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DOSSIER : SCT-2005-11

RÉFÉRENCE : 2016 TRPC 7

DATE : 20160520

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

PREMIÈRE NATION DES ATIKAMEKW D’OPITCIWAN

Revendicatrice

 

Me Paul Dionne et Me Marie-Ève Dumont, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU  CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

 

Me Éric Gingras, Me Dah Yoon Min et Me Ann Snow, pour l’intimée

 

 

ENTENDUE: Du 9 au 12 septembre 2013, du 13 au 24 janvier 2014, du 20 au 23 mai 2014, du 17 au 26 mars 2015, du 30 mars au 1er avril 2015, du 23 au 30 avril 2015 et le 11 mai 2015.

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable Johanne Mainville


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245; Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54, [2002] 2 RCS 816; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, [1996] 2 CNLR 25; Khalil c Canada, 2007 CF 923, [2008] 4 RCF 53; Fairford First Nation v Canada (AG)(TD), [1999] 2 FC 48; Lac La Ronge Indian Band v Canada, [2001] SKCA 109, 206 DLR (4th) 639; Bande indienne de Lower Kootenay c Canada, [1992] 2 CNLR 54, 42 FTR 241 (CF 1re inst.); Québec (PG) c Canada (PG), 56 DLR 373, [1921] 1 AC 401; Bande Lac La Ronge et Nation crie de Montreal Lake c Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, 2014 TRPC 8.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 14.

Acte pour mettre à part certaines étendues de terre pour l’usage de certaines tribus de sauvages dans le Bas-Canada, 1851 (14-15 Vict), c 106.

Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada, 1850 (13-14 Vict), c 42.

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict, c 3.

Loi concernant les terres réservées aux Sauvages, LQ 1922, c 37.

Loi des sauvages, LRC 1906, c 81, art 33.

Sommaire :

La présente revendication concerne le délai de création de la réserve indienne d’Opitciwan et les dommages et inconvénients qu’auraient subis par les Atikamekw d’Opitciwan à cause de ce délai.

La revendicatrice allègue que la Couronne fédérale a violé ou n’a pas exécuté ses obligations légales et de fiduciaire en ce que le processus de création de la réserve indienne d’Opitciwan a duré 36 ans, alors que : 1) entre 1908 et 1914, les conditions pour la création d’une réserve indienne pour les Atikamekw à Opitciwan étaient réunies; 2) dès l’amorce de ce processus, la Couronne assumait envers les Atikamekw d’Opitciwan des obligations de fiduciaire comprenant l’obligation d’agir avec loyauté ainsi qu’avec soin et  diligence, ce qui signifie agir dans un délai raisonnable.

Selon la revendicatrice, rien n’empêchait la finalisation du processus de création de la réserve d’Opitciwan une fois connues, en 1920 et 1921, l’ampleur de l’inondation consécutive à la mise en eau du réservoir Gouin et la superficie à ajouter pour compenser les terres arpentées qui avaient été ennoyées. Malgré tout, la réserve n’a été créée qu’en 1944 par l’adoption de l’ordre en conseil (« décret ») du 14 janvier 1944 du gouvernement du Québec. Au surplus, la Couronne fédérale a mis six ans pour adopter l’ordre en conseil acceptant le transfert des terres de la réserve, sans justification.

La revendicatrice soutient que durant les quelque trente années qu’a duré le processus de création de la réserve d’Opitciwan, les Atikamekw d’Opitciwan ont été privés des bénéfices de la coupe forestière et des revenus qu’auraient pu leur rapporter les permis d’occupation délivrés aux commerçants qui étaient établis dans leur communauté ou qui la fréquentaient, et que ces dommages et inconvénients sont attribuables à la faute de la Couronne fédérale.

L’intimée conteste la demande et en demande le rejet. L’intimée soutient que les faits et le droit invoqués au soutien de la présente revendication ne permettent pas de fonder une obligation légale ou de fiduciaire de la Couronne fédérale à l’égard des droits ou intérêts revendiqués par la revendicatrice, ou un manquement à de telles obligations, le cas échéant. Elle affirme que les manquements reprochés relèvent de faits et gestes posés par la province de Québec, qu’il n’existe pas de lien causal entre les gestes de la Couronne fédérale et les dommages reprochés, s’il en est, et que l’obligation de fiduciaire ne crée pas une obligation positive de protéger les droits ou intérêts de groupes autochtones contre toute atteinte par des tiers.

L’intimée allègue également que la réserve d’Opitciwan a été créée le 21 mars 1950 lors de l’adoption du décret P.C. 1458 par lequel le gouverneur en conseil met à part des terres d’une superficie de 2290 acres pour l’usage et le bénéfice de la bande d’Opitciwan.

Arrêt : Considérant les circonstances propres à ce dossier, il y a lieu de conclure que la réserve a été créée le 14 janvier 1944 avec l’adoption de l’ordre en conseil du Conseil exécutif du gouvernement provincial, la Couronne fédérale ayant bien avant cette date clairement manifesté son intention de créer la réserve à Opitciwan. Il y avait donc rencontre de volontés claires entre les deux paliers de gouvernement en janvier 1944. Dès lors, l’ordre en conseil P.C. 1458 du 21 mars 1950 doit être considéré comme une mesure administrative et non comme la manifestation de l’intention de la Couronne fédérale de créer la réserve à Opitciwan.

Dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11, il a été conclu que la Couronne fédérale était assujettie à une obligation légale et de fiduciaire dans le cadre du processus de création de réserve. Les motifs au soutien de cette conclusion s’appliquent ici mutatis mutandis.

En l’espèce, la question du délai de création de la réserve concerne les terres d’Opitciwan et est au cœur même du processus de création de la réserve.

La reconnaissance d’une obligation de fiduciaire avant la création de la réserve assujettit la Couronne fédérale au devoir de loyauté, de communication complète de l’information et d’exercice de prudence ordinaire dans l’intérêt des Atikamekw d’Opitciwan, les bénéficiaires de l’obligation (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79 au para 94, [2002] 4 RCS 245; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344 au para 104, [1996] 2 CNLR 25).

Il ressort de la jurisprudence en matière autochtone que lorsque la lenteur à agir s’inscrit dans le cadre d’une obligation de fiduciaire, celle-ci peut constituer une cause d’action. En l’espèce, la Couronne fédérale était tenue d’agir avec la prudence ordinaire dans l’intérêt des Atikamekw d’Opitciwan en ce qui concerne le délai de création de la réserve, ce qui implique d’agir dans un délai raisonnable.

Il s’agit de déterminer si les circonstances propres à la présente revendication démontrent que la Couronne fédérale a violé son obligation d’agir dans un délai raisonnable en prenant plus de trente ans pour finaliser le processus de création de la réserve d’Opitciwan. Or, chaque cas est un cas d’espèce.

En l’espèce, tenant compte de l’ensemble des circonstances et notamment : 1) de l’ennoiement résultant du barrage Gouin; 2) des difficultés entre les relations fédérale et provinciale par rapport à ce dossier; 3) de l’isolement géographique de la réserve; 4) de tous les autres éléments factuels énoncés dans la présente décision et la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11, il appert qu’une période de 20 ans subséquente à l’arpentage de White effectué en 1914 était plus que suffisante pour finaliser la création de la réserve d’Opitciwan. À compter de 1934, il n’y avait plus d’éléments déterminants pour retarder ou empêcher la création de la réserve.

En conséquence, le délai de 10 ans entre 1934 et 1944, pour lequel la Couronne fédérale est responsable, est déraisonnable. La preuve démontre que celle-ci n’a pas agi avec la prudence requise pour faire aboutir le dossier.

Considérant qu’à titre de fiduciaire, la Couronne fédérale se devait d’agir en temps utile et de façon raisonnable et diligente dans l'intérêt des Atikamekw d'Opitciwan, et considérant que l’intimée n’a pas démontré de raisons satisfaisantes et suffisantes pour justifier le délai de 10 ans de 1934 et 1944 pour compléter le processus de création de la réserve à Opitciwan, il y a lieu de conclure que la Couronne fédérale n’a pas agi avec la prudence ordinaire dans l’intérêt des Atikamekw d’Opitciwan et a manqué à son devoir de communication complète de l’information.

Sont reconnues, à titre de pertes aux fins de la deuxième étape, les pertes de revenus découlant de l’établissement de la Compagnie de la Baie d’Hudson à Opitciwan de 1934 au 14 janvier 1944, les autres réclamations n’étant pas appuyées par une preuve suffisante.

TABLE DES MATIÈRES

I. introduction  7

II. les faits  9

A. Les experts  9

1. Jacques Frenette  9

2. Stéphanie Béreau  12

3. Jean-Pierre Garneau  13

B. La preuve des aînés  15

III. les questions en litige  16

IV. analyse  16

A. Quelle est la date de création de la réserve d’Opitciwan?  16

B. La Couronne est-elle tenue à une obligation de fiduciaire?  20

C. La Couronne fédérale a-t-elle manqué à son obligation de fiduciaire?  26

1. La période de 1908 à 1927  27

2. L’impact de la décision Star Chrome  31

3. La période de 1933 à 1944  38

D. Quels sont les dommages allégués par la revendicatrice qui pourront être soumis lors de la deuxième étape?  41

1. La perte de revenus provenant de l’exploitation forestière  41

2. La perte de revenus découlant de l’établissement des marchands indépendants et de la CBH  41

a) Les marchands indépendants  42

b) La problématique de l’alcool  44

c) La Compagnie de la Baie d’Hudson  45

V. dispositif  48


 

I.  introduction

[1]  La présente revendication concerne le délai de création de la réserve indienne d’Opitciwan (anciennement « Obiduan », « Obidjuan » ou « Obedjiwan »), et plus particulièrement les dommages et inconvénients qu'auraient subis par les Atikamekw d’Opitciwan (autrefois connus sous le nom de Têtes-de-boule de Kikendatch) à cause de ce délai.

[2]  Dans une lettre datée du 29 septembre 2011, le sous-ministre adjoint principal des Affaires indiennes a informé la revendicatrice du refus du ministre de négocier la revendication particulière « Réserve atikamekw d’Opitciwan : perte d’usage entre 1914 et 1944 », qui constitue la présente revendication.

[3]  Dans sa Déclaration de revendication ré-amendée, la revendicatrice allègue que la Couronne fédérale a violé ou n’a pas exécuté ses obligations légales et de fiduciaire en ce que le processus de création de la réserve indienne d’Opitciwan a duré 36 ans, et que :

  1. entre 1908 et 1914, les conditions pour la création d’une réserve indienne pour les Atikamekw à Opitciwan étaient réunies;

  2. dès l’amorce de ce processus, la Couronne assumait envers les Atikamekw d’Opitciwan des obligations de fiduciaire comprenant l’obligation d’agir avec loyauté ainsi qu’avec le soin et la diligence qu’un « bon père de famille »apporte à l’administration de ses propres affaires;

  3. agir en « bon père de famille »signifie agir dans un délai raisonnable;

  4. or, rien n’empêchait la finalisation du processus de création de la réserve d’Opitciwan une fois connues, en 1920 et 1921, l’ampleur de l’inondation consécutive à la mise en eau du réservoir Gouin et la superficie à ajouter pour compenser les terres arpentées qui avaient été ennoyées;

  5. malgré le fait qu’il n’y avait plus d’empêchement à la création de la réserve, celle-ci n’a été créée qu’en 1944 par l’adoption de l’ordre en conseil (« décret »)du 14 janvier 1944 du gouvernement du Québec. Au surplus, la Couronne fédérale a mis six ans pour adopter l’ordre en conseil acceptant le transfert des terres de la réserve, sans justification;

  6. durant les quelque trente années qu’a duré le processus de création de la réserve d’Opitciwan, les Atikamekw ont été privés des bénéfices de la coupe forestière et des revenus qu’auraient pu leur rapporter les permis d’occupation délivrés aux commerçants qui étaient établis dans leur communauté ou qui la fréquentaient;

  7. les dommages et inconvénients subis par les Atikamekw d’Opitciwan en raison du délai de création de la réserve indienne d’Opitciwan sont attribuables à la faute de la Couronne fédérale.

[4]  L’intimée conteste la demande et en demande le rejet. Dans son Mémoire des faits et du droit, elle résume comme suit sa position :

2.   L’Intimée soumet que les faits et le droit invoqués au soutien de la présente revendication ne permettent pas de fonder une obligation légale ou de fiduciaire de la Couronne fédérale à l’égard des droits ou intérêts revendiqués par la Revendicatrice, ou un manquement à de telles obligations, le cas échéant.

3.   Les manquements reprochés à l’Intimée relèvent de faits et gestes posés par le Québec dans l’exercice de pouvoirs conférés à Sa Majesté la Reine du chef de la province du Québec par la Loi constitutionnelle de 1867, faits et gestes sur lesquels la Couronne fédérale n’a pas de « droit de regard ».

4.   Bref, il n’existe pas de lien causal direct entre les gestes de la Couronne fédérale et les dommages reprochés, s’il en est.

5.   L’obligation de fiduciaire ne va pas jusqu’à créer une « obligation positive » de protéger les droits ou intérêts de groupes autochtones contre toute atteinte par des tiers.

