Motifs de la décision

Informations sur la décision

Contenu de la décision

DOSSIER : SCT-2004-11

RÉFÉRENCE : 2016 TRPC 6

DATE : 20160520

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

PREMIÈRE NATION DES ATIKAMEKW D’OPITCIWAN

Revendicatrice

 

Me Paul Dionne et Me Marie-Ève Durmont, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU  CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

 

Me Éric Gingras, Me Dah Yoon Min et Me Ann Snow, pour l’intimée

 

 

ENTENDUE: Du 9 au 12 septembre 2013, du 13 au 24 janvier 2014, du 20 au 23 mai 2014, du 17 au 26 mars 2015, du 30 mars au 1er avril 2015, du 23 au 30 avril 2015 et le 11 mai 2015.

MOTIFS DE LA DÉCISION

L’honorable Johanne Mainville


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, 4 RCS 245; Mitchell c MRN, 2001 CSC 33, [2001] 1 RCS 911; Bande Beardy’s et Okemasis Nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, 2015 TRPC 3; Canada c Première nation de Kitselas, 2014 CAF 150, [2014] 4 CNLR 6; Manitoba Metis Federation Inc c Canada (PG), 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623; R c Badger, [1996] 1 RCS 771, 133 DLR (4th) 324; Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 RCS 511; Mitchell c Bande indienne Peguis, [1990] 2 RCS 85, 71 DLR (4th) 193; Guerin c R, [1984] 2 RCS 335, 13 DLR (4th) 321); Alberta c Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, [2011] 2 RCS 261; Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54, [2002] 2 RCS 816; Première nation de Kitselas c Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, 2013 TRPC 1; St. Catherine’s Milling and Lumber Company (1888), 14 App Cas 46, 10 CRAC 13; Canada (AG) v Ontario (AG), [1897] AC 199, 11 CRAC 308; Ontario Mining Co v Seybold, [1903] AC 73, 13 CRAC 75; Québec (AG) v Canada (AG), 56 DLR 373, [1921] 1 AC 401; Canada v Anishnabe of Wauzhushk Onigum Band, [2003] 1 CNLR 6; R v Mason, 2008 NSPC 3; Montana Band v Canada, 2006 FC 261, [2006] 3 CNLR 70; White Bear First Nations v Canada (Minister of Indian Affairs and Northern Development, 2012 FCA 224, [2012] 4 CNLR 332; Musqueam Indian Band v British Columbia (Assessor of Area No. 9 – Vancouver Sea to Sky Region), 2012 BCCA 178, 30 BCLR (5th) 211; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, [1996] 2 CNLR 25; Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, 2014 TRPC 3; Moulton Contracting Ltd c Colombie-Britannique, 2013 CSC 26, [2013] 2 RCS 227.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 2, 13, 14, 15, 17, 22, 35.

Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada, 1850 (13-14 Vict), c 42.

Acte pour mettre à part certaines étendues de terre pour l’usage de certaines tribus de sauvages dans le Bas-Canada, 1851 (14-15 Vict), c 106.

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict, c 3, art 91, 92, 109.

Loi autorisant l’organisation d’une commission chargée de proposer des règles pour fixer le régime des eaux courantes, LQ 1910 c 5.

Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11.

Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique, LRC 1985, app II, no 10.

Loi concernant les terres réservées aux sauvages, LQ 1922, c 37.

Acte pourvoyant à l’organisation du Département du Secrétaire d’État du Canada, ainsi qu’à l’administration des Terres des Sauvages et de l’Ordonnance, LC 1868, c 42.

Acte concernant la vente et l’administration des terres publiques (32 Vic Cap XI).

Loi des sauvages, LRC 1906, c 81, art 4, 92.

Loi des Sauvages, LC 1911, c 14, art 37.

Sommaire :

La revendication concerne l’inondation des terres de la réserve d’Opitciwan et du territoire environnant d’où les Atikamekw d’Opitciwan tiraient une partie de leurs moyens de subsistance à la suite de la mise en eau du réservoir Gouin en 1918 résultant de la construction du barrage La Loutre (aussi appelé le barrage Gouin) et les dommages et inconvénients subis par ceux-ci en raison de cet événement.

La revendicatrice allègue que les dommages et inconvénients subis par les Atikamekw d’Opitciwan en raison de la mise en eau du réservoir Gouin en 1918 et la montée consécutive des eaux sont attribuables à la Couronne fédérale. Il en est de même de l’indemnisation tardive, incomplète et inadéquate de ces dommages et inconvénients. Selon elle, la responsabilité de la Couronne fédérale découle de la violation ou de l’inexécution par cette dernière d’obligations légales, statutaires et de fiduciaire.

L’intimée conteste et nie le bien-fondé de la revendication aux motifs qu’il n’existe aucune obligation juridique opposable à la Couronne fédérale qui pourrait résulter des faits en l’espèce, et qu’il n’existe aucune obligation juridique opposable à la Couronne fédérale de dédommager de quelque façon que ce soit la revendicatrice relativement à ces faits. De plus, l’intimée allègue que le barrage La Loutre, à l’origine de l’inondation de 1918, est un projet entièrement créé, géré et maintenu par la province de Québec et que si le Tribunal concluait qu’une indemnité devait être versée à la revendicatrice, la province de Québec encourrait seule une responsabilité à cet égard.

L’intimée a aussi présenté une demande en radiation visant à faire radier certains paragraphes de la Déclaration de revendication ré-amendée datée du 8 novembre 2012 au motif que cette partie du dossier est fondée sur des droits ancestraux de chasse et pêche revendiqués.

L’intimée a également demandé de déclarer inadmissibles plusieurs parties du rapport de Jacques Frenette ainsi que le rapport de Claude Marche, tous deux experts appelés par la revendicatrice. Le Tribunal a permis le témoignage de ces derniers et pris l’objection sous réserve afin d’en disposer dans le jugement au mérite. 

Faits :

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les Atikamekw, connus alors sous le nom de Têtes-de-boule, formaient un groupe homogène. Les Atikamekw comprenaient quatre groupes : Wemotaci, Coucoucache, Manawan et Kikendatch (maintenant connus sous le nom d’Atikamekw d’Opitciwan). Des quatre groupes, celui d’Opitciwan était le plus peuplé.

Le 10 août 1850, l’Assemblée législative du Canada-Uni adopte l’Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada, 1850 (13-14 Vict), c 42 (« Loi de 1850 »). Cette Loi vise à prévenir les empiétements qui pourraient se commettre et les dommages qui pourraient être causés sur les terres appropriées pour l’usage des diverses tribus dans le Bas-Canada, ainsi que pour défendre leurs droits et privilèges.

Le 30 août 1851, l’Assemblée législative du Canada-Uni adopte l’Acte pour mettre à part certaines étendues de terre pour l’usage de certaines tribus de sauvages dans le Bas-Canada, 1851 (14-15 Vict), c 106 (« Loi de 1851 »), laquelle prévoit que des étendues de terres n’excédant pas 230 000 acres pourront être désignées, arpentées et mises à part en vertu de décrets et appropriées pour l’usage de « certaines tribus sauvages » du Bas-Canada.

Le 9 août 1853, le Décret 482 (« décret de 1853 ») découlant de la Loi de 1851 est adopté. Celui-ci approuve une cédule datée du 8 juin 1853 (« Cédule ») qui répartit les 230 000 acres de terres et prévoit la création de onze réserves, de même que l’emplacement, la superficie des réserves ainsi que leurs bénéficiaires. Les Atikamekw, à l’époque appelés Têtes-de-boule, y sont désignés.

Pour diverses raisons, les emplacements indiqués au décret de 1853 ne conviennent pas aux Atikamekw. Après des démarches des différentes tribus atikamekw, la Couronne fédérale consent à créer des réserves près de leurs territoires de chasse au lieu des emplacements désignés dans le décret de 1853. Sont ainsi créées les réserves de Wemotaci, Coucoucache et Manawan.

Les Atikamekw de Kikendatch (Opitciwan) entreprennent également une démarche en 1908 pour obtenir une réserve à Kikendatch et une autre en 1912 pour l’obtention d’une réserve à Opitciwan. Cette démarche reçoit une réponse favorable de la part de la Couronne fédérale qui entreprend des pourparlers avec la province de Québec.

Quelques années plus tôt, le 4 juin 1910, la Loi autorisant l’organisation d’une commission chargée de proposer des règles pour fixer le régime des eaux courantes, LQ 1910, c 5 (« LCEC ») est sanctionnée. Cette Loi crée la Commission du régime des eaux courantes de Québec (aussi connue sous le nom de la Commission des Eaux Courantes de Québec (« CEC »)) et en octroie la responsabilité au ministre des Terres et Forêts du Québec. En décembre 1912, la LCEC est amendée afin de permettre au gouvernement provincial d’autoriser la CEC à établir des barrages-réservoirs sur la rivière St-Maurice pour en régulariser le débit, le tout sujet à la juridiction du Parlement du Canada.

Des pourparlers sont enclenchés entre les deux paliers de gouvernement eu égard à la création d’une réserve pour les Atikamekw d’Opitciwan.

En 1912 ceux-ci s’installent à Opitciwan.

En novembre 1912, le ministère des Terres et Forêts du Québec (« MTFQ ») avise le Département des Affaires indiennes (« DAI ») qu’il ne peut considérer pour le moment la demande de DAI pour une réserve à Opitciwan puisque le gouvernement du Québec étudie la possibilité de construire un barrage à l'embouchure du lac Opitciwan.

En décembre 1912, la LCEC est amendée afin de permettre au gouvernement provincial d'autoriser la CEC à établir des barrages-réservoirs sur la rivière St-Maurice pour en régulariser le débit, sujet à la juridiction du Parlement du Canada en ce qui concerne les rivières navigables.

Malgré tout, durant l’été 1914, l’arpenteur White du DAI est dépêché à Opitciwan pour arpenter le lieu occupé et désiré par les Atikamekw aux fins d’établissement de la réserve.

Le 4 novembre 1914, le gouverneur en conseil autorise les plans et la construction du barrage La Loutre (barrage Gouin) à la condition que la CEC se tienne responsable de tous les dommages causés par ses travaux ou actions en rapport avec le barrage (condition no. 7).

En janvier 1915, le DAI avise le MTFQ que la parcelle de terre à Opitciwan, dont le plan de White a été transmis au MTFQ, est désirée par le DAI aux fins de la réserve et demande à ce qu'aucune autre disposition ne soit faite de celle-ci.

Les travaux de construction du barrage se terminent en 1917 et la mise en eau débute en 1918. En 1919 et 1920, à la suite de la mise en eau du réservoir, tout l’ancien village de Kikendatch est inondé et la parcelle de terre arpentée par White, laquelle inclut le village d’Opitciwan, l’est en partie. Selon le MTFQ, 542 acres des 2290 acres de la réserve arpentée par White sont inondés. Les Atikamekw d’Opitciwan perdent leurs biens.

À la suite de l’inondation, la CEC soumet une proposition d’indemnisation pour les Atikamekw à l’égard de laquelle le DAI s’engage à consulter ces derniers. La consultation n’aura pas lieu. Par la suite, une entente (« entente de 1920 ») est conclue. La CEC étant négligente dans l’exécution de ses obligations, les Atikamekw demandent au DAI de la résilier. À la place, le DAI exige de la CEC qu’elle exécute ses obligations. L’indemnisation tardera à se faire et plusieurs réclamations des Atikamekw d'Opitciwan seront non compensées ou non entièrement compensées.

Arrêt :

L’ensemble législatif constitué des Lois de 1850 et de 1851, ainsi que du décret de 1853, considéré à la lumière de l’alinéa 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict, c 3, formait le cadre de l’obligation légale de la Couronne fédérale de créer des réserves.

L’adoption du décret de 1853 approuvant la Cédule qui répartissait les 230 000 acres de terres engendrait une obligation pour la Couronne de créer des réserves pour les bandes qui y étaient identifiées, car les superficies qui étaient mentionnées dans la Cédule avaient été « mises à part » et « affectées » à leur usage. Cette obligation légale s’est concrétisée dans l’amorce du processus de création des réserves.

En ce qui concerne la réserve d’Opitciwan, le processus de sa création s’est amorcé en 1853 avec l’identification dans la Cédule des Atikamekw comme bénéficiaires de certains acres aux fins de la création d’une réserve, s’est précisé en 1908 avec la démarche du Chef Awashish, s’est cristallisé en 1914 avec l’arpentage de l’arpenteur White et s’est terminé avec la création de la réserve en janvier 1944 (voir la décision 2016 TRPC 7 du dossier SCT-2005-11 pour la date de la création de la réserve).

Ainsi, au plus tard en 1914, les Atikamekw d’Opitciwan avaient un intérêt autochtone identifiable et reconnu sur les terres d’Opitciwan formant la réserve provisoire et la Couronne fédérale détenait un pouvoir discrétionnaire consistant à s’assurer que le processus de création de la réserve soit sécurisé. Il existe suffisamment de similitudes entre le processus de création des réserves en Colombie-Britannique et au Québec pour que l’on puisse qualifier Opitciwan de « réserve provisoire ».

Ces faits ont engendré une obligation de fiduciaire à la charge de la Couronne fédérale envers les Atikamekw d’Opitciwan. De plus, la preuve démontre que le Département des Affaires indiennes s’est constitué l’intermédiaire exclusif pour les Atikamekw d’Opitciwan auprès de la province de Québec à l’égard des terres faisant l’objet du processus de création de leur réserve.

Conformément à la jurisprudence de la Cour suprême du Canada (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79 aux para 86, 89, 94, 97, [2002] 4 RCS 245), avant la date de création de la réserve d’Opitciwan, soit avant le 14 janvier 1944, l’existence de cette obligation de fiduciaire engageait la responsabilité de la Couronne fédérale aux devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information eu égard aux circonstances et d’exercice de prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires de l’obligation. La preuve établit que la Couronne a manqué à ces devoirs.

Également, en s’engageant à consulter les Atikamekw d’Opitciwan sur la proposition d’indemnisation soumise par la CEC à la suite de l’adoption de la condition no. 7 du décret fédéral autorisant les plans et la construction du barrage La Loutre, la Couronne fédérale a fait naître une obligation de fiduciaire ad hoc d’agir au mieux des intérêts pratiques importants des Atikamekw d’Opitciwan. De plus, en exigeant de la CEC qu’elle exécute ses obligations, la Couronne fédérale a pris en charge la créance des Atikamekw contre la CEC. La Couronne se trouvait ainsi à administrer des éléments d’actifs collectifs de la bande.

Les objections de la Couronne fédérale quant à la recevabilité des rapports et témoignages des experts Frenette et Marche sont rejetées. Les motifs au soutien de cette décision eu égard à l’expert Marche sont exposés dans la décision 2016 TRPC 9 du dossier SCT-2007-11.

Le Tribunal n’a pas compétence pour se prononcer sur la déclaration de revendication de la revendicatrice quant aux dommages causés sur le territoire environnant la réserve provisoire, sauf en ce qui concerne les camps, matériel et mobiliers s’y trouvant.

La Couronne provinciale est en partie responsable des dommages et inconvénients subis par les Atikamekw d’Opitciwan, mais ceux-ci sont aussi attribuables à la Couronne fédérale. La preuve n’est pas suffisante pour attribuer un pourcentage de responsabilité à chacune, ce qui devra se faire à la deuxième étape.

L’indemnité à accorder aux pertes reconnues comme admissibles par le Tribunal fera l’objet de la deuxième étape.

TABLE DES MATIÈRES

I. la revendication  13

II. la scission de la revendication  19

III. la preuve  21

A. Introduction  21

B. Les Atikamekw d’Opitciwan  21

C. Historique de la création de la réserve d’Opitciwan  23

1. La création de réserves pour le bénéfice des Atikamekw du St-Maurice  23

a) Les Lois de 1850 et de 1851 et le décret de 1853  23

b) Les réserves de Maniwaki et de La Tuque  24

c) Les réserves de Wemotaci et de Coucoucache  25

d) La réserve de Manawan  27

2. La demande pour une réserve à Kikendatch ou au nord de Kikendatch  28

3. La démarche pour une réserve à Opitciwan  29

4. La réponse du Québec à la démarche de création d’une réserve à Opitciwan  31

D. Le projet de barrage et l’autorisation de celui-ci par le gouvernement fédéral  31

E. L’arpentage de W. R. White en 1914  33

F. La mise en eau du réservoir Gouin et les dommages en résultant  35

1. Les inquiétudes face au barrage  35

2. Les réclamations, la proposition et l’entente  37

a) Le rapport de 1919 effectué par le CEC  37

b) La proposition d’indemnisation de la CEC  38

c) L’entente du 2 juillet 1920  40

3. La démarche des Atikamekw au DAI visant à résilier l’entente du 2 juillet 1920  42

4. Les retards dans l’exécution de l’entente du 2 juillet 1920  43

5. Le paiement par la CEC aux Atikamekw  48

G. La relance du DAI en 1927 et de la province de Québec en 1930  49

H. Le questionnement des Atikamekw, les discussions à propos de la sélection des terres de réserves et la suspension du dossier afin de consulter les autochtones  51

I. Les instructions du DAI à l’arpenteur Rinfret  51

J. Le rehaussement en 1942 de la crête du déversoir et ses impacts  52

K. La relance du Québec (1943)  54

L. Le transfert officiel des terres de la réserve d’Opitciwan  57

M. L’insalubrité de l’eau et la construction de puits  57

N. Le rehaussement en 1955 de la crête du barrage  59

O. L’histoire orale  60

P. Les expertises  63

1. En demande  63

a) Jacques Frenette  63

b) Claude Marche  67

2. En défense  69

a) Jean-Pierre Garneau  69

b) Stéphanie Béreau  71

c) Éric Groulx  72

d) Michel Leclerc  72

e) Christian Gagnon  73

IV. les objections quant à la recevabilité des rapports et témoignages d’experts  73

A. Rapport et témoignage de Jacques Frenette  73

B. Rapport et témoignage de Claude Marche  74

V. la force probante à attribuer aux rapports et témoignages des exeprts  75

VI. les principes de droit applicables  76

A. Le principe de l’honneur de la Couronne  76

B. Les principes généraux de l’obligation de fiduciaire  78

C. L’obligation de fiduciaire relative au processus de création de réserves  80

VII. les questions en litiges  83

VIII. discussion et analyse  84

A. Les faits propres au présent dossier ont-ils donné naissance à une obligation légale ou de fiduciaire à la charge de l’intimée?  84

1. La LTRP et la compétence du Tribunal  84

2. Positions des parties  85

a) Position de la revendicatrice  85

b) Position de l’intimée  87

3. Le contexte législatif de la création des réserves  91

a) Avant la Confédération  91

b) Après la Confédération  94

4. La « réserve provisoire »  99

5. L’existence d’une obligation de fiduciaire exécutoire  104

a) Quant au processus de création de la réserve  104

i) L’intérêt autochtone identifiable  105

ii) L’exercice d’un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt autochtone identifiable et l’intention de la Couronne de créer une réserve à Opitciwan  106

b) Quant à la condition no. 7 du décret d’autorisation du barrage et l’engagement du gouvernement fédéral 115

B. L’intimé a-t-elle manqué à ses obligations légales et de fiduciaire envers les Atikamekw d’Opitciwan?  120

1. Eu égard au processus de création de la réserve  120

2. Eu égard à l’entente d’indemnisation  120

a) Avant l’Inondation de 1918  120

b) Après l’Inondation de 1918  124

c) La contamination de l’eau et les puits  127

C. Quelles sont les pertes susceptibles d’être compensées lors de la deuxième étape?  132

1. Le Tribunal a-t-il compétence à l’égard des pertes alléguées survenues sur le territoire environnant la parcelle de terre faisant l’objet du processus de création de la réserve d’Opitciwan?  132

a) Position de l’intimée  132

b) Position de la revendicatrice  135

c) Analyse  139

i) Quant au territoire  139

ii) Quant à la nature collective ou individuelle des biens  141

d) Conclusion sur la requête en radiation  145

2. Les manquements de la Couronne fédérale ont-ils occasionné des pertes à la revendicatrice?  146

a) Maisons sur la réserve provisoire  147

b) Mobilier ou matériel sur la réserve provisoire  148

c) Autre matériel se trouvant sur la réserve provisoire  149

d) Les camps et/ou misatokokiam et/ou maisons et mobilier situés sur le territoire environnant la réserve provisoire  149

e) Autres dommages et inconvénients reconnus  151

IX. dispositif  152


 

I.  la revendication

[1]  La revendication concerne l’inondation des terres de la réserve d’Opitciwan et du territoire environnant d’où les Atikamekw d’Opitciwan tiraient une partie de leurs moyens de subsistance à la suite de la mise en eau du réservoir Gouin en 1918 résultant de la construction du barrage La Loutre (aussi appelé le barrage Gouin) et les dommages et inconvénients subis par ceux-ci en raison de cet événement (« Inondation de 1918 ») (On retrouve notamment dans la documentation et les procédures les mots « Opitciwan », « Obiduan », « Obidjuan » et « Obedjiwan ». Ces mots font référence soit au même groupe à différentes époques, soit au territoire maintenant constitué en réserve qu’occupaient ou qu’occupent présentement les Atikamekw d’Opitciwan. Opitciwan est le nom en langue atikamekw. Dans la présente décision, sauf lors d’une citation, afin de faciliter la lecture, il sera référé au terme Opitciwan afin de décrire, selon le contexte, soit le groupe autochtone « Atikamekw d’Opitciwan », soit le territoire de la réserve).

