc A et le lot 11 du rang A.

  1. Une indemnité pour la perte d’usage relativement à cette diminution de superficie.

  2. Les intérêts et dépens.

  3. Tout autre remède que le Tribunal pourra estimer juste.

[5]  L’intimée conteste et nie le bien-fondé de la revendication aux motifs qu’il n’existe aucune obligation légale ou manquement à une telle obligation de la Couronne qui pourrait résulter des allégués contenus dans la revendication et conteste les dommages réclamés (Réponse, aux para 8–9). 

[6]  Dès le début des procédures, les parties ont demandé qu’une ordonnance soit rendue afin de scinder la revendication en deux étapes. Une ordonnance de scission a été rendue le 2 avril 2014, laquelle prévoit qu’à la première étape, le Tribunal déterminera le bien-fondé de la revendication, ce qui inclut la détermination de l’existence, ou non, de pertes subies par la revendicatrice susceptibles d’être compensées. À la deuxième étape, le cas échéant, le Tribunal déterminera le montant de l’indemnité à accorder à la revendicatrice.

II.  la preuve

[7]  Il est à noter qu’afin de faciliter la lecture des textes d’autrefois, j’ai apporté des corrections aux fautes figurant dans les textes cités à l’exception où il y a indication contraire.

A.  Introduction

[8]  Les terres de la réserve d’Essipit qui font l’objet du présent litige ont été achetées par la Couronne fédérale d’un tiers le 23 juillet 1892. Le décret fédéral confirmant le statut des terres de réserve a été adopté le 25 mai 1993. La réserve se situe dans ce qui était autrefois le Domaine du Roi.

[9]  La revendicatrice campe plus particulièrement les faits donnant lieu à la présente revendication entre 1879 et 1892, soit après l’ouverture du territoire du Domaine du Roi survenu en 1842. Malgré tout, une preuve volumineuse a été soumise par les parties visant notamment à expliquer le contexte ayant mené à la création de la réserve et, en ce qui concerne la revendicatrice, à démontrer que l’acquisition de 97 acres de terres par la Couronne ne respectaient pas les demandes formulées par les Innus d’Essipit dès 1843.

[10]  Ainsi la preuve documentaire compte environ 868 documents, dont 807 ont été produits conjointement par les parties, auxquels s’ajoutent 45 cartes.

[11]  La revendicatrice n’a pas présenté de preuve par histoire orale. Elle a appelé trois témoins, monsieur Martin Dufour, chef de la Première nation des Innus Essipit, monsieur Didier Ross, membre de la Première nation des Innus Essipit et monsieur Paul Charest, anthropologue.

[12]  Pour sa part, l’intimée a fait entendre deux experts en histoire, monsieur Jean-Pierre Garneau et madame Stéphanie Béreau.

[13]  Les parties ont aussi fait appel à un expert commun, monsieur Guyllaume Laperle, notaire. Une objection a été soulevée par la revendicatrice quant à un point de son rapport et de son témoignage. J’y reviendrai.

[14]  Une visite de la réserve a également eu lieu en présence du Chef Dufour, de monsieur Didier  Ross, des procureurs des parties et du Tribunal.

B.  L’organisation du territoire et le Domaine du Roi

[15]  En Nouvelle-France, l’organisation du territoire est réglementée par le système seigneurial.

[16]  Lors de la Conquête en 1760, les autorités britanniques décident de préserver les concessions seigneuriales et de maintenir les seigneurs et censitaires dans leurs droits. Parallèlement, elles se conservent le droit de concéder des terres publiques en franc et commun socage (en canton ou « township »), soit exemptes de toute redevance seigneuriale. Il s’agit du mode de tenure propre au Régime britannique.

[17]  Alors que le domaine public s’ouvre à la colonisation et que diverses politiques de colonisation sont mises de l’avant par le gouvernement du Bas-Canada quant à la gestion des terres, les territoires du Saguenay-Lac-Saint-Jean et de la Haute-Côte-Nord font partie des Postes du Roi ou « King’s Posts » – régime territorial dont l’existence remonte au Régime français sous l’appellation « Domaine du Roi ».

[18]  Le territoire du Domaine du Roi est soumis depuis son origine à un interdit de colonisation, l’objectif de la Couronne étant de favoriser l’exploitation des ressources naturelles, de bénéficier des redevances en résultant et de maintenir le contrôle sur le territoire et ses habitants. Après la Conquête en 1760, ce mode d’exploitation et de mise en valeur du territoire est maintenu sous le Régime britannique.

[19]  Pendant toute son histoire, le Domaine du Roi est exploité à bail par adjudication à des compagnies ou à des individus. Le bail permet à son titulaire l’exploitation exclusive des ressources d’un territoire, sujet notamment aux paiements de redevances à la Couronne. En premier lieu, de la fourrure, mais plus tard, des droits de pêche exclusifs et d’exploitation des ressources forestières seront aussi concédés. La taxation des ressources prélevées et le prix d’adjudication du bail sont des sources de revenus importantes pour les autorités gouvernementales.

[20]  Les autochtones qui occupent le territoire inclus dans le Domaine du Roi sont donc des acteurs de premier plan dans le développement de celui-ci, contribuant directement à son exploitation notamment par la traite des fourrures. Ils sont encouragés à poursuivre leurs activités traditionnelles sur les territoires qu’ils occupent et à maintenir leur mode de vie nomade.

[21]  Entre 1802 et 1821, le bail est concédé à la Compagnie du Nord-Ouest, laquelle fusionne avec la Compagnie de la Baie d’Hudson (« CBH ») en 1821. La CBH est alors la seule institution allochtone sur le territoire du Domaine du Roi. Elle y détient un bail exclusif d’exploitation des ressources et, en 1840, elle possède quatre (4) postes de traite principaux sur la Côte-Nord : Tadoussac, Îlets-Jérémie (près de Betsiamites), Godbout et Sept-Îles.

[22]  Entre-temps, dès les années 1820, les autorités du Bas-Canada, intéressées au potentiel que représente cette région, multiplient les enquêtes et les missions d’exploration sur le territoire. À la même période, les autorités reçoivent aussi des témoignages et des pétitions de colons pour ouvrir le territoire du Domaine du Roi à la colonisation.

[23]  En 1842, le Domaine du Roi s’ouvre à la colonisation. La CBH doit céder ses droits exclusifs et faire place à la concurrence. Elle conserve son exclusivité sur le commerce des fourrures dans les postes de traite, mais elle doit accepter la concurrence pour l’exploitation du territoire avec les agriculteurs et les exploitants forestiers.

[24]  L’ouverture du Domaine du Roi à la colonisation provoque l’arrivée massive et rapide de nouveaux occupants. La Couronne se doit donc d’encadrer l’aménagement du territoire. Elle procède à la subdivision des terres en cantons, en rangs et en lots, ce qui vise également à faciliter l’exploitation des ressources, notamment forestières.

[25]  Ce changement dans le mode de gestion du territoire va entraîner des bouleversements majeurs dans le mode de vie des autochtones.

C.  L’arpentage des terres

[26]  En 1843, à la demande du commissaire des terres de la Couronne, George Duberger, arpenteur et agent des terres de la Couronne parlant la langue innue, entreprend un des premiers voyages d’exploration et d’arpentage dans la région de la Haute-Côte-Nord actuelle. Il explore le territoire avec des Innus, car eux seuls le connaissent bien. Il est assisté de Charles François Fournier, un arpenteur, et par cinq assistants. Pour diverses raisons, l’expédition est interrompue. Duberger note dans son carnet d’expédition la présence de « squatteurs » dans la région, dont notamment le long du fleuve Saint-Laurent et reçoit plusieurs demandes pour l’achat de terres (Pièce I-3, aux pp 38–39). Dans la région des Escoumins, il note la présence des Moreau,  St-Onge et autres sauvages qui demandent d’obtenir gratuitement les terres qu’ils occupent avec différents privilèges (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 58).

[27]  En 1844, Duberger reprend son exploration de la Haute-Côte-Nord, sans Fournier. Il consigne dans ses carnets la présence de plusieurs occupants ayant un statut irrégulier entre les sites de Bon-Désir et les Escoumins qui profitent de son passage pour demander « to be permitted to set fisheries » (Pièce I-3, à la p 40; Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 75). Précisons qu’à compter de 1838, Lord Durham, gouverneur en chef de l’Amérique du Nord Britannique, accorda un droit limité de préemption aux squatteurs et qu’en 1845, les agents des terres de la Couronne avaient instructions d’inciter ces squatteurs à procéder à l’achat de leur terre et mettre fin à leur occupation illégale.

[28]  Duberger note également la présence de Joseph Moreau dans la baie des Escoumins, un « Canadian squatter [who] has [been there] […] 15 years, fishing for the H.H.B. Co ». Il note également que « on the west of the [r]iver, his son Flavien Moreau, a half breed of the mountainer Nation, is settled since last year, leading the same life as his father, but more anxious to cultivate the land, having for that end, cleared a small space near his house with an intention[,] he says, of abandoning the savage life, and turn to farming » (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 75).

[29]  En 1845, à la suite d’une autre expédition, Duberger identifie deux autres « squatters » à la Pointe-des-Monts, soit Alexander Jordan, « a half breed », et Pierre Moreau, « a half breed of the mountainiers tribe ». Il indique que ceux-ci demandent d’acheter les terres qu’ils occupent et sur lesquelles ils ont construit leurs maisons et qu’ils ont commencé à défricher et à cultiver. Il note également que « [o]thers, also, have cleared small spots and built thereon », soulignant que ces gens préfèrent cependant chasser et pêcher (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 99).

[30]  Duberger indique également être aux Escoumins le 14 juillet 1845. Il assiste à une entente écrite entre le « squatter » Joseph Moreau et Jean-Frédéric Boucher, associé de la Compagnie Têtu, lors de laquelle Moreau vend son terrain à Boucher et abandonne ses prétentions sur ces terres; « the only spot where Mr[.] Boucher’s saw mill could be erected » (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 99). En 1845, la famille Têtu obtient des permis de coupes forestières à la baie des Escoumins et projette la construction d’un moulin à scie. L’emplacement le plus propice pour l’installation de celui-ci est l’endroit où Joseph Moreau est installé. L’installation de la compagnie forestière se fait promptement (Pièce I-3, aux pp 40–41).

[31]  Devant la situation problématique d’occupation illégale, Duberger recommande la préparation d’un plan de colonisation le long du Saint-Laurent, avec priorité aux endroits où les squatteurs sont déjà installés (Pièce I-3, à la p 41).

[32]  Ce n’est qu’en 1847 par les travaux de l’arpenteur Duncan Stephen Ballantyne que débute l’arpentage visant à diviser le territoire en différents cantons (Tadoussac, Bergeronnes, Escoumins et Iberville). Les colons ayant déjà pris possession de presque toutes les terres le long des cours d’eau (Pièce I-3, aux pp 43–45).

[33]  Ainsi, en novembre 1847, l’arpenteur Ballantyne reçoit des instructions d’arpentage du Département des terres de la Couronne d’explorer la région située entre Tadoussac et les Escoumins. Lors de sa visite des lieux, il relève également la présence de « squatteurs ». Il arpente leurs lots et note les améliorations effectuées. Il mentionne aussi la présence de Joseph Moreau, qui possède une maison et y défriche la terre (Pièce CP-1, vol 3, cote unifiée no 129). En mars 1848, il est aux Escoumins et arpente les infrastructures de la famille Têtu qui opère le moulin à scie (Pièce I-3, aux pp 44–45).

[34]  En 1849, Nazaire Têtu demande un nouvel arpentage, les Têtu ayant projeté d’installer le village des Escoumins sur la pointe des Escoumins où leurs moulins à scie étaient érigés (Pièce I-3, aux pp 46–47). Bien qu’un plan d’arpentage ait été effectué, il n’a jamais été approuvé par la Couronne.

D.  Les pétitions des Innus

[35]  Parallèlement à l’arrivée massive des colons, entre 1843 et 1853, des Innus de la Haute-Côte-Nord et du Saguenay-Lac-Saint-Jean transmettent une dizaine de pétitions aux autorités gouvernementales en réaction à l’ouverture du territoire à l’exploitation forestière et à la colonisation. Sans référer à chacune, notons les plus importantes pour les fins de la présente revendication.

1.  La pétition du 1er février 1843

[36]  La première pétition date du 1er février 1843. Elle est initiée par des Innus du secteur des Escoumins, lesquels réclament un total d’environ 950 arpents de terres gratuitement (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 51). 

[37]  Flavien Moreau, Denis Jean Pierre, Joseph Moreau, Édouard Moreau et Charles Moreaux (ce dernier ayant un « x » à la fin de son nom) se désignent comme « Naturels Montagnais, demeuran[t] à l’endroit nommé les Escoum[ins], dans le comté de Saguenay, à [e]nviron huit lieues du côté nord est de l’embouchure du Saguenay, le long du [f]leuve S[ain]t-Laurent » et dont « les seuls moyens de [s]ubsistanc[e] qu’ils ont eus ci-devant, et qu’ils ont encore actuellement » sont « la chasse de la [p]elleteri[e] et la [p]êche en hiver a[u] loup[-]mari[n] ». La pétition est adressée à Charles Bagot, capitaine général et gouverneur en chef des Provinces de Sa Majesté, qui la reçoit le 14 février 1843 (Pièce I-3, à la p 126). Les pétitionnaires demandent qu’on leur octroie gratuitement des parcelles de terrains spécifiques situées dans les Postes du Roi en ces termes :

Que vos humbles Pétitionnaires ont appris que le Gouvernement de cette Province était sur le point de vendre, une partie des terres du Domaine de Sa Majesté, dans le susdit Comté, vulgairement connu sous la dénomination de Postes du Roi.

Que vos humbles Pétitionnaires, ont lieu de croire que les endroits qu’ils occupent actuellement avec leurs familles, depuis plus de Quinze ans (qui seront ci après mentionnés) et qu’ils regardent être les seules places où ils espèrer [sic] de vivre avec leurs dites familles dans la suite seront aussi vendus.

Pour Quoi, vos humbles Pétitionnaires, Montagnais, prennent la respectueuse liberté d’approcher de Votre Excellence, la Suppliant de vouloir bien leur accorder Gratis vu l’Etat de pauvreté de vos Pétitionnaires les lots de terres [sic] suivants ; Savoir :

1° Qu’il plaise à Votre Excellence, d’accorder à vos humbles Pétitionnaires, Flavien Moreau et Joseph Moreau, le Côté Nord Est de la Rivière des Escoumains, le long du Fleuve St Laurent avec le droit de chasse & de pêche dans ladite Rivière, Et environ Quatre Cents Arpents de terre, en superficie, le long de la dite rivière et la Baie des dits Escoumains, prenant le dit lot de terre, son front au fleuve St Laurent.

2° Qu’il plaise à Votre Excellence, d’accorder à votre humble Pétitionnaire Denis Jean Pierre, environ Cent Cinquante Arpents de terres [sic] en superficie, à l’endroit nommé Le Rigolet dans les environs des Islets Penchés prenant aussi ledit lot de terre, son front au fleuve St Laurent.

3° Qu’il plaise à Votre Excellence, d’accorder à vos humbles Pétitionnaires Edouard Moreau & Charles Moreaux, environ Quatre Cents Arpents de terres [sic] en superficie à l’endroit nommé les petits Escoumains, de chaque côté de la Rivière des dits petits Escoumains, avec aussi le droit de chasse et de pêche dans la dite Rivière, prenant Aussi le dit lot de terre son front au fleuve St Laurent.

Que vos humbles Pétitionnaires considérant que la vente des dites terres du Domaine de Sa Majesté au lieux [sic] où ils résident aux habitan[t]s blancs de cette Province, va leur être très préjudiciable pour la chasse et la pêche; En Conséquence ils supplient votre Excellence de vouloir bien acquiescer à leurs demandes, étant vos humbles Pétitionnaires décidés de s’occuper à l’avenir à la culture de la terre, comme le seul moyen qu’ils ont en perspective pour subsister avec leurs dites familles.

Vos humbles Pétitionnaires prennent la respectueuse liberté, d’observer à Votre Excellence, que si elle leur accorde ces lots de terres [sic] et ces Rivières, ils auraient l’avantage de s’occuper en hiver à la chasse aux loups marins, ce qui leur donnera les moyens de pourvoir d’une manière efficace à l’avancement de leurs dites terres, et de plus vos humbles Pétitionnaires promettent à Votre Excellence de donner tous les secours qui seront en leurs pouvoirs aux voyageurs nauffragés [sic] qui malheureusement sont très fréquents sur ces côtes.

Et vos humbles Pétitionnaires, tant par devoir que par reconnaissance ne cesseront de prier.

[Soulignement ajouté; Puisqu’elles sont nombreuses, les fautes ont été reproduites telles qu’elles apparaissent dans la Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 51]

[38]  Il s’agit de la seule pétition où sont réclamées des terres individuelles. Aucune suite n’est donnée à celle-ci par la Couronne. On sait toutefois que, deux ans plus tard, Joseph Moreau vend son terrain à la famille Têtu.

2.  La pétition de juillet 1844

[39]  Le 5 juillet 1844, la « [t]ribu des Sauvages Montagnais vivant dans le pays arrosé par le Saguenay et autres lieux appelés les [P]ostes du Roi » adresse une pétition au gouverneur général, Lord Meltcalfe. La pétition a disparu, mais elle est connue au travers de la correspondance du surintendant, Duncan Napier (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 70).

[40]  Napier demande alors à James McKenzie, représentant de la CBH, de lui fournir des renseignements sur les Innus (la lettre de Napier à McKenzie n’est pas produite). Le 29 juillet 1844, Mckenzie écrit à Napier, ce qui suit (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 66) :

Quebec 29th July 1844

My Dear Sir,

I have this morning received your letter of the 27th instant requesting all the information respecting the nations of the Kings Posts which my long residence among them can enable me to give you.

The tribes of Indians called Montagnards are the original owners of the lands on the North of the St Lawrence below Quebec known as the Kings Posts. They are still the rightful owners of those lands for they have not lost them by conquest nor disposed of them by sale either to the French or British Governments. Unless this assertion can be proved incorrect by documentary evidence or any other evidence carrying conviction with it I cannot for a moment conceive have any doubts should arise as to the Justice and humanity of leaving to those poor harmless beings enough of their birth right to preserve their race from total annihilation in the general [?] to dispossess them of whom their hunting grounds for the benefit of their political adversaries.

The Indians of the Kings Posts are strict Roman Catholics. They are more civilized and better conducted in a moral point of view than their immediate neighbours the Canadians who are now plundering them of their lands with the sanction of the Government. It is clear that if those Indians be deprived of their hunting grounds to satisfy the rapacity of hunters and traders who pretend to be settlers on the lands of the Kings Posts they must in common justice and humanity be allowed to retain a few tracts here and there of their own property to keep them from perishing through cold and hunger and from being hunted like the wild bears of the forest off their own patrimony.

These Indians have hitherto lived by the produce of the chase. They are not acquainted with the process of agriculture, but they can learn it necessity can teach them and they are as faithful subjects to her Majesty as those who [?] so much to become their oppressors.

[Soulignement ajouté; Puisqu’elles sont nombreuses, les fautes ont été reproduites telles qu’elles apparaissent dans la Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 66]

[41]  Le 31 juillet 1844, Napier répond à James Macauley Higginson, secrétaire civil, en lui disant que ces Indiens ne sont pas connus du département, mais que si la Couronne croit appropriée d’intervenir, il propose de réserver des terres aux pétitionnaires d’environ 100 acres par famille, sans excéder en tout 12 000 acres à Chicoutimi et au Lac Saint-Jean (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 67).

3.  La pétition du 9 août 1844

[42]  Le 9 août 1844, une « [d]eputation of Indians of the Montagnard Tribe » se rend à Montréal pour remettre à Napier une nouvelle pétition « for the consideration of the Governor General » (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 70).