[5]  Elle soumet également que la revendication est mal fondée en faits et en droit pour les motifs suivants :

  1. Il n’existe pas d’obligation légale exigeant la complétion d’un processus de création de réserve dans un délai imparti.

  2. Les faits au dossier ne démontrent pas que la Couronne fédérale a retardé le processus.

  3. La Couronne fédérale n’a jamais considéré qu’il y avait depuis 1914 une réserve de « facto ».

  4. La Couronne fédérale n’a pas l’obligation de réclamer de droits d’occupation pour la présence des marchands ([Compagnie de la Baie d’Hudson (« CBH »)]et marchands indépendants) dans le village d’Obidjuan. [Mémoire des faits et du droit de l’intimée, au para 183]

[6]  La preuve dans la présente revendication a été présentée de façon commune avec les dossiers SCT-2004-11, SCT-2006-11 et SCT-2007-11.

[7]  Les faits, le droit et autres questions utiles aux fins du présent dossier ont été décrits et analysés dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11. Il y a lieu d’y référer aux fins de la présente décision.

[8]  La revendication a fait l’objet d’une scission. La présente décision porte sur le volet responsabilité, le cas échéant, de la Couronne fédérale. Quant aux pertes, elles sont abordées uniquement dans le but d’établir leur existence, le cas échéant, et l’ouverture du droit à la réparation, tel que décidé dans le dossier SCT-2004-11.

II.  les faits

[9]  Outre la volumineuse preuve documentaire résumée dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11, aux fins de ce dossier, le Tribunal tient compte des expertises et témoignages de Jacques Frenette, Jean-Pierre Garneau et Stéphanie Béreau ainsi que des témoignages des aînés.

A.  Les experts

1.  Jacques Frenette

[10]  Jacques Frenette a été appelé comme expert par la revendicatrice et a été qualifié par le Tribunal comme expert en anthropologie et ethnohistoire amérindienne. Ses qualifications sont décrites dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11.

[11]  L’expert Frenette a déposé un rapport intitulé Les Atikamekw d’Opitciwan (1880-1950), Bilan de la littérature scientifique et un supplément à son rapport (Pièce P-3). Son mandat est également décrit dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11.

[12]  Le deuxième chapitre de son rapport concerne la présence des différents acteurs eurocanadiens en Haute-Mauricie et dans la région d’Opitciwan, notamment la CBH, les marchands de fourrures indépendants, les trappeurs professionnels, les sportifs des clubs de chasse et pêche, les missionnaires et les entrepreneurs forestiers.

[13]  Ses conclusions à cet égard peuvent se résumer comme suit :

  1. parmi les Eurocanadiens côtoyés régulièrement par les Atikamekw d’Opitciwan, on retrouve les agents de la CBH et des marchants indépendants. Les premiers vivaient sur place. Les seconds, même s’ils se sont mis à visiter Opitciwan à compter des années 1920, ne s’y sont jamais installés en permanence. Le commerce des fourrures était fondé sur le troc, le crédit, les présents et l’argent comptant (Pièce P-3, conclusion, à la p 113);

  2. Opitciwan devint à compter des années 1920 un pôle d’attraction pour les marchands indépendants qui payaient comptant et offraient de la boisson. Opitciwan n’ayant pas le statut de réserve, le commerce de la boisson ne pouvait y être défendu en vertu de la Loi sur les Indiens. La présence policière était inexistante. Même les tentatives du Chef Awashish de renvoyer les commerçants les plus récalcitrants restaient vaines (Pièce P-3, à la p 26);

  3. l’activité commerciale s’intensifia à Opitciwan à partir de 1925. Toutefois, en raison de l’isolation relative de l’endroit, aucun marchand indépendant ne voulait s’y installer en permanence (Pièce P-3, à la p 27);

  4. la littérature consultée fait état que John Midlige et Donat-Émile Hardy avaient de petites échoppes à Opitciwan dont ils se servaient durant quelques jours seulement au début de l’été, à l’automne et en hiver (Pièce P-3, à la p 27);

  5. la crise de 1929 mit un frein aux années de prospérité, mais le commerce des fourrures demeura suffisamment lucratif en Haute-Mauricie pour continuer d’y attirer plusieurs marchands indépendants (Pièce P-3, à la p 27);

  6. les Atikamekw endurèrent la concurrence des trappeurs eurocanadiens sur leurs territoires de chasse dès les années 1870. Le nombre explosa en 1930, mais la coupe de bois par les concessions forestières ne débuta véritablement que vers les années 1940 (Pièce P-3, à la p 28);

  7. à la suite de la construction du barrage Gouin et de la mise en eau de son réservoir en 1918, l’exploitation forestière s’étendit à l’ensemble ou presque de la Haute-Mauricie. Cependant, dans le secteur concerné, même si au moins 3000 kilomètres carrés de territoire se trouvaient sous licence et tenure libre dès 1920, il n’y aurait eu que peu de coupe forestière jusqu’en 1940. La présence en 1923 d’un camp de bûcherons, à une vingtaine de kilomètres d’Opitciwan, et le passage occasionnel d’inspecteurs, auraient été les seuls indices d’activités forestières dans ce secteur (Pièce P-3, à la p 32);

  8. les Atikamekw d’Opitciwan ne subirent les contrecoups des activités des trappeurs professionnels, chasseurs et pêcheurs sportifs ainsi que les dommages causés par les entreprises forestières qu’à compter des années 1940 (Pièce P-3, à la p 46);

  9. alors que les bandes Atikamekw pouvaient se constituer des fonds de bande lors de la cession et de la mise en vente des droits de coupe de bois dans les réserves de Wemotaci et de Manawan, la bande d’Opitciwan n’a jamais disposé d’un fonds de bande avant 1950 (Pièce P-3, chapitre 5, à la p 107).

[14]  Tel qu’indiqué dans la décision 2016 TRPC 6 concernant le dossier SCT-2004-11, l’expert Frenette s’est appuyé sur des sources secondaires pour la rédaction de son rapport. Bien qu’utile pour expliquer le contexte prévalant à l’époque, son rapport est cependant très général. Pour ces raisons, son rapport et son témoignage seront considérés dans le cadre de ces limites. Lors de prises de position qui peuvent donner ouverture à une divergence entre l’expert Frenette et les experts Garneau ou Béreau, dont les contre-expertises s’appuient sur les sources primaires, le Tribunal tiendra compte de l’ensemble de la preuve documentaire versée au dossier.

2.  Stéphanie Béreau

[15]  Stéphanie Béreau a été appelée comme témoin expert par l’intimée. Le Tribunal a reconnu son expertise comme historienne spécialiste de l’histoire des peuples autochtones du Québec et des relations entre l’État et ceux-ci.

[16]  L’experte Béreau a poursuivi un cursus en histoire à l’Université de la Sorbonne (Paris IV). Elle y a obtenu une maîtrise en 1997 et un Diplôme d’Études Approfondies en 1998. Elle a par la suite obtenu un doctorat de l’Institut Universitaire européen de Florence. Sa thèse qui porte sur l’Histoire contemporaine y a été soutenue en novembre 2006.

[17]  Depuis 2005, elle travaille à temps plein en tant que consultante en histoire. À ce jour, elle a rédigé plusieurs rapports de recherche sur les Amérindiens du Québec pour des ministères provinciaux, fédéraux ainsi que pour des organismes privés comme des musées ou des maisons d’édition. Elle a notamment publié plusieurs articles, un ouvrage ainsi que des actes de colloques.

[18]  Aux fins de la présente revendication, l’experte Béreau a produit un rapport intitulé La question des délais dans la création des réserves au Québec (milieu du XIXe siècle – milieu du XXe siècle (Pièce D-9).

[19]  L’étude porte sur les délais de création des réserves à la suite de l’adoption de l’Acte pour mettre à part certaines étendues de terre pour l’usage de certaines tribus de sauvages dans le Bas-Canada, 1851 (14-15 Vict), c 106 (« Loi de 1851 »). L’objectif de son rapport ne vise pas à déterminer l’ensemble des facteurs pris en considération par le gouvernement fédéral pour l’établissement d’une réserve. Il n’a pas non plus pour but de faire une recherche exhaustive sur le contexte d’établissement des réserves au Québec ni de déterminer à quelle date certaines réserves ont été créées ou combien de temps cela a nécessité. Enfin, sa recherche ne prétend pas non plus faire une analyse juridique du cadre législatif entourant la question des réserves ou des terres autochtones (Pièce D-9, à la p 4).

[20]  Sous réserve de ce qui précède, l’experte Béreau conclut que trois facteurs ont parfois pu influencer le temps nécessaire pour établir des réserves : (1) le contexte colonial, (2) les délais administratifs et (3) l’état des relations entre le gouvernement fédéral et la province du Québec.

[21]  Dans l’ensemble, son expertise est utile, crédible et fiable. Toutefois, comme elle le souligne, sa recherche ne se veut pas exhaustive. Son objectif est général. Son rapport et son témoignage seront analysés en fonction de ces limites et de l’ensemble de la preuve. Toutefois, les faits au dossier l’emportent sur les critères généraux qui peuvent être énoncés dans un rapport.

3.  Jean-Pierre Garneau

[22]  Jean-Pierre Garneau a été appelé comme expert par l’intimée. Il a été reconnu par le Tribunal comme expert anthropologue spécialisé dans la culture et l’histoire des populations autochtones du Québec au nord du St-Laurent avec une expérience de l’évaluation des impacts économiques et sociologiques de projets industriels sur les communautés autochtones. Ses qualifications sont décrites dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11.

[23]  L’expert Garneau a produit un rapport intitulé Contre-expertise du Rapport de M. Jacques Frenette intitulé : « Les Atikamekw d’Opitciwan (1880-1950) : bilan de la littérature scientifique » (Pièce D-4). Son mandat est également décrit dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11. Deux chapitres de son expertise concernent la présente revendication, soit:

  • Chapitre 1 : Le délai de création de la réserve;

  • Chapitre 4 : La présence des marchands et la vente d’alcool.

[24]  L’expert Garneau attribue le délai de création de la réserve d’Opitciwan à l’inaction de la Couronne provinciale. Ses principales conclusions à cet égard peuvent se résumer comme suit :

  1. Dès 1912, la Couronne fédérale était prête à enclencher les démarches menant à la création d’une réserve pour les Atikamekw d’Opitciwan. La Couronne fédérale ne pouvait unilatéralement créer la réserve et, à cette époque, la province du Québec a préféré attendre que l’ennoiement ait lieu et que ses conséquences soient connues avant d’aller de l’avant (Pièce D-4, à la p 28);

  2. Après l’inondation et après que les Atikamekw se soient installés sur le nouveau site, la Couronne fédérale a relancé le dossier à deux reprises, en 1927 et en 1930, mais pour des raisons impossibles à déterminer clairement, ces démarches n’ont pas produit de résultat (Pièce D-4, à la p 28);

  3. En 1942, le R.P. Meilleur a relancé la question en interpellant directement le Québec qu’il accusait de se traîner les pieds dans cette affaire. Cet effort a trouvé un écho favorable. La province a accepté de procéder, une nouvelle demande de la Couronne a été agréée, un arpentage effectué et le terrain transféré (Pièce D-4, à la p 28).

[25]  Quant à la question relative à la présence de marchands et la vente d’alcool, les conclusions de l’expert Garneau peuvent se résumer comme suit :

  1. À compter de juin 1925 et jusqu’en 1941, date à laquelle les journaux du poste de la CBH ont cessé d’être conservés, celle-ci fut la seule entreprise marchande à détenir des bâtiments au village d’Opitciwan et à y entretenir une résidence permanente. Il n’y a rien dans les journaux de la CBH indiquant que les autres marchands qui venaient dans le village y détenaient des propriétés (Pièce D-4, aux pp 83–84);

  2. La résidence des autres marchands dans le village d’Opitciwan était courte et saisonnière. Le modus operandi le plus courant était une entente privée avec des Atikamekw autorisant l’usage de leur maison lors du passage des marchands, vraisemblablement en contrepartie de compensations dont la teneur était négociée privément entre les parties. N’est pas conforme à la réalité l’énoncé de l’expert Frenette selon lequel « John Midl[i]ge et Donat-Émile Hardy […] avaient de petites échoppes à Obedjiwan » (Pièce D-4, aux pp 83–84);

  3. Les journaux du poste de la CBH démontrent que le commerce de la boisson était défendu dans le village et donnait parfois lieu à des poursuites lorsque les preuves recueillies étaient suffisantes. Des policiers fédéraux de la Gendarmerie royale du Canada se rendaient parfois sur place sur réception de plaintes pour y enquêter. Les journaux du poste de la CBH attestent de présence policière. Les énoncés de l’expert Frenette selon lesquels « Obedjiwan n’avait pas le statut de réserve indienne. Le commerce de la boisson ne pouvait y être défendu en vertu de la Loi sur les Indiens. La présence policière était inexistante »ne semblent donc pas conformes à la réalité (Pièce D-4, à la p 84).

[26]  Certains aspects de la contre-expertise de l’expert Garneau sont utiles et pertinents en ce qu’ils permettent de situer les faits dans un contexte plus précis. Toutefois, comme indiqué dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11, à certains égards, l’expert Garneau a tendance à vouloir corroborer la position de l’intimée. Dans ce cas, il s’agit de traiter avec prudence les conclusions de ce rapport.