[2]  Le 16 octobre 2008, la revendicatrice a déposé une revendication auprès du ministre fédéral des Affaires indiennes concernant l’Inondation de 1918. Dans une lettre datée du 30 septembre 2011, elle a été informée du refus du ministre de négocier le règlement de cette revendication particulière. Le 20 mars 2012, elle a déposé une Déclaration de revendication auprès du Tribunal des revendications particulières (« Tribunal »).

[3]  Au paragraphe 125 de sa Déclaration de revendication ré-amendée, la revendicatrice allègue que la Couronne fédérale a violé ou n’a pas exécuté ses obligations légales, statutaires et de fiduciaire suivantes :

a.   en n’exigeant pas du Québec, avant d’arpenter la future réserve en 1914, des précisions sur le niveau maximum d’élévation des eaux qu’allait entrainer l’ouvrage de retenue projeté par la CEC [la Commission des Eaux Courantes de Québec];

b.   en ne faisant pas de ces précisions et de l’atténuation des effets négatifs de l’ouvrage, une condition de son autorisation de l’emplacement et des plans de l’ouvrage;

c.   en ne prévenant pas les Atikamekw d’Opitciwan du danger d’inondation qui les guettait, et en n’arpentant pas la réserve projetée au-delà de la cote d’élévation maximum du réservoir;

d.   en laissant la réserve, après l’avoir arpentée, à la merci de l’élévation encore incertaine des eaux, au lieu de prendre des mesures pour la protéger;

e.  sachant que la réserve qu’elle venait d’arpenter et le territoire environnant allaient être inondés,

(i)  en ne prévenant pas les Atikamekw;

(ii)   en ne dressant pas, avant l’inondation, l’inventaire des maisons, des camps et de la propriété (« chattels ») que les Atikamekw d’Opitciwan possédaient dans la réserve et sur le territoire environnant;

(iii)   en négligeant ou refusant de sélectionner un autre emplacement pour la réserve « unless the Indians find that their hunting and fishing have been adversely affected by the raising of the waters »;

f.  une fois la réserve inondée,

(i)   en ne dépêchant pas sur les lieux un inspecteur pour prendre la mesure du désastre et consulter les Atikamekw sur la relocalisation de la réserve et sur la compensation intégrale de leurs dommages et inconvénients, et en ne s’interposant pas entre eux et la CEC sur ces questions;

(ii)   en acceptant, malgré l’invitation de la CEC à faire valoir son point de vue, que l’indemnisation des Atikamekw soit régie par un contrat abusif passé par la CEC et quelques Atikamekw avant même que l’inondation soit complète;

(iii)   en ne prenant aucune mesure concrète pour rescinder ce contrat, malgré la demande des Atikamekw, afin que la CEC compense intégralement les dommages et inconvénients des Atikamekw causés par ses « works and actions in connection with the construction of said dam »;

(iv)   en ne surveillant pas étroitement la prestation de la CEC, et en n’exigeant pas que le gouvernement du Québec y soit associé.

[4]  La revendicatrice allègue que les dommages et inconvénients subis par les Atikamekw d’Opitciwan en raison de la mise en eau du réservoir Gouin en 1918 et la montée consécutive des eaux, sont attribuables à la Couronne fédérale. Il en est de même de l’indemnisation tardive, incomplète et inadéquate de ces dommages et inconvénients. Selon elle, la responsabilité de la Couronne fédérale découle de la violation ou de l’inexécution par cette dernière d’obligations légales, statutaires et de fiduciaire.

[5]  L’intimée conteste et nie le bien-fondé de la revendication aux motifs :

  1. qu’il n’existe aucune obligation juridique opposable à la Couronne fédérale qui pourrait résulter des faits en l’espèce;

  2. qu’il n’existe aucune obligation juridique opposable à la Couronne fédérale de dédommager de quelque façon que ce soit la revendicatrice relativement aux faits énoncés dans la revendication.

[6]  De plus, l’intimée allègue que le barrage La Loutre (barrage Gouin), à l’origine de l’Inondation de 1918, est un projet entièrement créé, géré et maintenu par la province de Québec et que si le Tribunal concluait qu’une indemnité devait être versée à la revendicatrice, la province de Québec encourrait seule une responsabilité à cet égard.

[7]  La preuve dans la présente revendication a été présentée de façon commune avec les dossiers SCT-2005-11, SCT-2006-11 et SCT-2007-11. Le présent jugement ne concerne que le dossier de revendication SCT-2004-11. Les trois autres dossiers font l’objet de décisions distinctes du Tribunal et ils concernent ce qui suit :

  • SCT-2005-11 : le délai de création de la réserve d’Opitciwan et les dommages et inconvénients subis par les Atikamekw résultant de ce délai, lesquels comprennent la perte de revenus provenant de l’exploitation forestière et celle découlant de l’établissement sans droit d’occupation des commerçants non-autochtones dans la communauté.

  • SCT-2006-11 : la contenance de la réserve indienne d’Opitciwan à laquelle les Atikamekw d’Opitciwan avaient droit et qu’ils n’ont pas reçue, et les dommages et inconvénients subis par les Atikamekw d’Opitciwan en raison de ce fait.

  • SCT-2007-11 : l’inondation de la réserve d’Opitciwan à la suite des travaux de relèvement de la crête du barrage Gouin autorisés en 1941 et en 1955-56 et les dommages et inconvénients subis en raison de ces événements.

[8]  Par avis daté du 22 juin 2012, conformément au paragraphe 22(1) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP], le Tribunal a informé le Procureur général du Québec qu’il estime que la décision qu’il rendra dans le présent dossier ainsi que dans le dossier SCT-2007-11 pourra avoir des répercussions importantes sur les intérêts du Québec. Celui-ci n’a pas jugé opportun d’intervenir ou de participer au débat.

[9]  L’intimée a aussi présenté une demande en radiation dans le présent dossier. Elle demande la radiation du paragraphe 6 et des sous-paragraphes 121 d), 121 g), 121 k), 125 (1) e), 126 h), 126 i) et 126 j) de la Déclaration de revendication ré-amendée datée du 8 novembre 2012 au motif que cette partie du dossier est fondée sur des droits ancestraux de chasse et pêche revendiqués. Le Tribunal a décidé d’entendre la présentation de cette requête lors de l’audition au mérite.

[10]  L’intimée a également demandé au Tribunal de déclarer inadmissibles plusieurs parties du rapport de Jacques Frenette ainsi que le rapport de Claude Marche, tous deux experts appelés par la revendicatrice. Le Tribunal a permis le témoignage de ces derniers et pris l’objection sous réserve afin d’en disposer dans le jugement au mérite. 

[11]  À l’issue de 35 jours d’audiences, après analyse de la preuve et des arguments souscrits et pour les motifs décrits ci-après, je conclus ce qui suit :

  1. les objections de la Couronne fédérale quant à la recevabilité des rapports et témoignages des experts Frenette et Marche sont rejetées. Les motifs au soutien de cette décision eu égard à l’expert Marche sont exposés dans la décision 2016 TRPC 9 du dossier SCT-2007-11;

  2. il existe suffisamment de similitudes entre le processus de création des réserves en Colombie-Britannique et au Québec pour que l’on puisse qualifier Opitciwan de « réserve provisoire »;

  3. la Couronne fédérale détenait une obligation légale et de fiduciaire de s’assurer de la mise en œuvre du processus de création de la réserve d’Opitciwan;

  4. la Couronne fédérale n’a pas respecté à ces égards ses devoirs de loyauté, de communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et d’exercice de la prudence ordinaire dans l’intérêt des Atikamekw d’Opitciwan;

  5. en s’engageant à consulter les Atikamekw d’Opitciwan sur la proposition d’indemnisation soumise par la CEC à la suite de l’adoption de la condition no. 7 du décret fédéral autorisant les plans et la construction du barrage La Loutre, la Couronne fédérale a fait naître une obligation de fiduciaire ad hoc d’agir au mieux des intérêts pratiques importants des Atikamekw d’Opitciwan, dont notamment deprotéger leurs biens se trouvant sur un territoire affecté par le projet;

  6. le Tribunal n’a pas compétence pour se prononcer sur la déclaration de revendication de la revendicatrice quant aux dommages causés sur le territoire environnant la réserve provisoire, sauf en ce qui concerne les camps, matériel et mobiliers s’y trouvant;

  7. la Couronne provinciale est en partie responsable des dommages et inconvénients subis par les Atikamekw d’Opitciwan, mais ceux-ci sont aussi attribuables à la Couronne fédérale. La preuve n’est pas suffisante pour attribuer un pourcentage de responsabilité à chacune, ce qui devra se faire à la deuxième étape;

  8. l’indemnité à accorder aux pertes reconnues comme admissibles par le Tribunal fera l’objet de la deuxième étape.

[12]  Ma conclusion quant à l’obligation de fiduciaire repose sur les motifs suivants :

  1. l’ensemble législatif constitué 1) de l’Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada, 1850 (13-14 Vict), c 42 (« Loi de 1850 »), 2) de l’Acte pour mettre à part certaines étendues de terre pour l’usage de certaines tribus de sauvages dans le Bas-Canada, 1851 (14-15 Vict), c 106 (« Loi de 1851») et 3) du Décret 482 (« décret de 1853 »)approuvant une cédule datée du 8 juin 1853 (« Cédule »),considéré à la lumière du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict, c 3 Loi constitutionnelle de 1867 »),formait le cadre de l’obligation légale de la Couronne fédérale de créer des réserves;

  2. l’adoption du décret de 1853 découlant de la Loi de 1851 et approuvant la Cédule de 1853 répartissant les 230 000 acres de terres engendrait une obligation pour la Couronne de créer des réserves pour les bandes qui y étaient identifiées, car les superficies qui étaient mentionnées dans la Cédule avaient été « mises à part »et « affectées » à leur usage;

  3. cette obligation légale s’est concrétisée dans l’amorce du processus de création des réserves;

  4. en ce qui concerne la réserve d’Opitciwan, le processus de sa création s’est amorcé en 1853 avec l’identification dans la Cédule des Atikamekw comme bénéficiaires de certains acres aux fins de création de réserve, s’est précisé en 1908 avec la démarche du Chef Awashish et la réponse favorable du Département des Affaires indiennes (« DAI »), s’est cristallisé en 1914 avec l’arpentage de l’arpenteur White et s’est terminé avec la création de la réserve en janvier 1944 (voir la décision 2016 TRPC 7 dans le dossier SCT-2005-11 pour la date de la création de la réserve);

  5. ainsi : 1) au plus tard en 1914, les Atikamekw d’Opitciwan avaient un intérêt autochtone identifiable et reconnu sur les terres d’Opitciwan formant la réserve provisoire; et 2) la Couronne fédérale détenait un pouvoir discrétionnaire consistant à s’assurer que le processus de création de la réserve soit sécurisé;

  6. ces faits ont engendré une obligation de fiduciaire à la charge de la Couronne fédérale envers les Atikamekw d’Opitciwan. De plus, la preuve démontre que le DAI s’est constitué l’intermédiaire exclusif pour les Atikamekw d’Opitciwan auprès de la province de Québec à l’égard de terres faisant l’objet du processus de création de la réserve d’Opitciwan;

  7. également, en s’engageant à consulter les Atikamekw d’Opitciwan avant de donner son approbation à l’entente d’indemnisation soumise par la CEC eu égard à la condition no. 7 imposée par décret fédéral comme condition d’autorisation du barrage Gouin et, par la suite, en approuvant de fait cette entente et en exigeant de la CEC qu’elle exécute ses obligations, la Couronne fédérale a pris en charge la créance des Atikamekw contre la CEC. La Couronne se trouvait ainsi à administrer des éléments d’actifs collectifs de la collectivité et s’engageait à agir aux mieux des intérêts autochtones importants des Atikamekw d’Opitciwan;

  8. conformément à la jurisprudence de la Cour suprême du Canada (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79 aux para 86, 89, 94, 97, [2002] 4 RCS 245 [Wewaykum]), avant la date de création de la réserve d’Opitciwan, soit avant le 14 janvier 1944, l’existence de cette obligation de fiduciaire engageait la responsabilité de la Couronne fédérale aux devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information eu égard aux circonstances et d’exercice de prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires de l’obligation;

  9. étant dans un processus de création de réserve, les actes accomplis par la Couronne fédérale relativement aux terres occupées par les Atikamekw d’Opitciwan dans la « réserve provisoire » étaient régis par les rapports fiduciaires entre ceux-ci et la Couronne.

[13]  La preuve établit que la Couronne a manqué à ces devoirs.

II.  la scission de la revendication

[14]  Dès le début des procédures, les parties ont demandé qu’une ordonnance soit rendue afin de scinder les quatre revendications en deux étapes. Une ordonnance de scission rectifiée a été rendue dans chaque dossier le 20 mars 2013 par le juge Geoffroy, lequel a entériné un projet d’ordonnance soumis conjointement par les parties, qui prévoit notamment ce qui suit :

[1]   Conformément à l’ordonnance du 2 octobre 2012 du Président du Tribunal concernant les revendications SCT-2004-11, SCT-2005-11, SCT-2006-11 et SCT-2007-11 et sous réserve de la présente ordonnance, ces revendications pourront faire l’objet d’une seule enquête et audition qui cependant aura lieu en deux (2) étapes distinctes portant :

  pour la première, sur le bien-fondé de chaque revendication, ce qui inclut la détermination de l’existence, ou non, de pertes subies par la revendicatrice susceptibles d’être compensées dans le cadre de la revendication où ces pertes sont alléguées ; et

  pour la deuxième, le cas échéant, sur la détermination du montant des indemnités (pertes).

[2]  À la première étape, le Tribunal procèdera à une seule enquête et audition, mais rendra une décision pour chacune des revendications.

[3]  Malgré ce qui précède, dès la première étape le Tribunal :

  permettra la présentation de certains éléments de preuve concernant l’indemnité, à être versés et transposés au besoin à la deuxième étape selon les modalités qu’il déterminera, pour éviter notamment de faire témoigner deux fois la même personne ;

• se prononcera sur toute demande de l’intimée en rejet total ou partiel d’une revendication, au motif notamment que cette revendication vise des dommages de nature personnelle et individuelle (inadmissibles selon l’intimée mais admissibles selon la revendicatrice), ou encore qu’elle est fondée sur des droits ou titres ancestraux ou invoque de tels droits ou titres ;

• pourra toutefois, à la demande d’une partie, refuser de se prononcer sur toute question qu’il juge prématuré ou inopportun de trancher lors de cette première étape, incluant celle à savoir si les pertes subies par la revendicatrice doivent être compensées par la Couronne fédérale.

[…]

[5]  À la deuxième étape, le cas échéant, le Tribunal déterminera le montant de l’indemnité à accorder à la revendicatrice pour chaque revendication jugée bien fondée.

[6]   Le Tribunal fixera une conférence de gestion d’instance en vue de l’enquête et audition de la deuxième étape, au cours de laquelle les parties discuteront de questions relatives au montant de l’indemnité, dont la nécessité d’une preuve par expert et le temps de préparation requis par les parties, et de la possibilité d’une médiation. […]

[15]  Durant les plaidoiries de l’intimée et avec l’autorisation du Tribunal, la revendicatrice a déposé, le 6 mai 2015, une demande écrite dans laquelle elle demande au Tribunal de ne pas se prononcer lors de la première étape sur la question de savoir si les pertes qu’elle a subies sont entièrement ou partiellement de la responsabilité de la Couronne fédérale, ou si elles sont, partiellement ou entièrement, de la responsabilité d’un tiers au sens de l’alinéa 20(1)i) de la LTRP (la « demande du 6 mai 2015 »). Celle-ci a été présentée dans les quatre dossiers (SCT-2004-11, SCT-2005-11, SCT-2006-11 et SCT-2007-11).

[16]  Cette demande est rejetée, car elle a été faite tardivement et qu’elle ne concorde pas avec la preuve soumise.

III.  la preuve

A.  Introduction

[17]  Les faits pertinents s’étalent sur une longue période de plusieurs décennies.

[18]  La preuve documentaire compte 421 documents produits conjointement par les parties, et plus d’une cinquantaine d’autres ont été produits lors du témoignage des différents témoins.

[19]  La revendicatrice a présenté une preuve de l’histoire orale et appelé cinq témoins à cette fin. Elle a aussi fait entendre deux témoins experts, un sur l’histoire des Atikamekw d’Opitciwan et l’autre sur les questions relatives à la superficie de la réserve d’Opitciwan à la suite de l’inondation causée par le barrage. L’intimée a appelé quatre témoins experts, deux en histoire et deux sur les questions reliées au barrage et à la superficie de la réserve.

[20]  Cela dit, la description des faits qui suit ne saurait être exhaustive à moins d’y consacrer un nombre inconsidéré de paragraphes. Elle a pour objectif premier de brosser un tableau général des faits pertinents, quitte à entrer ultérieurement dans plus de détails lors de l’analyse de volets particuliers du dossier.

B.  Les Atikamekw d’Opitciwan

[21]  La réserve indienne d’Opitciwan se trouve dans la province de Québec en Haute-Mauricie, au sein du territoire traditionnel des Atikamekw (lequel fait l’objet d’une revendication globale par les Atikamekw), correspondant au territoire baigné par le bassin hydrographique de la rivière St-Maurice en amont de la ville de La Tuque.