[43]  Les signataires, au nombre de 98, se définissent comme des « Sauvages Montagnais habitant la C[ô]te Nord du [f]leuve Saint[-]Laurent dans la partie du Canada qui se trouve sous le contr[ô]le de l’Honorable Compagnie de la Baie d’Hudson ». Dans un premier temps, les signataires dénoncent le comportement des employés de la CBH qui, par leurs manœuvres frauduleuses, les maintiennent dans un état de pauvreté extrême. Dans un deuxième temps, ils demandent l’octroi de terres (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 69) :

Que nous vos Humbles Pétitionnaires, représentent de plus à Votre Excellence que la chasse dans les bois notre seul moyen d’existance devient de plus en plus éloignée des lieux ou nous habitons Et que la pêche dans les rivières est pratiquée que par les employés de L.H. Compagnie En conséquence, tant des nombreux griefs qui ont pesés depuis nombre d’année sur nos ascendant & pesent actuellement sur nous de la part de l’honorable Compagnie que du peu de moyen de subvenir à nos besoins les plus urgent par la chasse & la pêche nous concluons que Votre Excellence voudra nous octroyer la partie du terrain situés entre la rivière [Betsimites?] et la rivière aux outarde y comprise les dites rivières avec leur affluents sur cinq lieues en profondeur du Fleuve St Laurent afin que nous puissions nous loger dans un lieu fix et défricher des terres pour avec les produits pouvoir vivre sans craint d’en être [robés?].

C’est pour quoi nous Vos Humbles Pétitionnaires pleinement convaincu que votre Excellence veut & désire également le bien être de cette Province, et quelle prendra en sa sage & généreuse considération notre situation pénible & affirmée et apportera un remède prompt & efficace à nos malheur en nous procurant des aliments pour l’hiver prochaine et nous octroyera la partie de terrain suscitée avec un aide pour commencer le défrichement de notre terrain, qui nous sera distribué annuellement par des personnes de probités.

[Soulignement ajouté; Puisqu’elles sont nombreuses, les fautes ont été reproduites telles qu’elles apparaissent dans  la Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 69]

[44]  À la suite de ces pétitions, une mission exploratoire au Saguenay est mise sur pied. Elle est présidée par Denis-Benjamin Papineau, commissaire des terres de la Couronne, lequel a comme mission de voir « si l’on pou[v]ait trouver, et mettre à la disposition des Sauvages, une place de pêche vacante, peu éloignée des [t]erres incultes de la Couronne, où ces mêmes Sauvages pourraient être placés, s’y adonner à l’agriculture, et peu à peu parvenir à un plus haut degré de civilisation » en attendant de pouvoir adopter un meilleur plan (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 84, point 17). 

4.  La pétition de juillet 1845

[45]  Entre-temps, en juillet 1845, les autorités gouvernementales reçoivent une autre pétition des Innus de la Côte-Nord transmise par George Duberger, l’agent des terres de la Couronne, qui la reçoit alors qu’il se trouve à Godbout. La pétition, signée par 18 personnes identifiées comme étant « the Indians of [r]ivière Godbo[ut] in the King’s Post[s] county of Saguenay » et écrite dans leur langue, fait état de ce qui suit (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 81) :

We write to you because we are unhappy. You come to sell our lands_ already many white men have taken our Lands. Many of our Brothers & Friends have died of hunger. The same lot [awaits] us if you do not speak for us to your master that he may speak in our favour to our Great Chief at Montreal in order that he may order you to reserve a piece of land for the remainder of our Nation at a spot that hereafter we shall mark out_ Now if you do not speak for us our lot is to die of want. [Traduction anglaise de l’original]

[46]  Selon Duberger, le Commissariat des terres de la Couronne a été avisé des demandes des Indiens de Godbout (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 82).

[47]  Papineau remet son rapport en septembre 1845, sans apporter de réponse précise à la question qui lui était posée. Il ne réfère pas non plus à la pétition des Indiens de Godbout. Toutefois, il confirme la nécessité de réserver des terres agricoles aux populations amérindiennes, soit « réserver un [t]ownship entier pour chacune de ces Tribus, situé aussi près que possible du lieu de leur résidence actuelle » (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 84, point 17; Pièce I-3, à la p 129).

[48]  Malgré tout, le 3 octobre 1845, le comité du conseil exécutif du Canada-Uni approuve l’octroi de portions de territoires aux « Montagnais Tribe of Indians […] in different parts of the county lying on the North Shore of the St[.] Lawrence for the use of the Petitioners, as well as at the place pointed out by Sir Geo Simpson in his letter of the 17th September 1845 viz. between the Rivers Betsiami[te]s and [a]ux [O]utard[e]s » (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 86). Ce qui, cependant, ne se concrétisera pas.

5.  La pétition de 1846

[49]  Durant l’hiver 1845-1846, dans un document non daté, « la tribu des Sauvages Montagnais vivant dans le pays arrosé par le Saguenay et autres lieux appelés les [P]ostes du Roi » s’adresse au gouverneur général Metcalfe et réitère les demandes des Innus pour l’octroi de terres. Le document est reçu par le secrétaire civil, James M. Higginson, le 30 mars 1846.

[50]  Les pétitionnaires indiquent être décimés par la famine et les maladies, que les hommes blancs arrivent en foule, prennent leurs terres et les refoulent à l’intérieur du pays, qu’ils n’ont jamais rien reçu du gouvernement alors que celui-ci percevait un revenu très considérable de la location des Postes du Roi pour le droit exclusif de traiter avec eux et que ce même gouvernement est sur le point de recevoir un revenu de la vente des terres autrefois communales. Ils demandent donc ce qui suit (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 96) :

[…] que votre Excellence ordonne que des endroits de territoire fertiles soient tracés et réservés pour eux sur les bords des grandes eaux dans les postes du pays où ils s’assemblent d’ordinaire [Uodeliat?], Lac S[ain]t-Jean, Chicoutimi, la rivi[è]re Betsiamites et Godbout, et de plus que votre Excellence ordonne qu’une partie des revenus provenant de la location des Postes du Roi et des ventes de terres soit réservée afin de leur donner quelque support dans leur mis[è]re et de les assister dans leurs efforts qu’ils doivent faire pour cultiver le sol.

[…]

Signée d’un bien grand nombre de Sauvages Montagnais.

[51]  Toujours le 30 mars 1846, dans un mémorial adressé au gouverneur Charles Murray Cathcart, référant à la pétition des Innus, le député du comté de Saguenay, Marc-Pascal de Sales Laterrière dit s’opposer fortement à la dépossession des « Sauvages Montagnais ». Il écrit (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 96 :

Que le territoire sur les rives du Saguenay, ainsi que sur les rives de plusieurs de ses rivières tributaire, de Tadoussac sur le fleuve St Laurent en descendant jusqu’à la baie de Lavale, a été depuis quatre à cinq ans ouvert à l’agriculture et à l’exploitation des bois d’exportation au détriment à la ruine pour ainsi dire absolue de la tribu des Sauvages Montagnais qui n’ont pour vivre que la chasse et la pêche sur ce territoire dont on vient  […] de les déposséder.

Que cette tribu depuis la conquête n’a jamais été comptée ni protégée par le Gouvernement; mais au contraire le Gouvernement a toujours perçu un revenu autrefois très considérable de la location des Postes du Roi pour le droit exclusif de traiter avec eux.

Que dans le cours du mois de juin mil huit cent quarante deux, un nouveau bail de ce territoire a été accordé à l’Hble Compagnie de la Baie d’Hudson pour l’espace de vingt-et un an avec condition et réserve expresses que le gouvernement ferait en aucun temps s’il le jugeait à propos, arpenter, concéder ou vendre des terres pour y former des établissements, & & &.

Que la Compagnie de la Baie d’Hudson, dont les intérêts avec ces Sauvages sont bien diminués depuis que ce territoire a été ouvert à l’agriculture et au commerce des bois, ne les traite plus comme ils étaient traités cy devant, de sorte que ces familles au nombre de vingt-cinq sur le territoire du Saguenay et de cent cinquante dans l’étendue des Postes du Roi, sur le fleuve St Laurent, sont exposés à toutes espèces de privations, à mourir de faim même! L’hiver dernier sans l’asile et la nourriture que leur donna […] Mr Peter McLeod à Chicoutimi, quoiqu’à la porte d’un des postes de la compagnie, le plus grand nombres de ces pauvres malheureux seraient mort de faim et de misère.

Le quarantième article de la capitulation de Montréal porte que les Sauvages seront maintenus dans la possession des terres qu’ils habitent.

Une Proclamation subséquente de sa majesté George trois émané en mil sept cents soixante trois leur donne une nouvelle garantie pour la possession de leurs terres à chasse. Les Sauvages considèrent cette pièce comme leur chartre!

Depuis 1763, le Gouvernement adhérent à la proclamation royal de la même année, n’a pas cru devoir déposséder les Sauvages de leurs terres sans entrer en arrangement avec eux et leur donner quelque indemnité.

[…]

S’appuiant sur ces documents et comptant sur la protection que le Gouvernement a toujours donné à toutes les tribus Sauvages du Haut et Bas Canada en pareilles circonstances, les Sauvages du Saguenay ont adressé l’année dernière une pétition au gouverneur général Lord Metcalfe demandant une annuité et des terres propres à l’agriculture sur les bords sud du Lac St Jean, à Chicoutimi et aussi sur les bords des rivières Betsiamitis et Godbout pour les dédommager de la ruine de leurs forests […] de la destruction des animaux sauvages, (leur principale source alimentaire) de la perte de leurs droits et de leur indépendance; le Gouvernement ayant donné a ferme leur territoire à la Compagnie de la Baie d’Hudson avec des privilèges exclusifs.

Prenant respectueusement la liberté d’annoter copie de la sus-dite pétition au present mémorial, je prends aussi celle de référer à la consideration de votre Excellence le 17ème paragraphe d’un rapport qu’a fait dernièrement, à votre prédécesseur Lord Metcalfe, Hble D.B. Papineau à la suite de son voyage au Saguenay dans lequel il suggère « que ces Sauvages devraient être traités par le Gouvernement comme le sont les tribus du Haut Canada; c’est à dire recevoir une annuité et […] des terres en Townships sur lesquelles ils pourraient se fixer et se livrer à l’agriculture comme leur dernière source de salut. »

[Puisqu’elles sont nombreuses, les fautes ont été reproduites telles qu’elles apparaissent dans  la Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 96. De plus, lorsque la transcription de ce texte diffère du texte original, le texte original a été reflété.]

6.  La pétition d’avril 1847

[52]  Le 8 avril 1847, une autre pétition initialement écrite en langue innue, puis traduite en français par le père oblat Flavien Durocher est adressée à James Bruce Elgin, gouverneur général de la Province du Canada, par les « Indiens de Tadoussac, des [Îlets-]Jérémie, de la rivière God[bout] et d[e] Sept-[Î]les ». Elle est signée par 131 Innus (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 116).

[53]  Les pétitionnaires demandent notamment qu’on leur « réserve l’étendue de terre depuis la rivière [aux] Outardes y compris les deux rives, jusqu’à la rivière Bets[iamites] y compris les deux rives ». Ils demandent également qu’on leur « laisse le droit exclusif de chasser et pêcher le loup[-]marin pour l’été dans les baies d[e] Kawis, de Mani[cou]agan, aux Outardes et Betsiami[te]s et pour l’hiver à la Pointe-des-Monts, à la pointe [de] la Croix, à la pointe Betsiami[te]s et à Bon[-]Désir », qu’on leur « donne à [eux] seuls la propriété des bois de construction sur les rivières Papinachois et Bets[iamites] sur la réserve demandée [, q]ue ceux de la nation qu’ont pris des terrains ailleurs et commencé des défrichements soient maintenus paisibles possesseurs dans leurs localités respectives ». Ils réclament également « [q]u’enfin on [leur] donne des indemnités pour les terres que les blancs occupent sur [leur] territoire et [ils] seront satisfaits ».

[54]  Quelques jours plus tard, le père oblat Durocher rédige des notes explicatives à propos de la pétition déclarant au sujet de Bon-Désir qu’une superficie de 400 arpents (10 arpents de front sur 40 de profondeur) serait suffisante. En ce qui concerne la baie de Mille-Vaches, il indique qu’une dizaine de familles y vivent et demande qu’on protège leur droit sur ces terres gratuitement (Pièce CP-1, vol 3, cote unifiée no 118).

[55]  Le 18 juin 1847, la pétition est présentée à l’Assemblée législative par le député du comté de Saguenay, Marc-Pascal de Sales Laterrière, lequel une semaine plus tard recommande au gouverneur général de bien vouloir y porter attention. Malgré le soutien du clergé et du député Laterrière, l’examen de la pétition n’a pas eu de suite immédiate (Pièce I-3, aux pp 133–34).

[56]  Un an après cette pétition, Tancrède Bouthillier, commissaire adjoint des terres de la Couronne pour le Bas-Canada, remet un rapport daté du 1er décembre 1848. Selon son calcul, la demande de terres de la rivière aux Outardes jusqu’à la rivière Betsiamites correspondrait à 173 000 acres de terres, auxquels il faudrait ajouter la distance entre les Escoumins à la Pointe-des-Monts, ce qui « seems to be out of question at the present time » (Pièce CP-1, vol 3, cote unifiée no 136).

[57]  Toutefois, Bouthillier ne s’oppose pas à l’idée qu’on puisse octroyer aux « Montagnais Indians of the King’s Posts » des terres aux emplacements qu’ils fréquentent déjà selon un ratio de 100 à 120 acres. Il suggère de réserver un ratio de 100 à 200 acres par famille innue ou homme innu de plus de vingt-et-un ans aux emplacements qu’ils occupent déjà, sujet à l’obtention d’une sanction législative, ajoutant que cette suggestion va dans le même sens que les propositions du comité du conseil exécutif de 1845 et du commissaire des terres de la Couronne en 1846 :

From le Escoum[ins] to the Pointe[-des-]Monts, which they require for fishing, would give them from 100 to 120 miles of coast, all within the territory called the King[’s] Posts, now under lease to the H. B. Co who claim an exclusive right of fishing within their limits, altho[ugh] that rights is, I believe[,] contested.

The reservation of such large tracts in the vicinity of settlements for the sole purpose of hunting & fishing as required by the Petitioners seems to be out of question at the present time, there would however probably be no objection to lay out in suitable localities at their respective places of abode, for such of those Tribes as may wish to form permanent settlements, [b]locks of land of extents proportioned to their number, at the rate of from 100 to 200 acres of available land to each family or male individual of the age of 21. But permanent appropriations of this description, would it is presumed, require the sanction of the Legislature.

[Soulignement ajouté; Pièce CP-1, vol 3, cote unifiée no 136]

[58]  Il note également qu’il estime l’ensemble de la population composant les différentes tribus du Domaine du Roi à 1 200 âmes.

7.  La pétition de 1848

[59]  Le 7 février 1848, une autre pétition de 106 signatures d’Innus qui se disent « vrais Sauvages » est transmise à Lord Elgin, gouverneur du Canada-Uni. Ils rappellent que leurs demandes transmises il y a quatre ans sont restées lettre morte, qu’ils sont misérables, pauvres et souffrent de la faim, que les étrangers s’emparent de leurs terres et coupent le bois dans le milieu des forêts, y mettent le feu et détruisent leur chasse qui était leur seul soutien. Ils réclament des secours, des « choses pour travailler la terre, des grains pour semer », l’obtention d’ « un morcea[u] de terre au Lac Saint-Jean des deux bords de la rivière Péribonka et un autre morceau à l’entrée de la Grande Décharge du lac, là où [ils] s’assemble[nt] tous les printemps pour tendre [leurs] filets, vivre [d]u poisson et faire [leurs] canots » et être maîtres des postes de traites, dont celui de Tadoussac avec ses pêches au saumon, lorsque « les bourgeois traiteurs auront fini d’être maîtres des postes » (Pièce CP-1, vol 3, cote unifiée no 125).

[60]  La pétition, appuyée par un mémoire de Peter McLeod junior, un Innu par sa mère, ainsi que de son père et Mgr Pierre-Flavien Turgeon, coadjuteur de l’archevêque de Québec, est examinée par un comité du conseil exécutif. Une somme d’argent sera confiée à Mgr Turgeon, évêque de Sidyme, pour le bénéfice des Innus signataires.

8.  Les pétitions de 1849 et 1850

[61]  Le 7 février 1849, le père oblat Flavien Durocher intervient « on behalf of the Montagnais Indians » (Pièce CP-1, vol 3, cote unifiée no 141). La pétition n’a pas été retrouvée, mais elle est lue devant l’Assemblée législative le 12 février 1849 (Pièce CP-1, vol 3, cote unifiée no 140; Pièce I-3, à la p 136) et contiendrait trois demandes (Pièce CP-1, vol 3, cotes unifiées no 140 et 141) :

  1. une subvention auxdits sauvages, laquelle doit être prise sur le montant du bail des Postes du Roi;

  2. des terres situées entre les rivières Betsiamites et aux Outardes pour y faire la chasse;

  3. certaines autres terres pour y faire la chasse.

[62]  Bouthillier analyse ces réclamations en février 1849 et, en août 1849, il émet certains commentaires à leurs égards. Il fait mention d’environ 1 200 âmes réparties entre les Montagnais de terre (Lac Saint-Jean) et les Montagnais de mer (Côte-Nord du Saint-Laurent). Puis, considérant la proposition avancée par le père Durocher, soit l’octroi d’une terre à Betsiamites, Bouthillier accepte l’idée d’une réserve à un endroit; mais comme la mise en valeur agricole est impossible, car il s’agit d’un emplacement stérile et rocailleux, il estime approprié qu’il soit octroyé une grande superficie qui équivaudrait à une centaine d’acres par individu et non par famille. Il note par ailleurs que la Compagnie Price & Co s’oppose à ce que les Innus se voient octroyer des terres près de ses installations de la rivière Papinachois (Pièce CP-1, vol 3, cote unifiée no 137).

[63]  Le 24 septembre 1849, le père Durocher transmet une nouvelle pétition des Innus au gouverneur général Elgin. Il y réclame au « [n]om de[s] Montagnais qui habitent la rive [n]ord du S[aint-]Laurent […] ce terr[a]in qui se trouve situé entre la [r]ivière [aux] Outardes et la [r]ivière Betsiamit[e]s » précisant que certains auraient fait à grande peine du défrichement dans la baie aux Outardes. Le père Durocher fait également référence à la très grande misère des Innus et réitère leur demande pour obtenir un octroi d’argent pour se procurer des semences. Sa demande est appuyée par l’archevêque de Québec, Joseph Signay, et par l’évêque Pierre-Flavien Turgeon (Pièce CP-1, vol 3, cote unifiée no 148).

[64]  Le 14 février 1850, l’évêque Pierre-Flavien Turgeon transmet à Lord Elgin une nouvelle pétition au nom des « [S]auvages Montagnais qui habitent la partie nord du fleuve S[aint ]Laurent au-dessous de l’embouchure de la rivière Saguenay » (Pièce CP-1, vol 3, cote unifiée no 155). Cette pétition non datée aurait vraisemblablement été rédigée à l’automne 1849 (Pièce I-3, à la p 138, note en bas de page no 494). Les Innus y demandent une étendue d’un mille carré de territoire à Bon-Désir ainsi que le droit exclusif de pêche dans la rivière Betsiamites. L’évêque Turgeon explique que les Innus demandent des terres à Bon-Désir, car ils ont renoncé à leur réclamation à la rivière Papinachois étant donné que M. Price a été autorisé à bâtir des moulins à scie sur celle-ci et à prendre du bois dans le voisinage. Puis, il ajoute :

Ce qui les engage à faire ces deux demandes c’est que le territoire qu’ils réclament offre peu de facilités pour l’agriculture et n’est à peu près favorable qu’à la pêche du loup[-]marin, tandis[ que] Bon[-D]ésir leur procurer[a]it un terr[a]in très propre à l’agriculture, et la rivière Betsiami[te]s une ressource précieuse pour la pêche au saumon.

[65]  Dans son rapport de 1851, Duberger écrit à propos du secteur des Escoumins que les terres sont bonnes pour la culture du blé, de l’orge, des patates et autres légumes de jardin, et que les eaux le long du fleuve sont très poissonneuses, ce qui attire les squatters plus intéressés par la pêche que de défricher les terres. Il fait mention qu’il a marqué les bâtisses des squatters sur le plan, mais qu’à l’exception de 4 ou 5, ce ne sont que des cabanes de pêcheurs, alors que les squatters veulent acheter les lots sur lesquels celles-ci sont érigées. Il note également que des terrains ont été défrichés par Joseph Moreau, 14 acres dans les rangs 15 à 18, Paul St-Onge, Montagnais, 7 acres sur le lot 24 et Denis Jean Pierre, Montagnais, 8 acres sur le lot 50. Enfin, il ajoute que des squatters abattent quelques arbres pour s’établir des droits et prétentions sur les terres, ce qu’il qualifie de plus souvent « injustifiable » (Pièce CP-1, vol 3, cote unifiée no 165).