B.  La preuve des aînés

[27]  David et Jérémie Chachai sont des aînés de la communauté d’Opitciwan et leur compétence pour témoigner de l’histoire orale a été reconnue dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11. De plus, ils ont vécu personnellement certains faits qu’ils ont relatés.

[28]  David Chachai témoigne qu’il vendait ses mikitakan, soit ses fourrures, à Oskélanéo et à Opitciwan. Un marchand, John Midlige, venait à Opitciwan pour acheter les mikitakan. L’hiver, Midlige voyageait en raquettes et au printemps, il venait à Opitciwan en canot. Il restait quelques jours à Opitciwan et était accompagné d’un employé. Il n’a pas construit de tente ou de maison pour se loger. Il était hébergé chez un aîné atikamekw. L’Atikamekw qui l’hébergeait n’était pas un ami, mais une connaissance de John Midlige.

[29]  David Chachai ne sait pas pendant combien d’années ni combien de fois John Midlige est venu à Opitciwan, mais il se souvient qu’il est venu pendant plusieurs années. Il a cessé de venir à cause de son âge. C’est à partir du moment où il s’est installé à Oskélanéo qu’il a commencé à venir à Opitciwan. Lorsque John Midlige arrivait à Opitciwan, les Atikamekw étaient contents de le voir parce qu’il leur amenait de l’argent en échange de leur mikitakan. John Midlige parlait l’atikamekw (transcription de l’audience, le 12 septembre 2013, aux pp 103–05, 148–51).

[30]  Pour sa part, Jérémie Chachai témoigne qu’il avait treize ou quatorze ans lorsque son père lui a enseigné comment trapper et qu’il allait à l’époque vendre ses fourrures à John Midlige à son magasin situé à Oskélanéo. Il vendait également ses fourrures à la CBH. La vente des fourrures pouvait rapporter entre 200 $ à 300 $ durant l’année (transcription de l’audience, le 11 septembre 2013, aux pp 78–79).

[31]  Selon Jérémie Chachai, John Midlige entreposait des produits à Opitciwan dans une vieille bâtisse ayant autrefois appartenue à la CBH. John Midlige avait des employés qui venaient à Opitciwan vendre de la nourriture, notamment du pain, des œufs et de la farine, et qui s’installaient dans la vieille bâtisse. Cela a duré un ou deux ans avant l’aménagement du poste de la CBH à Opitciwan. Avant d’emménager à Opitciwan, la CBH y venait occasionnellement.

[32]   Jérémie Chachai se souvient avoir accompagné sa mère au magasin de la CBH pour y vendre des mocassins lorsqu’il avait 5 ou 6 ans. La CBH payait environ 1,50 $ la paire de mocassins. En retour, sa mère achetait de la nourriture avec cet argent (transcription de l’audience, le 11 septembre 2013, aux pp 85–87, 133–34).

III.  les questions en litige

[33]  Les questions en litige sont les suivantes :

  1. Quelle est la date de création de la réserve d’Opitciwan ?

  2. La Couronne fédérale était-elle tenue à une obligation de fiduciaire ?

  3. Le cas échéant, la Couronne fédérale a-t-elle manqué à son obligation de fiduciaire ?

  4. Le cas échéant, quels sont les dommages qui pourront être soumis lors de la deuxième étape ?

IV.  analyse

A.  Quelle est la date de création de la réserve d’Opitciwan?

[34]  La revendicatrice plaide que la réserve a été créée le 14 janvier 1944, au moment de l’adoption du décret du Conseil exécutif du gouvernement provincial transférant les terres à la Couronne fédérale (Cahier conjoint de preuve documentaire (« CCPD »), à l’onglet 343).

[35]  L’intimée soutient qu’elle a plutôt été créée le 21 mars 1950 lors de l’adoption du décret P.C. 1458 par lequel le gouverneur en conseil met de côté des terres d’une superficie de 2290 acres pour l’usage et le bénéfice de la bande d’Opitciwan (CCPD, à l’onglet 363).

[36]  Tenant compte des circonstances propres à ce dossier, j’estime que la réserve a été créée le 14 janvier 1944, date qui marque la fin du processus de création de la réserve, et ce, pour les motifs suivants.

[37]  Premièrement, dans Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79 au para 53, [2002] 4 RCS 245 [Wewaykum]; voir aussi Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54 au para 50, [2002] 2 RCS 816 [Ross River], la Cour suprême du Canada rappelle que si l’existence de décrets crée une présomption que la Couronne avait l’intention de créer une réserve, un tel élément de preuve n’est pas déterminant en soi. Dans cette affaire, malgré l’existence d’un processus fédéral-provincial conjoint, la Cour suprême du Canada a fixé la date de la fin du processus de création de la réserve à la date de la prise du décret provincial puisque la Couronne fédérale avait manifesté son intention de façon implicite (Wewaykum, aux para 51, 53).

[38]  En l’espèce, la preuve révèle clairement que la Couronne fédérale a manifesté son intention de créer une réserve pour les Atikamekw de Kikendatch (Opitciwan) dès 1908, et cette  intention s’est cristallisée en 1914 avec l’arpentage effectué par l’arpenteur White à Opitciwan. Les éléments démontrant cette intention sont décrits dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11. 

[39]  Également, les échanges de 1925 à 1944 entre la CBH et le Département des Affaires indiennes (« DAI ») et ceux entre le DAI et le ministère des Terres et Forêts du Québec (« MFTQ ») à propos de la parcelle de terre que la CBH occupait dans le village d’Opitciwan démontrent que la CBH considérait le DAI responsable de ce territoire et que tant la CBH que le DAI traitaient Opitciwan comme une réserve, même si celle-ci n’était pas officialisée (CCPD, aux onglets 252, 254, 285, 286 et 335; Pièces D-13 et P-14).

[40]  De plus, le 31 mars 1944, dans un document interne, le gérant de district de la CBH signale au gérant de la division de la Traite des fourrures de la compagnie que le terrain du poste de la CBH, sur lequel elle n’a aucun titre foncier, est inclus dans les terres transférées par la province au bénéfice des Atikamekw d’Opitciwan. Il indique que le 14 janvier 1944, la province du Québec a adopté un décret créant la réserve d’Opitciwan et que le poste de la CBH est situé à l’intérieur de la réserve. On lit ce qui suit :

It will now be necessary to approach the Department of Mines & Resources, Indian Affairs Branch, in order to come to an understanding regarding our occupation of the site. We presume you will take the matter up with Ottawa from your office. [CCPD, à l’onglet 346]

[41]  La CBH ne croit pas qu’il sera possible d’acheter la parcelle de terre mais s’attend à ce que le DAI soit raisonnable eu égard à une location.

[42]  De toute évidence, il appert de cette lettre que la CBH considérait qu’Opitciwan était une réserve officialisée depuis l’adoption du décret provincial.

[43]  Deuxièmement, après la Confédération, plusieurs réserves au Québec ont été créées sans l’adoption d'un décret fédéral. C’est le cas notamment de Coucoucache, Wemotaci et Manawan. Avancer aujourd’hui comme principe de droit qu’une réserve est créée uniquement par l’adoption d’un décret fédéral remettrait en question, sans justification, la légalité de plusieurs réserves du Québec (voir à cet égard, le site de Ressources naturelles Canada http://www.rncan.gc.ca/sciences-terre/geomatique/arpentage-terres-canada/publications/11099). Cette approche est aussi contraire à celle adoptée par la Cour suprême du Canada dans Wewaykum.

[44]  Troisièmement, l’intimée justifie le délai de six ans pour l’adoption du décret fédéral par le fait que le DAI procédait à des travaux de faisabilité afin de s’assurer qu’il  pouvait doter les Atikamekw d’Opitciwan de puits adéquats car l’eau analysée des puits existants était impropre à la consommation. Selon l’intimée, avant de désigner des terres comme étant une « réserve », la Couronne fédérale doit s’assurer que le territoire convoité est propice aux fins d’utilisation par les autochtones. L’intimée ajoute que le gouvernement fédéral s’affairait avec beaucoup d’énergie à régler la question de l’eau potable dans cette optique. Eu égard aux efforts entrepris par la Couronne fédérale, l’intimée ajoute que « [l]a tâche fut également ardue pour le gouvernement fédéral à partir du moment où il décide de prendre les choses en main en 1941 » (Mémoire des faits et du droit de l’intimée, dossier SCT-2004-11, au para 315).

[45]  La preuve fait état de divers échanges entre 1944 et 1947 entre le DAI et différents intervenants sur les problèmes de la qualité de l’eau de consommation et la construction de puits, (CCPD, aux onglets 345, 347, 348, 350, 354, 355, 357 et 358).

[46]  Cependant, ces problèmes étaient connus du DAI depuis 1922. En effet, dès 1922, la Commission du régime des eaux courantes de Québec (aussi connue sous le nom de la Commission des Eaux Courantes de Québec « CEC »)) avisait le DAI dans un rapport des difficultés à creuser des puits (CCPD, à l’onglet 217). À maintes reprises au cours des années, les problèmes relatifs à la qualité de l'eau de consommation depuis l’inondation ainsi que les problèmes relatifs aux puits ont été portés à l’attention du DAI. Sachant cela, force est de constater que la Couronne fédérale a mis beaucoup de temps avant de « prendre les choses en main ». Malgré tout, celle-ci n’a jamais remis en question l’emplacement choisi par les Atikamekw en raison de ces difficultés. De plus, si la CEC a fait un rapport au DAI à cet égard en 1922, c’est que la CEC considérait que cette question concernait le DAI.

[47]  Par ailleurs, la preuve démontre que c’est une demande de l’agent Larivière du DAI qui a déclenché une recherche et conduit à l’adoption du décret fédéral.

[48]  Ainsi, le 20 janvier 1950, à la suite d’une lettre de l’agent Larivière du DAI demandant d’obtenir des copies « blueprint » des réserves d’Opitciwan et de Manawan, Allan, superintendant au Département des mines et ressources du gouvernement fédéral, écrit (Cahier d’autorités de la revendicatrice à l’appui de ses mémoires des faits et du droit et de ses répliques – Volume VIII, à l’onglet 114) :

Upon reviewing our Reserve file in connection with Obedjiwan Indian Reserve, we have discovered that this Reserve was never officially set aside by Order in Council. It is now our intention to take the necessary steps to that end […] [Soulignement ajouté]

[49]  Le 21 février 1950, Waugh, arpenteur général au DAI, avise Allan que conformément à sa demande, il a transmis les copies « blueprint » à Larivière et qu’il joint des copies de la description de la réserve afin de les soumettre au Conseil exécutif pour officialiser la réserve (Cahier d’autorités de la revendicatrice à l’appui de ses mémoires des faits et du droit et de ses Répliques – Volume VIII, à l’onglet 114).

[50]  C’est donc plutôt par inadvertance ou négligence que la Couronne fédérale a tardé à adopter le décret fédéral.

[51]  En conclusion, considérant les circonstances propres à ce dossier, je conclus que la réserve a été créée le 14 janvier 1944 avec l’adoption de l’ordre en conseil par le Conseil exécutif du gouvernement provincial, la Couronne fédérale ayant clairement manifesté son intention de créer la réserve à Opitciwan bien avant cette date. Il y avait donc rencontre de volontés claires entre les deux paliers de gouvernement en janvier 1944. Dès lors, l’ordre en conseil P.C. 1458 du 21 mars 1950 doit être considéré comme une mesure administrative et non comme la manifestation de l’intention de la Couronne fédérale de créer la réserve à Opitciwan.

B.  La Couronne est-elle tenue à une obligation de fiduciaire?

[52]  Les alinéas 14(1)b) et c) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP], prévoient ce qui suit :

14 (1) Sous réserve des articles 15 et 16, la première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits ci-après en vue d’être indemnisée des pertes en résultant :

[…]

b) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la Loi sur les Indiens ou de tout autre texte législatif — relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens — du Canada ou d’une colonie de la Grande-Bretagne dont au moins une portion fait maintenant partie du Canada;

c) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non-fourniture de terres d’une réserve — notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale — ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation; […]

[53]  Le 10 août 1850, l’Assemblée législative du Canada-Uni adopte l’Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada, 1850 (13-14 Vict), c 42 (« Loi de 1850 »). Cette loi vise à prévenir les empiétements qui pourraient se commettre et les dommages qui pourraient être causés sur les terres appropriées pour l’usage des diverses tribus dans le Bas-Canada, ainsi que pour défendre leurs droits et privilèges. 

[54]  Le 30 août 1851, l’Assemblée législative du Canada-Uni adopte la Loi de 1851 qui prévoit que des étendues de terres n’excédant pas 230 000 acres pourront être désignées, arpentées et mises à part en vertu d’ordres en conseil (« décrets ») et appropriées pour l’usage de « certaines tribus sauvages » du Bas-Canada.

[55]  Ainsi, le 9 août 1853, le Décret 482 (« décret de 1853 ») est adopté. Celui-ci approuve la cédule (« Cédule ») qui y est jointe, laquelle répartit les 230 000 acres de terres en onze réserves. La Cédule indique l’emplacement et la superficie des réserves envisagées ainsi que leurs bénéficiaires.