[22]  À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les Atikamekw, connus alors sous le nom de Têtes-de-boule, formaient un groupe homogène (afin d’éviter la confusion, je ferai référence dans le texte aux « Atikamekw » plutôt qu’aux « Têtes-de-boule »). Certains chercheurs ont qualifié ce groupe de « nation » (Jacques Frenette, Les Atikamekw d’Opitciwan (1880-1950), Bilan de la littérature scientifique, avril 2013, Pièce P-3 aux pp 47–52).

[23]  Selon la littérature, le territoire traditionnel des Atikamekw était bien circonscrit. Dans son rapport, l’expert Frenette en donne la description suivante :

À l’ouest, il commençait à la rivière Mégiscane, où les Atikamekw rencontraient les Algonquins, pour se prolonger, vers l’est, jusqu’à la rivière Trenche, où les Atikamekw côtoyaient les Montagnais. Au nord, le territoire des Atikamekw partait de la hauteur des terres, qu’il débordait parfois et où vivaient les Cris, pour s’étirer, vers le sud, jusqu’à une distance d’environ 240 kilomètres, cette frontière méridionale ne cessant de reculer devant les trappeurs eurocanadiens. [Pièce P-3, aux pp 52–53]

[24]  Les Atikamekw comprenaient quatre groupes : Wemotaci, Coucoucache, Manawan et Kikendatch (maintenant connus sous le nom d’Atikamekw d’Opitciwan).

[25]  Des quatre groupes, celui d’Opitciwan était le plus peuplé. Les Atikamekw le composant étaient dépendants de l’économie de traite et des ressources du territoire traditionnel (gibier, poisson, végétaux) pour se nourrir et gagner leur vie. En période de disette, ils bénéficiaient de « secours directs » payés à même les sommes affectées en vertu de l’article II de la Loi de 1851.

[26]  L’organisation sociale des Atikamekw d’Opitciwan reposait sur la famille nucléaire : deux parents et trois à quatre enfants en moyenne auxquels pouvaient s’ajouter des parents des conjoints.

[27]  Le mode d’occupation et d’utilisation du territoire traditionnel était basé sur le système des territoires de chasse familiaux.

[28]  Chez les Atikamekw d’Opitciwan, comme chez les Atikamekw en général, les individus et les familles se réunissaient quelques semaines ou quelques mois durant l’été à l’endroit où se trouvait un établissement commercial, normalement un comptoir de la Compagnie de la Baie d’Hudson (« CBH »). Cette association de familles à un même établissement commercial définissait une « bande de poste de traite ». Les Atikamekw d’Opitciwan y rencontraient marchands de fourrures et missionnaires; ils y retrouvaient parents et amis; ils y célébraient baptêmes et mariages et se livraient à d’autres activités. Un chef parlait au nom de tous; il était l’intermédiaire privilégié de la bande auprès des marchands et des missionnaires.

[29]  Thomas Awashish fut le premier chef élu des Atikamekw d’Opitciwan en 1886.

[30]  Les Atikamekw d’Opitciwan fréquentèrent de façon alternative, au gré de leur fermeture et de leur réouverture, les postes de traite de la CBH. Ainsi, ils fréquentèrent le premier poste d’Opitciwan de 1827 à 1840, le premier poste de Kikendatch de 1840 à 1884, le second poste à Kikendatch de 1884 à 1912 et le second poste à Opitciwan de 1912 à 1925, et le troisième poste à Opitciwan de 1925 à 1950. Ils s’identifièrent ou on les identifia à ces établissements commerciaux. La réserve indienne d’Opitciwan finit par être créée sur le site du poste de traite d’Opitciwan.

[31]  Kikendatch se situait à une vingtaine de kilomètres en amont de l’actuel barrage Gouin. À partir de 1912, les Atikamekw de Kikendatch (maintenant les Atikamekw d’Opitciwan) déménagèrent graduellement à Opitciwan, endroit où, au plus tard à la fin de l’été 1912, la CBH y installa son comptoir.

[32]  Ils entretenaient également des relations avec les missionnaires qui commencèrent à visiter la Haute-Mauricie en 1837, construisirent une chapelle à Kikendatch en 1898 et une autre à Opitciwan en 1916.

[33]  Des trappeurs eurocanadiens ont été dénombrés sur le territoire utilisé par les Atikamekw d’Opitciwan dès 1870. Ils s’intensifièrent en nombre en 1930. La coupe de bois par les concessions forestières ne débuta que vers les années 1940.

C.  Historique de la création de la réserve d’Opitciwan

1.  La création de réserves pour le bénéfice des Atikamekw du St-Maurice

a)  Les Lois de 1850 et de 1851 et le décret de 1853

[34]  Le 10 août 1850, l’Assemblée législative du Canada-Uni adopte la Loi de 1850. Cette Loi vise à prévenir les empiétements qui pourraient se commettre et les dommages qui pourraient être causés sur les terres appropriées pour l’usage des diverses tribus dans le Bas-Canada, ainsi que pour défendre leurs droits et privilèges. 

[35]  Le 30 août 1851, l’Assemblée législative du Canada-Uni adopte la Loi de 1851, laquelle prévoit que des étendues de terres n’excédant pas 230 000 acres pourront être mises à part en vertu de décrets et appropriées pour l’usage de « certaines tribus sauvages » du Bas-Canada (la Loi de 1851 réfère à des ordres en conseil, terme remplacé dans la présente décision par « décret »).

[36]  Le 9 août 1853, le Décret 482 (« décret de 1853 ») découlant de la Loi de 1851 est adopté. Celui-ci approuve une cédule datée du 8 juin 1853 (« Cédule ») qui répartit les 230 000 acres de terres et prévoit la création de onze réserves, de même que l’emplacement, la superficie des réserves ainsi que leurs bénéficiaires. Une superficie totale de 59 750 acres sur les 230 000 acres est octroyée à deux groupes d’Atikamekw. (Le décret de 1853 indique un total de 230 000 acres, mais l’addition des superficies annoncées donne un total de 229 000 acres.) (Pièce D-4, à la p 31).

[37]  Je reviendrai plus en détail sur le contexte législatif lors de l’analyse du devoir de fiduciaire.

b)  Les réserves de Maniwaki et de La Tuque

[38]  La Cédule prévoit notamment la création d’une réserve d’une superficie de 45 750 acres à Maniwaki, au bénéfice des Atikamekw, des Algonquins et des Nipissingues, soit les tribus chassant sur le territoire situé entre les rivières St-Maurice et Gatineau et résidant principalement dans la mission du lac des Deux-Montagnes (Cahier conjoint de preuve documentaire (« CCPD »), à l’onglet 31 : Appendice no 21, Rapport des Commissaires spéciaux nommés le 8 de septembre, 1856, pour s’enquérir des affaires des sauvages en Canada). Elle prévoit également une réserve d’une superficie de 14 000 acres située à La Tuque au bénéfice des Atikamekw, des Algonquins et des Abénaquis de Bécancour. (Le décret de 1853 indique 14 000 acres. Cependant, la correspondance entre Sinclair, haut fonctionnaire du DAI, et son sous-ministre, indique que la valeur de 14 000 acres est une erreur et qu’il faut en réalité lire 16 000 acres. Cette valeur de 16 000 acres devient la distribution effective des terres. Voir la Pièce D-4, à la p 35).

[39]  Or, les Atikamekw n’ont pas habité les réserves de Maniwaki et de La Tuque.

[40]  La réserve de Maniwaki était trop éloignée des territoires de chasse des Atikamekw et ces derniers n’étaient pas les bienvenus au sein de celle-ci, puisque les autres tribus, notamment les Algonquins, étaient d’avis que les Atikamekw n’avaient aucun droit dans ce qu’ils considéraient être leur territoire.

[41]  La réserve de La Tuque ne fut quant à elle jamais créée. La cohabitation des Abénaquis et des Atikamekw dans la même réserve n’était souhaitée ni par les uns ni par les autres.

[42]  Le 1er mars 1882, invité par le DAI à lui fournir des informations quant à la préférence des Indiens du St-Maurice, le R.P. Guéguen, missionnaire chez les Indiens du St-Maurice de Wemotaci, écrit :

But in regard to the number of families of St Maurice Indians wishing to locate themselves at La Tuque I think I told you that I do not know of any of the upper St Maurice Indians wishing to locate themselves in that place. They want a little to locate themselves there that they want to give up altogether that Reserve at La Tuque and ask in return the new Reserve requested at Coucoucache and Weymontaching. [CCPD, à l’onglet 39]

[43]  Dans une lettre datée du 28 décembre 1882, le R.P. Guéguen, en réponse à une lettre du surintendant général du DAI, lui dit avoir appris l’été précédent, qu’aucun d’entre eux ne souhaitait une réserve à La Tuque. Il termine en disant que « if Abenakis of St Francis have a Reserve on the St Maurice anywhere at all, that will be to create great disturbance » (CCPD, à l’onglet 41).

c)  Les réserves de Wemotaci et de Coucoucache

[44]  Au début des années 1880, devant cette situation, l’administration des affaires indiennes commence à considérer des solutions de remplacement et requiert l’obtention de renseignements au sujet du nombre d’individus et de familles atikamekw et de l’endroit pour localiser leurs réserves.

[45]  Le 6 décembre 1881, le DAI indique au R.P. Guéguen avoir reçu un document signé par quatre chefs au nom de tous les Indiens du St-Maurice à Wemotaci, Coucoucache et Kikendatch qui souhaitent que leur réserves soient localisées à Wemotaci et à Coucoucache. Tenant à satisfaire les Indiens à cet égard, le DAI presse le R.P. Guéguen de lui indiquer le nombre de familles indiennes qui désirent s’installer à chaque endroit où des réserves sont projetées (La Tuque, Wemotaci et Coucoucache), afin de pouvoir continuer les discussions auprès du Département des terres de la Couronne du Québec (CCPD, à l’onglet 37).

[46]  Le 1er mars 1882, le R.P. Guéguen, invité par le DAI à fournir des informations quant à la préférence des Atikamekw du Haut St-Maurice, informe le surintendant du DAI que ceux-ci préfèreraient s’installer sur les sites de Coucoucache et de Wemotaci (CCPD, à l’onglet 39).

[47]  Le 28 avril 1882, le surintendant du DAI indique à l’assistant-commissaire Taché du Département des terres de la Couronne du Québec le nombre d’Indiens résidant sur le territoire du St-Maurice ainsi qu’à Bécancour et St-François. Il demande que des instructions soient données à l’arpenteur Bignell pour arpenter les réserves de Coucoucache et de Wemotaci en fonction du nombre d’individus, ce que Bignell pourra vérifier sur place (CCPD, à l’onglet 40).

[48]  Le 8 juillet 1885, Reynolds, représentant de la CBH à Coucoucache, écrit au commissionnaire en chef de la CBH pour l’informer de l’emplacement de la population Atikamekw. Il dénombre 5 familles à Coucoucache, 8 à Wemotaci, 15 à Manawan et 30 à Kikendatch (CCPD, à l’onglet 43).

[49]  En 1886, de nouvelles actions sont entreprises par le DAI pour établir le nombre d’individus chez les Atikamekw. Il y aura dénombrement deux ans plus tard lors d’une mission du R.P. Guéguen à Wemotaci, laquelle rassemblait les Atikamekw des quatre groupes concernés, soit Wemotaci, Coucoucache, Manawan et Kikendatch.

[50]  En décembre 1892, Sinclair, haut fonctionnaire du DAI, fait rapport et donne ses recommandations à son sous-ministre au sujet de la distribution des terres attribuées aux Indiens du St-Maurice. Il relate que selon le décret de 1853, une réserve de 16 000 acres devait être créée à La Tuque pour les Atikamekw, les Algonquins et les Abénaquis de Bécancour. Il indique que depuis 1878, le DAI a fait des efforts continuels pour délimiter des terres pour ces Indiens afin de prévenir les empiétements mais qu’il a été difficile de localiser des terres à des endroits satisfaisants pour eux. Il explique que tant les Atikamekw que les Abénaquis s’opposent à La Tuque, les premiers en raison de la distance les séparant de leurs terrains de chasse, les seconds en raison de la pauvreté des sols à La Tuque et de son éloignement des centres de civilisation. Selon Sinclair, le DAI doit prendre l’initiative de localiser des réserves pour ces Indiens.

[51]  Sinclair note également que le dernier recensement établissait la population des Indiens concernés à 844 individus, soit 378 Abénaquis de St-François, 62 de Bécancour, 261 Atikamekw et Algonquins, division de recensement Champlain, 123 provenant du territoire non organisé et 20 à Coucoucache. Selon lui, avant de procéder à l’arpentage des réserves de Wemotaci et de Coucoucache, l’arpenteur devrait consulter les Indiens pour s’assurer qu’ils sont satisfaits des terres qu’on leur octroie. II ajoute en terminant :

The area of land appropriated for the joint use of all those Indians is 16,000 acres, which would give approximately 19 acres to each, probably 75 acres to a family of 4, and a distribution proportionate to the numbers would give the following areas to be included in each of the three Reserves, namely:

Weymontachingue---------------------------------------------7,396    acres

Coucoucache------------------------------------------------------380      "

For the Abenakis-----------------------------------------------8,360    "

[CCPD, à l’onglet 55 : La note des archives indique que la lettre serait datée du 26 décembre 1888, mais il est impossible que ce soit 1888 car on y mentionne un événement qui a eu lieu en 1889. La revendicatrice soumet que la lettre aurait probablement été écrite au mois de décembre 1892, ce qui est plausible à la lumière de la correspondance]

[52]  Le 22 août 1894, l’assistant-commissaire Taché du Département des terres de la Couronne du Québec donne à l’arpenteur Duberger le mandat de délimiter une réserve de 380 acres à Coucoucache et une autre de 7396 acres à Wemotaci. Il indique que la superficie renfermée dans les limites de la réserve sera égale à la superficie (7396 acres) du terrain réservé pour les Indiens plus celle du terrain occupé par la CBH (CCPD, à l’onglet 70).

[53]  Les réserves de Wemotaci et celle de Coucoucache sont créées au mois d’août 1895.

d)  La réserve de Manawan

[54]  En août 1893, soit deux ans avant que ne soit complété le processus menant à la création des réserves de Wemotaci et de Coucoucache, alors que le DAI avait tenu compte des individus de Manawan dans le calcul de la superficie de la réserve de Wemotaci, une demande est adressée au DAI par le Chef Louis Nawashish de Manawan afin d’obtenir une réserve à Manawan près des territoires traditionnels de chasse de sa bande (CCPD, à l’onglet 58).

[55]  Le DAI répond ne pas avoir de terres à l’endroit désiré et invite les Atikamekw de Manawan à se rendre à la réserve de Maniwaki (CCPD, à l’onglet 58; Pièce D-4, aux pp 36–37).

[56]  Malgré tout, le chef poursuit ses démarches et le DAI prend action à cette fin.

[57]  Le 28 juin 1898, MacRae, inspecteur du DAI, écrit à ses supérieurs pour faire part de sa visite à Manawan. Il rapporte que les Indiens de Manawan n’appartiennent pas à la bande Rivière Désert à qui a notamment été affectée la réserve de Maniwaki, mais plutôt à la bande des Atikamekw du St-Maurice. Il dénombre 74 individus au site de Manawan (CCPD, à l’onglet 83).

[58]  Après les interventions du DAI auprès du Québec, une réserve est créée à Manawan en 1906 avec une superficie provenant des superficies restantes qui étaient prévues dans la Loi de 1851. 

2.  La demande pour une réserve à Kikendatch ou au nord de Kikendatch

[59]  Le 24 juillet 1908, le Chef Gabriel Awashish de Kikendatch entreprend au nom de sa bande une démarche auprès du DAI pour obtenir une réserve :

I take the liberty of writing to you with regard to the establishment of an Indian reservation at Kickendach. I regret that I have not asked for this sooner.

There is a reservation at Weymontachingue, at Manuan and at Coocoocache, and we would like one for our own people near the Hudson’s Bay Company’s post at Kickendach. We would be satisfied to have the reservation at Kickendach or up to any point not over forty miles NORTH, but not east, west, or south of Kickendach.

Trusting that the government will give our request their favorable consideration. [Soulignement dans l’original; CCPD, à l’onglet 97]

[60]  Dans une lettre datée du 22 août 1908, le sous-surintendant adjoint du DAI, McLean, demande au Chef Awashish de l’informer dès que possible du nombre d’individus composant la bande et des noms des chefs de famille. Il termine en disant : « On the receipt of this information an effort will be made to have a reserve laid out for you » (soulignement ajouté; CCPD, à l’onglet 98).

[61]  Le DAI reconnaît ainsi que les Atikamekw de Kikendatch forment un groupe distinct des autres bandes atikamekw et s’engage à faire un effort pour satisfaire leur demande de réserve distincte.

[62]  Le 1er août 1909, le Chef Awashish transmet au DAI une liste des individus faisant partie de la bande des Atikamekw de Kikendatch (CCPD, à l’onglet 103).

[63]  Le 10 septembre 1909, tenant compte d’un recensement de 151 personnes, le sous-surintendant Pedley du DAI écrit au sous-ministre Taché du ministère des Terres et Forêts du Québec (« MTFQ ») afin de savoir si la province est disposée à accorder une superficie d’environ 5120 acres à Kikendatch ou à moins de 40 milles vers le nord (CCPD, à l’onglet 104).

[64]  En réponse à cette lettre, le 5 octobre 1909, le sous-ministre Taché avise McLean du DAI que la superficie demandée de 5120 acres dépasse la quantité de 581 acres qu’il reste à distribuer sur les 230 000 acres à être octroyés aux Indiens du Bas-Canada dans la Loi de 1851 (CCPD, à l’onglet 105).

[65]  Le 8 décembre 1909, McLean propose au sous-ministre Taché l’achat d’un terrain d’une superficie de 3000 acres à une faible distance au nord de Kikendatch, et demande si le MTFQ serait intéressé à un tel achat et à quel prix (CCPD, à l’onglet 107).

[66]  Le 16 mars 1910, le sous-ministre Taché répond que selon des informations obtenues d’un arpenteur provincial, les Atikamekw de Wemotaci et de Coucoucache désirent céder leurs réserves afin d’en obtenir une plus au nord. Taché indique que le MTFQ serait alors disposé à agréer à un tel échange, les terres de remplacement pouvant être situées à Kikendatch ou plus au nord sur le St-Maurice (CCPD, à l’onglet 109). Le DAI ne demandera l’avis des Atikamekw de Wemotaci et Coucoucache à cet égard que le 27 septembre 1912 (CCPD, à l’onglet 113).

3.  La démarche pour une réserve à Opitciwan

[67]  Vers l’été 1912, la CBH ferme son comptoir à Kikendatch pour en ouvrir un nouveau au lac Opitciwan. Dans un mémo interne datant du 7 mai 1912, l’inspecteur Parker du DAI écrit qu’une majorité des Indiens de Kikendatch sont favorables à ce déménagement puisque le nouveau poste sera situé plus près de leurs territoires traditionnels de chasse et de trappe (CCPD, à l’onglet 110). La même année, les Atikamekw commencent à quitter Kikendatch pour s’installer sur la rive nord du lac Opitciwan.