E.  Les Lois de 1850-1851, le décret de 1853 et la création de la réserve de Betsiamites

[66]  Le 10 août 1850, est adopté l’Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada, 1850 (13-14 Vict), c 42, visant à établir de meilleures dispositions pour prévenir les empiètements qui pourraient se commettre et les dommages qui pourraient être causés sur les terres appropriées pour l’usage des diverses tribus et peuplades de sauvages, dans le Bas-Canada, et pour défendre leurs droits et privilèges.

[67]  Le 30 août 1851, le Parlement du Canada-Uni adopte lActe pour mettre à part certaines étendues de terre pour lusage de certaines tribus de sauvages dans le Bas-Canada, 1851 (14-15 Vict), c 106 (« Loi de 1851 »), laquelle accorde au commissaire des terres de la Couronne le pouvoir de désigner, arpenter et mettre à part deux cent trente mille (230 000) acres de terres pour les Amérindiens du Bas-Canada.

[68]  À la suite de l’adoption de la Loi de 1851, lors de la confection des cédules de distribution de 1852-1853, le gouvernement sélectionne des terres pour l’usage des autochtones du Domaine du Roi dans deux régions : 1) le Saguenay-Lac-Saint-Jean pour lequel on propose la mise de côté de terres à la rivière Péribonka et à Métabetchouane; 2) 70 000 acres dont environ 11 milles de front sur 10 milles de profondeur sur le fleuve Saint-Laurent, depuis la rivière aux Vases jusqu’à la rivière aux Outardes à Manicouagan pour les « Montagnais, Tadoussa[c], Papinachois, Na[skapi], et autres tribus nomades dans l’intérieur d[es] Poste[s] du Roi », soit les « [t]ribus indiennes, dont les terres à chasse sont situées sur le territoire arrosé par les tributaires de la rive nord du S[aint-]Laurent, à l’est de la rivière Saguenay, dans les limites d[es] Poste[s] du Roi ». La réserve proposée à Manicouagan deviendra ultérieurement la réserve indienne de Betsiamites. Quant à toutes les autres demandes des Innus afin d’obtenir entre autres des droits le long de la côte pour la chasse au loup-marin ou le long des rivières à saumon, elles ne sont pas retenues.

[69]  L’acte de création de la réserve de Pessamit (anciennement Betsiamites) est signé en 1862.

[70]  La décision du gouvernement de relocaliser dans une seule grande réserve tous les Innus de la Côte-Nord échoue en ce que plusieurs d’entre eux refusent d’y déménager et continuent à demander des terres sur les territoires qu’ils occupent. La cause étant que cette réserve est trop éloignée de leurs territoires de chasse et de pêche et, à moins d’y avoir des liens familiaux avec des Innus ayant des terrains de chasse dans cette région, ils n’ont pas de lieux pour se livrer à leurs activités traditionnelles.

[71]  Ainsi, la question de l’octroi de terres pour plusieurs bandes innues, dont les Innus des Escoumins, continue à se poser.

[72]  Le 27 décembre 1851, Robert Bruce, surintendant des Affaires indiennes écrit au révérend C.F. Cazeau, vicaire général : « […] I lean on the authority of an eye witness that the Escoum[ins] Indians are in great distress […] » (Pièce CP-1, vol 3, cote unifiée no 177).

[73]  Le 15 août 1852, une pétition signée aux Îlets-Jérémie par « les chasseurs [M]ontagnais » implore Lord Elgin de leur fournir des secours, malgré que des terres leur ont été concédées, car, disent-ils, la chasse a été détruite par l’arrivée des blancs et la pêche au saumon a été détruite par les moulins à scie, alors que les marchands se sont emparés des autres rivières, leur misère est extrême (Pièce CP-1, vol 4, cote unifiée no 182).

[74]  Le 21 septembre 1852, dans une lettre adressée au père oblat Santoni, l’archevêque de Québec, note la présence de 40 à 50 « familles Sauvages » entre les Escoumins et Bon-Désir (Pièce CP-1, vol 4, cote unifiée no 184). Le 10 octobre 1853, dans une lettre adressée au vicaire général le révérend Cazeau, le père Durocher répertorie 30 familles aux Escoumins (Pièce CP-1, vol 4, cote unifiée no 196).

[75]  Le 4 février 1859, dans une lettre à son supérieur, le père Arnaud donne une description de sa vie aux Escoumins. Il indique notamment que « la chasse est le domaine particulier [des] sauvages, ils la font chaque jour, tantôt sur la mer et tantôt dans le bois » et leurs cabanes sont composées « de perches et d’écorces de bouleau, et entourée[s] de branches de sapins qui couvrent la neige et la terre gelée » (Pièce CP-1, vol 4, cote unifiée no 222).

[76]  Ainsi, malgré la création de la réserve à Betsiamites, les oblats continuent à aller partout sur le territoire et notamment aux Escoumins où sont restées plusieurs familles innues (Pièce CP-1, vol 5, cote unifiée no 267).

[77]  Le 29 mars 1865, la Province du Canada émet des lettres patentes à Nazaire Têtu pour les « lots number[ed] Ten and Eleven in Range letter A […] » et  « [a]lso the lot letter A and the lots numer[ed] Ten, Eleven, Twelve and [T]hirteen, and fifty in the First Range, of the said [t]ownship, and […] part of lot number Fifteen in the said First Range» (Pièce CP-1, vol 5, cote unifiée no 253).

F.  Le rapport du juge O’Brien et la nomination d’un agent des Affaires indiennes

[78]  À la fin des années 1870, le juge Francis Henry O’Brien, après avoir offert ses services, se voit confier la mission par le Département des Affaires indiennes d’obtenir des informations relativement « aux Sauvages de Betsiamit[e]s et de R[es]tigouche ». Les résultats de son enquête sont compilés dans un rapport remis aux autorités le 1er mars 1879 et publié la même année dans le Rapport annuel des Affaires indiennes (Pièce CP-1, vol 5, cote unifiée no 295).

[79]  Son rapport est détaillé et fait état de données démographiques et géographiques concernant les Innus de la Côte-Nord et des divers problèmes vécus par les populations innues. Il fait plusieurs recommandations dont notamment les suivantes :

  • la nomination d’un agent des Affaires indiennes, sans quoi, précise-t-il, les efforts pour leur venir en aide seront vains. L’agent devrait visiter régulièrement les communautés installées le long de la côte et tenir un registre précis de la population qui s’y trouve;

  • la création de réserves en plusieurs endroits de la côte, soit à Godbout, Sept-Îles, Mingan et Natashquan en vue de leur établissement en village et pour s’adonner à l’agriculture;

  • l’octroi de licence délivré par l’agent des Affaires indiennes aux commerçants qui feraient affaire avec les Indiens de la côte, lequel devrait fixer les tarifs de vente et d’achat des fourrures.

[80]  Le juge O’Brien s’abstient de commentaires quant à la réserve de Betsiamites dû « by its relatively advanced state » (Pièce CP-1, vol 5, cote unifiée no 295).

[81]  Le rapport du juge O’Bien est bien reçu par Philip M. Vankoughnet, anciennement commissaire des terres de la Couronne en poste depuis 1860, et qui, après la Confédération, devient surintendant général adjoint des Affaires indiennes.

[82]  En septembre 1879, conformément aux recommandations du juge O’Brien, Louis Félix Boucher (« Boucher ») est nommé agent des Affaires indiennes pour la Côte-Nord avec résidence à Betsiamites (Pièce CP-1, vol 5, cote unifiée no 308). Boucher est originaire du secteur des Escoumins y ayant vécu 28 ans avant sa nomination. Il y retournera après sa démission en 1891.

[83]  Entretemps, le 12 septembre 1879, Théodore-Jean Lamontagne, homme d’affaires et entrepreneur reconnu qui a acquis les propriétés des Têtu aux Escoumins, transmet des protêts par notaire à Édouard Moreau, Paul Ross, Pierre Jacques et Pierre Denis, tous Innus, leur ordonnant de déguerpir et de délaisser les terrains qu’ils occupent, y compris sur la pointe des Escoumins, sans délai, alléguant que ceux-ci lui appartiennent (Pièce CP-1, vol 5, cotes unifiées no 304, 305, 306 et 309).

[84]  Le 25 octobre 1879, Boucher reçoit ses instructions du Département des Affaires indiennes. Des extraits du rapport du juge O’Brien sont joints aux instructions et portés à son attention. En lien avec les recommandations du juge O’Brien, l’agent Boucher est chargé de (1) visiter toutes les bandes innues le long de la côte au moins une fois par année, (2) surveiller, lors de ces visites, le commerce des fourrures, interdire l’usage d’alcool, faciliter l’établissement des bandes innues le long de la côte dans les réserves, et valoriser d’autres modes de subsistance que la chasse, et (3) veiller à la bonne gestion des secours financés par les Affaires indiennes destinés aux Innus (Pièce CP-1, vol 5, cote unifiée no 310; Pièce I-3, à la p 155).

[85]  Dans l’esprit du rapport d’O’Brien, dont l’une des recommandations est la création de réserves le long de la côte, l’agent Boucher est requis « to report what area of land should be set apart as Reserves for the Indians at the several points above described or at any other places at which you consider it might be advisable to establish Reserve » (Pièce CP-1, vol 5, cote unifiée no 310).

G.  La décision de la Couronne de créer une réserve à Essipit

[86]  Le 20 septembre 1880, à la suite de sa tournée des communautés, l’agent Boucher rédige son rapport, lequel est transmis au surintendant Vankoughnet. Dans son rapport, Boucher identifie plusieurs emplacements possibles pour la création de réserves indiennes et signale la présence d’une petite bande indienne aux Escoumins. À cet égard, il écrit (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 314) :

ESCOUM[INS]

J’ai rencontré dix familles, et une vieille veuve infirme; total, 50 âmes.

Escoum[ins] est un ancien poste sauvage. En hiver ils font la chasse aux fourrures et au loup-marin; quelques fois ils chassent aussi le loup-marin en été. Ils font des raquettes qu’ils vendent aux blancs.

Les femmes travaillent des sacs à tabac en peau de loup-marin, et des souliers de peau de caribou et de loup-marin passés et fleuris en soie qu’elles vendent aux blancs.

Ils possèdent cinq petites maisons tenues proprement, et leurs habits sont propres. Ils n’ont point de chapelle, ils vont aux offices à la chapelle des blancs.

Il n’y a point de terrain de réserve, ils occupent un terrain concédé aujourd’hui à [M. E.] Vachon, depuis plus de 30 ans; ils habitent à cet endroit et le propriétaire serait disposé à le céder à bas prix, si votre ministère veut bien le leur acheter. Ces sauvages vous le demandent. Cela leur ferait une petite réserve. De plus, si votre ministère voulait leur donner des patates et du grain, qu’ils sèmeraient le printemps prochain, cela leur aiderait beaucoup à vivre; ce terrain serait assez facile à cultiver, les grains pousseraient et mûriraient facilement. Cette petite bande n’a jamais eu d’octrois et ils seraient très reconnaissants d’en avoir si on leur en donnait.

Quelques familles de ces sauvages vont durant l’été à Tadoussac, où ils peuvent plus facilement disposer des produits de leur industrie aux touristes qui visitent la place durant la belle saison.

Ces sauvages sont polis et se conduisent bien; le plus grand nombre est sobre; les marchands de boisson[s] sont en garde, je les ai tous avertis lors de ma visite dans le mois d’août dernier; j’espère que cela aura un bon effet. Point de maladie parmi eux.

[Soulignement ajouté]

[87]  Le 5 novembre 1880, à la suite de la réception du rapport de l’agent Boucher, Vankoughnet lui demande de lui fournir des informations, notamment quant au prix et à la superficie des terres appartenant à Édouard Vachon ainsi que sur la période de l’année qu’y résident les Indiens (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 317).

[88]  Le 28 janvier 1881, Boucher informe Vankoughnet de ce qui suit (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 321; Pièce I-3, aux pp 178–80) :

[M.] E. Vachon demande 200[,00 $] pour environ 230 arpents de terrain en superficie, sur la pointe situé[e] à l’ouest de la rivière Escoum[ins] dont une partie sur le bloc A et le no. 11 du rang A, ce qui est enfermé par des petits points noirs dont vous voudrez voir par le plan [ci-]inclus que [M.] E. Vachon m’a fourni pour votre information. Cette partie de terrain n’est pas tout de première qualité, mais tout cultivable. C’est un site magnifique, un bon chemin déjà fait traverse ce terrain, on parle de construire un quai au bout de la pointe, qui serait en dehors de cette réserve, afin d’y faire venir les vapeurs avec des étrangers, ce qui donnera beaucoup d’importance à la place et fournirait un marché pour les ouvrages de l’industrie de ces sauvages qui seraient chez eux. 

Ces sauvages sont vaillants, désire[nt] de cultiver, et sont toujours à la mer sauf que les chefs de famille vont au bois durant l’hiver pour la chasse au[x] fourrure[s] pour un mois ou deux, leurs familles restent toujours à la mer.

C’est aussi une des bonnes places pour la chasse au [l]oup[-m]arin.

[Soulignement ajouté]

[89]  Il termine sa lettre en demandant à Vankoughnet de lui renvoyer le plan qui appartient à Vachon afin de lui remettre. Il est à noter que c’est la seule place où il sera fait mention de 230 arpents. Toute la correspondance par la suite réfèrera à 230 acres. Les parties conviennent qu’il s’agit de 230 acres.

[90]  Le 23 février 1881, Vankoughnet écrit à Boucher pour lui demander d’obtenir de Vachon des titres clairs et, par la suite, avec la permission de ce dernier, de faire arpenter le terrain (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 322) :

[…] I have to inform you that on the next occasion of the visit of a surveyor which you think will likely be the next spring (provided Mr. Vachon can show a clear title to the land, which should be done by an abstract respecting the property in question from the books [?] of the Registry office), you might have with Mr. Vachon’s permission the piece of land in question surveyed.

It should not be less than the quantity named in your letter viz 230 acres for which the Dept[.] will agree to pay the price asked by Mr. Vachon viz $200.00.

[Soulignement ajouté]

H.  L’arpentage de la réserve, les négociations et la création de la réserve

[91]  À la fin de l’été 1881, sans avoir obtenu de titres clairs ni fait arpenter le terrain, comme le demandait Vankoughnet dans sa correspondance du mois de février précédent, l’agent Boucher demande d’être autorisé à procéder à l’achat des terres (Pièce I-3, aux pp 181–82). La réponse des Affaires indiennes à cette demande n’a pas été retrouvée, cependant, en octobre 1881, informé de l’intention d’arpentage, Marie-Honorius-Ernest Cimon, député de Chicoutimi, propose aux Affaires indiennes qu’Elzéar Boivin soit retenu comme arpenteur (Pièce I-3, à la p 182). Le 4 novembre 1881, Vankoughnet transmet à Boucher la lettre de Cimon, recommande d’engager Boivin et l’autorise à utiliser les services de Boivin ajoutant qu’il doit préalablement obtenir des titres clairs et l’accord de Vachon (Pièce I-3, à la p 182; Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 329) :

[…] to inform you that provided you have, on obtaining an abstract of title from the Registry office as described in letter to you of the 23 Feb. last, satisfied yourself that Mr. Vachon’s title to the land is complete + satisfactory, you may employ Mr. Boivin to survey the tract on the understanding, however, that you make an economical arrangement with him.

[92]  Le 16 novembre 1881, Boucher confirme à Vankoughnet, ce qui suit (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 330) :

J’ai l’honneur de vous informer que j’ai écrit tout de suite à [M.] l’[a]rpenteur E. Boivin de vouloir cha[îner] le terrain des Escoum[ins] acquis de [M.] E Vachon pour une réserve sauvage, et me faire connaître quand l’ouvrage serait terminé.

J’ai aussi écrit à [M.] E. Vachon de donner tous les renseignements à [M.] Boivin afin de hâter l’arpentage et terminer au [plus tôt] pour que je puisse vous en faire connaître le résultat.

[93]  Sur la lettre du 16 novembre 1881, on retrouve en marge de celle-ci une note de Vankoughnet datée du 30 novembre 1881 :

Mr[.] Mercill[?] ack[knowledge] & request Mr[.] Boucher to report whether he made the necessary enquiry into the title of the land & with what result say [?] an abstract from the registrary Books [shall] be forwarded to the Dept[.] by him.

[94]  Le 19 novembre 1881, soit à peine trois jours après l’envoi de la lettre de Boucher, l’arpenteur Boivin est sur le terrain. L’arpentage se déroule en compagnie du révérend Parent, curé des Escoumins, lequel représente l’agent Boucher qui est absent, de Vachon et des témoins Jean Maltais et William Tremblay.

[95]  Dans son procès-verbal daté du 19 novembre 1881, l’arpenteur Boivin indique qu’après avoir pris acte des conventions stipulées par Vachon et Boucher, il a procédé à l’arpentage et que la « superficie totale de la réserve ainsi arpentée est de quatre-vingt-dix[-]sept acres (97 acres) plus ou moins ». Le terrain qu’il délimite est borné par le lot XI du rang I, par la « partie du lot No. XIII occupée par Milan Lepage », par le fleuve au sud et par la « partie des lots Nos XII et XIII appartenant à ladite société Lamontagne et Vachon » au nord. Il ajoute que le tout a été fait à la satisfaction des requérants ou de leurs représentants (Pièce I-3, à la p 182; Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 331).

[96]  Boivin ne précise pas quelles sont les « conventions stipulées » auxquelles il réfère. Toutefois, on comprend d’un des états de compte que Boivin transmettra ultérieurement à Boucher qu’il a reçu des instructions verbales de ce dernier le 14 novembre 1881 (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 336) et de la lettre du 16 novembre 1881 à Vankoughnet, que Boucher a demandé à Vachon de donner tous les renseignements à Boivin.

[97]  Le 3 décembre 1881, une lettre du Département des Affaires indiennes est envoyée à Boucher afin de lui rappeler qu’avant de donner instruction à Boivin d’arpenter la réserve, il doit faire valider les titres de Vachon, c’est-à-dire qu’il doit obtenir et expédier au département un extrait du livre du registraire (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 332).

[98]  Plusieurs mois plus tard, le 7 avril 1882, l’agent Boucher transmet à Vankoughnet le plan et deux états de compte datés du 27 février 1882 de Boivin. Un premier totalise la somme  de 199,42 $ pour les travaux d’arpentage. Le second au montant de 55,32 $ concerne des services rendus sur « instructions verbales de L.F. Boucher Ecu[ier], [s]urintendant des [A]ffaires indiennes à Betsiamites, en date du 14 novembre 1881 ». Il s’agit de frais pour notamment des copies de notes d’arpentage, du plan, et autres documents et pour la pose de quatre bornes en pierre (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 336).

[99]  Dans sa lettre, Boucher l’informe également s’être rendu « aux Escoum[ins] visit[er] l’arpentage de [M.] Boivin du terrain de réserve, en même temps visit[er] les Sauvages », que « [l]’arpentage du terrain est bien fait avec de bonnes bornes en pierre ». Il l’avise également d’avoir reçu le plan et le procès-verbal de Boivin et que le terrain arpenté n’a pas la même superficie que celle mentionnée initialement (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 337; Pièce I-3, notes en bas de page no 660 et 644; Pièce R-2, à la p 86) :

[…] le chemin nord-est se continu jusqu’au fleuve.

Il n’y a pas la quantité de terrain que je vous ai mentionné dans ma lettre du 28 de janvier 1881, mais la même grandeur que j’avais marqué[e]. J’en ai parlé avec [M.] E. Vachon, et communiqué votre lettre du 23 de février 1881. [M.] Vachon m’a dit que c’était envir[on] la quantité du terrain qu’il m’informa, sans l’avoir mesuré. [M.] Vachon m’a dit que cela ne changeait rien du prix, que le prix de [200,00 $] a toujours été son prix, vu que cette partie est prise dans le plus beau terrain de son établissement de scierie, et que les terrains ont pri[s] beaucoup de valeur.