[56]  Dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11, j’ai conclu notamment ce qui suit :

  1. il existait suffisamment de similitudes entre le processus de création des réserves en Colombie-Britannique et au Québec pour que l’on puisse qualifier Opitciwan de « réserve provisoire » de 1914 à 1944;

  2. l’ensemble législatif constitué des Lois de 1850 et de 1851 et du décret de 1853, considéré à la lumière de l’alinéa 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict, c 3, formait le cadre de l’obligation légale de la Couronne fédérale de créer des réserves;

  3. l’adoption du décret de 1853 pris en vertu de la Loi de 1851 et approuvant la Cédule de 1853 répartissant les 230 000 acres de terres a engendré une obligation pour la Couronne fédérale de créer des réserves pour les bandes qui y étaient identifiées, car les superficies qui étaient mentionnées dans la Cédule de 1853 avaient été « mises à part »et « affectées » à l’usage des tribus indiennes qui y étaient mentionnées;

  4. cette obligation légale s’est concrétisée par l’amorce du processus de création des réserves;

  5. en ce qui concerne la réserve d’Opitciwan, le processus de sa création s’est amorcé en 1853 avec l’identification dans la Cédule des Atikamekw comme bénéficiaires de certains acres aux fins de création de réserve, s’est précisé en 1908 et par la suite en 1912 avec la démarche du Chef Awashish et la réponse favorable du DAI, s’est cristallisé en 1914 avec l’arpentage de l’arpenteur White et s’est terminé avec la création de la réserve en janvier 1944;

  6. ainsi : 1) au plus tard en 1914, les Atikamekw d’Opitciwan avaient un intérêt autochtone identifiable et reconnu sur les terres d’Opitciwan formant la réserve provisoire; 2) la Couronne fédérale détenait un pouvoir discrétionnaire consistant à s’assurer que le processus de création de la réserve soit sécurisé;

  7. ces faits ont engendré une obligation de fiduciaire à la charge de la Couronne fédérale envers les Atikamekw d’Opitciwan. La preuve démontre que le DAI s’est constitué l’intermédiaire exclusif pour les Atikamekw d’Opitciwan auprès de la province du Québec à l’égard de terres faisant l’objet du processus de création de la réserve d’Opitciwan;

  8. conformément à la jurisprudence de la Cour suprême du Canada (Wewaykum, aux para 86, 89, 94, 97), avant la date de création de la réserve d’Opitciwan, soit avant le 14 janvier 1944, l’existence de cette obligation de fiduciaire engageait la responsabilité de la Couronne fédérale aux devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information eu égard aux circonstances et d’exercice de prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires de l’obligation;

  9. la preuve établit que la Couronne a manqué à ces devoirs.

  10. étant dans un processus de création de réserve, les actes accomplis par la Couronne fédérale relativement aux terres occupées par les Atikamekw d’Opitciwan dans la « réserve provisoire » étaient régis par les rapports fiduciaires entre ceux-ci et la Couronne;

  11. après la création de la réserve, la portée de l’obligation de fiduciaire de la Couronne s’est élargie et visait la préservation de l’intérêt « quasi propriétal »de la bande dans la réserve et la protection de celle-ci contre l’exploitation à cet égard.

[57]  J’ai conclu dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11 que la Couronne fédérale était assujettie à une obligation légale et de fiduciaire dans le cadre du processus de création de réserve. En l’espèce, la question du délai de création de la réserve concerne les terres d’Opitciwan et est au cœur même du processus de création de la réserve.

[58]  La reconnaissance d’une obligation de fiduciaire avant la création de la réserve assujettit la Couronne fédérale au devoir de loyauté, de communication complète de l’information et d’exercice de prudence ordinaire dans l’intérêt des Atikamekw d’Opitciwan, les bénéficiaires de l’obligation (Wewaykum, au para 94; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344 au para 104, [1996] 2 CNLR 25). Après la création de la réserve, la portée de l’obligation de fiduciaire s’élargit.

[59]  Les Lois de 1850 et de 1851, de même que le décret de 1853 et la Cédule qui y est jointe, ne prévoient pas de modalité relative au délai pour créer une réserve. Ce même constat s’applique à l’égard de la Loi concernant les terres réservées aux Sauvages, LQ 1922, c 37 (« Loi de 1922 »).

[60]  Comme le soutient l’intimée, il n’y a donc pas d’obligation statutaire de créer une réserve dans un délai spécifique, ce que ne conteste d’ailleurs pas la revendicatrice.

[61]  En effet, la revendicatrice ne plaide pas qu’un délai pour créer une réserve est prévu dans une loi. Elle soutient plutôt qu’à compter de 1908 le DAI, en tant que fiduciaire, avait l’obligation d’agir avec loyauté et la prudence ordinaire dans l’intérêt des Atikamekw d’Opitciwan, ce qui signifie d’agir dans un délai utile.

[62]  Bien qu’elle soutienne que la Couronne fédérale a agi avec diligence compte tenu des circonstances, s’appuyant sur la décision Khalil c Canada, 2007 CF 923, aux para 169–208, [2008] 4 RCF 53 [Khalil], l’intimée plaide que la lenteur à agir du gouvernement, le cas échéant, n’est pas en soi une cause d’action.

[63]  L’affaire Khalil est une action en dommages en matière d’immigration fondée sur la lenteur du processus administratif des autorités fédérales à traiter les demandes de réfugiés pour obtenir la résidence permanente au Canada. Les plaignants plaidaient que le délai à agir des autorités dans le traitement de leur demande leur avait causé un préjudice.

[64]  La regrettée juge Layden-Stevenson rejeta la réclamation des demandeurs aux motifs que la Couronne fédérale n’avait aucune obligation de diligence relevant du droit privé et qu’en tout état de cause, aucun lien de causalité n’avait été établi.

[65]  Elle écrit notamment :

[178]   […] Cependant, il m'apparaît clair qu’une action engagée contre la Couronne et fondée sur la lenteur du traitement d'une demande de résidence permanente présentée par un réfugié n’entre pas dans une catégorie reconnue de liens donnant lieu à une obligation de diligence. La création d’une telle obligation serait de droit nouveau.

[191]  Le temps requis jusqu’à maintenant pour traiter la demande de Mme Haj Khalil a été examiné ailleurs dans les présents motifs. La LIPR ne prévoit aucun délai à l’intérieur duquel il doit être statué sur une demande de résidence permanente. De manière générale, si le retard peut être attribué à l’obligation légale de protéger le public contre les demandeurs susceptibles d’interdiction de territoire, la possibilité d’obligations contradictoires est manifeste. Si la Cour devait conclure que tel ou tel demandeur est visé par une obligation de diligence relevant du droit privé, qu’en est-il alors de l’intérêt public? L’obligation des fonctionnaires de la défenderesse d'étudier à fond l’interdiction possible de territoire d'un demandeur doit-elle être reléguée au second plan à cause des attentes du demandeur quant au temps nécessaire pour étudier son dossier? L’imposition d'une telle obligation ne risque-t-elle pas d’avoir un « effet paralysant » sur les fonctionnaires de la défenderesse s’ils hésitaient à entreprendre une enquête en règle par crainte qu’elle puisse susciter la critique ou, pire, se solder par une action en dommages intérêts? Conclure à l’existence d'une obligation de diligence de droit privé du simple fait qu’il y a eu retard mettrait en péril l’obligation supérieure des fonctionnaires de la défenderesse de protéger l’intérêt public.

[66]  Or, les faits dans la décision Khalil sont fort différents de ceux dans la présente instance. Dans Khalil, il ne s’agissait pas d’une situation où la Couronne fédérale était assujettie à une obligation de fiduciaire comme en l’espèce. Pour cette raison, j’estime que cette décision ne trouve pas application ici et qu’il convient plutôt d’analyser les décisions rendues en matière de droit autochtone et d’obligation de fiduciaire.

[67]  À cet égard, dans l’arrêt Fairford First Nation v Canada (AG)(TD), [1999] 2 FC 48, aux para 220–21, la Cour fédérale a conclu que l’obligation de fiduciaire de la Couronne inclut le fait d’agir en temps utile :

[…] The same conditions apply when land is to become part of an Indian reserve.

[…] The fiduciary must act with reasonable skill and diligence. Generally, I think that must include acting in a timely manner.

[68]  Dans l’affaire Lac La Ronge Indian Band v Canada, [2001] SKCA 109 au para 99, 206 DLR (4th) 639 [Lac La Ronge], la Cour d’appel de la Saskatchewan a jugé que, malgré l’absence de précision quant au délai de création des réserves indiennes promises en vertu du Traité no. 6, l’intention des parties démontrait que les terres devaient être sélectionnées et mises à part dans un délai raisonnable après la signature du traité : 

[92] An examination of the record of negotiations, and in particular the statements made by Alexander Morris during the negotiations of Treaty No. 6, reveal an intention on the part of Canada to complete the survey and selection process within a reasonable period of time. [référence omise] […]

[94] The procedure for the reserve land selection and allocation in Treaty No. 6  was intended to be consistent with the establishment of the reserves in the other treaty areas. That is, the reserve land was to be set aside within a reasonable period of time after the signing of the treaty using the formula agreed on to fix the size of the reserve. […]

[97] There is no evidence in the treaties or in the documentation surrounding the negotiations of the treaties that Canada intended to leave the question of land entitlement open-ended. Indeed, the evidence is to the contrary. […]

[99] I conclude that there was a common intention that the reserve land entitlement would be determined, allocated and set apart within a reasonable period of time. This is consistent with the policy of Canada to open up the lands for settlement and with the Indians’desire to treat with Canada to permit them to make the transition to agriculture. [référence omise] A failure to select and allocate the reserve lands within a reasonable period of time would have had a detrimental effect on the aims of both parties. It would have required keeping large tracts of Crown land off limits to settlement, and would have delayed the transition to agriculture by the Indians. [Soulignement ajouté]

[69]  Bien que les faits dans Lac La Ronge se distinguent des faits en l’instance en ce qu’il s’agissait de l’intention des parties dans le cadre d’un traité, l’analogie avec le cas à l’étude ne fait pas de doute. Cette décision rappelle l’importance d’agir dans un délai raisonnable lorsqu’il est question de création de réserve. 

[70]  Dans l’affaire Bande indienne de Lower Kootenay c Canada, [1992] 2 CNLR 54 aux para 213, 215, 42 FTR 241 (CF 1re inst.), la Cour fédérale devait entre autres déterminer si la Couronne avait manqué à son obligation de fiduciaire ou fait preuve de négligence ou les deux, en ne prenant aucune mesure pour résilier un bail alors que la bande le lui demandait depuis plusieurs années et qu’il y avait des motifs légaux valables pour le faire. Notant que la preuve démontrait clairement que le ministère se trainait les pieds, le juge Dubé conclut :

215. Comme à la question 4, si la Couronne avait agi avec un tant soit peu d’empressement, la bande aurait pu bénéficié plus tôt de la résiliation d’un contrat qui se révélait être une mauvaise affaire pour elle. Éventuellement, après des années de mesures dilatoires, de la part des fonctionnaires du Ministère, la bande a agi elle-même et a réussi en 1982 à forcer Creston à conclure un règlement et à résilier le bail. La Couronne a été négligente à l’égard de son obligation en ne prenant pas de mesures efficaces contre Creston à compter de 1974.

[71]  Dans la décision Ross River, aux para 45 et 77, la Cour suprême du Canada, sous la plume du juge LeBel, souligne que le gouvernement fédéral s’est souvent montré lent à s’acquitter de son obligation de créer des réserves. Le juge LeBel blâme la pratique du gouvernement fédéral consistant à établir des collectivités autochtones qui demeurent dans une situation juridique incertaine et rappelle que les actes accomplis par la Couronne relativement aux terres occupées par une bande sont régis par les rapports de fiduciaire qui existent entre cette dernière et la Couronne.

[72]  En conclusion, il ressort de la jurisprudence en matière autochtone que lorsque la lenteur à agir s’inscrit dans le cadre d’une obligation de fiduciaire, celle-ci peut constituer une cause d’action. En l’espèce, j’estime que la Couronne fédérale était tenue d’agir avec la prudence ordinaire dans l’intérêt des Atikamekw d’Opitciwan en ce qui concerne le délai de création de la réserve, ce qui impliquait d’agir dans un délai raisonnable.

[73]  Il s’agit maintenant de déterminer si les circonstances propres à la présente revendication démontrent que la Couronne fédérale a violé son obligation d’agir dans un délai raisonnable en prenant plus de trente ans pour finaliser le processus de création de la réserve d’Opitciwan.

C.  La Couronne fédérale a-t-elle manqué à son obligation de fiduciaire?

[74]  Le processus de création d’une réserve pour les Atikamekw de Kikendatch (Opitciwan) s’est amorcé en 1853 avec l’identification dans la Cédule des Atikamekw comme bénéficiaires de certains acres de terres, il s’est précisé en 1908 et en 1912 avec les démarches du Chef Awashish, s’est cristallisé en 1914 par l’arpentage de White et s’est finalisé en 1944. Tenant compte de l’année 1908 comme point de départ, le processus s’est étalé sur une période de 36 ans. 