[68]  Le 22 août 1912, le gérant de district Wilson de la CBH écrit au DAI au nom du Chef Awashish qui veut savoir où en sont les démarches pour créer une réserve à Opitciwan (CCPD, à l’onglet 113).

[69]  Le 12 septembre 1912, Wilson transmet, à la demande de McLean, une liste de 26 chefs de famille qui résident maintenant à Opitciwan. Il suggère une allocation minimale de terres de pas moins de 60 acres par famille, à l’exception de celle du Chef Awashish pour laquelle il propose une allocation de 75 acres (CCPD, à l’onglet 111). On déduit d’un autre document  au dossier qu’à cette date, Wilson n’avait pas encore séjourné à Opitciwan (CCPD, à l’onglet 114).

[70]  Dans un mémo interne du 5 octobre 1912, l’inspecteur forestier Chitty du DAI mentionne notamment que selon le Père Guinard, missionnaire des Indiens de Kikendatch, environ 40 familles qui habitent à Kikendatch désirent déménager et obtenir une réserve sur la rive nord du lac Opitciwan à environ 1200 pieds du comptoir de la CBH (CCPD, à l’onglet 113).

[71]  Le 7 octobre 1912, Wilson écrit deux lettres à McLean du DAI. Dans l’une, il l’informe que les Atikamekw de Wemotaci ne désirent pas déménager à Kikendatch ou plus au nord. Il appert de la lettre que l’idée d’un déménagement provenait non pas des Atikamekw, mais du Père Guinard qui trouvait néfaste le fait que la réserve de Wemotaci soit située à proximité de la voie ferrée (CCPD, à l’onglet 115).

[72]  Dans l’autre lettre, Wilson avise McLean avoir visité le poste d’Opitciwan depuis sa dernière lettre et l’informe que plusieurs Indiens désirent s’établir à cet endroit. Il joint une deuxième liste de noms représentant 31 familles qui souhaitent s’y établir, et indique que chacune d’elle a besoin de 60 acres, plus une portion d’acres à des fins communes (CCPD, à l’onglet 114).

[73]  Le 15 octobre 1912, l’assistant-secrétaire Stewart du DAI informe le sous-ministre du MTFQ de la fausse rumeur quant au déménagement possible des Atikamekw de Wemotaci et de Coucoucache et du fait que de nombreuses familles atikamekw de Kikendatch souhaitent s’établir à Opitciwan. Il réitère la demande du DAI visant à obtenir une superficie de 3000 acres pour la création d’une réserve à Opitciwan (CCPD, à l’onglet 116).

[74]  Le 19 octobre 1912, Girard, directeur des arpentages du MTFQ, demande au ministre s’il consent à accorder une étendue de 3000 acres pour une réserve à Opitciwan et, si oui, s’il sera nécessaire d’autoriser par un acte de la législature la concession des 2419 acres représentant la différence entre les 3000 acres demandés et les 581 acres non utilisés à même la superficie déjà établie par la Loi de 1851, ou si un décret suffira (CCPD, à l’onglet 117).

[75]  Le 22 octobre 1912, Stewart du DAI écrit à Wilson, en réponse à sa lettre du 7 octobre 1912. Il lui mentionne qu’un effort sera fait pour obtenir une réserve contenant approximativement 3000 acres pour les Atikamekw désireux de s’installer à Opitciwan (CCPD, à l’onglet 118).

4.  La réponse du Québec à la démarche de création d’une réserve à Opitciwan

[76]  Le 4 novembre 1912, le sous-ministre Dechêne du MTFQ répond à la lettre du 15 octobre 1912 de Stewart du DAI. Il l’avise qu’il ne peut considérer pour le moment la demande du DAI puisque le gouvernement du Québec étudie la possibilité de construire un barrage à l’embouchure du lac Opitciwan qu’il compte utiliser pour l’emmagasinement des eaux (CCPD, à l’onglet 119).

[77]  Le 23 novembre 1912, McLean du DAI prend note de la position du gouvernement du Québec quant à la création d’une réserve à Opitciwan, et termine sa lettre en disant :

I shall be obliged if you will be good enough to note the application for consideration at a future convenient date. [CCPD, à l’onglet 122]

D.  Le projet de barrage et l’autorisation de celui-ci par le gouvernement fédéral

[78]  Quelques années plus tôt, le 4 juin 1910, la Loi autorisant l’organisation d’une commission chargée de proposer des règles pour fixer le régime des eaux courantes, LQ 1910, c 5 (« LCEC ») est sanctionnée. Cette Loi crée la Commission du régime des eaux courantes de Québec (aussi connue sous le nom de la Commission des Eaux Courantes (« CEC »)) et en octroie la responsabilité au ministre des Terres et Forêts du Québec.

[79]  Le premier rapport annuel de la CEC daté du 14 novembre 1912 rapporte l’intention de celle-ci de construire un barrage sur la rivière St-Maurice, et évalue à 1324 pieds l’élévation atteinte par la nappe d’eau du barrage à pleine capacité. Une carte est jointe indiquant l’étendue de la nappe d’eau constituée par le barrage-réservoir prévu. Il y est également indiqué que des niveaux sommaires ont été pris, que les emplacements possibles du barrage ont été notés et qu’on a relevé la ligne des hautes eaux au moyen d’échelles d’étiage à divers endroits, dont Opitciwan. On définit la surface d’eau qui sera affectée par l’établissement du barrage (CCPD, à l’onglet 120).

[80]  On lit également que le vieux poste de la CBH à Kikendatch et le comptoir actuel à Opitciwan sont « au-dessus de la ligne des eaux ». La CEC estime à 1000 $ la valeur de cinq vieux bâtiments de la CBH à Kikendatch qui seront affectés par l’inondation, à 800 $ le vieux comptoir à Opitciwan et à 2000 $ le nouveau magasin à Opitciwan. Elle indique que celui-ci pourrait être transporté de quelques centaines de pieds en arrière, comme indiqué sur la carte, ou qu’un nouvel emplacement pourrait être choisi. Elle évalue donc à environ 1000 $ les dommages réels qui seraient causés à la CBH. Aucune mention n’est faite de l’existence des Atikamekw.

[81]  La LCEC est amendée en décembre 1912 afin de permettre au gouvernement provincial d’autoriser la CEC à établir des barrages-réservoirs sur la rivière St-Maurice pour en régulariser le débit, « le tout sujet […] à la juridiction légale du parlement du Canada, en ce qui concerne les rivières navigables ».

[82]  Le 17 avril 1913, Wilson de la CBH explique à McLean du DAI que les Atikamekw  d’Opitciwan l’ont prié de communiquer avec le DAI concernant la création de la réserve avant qu’ils ne commencent à construire et à semer, ce qu’ils ont l’intention de faire l’été suivant (CCPD, à l’onglet 127).

[83]  Quelques semaines plus tard, le 2 mai 1913, Stewart du DAI répond à Wilson que le gouvernement du Québec envisage la construction d’un barrage à l’embouchure du lac Opitciwan, et qu’une réserve sur les rives du lac ne peut donc pas être considérée pour le moment. Il ajoute que « [t]he attention of the Provincial Government has again been brought to the matter » (CCPD, à l’onglet 128).

[84]  Malgré tout, le 8 juillet 1913, le sous-ministre Dechêne du MTFQ écrit au secrétaire adjoint Stewart du DAI qu’il n’a pas les renseignements nécessaires pour permettre au MTFQ de prendre une décision sur la question des terrains demandés pour une réserve à Opitciwan  (CCPD, à l’onglet 129).

[85]  Le temps passe et dans son rapport annuel du 31 mars 1914, le DAI indique que la bande de Kikendatch a une population de 168 personnes, la bande de Coucoucache de 19 personnes et la bande de Wemotaci de 79 personnes (CCPD, à l’onglet 134).

[86]  Le 7 mai 1914, le Père Guinard est autorisé par l’évêque d’Haileybury à ériger une chapelle et une sacristie à Opitciwan et d’y choisir l’emplacement du cimetière (CCPD, à l’onglet 136).

[87]  Puis, une délégation d’Atikamekw se rend à Ottawa afin de réitérer la demande de la bande pour l’obtention d’une réserve à Opitciwan (CCPD, à l’onglet 147).

[88]  Le 4 novembre 1914, dans son décret no. P.C. 1432, le gouverneur en conseil autorise les plans et la construction du barrage La Loutre à la condition que la CEC se tienne responsable de tous les dommages causés par ses travaux ou actions en rapport avec ce barrage : « That the Commission [CEC], or its successors or assigns, shall assume all responsibility for any damage whatsoever, which may be caused by the Commission’s works or actions in connection with the construction of the said dam » (« la condition no. 7 ») (CCPD, à l’onglet 145). 

E.  L’arpentage de W. R. White en 1914

[89]  Peu de temps avant, du 28 août au 6 septembre 1914, l’arpenteur du DAI, W.R. White, à la suite d’instructions verbales du surintendant Duncan C. Scott du DAI, est dépêché à Opitciwan pour arpenter le lieu occupé et désiré par les Atikamekw aux fins d’établissement de la réserve (CCPD, à l’onglet 146). 

[90]  Quelques mois plus tard, le 5 décembre 1914, White fait rapport à McLean du DAI relativement à la sélection et à l’arpentage des terres et explique les difficultés occasionnées par le mauvais temps et par l’expédition tardive de ses instruments (CCPD, à l’onglet 146).

[91]  Le rapport de White mentionne que la réserve est située du côté nord du lac Opitciwan et qu’elle contient 2247 acres sur la terre ferme plus 43 acres sur l’île Big Obiduan que les Indiens ont demandée en raison du bois qui s’y trouve et de son immunité relative aux feux de forêt. Il précise que la superficie totale arpentée est de 2290 acres. Se référant à une liste des familles qui a été confectionnée par le Chef Awashish et traduite par le commis Webster de la CBH, qu’il joint en annexe, White indique qu’il se trouve à Opitciwan 163 membres résidents de cette bande. Enfin, sous sa signature se trouve une mention écrite à la main suivie de son paraphe, qui se lit comme suit : « The Indians were advised at the time of the survey that they should build their houses on high land as I had heard that the water might be raised as much as twelve feet ».

[92]  Quelques jours plus tard, le 10 décembre 1914, McLean écrit au sous-ministre Dechêne du MTFQ. Il explique : « [...] I beg to say that in response to the urgent request of the Chief and principal members of the Band of Indians settled at Obiduan Lake, Quebec, who sent a deputation here, a surveyor was sent from this Department to select and survey a suitable reserve for that band ». Après lui avoir expliqué le travail effectué par White et les difficultés rencontrées, il ajoute : « It is urgently requested that your Government be good enough to have these lands granted as an Indian Reserve and transferred to the Crown, as represented by the Superintendent General of Indian Affairs, to be held in trust for these Indians ». Enfin, il mentionne qu’une copie certifiée du plan d’arpentage original de White est acheminée au MTFQ sous pli séparé (CCPD, à l’onglet 147).

[93]  Le 28 décembre 1914, le sous-ministre Dechêne du MTFQ lui répond et réitère qu’il ne peut pas encore agréer positivement à la demande de terrains pour une réserve à Opitciwan, en raison de la grande probabilité que tout le territoire entourant le lac soit inondé une fois le barrage construit. Il indique également qu’il ne reste que 581 acres à distribuer aux bandes indiennes et que le MTFQ n’est pas disposé à en octroyer davantage dans les limites de la province telles qu’elles étaient avant l’annexion de l’Ungava (CCPD, à l’onglet 149).

[94]   Cependant, ajoute-t-il, si la suggestion du 16 mars 1910 de son prédécesseur relativement à la cession des réserves de Wemotaci et de Coucoucache en échange de la création de deux réserves de superficie équivalente est acceptable au DAI, il serait prêt à fournir les 581 acres qui sont encore disponibles pour compléter.

[95]  Enfin, il termine sa lettre en faisant remarquer que le plan de la réserve a été préparé par un arpenteur des terres du Dominion et que les relèvements vrais (« true bearings ») ne sont pas fournis. Il précise qu’en vertu des lois du Québec, le MTFQ ne peut accepter que des plans préparés par des arpenteurs certifiés pour le Québec et qu’il est nécessaire que les relèvements astronomiques (« astronomical bearings ») soient fournis. Quoi qu’il en soit, ajoute-t-il, l’arpentage ne devrait être effectué qu’une fois la décision prise sur la question.

[96]  En réponse, le 13 janvier 1915, McLean avise le sous-ministre Dechêne du MTFQ que la parcelle de terre à Opitciwan, dont un plan a été transmis au MTFQ, « [...] is desired by this Department, in order that no other disposition be made of it ».  Il ajoute que lorsque le barrage projeté aura été construit et que l’étendue de l’ennoiement sera connue, on saura alors si cette parcelle sera utile comme réserve indienne. Si c’est le cas, « [...] application will be renewed with the view of obtaining the lands on such terms as may be agreed upon » (CCPD, à l’onglet 150). 

[97]  Cela dit, le 28 mai 1925, dans un mémoire adressé au sous-ministre du DAI, l’arpenteur en chef Robertson du DAI expose qu’en 1914, M. White s’est rendu à Opitciwan pour arpenter la réserve, mais qu’une fois arrivé sur les lieux, il a découvert que les compagnies d’utilité publique étaient en train de hausser le niveau des lacs. N’ayant pas assez d’information pour déterminer la superficie de rive qui serait affectée par la montée des eaux, White a donc tracé les limites d’une parcelle de terrain qui serait suffisante pour couvrir la zone principale occupée par les Indiens, dans le but de ne protéger que leurs intérêts les plus importants :

He, therefore, laid out land boundaries on compass bearings, of a parcel which would be sufficient to cover the principal area occupied by the Indians, in order to protect merely their most important interests. [Soulignement ajouté; CCPD, à l’onglet 251]

[98]  Robertson ajoute qu’une démarche a été faite à la province pour une réserve à cet endroit, mais qu’en raison des activités des compagnies à l’époque, il ne pense pas qu’une réserve ait encore été octroyée. En autant que le DAI soit concerné, poursuit Robertson, il ne croit pas qu’il y ait objection à ce que la CBH installe ses bâtiments près de ceux du village indien, considérant qu’en fait, ce serait probablement avantageux pour les Atikamekw d’Opitciwan, à condition que la majorité des Indiens soient d’accord.

[99]  Enfin, en 1915, les Atikamekw de Kikendatch sont tous relocalisés à Opitciwan. Ils y construisent une chapelle en 1916. Le village est construit au nord du détroit du lac Opitciwan, qui le sépare d’environ 800 pieds du comptoir de la CBH installé sur la rive sud de ce détroit. Opitciwan est situé à 60 milles en amont du barrage projeté.

F.  La mise en eau du réservoir Gouin et les dommages en résultant

1.  Les inquiétudes face au barrage

[100]  Les travaux de construction du barrage sont terminés en 1917 et la mise en eau débute en 1918.

[101]  Le 24 juillet 1917, le commissaire Bacon de la CBH indique au DAI que le Chef Awashish d’Opitciwan veut attirer son attention sur le fait que lorsque les vannes du barrage La Loutre (barrage Gouin) seront fermées, il est fort probable que la réserve indienne à Opitciwan sera inondée. Bacon présume qu’il sera nécessaire de choisir un autre site pour la réserve, et souhaite qu’on le renseigne à ce sujet, car le site du poste de la CBH en dépend (CCPD, à l’onglet 169).

[102]  Quelques jours plus tard, Bacon écrit au ministre des Travaux publics du Québec pour obtenir l’assurance que les frais de la CBH pour déplacer ses bâtiments à Opitciwan seront défrayés par le gouvernement du Québec (CCPD, à l’onglet 170).

[103]  Le lendemain, le 28 juillet 1917, McLean lui répond que le DAI ne connaît pas la mesure dans laquelle l’inondation des terres par suite de la construction du barrage affectera les Indiens à Opitciwan, et que rien n’a encore été fait pour acquérir un autre site. Il ajoute qu’il est improbable qu’une démarche soit faite en ce sens, à moins que les Indiens ne découvrent que leurs activités de chasse et de pêche ont été affectées négativement par le rehaussement des eaux (CCPD, à l’onglet 171).

[104]  Le 9 août 1917, le président de la CEC, à qui on a transmis la lettre de Bacon du 24 juillet 1917, écrit au sous-ministre Dechêne du MTFQ afin de porter à son attention que dans le premier rapport de la CEC « il est fait mention que les bâtisses à Kikendatch et Obijuan seront inondées » (CCPD, à l’onglet 172). Également, le 16 novembre 1917, le président de la CEC écrit à Bacon de la CBH pour lui confirmer que les bâtisses de la CBH à Opitciwan seront inondées, qu’elles devront être déplacées, et que le coût de ce déplacement sera assumé par la CEC s’il veut bien faire parvenir sa réclamation (CCPD, à l’onglet 173).

[105]  Au printemps de 1918, le remplissage du réservoir débute et à la suite de la mise en eau, Kikendatch est entièrement inondée et le village d’Opitciwan l’est en partie. Selon le MTFQ, 542 acres des 2290 acres de la réserve arpentée par White sont inondés (CCPD, à l’onglet 416, à la p 24).

[106]  À la suite de l’inondation survenue au printemps 1918, les Atikamekw d’Opitciwan se déplacent pour occuper le site du village actuel (Pièce D-4, à la p 19).

[107]  Le 21 juin 1918, l’ingénieur en chef de la CEC écrit à la CBH pour l’informer que la CEC ignore à quel niveau l’eau sera haussée et qu’il serait plus prudent que la CBH déplace les bâtiments qu’elle possède à Opitciwan. La CEC précise toutefois que la chapelle du Père Guinard est située « above the high water mark » (CCPD, à l’onglet 178).

[108]  À la suite de l’inondation, la CBH soumet une réclamation de 1500 $ pour couvrir les coûts du déplacement de ses propriétés à Opitciwan. Elle ne réclame rien pour ses vieux bâtiments à Kikendatch. Une semaine plus tard, cette réclamation est acceptée par la CEC (CCPD, à l’onglet 175).

[109]  Dans son septième rapport annuel daté du 31 décembre 1918, la CEC indique que les travaux du barrage La Loutre (barrage Gouin) ont été terminés en décembre 1917 et que la retenue des eaux par le barrage inondera une superficie de 95 milles carrés. Le rapport précise que le poste de Kikendatch est complètement inondé, que les bâtiments du poste de la CBH à Opitciwan devront être déplacés de 1⁄2 mille pour éviter l’inondation et que quelques maisons seront inondées quand le réservoir sera plein. Le rapport mentionne aussi qu’un arrangement a été pris entre la CBH et la CEC, en vertu duquel celle-ci versera 1500 $ à la CBH pour les dommages causés (CCPD, à l’onglet 182).

[110]  Le processus de négociations avec les Atikamekw d’Opitciwan est nettement plus laborieux.

2.  Les réclamations, la proposition et l’entente

a)  Le rapport de 1919 effectué par le CEC

[111]  Le village d’Opitciwan est inondé en 1919-1920 et de l’avis même de la CEC, il devient alors « pratiquement impossible [...] de demeurer à cet endroit » (CCPD, à l’onglet 195).