[100]  Dans cette correspondance, l’agent Boucher indique que Vachon lui a « fait voir le titre ou patente, dans laquelle serait la réserve des Sauvages et il dit qu’il [ne] pourra pas donn[er] cette patente, vu qu’elle renferme beaucoup d’autres terrains ». Il demande s’il peut procéder à l’achat du terrain et si l’acte de vente doit être fait par un notaire ou sous seing privé, vu l’absence de notaire aux Escoumins. Il précise qu’il lui envoie le plan de Boivin, mais qu’il conserve avec lui le procès-verbal de l’arpenteur au cas où il pourrait procéder avec l’acte de vente. Il conclut en disant que « [M.] Vachon demande si vous voulez lui envoy[er] le plan que je vous ai envoyé le 28 de janvier 1881, ou une copie, il en aurait besoin ».

[101]  Boucher n’indique pas dans sa lettre que la superficie est réduite à 97 acres. Il transmet à Vankoughnet le plan de Boivin (Pièce M-1, cote unifiée no M-19). On constate que le lot 11 est exclu de la superficie arpentée. Par ailleurs, on comprend que Boivin n’avait pas en main le plan remis par Vachon à Boucher et transmis par ce dernier à Vankoughnet le 28 janvier 1881, lequel incluait le lot 11.

[102]  Le 24 avril 1882, Vankoughnet fait de nombreux reproches à l’agent Boucher pour ne pas avoir suivi ses instructions. Il lui reproche de n’avoir pas vérifié le titre de propriété du terrain auprès du Bureau du registraire du district du Saguenay avant de procéder à l’arpentage et d’avoir entrepris des dépenses d’arpentage de près de 200,00 $, dépenses qui seront inutiles advenant que Vachon ne détienne pas des titres valables. Il l’avise que le seul examen des lettres patentes n’est pas suffisant pour avoir l’assurance que les titres de propriété sont clairs. Il ajoute, qu’outre le registre du Bureau du registraire, il devra vérifier auprès du Shérif de comté s’il n’y a pas de réclamations grevant le titre de propriété pour taxes impayées et que la vente se fera devant notaire après avoir reçu la confirmation quant aux titres (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 338).

[103]  Le 27 avril 1882, Vankoughnet transmet au sous-ministre de l’intérieur les notes d’arpentage, qu’il a dû vraisemblablement obtenir de Boucher depuis, et le plan de Boivin ainsi que les factures pour honoraires et dépenses de ce dernier afin que le tout soit examiné par l’arpenteur général du Canada (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 339; Pièce I-3, à la p 182, note en bas de page no 657).

[104]  Le 2 mai 1882, l’arpenteur général du Canada, soulignant des erreurs et imprécisions au plan, informe Vankoughnet d’erreurs au plan par rapport aux notes de terrain et demande une révision du plan. Il demande également de corriger l’emplacement des maisons des occupants, lesquelles ne sont pas correctement indiquées au plan (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 340; Pièce I-3, à la p 182, note en bas de page no 657).

[105]  Boivin fait les corrections demandées et produit une version définitive du plan le 19 juillet 1882. Le plan localise neuf maisons sur le « chemin Nord-Est » et la « rue centrale » de la réserve proposée de 97 acres et donne la liste suivante de leurs propriétaires : 1) Michel Aglée; 2) Jos Nicolas; 3) S. Dénis; 4) Michel Napentie; 5) Paul Ross; 6) Ed. Moreau; 7) Chas. Dominique; 8) Léon; 9) Pierre Denis (on peut en déduire qu’il s’agit de Michel Atlé, Joseph Nicolas, S. Denis, Michel Napentie, Paul Ross, Édouard Moreau, Charles Dominique, Léon Dominique et Pierre Denis) (Pièce M-1, cote unifiée no M-19).

[106]  Le 4 janvier 1883, après une demande de Vachon, le certificat de propriété est délivré par Charles Du Berger, registrateur. En envoyant le certificat à Vankoughnet, Boucher l’interprète « comme quoi qu’il n’y a point d’hypothèque » et ajoute que « Vachon désire beaucoup qu’il soit payé au [plus tôt], vu que les Sauvages occupe[nt] le terrain et qu’ils en retire[nt] tout le profit » (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 348; Pièce I-3, à la p 183, note en bas de page no 663).

[107]  Après réception de cette lettre, le 23 janvier 1883, Vankoughnet demande un avis au ministère de la Justice. Le 15 février suivant, le sous-ministre l’avise qu’il est de coutume de faire vérifier les titres du vendeur par un avocat et il invite Vankoughnet à lui faire part de ses intentions à cet égard (Pièce I-3, à la p 184; Pièce R-2, aux pp 88–89). Le 16 mars 1883, Vankoughnet donne instruction à George Wheelock Burbidge, sous-ministre de la Justice et procureur des Affaires indiennes, de mandater un agent à cette fin (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 352). Me F.X. Gosselin, avocat (aussi reconnu comme notaire dans certain texte), reçoit mandat le 19 mars 1883.

[108]  S’ensuivent différentes démarches du ministère de la Justice pour vérifier la validité des titres. Les démarches sont longues puisque, malgré des demandes répétées de Me Gosselin, Vachon ne transmet pas les documents nécessaires à la recherche de titres.

[109]  Finalement, Me Gosselin avise le 22 juillet 1886, que les droits de propriété de Lamontage sont établis et le 6 août 1886, Burbidge avise Vankoughnet que « the property proposed to be purchased for the Escoum[ins] I[ndian] Reserve belongs to Mr[.] T.J. Lamontagne and that he has a good title free from all encumbrances » et que le surintendant peut donc procéder à l’achat (Pièce CP-1, vol 7A, cote unifiée no 391; Pièce I-3, aux pp 184–85 et la note en bas de page no 669).

[110]  Ainsi, Vankoughnet apprend donc cinq ans plus tard que le véritable propriétaire des terres projetées pour constituer la réserve n’est pas Vachon, mais Lamontagne.

[111]  Finalement, le 9 août 1886, après que la vérification des titres ait été effectuée sur la superficie arpentée par Boivin, soit sur une partie du bloc A uniquement, Vankoughnet demande à l’arpenteur général en chef de se prononcer « on quantity of land proposed to be purchased as shown in Mr[.] Boivin’s plan & description of survey ». L’arpenteur Samuel Bray chargé de faire le suivi du dossier avise le sous-ministre de qui il reçoit la demande qu’il doit obtenir une copie du plan de Boivin étant donné que la lettre du 28 janvier 1881 qui lui a été transmise fait état de 230 acres alors que le procès-verbal de Boivin du 19 novembre 1881 indique 97 acres (Pièce I-3, aux pp 185-86; Pièce CP-1, vol 7A, cote unifiée no 397). Il recevra une copie du plan de Boivin le 1er avril 1887.

[112]  Entre-temps, Vankoughnet, dont la demande du 9 août 1886 est demeurée sans réponse, s’adresse à nouveau le 28 décembre 1886 à l’arpenteur général et réitère sa demande : « What is the area of the tract proposed to be bought as an Indian Reserve at Escoum[ins]? » (Pièce CP-1, vol 7A, cote unifiée no 396).

[113]  Le 29 décembre 1886, l’arpenteur Samuel Bray avise le sous-ministre qu’une lettre préliminaire concernant cette question en date du 28 janvier 1881 réfère à 230 acres et qu’un procès-verbal datant du 19 novembre 1881 attaché au dossier, soit celui de Boivin, décrit une parcelle de terres de 97 acres. Dans ces circonstances, conclut-il, il est probable que cette dernière superficie soit exacte, mais il doit obtenir le plan de la réserve afin de s’assurer que le procès-verbal décrit toutes les terres proposées pour l’achat de la réserve (Pièce CP-1, vol 7A, cote unifiée no 397).

[114]  Le 6 mai 1887, après avoir reçu une copie du plan de l’arpenteur Boivin, l’arpenteur Bray confirme au sous-ministre que la superficie de la réserve est de 97 acres (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 406).

[115]  Cependant, plusieurs années s’écouleront avant l’achat des terres de la réserve, puisque les parties ne s’entendent pas sur le prix d’achat. Lamontagne insiste pour avoir 200,00 $ alors que le Département des Affaires indiennes offre 100,00 $ puisque la superficie est maintenant de 97 acres. Notamment, en juin 1887, Lamontagne écrit à Boucher pour l’aviser qu’il maintient son prix malgré la diminution de la superficie (Pièce CP-1, vol 7A, cote unifiée no 412) :

Je désire vous faire remarquer que malgré que le terrain en question ne soit pas aussi considérable qu’on le supposait d’abord, que c’est bien le même territoire contenu dans les bornes désignées dans le tem[ps], et que ce terrain avait été jugé suffisant dans le tem[ps], en même temps [sic] qu’il est indispensable et utile pour le maintien de ces familles.

[…]

Jusqu’à présent les Sauvages ont occupé ces lots sans empêchement de ma part, désirant les laisser vivre paisiblement et les ayant aidé et encouragé autant qu’il a été en mon pouvoir, avec la certitude que votre Département me dédommagerait en tem[ps] et lieu, pour ce terrain.

[116]  Le 18 octobre 1887, Boucher écrit à Vankoughnet pour l’informer que Lamontagne n’accepte pas l’offre du Département des Affaires indiennes. Boucher avait également écrit le 18 août 1887 qu’il « partage l’idée de Monsieur Lamontagne qui est en faveur de nos Sauvages et [il] [lui] prie d’en acquitter le montant demandé afin que les Sauvages ne soi[ent] pas dépossédés du terrain et des améliorations qu’ils ont fai[tes], surtout depuis que l’arpentage a eu lieu » (Pièce CP-1, vol 7A, cote unifiée no 414 et 420; Pièce I-3, aux pp 186, 188, note en bas de page no 694; Pièce R-2, à la p 91).

[117]  Le juge Gagné, ami intime de la fille de Lamontagne, et l’époux de cette dernière, interviennent pour appuyer la position de Lamontagne faisant valoir que la somme de 200,00 $ pour le terrain ne dépendait pas du nombre d’acres, mais s’appliquait au terrain tel que connu (Pièce I-3, à la p 187).

[118]  Les parties finissent par s’entendre en octobre 1891 sur le prix de 162,75 $, soit 100,00 $ pour les 97 acres, plus 6 % d’intérêt à partir du 28 janvier 1881, date à laquelle l’agent Boucher a transmis l’offre de Vachon au Département des Affaires indiennes (Pièce CP-1, vol 7B, cotes unifiées no 446, 449, 450 et 452).

[119]  L’acte de vente est conclu le 23 juillet 1892, Lamontagne et C. Panet Angers, avocat représentant le ministère de la Justice et le surintendant général des Affaires indiennes, devant le notaire Jean Alfred Charlebois à Québec. L’acte de vente indique que la parcelle de terrain de 97 acres est bornée au sud-ouest par le lot XI du rang 1 du canton Escoumins, au nord-est par une partie du lot XIII occupé par Milan Lepage, au sud-est par le fleuve Saint-Laurent et au sud-ouest par le lot XII et une partie du lot XIII (Pièce CP-1, vol 7B, cote unifiée no 457).

[120]  L’acte de vente réfère à un plan annexé. Il s’agit d’un plan confectionné en 1879 et signé par l’arpenteur Eugène-Étienne Taché et non pas celui de Boivin. Le plan illustre avec des pointillés noirs un espace renfermant le lot 11 et une partie du bloc A (Pièce M-1, cote unifiée no M-15).

[121]  Malgré l’acquisition des terres en 1892, ce n’est qu’en 1993 que la Couronne adopte un décret confirmant la mise de côté, à titre de terres de réserve au profit de la bande d’Essipit, les terres achetées par la Couronne en 1892 (Pièce CP-1, vol 9, cote unifiée no 691). Le décret de confirmation a exclu la superficie du chemin de terre la traversant, réduisant celle-ci de près d’une acre. La question du chemin fait l’objet d’une autre revendication de la revendicatrice et par conséquent, cette question n’est pas soumise ici pour adjudication.

III.  les témoins profanes

A.  Chef Martin Dufour

[122]  Le Chef Martin Dufour a témoigné sur les limites de la réserve et les sites d’importance pour les Innus d’Essipit, notamment l’anse à Bélanger, un site d’intérêt pour la culture innue appelée « innu-aitun ».

[123]  Le Chef Dufour affirme que l’anse à Bélanger est située en bordure du fleuve et est facile d’accès pour l’embarquement et le débarquement des canots pour la chasse au loup-marin et la cueillette d’oursins, myes, bourgots et autres mollusques marins dont certains sont encore aujourd’hui consommés par les membres de la communauté. Cet endroit se situe à un kilomètre à l’est des limites de la réserve et à l’abri des grands vents. Il s’agit d’un site archéologique de première importance pour la Nation Essipit.

[124]  Le Chef Dufour mentionne aussi comme sites d’intérêt pour l’exercice des activités traditionnelles des membres de la Nation Essipit, la pointe de la Croix, la pointe aux Sauvages, Bergeronnes et l’anse à la Cave. Également, la rivière des Escoumins et les Îlets Boisés constituent un lieu de chasse pour les oiseaux migrateurs et l’anse à Callus, situé à l’intérieur de la baie des Escoumins, lequel était également un lieu important pour la cueillette de la mye et autres mollusques. Celle-ci est aujourd’hui interdite due à la présence de toxines. De même, Bon-Désir était un endroit important pour la chasse au loup-marin et où les Innus Essipit échangeaient leurs peaux. Tous ces lieux se situent à l’extérieur de la réserve de 97 acres.

[125]  Le Chef Dufour explique qu’une partie de la réserve de 97 acres était composée de tourbières, ce qui rendait très difficile son développement, alors que l’accès au fleuve est impossible à cause de l’escarpement très abrupt de la côte. Le côté est de la réserve est aussi très abrupt. La réserve est située sur un plateau. Un chemin a été fait pour se rendre à l’anse à Jos, cependant l’accès demeure difficile et marécageux.

[126]  Selon le Chef Dufour, la petitesse de la réserve a toujours été un problème. Au cours des ans, la Nation Essipit a acquis des terrains pour assurer son agrandissement. En 1998, le gouvernement du Canada a acheté les terrains acquis par la Première nation des Innus Essipit afin d’agrandir la réserve. Par ailleurs, ajoute-t-il, la question des limites de la réserve a toujours créé des tensions avec la population des Escoumins.

[127]  Le Conseil de Bande continue à acheter d’autres terrains lorsque l’opportunité se présente (Pièce R-1, vol 3, cote unifiée no R-19). Il s’agit de sites d’intérêt pour les activités traditionnelles ou de terrains permettant éventuellement d’agrandir la réserve pour y construire d’autres habitations. Actuellement, la Première nation compte 740 membres. Le tiers des membres réside sur la réserve et les 2/3 hors réserve. Celle-ci est occupée à 100 % à des fins d’habitation et n’est pas suffisante pour y accueillir tous ceux qui veulent s’y installer.

B.  Didier Ross

[128]  Didier Ross est membre de la Première nation des Innus Essipit. Il a travaillé pendant 34 ans pour la communauté et environ 25 à 30 ans comme responsable des activités innu-aitun. 

[129]  Il témoigne comment se fait la chasse au loup-marin qui se pratique principalement durant l’hiver, à partir du mois de décembre jusqu’à la fin mars/début avril et l’importance du site de l’anse à Bélanger pour cette chasse et les autres activités. Il énumère d’autres sites d’importance pour la chasse aux oiseaux migrateurs, soit les Petites-Bergeronnes et l’entrée de la rivière des Petites-Bergeronnes située à environ 15 kilomètres de la réserve, la pointe de la Croix et la pointe aux Sauvages.

[130]  Didier Ross fait également état des endroits pour la chasse à l’orignal qui se pratiquait à l’intérieur des terres. Les territoires familiaux se trouvaient plutôt à l’est de la rivière des Escoumins en montant jusqu’au lac des Cœurs puis en descendant vers la rivière Portneuf pour revenir aux Escoumins. À la chasse s’ajoutent le piégeage et la cueillette des mollusques et des fruits sauvages, des activités traditionnelles des Innus d’Essipit. Il décrit de plus le territoire traditionnel des Innus d’Essipit.

[131]  Selon monsieur Ross, la cohabitation entre les membres de la communauté des Innus d’Essipit et ceux non-autochtones des Escoumins n’est pas toujours facile. Des conflits surviennent notamment quant aux périodes de chasse et de pêche lors de l’exercice de leurs droits.

[132]  Monsieur Ross témoigne se souvenir, alors qu’il était enfant, que la partie résidentielle située au nord de la réserve était un marécage et que les Innus y cultivaient un peu de foin.

[133]  Par ailleurs, la visite de la réserve et des lieux environnants par le Tribunal, dont l’anse à Bélanger, a permis de visualiser la largeur de celle-ci, le fait qu’elle est enclavée par la municipalité des Escoumins, sauf la partie du fleuve, lequel n’est pas accessible, car la pente y est trop abrupte. On pouvait voir également l’escarpement abrupt menant à l’anse à Jos et la facilité d’accès à l’anse à Bélanger.

IV.  les témoins experts

A.  En demande

1.  Paul Charest

[134]  Paul Charest a été appelé comme expert par la revendicatrice. Ses qualifications ne sont pas contestées par l’intimée. Il a été qualifié comme expert en anthropologie par le Tribunal.

[135]  Paul Charest possède une vaste expertise en anthropologie. Il détient un baccalauréat ès arts de l’Université Laval/Petit séminaire de Chicoutimi, un baccalauréat en sciences sociales, de l’Université Laval, une maîtrise ès arts en sciences sociales/anthropologie de l’Université Laval et une scolarité de doctorat de 3e cycle de l’École des Hautes Études, de Paris.

[136]  Il a enseigné au département anthropologie de l’Université Laval pendant 35 ans. Il a pris sa retraite en 2004, mais demeure professeur retraité associé et agit comme chercheur régulier au Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones basé à l’Université Laval. Il a consacré de nombreuses années de sa carrière à de la recherche et développé des projets sur les Innus de la région de la Côte-Nord. Il a à son actif de nombreuses publications, écrites seul ou en collaboration avec d’autres, dont certaines concernent les Innus Essipit.

[137]  L’expert Charest a produit un rapport intitulé Rapport d’expertise en appui à la revendication particulière de la Première nation des Innus Essipit pour la perte de territoire de réserve (Pièce R-2).

[138]  Son rapport a trois objectifs principaux (Pièce R-2, à la p 102) :

  1. présenter les contextes sociohistoriques généraux des Montagnais (appelé Innus aujourd’hui) de la Haute-Côte-Nord, et plus particulièrement ceux d’Essipit au moment de l’ouverture du territoire des Postes du Roi à la colonisation;

  2. présenter le contexte socioéconomique dans lequel une réserve pour les membres de la bande a été créée en 1892;

  3. faire l’historique du processus de création de la réserve.

[139]  La première partie de son rapport décrit le mode de vie et la culture des Innus sur leurs territoires peu avant l’arrivée d’exploitants forestiers et des squatteurs. À cet égard, l’expert Charest témoigne qu’avant l’ouverture du territoire en 1842, les Innus de la Haute-Côte-Nord avaient un mode de vie nomade, relativement stable, combinant activités de subsistance et activités commerciales.

[140]  Avant 1842, les Innus étaient des chasseurs nomades ou semi-nomades pratiquant un mode de vie généraliste et opportuniste; généraliste en ce qu’ils exploitaient une grande variété de ressources par une diversité d’activités de production : chasse tant du gibier que du loup de mer, piégeage, pêche notamment au saumon, coupe de bois, cueillette de végétaux et de coquillages; opportuniste en ce qu’ils pouvaient concentrer davantage sur une activité si cela était avantageux pour eux.

[141]  Ces activités se répartissaient le long d’un cycle annuel qui amenait les familles à se déplacer à différents endroits du territoire où les ressources étaient disponibles ou plus facilement exploitables. Dans le cas des Innus de la Haute-Côte-Nord, ce qui inclut les Innus d’Essipit, le cycle se terminait par un séjour estival sur la côte ou à la mer pour échanger aux postes de traite les produits de la chasse, les fourrures et l’huile de phoque, et pour rencontrer les missionnaires. Pendant cette période, les Innus pêchaient le saumon à l’embouchure des rivières, chassaient le loup-marin et la sauvagine et cueillaient des végétaux. La plupart, sauf ceux qui chassaient le loup-marin en hiver, passaient le reste de l’année à l’intérieur des terres à chasser et piéger. 