[75]  Selon l’intimée et son expert Garneau, le DAI a essuyé plusieurs refus de la province du Québec à cause de la construction et de la mise en opération du barrage Gouin. Selon l’expert Garneau, l’on ne trouve rien dans la séquence des événements qui permette d’associer le délai de création à une mauvaise volonté de la Couronne fédérale. Outre qu’il revient au Tribunal d’apprécier le comportement d’une partie à la lumière des faits mis en preuve, les manquements à l’obligation d’agir avec la prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires n’impliquent pas nécessairement la preuve d’une mauvaise volonté. 

[76]  Pour sa part, dans son expertise et lors de son interrogatoire, l’experte Béreau affirme que certains facteurs peuvent expliquer les délais de création des réserves, dont notamment (Pièce D-9; transcription de l’audience, le 15 janvier 2014, aux pp 12–17) :

  1. la pression du développement colonial sur les communautés autochtones et leurs territoires de chasse, ainsi que le refus des autochtones de s’installer sur les réserves désignées de même que la manifestation de leur désir de s’établir plus près de leurs territoires de chasse;

  2. les délais administratifs, la multiplicité des acteurs et leurs interventions nécessaires lors des diverses étapes du processus de création de réserve, surtout après 1867 avec l’intervention de deux paliers de gouvernement, ainsi que le caractère nomade et la difficulté de recueillir les informations nécessaires auprès des autochtones (recensements, avis multiples);

  3. l’état des relations entre le gouvernement fédéral et la province du Québec et la coopération politique tendue suite à l’affaire Québec (PG) c Canada (PG), 56 DLR 373, [1921] 1 AC 401 [Star Chrome].

1.  La période de 1908 à 1927

[77]  En ce qui concerne le contexte colonial, l’experte Béreau admet ne pas avoir étudié le cas particulier d’Opitciwan (transcription de l’audience, le 15 janvier 2014, aux pp 20–21). Elle n’a pas non plus analysé les facteurs d’ordre administratif qui auraient pu influencer le délai de la création de la réserve à Opitciwan pour la période postérieure à la première demande de réserve à Kikendatch, soit après 1908 (transcription de l’audience, le 15 janvier 2014, à la p 37).

[78]  Également, l’experte Béreau admet que dans le cas particulier d’Opitciwan, la question de la fiabilité des données démographiques ne constituait pas un obstacle qui aurait pu justifier un délai dans la création de la réserve (transcription de l’audience, le 15 janvier 2014, aux pp 38–41; transcription de le l’audience, le 14 janvier 2014, à la p 156).

[79]  On doit donc conclure du témoignage de l’experte Béreau que si, de façon générale, le contexte colonial ainsi que le caractère nomade et la difficulté de recueillir les informations nécessaires auprès des autochtones peuvent dans certains cas avoir joué un rôle dans la création des réserves au Québec, l’impact particulier de ces éléments eu égard au délai de création de la réserve d’Opitciwan n’a pas été étudié spécifiquement. Par conséquent, la preuve ne révèle pas que ceux-ci ont eu un impact dans les délais à agir de la Couronne fédérale pour la création de la réserve d’Opitciwan.

[80]  L’experte Béreau affirme qu’entre 1908 et 1922, le manque de terres disponibles dans la banque des terres réservées a pu avoir un impact sur le délai de création de la réserve d’Opitciwan. Toutefois, cet impact est relatif puisque la preuve révèle que dans le cas spécifique des Atikamekw d’Opitciwan, la Couronne fédérale a proposé à la Couronne provinciale d’acheter des terres dès décembre 1909. Si relatif que cela pût être, on ne peut totalement ignorer ce fait. Cependant, l’experte Béreau admet que cette carence ne constituait plus un problème à compter de 1922 à la suite de l’ajout par le gouvernement du Québec de 100 000 acres de terres.

[81]  Cela dit, on ne peut nier que le projet du réservoir Gouin a eu un impact sur le délai de création de la réserve d’Opitciwan. Qu’en est-il précisément ?

[82]  Selon l’expert Garneau, les délais sont attribuables notamment aux nombreux refus du gouvernement du Québec ayant pour cause la construction du barrage. Or, comme l’affirme l’experte Béreau, on ne peut parler d’un refus comme tel, le gouvernement du Québec ayant tout simplement décidé de laisser en suspens la demande de création de la réserve à cause de la construction du barrage (transcription de l’audience, le 15 janvier 2014, aux pp 55–56).

[83]  En décembre 1914, à la suite de l’insistance des Atikamekw, le DAI demande à nouveau à la province du Québec de transférer les terres demandées afin de créer une réserve à Opitciwan (CCPD, à l’onglet 147).

[84]  Le MTFQ lui répond qu’il ne peut encore répondre affirmativement à sa demande à cause des risques d’inondation et il le réfère à sa correspondance antérieure. Il ajoute qu’il ne reste que 581 acres dans la banque de terres, mais que si la proposition du 16 mars 1910 de son prédécesseur relativement à la cession des terres de Wemotaci et de Coucoucache en échange de la création de deux réserves de superficie équivalente est acceptable au DAI, le gouvernement du Québec serait prêt à fournir les 581 acres de terres qui sont toujours disponibles. Enfin, le MTFQ termine sa lettre en soulignant certains problèmes avec le plan d’arpentage de White (CCPD, à l’onglet 149).

[85]  En janvier 1915, le DAI écrit au MTFQ pour l’aviser que dès que l’étendue de l’ennoiement sera connue, si les terres sont toujours utiles, la demande du DAI sera renouvelée (CCPD, à l’onglet 150).

[86]  En 1917, les Atikamekw d’Opitciwan, par le biais du représentant de la CBH, interrogent le DAI afin de savoir ce qu’il advient de la réserve. Le DAI répond qu’il ne prendra aucune position à moins que les Atikamekw ne découvrent que leurs activités de chasse et de pêche ont été affectées négativement par le rehaussement des eaux (CCPD, aux onglets 169 et 171).

[87]  En résumé, tel est l’état de la situation avant la mise en eau du réservoir, laquelle débute en 1918. À partir de 1919 ou au plus tard en 1920, les parties connaissent l’étendue du terrain inondé.

[88]  À cet égard, l’expert Garneau admet qu’à partir de 1919, année où l’eau du réservoir atteint sa cote maximale, les parties ont une idée claire de l’étendue du terrain inondé (transcription de l’audience, le 17 janvier 2014, à la p 30). Ainsi, ajoute-t-il, la position de prudence adoptée par le gouvernement du Québec en 1912 ne peut plus être invoquée (transcription de l’audience, le 17 janvier 2014, à la p 30). En d’autres mots, le gouvernement du Québec ne peut plus invoquer le risque d’inondation causé par le barrage comme prétexte pour refuser de transférer des terres de réserve.

[89]  Cela dit, bien que depuis la Confédération les deux paliers de gouvernement doivent collaborer pour créer des réserves, la Couronne fédérale a la responsabilité d’initier le processus, le gouvernement provincial étant appelé à réagir aux initiatives fédérales.

[90]  Donc, en 1919 ou au plus tard en 1920, l’inondation ayant eu lieu, la Couronne fédérale connaît ou ne peut pas ne pas connaître l’étendue des dommages sur les terres ayant fait l’objet de l’arpentage de White en 1914. Il lui revient donc de relancer la Couronne provinciale afin de finaliser le processus de création de la réserve, d’autant plus que le DAI s’est engagé en 1912 et en 1915 à le faire dès que les impacts du projet seraient connus (CCPD, aux onglets 122 et 150), et qu’en 1917, le DAI dit vouloir attendre que les Atikamekw constatent l’état des dommages avant de considérer un nouvel emplacement (CCPD, à l’onglet 171). Toutefois, cette relance de la Couronne fédérale n’aura lieu qu’en 1927.

[91]  Selon l’intimée, les années 1917 à 1927 marquent une période de grande instabilité causée par la mise en fonction du barrage provincial. Ainsi, ajoute-t-elle, à la suite de l’inondation, une entente est conclue entre les Atikamekw d'Opitciwan et la CEC, des travaux de relocalisation du village sont effectués, le tout culminant par l’inauguration du nouveau village en septembre 1925, ce qui explique les délais écoulés durant cette période.

[92]  Selon la revendicatrice, les faits mis en preuve démontrent que rien n’empêchait la Couronne fédérale de finaliser le processus de création de la réserve durant cette période, d’autant plus qu’en 1920, la CEC a avisé le DAI que le président de la CEC l’avait autorisée à dire qu’il recommanderait au gouvernement du Québec de remplacer les terres inondées dans la réserve d’Opitciwan en agrandissant la réserve d’une superficie équivalente (CCPD, à l’onglet 189). En effet, le DAI a acquiescé à cette proposition, mais n'a rien fait de concret à cet égard. Cependant, on ne peut ignorer l’existence d’échanges entre les principaux intervenants eu égard à la relocalisation du nouveau village inauguré en 1925 et l’isolement d’Opitciwan. Il n’est donc pas irréaliste de croire que ces éléments aient pu entraîner certains délais.

[93]  L’intimée plaide qu’elle a fait preuve de diligence en ce qu’après 1925, elle a repris les discussions avec la province afin de finaliser le processus de création de la réserve en fonction du nouveau village qui venait d’être inauguré (Mémoire des faits et du droit de l’intimée, au para 201).

[94]  Or, ce n’est que le 11 novembre 1927 que la Couronne fédérale relance le gouvernement du Québec à cette fin (CCPD, à l’onglet 273). C’est notamment la présence de marchands indépendants sur le territoire qui suscite cette relance.

[95]  En effet, le 5 novembre 1927, l’inspecteur Parker du DAI informe le surintendant Scott du DAI que l’absence de contrôle de la réserve d’Opitciwan par le DAI est récemment devenue embarrassante en raison des commerçants qui s’établissent dans la nouvelle communauté indienne. Selon l’inspecteur Parker, il n’y aucune raison de ne pas entreprendre des démarches pour assurer le statut légal de la réserve puisque les Atikamekw d’Opitciwan ont été établis là où ils se trouvent par un des départements du gouvernement du Québec. À moins que ce ne soit fait, dit-il, le DAI devra faire face à plusieurs difficultés (CCPD, à l’onglet 272). Je reviendrai sur la période de 1925 à 1927 au chapitre suivant.

[96]  Ainsi, de 1919 à 1925, la preuve démontre la présence de certains éléments qui permettent d’expliquer les délais pour finaliser le processus de création de la réserve à Opitciwan.

2.  L’impact de la décision Star Chrome

[97]  La revendicatrice soutient que l’intimée a retardé indûment le processus de création de réserve à Opitciwan en raison de son différend avec la province du Québec au sujet des réserves désaffectées à la suite de l’affaire Star Chrome et en faisant passer ses propres intérêts avant ceux des Atikamekw (Mémoire des faits et du droit de la revendicatrice, aux para 195, 214–15).

[98]  L’intimée plaide que la preuve des experts démontre qu’en fait la Loi de 1922, laquelle s'inscrit dans la lignée du jugement Star Chrome, a pu contribuer à attiser les tensions entre les deux paliers de gouvernement et ralentir le processus de création de réserve en général (Mémoire des faits et du droit de l’intimée, au para 204).

[99]  La décision du Conseil privé dans Star Chrome a été rendue en 1921. Dans sa décision, le Conseil privé attribue les bénéfices de la vente des terres cédées par les autochtones non plus à la bande qui cède les terres, mais à la province dans laquelle se situe la réserve, ce à quoi s’opposait la Couronne fédérale.

[100]  Selon l’intimée, à la suite de la décision Star Chrome, le DAI tentait de convaincre le gouvernement du Québec de signer une entente similaire à celle signée en 1924 avec l’Ontario, laquelle prévoyait que le Canada pourrait continuer à vendre et octroyer des titres à des tiers sur les terres autochtones et que les fonds obtenus de ces cessions bénéficieraient aux autochtones (Pièce D-9, aux pp 26 et s; Mémoire des faits et du droit de l’intimée, au para 205; CCPD, à l’onglet 321; Pièce D-11). Pour le gouvernement du Québec, les terres abandonnées devaient être gérées directement par elle et les sommes remises au gouvernement fédéral devaient lui être remboursées, tel que l’avait décidé en 1921 le Conseil privé dans Star Chrome et que le stipulait la Loi de 1922.

[101]  Or, il faut comprendre que le litige concernait également le montant des sommes réclamées par le gouvernement du Québec au gouvernement fédéral à la suite de la décision Star Chrome. La province demandait que le gouvernement fédéral lui rembourse la somme de  367 771 $, alors que ce dernier disait ne lui devoir que 140 959 $ (transcription de l’audience, le 15 janvier 2014, aux pp 86–96; Pièce P-7).

[102]  Pour expliquer l’intensité du conflit entre le gouvernement fédéral et la province, l’intimée fait état de quelques rencontres qui se seraient tenues vers la fin des années 1920 entre les représentants des deux paliers de gouvernement afin de discuter de ces questions. Elle réfère notamment à un mémorandum daté de 1942 dans lequel Boisvert, chef du Service des Terres au MTFQ, détaille les démarches entreprises depuis le milieu des années 1910 pour créer la réserve d’Opitciwan. À cet égard, Boisvert fait état d’une rencontre avec le surintendant des affaires indiennes Duncan Scott. Il écrit ce qui suit (Pièce D-9, à la p 26; CCPD, à l’onglet 321) :

Lors d’une entrevue que le soussigné a eue avec M. Duncan Scott, député-surintendant des Affaires indiennes, concernant le règlement de certaines questions en rapport avec les réserves indiennes désaffectées, M. Scott a déclaré que son département ne prendrait en considération aucune question particulière, entre autres celle d’Obidjuan, tant que le gouvernement fédéral et le gouvernement de Québec n’en seraient pas venus à une entente au sujet de ces réserves indiennes désaffectées, dont le Conseil Privé avait donné la propriété aux provinces, décision que le gouvernement fédéral ne voulait pas accepter.