[112]  Or, le 9 juillet 1919, alors que l’eau dans le réservoir n’a pas encore atteint son niveau maximum, et donc avant que l’ampleur des dommages n’ait pu être entièrement mesurée, un représentant de la CEC se rend à Opitciwan et y rencontre le Père Guinard au sujet des dédommagements réclamés par les Atikamekw d’Opitciwan. Le 15 juillet 1919, il fait état de sa visite dans un rapport adressé à l’ingénieur en chef Lefebvre de la CEC. Le rapport inclut une liste des dédommagements réclamés. La liste comprend vingt-huit maisons à Opitciwan, réclamées par vingt familles, du mobilier ainsi que six camps de chasse sur le territoire, réclamés par trois familles, c’est-à-dire ceux réclamés « par quelques sauvages qui prétendent avoir des camps de chasse noyés, en dehors du village d’Obidjuan » (CCPD, à l’onglet 183).

[113]  L’employé de la CEC écrit de plus que les Atikamekw ont déjà choisi le site de reconstruction du village, soit à trois quarts de mille au nord-ouest de l’ancien site. Il précise qu’à l’exception de trois d’entre eux, tous les Atikamekw sont consentants, sur les conseils du Père Guinard, à ce que la CEC, au lieu de les dédommager en argent, construise pour chacun une maison de dimensions équivalentes à celle qu’ils avaient déjà, à condition que ces maisons soient à l’épreuve des intempéries. Il ajoute que « les indiens ont soulevé une question très importante pour eux: celle de la translation des restes de leurs morts dans un autre endroit, ils ne veulent pas se charger de l’exhumation, mais ils préparent le nouvel emplacement eux-mêmes ».

[114]  Il ajoute que les négociations se feront en anglais avec le Chef Awashish au soin du commis Mowatt de la CBH.

[115]  Au sujet de la chapelle et du presbytère, le rapport indique que le Père Guinard ne peut se prononcer car il doit d’abord écrire à l’évêque de son diocèse pour savoir ce qu’il doit faire. Il suggère que la CEC lui écrive d’abord et lui demande quels dédommagements il réclame.

[116]  Le 12 mars 1920, le Père Guinard informe le R.P. provincial des Oblats à Montréal que le cimetière et la mission d’Opitciwan seront inondés par le rehaussement des eaux. Il dresse une liste des réclamations dont il faudrait accélérer le règlement auprès de la CEC, notamment : le défrichement d’un nouveau cimetière et le transport des corps, la construction d’une nouvelle chapelle ainsi que le creusage de puits, vu que « l’eau est devenue mauvaise » (CCPD, à l’onglet 184).

b)  La proposition d’indemnisation de la CEC

[117]  Le 1er mai 1920, dans un mémo interne transmis au service des arpentages du DAI, le surintendant McLean relate que l’ingénieur en chef de la CEC, M. Lefebvre, l’a avisé ce jour-là que le niveau du lac Opitciwan a été rehaussé d’environ 28 pieds avec comme résultat que « the portion of the reserve occupied by the Indians has been flooded ». Le mémo souligne que les Atikamekw d’Opitciwan désiraient d’abord être compensés en argent, mais ont apparemment accepté que la CEC leur construise des maisons sur une autre partie de la réserve. McLean explique que selon Lefebvre, le Père Guinard est d’accord avec cette solution, et la CEC veut savoir le plus tôt possible si le DAI est satisfait avec cet arrangement (CCPD, à l’onglet 185).

[118]  Le 7 mai 1920, Lefebvre de la CEC écrit à McLean du DAI pour résumer leur conversation tenue lors de leur rencontre au bureau du DAI. Lefebvre confirme que « [t]he surface of lake Obidjuan, 75 miles above the dam shall be ultimately raised 28 feet (above low water) ».  Il indique qu’une inspection a été faite de chaque bâtisse du village, en notant le nom du propriétaire, des dimensions, de la nature de la construction et que l’information se retrouve dans le plan B-847 joint à sa lettre (CCPD, à l’onglet 186). Les procureurs au dossier n’ont pu retracer le plan qui semble avoir disparu.

[119]   Lefebvre résume les mesures proposées par la CEC afin de régler les revendications des Atikamekw, soit fournir à chaque famille indienne d’Opitciwan une maison aussi bonne et confortable que celle qu’elle avait avant le rehaussement des eaux, « [...] to be located within the reserve, at a point above the raised water surface and about ¾ mile from the present village ». Il ajoute que la chapelle, le cimetière et quelques maisons ne seront pas inondés, car une île se formera, et que la CEC remplacera la chapelle et les autres bâtiments mais ne devrait donc pas être obligée de transporter les corps jusqu’au nouveau cimetière. Il s’agit de 63 corps, la majeure partie étant des enfants.

[120]  En ce qui concerne l’eau de consommation, Lefebvre écrit :

DRINKING WATER- The Indians claim that prior to the storage being carried out, they drew their water supply from the lake, both for drinking and cooking purposes. Since the water has been raised and a large area of swamps and forests is flooded, it is claimed that the water is foul and can be used only after being filtered through the sandy banks. If the above contention be proved to be right, the Commission will have wells excavated for the use of the settlement. [CCPD, à l’onglet 186]

[121]  Finalement, Lefebvre indique que le Père Guinard est d’accord avec le programme de la CEC, et demande au DAI s’il approuve cette façon de régler la question.

[122]  Le 10 mai 1920, dans un mémo interne, l’arpenteur en chef Robertson du DAI souligne que White, qui a sélectionné des terres aux fins d’un arpentage de la réserve, est d’avis que le nouveau site sélectionné devrait être aussi convenable que l’ancien « [...] unless the water becomes dirty or swampy on account of the higher level of the water ». Avant d’approuver la proposition de la CEC, Robertson recommande d’écrire au gérant de district de la CBH à Wemotaci « [...] with a view to finding out if these conditions would be acceptable to the Indians or if the Indians, as was stated last Fall, would prefer to change their location to some more distant point » (CCPD, à l’onglet 187).

[123]  Le 12 mai 1920, McLean du DAI avise Lefebvre de la CEC que le DAI communiquera « [...] with the Indians of Lake Obiduan and hope to be able to state the attitude of the Department at an early date » (soulignement ajouté; CCPD, à l’onglet 188). La même journée, le 12 mai 1920, Lefebvre informe McLean que le président de la CEC l’a autorisé à dire que la CEC recommandera au gouvernement du Québec de remplacer les terres inondées dans la réserve d’Opitciwan, en agrandissant la réserve d’une superficie équivalente (CCPD, à l’onglet 189).

[124]  Le 18 mai 1920, McLean du DAI répond à l’ingénieur en chef Lefebvre de la CEC que cet arrangement paraît très satisfaisant (CCPD, à l’onglet 190).

c)  L’entente du 2 juillet 1920

[125]  Le 2 juillet 1920, un compte-rendu manuscrit, en français, d’une assemblée « des principaux résidents et intéressés du poste indien du lac Obidjuan » rapporte qu’il a été agréé que  les signataires seront satisfaits si la CEC les dédommage de la façon suivante  (CCPD, à l’onglet 192) :

  1. le nouveau village sera situé à trois quarts de mille du site actuel et sera choisi par les Indiens;

  2. la CEC fournira du bois sec, des clous et du papier à l’été 1921, pour permettre aux Indiens d’avoir une nouvelle maison aussi grande que l’ancienne;

  3. la CEC fournira trois menuisiers avec outils pour aider les Indiens;

  4. les Indiens construiront leurs maisons eux-mêmes et la CEC versera à chacun 120 $, laquelle somme inclut le temps pour la construction, le défrichement et le déménagement;

  5. les Indiens pourront garder leurs maisons au site inondé, sans préjudice au droit de la CEC de les inonder.

[126]  Suit la signature de 13 Atikamekw en langue indienne, et la contre-signature de trois « témoins », soit le Père Guinard, l’ingénieur en chef Lefebvre de la CEC et l’ingénieur Normandin du MTFQ (certaines signatures sont difficiles à déchiffrer, cependant on peut déchiffrer 13 signatures, ce que reconnaît également l’expert Garneau à la page 56 de sa contre-expertise datée d’octobre 2013 (Pièce D-4)).

[127]  Le 7 juillet 1920, Lefebvre de la CEC fait rapport à son président au sujet de l’assemblée du 2 juillet dont le but était d’en venir à une entente avec les propriétaires des maisons inondées par les eaux du réservoir Gouin. Il explique qu’il est arrivé à Opitciwan le 1er juillet au soir, qu’il a immédiatement rencontré le Père Guinard, que les principaux résidents ont été rassemblés le lendemain et qu’ils « ont soumis à quelles conditions ils seraient satisfaits pour les dommages qui leur sont causés ». Lefebvre reprend les cinq conditions énumérées dans le compte-rendu du 2 juillet précédent et recommande qu’elles soient approuvées par la CEC (CCPD, à l’onglet 194).

[128]  En 1921, dans son neuvième rapport annuel, la CEC note que le niveau du lac Opitciwan a été rehaussé d’environ 28 pieds et indique avoir payé 1500 $ à la CBH pour transporter ses bâtiments à un endroit plus élevé. Le rapport souligne que la chapelle devra être déménagée, mais pas le cimetière, que quelques maisons du village indien d’Opitciwan ont été inondées et que la plupart des autres sont sur le point de l’être. Selon la CEC, il est pratiquement impossible pour ces gens de demeurer à cet endroit (CCPD, à l’onglet 195).

[129]  Au sujet de l’assemblée tenue le 2 juillet 1920 à Opitciwan, le rapport de la CEC mentionne ce qui suit :

Après des négociations avec le Révérend Père Guinard [...] et le Département fédéral des Affaires Indiennes, un arrangement a été fait avec les sauvages le 1er juillet [sic], en vertu duquel la Commission fournira à chaque propriétaire le bois nécessaire pour lui permettre de construire une maison de dimensions égales et équivalentes à celle qu’il a été obligé de laisser. Chaque propriétaire construira lui-même sa maison. La Commission, cependant, paiera à chacun pour ce travail une indemnité de $120.00. [Soulignement ajouté; CCPD à l’onglet 195]

3.  La démarche des Atikamekw au DAI visant à résilier l’entente du 2 juillet 1920

[130]  L’année suivante, à l’été 1921, les Atikamekw d’Opitciwan n’ont toujours pas reçu le matériel pour la construction de leurs maisons ni l’argent que la CEC s’était engagée à leur donner.

[131]  Le 4 août 1921, dans une pétition adressée au ministre du DAI, une trentaine d’Atikamekw d’Opitciwan, dont le Chef Awashish, s’identifiant comme [traduction] « nous tous Indiens d’Opitciwan », font une demande afin de résilier l’entente du 2 juillet 1920, qu’ils qualifient [traduction] « d’espèce de contrat » (« [r]equest [illisible] expect that this « contract » be broken without delay and another made which will be more advantageous to us and having all necessary conditions »).  Ils se plaignent notamment que la CEC n’a pas respecté son contrat en ce qu’elle s’était engagée à leur fournir du bois, du papier et des clous, et de leur donner 120 $. Ils affirment que l’entente est invalide parce que, entre autres raisons (CCPD, à l’onglet 197) :

  1. elle n’a pas été faite devant notaire;

  2. ils n’ont aucune copie de l’entente;

  3. ils sont mineurs et sous la dépendance du DAI;

  4. la CEC n’a encore envoyé ni matériel ni menuisier;

  5. ils n’ont pas été compensés suffisamment comparativement à la CBH et que «because we are poor and Indians are being left to suffer »;

  6. ils ont été bernés (« badly fooled »);

  7. ils n’obtiennent ni portes ni fenêtres, choses essentielles à toute habitation humaine.

[132]  Le DAI n’acquiesce pas à cette demande. Au contraire, le 16 août 1921, le DAI informe le Chef Awashish d’Opitciwan que la CEC a été sommée de donner suite à l’entente sans plus de délai (CCPD, à l’onglet 198).

4.  Les retards dans l’exécution de l’entente du 2 juillet 1920

[133]  En 1922, dans son dixième rapport annuel, la CEC indique que le village indien d’Opitciwan est presque entièrement inondé lorsque le réservoir est plein. Le rapport rappelle qu’en 1920, une entente a été conclue avec les Indiens, en vertu de laquelle la CEC s’est engagée à fournir le bois nécessaire à la construction des maisons. La CEC souligne que le bois à cette fin a été acheté et devait être expédié au mois de juin, mais qu’il a plutôt été expédié en partie à la fin de juillet, et que le reste serait expédié en octobre (CCPD, à l’onglet 212). Les Atikamekw quittant le village au début du mois de septembre, les matériaux sont arrivés longtemps après leur départ pour leurs territoires de chasse (Pièce D-4, à la p 59).

[134]  Le 10 avril 1922, le Père Guinard adresse une nouvelle lettre à McLean, sous-ministre adjoint du DAI, au nom des Atikamekw d’Opitciwan, précisant les griefs de ces derniers. Il écrit :

Besides the clauses of the contract between the Department of Indian Affairs and the Québec Stream Commission the Indians of Obedjiwan ask:

1° that their houses be not shanties but real houses;

2° that the smallest be at last [sic] 18 feet by 15;

3° that each house have at least 3 windows and one door;

4° that those windows and doors have frames, glasses and hinges;

5° that they be painted white and properly cemented with putty. [CCPD, à l’onglet 202]

[135]  Le Père Guinard ajoute que les demandes des Atikamekw d’Opitciwan sont raisonnables et que, selon lui, ils demandent très peu car :

1° they are forced to quit a place were [sic] there was [sic] no flies;

2° they have no water that they can drink;

3° they are two miles further away from the store of the H.B.Co.;

4° they were left for two seasons on damp ground;

5° the La Loutre dam has flooded a very large part of their hunting grounds;

6° they have to cut down the wood to prepare a site for their new village, to dig wells..... [CCPD, à l’onglet 202]

[136]  Le 7 juin 1922, l’ingénieur en chef Lefebvre de la CEC rapporte dans un mémoire que suite à une entrevue qu’il a eue avec le Père Guinard et une rencontre entre le Père Guinard et le président de la CEC au sujet de la reconstruction du village indien d’Opitciwan, il a été entendu que la CEC fournirait aux Atikamekw d’Opitciwan les matériaux nécessaires pour que les maisons n’aient pas moins que 18' x 15', environ 32 châssis de 3' x 2,5' et 22 portes de 6,5' x 3' environ, et du bon papier à couvrir, en remplacement de celui qui a été endommagé (CCPD, à l’onglet 205).

[137]  Le 11 juillet 1922, le Père Guinard écrit au président de la CEC pour lui faire part que jusqu’à maintenant, aucun bois ni rouleau de papier à couvrir ne sont arrivés à Opitciwan, un seul ouvrier est présent, alors que la CEC en avait promis trois, les maisons sont peu solides, et on boit encore de la mauvaise eau malgré le fait que deux puits devaient être creusés (CCPD, à l’onglet 206).

[138]  Le 19 juillet 1922, Lefebvre de la CEC contredit les prétentions du Père Guinard et affirme que 132 000 pieds de bois et d’autres matériaux ont été expédiés l’année précédente. Selon Lefebvre, les maisons reconstruites sont de qualité supérieure à celles que les Atikamekw  d’Opitciwan habitaient auparavant. Il conclut que la CEC n’a pas l’intention de se plier aux caprices des Indiens et qu’elle fera appel au DAI si nécessaire. La CEC, conclut-il, ne veut plus faire de concession puisqu’elle juge qu’on lui en demande trop (CCPD, à l’onglet 208). 

[139]  Le 25 septembre 1922, l’employé DeLair de la CBH, au nom du Chef Awashish et des Atikamekw d’Opitciwan, écrit au président de la CEC pour l’informer qu’à l’exception d’une ou deux, les maisons du nouveau village ne sont pas complétées. DeLair énumère les réclamations des Atikamekw d’Opitciwan au sujet des problèmes de construction des maisons, des puits et de l’argent promis pour leur travail. Il ajoute que leurs maisons ne sont pas habitables l’hiver. Il indique que les Atikamekw réclament aussi compensation pour les territoires de chasse qui ont été ennoyés et pour deux maisons dans le village qui ont été omises. À ceux-ci s’ajoutent les noms de six Atikamekw qui réclament compensation pour des maisons, camps et autres biens endommagés. Cette lettre est aussi transmise au DAI (CCPD, à l’onglet 214).

[140]  Le 22 novembre 1922, Lefebvre de la CEC explique à DeLair de la CBH que les travaux, qui devaient débuter en 1921, n’ont pu démarrer avant 1922 pour cause de retard dans la livraison des matériaux. Il énumère les matériaux expédiés à Opitciwan pour la construction des nouvelles maisons et affirme que la CEC a envoyé trois charpentiers pour aider les Indiens. Il ajoute que les nouvelles maisons sont meilleures que celles que les Atikamekw d’Opitciwan avaient auparavant (CCPD, à l’onglet 215).

[141]  Lefebvre affirme également que la réclamation pour les nouvelles maisons est non fondée et que la CEC n’était pas au courant des réclamations pour certains camps de chasse inondés par le barrage, et qu’avant de payer pour cela, il faudra démontrer où ils étaient situés et comment ils étaient construits afin d’en faire une évaluation. Enfin, selon lui, la CEC a fait tout ce qui était possible pour satisfaire les Atikamekw et qu’elle y serait parvenue « if some outside party had not advised them that they should demand this and demand that ».

[142]  Le 29 novembre 1922, McLean du DAI presse Lefebvre de la CEC de fournir au DAI une information détaillée concernant chaque plainte ou réclamation des Atikamekw d’Opitciwan. Il ajoute qu’il aurait cru, vu les assurances données par Lefebvre au début de l’été précédent, que le travail aurait été effectué de façon satisfaisante avant l’hiver (CCPD, à l’onglet 216).

[143]  Le lendemain, le 30 novembre, Lefebvre de la CEC explique à McLean du DAI que l’entente était que les Atikamekw utiliseraient les portes et les fenêtres de leurs anciennes maisons, mais que quand la CEC a constaté que certaines étaient en très mauvais état, elle a expédié 32 fenêtres et 22 portes avec charnières, même si elle n’y était pas obligée. La CEC, dit-il, a maintenu en 1922 cinq hommes à Opitciwan, dont trois charpentiers. Selon Lefebvre, les Atikamekw ont exigé que leurs maisons soient finies impeccablement et quelques-uns n’ont pas suivi les instructions des charpentiers et ont gaspillé des matériaux (CCPD, à l’onglet 217).

[144]   Quant à la chapelle, ajoute Lefebvre, la CEC a accepté d’en reconstruire une de dimensions beaucoup plus grandes que l’ancienne, accédant à toutes les demandes du missionnaire. Pour ce qui est des puits, la CEC a essayé d’en creuser, mais ne croit pas pouvoir y parvenir à cause de la nature du sol. Cependant, la CEC essayera encore. Enfin, ce sont les Atikamekw d’Opitciwan eux-mêmes qui ont évalué l’indemnité à 120 $. Lefebvre termine en demandant au sous-ministre d’envoyer un inspecteur à Opitciwan pour examiner la situation.

[145]  Le 12 décembre 1922, McLean du DAI informe DeLair de la CBH que l’affaire a été référée à la CEC et que le DAI enverra un officier du gouvernement tôt l’été suivant pour examiner la situation de la reconstruction des maisons à Opitciwan (CCPD, à l’onglet 218).