[142]  La deuxième partie du rapport montre la façon dont les Innus de la partie occidentale de la Haute-Côte-Nord, entre Tadoussac et Portneuf, ce qui inclut le secteur des Escoumins, ont vécu la perte de territoire et d’accès à des ressources fauniques en raison de la venue des non-autochtones.

[143]  L’expert Charest témoigne que l’arrivée des compagnies forestières à l’embouchure de plusieurs rivières et de squatteurs a entraîné la perte des territoires Innus et de l’accès aux ressources fauniques s’y trouvant. Les arpenteurs ont procédé à des inventaires forestiers et ont découpé le territoire en rangs et en lots à vendre au profit du gouvernement. De leur côté, les Innus, avec l’aide des oblats, ont fait valoir leurs droits par des pétitions adressées aux différentes autorités gouvernementales. Ils réclamaient principalement qu’on leur réserve des terres, que l’on protège leurs activités traditionnelles par l’accès exclusif à certaines ressources comme le loup-marin et le saumon et qu’on leur verse des annuités.

[144]  Une seule de leurs demandes fut agréée, soit la création de la réserve à Betsiamites, dont l’objet visé par le gouvernement était de regrouper dans un seul endroit tous les Innus de la Haute-Côte-Nord. Quant aux annuités, le gouvernement se contenta de verser des secours temporaires aux plus nécessiteux. L’expert Charest ajoute que les missionnaires ont attribué la situation socioéconomique déplorable des Innus principalement à leur dépossession de la partie côtière de leur territoire et notamment des rivières à saumon.

[145]  Selon l’expert Charest, la création d’une grande réserve unique à Betsiamites était un projet irréaliste. Le mode de vie des Innus de la Haute-Côte-Nord aurait voulu qu’ils puissent disposer de réserves dispersées le long du territoire à l’embouchure des principales rivières donnant le plus d’accès direct aux territoires de chasse familiaux, comme certains représentants des autorités gouvernementales le suggéraient, ainsi que le demandaient, notamment les chasseurs de loup-marin de la zone Tadoussac-Escoumins dans la pétition de 1847.

[146]  L’expert Charest traite également a) du rôle joué par des missionnaires Oblats comme intermédiaires entre leurs fidèles sur le plan religieux et les administrateurs des Affaires indiennes jusqu’à la nomination en 1879 de l’agent Boucher, b) des changements résultant de la perte du monopole par la CBH, ce qui amena celle-ci à changer sa structure commerciale en regroupant en grande partie ses activités à Betsiamites et à modifier sa politique de crédit envers les chasseurs innus, et c) des effets négatifs de ces changements sur ces derniers et de l’absence du gouvernement du Canada sur la Haute-Côte-Nord.

[147]  Au surplus, l’expert Charest déplore que le gouvernement n’ait tenu aucunement compte des demandes des diverses demandes des Innus d’Essipit, du ratio de superficie de 100 ou 200 acres par famille comme cela se faisait ailleurs au Québec et dans l’Ouest canadien, lorsque la Couronne fédérale a procédé à l’achat des terres qui deviendraient la réserve d’Essipit.

[148]  La troisième partie du rapport résume l’histoire de la mise en place de la réserve Essipit à partir de 1880 jusqu’en 1892 et de la réduction de la réserve à 97 acres.

[149]  En bref, pour l’expert Charest, il est difficile de croire qu’un agent d’affaires comme Vachon, qui devait bien comprendre les terrains dont il était gestionnaire ait pu se tromper à ce point en estimant la superficie du terrain. Selon Charest, on peut s’interroger à savoir si Vachon a voulu berner dès le départ l’agent Boucher et à travers lui les Affaires indiennes ou s’il a réduit la superficie de terrain pour vendre l’autre partie ultérieurement.

[150]  L’expert Charest considère curieux que Boucher n’ait pas vérifié, en aucune façon selon les documents consultés, si Vachon pouvait augmenter la superficie de 97 acres en y ajoutant un ou des lots voisins, vu que Lamontagne en était propriétaire et qu’il est d’autant plus étonnant que Boucher, qui était originaire des Escoumins, n’ai pas su que la société Lamontagne & Vachon, pour autant qu’elle ait existée, était propriétaire des lots adjacents.

[151]  Selon l’expert Charest, toute cette affaire est plutôt nébuleuse, d’autant plus que plus tard, Boucher a pris position en faveur de Lamontagne qui demandait le même montant pour un terrain réduit de 60% par rapport à l’offre initiale.

[152]  Par ailleurs, eu égard au projet de l’agent Boucher de développer l’agriculture sur la réserve, l’expert Charest note une contradiction chez celui-ci entre son désir que l’agriculture se développe sur la réserve et le peu de superficie de terre qui a été allouée aux Innus. Un lopin d’environ 97 acres est ce qu’on accordait généralement à une famille pour cultiver la terre. Pour une dizaine de familles avec une superficie moyenne de moins de 10 acres chacune, il était impossible de pratiquer véritablement l’agriculture.

[153]  L’expert Charest procède par la suite à comparer les superficies accordées à la réserve de Betsiamites et à trois réserves Atikamekw. Il indique que le ratio per capita lors de la création de la réserve  de Betsiamites en 1861 était de 92,5 acres, tenant compte d’une population estimée à 767 personnes pour toute la Haute-Côte-Nord. Or, en raison d’une erreur d’arpentage, la superficie réelle ne fut que de 63 100 acres. Par ailleurs, dans le cas des réserves Atikamekw, il note que Coucoucache et Weymontachie, le ratio adopté était de 19 acres par individu; Coucoucache a reçu 380 acres pour une population de 20 personnes et Weymontachie 6 926 acres pour 384 membres. Dans le cas de Manouane, réserve arpentée en 1906, elle reçut 1 906 acres pour une population de 74 personnes en 1898, soit 25,75 acres par membre.

[154]  Le ratio per capita était également celui qui s’appliquait dans l’Ouest canadien en 1890. La Couronne tenait compte du fait que les familles comprenaient environ 5 membres.

[155]  Pour l’expert Charest, l’octroi de moins de deux acres per capita à Essipit démontre un manque d’équité flagrant et une apparence de discrimination. Le nombre d’acres accordées per capita à Essipit pour une réserve à vocation agricole – tout au moins en partie – apparait nettement insuffisant pour assurer la pratique de cette activité de façon viable et le développement futur de la communauté.

B.  En défense

1.  Jean-Pierre Garneau

[156]  Jean-Pierre Garneau a été appelé comme expert par l’intimée. Il a été reconnu par le Tribunal comme expert anthropologue avec spécialisation en recherche concernant les autochtones du Québec. Sa qualification n’est pas contestée par la revendicatrice.

[157]  L’expert Garneau est détenteur d’un baccalauréat (1979) et d’une maîtrise (1985) en anthropologie de l’Université Laval. Depuis 25 ans, il travaille à titre de consultant dans le domaine des études autochtones. Au cours de sa carrière, il a participé à la mise en œuvre d’une banque de données appelée « Métrinord » à l’Université Laval, projet qui visait à comparer sous l’angle socioéconomique diverses communautés autochtones et les comparer aux villes et villages de la Minganie, de la Basse-Côte-Nord et des villes minières du nord-ouest du Québec.

[158]  Au cours de sa carrière, il a aussi réalisé des études d’impacts environnementaux de projets hydro-électriques, forestiers et miniers touchant diverses communautés autochtones et travaillé plusieurs années avec l’anthropologue Jacques Frenette à documenter diverses revendications autochtones. Il a également été appelé à établir la généalogie des membres de la Nation algonquine. À partir de 2006, il a obtenu des mandats du Département des Affaires indiennes pour effectuer diverses recherches historiques, notamment sur les Atikamekw et les Innus de Uashat et de Betsiamites. 

[159]  Il a rédigé de nombreux travaux de recherches et articles, seul ou en participation avec d’autres chercheurs dans son domaine. 

[160]  L’expert Garneau a produit un rapport qui s’intitule Contre-expertise du Rapport de M. Paul Charest intitulé « Rapport d’expertise en appui à la revendication particulière de la Première nation des Innus d’Essipit pour la perte de territoire de réserve » (Pièce I-2).

[161]  Il affirme avoir tenté de décrire la société innue d’Essipit avant et après 1840 plus en profondeur que ne l’a fait l’expert Charest.

[162]  Il adresse trois questions principales soit : 1) celle de l’identité des Innus du secteur de Tadoussac-Escoumins; 2) celle de la population; 3) celle du mode de vie des Innus.

[163]  Essentiellement, l’expert Garneau procède à une enquête généalogique sur l’origine des familles contemporaines de la Première nation d’Essipit. Il conclut que les familles actuelles sont issues d’un tout petit segment de ce qu’était la population innue de cette région au milieu du 19e siècle.

[164]  Dans un premier temps, il analyse la question de l’identité des Innus en considérant trois époques : celle qui précède l’ouverture du Domaine du Roi (1720-1842), celle qui s’étend de l’ouverture du Domaine du Roi à la création de la réserve des Escoumins (1842-1891), et la « modernité » administrative, qui s’étend de 1891 à nos jours.

[165]  Largement résumé, l’expert Garneau avance que la référence qui domine toutes les autres avant 1840 est celle de la bande de Tadoussac, une « bande de poste de traite » qui était la conséquence de la présence des traiteurs de fourrures sur le territoire. Selon lui, jusqu’en 1840, les Innus du secteur Tadoussac-Escoumins sont membres de la bande de Tadoussac. Les territoires incluent la partie de Charlevoix en aval de la rivière Malbaie, les principales rivières du Bas-Saguenay, la Haute-Côte-Nord depuis Tadoussac au moins jusqu’à la baie de Mille-Vaches.

[166]  Avec l’ouverture du territoire, de 1842 à 1891, le pôle de référence identitaire se modifie. Le rôle du site de Tadoussac devient désuet et, du coup, la « bande de Tadoussac » dut se réunir ailleurs. Le pôle de référence devient les Escoumins compte tenu du développement du village à cet endroit qui permet un débouché pour la fourrure, l’ouverture de commerces pour l’achat des denrées et la décision des oblats d’y établir leur résidence jusqu’à leur départ pour Betsiamites en 1861. Pour l’expert Garneau, les Innus des Escoumins sont pour l’essentiel les mêmes gens que l’on désignait comme Innus de Tadoussac.

[167]  Avec la création de la réserve de Betsiamites, vers la fin des années 1850, les Innus des Escoumins sont appelés à faire un choix. La pression encourageant un déplacement vers Betsiamites est forte et conjuguée par 1) les pères oblats qui considèrent qu’isoler les Innus des eurocanadiens est dans leur meilleur intérêt, 2) la CBH qui à cette époque veut sécuriser sa relation avec les chasseurs en les encourageant à exploiter davantage les ressources de l’intérieur des terres plutôt que les ressources maritimes et 3) l’État canadien qui, en créant la réserve, y centralise également les ressources de secours aux nécessiteux. Cependant, cet encouragement n’est pas une contrainte et ceux qui désirent rester aux Escoumins peuvent le faire.

[168]  Selon l’expert Garneau, Betsiamites était au cœur du territoire de la bande du poste de traite des Îlets-Jérémie, la plus centrale et importante en terme démographique. On s’attendait donc à ce que les autres Innus s’y installent, ce qui n’a toutefois pas été le cas. Les Innus de Sept-Îles sont demeurés chez eux, ceux de Godbout et de la Pointe-des-Monts ont persisté pendant des décennies à demeurer chez eux avant de se joindre aux bandes voisines, Sept-Îles ou Betsiamites, et certaines familles des Escoumins ont choisi de rester sur leurs territoires. 

[169]  Dans son rapport, l’expert Garneau avance que le nombre de familles réellement attachées au secteur de Tadoussac-Escoumins, avant 1842, était restreint, de l’ordre de la dizaine tout au plus, mais estime que la migration des familles vers Betsiamites n’a pas été très considérable. Il qualifie ceux qui sont restés de « noyau dur » trouvant son origine dans l’ancienne bande de Tadoussac et précise que certaines familles et certains descendants d’autres familles ont choisi de s’établir ailleurs et notamment à l’anse Saint-Jean et à Chicoutimi.

[170]  Enfin, à compter de 1879 avec la nomination de l’agent des Affaires indiennes Boucher, la bande a intériorisé l’ensemble des règles découlant de la Loi sur les Indiens, balisant l’appartenance des membres à celle-ci, ce qui marqua une rupture avec l’ordre ancien et mena la Première nation d’Essipit à cristalliser son identité.

[171]  En ce qui concerne la population, l’expert Garneau estime qu’à l’aube des années 1840, elle n’excédait pas dix familles. De son analyse des documents, il conclut qu’en 1842, quand le Domaine du Roi s’est ouvert à d’autres exploitants, la « “bande de Tadoussac” est réduite à une très simple expression » (Pièce I-2, à la p 60). À la fin du 19e siècle, alors que l’on crée la réserve d’Essipit, la baisse de population s’explique en partie par le départ de familles vers Betsiamites, la mortalité « naturelle » et une migration vers d’autres lieux. 

[172]  Enfin, en regard du mode de vie des Innus d’Essipit, l’expert Garneau soutient qu’avant 1840 le milieu maritime a constitué le soutien dominant des Innus dans le secteur Tadoussac-Escoumins. Les ressources de la chasse maritime, en particulier la chasse au phoque, jointes aux ressources de la pêche au saumon et d’autres espèces dominaient l’exploitation des ressources forestières. Il ajoute que toujours avant 1840, aucune trace d’exploitation agricole par les Innus du secteur de Tadoussac-Escoumins n’a été notée. Quant à Joseph Moreau dont les sources indiquent qu’il se livrait à un peu d’agriculture, l’expert Garneau soutient qu’il n’était pas un Innu.

2.  Stéphanie Béreau

[173]  Stéphanie Béreau a été appelée comme témoin experte par l’intimée. Le Tribunal a reconnu son expertise comme historienne spécialiste sur l’histoire des peuples autochtones du Québec et de leurs relations avec l’État.

[174]  L’experte Béreau a poursuivi un cursus en histoire à l’Université de la Sorbonne (Paris IV). Elle y a obtenu une maîtrise en 1997 et un Diplôme d’Études Approfondies en 1998. Elle a par la suite suivi des études de doctorat à l’Institut Universitaire Européen de Florence. Sa thèse qui porte sur l’Histoire contemporaine y a été soutenue en novembre 2006.

[175]  Depuis 2005, elle travaille à temps plein en tant que consultante en histoire. À ce jour, elle a remis plusieurs rapports de recherche sur les Amérindiens du Québec à des ministères provinciaux, fédéraux ainsi qu’à des organismes privés comme des musées ou des maisons d’édition. Elle a notamment rédigé plusieurs articles, un ouvrage, ainsi que des actes de colloques.

[176]  L’experte Béreau a produit un rapport qui s’intitule La création d’une réserve aux Escoumins (1840-1892) (Pièce I-3).

[177]  Dans son introduction, elle décrit le contexte de sa recherche comme suit (Pièce I-3, à la p 8) :

  • faire un rapide historique de la présence eurocanadienne sur la Côte-Nord et surtout aux environs des Escoumins, de l’ouverture de la région à la colonisation à la fin du 19e siècle;

  • documenter la présence des groupes autochtones sur la Côte-Nord durant la même période en insistant plus particulièrement sur le territoire proche des Escoumins;

  • souligner le rôle joué par les missionnaires Oblats, témoins privilégiés de la vie des autochtones de la Côte-Nord et de ceux du secteur des Escoumins, qu’ils visitent à partir de 1846 et auprès desquels ils s’établissent à partir de 1853;

  • présenter un rapide historique des demandes territoriales faites par les Innus des années 1840 à la fin du 19e siècle (pétitions);

  • déterminer comment les Affaires indiennes sont intervenues auprès des autochtones de la Côte-Nord après l’abolition du monopole de la CBH (en soulignant précisément le processus de nomination du premier agent des Affaires indiennes, Louis Félix Boucher);

  • relater l’évolution précise des négociations ayant conduit à la création d’une réserve aux Escoumins, des premières demandes à la vente finale.

[178]  L’experte Béreau traite en premier lieu de la croissance coloniale sur la Côte-Nord. À cet égard,  elle soutient que plusieurs colons sont installés illégalement depuis 1830 sur les terres du Domaine du Roi et, qu’au milieu des années 1840, le territoire de la Côte-Nord se peuple rapidement par des squatteurs qui vivent en travaillant dans l’industrie forestière, en exploitant plus ou moins régulièrement le sol et en pêchant pour subvenir à leurs besoins. Quant aux Escoumins, sa croissance démographique trouve son origine dans l’exploitation forestière, alors qu’à partir de 1845-1846, Nazaire Têtu et son associé Jean-Frédéric Boucher obtiennent les licences de coupe et érigent un moulin à scie. Rapidement la quasi-totalité des rangs A et 1 sont occupés par des familles qui y construisent de petites maisons ou des étables en faisant un peu de défrichement sans pour autant chercher à obtenir des titres en bonne et due forme pour leurs terres.

[179]  Malgré la difficulté de déterminer le nombre exact d’Innus du secteur des Escoumins, l’experte Béreau estime que vers les années 1850, on recensait environ 150 individus, soit une trentaine de familles. La famille la plus connue est celle de Joseph Moreau, qu’elle qualifie dans son rapport « d’eurocanadien », marié à Marie Volant en 1822, une Innue. Par la suite, vers 1845, on retrouve Flavien, fils de Joseph et de Marie, Paul St-Onge, Denis Jean Pierre ou encore Denis Moreau, tous établis près de la baie des Escoumins, lesquels vivent un peu de l’exploitation du sol, mais principalement de la chasse et en particulier de la chasse au loup-marin.

[180]  Selon l’experte Béreau, l’arrivée massive et rapide des colons et des entrepreneurs forestiers sur la Côte-Nord a eu un impact important pour les populations autochtones de la région. Outre la pression territoriale que l’implantation des familles eurocanadiennes fait subir aux autochtones, l’arrivée des colons amène des épidémies et modifie les habitudes du gibier. Ces éléments ont joué un rôle sur l’appauvrissement des autochtones et ont donné lieu à diverses pétitions de la part de ces derniers.

[181]  L’experte Béreau traite par la suite de la question de la distribution des terres et réserves sur la Côte-Nord. Elle soutient que la politique amérindienne des Britanniques a reposé sur l’alliance militaire dans les années 1810-1820 et subit une inflexion durable à partir des années 1830, la priorité devenant alors de « civiliser » les populations amérindiennes. Dans un premier temps, les autorités songent à favoriser l’octroi individuel de terres aux autochtones, mais décident finalement vers le milieu du siècle de mettre de côté des terres pour l’usage des bandes amérindiennes sous une forme plus collective.

[182]  Dans leurs pétitions, des Innus de l’ancien Domaine du Roi cherchent à obtenir gratuitement les emplacements qu’ils occupent à titre individuel aux Escoumins ou dans la baie de Mille-Vaches, d’obtenir une protection de certaines activités comme la pêche ou la chasse au loup-marin, en demandant des droits exclusifs de pêche ou des terres dans les endroits où ils pratiquent traditionnellement ce type d’activité.

[183]  En plus des terres individuelles, des demandes sont faites pour des terres de la Grande Décharge, et de l’octroi de 400 arpents à Bon-Désir et près de la rivière aux Outardes ainsi que près de la rivière Péribonka. Finalement, les autorités décideront d’octroyer 70 000 acres à Betsiamites, considérant que les 3/4 des terres ne sont pas cultivables et les autochtones pourront se livrer à leurs activités de chasse et de pêche. Ce choix est justifié aux yeux des autorités en ce que la localisation est éloignée des lieux de colonisation et elle est envisagée comme un lieu de rassemblement de toutes les populations innues de la Côte-Nord.