[103]  L’experte Béreau affirme que selon ses recherches, seul ce document atteste que la création de la réserve d’Opitciwan a été utilisée comme argument dans la négociation des réserves désaffectées.

[104]  L’experte Béreau ajoute que cette rencontre se serait vraisemblablement produite vers la fin des années 1920 car au printemps 1928, Scott, probablement accompagné de Lucien Cannon, solliciteur général du Canada, et peut-être de W. Stuart, ministre adjoint de la Justice, rencontre Charles Lanctôt, sous-procureur général du Québec, pour discuter de l’« administration of Indians Lands » dans la province. Un an plus tard, une nouvelle rencontre sur les « Indian questions » est organisée entre Scott et le premier ministre Taschereau (Pièce D-9, à la p 26).

[105]  Selon l’experte Béreau, en avril 1932, pour mieux convaincre la province que l’intérêt commun des deux gouvernements était de s’entendre, le gouvernement fédéral n’hésite pas à rappeler au gouvernement du Québec que « the existing impasse [...] seriously affects the proper and efficient administration of Indian lands in your Province » (Pièce D-9, à la p 27; Mémoire des faits et du droit de l’intimée, au para 205 h)).

[106]  Toujours dans son rapport, l’experte Béreau ajoute qu’un an plus tard, un mémorandum de Caldwell, directeur du service des terres au MTFQ, adressé au sous-surintendant général adjoint du DAI, insiste sur le fait que si les autochtones ne peuvent plus bénéficier de la vente de leurs terres, ils n’accepteront plus de les céder au détriment des communautés non autochtones adjacentes (Pièce P-8).

[107]  Pour l’experte Béreau, cette menace de bloquer toutes les cessions de terres indiennes est concrètement appliquée à deux reprises par le gouvernement fédéral, soit à l’égard de la réserve de Nédélec ou Témiscamingue et en 1933 à l’égard de la réserve de Doncaster (Pièce D-9, aux pp 27–28; Mémoire des faits et du droit de l’intimée, au para 205 j)).

[108]  Ainsi, l’intimée plaide que le seul moyen de pression du gouvernement fédéral était de menacer de bloquer toutes les cessions de terres autochtones au Québec car le gouvernement du Québec refusait toute négociation et cherchait de son côté à faire appliquer le jugement Star Chrome (Pièce D-9, aux pp 26 et s; Mémoire des faits et du droit de l’intimée, au para 205 g)).

[109]  L’intimée conclut que ces faits établissent 1) l’absence d’avantage pour la Couronne fédérale de ralentir le processus de création de la réserve d’Opitciwan; 2) que la Couronne fédérale ne peut être accusée de prendre fait et cause relativement à une problématique qui vise l’ensemble des autochtones du Québec et dans laquelle l’intérêt des Atikamekw d’Opitciwan est subsumé; 3) que la lettre de Boisvert de 1942 constitue le seul document suggérant que le blocage du processus de création de réserves proviendrait du gouvernement fédéral; et 4) qu’en 1933, le Canada a payé à la province du Québec la somme de 140 959 $ de ses fonds consolidés afin de résoudre l’enjeu découlant de l’affaire Star Chrome. Lors de son témoignage, l’experte Béreau précise que le Québec a finalement renoncé à ses droits à la suite de la cession de la réserve Témiscamingue (transcription de l’audience, le 15 janvier 2014, à la p 14). 

[110]  Pour l’intimée, les arguments de la revendicatrice selon lesquels le DAI aurait agi en fonction de ses propres intérêts et aurait délibérément refusé toute discussion ou toute entente après le jugement Star Chrome sont non fondés.

[111]  Cherchant à savoir si la Couronne fédérale avait eu intérêt à utiliser Opitciwan dans son conflit avec la province du Québec, ce que ne semblaient pas justifier les documents consultés, l’experte Béreau émet l’hypothèse que le blocage au niveau de la création de la réserve d’Opitciwan proviendrait non pas de la Couronne fédérale, mais de la province du Québec (Pièce D-9, à la p 29). À partir de la correspondance consultée, elle émet l’hypothèse que Boisvert du MFTQ avait intérêt à justifier sa conduite en reportant la faute du délai sur le gouvernement fédéral.

[112]  Qu’en est-il au juste ?

[113]  D’abord, l’experte Béreau témoigne que lorsqu’elle parle des incidences du conflit résultant du jugement Star Chrome sur le délai de création des réserves, elle débute ce conflit après 1925 (transcription de l’audience, le 15 janvier 2014, aux pp 68–69). En effet, la preuve révèle que la réserve de Uashat (Sept-Îles) a été créée en 1925 à partir des terres ajoutées par la Loi de 1922.

[114]  Toutefois, le 11 novembre 1927, dans sa relance au MTFQ, le DAI écrit : « [t]his Department is most anxious to obtain a reserve for these Indians of Obijuan » (CCPD, à l’onglet 273). Le 17 novembre 1927, le sous-ministre Lemieux transmet au MFTQ la lettre du 11 novembre du DAI à la CEC à qui il demande de lui communiquer les renseignements qu’elle peut avoir à cet égard (CCPD, à l’onglet 274). Le 21 novembre, la CEC confirme au MTFQ que les renseignements fournis par le DAI dans sa lettre du 11 novembre sont exacts, ajoutant qu’elle s’était engagée en 1920 envers le DAI à recommander au MTFQ que la superficie inondée soit remplacée par une superficie équivalente à l’arrière, mais que la CEC n’a plus entendu parler des limites de la réserve après cette recommandation (CCPD, à l’onglet 275).

[115]  Tel qu’il appert de cette correspondance de 1927, aucune référence n’est faite à l’affaire Star Chrome. 

[116]  Considérant la lettre du 11 novembre 1927 du DAI, l’experte Béreau nuance ses propos et conclut qu’il est possible qu’en 1927 la crise n’ait pas encore atteint des dimensions importantes et que le DAI ait été dans un état d’esprit différent qu’en 1930 lors de la rencontre entre Scott du DAI et Boisvert du MTFQ et du mémo de Boisvert à son sous-ministre (transcription de l’audience, le 15 janvier 2014, aux pp 128–29).

[117]  Ainsi, de 1925 à 1927, la preuve ne démontre pas l’existence d’un empêchement en tant que tel pour le DAI afin de finaliser le processus de création de la réserve à Opitciwan.

[118]  Par ailleurs, le 1er mars 1929, Scott du DAI écrit au premier ministre Taschereau ce qui suit (Pièce D-11) :

This Department does not question the legal position of the Province of Quebec in asking an accounting for the monies received from the sale of Indians lands and is quite prepared to meet the conditions imposed by the judgment.

[119]  Scott réfère par la suite à l’entente intervenue avec l’Ontario et conclut :

If the Province still wishes to take the legal position it follows that this Department will not be able to ask the Indians for any surrenders of land, and from our standpoint, it is not considered that such a position of affairs would be in the interests of the development of localities adjacent to Indian Reserves.

[120]  Puis, en août 1929, puisqu’il n’y avait pas de développement quant à la création de la réserve, Lefebvre, ingénieur en chef de la CEC, informe le sous-ministre Lemieux du MTFQ que lors d’une récente visite à Opitciwan, le Chef Gabriel Awashish l’a questionné quant aux limites de la réserve. Lefebvre désire savoir si une décision a été prise ou une entente conclue entre le MTFQ et le DAI à ce propos (CCPD, à l’onglet 282).

[121]  Le 31 janvier 1930, en réponse à une lettre du 25 janvier 1930 du sous-ministre Mercier du MTFQ, le sous-ministre adjoint par intérim MacKenzie du DAI fait part au MTFQ qu’il est souhaitable de consulter les Atikamekw avant de sélectionner les terres qui doivent être ajoutées à la réserve d’Opitciwan. MacKenzie indique que si le MTFQ est d’accord, le DAI dépêchera l’un de ses arpenteurs pour s’entretenir avec les Atikamekw et sélectionner une réserve qui englobera leurs maisons d’habitation (CCPD, à l’onglet 284).

[122]  L’expert Garneau reconnaît que la lettre du 31 janvier 1930 démontre que cette fois-ci la relance est initiée par la province du Québec (transcription de l’audience, le 17 janvier 2014, aux pp 50–51).

[123]  Le 10 février 1930, le sous-ministre Lemieux du MTFQ répond à la lettre du 31 janvier du sous-ministre adjoint par intérim MacKenzie du DAI et informe ce dernier qu’il met le dossier en suspens, le temps que le DAI consulte les Atikamekw d’Opitciwan (CCPD, à l’onglet 303).

[124]  Par ailleurs, il appert de la preuve que la rencontre entre Scott et Boisvert à laquelle réfère le mémorandum de Boisvert de 1942 s’est tenue le 27 mars 1930. Ainsi, dans un mémorandum daté du 1er avril 1930 adressé à son supérieur, le ministre des Terres et Forêts du Québec, Boisvert, écrit (CCPD, à l’onglet 287) :

Conformément aux instructions que j’avais reçues du Département, je me suis rendu à Ottawa le 27 mars pour conférer avec le Département des Affaires indiennes au sujet de diverses questions en suspens, entre autres les réserves de Nédelec, Whitworth et Obidjuan.

J’ai rencontré M. Duncan Scott, Député-surintendant général des Affaires indiennes, qui m’a déclaré qu’il ne croyait pas devoir discuter aucun cas particulier avant que la question générale concernant les réserves indiennes désaffectées fût réglée entre le gouvernement de Québec et le gouvernement d’Ottawa.

M. Scott m’a demandé de vous communiquer ces remarques et de tâcher d’organiser une entrevue entre les autorités locales et le Département des Affaires indiennes.

[125]  L’experte Béreau reconnaît ne pas avoir pris connaissance de ce mémorandum de Boisvert (transcription de l’audience, le 15 janvier 2014, à la p 106).

[126]  Or, le mémorandum de 1930 de Boisvert démontre que c’est bel et bien la Couronne fédérale qui décide de ne plus discuter de la réserve d’Opitciwan. On ne peut donc attribuer à la province de Québec la décision de retarder le processus de création de la réserve. Cette lettre démontre également que contrairement à l’hypothèse soulevée par l’experte Béreau dans son rapport, Boisvert ne cherche pas à se justifier en faisant passer la faute sur le gouvernement fédéral.

[127]  Malgré tout, le 19 mai 1930, l’arpenteur en chef Robertson du DAI demande à l’arpenteur White d’exécuter l’arpentage de la réserve d’Opitciwan en fonction de l’emplacement du nouveau village. Il lui recommande de se faire accompagner d’un arpenteur accrédité par le Québec de manière à ce que les limites des terres sélectionnées soient établies à la satisfaction du gouvernement provincial (CCPD, à l’onglet 288).

[128]  En septembre 1930, le DAI décide de reporter l’arpentage à l’année suivante afin que l’arpenteur puisse rencontrer les Atikamekw. On comprend donc que le DAI n’a pas consulté les Atikamekw durant l’été sur les limites de la réserve comme il s’était engagé à le faire (CCPD, à l’onglet 289).

[129]  On peut soupçonner que le conflit relatif à l’affaire Star Chrome y soit pour quelque chose puisque c’est le 27 mars 1930 que Scott avise Boisvert que le gouvernement fédéral entendait cesser les discussions concernant notamment Opitciwan tant que la question des réserves désaffectées ne serait pas réglée.

[130]  À tout évènement, l’arpentage n’a pas eu lieu l’année suivante.

[131]  Cela dit, le 12 mai 1933, Caldwell du DAI confirme qu’il y a eu entente entre les deux paliers de gouvernement et que le Parlement fédéral a approuvé le transfert d’une somme de 141 000 $ à la province (Pièce P-8). 

[132]  Malgré que des discussions se soient poursuivies entre la province de Québec et le Canada à propos de la réserve de Témiscamingue jusqu’en 1940, l’experte Béreau situe la fin du conflit Star Chrome en 1933 (transcription de l’audience, le 15 janvier 2014, à la p 87).

[133]  De plus, l’experte Béreau témoigne que mis à part la question de la cession de la réserve de Témiscaminque qui fera l’objet d’une entente avec la province de Québec, dans laquelle cette dernière a abandonné son droit de retour sur celle-ci le 13 janvier 1940, elle n’a répertorié aucun autre aménagement de la décision Star Chrome. Or, contrairement aux autres réserves, la réserve de Témiscaminque était une très grande réserve.

[134]  Dans son rapport, outre les réserves de Témiscamingue et d’Opitciwan, l’experte Béreau mentionne que les discussions avaient aussi été suspendues à l'égard de la réserve de Doncaster.