[146]  En 1923, dans son onzième rapport annuel, la CEC rappelle que le village d’Opitciwan est en grande partie inondé lorsque le réservoir est plein. Le rapport mentionne qu’une partie du bois pour la reconstruction du village a été expédiée en 1921 et que le reste a été livré tôt l’été précédent. Le rapport indique que trois menuisiers de la CEC ont aidé les Atikamekw à exécuter leur travail du 1er juin au 15 octobre, que plusieurs maisons sont terminées et que la construction de la chapelle est très avancée. La CEC admet avoir espéré compléter ce travail cette année, mais qu’à cause des difficultés de transport, la chose a été impossible et qu’il reste donc du travail pour un mois encore (CCPD, à l’onglet 219).

[147]  Le 27 juillet 1923, McLean du DAI informe Lefebvre de la CEC qu’un officier du DAI a inspecté les maisons des Atikamekw d’Opitciwan et conclu qu’elles sont inhabitables durant la saison froide, car le bois expédié pour leur construction n’était pas sec. McLean affirme que les Atikamekw ont subi de sérieux inconvénients au cours des cinq dernières années, et exige de la CEC qu’elle donne au DAI l’assurance que des mesures seront prises immédiatement pour qu’ils puissent avoir des maisons habitables l’hiver suivant (CCPD, à l’onglet 222).

[148]  Le 31 juillet 1923, une lettre signée par le Chef Awashish et plusieurs Atikamekw d’Opitciwan est transmise par le chef au DAI. Ceux-ci se plaignent que c’est la fin du mois de juillet et qu’il manque toujours plusieurs matériaux pour compléter la construction des maisons. Ils demandent au DAI d’agir afin de s’assurer que la construction de leurs maisons soit terminée au plus tard à l’automne (CCPD, à l’onglet 223).

[149]  Le 14 août 1923, la CEC répond à la lettre du 27 juillet et informe le DAI qu’elle enverra immédiatement « sufficient dry matched lumber so that an inner wall can be put into the buildings not already so constructed » (CCPD, à l’onglet 224).

[150]  Après avoir eu plusieurs communications avec la CEC, dont des lettres restées sans réponse, désespéré par le non-respect de ses obligations par celle-ci, le 9 mai 1924, le Père Guinard écrit au premier ministre Taschereau du Québec pour se plaindre. Il rappelle qu’en juillet 1920, la CEC s’était engagée à rebâtir les demeures des Atikamekw, moyennant certaines conditions, et cela devait se faire dès le printemps suivant, ce qui n’a pas été fait. De plus, la construction de la chapelle n’est toujours pas terminée. Il écrit :

Quand en 1922, je pressais la Commission de rebatir [sic] la chapelle ce n’était pas par caprice, j’avais de graves raisons pour le faire. En effet, nous avions eu la mission dans l’ancienne chapelle qui; à cause de l’inondation, se trouvait dans un endroit absolument malsain: tous nous avions été malades, et quatre personnes étaient mortes pendant cette mission. L’an dernier craignant une nouvelle épidémie, j’ai conseillé aux Indiens de demeurer au nouveau village et de ne venir à l’ancien que pour les exercices religieux.

De plus voilà deux ans que nous n’avons pa [sic] de mission en hiver, et cela parce que les maisons indiennes sont inhabitables durant cette saison.

[…]

On devait creuser des puits, et ces puits ne sont pas encore commencés, du moins ne l’étaient pas à la mi-septembre.

Des Indiens, entre Obedjiwan et le barrage de la Loutre, ont subi des pertes qui pour eux sont considérables, ils n’ont pas été indemnisés.

[…]

[…] il y a assez longtemps que la Commission des Eaux courantes de Québec me fait souffrir, et laisse souffrir les Indiens miséreux d’Obedjiwan. [Soulignement ajouté; CCPD, à l’onglet 232]

[151]  S’ensuivent des échanges de correspondance entre les représentants de la province de Québec, la CEC et le Père Guinard. Dans ses comptes rendus de la situation, la CEC soutient avoir agi dans le respect de ses obligations, attribuant le retard à des choses hors de son contrôle,  dont notamment la difficulté des communications et l’éloignement du poste d’Opitciwan.

[152]  En 1924, dans son douzième rapport annuel, la CEC mentionne que la reconstruction du village indien à Opitciwan, commencée en 1922 puis continuée en 1923, n’est pas encore terminée, et qu’il reste encore du travail pour quelques semaines (CCPD, à l’onglet 225).

[153]  En 1925, dans son treizième rapport annuel, la CEC indique que les travaux de reconstruction du poste d’Opitciwan, commencés en 1922, ont été complétés durant l’été 1924. Elle explique que l’exécution des travaux a été lente vu la difficulté de trouver des ouvriers qui acceptent de se rendre à cet endroit. Selon la CEC, la reconstruction du poste a coûté jusqu’à l’automne 1924 une somme de 22 323,50 $. Enfin, le rapport mentionne qu’il reste à solder l’indemnité à chaque propriétaire de bâtisses reconstruites, telle que déterminée lors de l’entente de juillet 1920 (CCPD, à l’onglet 240).

[154]  Le 5 janvier 1925, la CBH écrit au nom du Chef Awashish à la CEC. Il indique que la CEC avait promis au Chef Awashish de payer pour remplacer son camp ennoyé se trouvant sur le territoire environnant la réserve, s’il en construisait un nouveau. Il n’a pas reconstruit son camp, mais a érigé un entrepôt pour lui et son fils sur la réserve. Le Chef Awashish demande si la CEC accepterait de lui payer 120 $ qu’il considérera à titre de compensation pour son camp (CCPD, à l’onglet 241).

[155]  Le 9 janvier 1925, la CEC avise l’agent de la CBH qu’elle juge le montant de 120 $ trop élevé, mais qu’elle accepte de payer 60 $ au Chef Awashish (CCPD, à l’onglet 242).

[156]  Le 18 février 1925, la CEC écrit au Père Guinard pour lui mentionner qu’elle doit payer 120 $ aux Atikamekw et veut savoir si elle doit faire un chèque à chacun (CCPD, à l’onglet 243).

[157]  Le 7 août 1925, le secrétaire MacKenzie du DAI écrit à l’ingénieur en chef Lefebvre de la CEC au sujet des deux puits promis par la CEC dans sa lettre du 29 avril 1922. Il signale que le Chef Awashish d’Opitciwan a affirmé au DAI que jusqu’à présent, il n’y a pas d’approvisionnement en eau. MacKenzie ajoute que cela cause beaucoup d’inconvénients aux Indiens et qu’il désire être avisé des mesures prises par la CEC à cette fin (CCPD, à l’onglet 258).

[158]  En septembre 1925, le nouveau village est inauguré.

5.  Le paiement par la CEC aux Atikamekw

[159]  Durant le même mois, vingt chefs de famille reçoivent un paiement de 120 $ dont un certain montant représentant le coût de la peinture achetée a été déduit. Le paiement est remis aux Atikamekw d’Opitciwan par le Père Guinard au nom de la CEC. Les listes faisant état du montant payé à chacun contiennent également des réclamations pour du matériel acheté ou payé sans avoir été reçu, pour des pertes de camps, de mobilier ou d’équipement sur le territoire ainsi que pour des matériaux qui n’ont pas été fournis (CCPD, à l’onglet 262).

G.  La relance du DAI en 1927 et de la province de Québec en 1930

[160]  Le 5 novembre 1927, l’inspecteur Parker du DAI informe le surintendant Scott du DAI que l’absence de contrôle de la réserve d’Opitciwan par le DAI est récemment devenue embarrassante en raison des nouveaux marchands qui s’y installent (CCPD, à l’onglet 272). Le 11 novembre 1927, McLean du DAI fait donc part au sous-ministre Lemieux du MTFQ de la volonté du DAI d’obtenir une réserve (« [t]his Department is most anxious to ») d’environ 2290 acres pour les Atikamekw d’Opitciwan. McLean lui rappelle que le 12 mai 1920, la CEC avait indiqué au DAI qu’elle recommanderait au gouvernement du Québec de remplacer la zone inondée de la réserve par une superficie équivalente. Il termine en disant : « [i]t is now desired to have this area surveyed and confirmed a [sic] an Indian Reserve » (CCPD, à l’onglet 273).

[161]  S’ensuit une demande du sous-ministre Lemieux du MTFQ à la CEC afin d’obtenir les renseignements qu’elle peut avoir au sujet de la réserve indienne d’Opitciwan (CCPD, à l’onglet 274).  Le 21 novembre 1927, Lefebvre de la CEC confirme au sous-ministre Lemieux que les renseignements fournis par le surintendant adjoint du DAI sont exacts. Il précise qu’en 1920, la CEC s’était engagée envers le DAI à recommander au MTFQ que la superficie inondée en front de la réserve projetée soit remplacée par une superficie équivalente à l’arrière de la réserve, mais que la CEC n’a pas entendu parler des limites de cette réserve après sa lettre (CCPD, à l’onglet 275).

[162]  Cette relance n’a pas de suite dans l’immédiat.

[163]  Près de deux ans plus tard, le 14 août 1929, Lefebvre de la CEC informe le sous-ministre Lemieux du MTFQ que lors d’une récente visite à Opitciwan, le Chef Awashish l’a questionné quant aux limites de la réserve. Lefebvre désire savoir si une décision a été prise ou une entente conclue entre le MTFQ et le DAI à ce propos (CCPD, à l’onglet 282).

[164]  Le 31 janvier 1930, en réponse à une lettre du 25 janvier 1930 du sous-ministre du MTFQ, le sous-ministre adjoint par intérim du DAI, MacKenzie, écrit au MTFQ :

It is desirable to consult the Indians before definitely selecting the lands to be added to the reserve. [Soulignement ajouté; CCPD, à l’onglet 284]

[165]  MacKenzie ajoute que si le MTFQ est d’accord, le DAI dépêchera l’un de ses arpenteurs pour s’entretenir avec les Atikamekw d’Opitciwan et sélectionner une réserve d’une superficie de 2270 acres qui englobera leurs maisons d’habitation. Il note que la superficie de la vieille réserve qui se trouve au-dessus du niveau des eaux de 1325 pieds est de 1728 acres, auxquels il faudrait donc ajouter 542 acres pour compléter la superficie originale de 2270 acres (il s’agit en fait de 2290 acres).

[166]  Entre-temps, le 7 février 1930, Lefebvre de la CEC fait part au sous-ministre Lemieux du MTFQ du fait que la CBH a établi son poste à Opitciwan dans le village indien et que lors de son passage à Opitciwan en août 1929, le Chef Awashish lui a demandé quels étaient les droits de la CBH sur le terrain qu’elle occupait. Pour Lefebvre, il n’y a aucun doute que les Atikamekw ne voient pas d’un bon œil l’établissement de la CBH près de leur village, mais il conclut que c’est le seul endroit commode et rapproché (CCPD, à l’onglet 285).

[167]  Le 10 février 1930, le sous-ministre Lemieux du MTFQ répond à la lettre du 31 janvier du sous-ministre adjoint par intérim MacKenzie du DAI et informe ce dernier qu’il met le dossier en suspens le temps que le DAI consulte les Atikamekw d’Opitciwan (CCPD, à l’onglet 303).

[168]  Quelques jours plus tard, soit le 12 février 1930, Lemieux transmet au sous-ministre McKenzie du DAI la lettre du 7 février 1930 de Lefebvre de la CEC et lui fait remarquer que, selon les registres fonciers du MTFQ, aucun titre n’a été octroyé à la CBH pour les terres mentionnées dans la lettre de Lefebvre (CCPD, à l’onglet 286).

[169]  Le 19 mai 1930, l’arpenteur en chef Robertson du DAI demande à l’arpenteur White d’exécuter l’arpentage de la réserve d’Opitciwan en fonction de la position du nouveau village. Il lui recommande de se faire accompagner d’un arpenteur accrédité par le Québec de manière à ce que les limites des terres sélectionnées soient établies à la satisfaction du gouvernement provincial (CCPD, à l’onglet 288).

[170]  Le 8 septembre 1930, l’arpenteur en chef Robertson du DAI signale dans un mémo interne qu’il est préférable que les travaux d’arpentage à effectuer à Opitciwan soient remis au début de la saison suivante. Il mentionne que l’inspecteur Parker, lorsqu’il visitera la réserve l’hiver suivant, devrait fixer avec les Atikamekw une date précise pour qu’ils puissent rencontrer l’arpenteur du DAI l’année suivante (CCPD, à l’onglet 289).

[171]  Cet arpentage n’aura pas lieu. Aucun document n’a été retracé permettant d’en connaître les raisons.

H.  Le questionnement des Atikamekw, les discussions à propos de la sélection des terres de réserves et la suspension du dossier afin de consulter les autochtones

[172]  Le 31 mars 1934, dans son rapport annuel, le recensement du DAI montre une population de 226 individus à Opitciwan, 167 individus à Manawan et 145 individus à Wemotaci (CCPD, à l’onglet 294).

[173]  Le 15 mai 1937, le Chef Paul Meguish d’Opitciwan demande au DAI une copie des plans de la réserve d’Opitciwan, étant donné qu’on ne leur en a pas donné après le déménagement du village (CCPD, à l’onglet 302).

[174]  Le 3 juin 1937, dans un mémoire adressé au surintendant Parker du DAI, l’arpenteur Nash, au nom de l’arpenteur en chef White, décrit la situation au sujet de la réserve d’Opitciwan. Il rappelle qu’en 1930, à la suite d’une proposition du gouvernement fédéral de sélectionner 542 acres additionnels, le sous-ministre du MTFQ a avisé le DAI qu’il mettait le dossier en suspens en attendant que le DAI ait consulté les Atikamekw d’Opitciwan. Constatant que la consultation n’a pas été faite et que le dossier est toujours en suspens, Nash avise Parker que le DAI ne peut fournir les plans de la réserve au Chef Meguish. Nash recommande cependant de demander au gouvernement provincial qu’une parcelle de 2270 acres soit sélectionnée et arpentée au site choisi par les Atikamekw d’Opitciwan, dès que des fonds seront disponibles (CCPD, à l’onglet  303).

I.  Les instructions du DAI à l’arpenteur Rinfret

[175]  En 1939, le recensement du DAI indique une population de 263 individus à Opitciwan (CCPD, à l’onglet 305).

[176]  Le 6 juillet 1939, l’arpenteur en chef Peters du DAI communique par écrit ses instructions à l’arpenteur Rinfret du ministère des Mines et des Ressources du Canada pour l’arpentage de la réserve d’Opitciwan. Il rappelle qu’en 1914, White a tracé pour les Atikamekw une superficie de 2290 acres à Opitciwan. En 1917, poursuit-il, les eaux ont été rehaussées et 542 acres des terres tracées par White ont été inondés. Peters fait remarquer que la CEC s’était engagée en 1920 à recommander au gouvernement du Québec que la réserve soit agrandie d’une superficie égale à la superficie inondée. Il demande alors à Rinfret de se rendre à Opitciwan dans le but d’arpenter une réserve de 2290 acres devant inclure le village des Atikamekw. Il lui recommande de s’efforcer de retrouver les lignes tracées par White et d’y raccorder son arpentage. Concernant la CBH, Peters mentionne que le 3 juin 1925, le gérant de district de la CBH a soumis au DAI une demande de bail pour cinq ou six acres. Par conséquent, dit Peters, Rinfret devra tracer une parcelle de cette dimension à l’endroit où la CBH est installée afin qu’un bail puisse être préparé (CCPD, à l’onglet  307).

[177]  Puis, l’arpenteur en chef Peters transmet au sous-ministre Bédard du MTFQ une copie de ses instructions à Rinfret et lui demande de les approuver, Rinfret devant entreprendre l’arpentage au mois d’août de la même année. En ce qui concerne la superficie de la réserve, Peters fait remarquer que des photos aériennes de 1932 indiquent que la portion inondée de la réserve excède considérablement 542 acres. En vertu de l’entente conclue avec la CEC en 1920, poursuit-il, la réserve doit contenir le même nombre d’acres que la réserve arpentée par White en 1914 (CCPD, à l’onglet 307).

J.  Le rehaussement en 1942 de la crête du déversoir et ses impacts

[178]  En 1941, dans son trentième rapport annuel, la CEC présente son projet d’exhaussement de la retenue du réservoir Gouin de la cote de 1325 pieds à la cote de 1328 pieds, qu’elle entend entreprendre en avril 1942 (CCPD, à l’onglet 309).

[179]  Le 2 juillet 1941, dans un rapport au secrétaire du DAI, l’agent Larivière du DAI mentionne que le recensement à Opitciwan indique à peu près 300 habitants, y compris des familles d’Opemiska qui, plutôt que de retourner à Waswanipi, se sont récemment intégrées à la bande d’Opitciwan avec l’approbation du Chef Meguish (CCPD, à l’onglet 311).

[180]  Quelques semaines plus tard, dans un rapport au secrétaire du DAI, l’agent Larivière mentionne que lorsqu’il est passé par Opitciwan à la fin août 1940, les Atikamekw faisaient bouillir leur eau. On leur avait recommandé de la faire bouillir trente minutes, mais ils ne la font bouillir que vingt minutes. Selon l’agent Larivière, il n’y a pas de maladie jusqu’à maintenant. Il prévient le DAI que les puits ne pourront être creusés que le printemps suivant. Il ajoute que lorsque le niveau du lac a été rehaussé il y a plusieurs années, les arbres y ont été laissés, de telle sorte qu’aujourd’hui ils sont encore debout dans l’eau ou flottent à la surface. De plus, le niveau du lac monte et descend continuellement selon les besoins de la CEC. Enfin, il indique que l’eau du lac semble percoler à travers le sol avec les eaux de surface et cela pourrait être la raison pour laquelle l’eau des puits n’est pas sûre (CCPD, à l’onglet 312).

[181]  Le 3 septembre 1941, dans une lettre au gérant de district de la CBH, l’agent Larivière affirme que l’eau des puits de la CBH à Opitciwan n’est pas sécuritaire et le prie de demander au gérant du poste d’Opitciwan de les désinfecter (CCPD, à l’onglet 313).

[182]  Le 18 février 1942, le gouvernement du Québec adopte le décret no. 390 qui autorise la CEC à relever la crête du déversoir du barrage Gouin en augmentant la retenue de l’eau du réservoir de la cote de 1325 pieds à 1328 pieds (CCPD, à l’onglet 315).

[183]  Le 3 juillet 1942, l’agent Larivière informe le secrétaire du DAI que le Chef Meguish d’Opitciwan et son Conseil ont récemment attiré son attention sur le fait que le niveau du réservoir Gouin a été rehaussé de nouveau d’environ 6 pieds comparé à la saison précédente. Ce niveau affecte les territoires de chasse des Atikamekw et les animaux à fourrure et augmente les dangers de circulation. De plus, l’inondation a recouvert des terres qui avaient été dégagées l’année précédente à des fins de semailles. Enfin, avec le niveau d’eau de cette année, l’eau est devenue tout à fait impropre aux usages domestiques. Larivière recommande donc au DAI de saisir le Québec de l’affaire pour connaître la limite de l’élévation de niveau anticipée et, s’il y a lieu, de réclamer pour les dommages causés aux Atikamekw, se disant prêt à collaborer si une évaluation est nécessaire (CCPD, à l’onglet 318).