[184]  La création de la réserve de Betsiamites ne résout pas le problème, vu le refus de plusieurs Innus de s’y installer, d’où la création de la réserve à Essipit, dont les tractations se sont déroulées en trois phases : 1) l’offre initiale en 1879 et qui se clôt par l’accord de Vankoughnet à l’arpentage, sous réserve que Vachon l’autorise et produise un titre clair; 2) de 1881-1885 par l’arpentage de Boivin et le fait que le gouvernement ne parvient pas à obtenir un titre clair du propriétaire du bloc A; 3) 1884-1892, soit le départ de Vachon et l’implication de Lamontagne dans les tensions autour du nombre d’acres et le prix et la vente du terrain.

[185]  L’experte Béreau termine son analyse en tentant de répondre à trois questions soulevées par la création de la réserve des Escoumins.

[186]  Premièrement, elle attribue les délais dans la création de la réserve à l’implication problématique d’Édouard Vachon, à l’impact des difficultés financières de Lamontagne et à la perte du plan de Boivin.

[187]  Deuxièmement, en ce qui concerne la superficie problématique, elle rappelle que la réserve n’a pas été créée dans le cadre de la Loi de 1851, mais par la vente d’un terrain particulier. Elle estime que dans le cadre de cette vente, ce sont les vendeurs qui ont déterminé la superficie initiale de 230 acres et ce sont eux également qui ont choisi de conclure la vente sur la base de l’arpentage de Boivin, soit pour 97 acres.

[188]  L’experte Béreau soutient que le fait que le lot 11 ait été à l’origine dans les limites de la future réserve est tout à fait logique puisqu’il est compris dans l’offre de Vachon et mentionné par Boucher dans sa lettre du 28 janvier 1881. Cependant, ajoute-t-elle, aucune source ne permet de déterminer pourquoi, si cette hypothèse est vraie, il n’aurait pas finalement été inclus par la suite.

[189]  Troisièmement, eu égard à l’implication des Innus, elle soutient que malgré le silence des familles innues, les sources consultées indiquent que ce sont les Innus qui ont demandé d’obtenir le terrain en question et que durant les négociations des Innus étaient installés sur le bloc A. Cependant il est impossible d’établir dans quelle mesure les Innus ont discuté avec Boucher du projet ni de quelle façon ils ont été ensuite avertis des négociations et des problèmes. Elle note cependant que les sources consultées ne donnent pas d’indications que les Innus du secteur des Escoumins auraient été organisés dans un système politique avec à sa tête un chef de bande. Dans un tel cas, selon elle, l’intermédiaire privilégié des Affaires indiennes est alors l’agent en place dans la communauté.

[190]  Enfin, elle conclut que rien n’indique que le silence des familles autochtones serait imputable à l’agent Boucher, lequel, selon elle, aurait cherché à travailler dans leur intérêt.

C.  Le notaire Me Guyllaume Laperle

[191]  Les parties ont mandaté conjointement le notaire Guyllaume Laperle afin d’établir la chaîne des titres de propriété de certains lots situés à proximité de la réserve indienne ainsi que celui de l’intimée sur la réserve d’Essipit.

[192]  À cette fin, le notaire Laperle a produit un rapport intitulé Rapport d’expertise sur l’établissement de la chaîne des titres de propriété d’une partie du canton Escoumains (Pièce CP-6).

[193]  Après avoir pris connaissance du rapport, la revendicatrice a consenti à son dépôt sous réserve d’une objection quant aux commentaires émis par le notaire Laperle au sujet du plan qui aurait dû accompagner l’acte de vente entre Lamontagne et Sa Majesté. Plus spécifiquement, il s’agit des paragraphes suivants à la page 43 du rapport :

Ceci étant dit, nous dénotons une disparité entre le libellé de l’acte de vente (la minute #4629[)] du notaire Charlebois qui, comme nous l’avons vu précédemment, porte sur une partie du lot A, rang A, et le plan annexé à la minute #4629 qui démontre quant à lui un périmètre représenté par des pointillés noirs comprenant le lot 11, rang A et une partie du Bloc A. Nous comprenons mal pourquoi le plan d’Elzéar Boivin de janvier 1882, lequel est explicitement mentionné au libellé de l’acte de vente (la minute #4629), n’est pas celui qui se retrouve annexé à l’acte de vente.

Cependant, nous sommes portés à croire que le plan daté du 9 mai 1879 mis en annexe à l’acte de vente (la minute #4629), et signé par les parties et le notaire, n’est pas le bon plan et n’est pas celui qui aurait dû être annexé à l’acte de vente (la minute #4629) puisqu’il ne représente pas, d’une part, la description dont il est fait mention dans l’acte de vente, et d’autre part, ne constitue pas à l’époque le plan le plus récent (celui de 1882 de Boivin étant un plan plus récent que celui de 1879 préparé par Taché). Ainsi, il est logique de croire que le plan le plus récent (Boivin 1882) sur lequel il est inscrit la mention « Plan of an Indian Reserve » aurait dû être celui qui soit annexé à l’acte de vente d’autant plus que les mesures qui sont inscrites sur ce plan concordent avec le libellé de l’acte de vente (la minute #4629).

[194]  La revendicatrice demande le rejet de ces paragraphes en ce que le notaire Laperle rend ici une opinion en interprétant des documents, ce qui déborde les limites de son mandat qui ne concerne qu’à établir la chaîne des titres de propriété, sans plus.

[195]  Le plan de 1879 joint à l’acte de vente de 1892 est au cœur du présent litige. Il appartient au Tribunal de tirer les inférences sur les raisons pour lesquelles il a été retrouvé annexé à l’acte de vente de 1892 à la lumière de l’ensemble des faits mis en preuve et de se prononcer quant à la qualification des gestes posés.

[196]  Pour ces motifs, le Tribunal maintient l’objection de la revendicatrice et ne tiendra pas compte des deux paragraphes précédemment cités se trouvant à la page 43 du rapport du notaire Laperle.

D.  Conclusions quant aux experts

[197]  Enfin, les experts ont témoigné de façon objective et fiable. Le Tribunal n’a pas noté d’éléments susceptibles d’affecter leur crédibilité. La majorité des témoignages des experts de l’intimée quant à la présence des Innus sur le territoire et aux conséquences du développement sur leur mode de vie va dans le même sens que l’expert de la revendicatrice. Les divergences quant à l’étendue des enchaînements posés découlant des faits historiques seront déterminées en tenant compte de l’ensemble la preuve.

V.  position des parties

A.  La revendicatrice

[198]  La revendicatrice appuie sa Déclaration de revendication amendée sur l’alinéa 14(1)c) de la LTRP, lequel prévoit ce qui suit :

14 (1) Sous réserve des articles 15 et 16, la première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits ci-après en vue d’être indemnisée des pertes en résultant :

[…]

c) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non-fourniture de terres d’une réserve – notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale – ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation; […]

[199]  La revendicatrice allègue que la Couronne a manqué à son obligation de fiduciaire et n’a pas agi dans le respect de l’honneur de la Couronne.

[200]  La revendicatrice soutient avoir démontré que les Innus d’Essipit occupaient non seulement la pointe des Escoumins mais également de nombreuses terres situées le long de la côte, en plus de leur territoire de chasse. Elle plaide avoir démontré l’existence d’un intérêt indien identifiable, non seulement sur l’offre de la Couronne d’acquérir 230 acres pour la réserve à Essipit, mais également sur l’objet de cette offre, à savoir acquérir des terres occupées par la bande des Innus d’Essipit. À cette fin, la Couronne avait le devoir de se renseigner sur qui compose la bande, quelles sont leurs attentes et leurs besoins, et quelles sont les terres occupées par ses membres. 

[201]  La revendicatrice n’invoque pas l’existence d’une obligation de fiduciaire pré-confédérative. Elle plaide qu’en l’espèce l’obligation de fiduciaire prend naissance en 1879-1880, soit lors du début du processus de la création de la réserve à Essipit, alors que le surintendant Vankoughnet donne instruction à l’agent Boucher d’examiner les terres de la Côte-Nord dans le but de créer des réserves. Elle soutient que l’analyse juridique quant aux manquements à l’obligation de fiduciaire débute également à cette date. Cependant, ajoute-t-elle, pour déterminer s’il y a eu violation de l’honneur de la Couronne, il faut tenir compte de la situation factuelle pré-confédérative puisque c’est de celle-ci que découle l’obligation d’agir avec honneur. 

[202]  Pour la revendicatrice, compte tenu du mode de vie nomade ou semi-nomade des Innus d’Essipit et du fait que les membres occupaient différents endroits sur la côte, l’identification de la superficie nécessaire à cette fin ne pouvait se réduire à un portrait d’une seule journée en 1881 pris à un seul endroit par un arpenteur. La Couronne fédérale se devait de faire un travail d’analyse afin de créer une réserve qui répond à la réalité et aux besoins des Innus d’Essipit avant d’aller de l’avant avec une superficie de 97 acres.

[203]  Par ailleurs, la Couronne fédérale devait informer et consulter les membres de la bande d’Essipit de la superficie octroyée d’autant plus après sa réduction de plus de la moitié. Ne l’ayant pas fait et ayant commis plusieurs erreurs tout au long du processus de création de la réserve, elle a manqué à son devoir d’information et de consultation ainsi qu’à son devoir d’agir avec honneur à l’égard de la bande d’Essipit.

B.  L’intimée

[204]  Pour sa part, l’intimée soutient que quel qu’ait été le mode de vie et l’occupation territoriale des Indiens du secteur des Escoumins avant l’ouverture du Domaine du Roi et dans les années subséquentes, en 1880, ceux-ci ont un intérêt identifiable localisé sur une partie du bloc A du canton des Escoumins, soit l’endroit où ils ont choisi d’établir leurs maisons et qui fut arpenté par Boivin. L’intérêt indien identifiable est donc limité à la superficie de 97 acres.

[205]  L’intimée se dit en accord avec la revendicatrice que le point de départ de l’obligation de fiduciaire est le moment où le surintendant Vankoughnet accepte d’acheter le terrain pour créer une réserve pour la bande. Toutefois, elle soutient que la Couronne fédérale a rempli correctement ses obligations à cet égard.

[206]  Selon l’intimée, la Couronne a considéré le mode de vie des Innus d’Essipit, soit des chasseurs de loup-marin qui avaient une économie diversifiée, s’adonnant parfois à la chasse au loup-marin, parfois à un peu d’agriculture d’appoint. Le lieu de la réserve leur convenait entièrement. Ce sont eux qu’ils l’ont choisi. Ils ont établi leurs demeures à l’intérieur des 97 acres arpentés et ont demandé que la réserve soit située à cet endroit. Il n’y a donc eu aucun manquement à l’obligation de fiduciaire.

[207]  Au surplus, avec les années, la réserve a été agrandie. En 1998, la Couronne a acheté les terres acquises au cours des ans par la Première Nation pour en faire des terres de réserve, et ce, à la suite de la demande de cette dernière.

VI.  analyse

A.  Quelle est la portée de l’obligation légale ou de fiduciaire à la charge de l’intimé?

[208]  La Cour suprême du Canada enseigne que la relation fiduciaire entre la Couronne et les autochtones est de nature sui generis et peut donner naissance à des obligations de fiduciaire exécutoires en justice pour la Couronne (Canada c Première nation de Kitselas, 2014 CAF 150 aux para 40–41, [2014] 4 CNLR 6 [Kitselas CAF] citant R c Sparrow, [1990] 1 RCS 1075 à la p 1108, 70 DLR (4th) 385; R c Badger, [1996] 1 RCS 771 au para 9, 133 DLR (4th) 324; et Guerin c R, [1984] 2 RCS 335, 13 DLR (4th) 321 [Guerin]).

[209]  Cette obligation ne se limite pas aux opérations mettant en jeu des terres de réserve. Elle prend naissance également « lorsqu’une loi, un contrat ou peut-être un engagement unilatéral impose à une partie l’obligation d’agir au profit d’une autre partie et que cette obligation est assortie d’un pouvoir discrétionnaire » (Kitselas CAF, au para 42 citant Guerin, à la p 384).

[210]  L’obligation de fiduciaire impose au fiduciaire « d’agir dans le meilleur intérêt de la personne pour le compte de laquelle il agit, d’éviter tout conflit d’intérêts et de rendre compte de façon rigoureuse des biens qu’il détient ou administre pour le compte de cette personne » (Manitoba Metis Federation Inc c Canada (PG), 2013 CSC 14 au para 47, [2013] 1 RCS 623 [Manitoba Metis Federation] référant à Lac Minerals Ltd c International Corona Resources Ltd, [1989] 2 RCS 574 aux pp 646–47, 61 DLR (4th) 14).

[211]  Dans le contexte des affaires autochtones, la relation fiduciaire exécutoire peut découler du fait que la Couronne assume des pouvoirs discrétionnaires à l’égard d’intérêts autochtones particuliers ou identifiables (Manitoba Metis Federation aux para 49–50 référant à Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73 au para 18, [2014] 3 RCS 511 [Nation haïda] et Alberta c Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24 au para 36, [2011] 2 RCS 261).

[212]  En l’espèce, les parties reconnaissent l’existence d’un intérêt autochtone identifiable, mais divergent quant à sa portée. Pour la revendicatrice, cet intérêt porte sur une superficie d’au moins 230 acres, mais il y a lieu de tenir compte également de l’ensemble des demandes et lieux occupés par les Innus d’Essipit. Pour l’intimée, l’intérêt autochtone identifiable se limite à 97 acres.

[213]  Je conclus de la preuve reçue dans ce dossier qu’un processus de création d’une réserve pour le bénéfice de l’ensemble des Innus de la Haute-Côte-Nord a été initié par le gouvernement colonial à la suite de l’adoption du décret de 1853, qui a mené à la création de la réserve de Betsiamites en 1861. En 1879, malgré la création de celle-ci, la Couronne fédérale a décidé de créer d’autres réserves pour les Innus de la Haute-Côte-Nord après avoir constaté l’échec de la création d’une réserve unique à Betsiamites.

[214]  Le fait de mandater le juge O’Brien vers la fin des années 1870 pour faire rapport sur la situation des Indiens de la Côte-Nord et de donner mandat à l’agent Boucher d’identifier de nouveaux sites pour la création de réserves constitue une reconnaissance claire de la Couronne fédérale que la création d’une seule réserve à Betsiamites ne répondait pas adéquatement aux besoins de l’ensemble des Innus de la Côte-Nord.

[215]  Le processus de création de la réserve à Essipit s’est cristallisé de fait en février 1881 par la décision du surintendant Vankoughnet d’autoriser les démarches pour l’achat de pas moins de 230 acres de terres à Essipit pour la création d’une réserve sur le lot 11 du rang A et une partie du bloc A pour le bénéfice de la bande des Innus d’Essipit.

[216]  Cet engagement et cette reconnaissance imposaient à la Couronne fédérale de compléter le processus de création de la réserve de 230 acres en tenant compte des intérêts des Innus de la bande d’Essipit.

[217]  Mes motifs au soutien de ces conclusions sont les suivants.

[218]  Qu’il ait existé une bande des Escoumins avant 1850 ou que les Innus des Escoumins ou leurs ancêtres aient fait partie de la bande de Tadoussac n’est pas pertinent pour les fins de la présente revendication.

[219]  L’expert Charest a témoigné que la notion de « chef » chez les peuples innus nomades était très informelle. Il s’agissait davantage d’individus influents auprès de leur groupe de familles apparentées. Quant à la notion de « bande », elle est apparue en 1876 lors de l’adoption de la Loi sur les Indiens et il s’est écoulé un certain temps avant que la « chefferie formelle » s’établisse. Son témoignage à cet égard n’a pas été contredit.

[220]  Pour les fins de la création de la réserve d’Essipit, la Couronne a reconnu l’existence d’une bande indienne aux Escoumins en 1880. Dans son rapport daté du 20 septembre 1880, Boucher a identifié l’existence de celle-ci et le surintendant Vankoughnet l’a reconnu le 5 novembre 1880 en demandant à l’agent Boucher de lui fournir des informations sur les terres proposées pour la bande. La preuve ne démontre aucun questionnement de la part de la Couronne remettant en question l’existence d’une bande aux Escoumins.

[221]  Il importe dans la présente analyse de retenir qu’en 1880, la colonisation a réduit les Innus des Escoumins à quelques coins de terres. En d’autres mots, le portrait de l’occupation du territoire par les Innus du secteur des Escoumins en 1880 a été modelé par l’ouverture du territoire en 1842. L’occupation que les Innus faisaient des Escoumins et de l’ensemble de leur territoire traditionnel a été fortement perturbée par l’arrivée des colons à la suite de l’ouverture du territoire.

[222]  Avec l’arrivée massive et subite des colons à la suite de l’ouverture du Domaine du Roi, les Innus, dont ceux du secteur des Escoumins, ont été « tassés » et leurs demandes pour obtenir des droits quant aux sites qu’ils utilisaient pour leurs activités traditionnelles et de subsistance ont été ignorées; les colons et entrepreneurs se les appropriant. Les pétitions des Innus, les démarches effectuées par les oblats en leur faveur et les différents rapports remis aux autorités gouvernementales en témoignent. C’est donc en présence d’une population autochtone extrêmement vulnérable et dans un état de très grande détresse que le processus de la création de la réserve d’Essipit s’est effectué.

[223]  C’est en tenant compte de ce contexte très particulier propre à l’ouverture du Domaine du Roi que les faits dans ce dossier doivent être considérés.

[224]  Qu’en est-il de la portée de l’intérêt autochtone identifiable ?

[225]  Le 4 octobre 1879, Jean-Célestin Desmeules reçoit des instructions du Département des terres de la Couronne pour la Province de Québec d’arpenter les terrains dans les cantons des Bergeronnes, des Escoumins et d’Iberville, à la suite notamment de demandes, dont l’une de la municipalité des Escoumins. Desmeules débute son travail le 17 février 1880 et le 20 octobre 1880, s’installe aux Escoumins à cette fin (Pièce I-3, à la p 56).

[226]  Dans ses notes d’arpentage, Desmeules identifie le lot 11 et le bloc A comme étant occupés par Lamontagne. Il note que le lot 11 a une superficie de 71 acres et le bloc A de 180 acres, ce qui totalise dans son entier 251 acres (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 323, à la p 15).

[227]  Toujours à la même époque, Boucher, qui vient d’être nommé agent des Indiens, fait sa tournée des communautés autochtones de la Haute-Côte-Nord. Dans le secteur des Escoumins, qu’il connaît bien, il constate que des Indiens occupent un terrain depuis plus de trente ans qui, dit-il, aurait été concédé à Vachon. Le 20 septembre 1880, dans son rapport à Vankoughnet, Boucher propose la création d’une réserve pour la bande des Innus d’Essipit sur le terrain de Vachon. Notons que ce dernier, qui se présente comme propriétaire du terrain, est de fait le représentant ou l’agent de Lamontagne.

[228]  Le 5 novembre 1880, Vankoughnet s’enquiert de la superficie et du prix du terrain ainsi que de la période de l’année qu’y habitent les Innus. Le 28 janvier 1881, après avoir obtenu l’information de Vachon, Boucher informe Vankoughnet que le terrain offert est d’environ 230 acres, que le prix demandé est 200,00 $ et qu’il se situe sur le lot 11 et sur une partie du bloc A, tel qu’indiqué sur le plan fourni par Vachon qui fait voir une superficie enfermée par des pointillés noirs. Boucher indique également que, selon les représentations de Vachon, cette partie de terrain n’est pas de toute première qualité mais toute cultivable.

[229]  Le 23 février 1881, Vankoughnet donne son accord indiquant que « [i]t should not be less than the quantity named in your letter viz 230 acres », en demandant à Boucher d’obtenir des titres clairs et, une fois fait, de procéder à l’arpentage. Il renouvelle son autorisation en août 1881 aux mêmes conditions. Or, sans avoir encore obtenu de titres clairs, Boucher donne mandat à Boivin d’arpenter la réserve. Le 19 novembre 1881, Boivin arpente un terrain de 97 acres situé sur une partie du bloc A seulement, et ce, sans la présence de Boucher. Près de cinq mois après l’arpentage de Boivin, le 7 avril 1882, Boucher informe Vankoughnet que la superficie arpentée n’est pas la même que celle mentionnée dans sa lettre du 28 janvier 1881. Il écrit (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 337) :

Il n’y a pas la même quantité de terrain que je vous ai mentionné dans ma lettre du 28 de janvier 1881, mais la même grandeur que j’avais marqué […] [M.] Vachon m’a dit que c’était envir[on] la quantité du terrain qu’il m’informa, sans l’avoir mesuré.