[135]  Bien qu’elle affirme que les discussions entre les deux paliers de gouvernement à propos du conflit Star Chrome ont commencé bien avant 1928, l’experte Béreau explique principalement ce conflit par de la correspondance datée de 1928 à 1933.

[136]  Malgré tout, en 1927 et en 1930, il y aura deux relances eu égard à la réserve d’Opitciwan alors que, selon l’intimée, l’on est au cœur du litige Star Chrome.

[137]  Bref, bien que les représentants des deux paliers de gouvernement aient continué d’échanger entre eux à l’égard de la création de la réserve d’Opitciwan, la preuve révèle que le conflit Star Chrome a engendré des tensions entre les deux et qu’il est probable que ce conflit ait entraîné du retard dans la création de la réserve.

[138]  Si un tel conflit a eu un impact sur le déroulement du processus de création de la réserve d’Opitciwan, la preuve démontre que l’impact a duré de trois à cinq ans tout au plus. 

[139]  Malgré que le conflit Star Chrome fut réglé en 1933, il faut attendre jusqu’en 1937 avant que des démarches soient à nouveau entreprises à l’égard de la réserve d’Opitciwan. 

3.  La période de 1933 à 1944

[140]  Le 15 mai 1937, le Chef Paul Meguish d’Opitciwan demande au DAI une copie des plans de la réserve d’Opitciwan car personne ne lui avait donnée après le déménagement du village (CCPD, à l’onglet 302).

[141]  Le 3 juin 1937, dans un mémoire adressé au surintendant Parker des Réserves et Fiducies du DAI, l’arpenteur Nash, au nom de l’arpenteur en chef White, décrit la situation au sujet de la réserve d’Opitciwan. Il rappelle qu’en 1930, suite à une proposition du gouvernement fédéral de sélectionner 542 acres additionnels, le sous-ministre du MTFQ avait avisé le DAI qu’il mettait le dossier en suspens en attendant que ce dernier ait consulté les Indiens. Constatant que rien n’a été fait par la suite, Nash avise Parker que le DAI ne peut fournir les plans de la réserve au Chef Meguish. Nash recommande cependant de demander au gouvernement provincial qu’un arpentage ait lieu au site choisi par les Indiens, dès que des fonds seront disponibles (CCPD, à l’onglet 303).

[142]  On apprend donc que malgré son engagement pris en janvier 1930, le DAI n’a toujours pas consulté les Atikamekw d’Opitciwan sur les limites de la réserve et que l’arpentage n’a toujours pas été fait.

[143]  Il faudra attendre encore deux autres années avant que de nouvelles démarches soient entreprises. Ainsi, le 6 juillet 1939, l’arpenteur en chef Peters du DAI communique par écrit ses instructions à l’arpenteur Rinfret pour l’arpentage de la réserve d’Opitciwan. Le même jour, l’arpenteur en chef Peters transmet au sous-ministre Bédard du MTFQ une copie de ses instructions à Rinfret et lui demande de les approuver, Rinfret devant entreprendre l’arpentage au mois d’août de la même année (CCPD, aux onglets 307 et 308).

[144]  Puis, plus rien. Il n’existe aucune trace archivistique jusqu’en 1942.

[145]  Le 2 septembre 1942, le vice-président Lefebvre de la CEC informe le sous-ministre Bédard du MTFQ que le R.P. Meilleur lui a récemment déclaré que les autorités provinciales avaient négligé de se rendre aux demandes réitérées du DAI pour que la nouvelle limite de la réserve soit déterminée. Lefebvre ajoute qu’il croit se rappeler que cette question avait été soulevée en 1918-1919 et qu’il avait alors compris que les Atikamekw recevraient compensation pour les terrains inondés par le recul vers l’intérieur des limites de leur réserve (CCPD, à l’onglet 319). Cette correspondance interne du Québec va déclencher la relance finale du Québec.

[146]  Selon l’intimée, cette correspondance démontre que ce n’est pas le gouvernement fédéral qui se traîne les pieds, mais bien le gouvernement provincial. Il en est de même d’une autre lettre du R.P. Meilleur datée de 1942 adressée à Lefebvre et dans laquelle ce dernier blâme la lenteur à agir du gouvernement provincial qui néglige de se rendre aux demandes du DAI pour que les nouvelles limites de la réserve soient déterminées. Le R.P. Meilleur en profite pour rappeler à la CEC qu’elle doit toujours de l’argent au Père Guinard à la suite de la relocalisation de la chapelle d’Opitciwan (Mémoire des faits et du droit de l’intimée, aux para 206–12; Pièce D-4, à la p 25; CCPD, à l’onglet 331). 

[147]  À tout événement, il est de la responsabilité de la Couronne fédérale de sécuriser le processus de création de la réserve et de prendre des mesures en conséquence.

[148]  À la suite de la lettre de Lefebvre, le 9 février 1943, le sous-ministre Bédard du MTFQ informe le DAI que le MTFQ serait disposé à recommander au Conseil exécutif la reconnaissance de la réserve d’Opitciwan que l’arpenteur White a localisée en 1914 (CCPD, à l’onglet 326).

[149]  Par la suite, l’arpentage est effectué et le 14 janvier 1944, le gouvernement du Québec adopte le décret transférant les terres de la réserve d’Opitciwan.

[150]  Ainsi, la relance en 1943 ne vient pas du gouvernement fédéral, mais bien du R.P. Meilleur et par la suite du gouvernement du Québec. De toute évidence, l’analyse de l’ensemble des faits mis en preuve démontre que le DAI n’a pas pris de mesure pour faire avancer le dossier avec le gouvernement du Québec.

[151]  Telle est la situation de 1933 jusqu’à la création de la réserve en 1944.

[152]  Cela dit, en matière de délai de création d’une réserve, chaque cas est un cas d’espèce.

[153]  Dans ce cas-ci, comme détermination de faits, je tiens compte : 1) de l’ennoiement résultant du barrage Gouin; 2) des difficultés dans les relations fédérale et provinciale par rapport à ce dossier; 3) de l’isolement géographique de la réserve; 4) de tous les autres éléments factuels énoncés dans la présente décision et la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11 et je conclus qu’une période de 20 ans subséquente à l’arpentage de White était plus que suffisante pour finaliser la création de la réserve d’Opitciwan. À compter de 1934, il n’y avait plus d’éléments déterminants pour retarder ou empêcher la création de la réserve.

[154]  En conséquence, je détermine que la période de 1934 à 1944 constitue un délai déraisonnable pour laquelle la Couronne fédérale est responsable. La preuve démontre qu’elle n’a pas agi avec la prudence requise pour faire aboutir le dossier.

[155]  Considérant qu’à titre de fiduciaire, la Couronne fédérale se devait d’agir en temps utile et de façon raisonnable et diligente dans l'intérêt des Atikamekw d’Opitciwan, et considérant que l’intimée n’a pas démontré de raisons satisfaisantes et suffisantes pour justifier le délai de 10 ans de 1934 et 1944 pour compléter le processus de création de la réserve à Opitciwan, je conclus que la Couronne fédérale n’a pas agi avec la prudence ordinaire dans l’intérêt des Atikamekw d’Opitciwan et a manqué à son devoir de communication complète de l’information.

D.  Quels sont les dommages allégués par la revendicatrice qui pourront être soumis lors de la deuxième étape?

[156]  Le revendicatrice allègue avoir droit à une compensation pour les dommages subis par les Atikamekw pendant 22 ans (1922 à 1944) liée au retard dans la création de la réserve d’Opitciwan. Dans sa Déclaration de revendication ré-amendée, elle identifie ces dommages comme étant :

  1. la perte de revenus provenant de l’exploitation forestière de la réserve;

  2. la perte de revenus découlant de l’établissement sans droit d’occupation de commerçants non autochtones dans la réserve.

[157]  Qu’en est-il ?

1.  La perte de revenus provenant de l’exploitation forestière

[158]  La seule preuve existante relativement à l’exploitation forestière provient du rapport de l’expert Frenette. Celui-ci est très général. Il réfère à de l’exploitation forestière sur les territoires de chasse des Atikamekw, territoires sur lesquels le Tribunal n’a pas juridiction aux fins de la présente revendication pour les motifs énoncés dans la décision 2016 TRPC 6 du dossier SCT-2004-11.

[159]  Il n’y a aucune preuve qu’une exploitation forestière aurait pu être entreprise sur les terres de la réserve pendant la période concernée de 1934 à 1944.

[160]  Par conséquent, ce chef de dommages n’est pas retenu.

2.  La perte de revenus découlant de l’établissement des marchands indépendants et de la CBH

[161]  La Loi des sauvages, LRC 1906, c 81 (« Loi de 1906 ») prévoit à l’article 4 que le surintendant général des affaires des sauvages a le contrôle et l’administration des terres et propriétés des Indiens.

[162]  La Loi de 1906 prévoit des dispositions particulières concernant la présence de tiers dans une réserve. Ainsi, l’article 33 de celle-ci prévoit ce qui suit :

33. Nul individu, et nul sauvage autre qu’un sauvage de la bande ne peut, sans l’autorisation du surintendant général, résider ou chasser sur une terre ou sur un marais, ni l’occuper non plus qu’en faire usage, ni résider sur un chemin ou une réserve de chemin, ni l’occuper, dans les limites d’une réserve appartenant à cette bande ou occupée par elle.

2. Tous actes, baux, contrats, conventions et titres quelconques passés ou consentis par les sauvages, donnant permission à des personnes ou à des sauvages autres que ceux de la bande, de résider ou de chasser sur la réserve, ou d’en occuper quelque portion, ou d’avoir l’usage de quelque portion de la réserve sont nuls et non avenus.

[163]  Les articles 124 et 125 de la Loi de 1906 prévoient qu’en cas de contravention à ces dispositions, un individu est passible d’amendes ou d’un emprisonnement.

[164]  Ces dispositions sont reprises dans la Loi des Indiens, LRC 1927, c 98 (« Loi de 1927 »).

a)  Les marchands indépendants

[165]  La revendicatrice soutient que la preuve démontre que de façon générale, le DAI chargeait des droits d’occupation aux non-autochtones résidant sur les terres de réserve ou utilisant celles-ci. 

[166]  Elle réfère notamment à la décision Bande Lac La Ronge et Nation crie de Montreal Lake c Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, 2014 TRPC 8, aux para 158 et s; 189 et s [Bande Lac La Ronge], où le juge Whalen réfère à de la jurisprudence établissant que le DAI avait pour politique et objectif de délivrer des permis aux non autochtones qui se livraient à des activités dans une réserve, ces derniers devant verser des sommes pour leurs droits d’occupation.

[167]  La revendicatrice ajoute qu’une fois la réserve créée, l’intérêt de la bande constitue un intérêt « quasi propriétal » (Wewaykum, au para 86) et une autorisation implicite ou explicite de la Couronne sans demander de droit équivaut à un manquement.

[168]  Par conséquent, à partir du moment où un territoire est constitué en réserve, une tierce personne qui y réside ou occupe ou utilise les terres doit y être préalablement autorisée, détenir un permis d’occupation et payer des droits en conséquence, lesquels bénéficient à la bande.

[169]  Dans Bande Lac La Ronge, il s’agissait d’un exploitant qui avait coupé du bois sur la réserve sans permis. Il est aussi question dans cette décision de droits miniers.

[170]  Ici, la preuve démontre que plusieurs marchands indépendants se rendaient à Opitciwan, notamment John Midlige et son beau-frère Edwardson, Madame Connely et son mari, Monsieur Hardy et Charles Martel ainsi que les « Cyrians ». Les journaux du poste de la CBH de 1924 à 1928 font le décompte de l’arrivée et du départ des marchands.

[171]  Selon l’expert Garneau, les marchands indépendants n’étaient pas établis en permanence dans la réserve et leur présence était de courte durée, fait également corroboré par l’expert Frenette et l’aîné David Chachai.

[172]  L’expert Garneau rapporte que les Midlige étaient de véritables concurrents à la CBH et qu’ils étaient les seuls qui pouvaient être qualifiés de « force organisée ». Ils avaient un établissement à Oskélanéo où les Atikamekw pouvaient se rendre à volonté. Ils étaient à la fois acheteurs de fourrures et vendeurs de fournitures générales. Les Midlige allaient également à Opitciwan. Leurs noms sont mentionnés plusieurs dizaines de fois dans les journaux du poste de la CBH d’Opitciwan. John Midlige était parfois accompagné de son beau-frère Edwardson. (Pièce D-4, aux pp 78–79).

[173]  Selon l’expert Garneau, un marchand qui désirait acquérir la fourrure des trappeurs atikamekw devait les rencontrer le plus tôt possible au retour de leurs territoires de chasse, en  juin et en décembre. Les journaux du poste de la CBH révèlent que c’est dans les deux semaines qui suivaient Noël et en juin de chaque année que les marchands indépendants étaient les plus nombreux sur le territoire. C’est d’ailleurs pour être plus près des Atikamekw vu la concurrence que lui livraient les marchands itinérants que la CBH a aménagé son poste en 1925 sur le territoire de la réserve, alors qu’en 1912 elle était installée de l’autre côté du lac (Pièce D-4, à la p 79).