[184]  Deux mois plus tard, le vice-président Lefebvre de la CEC informe le sous-ministre Bédard du MTFQ que le Révérend Père Meilleur lui a récemment déclaré que les autorités provinciales avaient négligé de se rendre aux demandes réitérées du DAI pour que la nouvelle limite de la réserve soit déterminée. Lefebvre ajoute qu’il croit se rappeler que cette question avait été soulevée en 1918-1919 et qu’il avait alors compris que les Atikamekw recevraient compensation pour les terrains inondés par le recul vers l’intérieur des limites de leur réserve (CCPD, à l’onglet 319).

[185]  Le 6 novembre 1942, dans un mémoire soumis au sous-ministre Bédard, le chef du Service des Terres du MTFQ, M. Boisvert, résume les démarches entreprises à ce jour pour créer la réserve d’Opitciwan. Il rappelle que le DAI avait donné des instructions à l’arpenteur Rinfret pour qu’il délimite la réserve et remplace la superficie inondée, mais que les plans et la description n’ont jamais été remis au MTFQ et qu’il ignore si le travail a été fait. Boisvert ajoute que lors d’une entrevue qu’il a eue avec M. Duncan Scott, député-surintendant du DAI, concernant le règlement de certaines questions en rapport avec les réserves indiennes désaffectées, M. Scott a déclaré que « son département ne prendrait en considération aucune question particulière, entre autres celle d’Obidjuan, tant que le gouvernement fédéral et le gouvernement de Québec n’en seraient pas venus à une entente au sujet de ces réserves indiennes désaffectées, dont le Conseil Privé avait donné la propriété aux provinces, décision que le gouvernement fédéral ne voulait pas accepter » (CCPD, à l’onglet 321).

K.  La relance du Québec (1943)

[186]  En 1943, dans son trente-deuxième rapport annuel, la CEC mentionne que le 17 avril 1942, le réservoir Gouin était au niveau de 1322,6 pieds alors que le 24 avril 1943 il était au niveau de 1315,9 pieds, soit une baisse de 6,7 pieds. Le tableau II (lecture de l’échelle hydrométrique à l’amont du barrage), joint au rapport, indique que le réservoir est plein au niveau de 1328 pieds, et que le niveau au barrage se situait entre 1323,65 pieds et 1323,95 pieds entre le 21 août et le 7 septembre 1943 (CCPD, à l’onglet 325). 

[187]  Le 9 février 1943, le sous-ministre Bédard du MTFQ informe le DAI que le MTFQ serait disposé à recommander au Conseil exécutif la reconnaissance de la réserve d’Opitciwan que l’arpenteur White a localisée en 1914. Or, écrit-il, des 2290 acres arpentés par White, 542 auraient été inondés par le barrage Gouin. Bédard rappelle qu’en 1939, le DAI avait donc demandé à l’arpenteur Rinfret de localiser 542 acres devant être ajoutés à la réserve. Cependant, Bédard dit ne pas croire nécessaire de mettre à la disposition des Atikamekw une aussi grande étendue de terrain dans ce district (CCPD, à l’onglet 326).

[188]  Le 26 février 1943, le surintendant Allan du DAI demande aux arpenteurs Peters et White du DAI de préparer un brouillon de réponse à la lettre du 9 février 1943 du sous-ministre Bédard du MTFQ. Il souhaite aussi qu’on l’informe si l’emplacement proposé est convenable pour la bande, s’il est susceptible d’être inondé et si on fera davantage d’emmagasinage d’eau dans le réservoir Gouin (CCPD, à l’onglet 330).

[189]  Le 31 mars 1943, un projet de lettre destiné au sous-ministre Bédard du MTFQ indique que lorsque les terres d’une superficie de 2290 acres ont été sélectionnées en 1914, il y avait alors à Opitciwan une population totale de 163 habitants et on estimait que chacune des 35 familles devait recevoir au moins 60 acres de terres arables. Le DAI entend maintenant acheter les terres lorsque les deux parties se seront entendues sur le prix (en marge, il est écrit à la main « Maybe not. Try for a grant »). Le DAI est d’avis qu’une superficie de 60 acres par famille n’est pas excessive (en marge, des notes manuscrites indiquent « 263 persons 1939 – July 7/41 : 300 persons incl. Opemiska group now at Obedjiwan – 75 families – 75 x 60 = 4,500 acres »). L’arpentage prévu en 1939 n’ayant pas été effectué, le DAI se dit maintenant prêt à procéder selon les instructions qui avaient alors été données à Rinfret, à condition que la CEC n’ait pas l’intention de rehausser le niveau au-delà des niveaux récemment maintenus (CCPD, aux onglets 333 et 334).

[190]  Le 22 juin 1943, le sous-ministre Campbell du DAI envoie une lettre au sous-ministre Bédard du MTFQ pour lui rappeler que la question de la réserve d’Opitciwan est en suspens depuis environ 30 ans, mais que dans l’intervalle, la population des Atikamekw a grandement augmenté et le caractère des terres originellement sélectionnées a été grandement altéré à cause des inondations occasionnées par le barrage Gouin. Selon Campbell, la bande d’Opitciwan comprend alors environ 75 familles totalisant près de 300 personnes. Il ajoute que leurs exigences en matière de terres sont toutefois modestes. Bien que le DAI souhaite maintenir la moyenne d’environ 60 acres par famille, poursuit-il, il hésite à demander au MTFQ d’augmenter la superficie provisoirement convenue pour cette bande dans des négociations antérieures (CCPD, à l’onglet 335).

[191]  Par conséquent, affirme Campbell, le DAI serait satisfait s’il pouvait obtenir du MTFQ l’équivalent des 2290 acres originaux, à condition qu’ils soient localisés au-dessus de la ligne des hautes eaux ultimement envisagée comme future limite d’inondation. Le DAI, conclut Campbell, soumet au MTFQ par cette lettre une demande pour une telle superficie de terre pour la bande d’Opitciwan. Le DAI suggère que la superficie à être arpentée comprenne le village d’Opitciwan, à l’exclusion de la parcelle qui est présentement occupée par la CBH, que le DAI ne souhaite ni déranger ni inclure dans la réserve.

[192]  Le 14 août 1943, l’arpenteur Rinfret reçoit de l’arpenteur en chef Peters du DAI ses instructions pour la délimitation d’une réserve de 2290 acres à Opitciwan. Avant de procéder, Rinfret devra d’abord faire approuver ces instructions par le MTFQ. Il devra également vérifier auprès de Québec si le niveau d’eau du réservoir doit être augmenté d’ici quelques années, auquel cas on lui recommande d’inclure dans les limites de la réserve une superficie additionnelle équivalente à l’aire qui sera ennoyée. Enfin, si une question d’une importance primordiale devait être soulevée lors de son entretien avec les autorités provinciales, Rinfret est prié d’aviser immédiatement le DAI et d’attendre la réponse de ce dernier avant de procéder (CCPD, à l’onglet 337).

[193]  Le 19 août 1943, le sous-ministre Bédard du MTFQ autorise l’arpenteur Rinfret à procéder à la délimitation de la réserve d’Opitciwan d’une superficie de 2290 acres. L’arpentage devra être exécuté conformément aux instructions générales du MTFQ et à celles émises par le DAI (CCPD, à l’onglet 338).

[194]  Du 21 août au 7 septembre 1943, Rinfret procède aux travaux d’arpentage de la réserve d’Opitciwan (CCPD, à l’onglet 340).

[195]  Le 29 août 1943, l’arpenteur Rinfret informe ses supérieurs que le 17 août, il a rencontré Boisvert du MTFQ en l’absence du sous-ministre Bédard. Boisvert lui a dit que la superficie prévue pour Opitciwan n’était que de 2000 acres, ce avec quoi Rinfret s’est dit en désaccord. Le lendemain, il a rencontré Bédard « who willingly agreed on the 2 290 acres area for the reserve after I explained that we were striving to give 60 acres per family residing at the reserve. [...] As to the question of a further area to be flooded by the raising of water in the Gouin Reservoir, Mr. Boisvert called the Streams Commission and was informed that it was contemplated to raise the water 3 inches only above the highest point at which the water stood in 1942. The area involved was considered negligible and they refused to discuss the matter any further » (soulignement ajouté; CCPD, à l’onglet 339).

[196]  Le 20 septembre 1943, l’arpenteur en chef Peters indique au surintendant Allan du DAI que Rinfret a complété l’arpentage de la réserve d’Opitciwan et qu’il a incidemment délimité une parcelle de 2,6 acres pour la CBH. Peters ajoute que « Mr. Rinfret […] would like to know if this 2.6 acres parcel of land should be left off the Reserve. [...] Father Meilleur, […] thinks it inadvisable to leave off the jurisdiction of the [DIA] lands in the center of the village. [...] Should the Company obtain these lands from this Department, the welfare of the Indians can be safeguarded by means of suitable clauses inserted in the leasehold. Please let me have your views [...] » (Pièce P-14).

[197]  L’arpenteur Rinfret remet son plan d’arpentage le 11 novembre 1943.

L.  Le transfert officiel des terres de la réserve d’Opitciwan

[198]  Le 14 janvier 1944, par son décret no. 160, le Conseil exécutif du gouvernement du Québec met en fiducie un bloc de terre d’une superficie de 2290 acres à la disposition du DAI pour l’usage de la bande d’Opitciwan et en transfère l’administration et le contrôle au gouvernement fédéral (CCPD, à l’onglet 343).

[199]  Le 31 mars 1944, le gérant de district de la CBH signale au gérant de la division de la Traite des fourrures de cette compagnie que le terrain du poste de la CBH, sur lequel elle n’a aucun titre foncier, est inclus dans les terres transférées par la province au bénéfice des Atikamekw d’Opitciwan. Il conclut que « [i]t will now be necessary to approach the Department [...] in order to come to an understanding regarding our occupation of the site » (CCPD, à l’onglet 346).

[200]  Le 21 mars 1950, dans son décret P.C. 1458, le gouverneur en conseil met de côté des terres d’une superficie de plus ou moins 2290 acres pour l’usage et le bénéfice de la bande d’Opitciwan (CCPD, à l’onglet 363).

M.  L’insalubrité de l’eau et la construction de puits

[201]  En 1944, la question de l’insalubrité de l’eau potable n’est toujours pas réglée.

[202]  Le 12 mars 1944, le directeur de la division de l’arpentage et de l’ingénierie du département des mines et ressources indique dans un mémoire que trois puits ont été creusés sur la réserve d’Opitciwan, mais qu’une inspection est requise pour confirmer que la qualité et la quantité d’eau y sont satisfaisantes (CCPD, à l’onglet 345).

[203]  Le 30 novembre 1944, dans une lettre au DAI, l’agent Larivière expose que vu le nombre de personnes malades chaque été, la difficulté d’obtenir de la bonne eau, le niveau du réservoir Gouin affectant beaucoup, il considère très important de doter la réserve d’un bon puits, si possible l’été suivant. Larivière joint le dernier rapport d’analyse, en remarquant que le test a été pris alors que le niveau du réservoir était à son plus bas depuis des années, et que l’eau devrait être potable. Au bas de la page, une note dactylographiée indique que « according to the analysis, this water is unsafe » (CCPD, à l’onglet  347).

[204]  Le 11 décembre 1944, le directeur intérimaire du DAI répond à l’agent Larivière qu’il est urgent de doter les Atikamekw d’un puits pour leur fournir de la bonne eau potable et réduire ainsi la dépense médicale. Selon l’analyse d’eau jointe à la lettre de Larivière, l’eau est impropre à la consommation. Il lui demande donc d’informer les Atikamekw de faire bouillir leur eau (CCPD, à l’onglet 348).

[205]  Le 1er mai 1945, l’agent Larivière signale dans une note d’information qu’environ 300 habitants vivent à Opitciwan de mai à novembre et que de 25 à 30 y demeurent l’hiver. Il explique que le niveau d’eau du réservoir Gouin a été augmenté de 40 pieds à 50 pieds et varie généralement de 5 pieds à 8 pieds. L’année précédente, le réservoir a subi une baisse de 13 pieds. Lorsque le réservoir a été complété, les arbres ont été inondés et l’eau n’est pas bonne pour l’usage domestique. Les deux puits de la CBH se remplissent de mauvaise eau lorsque le niveau est élevé (CCPD, à l’onglet 350).

[206]  Le 19 janvier 1946, l’entrepreneur en forage Gérard Déry soumet son rapport confirmant la construction de trois puits sur la réserve d’Opitciwan (CCPD, à l’onglet 353).

[207]  Le 12 mars 1946, l’ingénieur en chef du DAI informe le directeur de l’arpentage et de l’ingénierie du DAI que trois puits ont été creusés à Opitciwan mais que leur inspection n’a pas encore été faite quant à la quantité et à la qualité de l’eau (CCPD, à l’onglet 354).

[208]  Le 20 janvier 1947, l’agent Larivière transmet à l’ingénieur en chef du DAI le plan des trois puits creusés sur la réserve d’Opitciwan, le rapport de l’entrepreneur Déry ainsi que la facture pour les travaux. Larivière est d’avis qu’un seul puits devrait être payé puisqu’un seul parmi les trois fonctionne (CCPD, à l’onglet 357).

[209]  Le 1er juin 1953, l’agent Larivière informe la CEC que le niveau de l’eau sur le réservoir Gouin est tellement élevé que le moulin à scie sur la réserve est pratiquement inopérable. Il demande une inspection (CCPD, à l’onglet 365).

[210]  Le 3 juin 1953, l’ingénieur en chef Chagnon de la CEC indique à l’agent Larivière que le réservoir Gouin est au niveau de 1327,5 pieds alors que la retenue possible et autorisée est de 1328 pieds (CCPD, à l’onglet 366).

[211]  Le lendemain, l’agent Larivière demande à l’ingénieur en chef Chagnon qu’un officier de la CEC vienne se rendre compte de la montée des eaux dans le réservoir Gouin, qui n’ont jamais été si hautes, et de la manière dont elles agissent sous l’effet des vents (CCPD, à l’onglet 367).

[212]  Le 27 juin 1953, l’ingénieur en chef Chagnon informe l’agent Larivière qu’en juin et juillet 1942, le réservoir Gouin est maintenu à la cote de 1327,8 pieds et qu’en juin, juillet et août 1947, il est maintenu entre les cotes de 1327,5 pieds et de 1328 pieds. Il l’avise également que l’inspecteur D’Auray de la CEC se rendra la semaine suivante à Opitciwan pour localiser certains points au contour du niveau de 1329 pieds. Les constructions à Opitciwan, dit Chagnon, devraient être localisées à deux ou trois pieds au-dessus du niveau de 1329 pieds auquel la CEC s’apprête à rehausser la crête du barrage (CCPD, à l’onglet 368).

N.  Le rehaussement en 1955 de la crête du barrage

[213]  Après plus de vingt ans d’exploitation, le barrage Gouin est rehaussé deux fois. En 1942, le gouvernement du Québec autorise la CEC à relever la crête du barrage pour passer à la cote de 1328 pieds. Ce rehaussement de trois pieds devient effectif en 1946.

[214]  En 1955 et 1956, par l’adoption de trois décrets, la province de Québec autorise des réparations et des modifications au barrage Gouin susceptibles d’augmenter la capacité d’emmagasinement dans le réservoir. Ainsi, en 1955, des travaux pour faire passer à 1329 pieds le niveau maximal d’exploitation sont à nouveau autorisés. Ce deuxième rehaussement de un pied est effectif en 1956 (CCPD, aux onglets 374, 375 et 378).

[215]  Le 26 mars 1956, l’ingénieur en chef Chagnon de la CEC informe le sous-ministre Dussault du ministère des Ressources hydrauliques du Québec que le fait d’avoir fait passer la cote de retenue maximum du barrage Gouin de 1325 pieds à 1329 pieds a pour effet d’augmenter l’ennoiement potentiel en amont du barrage d’une superficie de 51 200 acres. De plus, dit-il, la végétation sera affectée par infiltration de deux à trois pieds au-dessus de la retenue maximum (CCPD, à l’onglet 376).

[216]  Les conséquences des inondations résultant des rehaussements de 1942 et de 1955 seront discutées dans le jugement 2016 TRPC 9 concernant le dossier SCT-2007-11.

O.  L’histoire orale

[217]  Dans l’arrêt Mitchell c MRN, 2001 CSC 33 au para 37, [2001] 1 RCS 911 [Mitchell], la Cour suprême du Canada a insisté sur l’importance de la preuve des récits oraux et sur le poids qu’il convient de donner au point de vue des autochtones.

[218]  L’alinéa 13(1)b) de la LTRP prévoit que la preuve orale est recevable dans le cadre des instances du Tribunal.

[219]  La revendicatrice a fait entendre Paul-Yves Weizineau, dont le travail au service de santé d’Opitciwan l’amène à être fréquemment en contact avec les aînés, ainsi que quatre aînés : Antoine et Joséphine Awashish et Jérémie et David Chachai. Les aînés ont témoigné avoir été informés par l’un ou l’autre des aînés suivants, aujourd’hui décédés : Basile Awashish, fils du Chef Gabriel Awashish, Mathias Weizineau, Louisa Awashish, grand-mère de Joséphine et épouse du Chef Gabriel Awashish, David Niquay et Basile Denis-Damée.

[220]  Le témoignage des aînés est sincère, franc et, malgré quelques divergences parfois entre eux sur certains détails et certaines dates, de façon générale, il corrobore la volumineuse preuve documentaire quant aux aspects relevant de leur connaissance. 

[221]  De plus, il s’agit en l’espèce d’une réalité quasi contemporaine pour les aînés qui ont témoigné, car ils sont nés dans les années 1930. Ils ont ainsi pu témoigner sur certains sujets, tels l’absence d’isolation des maisons de la CEC, les puits et les marchands indépendants. Bien qu’ils étaient jeunes à l’époque, il s’agit de faits qu’ils ont eux-mêmes vécus. Le risque de distorsion est alors moins important que lorsque plusieurs générations séparent ceux qui ont vécu l’événement de ceux qui le racontent. 

[222]  Le Tribunal accorde de la crédibilité aux témoignages des aînés.

[223]  Ainsi Antoine et Joséphine Awashish et Jérémie et David Chachai ont relaté les récits historiques que leur avaient transmis leurs aînés ainsi que les événements dont ils avaient eux-mêmes été témoins.

[224]  Tous ont insisté sur la souffrance vécue par les Atikamekw après l’inondation, ainsi que sur les difficultés qu’ils ont eues à survivre et à nourrir leur famille.