[230]  Le plan que Boucher transmet à Vankoughnet avec sa lettre du 28 janvier 1881 n’était pas joint à celle-ci dans les archives consultées par l’experte Béreau. Toutefois, un plan daté du 9 mai 1879 et signé par Eugène-Étienne Taché, assistant-commissaire du Département des terres de la Couronne de la Province de Québec, a été retrouvé au greffe du notaire Gosselin par le notaire Laperle lors de sa recherche de titres de propriété (Pièce M-1, cote unifiée no M-15). Le plan était annexé au contrat de vente du terrain de 97 acres conclu entre Lamontagne et la Couronne le 23 juillet 1892 et reçu devant le notaire Charlebois (Pièce CP-1, vol 7B, cote unifiée no 457). On constate sur le plan des pointillés noirs enfermant un terrain situé sur le lot 11 du rang A et une partie du bloc A (Pièce M-1, cote unifiée Pièce M-15). Le plan est annexé à la présente décision.

[231]  Sur le  plan joint au contrat de vente on lit :

This is the plan referred to in the foregoing deed of Sale and Surrender by Théodore Jean Lamontagne to Her Majesty signed by the parties to the said deed and the undersigned Notary.

Quebec this twenty third day of July eighteen hundred and ninety two.

[232]  Sous cette note apparaissent les signatures de Lamontagne et du représentant de la Couronne, C. Panet Angers, soit les mêmes personnes qui ont signé l’acte de vente, ainsi que celle du notaire Charlebois.

[233]  Dans l’acte de vente, au chapitre « Description of Property » on lit :

All and singular that certain portion, parcel or tract of land and premises, situate lying and being in the Township of Escoum[ins], on the North Shore of the River St. Lawrence, Province of Quebec, bounded on the South-West by lot No.XI in the First Range of the said Township of Escoum[ins] on the North-East by that portion of lot No.XIII occupied by Milan Lepage, on the South-East by the River St. Lawrence and on the South-West by lot No.XII and by a portion of lot No.XIII, as surveyed by Elz. Boivin P.L.S. in January eighteen hundred and eighty two [(1882),] containing by admeasurement 97 acres of land […]

[234]  De toute évidence, le notaire Charlebois avait en main les notes d’arpentage de Boivin lorsqu’il a rédigé le contrat. Cependant en marge de la description on lit :

as the whole is more fully described on the plan hereunto annexed for identification signed by the parties hereto and the undersigned Notary.

[235]  La note dans la marge est suivie des initiales des parties et du notaire. Tel que vu précédemment, le plan annexé à l’acte de vente identifié et signé par les parties est le plan de Taché contenant les pointillés renfermant le lot 11 et une partie du bloc A.

[236]  Il est donc évident que le plan de Taché de 1879 retrouvé joint à l’acte de vente était le plan fourni par Vachon à Boucher et transmis à Vankoughnet. C’est à la suite de la réception de ce plan que Vankoughnet a donné son accord à ce que la superficie de la réserve ne soit pas moins de 230 acres, comprenant vraisemblablement que la superficie délimitée par des pointillés était le terrain occupé par les 10 familles innues répertoriées par Boucher comme composant la bande d’Essipit. Il est tout aussi évident que c’est ce même terrain que le représentant de la Couronne a reconnu comme étant sa compréhension de la superficie qu’elle acquérait pour les fins de la création de la réserve lorsqu’il a signé l’acte de vente et identifié le plan.

[237]  Tenant compte de l’ensemble des circonstances, les dires de Vachon et de Lamontagne appuyés par Boucher voulant que les parties se soient entendues dès le départ sur un terrain qui s’est avéré être de 97 acres et non sur un terrain d’une superficie de 230 acres sont invraisemblables et ont peu de force probante. Outre, les raisons déjà énoncées, cette hypothèse est contredite par plusieurs autres éléments :

  1. Vachon est un homme instable, voire malhonnête, dont le professionnalisme laisse à désirer. Il quitte les Escoumins au début de l’année 1884, revient vers la fin de l’année 1885 et repart quelques mois plus tard, sans prévenir. Il est arrêté à la frontière américaine en 1888 pour trafic d’opium et emprisonné (Pièce I-3, aux pp 10, 90–94,). Quant à Lamontagne, il ne réside pas aux Escoumins, bien qu’il y effectue des voyages réguliers, mais il est un homme d’affaires habile et consciencieux qui gère étroitement son entreprise (Pièce I-3, à la p 98). Il est le seul à prendre les décisions, tous les problèmes lui sont soumis et rien n’est entrepris sans son accord (Pièce I-3, à la p 95);

  2. Vachon, arrivé aux Escoumins en 1877, devient rapidement maire du village et dirige les travaux d’amélioration dans le port des Escoumins en plus d’assurer la gestion des entreprises de Lamontagne (Pièce I-3, aux pp 90–91). À titre de gestionnaire de Lamontagne, il connaît bien les terrains de ce dernier. Ainsi, on constate du plan de Taché de 1879 que la pointe du bloc A est exclue du terrain enfermé par des pointillés, ce qui permettait de conserver cet espace pour des activités portuaires. Comme de fait, un quai y sera construit quelques années plus tard;

  3. Le 20 octobre 1880, Desmeules est aux Escoumins et note que le lot 11 et le bloc A totalisent 251 acres et appartiennent à Lamontagne. À titre de maire des Escoumins et gestionnaire de l’entreprise de Lamontagne, il est peu crédible que Vachon se soit trompé lorsqu’il informe Boucher en janvier 1881 que le lot 11 et une partie du bloc A offert pour les fins de la réserve totalisent environ 230 acres.

[238]  Bref, il est invraisemblable que Vachon ait pu confondre 230 acres avec 97 acres. De plus :

  1. le 7 juillet 1881, Lamontagne vend 12 arpents de terre à Augustin Beaulieu dans le bloc A (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 326);

  2. le 19 novembre 1881, Boivin, en présence de Vachon mais en l’absence de Boucher, arpente un terrain de 97 acres sur le bloc A. Or, Boucher a écrit à Boivin 3 jours avant l’arpentage, le 16 novembre, pour lui dire de s’adresser à Vachon pour obtenir des renseignements. Plusieurs mois plus tard, en avril 1882, Boucher informe Vankoughnet que le terrain convenu n’a pas la même quantité de terres, mais est de la même grandeur, et que le prix reste le même car, selon Vachon, les terrains ont pris beaucoup de valeur;

  3. or, en 1882, Lamontagne cherche à vendre son établissement aux Escoumins. En 1883, la correspondance fait état qu’il aurait vendu l’entreprise, toutefois la transaction n’aboutit pas et des discussions se poursuivent. Il décidera par la suite de la garder. Finalement, aux prises avec des problèmes financiers, Lamontagne vendra son entreprise à l’un de ses créanciers en 1897 (Pièce I-3, aux pp 92, 98– 99);

  4. en 1885, Vachon s’affaire à certaines tractations visant à vendre les terres de Lamontagne car, en réponse à sa lettre du 21 janvier 1885, un dénommé Mullonay de Londres lui répond : « Would you take $50,000 for Escoum[ins] & allow $10,000 for commission », selon les tests à effectuer quant à l’existence de minerais intéressants à cet endroit (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 375). Il serait étonnant que Lamontagne n’ait pas été informé de ces discussions;

  5. en 1886, le cousin de Lamontagne s’empresse de lui annoncer la bonne nouvelle apprise entre les branches, « que [ses] créanciers ne [le] troubleraient pas à présent, mais seulement que lorsqu[’il aurait] vendu [ses] Escoum[ins], on dit que [M.] Price aurait l’intention d’acheter de sorte qu[’il aurait] la chance de [lui] faire une petite provision en attendant »(Pièce CP-1, vol 7A, cote unifiée no 389). Son cousin ajoute qu’il garde un secret absolu sur ce que Lamontagne lui a confié.

[239]  Enfin, lors de la négociation sur le prix de vente des terres de réserve, en 1887, un litige survient entre la Couronne et Lamontagne. Ce dernier exige que les intérêts soient calculés à compter de 1879, date, dit-il, de la première offre (Pièce CP-1, vol 7B, cote unifiée no 444). La preuve documentaire démontre que Vachon aurait vendu les lots 12, 13 et 14 des 1er et 2e rangs aux Escoumins, et qu’il est vraisemblable que lui ou Lamontagne ait fait une première proposition de vente à la Couronne en 1879, ce qui explique le plan de Taché, soit avant la nomination de l’agent Boucher. Or, dans sa correspondance, ni Vankoughnet ni ses représentants ne nient ce fait. Vankoughnet est en désaccord de faire rétroagir les intérêts en 1879 car la première mention du prix remonte à 1881 (Pièce CP-1, vol 7B, cote unifiée no 446; Pièce I-3, aux pp 178–79).

[240]  L’ensemble de la preuve m’amène à conclure, comme question de fait, que les parties se sont bel et bien entendues pour la vente d’une superficie de 230 acres pour la somme de 200,00 $, mais que Vachon est revenu unilatéralement sur sa position et réduit sans droit la superficie convenue à 97 acres. Quant à Boucher, il a soit acquiescé sans se poser de questions ou a été berné par les propos frauduleux de Vachon voulant que le terrain identifié ne contienne que 97 acres. 

[241]  Par ailleurs, dans son rapport du 20 septembre 1880, Boucher identifie la bande des Escoumins comme étant 10 familles, qu’il ne nomme pas, et une vieille dame infirme occupant depuis 30 ans un territoire initialement identifié d’environ 230 acres.  Il y dénombre 5 maisons. À peine un an plus tard, en novembre 1881, Boivin arpente une superficie de 97 acres et identifie 9 maisons à l’intérieur de celle-ci. Aucun document ne fait état de questionnements de la part de la Couronne eu égard à l’accroissement du nombre de maisons.

[242]  En outre, il ressort de la preuve que dans les années 1880, des Innus d’Essipit occupaient des terres ailleurs que sur le terrain de 97 acres qui est devenu la réserve et qu’il y a trente ans, des familles occupaient également des terres ailleurs que sur ce terrain :

  1. s’appuyant sur sa recherche généalogique, l’expert Garneau estime réaliste qu’en 1880, la bande reconnue par la Couronne soit composée de 10 familles. Il s’agit selon lui d’un maximum. Pour l’expert Charest, il s’agissait là d’un minimum. Quant à l’experte Béreau, elle dit ne pas savoir si les 10 familles rencontrées par Boucher constituent à eux seules la bande d’Essipit, n’ayant pas fait d’analyse de la création de la réserve d’Essipit.

Toutefois, l’expert Garneau reconnaît qu’il y avait des Innus qui résidaient dans le secteur des Escoumins autre que ceux identifiés sur le plan de Boivin en 1882. Il en identifie notamment quelques-uns, Simon Matapash qui apparaît sur le recensement du père Arnault, Germain et Véronique, et possiblement une jeune femme du nom de Mitita et sa famille;

  1. en 1907, Adolphe Gagnon, nouvel agent des Indiens, indique dans son rapport que quelques familles ont hiverné sous leurs tentes aux Escoumins et que la chasse est le plus sûr moyen de subsistance (Pièce CP-1, vol 8A, cote unifiée no 531). Ainsi, en 1907, il y avait encore des Innus des Escoumins en partie nomade habitant dans des tentes. On peut donc endéduire que tel était également le cas en 1881 et que ceux-ci n’ont pas été pris en compte;

  2. dans son rapport d’expédition sur la Côte-Nord daté du 27 avril 1846, Duberger mentionne qu’un squatter du nom de Joseph Moreau qui occupait le seul endroit où Jean-Frédéric Boucher, associé des Têtu, pouvait ériger son moulin à scie a accepté d’abandonner son lot moyennant une somme d’argent (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 99). Il s’agit du même Joseph Moreau qui a signé la pétition de 1843 se définissant comme « Naturels Montagnais »demeurant dans le secteur « les Escoum[ins] »et dont son seul moyen de subsistance est la chasse de la pelleterie et la pêche au loup-marin en hiver (Pièce CP-1, vol 2, cote unifiée no 51).

Il n’est pas opportun de se lancer dans un débat identitaire, sujet sensible et complexe s’il en est un, qui encore aujourd’hui soulève de nombreux débats à tout égard. Il suffit pour les fins du présent dossier de constater qu’au moment où il a vendu la terre qu’il occupait, Joseph Moreau était considéré comme un Innu par ses pairs, qu’il vivait comme eux et que c’est à ce titre qu’il occupait celle-ci avec sa femme innue et ses enfants;

  1. par ailleurs, un plan des Escoumins effectué par D.S. Ballantyne, le 25 juin 1848,montre que Joseph Moreau, Paul St-Onge et Denis Moreau occupent des terres le long de fleuve du côté est de la baie des Escoumins, soit de l’autre côté de la pointe des Escoumins. On voit aussi dans le canton d’Iberville le nom de Germain François (« Jermain François »),Fabien Moreau et Louis Bacon sur différents endroits longeant le fleuve (Pièce M-1, cote unifiée no M-6). Le canton d’Iberville se rend jusqu’à la baie de Mille-Vaches;

  2. un plan effectué par l’arpenteur George Duberger et daté de 1849-1850 localise également Paul St-Onge le long du fleuve, ainsi que Denis Jean Pierre et Germain François. À côté de leur nom apparait la mention « indian squatter »(Pièce M-1, cote unifiée no M-11);

  3. de plus, le 12 septembre 1849, Lamontagne transmet des protêts par notaire aux Innus Édouard Moreau, Paul Ross, Pierre Jacques et Pierre Denis leur ordonnant de déguerpir et de délaisser les terrains qu’ils occupent, y compris sur la pointe des Escoumins, « communément appelé “Pointe à Paul Ross” »(Pièce CP-1, vol 5, cotes unifiées no 304, 305, 306 et 309);

  4. dans son rapport du 15 juin 1881, l’arpenteur Jean-Célestin Desmeules écrit à J. Flynn, commissaire des terres de la Couronne, que « [l]e lot A qui faisait partie du village de Têtu Ville qui est patenté à Nazaire Têtu et Cie, maintenant Théodore Lamontagne[,] et se trouve à renfermer toute la Pointe Ouest de la [b]aie des Escoumins est occupé par plusieurs sauvages et métis qui y vivent de la chasse et d’un peu de culture » (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 324);

  5. la présence d’un dénommé Marc Jacques, chasseur et journalier, est confirmée en 1898 lors de la création du cadastre officiel des Escoumins. Le livre de renvoi l’identifie comme propriétaire du lot A-5 du rang A, lequel est situé sur la pointe des Escoumins (Pièce M-1, cote unifiée no M-25). Ce lot sera acheté en 1903 par la Couronne pour 1,00 $ pour la construction d’un quai sur la pointe. En 1879, Pierre Jacques, son père, avait reçu un protêt de Lamontagne lui demandant de déguerpir de la pointe;

  6. dans son plan et ses notes d’arpentage, l’arpenteur Boivin indique la présence d’un dénommé Émilien ou Milan Lepage sur la pointe de la baie des Escoumins, soit le bloc A qu’il identifie dans ses notes comme étant sur le lot XIII, lequel lot n’existe pas dans le rang A. Pour sa part, Desmeules n’indique la présence d’aucun squatter ou d’un dénommé Lepage sur le bloc A. Par ailleurs, dans le recensement de 1881, Milan Lepage est recensé au côté de Polémon Gauthier et Joseph Lavoie à l’ouest du bloc A, (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 318). Le 19 novembre 1883, Milan Lepage a acheté pour 18,81 $ le lot 5 d’une superficie de 47 acres situé à l’ouest du bloc A et en obtient les lettres patentes en février 1884 (Pièce CP-1, vol 6, cote unifiée no 365). En 1891, il est recensé entre les familles Paul Ross et Denis Bacon, soit plus près de la réserve (Pièce I-3, à la p 173).

[243]  Bref, il est clair de la preuve que les Innus des Escoumins n’occupaient pas uniquement la partie du bloc A de 97 acres achetée pour les fins de la réserve.

[244]  L’intimée plaide que la Couronne n’avait pas le contrôle ou la possession des terres et qu’elle était dépendante du bon désir du vendeur Lamontagne quant au nombre d’acres qu’elle pouvait acquérir pour la création de la réserve. Or, l’intérêt autochtone identifiable concerne non pas le nombre d’acres qu’un tiers décide de vendre, mais les terres occupées par les Innus du secteur des Escoumins et reconnues à cette fin par la Couronne fédérale.

[245]  En l’espèce, il appert de la preuve qu’au plus tard, en février 1881, la Couronne fédérale a démontré un engagement clair et manifeste de créer une réserve aux Escoumins pour la bande des Innus Essipit et a reconnu les intérêts de ces derniers dans les terres d’une superficie minimale de 230 acres située sur le lot 11 du rang A et sur une partie du bloc A.

[246]  Dans les années 1880, les Innus du secteur des Escoumins étaient très vulnérables. Ils étaient entièrement dépendants des agissements de la Couronne fédérale pour la création de leur réserve, laquelle agissait comme intermédiaire exclusif auprès de Vachon et de Lamontagne, et elle a exercé sa discrétion en ce sens.

[247]  Or, le pouvoir discrétionnaire en jeu consiste à s’assurer que le processus de création de la réserve soit sécurisé. Il s’agit d’un pouvoir qui relève de la Couronne fédérale et non d’un tiers vendeur.

[248]  La question de la superficie de la réserve concerne les terres d’Essipit occupées par les Innus d’Essipit et est au cœur du processus de création de la réserve. Conformément aux enseignements de la Cour suprême du Canada, ce processus engage la responsabilité de la Couronne fédérale aux devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information eu égard aux circonstances et d’exercice de prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones de l’obligation (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79 au para 86, [2002] 4 RCS 245 [Wewaykum]).

[249]  En l’espèce, l’intérêt autochtone identifiable est suffisamment précis et défini pour que l’honneur de la Couronne oblige celle-ci à agir comme fiduciaire dans le meilleur intérêt de la bande d’Essipit lorsqu’elle exerce ses pouvoirs discrétionnaires dans le cadre du processus de création de la réserve, ce qui emporte l’obligation de consulter et d’agir avec diligence.

[250]  De plus, l’honneur de la Couronne, « principe qui a trait aux modalités d’exécution des obligations dont il emporte l’application » (italiques dans l’original; Manitoba Metis Federation, au para 73), « fait naître une obligation fiduciaire lorsque la Couronne assume des pouvoirs discrétionnaires à l’égard d’un intérêt autochtone particulier » (Manitoba Metis Federation, au para 73; Nation haïda, au para 18; Wewaykum, aux para 79, 81).

[251]  L’honneur de la Couronne garantit l’exécution par celle-ci de ses obligations, commande qu’elle agisse diligemment et qu’elle prenne les mesures pour faire en sorte que ses obligations soient exécutées (Manitoba Metis Federation, aux para 79–80).

B.  Le Canada a-t-il manqué à son obligation de fiduciaire à l’égard des Innus d’Essipit?

[252]  J’estime que la preuve établit que la Couronne fédérale a manqué à son obligation de fiduciaire et à son obligation d’agir de façon honorable compte tenu des faits mis en preuve, et ce pour les motifs exposés ci-après.

[253]  La preuve révèle de nombreux manquements de la part de la Couronne fédérale :

  1. l’arpentage de la réserve s’effectue le 19 novembre 1881, sans qu’aucun membre de la bande ni même un père oblat ne soit présent. En novembre, les Innus ont quitté le rivage pour leurs territoires de chasse;

  2. l’agent Boucher n’est pas présent lors de l’arpentage, mais se fait représenter par le curé des Escoumins, le prêtre séculier Parent, qui n’a aucune mission auprès des Innus;

  3. les experts ont tous affirmé que les oblats s’occupaient des intérêts des Innus, mais que les prêtres séculiers, à part de célébrer quelques cérémonies, tels des baptêmes, n’ont pas établi de lien avec eux. Il n’y a d’ailleurs aucun document démontrant que le prêtre Parent avait le mandat de représenter la bande ou les Innus d’Essipit. Tout au plus, l’agent Boucher lui a donné mandat de le représenter.