[174]  Toujours selon l’expert Garneau, contrairement à la CBH qui avait un poste en permanence à Opitciwan, il était important pour les marchands itinérants de s’assurer de la présence d’un toit pour protéger leurs marchandises et se loger. Certains concluaient des ententes avec les Atikamekw. Les journaux de la CBH de septembre et de décembre 1927 font état de la présence de marchands indépendants, dont celle de Charles Martel, et indiquent que les marchands utilisaient les maisons des Indiens pour faire leur commerce (Pièce D-4, à la p 81).

[175]  Selon l’expert Frenette, la littérature fait état que John Midlige et Donat-Émile Hardy avaient de petites échoppes à Opitciwan dont ils se servaient quelques jours lors de leur visite, ce qui selon l’expert Garneau ne serait pas conforme à la réalité. Jérémie Chachai témoigne que Midlige venait à Opitciwan pour acheter des fourrures et que lors de ses visites, il s’installait dans une petite maison pour vendre des choses. Quant à David Chachai, il affirme que Midlige venait acheter ses fourrures et produits de la trappe, qu’il n’a rien construit sur la réserve ni installé de tente, qu’il était hébergé chez un aîné et que les Atikamekw étaient contents de le voir puisqu’il apportait de l’argent en échange des fourrures.

[176]  Dans sa contre-expertise, l’expert Garneau, référant notamment aux journaux de la CBH, écrit ce qui suit:

Globalement considéré, les années 1920 sont beaucoup plus riches d’informations sur les marchands indépendants que les années 1930. La crise des années 1930, qui a entraîné une baisse générale de l’activité économique, n’a pas épargné le marché de la fourrure. Les petits marchands sont moins nombreux, les visites au village moins fréquentes, au cours des années 1930. Ce faisant, la grande majorité des informations pertinentes découvertes dans les journaux du poste d’Opitciwan remonte aux années 1920, alors que le marché de la fourrure était à son plus haut, et alors que la tenue des livres était sous la responsabilité de Claude Picaudé, homme diligent et enclin à expliquer en détail ses faits et gestes. [Pièce D-4, à la p 88]

[177]  Ainsi, la preuve démontre que les marchands indépendants visitaient Opitciwan principalement, sinon essentiellement, pour acheter des fourrures et produits de la trappe des Atikamekw, qu’ils restaient peu de temps sur la réserve et que durant leur passage ils étaient hébergés chez des Atikamekw. La présence des marchands indépendants sur le territoire a diminué dans les années trente.

[178]  Cela dit, en l’espèce, j’estime que la preuve est insuffisante pour conclure qu’entre 1934 et 1944 ces marchands indépendants « occupaient », « résidaient » ou même « faisaient usage » de la réserve au sens des dispositions de la Loi sur les Indiens applicables à l’époque.

[179]  Par conséquent, je ne retiens pas ce chef de réclamation.

b)  La problématique de l’alcool

[180]  La preuve démontre que la problématique de l’alcool était réelle avec la présence des marchands indépendants (Pièce D-4, à la p 82). Cependant, les énoncés très généraux de l’expert Frenette tirés de la littérature selon lesquels « Obedjiwan n’avait pas le statut de réserve indienne. Le commerce de la boisson ne pouvait y être défendu en vertu de la Loi sur les Indiens. La présence policière était inexistante » (Pièce P-3, à la p 26) sont contredits par la preuve documentaire et par le témoignage de l’expert Garneau.

[181]  Ainsi, il appert que malgré l’absence de terres de réserve, la Loi sur les Indiens prévoyait plusieurs interdictions quant à la vente de l’alcool à des autochtones (Acte relatif aux Sauvages, LC 1880, c 28, art 90 à 94; Acte des Sauvages, LRC 1886, c 43, art 94 à 98 et 100 à 105; Loi des sauvages, LRC 1906, c 81, art 135 à 138 et 140 à 146; Loi des Indiens, LRC 1927, c 98, art 126 à 129 et 131 à 137; Loi sur les Indiens, LC 1930, c 25, art 13 qui modifie l’art 126 (2), art 14 qui modifie l’art 132, art 15 qui modifie l’art 137 (2); Loi sur les Indiens, LC 1936, c 20, art 6 qui modifie l’art 126 (1), art 7 qui remplace l’art 126 (2), art 8 qui remplace l’art 127 (2), art 10 qui modifie l’art 130 (2), art 11 qui remplace l’art 131 (4), art 12 qui remplace l’art 134 (2); Loi sur les Indiens, LC 1951, c 29, art 93 à 95 et 97 à 98).

[182]  Ces dispositions s’appliquaient au moins en partie aux Indiens peu importe où ils se trouvaient.

[183]  En ce qui concerne Opitciwan, les journaux du poste de la CBH démontrent que celle-ci et le chef des Atikamekw ont dénoncé les comportements d’individus, qu’il y a eu parfois des interventions de la Gendarmerie royale du Canada, que des accusations ont été portées et des témoins appelés à témoigner (Pièces D-4, D-15, D-16 et D-17).

[184]  Par conséquent, la preuve n’établit pas ce chef de dommage.

c)  La Compagnie de la Baie d’Hudson

[185]  On sait que la CBH faisait face à la concurrence des marchands indépendants et désirait s’installer à Opitciwan afin d’être plus près des Atikamekw.

[186]  Le 29 mai 1925, le surintendant adjoint Scott du DAI informe Parsons, le gérant de district de la CBH, qu’il n’y a aucune raison de ne pas accorder à la CBH le permis (« license of occupation ») l’autorisant à occuper un emplacement raisonnable sur le terrain sélectionné pour la réserve d’Opitciwan (CCPD, à l’onglet 252).

[187]  Dans sa lettre du 3 juin 1925, le gérant de district de la CBH demande au DAI d’obtenir un bail de 5 ou 6 acres dans le village d’Opitciwan (CCPD, à l’onglet 307). C’est donc dire que la CBH était consciente qu’elle devait payer des droits d’occupation.

[188]  Or, aucun bail ne sera signé, mais le DAI donne la permission à la CBH de s’installer à Opitciwan.

[189]  Le 9 juin 1925, le gérant de district Parsons de la CBH remercie le surintendant adjoint Scott du DAI d’avoir donné la permission à la CBH de déplacer son poste de l’emplacement initial situé de l’autre côté du lac, et de le relocaliser sur la réserve indienne (CCPD, à l’onglet 254).

[190]  Ainsi, à compter de 1925, et incidemment entre 1934 et 1944, la CBH est donc installée dans la réserve provisoire de façon permanente sans droit d’occupation.

[191]  L’intimée plaide que puisque le milieu de vie des Atikamekw n’était pas une réserve, les dispositions de la Loi sur les Indiens ne s’appliquaient pas et le gouvernement n’était pas tenu de donner son autorisation (Mémoire des faits et du droit de l’intimée, au para 252 b)).

[192]  Or, le fait que le DAI ait donné son autorisation constitue un indice additionnel qu’en 1925, la Couronne fédérale administrait Opitciwan comme une réserve.

[193]  Le 7 février 1930, l’ingénieur en chef Lefebvre de la CEC fait part au sous-ministre Lemieux du MTFQ du fait que la CBH a établi son poste dans le village atikamekw et que lors de son passage à Opitciwan en août 1929, le Chef Awashish lui a demandé quels étaient les droits de la CBH sur le terrain qu’elle occupait. Pour Lefebvre, il n’y a aucun doute que les Atikamekw ne voient pas d’un bon œil l’établissement de la CBH près de leur village. Lefebvre conclut toutefois que c’est le seul endroit commode et rapproché et qu’il y aurait lieu en faisant la concession de sauvegarder les intérêts de la CBH (CCPD, à l’onglet 285).

[194]  Le 12 février 1930, le sous-ministre Lemieux du MTFQ transmet au sous-ministre MacKenzie du DAI la lettre du 7 février 1930 de Lefebvre de la CEC et lui fait remarquer que, selon les registres fonciers du MTFQ, aucun titre n’a été octroyé à la CBH pour les terres mentionnées dans la lettre de Lefebvre (CCPD, à l’onglet 286).

[195]  Le 6 juillet 1939, l’arpenteur en chef Peters du DAI communique par écrit ses instructions à Rinfret et lui demande de tracer une parcelle de 5 à 6 acres à l’endroit où la CBH est installée afin qu’un bail puisse être préparé (CCPD, à l’onglet 307), malgré le fait que les Atikamekw ont déjà exprimé leur désaccord à ce que la CBH s’installe dans le village (CCPD, à l’onglet 285).

[196]  Finalement, lors de l’arpentage final en 1943, la CBH aura droit à une parcelle de 2,6 acres.

[197]  À cet égard, le 20 septembre 1943, l’arpenteur en chef Peters indique au surintendant Allan des Réserves et Fiducies du DAI que Rinfret a complété l’arpentage de la réserve d’Opitciwan et qu’il a incidemment délimité une parcelle de 2,6 acres pour la CBH. Peters ajoute que : « Mr. Rinfret […] would like to know if this 2.6 acres parcel of land should be left off the Reserve [...] Father Meilleur […] thinks it inadvisable to leave off the jurisdiction of the [DAI] lands in the centre of the village. [...] Should the Company obtain these lands from this Department, the welfare of the Indians can be safeguarded by means of suitable clauses inserted in the leasehold. Please let me have your views [...] » (Pièce P-14).

[198]  Or, le 22 juin 1943, dans une lettre du sous-ministre Campbell du DAI au sous-ministre Bédard du MTFQ, le DAI avait pourtant suggéré que la superficie à être arpentée comprenne le village d’Opitciwan, à l’exclusion de la parcelle occupée par la CBH, que le DAI ne souhaitait pas inclure dans la réserve (CCDP, à l’onglet 335).

[199]  Le DAI acceptera finalement d’inclure la parcelle de terre de la CBH à l’intérieur de la réserve.

[200]  Le 22 janvier 1958, en vertu du paragraphe 28(2) de la Loi sur les Indiens, le DAI émet un permis d’occupation à la CBH dans la réserve d’Opitciwan pour une durée d’un an, mais le document indique que le permis est valable de juin 1956 à mai 1957 (CCPD, à l’onglet 379).

[201]  Le 20 mai 1959, le DAI émet un autre permis d’occupation à la CBH dans la réserve d’Opitciwan pour une durée d’un an (de juin 1959 à mai 1960). Le permis est renouvelable d’année en année selon le bon plaisir du ministre, « on the same terms and conditions » (CCPD, à l’onglet 380).

[202]  Le 20 août 1976, le DAI délivre un permis d’occupation à la CBH dans la réserve d’Opitciwan pour une période de cinq ans, soit de juin 1975 à mai 1980 (CCPD, à l’onglet 382).

[203]  L’intimée plaide que dès 1948, la preuve démontre que la CBH transfère des fonds dans le compte en fiducie de la bande (« permit to trade ») (CCPD, à l’onglet 360). Les documents étant illisibles, l’intimée soutient qu’il se peut que la CBH ait transféré des fonds en fiducie à la bande bien avant.

[204]  Le document en question est illisible et provient d’un microfilm du compte in trust de la revendicatrice. Il permet de constater le dépôt d’une somme de 5 $ en juin 1949 à titre de « Fees permits » qui aurait été payée par la CBH.

[205]  Les parties soulèvent la question à savoir si cette unique inscription peut ou non servir à créer une présomption qu’en présence d’un seul paiement, celui-ci fait preuve de tous les autres paiements. J’estime qu’il s’agit d’un débat qui devra être fait lors de la seconde étape traitant de la compensation.

[206]  Aux fins de la présente étape, la preuve est suffisante pour conclure que de 1934 à 1944,  la CBH occupait la réserve provisoire à Opitciwan sans permis d’occupation et sans qu’un droit ou frais ne lui soit chargé.

[207]  Il s’agit donc de pertes qui résultent du retard à créer la réserve et susceptibles d’être compensées au terme de la deuxième étape de la revendication.

V.  dispositif

[208]  Pour les motifs énoncés dans la décision, je conclus que l’intimée a manqué à son obligation légale et de fiduciaire envers la revendicatrice.

[209]  À compter de 1934, il n’y avait plus d’éléments déterminants pour retarder ou empêcher la création de la réserve. Par conséquent, le délai de 10 ans de 1934 à 1944, date de la création de la réserve, pour lequel la Couronne fédérale est responsable est déraisonnable. La Couronne fédérale n’a pas agi avec la loyauté et la prudence ordinaire requise dans l’intérêt des Atikamekw d’Opitciwan pour faire aboutir le dossier.

[210]  Sont reconnues à titre de pertes aux fins de la deuxième étape, les pertes de revenus découlant de l’établissement de la CBH à Opitciwan de 1934 au 14 janvier 1944.

JOHANNE MAINVILLE

L’honorable Johanne Mainville


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20160520

Dossier : SCT-2005-11

OTTAWA (ONTARIO), le 20 mai 2016

En présence de l’honorable Johanne Mainville

ENTRE :

PREMIÈRE NATION DES ATIKAMEKW D’OPITCIWAN

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX:

Avocats de la revendicatrice PREMIÈRE NATION DES ATIKAMEKW D’OPITCIWAN

Représentée par Me Paul Dionne et Me Marie-Ève Dumont

ET AUX :

Avocats de l’intimée

Représentée par Me Éric Gingras, Me Dah Yoon Min et Me Ann Snow

 

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