Outre que la Couronne ne peut déléguer ses pouvoirs de fiduciaire à un tiers, les manquements du prêtre séculier Parent lors de l’arpentage relèvent de sa responsabilité;

  1. depuis la visite de Boucher aux Escoumins en 1880 jusqu’à l’achat des 97 acres en 1892, aucun document ne fait état de quelques informations, consultations ou discussions avec les Innus d’Essipit par les représentants de la Couronne fédérale quant à la superficie de la réserve;

  2. aucun document ne retrace quelques échanges que ce soit avec les Innus ou même avec les oblats quant à la superficie envisagée pour la réserve ni quant à la soudaine réduction de celle-ci. Il n’y a aucune preuve démontrant un questionnement de la part des représentants de la Couronne quant à savoir si la superficie de 97 acres correspondait réellement à la totalité des terres occupées par les Innus, ni quant au fait que le nombre de maisons a doublé alors que la superficie a diminué de moitié. La seule chose faite par Vankoughnet est de demander à l’arpenteur en chef, qui transfère la demande à Bray, de vérifier si la baisse de la superficie est imputable à une erreur d’arpentage;

  3. on ne retrouve pas non plus dans les documents d’objections de la part de Boucher à l’égard de la superficie réduite de plus de la moitié alors qu’une comparaison sommaire entre le plan de Boivin et le croquis de Taché permet de constater que le lot 11 a disparu de la superficie arpentée par Boivin;

  4. il n’y a pas de document démontrant que la Couronne a tenté de négocier avec Vachon ou Lamontagne plus d’acres, après avoir appris en 1882 que la superficie était de 97 acres. Pourtant, Lamontagne détenait plusieurs lots qu’il cherchait à vendre;

  5. il n’y a aucun document démontrant que les Innus ni même les oblats n’ont été consultés sur le fait que la réserve projetée serait enclavée par la municipalité;

  6. Boucher, dans sa lettre à Vankoughnet, indique que le lieu sélectionné est une bonne place pour le loup-marin. Or, la preuve démontre qu’il est impossible d’accéder au fleuve à partir de la réserve de 97 acres. Là encore, aucun document ne fait état de quelques discussions que ce soit avec les Innus d’Essipit à cet égard;

  7. également, dans sa lettre du 28 janvier 1881, Boucher indique que tout le terrain est cultivable, alors que la preuve démontre qu’une partie importante est un marécage.

[254]  Dans son rapport, l’experte Béreau écrit : « [o]n n’a retrouvé aucun document qui nous permette de nous prononcer sur la participation des familles innues du secteur des Escoumins au processus d’achat de la future réserve » (Pièce I-3, à la p 11). Pour sa part, l’expert Charest écrit que rien n’indique dans les documents connus que les Innus aient été consultés (Pièce R-2, à la p 85).

[255]  L’intimée soutient qu’il ne faut pas déduire que l’absence de documents signifie l’absence d’informations ou de consultations. Des discussions verbales ont pu avoir eu lieu. Au surplus, selon elle, la preuve démontre que la Couronne a agi avec diligence et que l’erreur dans la superficie est celle de Vachon et non celle de la Couronne.

[256]  Le Tribunal décide en fonction de la preuve dont il dispose. Le fait qu’aucun document n’ait été retracé par les experts faisant état de quelques discussions ou informations que ce soit avec les Innus ou les oblats quant à la superficie des terres projetées et surtout de l’impact de la réduction de plus de la moitié de celle-ci rend plus que probable le fait qu’il n’y en a pas eu.

[257]  En fait, la preuve démontre qu’au cours des 10 années qui ont suivi l’arpentage de Boivin jusqu’à la conclusion de la transaction entre la Couronne et Lamontagne en 1892, des discussions et négociations ont eu lieu 1) sur le prix considérant la réduction de la superficie, 2) sur la transmission et la vérification des titres et 3) le calcul et le paiement des intérêts. 

[258]  Ainsi, alors qu’en 1881, les instructions données à Boucher portaient principalement sur la superficie de la réserve pas moins de 230 acres, à partir de 1887, après plusieurs années pour obtenir un titre clair, la priorité de la Couronne devint le prix à payer pour 97 acres.

[259]  L’intimée soutient que la position maintenue par Vachon et Lamontagne voulant que la superficie de 97 acres arpentée par Boivin soit dans les faits celle initialement envisagée par les parties. Au surplus, ajoute-t-elle, cette position a reçu l’appui de Boucher et du juge Gagné de Chicoutimi.

[260]  Or, s’il est exact que la preuve démontre que Boucher et les amis de Lamontagne, dont le juge Gagné, ont plaidé en sa faveur à l’effet que le terrain de 97 acres est le même que celui demandé par la bande, la preuve démontre le contraire. Pour les motifs énoncés plus haut, il est invraisemblable que Vachon ait pu confondre 230 acres avec 97 acres. Le lot 11 du rang A convenu comme faisant partie de la réserve a tout simplement disparu lors de l’arpentage. Vachon n’a pas commis d’erreur, il a plutôt modifié l’offre initiale pour ses propres fins et celles de Lamontagne après l’acceptation de celle-ci par la Couronne. Quant au juge Gagné, il n’était pas présent lors de la rencontre entre Vachon et Boucher et ses représentations ont principalement porté sur la question du prix de vente du terrain.

[261]  S’il faut retenir l’interprétation voulant que ce fût le prix de 200,00 $ qui conditionnait le « n[o] […] less than […] 230 acres », force est de conclure que ce ne sont pas les intérêts des autochtones qui ont été pris en compte par la Couronne lorsqu’elle a décidé, sans se poser de question, d’aller de l’avant avec seulement 97 acres.

[262]  Devant une diminution aussi importante des terres, la prudence ordinaire dans l’intérêt des Innus d’Essipit dictait à la Couronne d’informer ces derniers et faire un minimum de vérifications auprès d’eux, ce qu’elle a négligé de faire. Elle se le devait d’autant plus que l’agent Boucher était absent lors de l’arpentage de Boivin et qu’il avait commis plusieurs impairs, dont notamment mandater Boivin pour faire l’arpentage préalablement à l’obtention de titres clairs, contrairement aux instructions reçues; ce qui lui valut d’ailleurs des réprimandes de son supérieur Vankoughnet.

[263]  Le fait que la Couronne ait fait affaire avec un tiers plutôt que de mettre de côté des terres publiques lui appartenant ou de les acquérir de la Couronne provinciale, ne diminue pas pour autant l’obligation de fiduciaire à laquelle elle est tenue.

[264]  Il est évident que Boucher n’a fait aucun travail afin de connaître le nombre d’Innus du secteur des Escoumins qui composait la bande ni d’analyse de leurs besoins. À partir d’une visite, il a déterminé que la bande d’Essipit était composée de 10 familles se trouvant sur la pointe des Escoumins et déterminé que leur demande se résumait à un terrain que le vendeur a présenté au départ comme étant de 230 acres, lequel a été soudainement réduit à 97 acres dont une partie était constituée de marécages. 

[265]  En fait, comme le reconnaît l’experte Béreau, la superficie envisagée pour la création de la réserve a été dictée par Vachon, un individu louche et criminalisé.

[266]  L’intimée plaide qu’il n’y a pas de preuve que Boucher ait agi de mauvaise foi. Or, la bonne foi n’est pas nécessairement un critère pour décider s’il y a eu manquement aux obligations de fiduciaire.

[267]  Ayant reconnu l’existence de la bande d’Essipit et ayant pris la décision de créer une réserve de 230 acres pour cette bande, un devoir de prudence et de loyauté dictait à la Couronne fédérale d’informer les Innus des effets concrets de cette mesure et de faire des démarches minimales afin de s’informer du nombre de familles composant la bande, de leurs besoins et de s’assurer que cette demande était dans leurs intérêts. Une seule visite à un seul endroit précis n’est pas suffisante pour conclure que la Couronne a agi de façon diligente et honorable à cet égard. 

[268]  Comme l’enseigne la jurisprudence, le droit statutaire d’utiliser et de bénéficier d’une réserve « is a collective right in common conferred upon and accruing to the band members as a body and not to the band members individually » (Squamish Indian Band v Findlay, 122 DLR (3d) 377 au para 7, [1981] 3 CNLR 58 (BCCA)). Les membres hors de la réserve ont aussi droit de bénéficier de la réserve. L’article 18 de la Loi sur les Indiens « reflects the importance of preserving land base or ancestral territory for the benefit of its members, whether living on or off the reserve » (Okanagan Indian Band v Bonneau, 2002 BCSC 748 au para 27, 216 DLR (4th) 210). Les terres de réserve constituent la « reconnaissance d’une réalité historique » (Guerin, à la p 349). Un droit foncier autochtone, dont une réserve, comporte un aspect culturel unique (Bande indienne d’Osoyoos c Oliver (Ville), 2001 CSC 85 au para 46, [2001] 3 RCS 746).

[269]  Par ailleurs, en considérant un nombre minimal de 10 familles, la Couronne fédérale se trouvait à octroyer 9.7 acres par famille, sur des terres en partie marécageuses qui ne permettaient pas un accès direct au fleuve.

[270]  Par comparaison, lors de la création des réserves, la Couronne utilisait régulièrement le ratio de 100 acres par famille pour déterminer la superficie d’une réserve à partir des terres publiques. Ce ratio était appelé à varier selon différents facteurs, dont notamment la mise en valeur anticipée des terres de la réserve, les caractéristiques particulières de l’emplacement prévu pour son établissement, l’utilisation projetée de la future réserve, la proximité des zones de développement colonial et le caractère sédentaire ou nomade des Indiens (Pièce R-2, aux pp 98–100; Pièce R-1, vol 1, cote unifiée no R-4, aux pp 12–22).

[271]  L’intimée plaide que le terrain choisi par les Innus d’Essipit était situé en milieu municipalisé, que les terres de la municipalité étaient occupées par des colons et que selon l’expert Garneau, les Innus n’avaient aucun intérêt dans la culture de la terre.

[272]  Il est exact qu’il ne s’agissait pas de l’achat ou de la mise de côté de terres publiques. Cependant, durant les 10 ans qu’ont duré les négociations pour l’achat des terres de réserve, la Couronne aurait pu envisager d’acheter plus de terres que les 97 acres étant donné que Lamontagne désirait vendre ses terres,  ce qu’elle n’a jamais cherché à faire.

[273]  Par ailleurs, à titre de comparaison, la Couronne octroyait en moyenne 100 acres par famille aux colons non-autochtones qui devaient en retour la défricher et la cultiver. Ce n’était toutefois qu’une partie de la superficie qui dans les faits devait être défrichée, car il fallait garder des arbres pour le bois de chauffage. Également, la norme voulait que le colon défriche en moyenne 2 acres par année. Malgré tout, selon l’experte Béreau, plusieurs colons ne défrichaient ou ne cultivaient pas la terre, préférant se consacrer à des activités reliées à la pêche qui étaient plus rentables. De plus, plusieurs d’entre eux étaient des squatters qui ne détenaient pas de droit ou titre confirmé sur les terres dont ils s’étaient accaparés.

[274]  Même si l’agriculture n’était pas un mode de vie prisé par les Innus, la preuve démontre qu’elle ne l’était pas non plus pour tous les colons.

[275]  Toutefois, plusieurs Innus avaient commencé à cultiver la terre, dont notamment Paul St-Onge. De plus, les Innus vivant sur la réserve ont cultivé du mieux qu’ils pouvaient les terres de réserve (Pièce R-2, à la p 97); cette attitude s’inscrit d’ailleurs dans le mode de vie des Innus décrit par l’expert Charest. Encore fallait-il leur octroyer suffisamment de terres et de bonne qualité pour qu’ils puissent la cultiver.

[276]  Ces négligences apparentes eu égard au devoir de fiduciaire de la Couronne se reflètent également dans la façon dont la Couronne a agi dans le cadre du processus administratif menant à l’achat des terres de réserve.

[277]  Il ne s’agit pas de remettre en question la procédure administrative suivie par la Couronne fédérale en vue de l’acquisition des terres de réserve laquelle, selon la preuve, est celle applicable lors de tout achat de terrain par la Couronne. Toutefois, en l’espèce, de nombreuses erreurs ont été commises tout au long du processus d’achat des terres de la réserve d’Essipit lors de l’application de cette procédure :

  1. dans sa correspondance du 7 avril 1882, Boucher écrit à Vankoughnet que Vachon lui a montré le titre de propriété du terrain proposé pour créer la réserve des « Sauvages ». Or, Boucher n’a pas remarqué que le vendeur était Lamontagne et non Vachon. La vérification du nom du propriétaire ne requiert pas une expertise particulière. Une simple vérification diligente de Boucher aurait pu lui permettre de réaliser l’erreur et accélérer le processus. De toute évidence, Boucher n’a pas fait cette simple vérification;

  2. lorsque l’arpenteur Bray fait la vérification de la superficie de la réserve en 1886, il a en main la lettre de Boucher du 28 janvier 1881 qui indique que le terrain a une superficie de 230 acres. Or, il estime du procès-verbal de Boivin que la superficie de 97 acres est probablement exacte et demande d’obtenir le plan de Boivin pour le confirmer. Bray ne s’enquiert pas des instructions initiales données par Vankoughnet à Boucher ni ne demande d’obtenir le plan joint à la lettre du 28 janvier 1881. Il ne se pose pas de question à cet égard. Après la réception du plan de Boivin, Bray confirme à partir des documents de Boivin uniquement que la superficie est de 97 acres (Pièce CP-1, vol 7A, cotes unifiées no 397 et 406);

  3. Bray constate toutefois diverses erreurs dans le rapport de bornage de Boivin en ce que ce dernier indique que le terrain est borné au nord-est par le lot 13 occupé par Milan Lepage. Or, il localise Milan Lepage sur le bloc A. Il n’y a pas de lot 13 dans le rang A ou le bloc A. Malgré tout, l’acte de vente, bien que vérifié à trois reprises, contient toujours la mention que le terrain est limité à l’est par le lot 13 du rang A;

  4. les représentants de la Couronne signent un acte de vente dont la description technique n’est pas conforme au plan attesté par les parties et annexé à l’acte;

  5. dans les mois qui suivent la transaction, l’acte de vente fait l’objet de plusieurs révisions. Le Département des Affaires indiennes note le 24 janvier 1893 des erreurs quant aux dimensions des chaînes notées au contrat (Pièce CP-1, vol 7B, cote unifiée no 462); le 11 avril 1893, le notaire Charlebois mentionne à l’avocat de la Couronne Angers avoir découvert d’autres erreurs, notamment une différence entre le plan et la description technique quant au lot 11 où il est indiqué qu’il forme la limite sud-ouest alors qu’il aurait fallu indiqué nord-ouest. Toutefois, qualifiant les erreurs de mineures ne changeant pas la validité de l’acte, le notaire Charlebois n’effectue pas de changements (Pièce CP-1, vol 7B, cote unifiée no 475). Malgré ces révisions, personne ne constate que le plan annexé et signé n’est pas conforme à la description technique de l’acte de vente;

  6. le 31 janvier 1893, le Département des Affaires indiennes avise le ministère de la Justice que les frais du notaire n’ont pas été prévus et que par conséquent aucun fond n’est disponible à cette fin (Pièce CP-1, vol 7B, cote unifiée no 464).

[278]  Après avoir examiné la conduite de la Couronne dans son ensemble et considérant le contexte particulier dans lequel se situe la présente revendication, j’estime que la Couronne a fait preuve d’un manque persistant d’attention et qu’elle n’a pas agi avec diligence dans la création de la réserve d’Essipit pour laquelle elle avait reconnu une superficie de 230 acres.

[279]  En l’espèce, le processus a été entaché par la gestion déficiente qui a caractérisé l’ensemble de la démarche de création de la réserve d’Essipit. Il ne s’agit pas d’une simple négligence passagère, mais plutôt d’une série d’erreurs ou d’inactions qui ont persisté pendant toute la période de création de la réserve. Cette tendance persistante au manque d’attention est incompatible avec l’honneur de la Couronne (Manitoba Metis Federation, au para 82).

[280]  L’urgence d’agir ne saurait être invoquée puisqu’entre le moment où la Couronne a donné son consentement et l’achat des terres, il s’est écoulé une dizaine d’années.

[281]  Cette situation est de plus aggravée par le fait que l’état de très grande détresse et de vulnérabilité des Innus de la Haute-Côte-Nord est bien connu des autorités gouvernementales, laquelle est due notamment aux difficultés résultant de l’arrivée des blancs dans la région. Celle-ci a joué un rôle majeur dans l’appauvrissement des Innus (Pièce I-3, à la p 65) par l’impact sur le gibier et les produits de la trappe et de la pêche ainsi que par les épidémies qui sont abattues sur les familles affaiblies (Pièce I-3, à la p 65).

[282]  L’argument de la Couronne suivant lequel les Innus d’Essipit ne se sont jamais plaints de la superficie de 97 acres reçus avant récemment est non fondé.

[283]  Les Innus, incluant ceux du secteur des Escoumins, se sont plaints à plusieurs reprises de l’arrivée massive des colons, de la perte de leurs terres et ils ont revendiqué des droits sur celles-ci. La pétition de 1847, reconnue par tous, incluant les experts de la Couronne, comme représentant l’expression de la volonté réelle des Innus du territoire parle d’elle-même. Les Innus demandent des terres pour défricher et des droits de pêche exclusifs au loup-marin et sur les rivières pour le saumon ainsi que des indemnités. Des endroits spécifiques y sont mentionnés dont pointe de la Croix. De plus, dans sa note explicative de la pétition, les oblats demandent des droits pour les Innus à Bon-Désir, un des meilleurs endroits pour la pêche au loup-marin et fréquentée par les Innus d’Essipit. En réponse, une dizaine d’années plus tard, la Couronne crée la réserve de Betsiamites, mais les autres demandes restent vaines.

[284]  Par ailleurs, en 1905, malgré l’existence de la réserve à Essipit, Édouard Moreau demande au Département des Affaires indiennes de lui accorder gratuitement une étendue de terrain qu’il occupe depuis au-delà d’une cinquantaine d’années et où il chasse le gibier et ce depuis la rivière Ste-Marguerite Saguenay jusqu’à la rivière des Grands Escoumins, sur une profondeur de 90 milles entre les deux rivières (Pièce CP-1, vol 8A, cote unifiée no 522), en vain.

[285]  Cela dit, en 1881, les Innus d’Essipit, dans un état de grande pauvreté, étaient acculés à quelques coins de terres et laissés à eux-mêmes. On ne saurait les blâmer, alors que leur indigence et docilité étaient connues, de ne pas avoir agi avant, d’autant plus que la Couronne a renoncé à invoquer la prescription à l’article 19 de la LTRP.

[286]  Bref, il s’agit d’un cas clair d’un manquement de la Couronne à son obligation de fiduciaire et de son devoir d’agir honorablement.

VII.  dipositif

[287]  Pour les motifs énoncés dans la décision, je conclus que l’intimée a manqué à son obligation de fiduciaire envers la revendicatrice et n’a pas agi dans le respect de l’honneur de la Couronne en procédant à l’acquisition de 97 acres de terres alors qu’elle avait reconnue et convenue d’acquérir 230 acres pour la création de la réserve d’Essipit.

[288]  La revendicatrice devra être compensée par l’intimée pour la différence entre les 230 acres prévus initialement et les 97 acres octroyés, soit pour la partie se trouvant dans le bloc A et le lot 11 du rang A ainsi que pour la perte d’usage relativement à cette différence, avec intérêts, dépens à suivre.

[289]  La compensation sera déterminée lors de la deuxième étape.

 

JOHANNE MAINVILLE

L’honorable Johanne Mainville


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20170130

Dossier : SCT-2001-13

OTTAWA (ONTARIO), le 30 janvier 2017

En présence de l’honorable Johanne Mainville

ENTRE :

PREMIÈRE NATION DES INNUS ESSIPIT

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats de la revendicatrice PREMIÈRE NATION DES INNUS ESSIPIT

Représentée par Me Benoit Amyot et Me Léonie Boutin

Cain Lamarre

 

ET AUX :

Avocates de l’intimée

Représentée par Me Tania Mitchell et Me Stéphanie Dépeault

Ministère de la Justice

 

ANNEXE

*** L’annexe n’est pas disponible dans le présent format.***

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