[225]  Malgré les nuances apportées par chacun des aînés, de façon générale, l’ensemble de leur témoignage peut se résumer comme suit :

  1. n’ayant pas été avisés de la date prévue pour la montée des eaux, et n’ayant jamais su jusqu’où l’eau allait monter, les Atikamekw n’ont pu se préparer à l’avance et récupérer leurs biens.Ils n’ont réalisé qu’ils allaient être inondés que lorsqu’ils ont constaté que l’eau montait très rapidement.Pendant les décennies qui ont suivi, le niveau d’eau sur le réservoir n’a jamais été stable et variait à tous les ans;

  2. il y avait entre 18 et 20 maisons faites en planches et environ 10 misatokokiam (maisons en rondins) sur le site de l’ancien village. Les Atikamekw ont tout perdu à cause de l’inondation.Leurs maisons se sont écroulées et sont parties à la dérive, et les meubles qu’ils avaient eux-mêmes fabriqués (tables, chaises, lits, etc.) ont tous été ennoyés. Ils n’ont pu sauver que leurs couvertures et leurs vêtements. Ils ont également perdu leurs cabanons (cicipitakan) qui servaient à entreposer leur nourriture et tout leur équipement (pelles, outils, attelages pour les chiens, traîneaux, raquettes, plusieurs pièges, etc.);

  3. une fois le village inondé, les Atikamekw ont défriché l’emplacement du nouveau village avec les rares outils qu’il leur restait mais ont dû attendre quatre ou cinq ans pour recevoir les planches de bois qu’on leur avait promises pour compenser les maisons inondées. Ces planches étaient non seulement insuffisantes pour le nombre d’habitants qu’ils étaient, mais elles étaient minces et se brisaient facilement, contrairement aux planches épaisses, solides et durables qu’eux-mêmes fabriquaient et avec lesquelles ils avaient construit leurs maisons avant l’inondation. Les maisons qu’ils ont eux-mêmes dû reconstruire avec peu de matériaux n’étaient pas isolées et il y faisait très froid en hiver;

  4. à la suite de l’inondation, ils se sont rapidement rendu compte que l’eau qu’ils avaient l’habitude de boire n’était plus potable et que le poisson qu’ils mangeaient n’était plus comestible. De l’avis des aînés, la pollution de l’eau était due au fait que les arbres n’avaient pas été coupés avant la montée des eaux et au fait que de nombreux animaux noyés flottaient sur les eaux. Plusieurs personnes, dont beaucoup de jeunes enfants, sont tombées malades et se sont plaintes de maux de ventre. Plusieurs autres ont été envoyées à l’hôpital et y sont parfois décédées. Des femmes enceintes sont aussi mortes ou ont perdu leur fœtus après avoir bu l’eau du réservoir;

  5. les Atikamekw ont éprouvé beaucoup de difficultés à trouver de l’eau potable, car plusieurs lacs avaient été inondés. Après avoir repéré des ruisseaux ou des petits lacs où l’eau était claire et potable, ils ont alors aménagé des sentiers pour s’y rendre;

  6. afin de se procurer de l’eau potable plus facilement, les Atikamekw ont eux-mêmes aménagé quatre puits de surface dans les années 1950. Ces derniers ont cependant été totalement submergés par la montée des eaux qui a eu lieu lors du deuxième relèvement de la crête du barrage, les forçant à nouveau à rechercher de nouvelles sources d’eau potable. Ils se souviennent que ce n’est que vers environ 1944 que les « Blancs» ont construit un puits muni d’une pompe à eau (CCPD, à l’onglet 353, l’entrepreneur en forage soumet son rapport le 19 janvier 1946 confirmant la construction de trois puits);

  7. alors qu’il était facile de se nourrir avant l’inondation, la montée des eaux a causé la mort de plusieurs animaux que les Atikamekw avaient l’habitude de manger. Les castors, les rats musqués, les orignaux et tous les autres petits gibiers se sont noyés;

  8. les Atikamekw ont perdu tout ce qui se trouvait sur leurs territoires de chasse, y compris plusieurs misatokokiam et tentes dans lesquels ils habitaient lorsqu’ils étaient en forêt. N’ayant pas eu le temps de récupérer quoi que ce soit avant la montée des eaux, ils ont également perdu tout l’équipement qui leur était nécessaire pour survivre en forêt (outils, pièges, filets, pelles, attelages, canots d’écorce, ainsi que les raquettes et les traîneaux qu’ils avaient fabriqués pour se déplacer durant l’hiver). « [Ç]’a été une perte totale ».Ils n’ont jamais été compensés pour ces pertes.La montée des eaux qui a suivi le second relèvement de la crête du barrage a été encore plus dommageable, et encore plus de misatokokiam ont été ennoyés;

  9. les Atikamekw ont également perdu plusieurs sites de campement aménagés où ils avaient l’habitude de s’arrêter et de s’installer pour la nuit lorsqu’ils voyageaient sur le territoire;

  10. avec la montée des eaux, il était devenu très difficile pour les Atikamekw de retrouver leurs lacs et de se rendre sur leur territoire parce que la forêt était inondée et que tout le paysage avait changé. Des morceaux de terre flottaient ainsi que de nombreux arbres qui n’avaient pas été coupés, lesquels flottent encore partout sur le réservoir. D’autres arbres restés debout étaient submergés et invisibles et causaient souvent des accidents en perforant les canots d’écorce des Atikamekw. Le danger était omniprésent. Plusieurs personnes se sont noyées.

P.  Les expertises

[226]  La revendicatrice a fait témoigner deux experts, Jacques Frenette et Claude Marche. Cinq experts ont été appelés à témoigner pour l’intimée : Jean-Pierre Garneau, Stéphanie Béreau, Éric Groulx, Christian Gagnon et Michel Leclerc.

1.  En demande

a)  Jacques Frenette

[227]  Jacques Frenette a été appelé comme expert par la revendicatrice. Une grande partie de son rapport et de son témoignage a fait l’objet d’une objection de la part de l’intimée. Le Tribunal a permis la production de son rapport et de son témoignage, sous réserve de l’objection de l’intimée, et qualifié ce dernier comme d’expert en anthropologie et ethnohistoire amérindienne.

[228]  Son rapport est soumis pour les fins des quatre revendications SCT-2004-11,  SCT-2005-11, SCT-2006-11 et SCT-2007-11.

[229]  L’expert Jacques Frenette est détenteur d’un baccalauréat (1977), d’une maîtrise (1981) et d’un doctorat (1993) en anthropologie de l’Université Laval. Le champ de spécialisation de son mémoire de maîtrise et de sa thèse de doctorat était l’ethnohistoire amérindienne. Il a travaillé à titre de consultant dans le domaine des études autochtones depuis plus de trente ans. Il a fait de la recherche en archives, sur le terrain et en bibliothèque afin de documenter l’histoire et le mode de vie des Abénaquis, des Algonquins/Anishinabeg, des Atikamekw, des Cris/Eeyous, des Innus/Montagnais, des Malécites et des Métis.

[230]  L’expert Frenette a déposé un rapport intitulé Les Atikamekw d’Opitciwan (1880-1950), Bilan de la littérature scientifique (Pièce P-3). Son mandat consiste à documenter, pour les années 1880 à 1950, l’organisation interne de la revendicatrice et ses relations avec le monde extérieur. De façon plus précise, il consiste à présenter la Première nation d’Opitciwan et à la situer à l’intérieur de la Nation atikamekw, décrire son territoire et son mode de vie, ainsi que ses liens avec la CBH, les marchands indépendants, les missionnaires, le DAI, les entrepreneurs forestiers, la CEC, etc. (Pièce P-3, à la p 1).

[231]  La littérature scientifique, c’est-à-dire les ouvrages, les articles et les rapports de recherche, rédigés par des spécialistes, tels des anthropologues, des archéologues, des géographes et des historiens, a fourni l’essentiel des informations sur lesquels l’expert Frenette a fondé ses observations (Pièce P-3, à la p 1). Ont été laissées de côté les sources primaires publiées (ex : les relations des missionnaires) et non publiées (ex : les archives ecclésiastiques), de même que les sources orales (ex : les entrevues chez la Première nation). À cet égard, l’expert Frenette écrit dans son rapport :

D’ailleurs, s’il existait une mise en garde à faire sur la portée de notre travail, ce serait celle voulant que la consultation de la littérature scientifique n’a peut-être pas fourni toutes les réponses à toutes les questions, ni toutes les précisions sur tous les sujets. Et pour tenter de le faire, il faudrait alors se rendre consulter les archives et les Atikamekw eux-mêmes. [Pièce P-3, à la p 2]

[232]  L’expert Frenette explique avoir choisi cette approche pour des raisons méthodologiques, pratiques et financières.

[233]  Son rapport se divise en cinq chapitres qu’il résume comme suit :

  • Chapitre 1 : présentation du territoire de la Haute-Mauricie, l’état des ressources animales, pour la période qui intéresse le présent litige, et le contenu de deux rapports d’un arpenteur qui visita la région d’Opitciwan au début du XXe siècle.

  • Chapitre 2 : la présence des différents acteurs eurocanadiens en Haute-Mauricie et dans la région d’Opitciwan et notamment, la CBH, les marchands de fourrures indépendants, les trappeurs professionnels, les sportifs des clubs de chasse et pêche, les missionnaires, et les entrepreneurs forestiers.

  • Chapitre 3 : la société Atikamekw d’Opitciwan – du général au particulier.

  • Chapitre 4 : le mode d’occupation et d’utilisation du territoire chez les Atikamekw d’Opitciwan et le cycle annuel des activités de ces derniers.

  • Chapitre 5 : les sources de gains ou de revenus des Atikamekw d’Opitciwan.

[234]  Dans son rapport, l’expert Frenette résume ses principales observations tirées de la littérature scientifique au sujet des Atikamekw d’Opitciwan pour les années 1890 à 1950. Outre, la question de l’organisation sociale, il écrit ce qui suit :

  1. la bande de poste de traite d’Obedjiwan avait à sa tête un chef désigné par ses pairs à titre de porte-parole auprès des agents de la CBH et du missionnaire. En 1886, la bande a élu son premier chef, Thomas Awashish;

  2. la bande d’Obedjiwan compta environ 80 personnes jusqu’en 1870. Sa population crut ensuite jusqu’à 122 individus en 1888. Elle fut la plus populeuse des bandes de la Haute-Mauricie au début du XXe siècle, avec 151 membres en 1909 pour fléchir à 146 en 1924. Sa croissance fut constante jusqu’en 1949;

  3. son territoire débordait au nord la hauteur des terres à différents endroits, là où vivaient aussi les Cris. Au sud le territoire se rendait jusqu’à la rivière Wabano, formant ainsi une frontière commune avec les Atikamekw de Wemotaci, suivant en bonne partie le tracé du chemin de fer. À l’ouest, le territoire comprenait les sources des rivières Mégiscane, Gatineau et du Lièvre, du côté des Algonquins. À l’est, il débordait enfin le bassin de l’Ashuapmushuan, chez les Montagnais;

  4. la bande d’Obedjiwan faisait partie de la nation atikamekw, ayant le même mode de vie, la même langue et la même culture, tradition orale et règle d’endogamie que les bandes de Wemotaci et de Manawan. Le chef d’Obedjiwan et les autres chefs Atikamekw pouvaient mener des actions concertées lorsque le besoin s’en faisait sentir même s’il n’existait pas de véritable organe politique centralisé;

  5. la nation atikamekw comptait environ 200 personnes en 1870, 256 en 1880 et 621 en 1939;

  6. parmi les eurocanadiens cotoyés régulièrement par les Atikamekw d’Obedjiwan, il y a eu les agents de la Baie d’Hudson et des marchands indépendants. Les premiers vivaient sur place. Les seconds, même s’ils se sont mis à visiter Obedjiwan à compter des années 1920, ne s’y sont jamais installés en permanence. Le commerce des fourrures était fondé sur le troc, le crédit, les présents et l’argent comptant;

  7. les Atikamekw d’Obedjiwan entretenaient des relations avec les missionnaires, qui commencèrent à visiter la Haute-Mauricie en 1837, construisirent une chapelle à Kikendatch en 1898 et une autre à Obedjiwan en 1916. Les Atikamekw recevaient la visite du missionnaire en été au moment du rassemblement au poste de traite. Grâce au chemin de fer, ces visites étaient plus fréquentes durant les fêtes, telles que Noël et Pâques. Le chef d’Obedjiwan eut toujours à composer avec le missionnaire qui n’hésitait pas à se faire leur porte-parole, et du même coup, s’assurer de la promotion de ses intérêts. Comme il n’y avait pas d’agent des Indiens chez les Atikamekw, le DAI s’en remit régulièrement au missionnaire pour faire appliquer ses décisions et les dispositions de la Loi sur les Indiens;

  8. sur le territoire, les Atikamekw endurèrent la concurrence des trappeurs eurocanadiens dès les années 1870 dont le nombre explosa en 1930. La coupe de bois par les concessions forestières ne débuta véritablement que vers les années 1940;

  9. la construction du barrage Gouin, de 1915 à 1917, et la mise en eau de son réservoir, à compter de 1918, qui visait à régulariser le débit de la rivière St-Maurice et à faciliter le flottage des billes de bois, finirent par inonder 16 territoires de chasse chez les Atikamekw d’Obedjiwan ainsi que leur village. La CBH réussit à s’entendre immédiatement avec la CEC et lui accorda 1400 $ pour les dommages causés à son poste de traite d’Obedjiwan. Le règlement quant aux habitations et aux camps de chasse des Atikamekw, à la chapelle et au cimetière mit plus de temps, les négociations s’étirant de 1918 à 1925. Encore là, la situation de plusieurs sinistrés ne fut pas considérée;

  10. les mammifères d’importance, tels le caribou, l’orignal, le castor et la martre, connurent des baisses marquées à compter des années 1850 pour lentement se rétablir que vers la fin de ce siècle, mais jamais à leur niveau antérieur. Il fut évalué que le réservoir Gouin noierait 30 000 cordes de bois de valeur commerciale. La question des dommages sur la faune, pourtant envisageables, ne fut même jamais soulevée;

  11. lorsque le gros gibier disparut pratiquement de la Haute-Mauricie, à compter des années 1850, les Atikamekw n’eurent d’autre choix que d’intensifier leurs activités de piégeage. Leur économie resta orientée vers le commerce des fourrures jusque dans les années 1940;

  12. à chaque famille correspondait un territoire dont les limites étaient connues et respectées. Cette famille avait l’exclusivité du gibier à fourrure sur son territoire.

b)  Claude Marche

[235]  L’intimée conteste l’admissibilité du rapport du Dr Marche et de son témoignage et en demande le rejet. Selon l’intimée, l’inadmissibilité du rapport et du témoignage de Dr Marche aura un impact important sur le dossier SCT-2007-11 et accessoirement sur le présent dossier.

[236]  L’objection prise sous réserve est fondée sur le défaut de qualification de l’expert Marche en matière d’arpentage et de géochimie (qualité des eaux). L’intimée soumet également que son expertise est totalement non fiable. Sous réserve de l’objection, le Tribunal a permis le témoignage du Dr Marche et qualifié ce dernier d’expert en hydraulique des barrages.

[237]  Au début de l’année 2013, le Dr Marche reçoit le mandat suivant :

  1. évaluer l’impact de la création et de la gestion du réservoir Gouin sur la superficie des terres réservées à la bande des Atikamekw d’Opitciwan;

  2. établir s’il existe un lien entre le fonctionnement du réservoir et la détérioration remarquée de la qualité de l’eau issue du réservoir et des puits riverains que la bande a consommée durant plusieurs années.

[238]  Plus spécifiquement, il décrit la nature de son mandat comme suit :

Le mandat qui m’a été confié énonçait cinq objectifs dans le cadre des deux dossiers SCT-2004-11 et SCT-2007-11 :

a) Dossier SCT-2004-11 :

i) Établir s’il y a eu ennoiement permanent d’une certaine superficie à même la réserve arpentée à Opitciwan en août 1914, par suite de la mise en eau du réservoir Gouin. Si oui, identifier la zone ennoyée.

ii) Établir si des ennoiements récurrents de superficies de la réserve ont pu avoir lieu entre la mise en eau du réservoir et l’arpentage final de 1943. Préciser la ou les causes de ces ennoiements et identifier les zones ennoyées.

b) Dossier SCT-2007-11 :

i) Établir s’il y a eu ennoiement permanent d’une certaine superficie à même la réserve de 2 290 acres arpentée à Opitciwan en août-septembre 1943. Si oui, préciser l’époque de l’ennoiement et les causes de l’ennoiement. Identifier la zone ennoyée.

ii) Établir si des ennoiements récurrents de superficies additionnelles de la réserve arpentée en 1943 ont pu avoir lieu à compter de l’arpentage jusqu’à aujourd’hui. Identifier les zones ennoyées.

c) Dossiers SCT-2004-11 et SCT-2007-11 :

Établir si des causes hydrologiques et/ou en lien avec les opérations du réservoir Gouin peuvent avoir modifié la qualité des eaux utilisées ou consommées dans la réserve. [Dr Claude Marche, Sur la réduction de la superficie des terres réservées aux Atikamekw du réservoir Gouin, et la contamination de leur eau de consommation, avril 2013, Pièce P-10, à la p 74]

[239]  Les qualifications et l’expertise du Dr Marche ont été résumées et analysées dans la décision 2016 TRPC 9 du dossier SCT-2007-11. Ce résumé et cette analyse s’appliquent mutatis mutandis à la présente décision.

2.  En défense

a)  Jean-Pierre Garneau

[240]  Jean-Pierre Garneau a été appelé comme expert par l’intimée. Il a été reconnu par le Tribunal comme expert anthropologue spécialisé dans la culture et l’histoire des populations autochtones du Québec au nord du St-Laurent avec une expérience de l’évaluation des impacts économiques et sociologiques de projets industriels sur les communautés autochtones.

[241]  L’expert Garneau est détenteur d’un baccalauréat (1979) et d’une maîtrise (1985) en anthropologie de l’Université Laval. Depuis 24 ans, il travaille à titre de consultant dans le domaine des études autochtones. Au cours de sa carrière, il a réalisé des études d’impacts environnementaux de projets hydro-électriques, forestiers et miniers touchant diverses communautés autochtones ainsi que des enquêtes sociaux-économiques. Il a aussi réalisé des  recherches en archives, sur le terrain et en bibliothèque afin de documenter l’histoire et le mode de vie des Hurons-Wendat, des Algonquins/Anishinabeg, des Atikamekw, des Cris/Eeyous, des Innus/Montagnais, des Naskapis et des Inuits.

[242]  Il a produit un rapport intitulé Contre-expertise du Rapport de M. Jacques Frenette intitulé « Les Atikamekw d’Opitciwan (1880-1950) : bilan de la littérature scientifique » (Pièce D-4). Son mandat a consisté à rassembler les faits nécessaires à la contre-expertise du rapport de M. Frenette. Il touche l’histoire de la nation des Atikamekw depuis le milieu du XIXe siècle, avec une attention particulière à l’histoire de la Première nation d’Opitciwan depuis le début du XXe siècle jusque vers 1950. Il a documenté notamment le dossier des événements ayant mené à la création de la réserve d’Opitciwan et celui des impacts subis par la communauté d’Opitciwan à la suite de la construction du barrage et de l’ennoiement du réservoir Gouin. Sa contre-expertise vise à restaurer la chronologie des faits et la complexité des interactions entre les acteurs, dans un certain nombre de domaines pertinents aux faits énumérés dans le cadre des déclarations de revendications, à savoir :

1. Le délai de création de la réserve.

2. La provision territoriale (superficies envisagées, puis finalement accordées)

3. Le règlement des dommages ayant fait suite à l’ennoiement du réservoir.

4. Les incidences du délai de création de la réserve sur la présence de petits marchands et la vente d’alcool. [Pièce D-4, à la p 7]

[243]  Ses principales conclusions peuvent se résumer comme suit :

  1. Dès 1912, la Couronne fédérale était prête à enclencher les démarches menant à la création d’une réserve pour les Atikamekw d’Opitciwan. La Couronne fédérale ne pouvait unilatéralement créer la réserve et, à cette époque, la province de Québec a préféré attendre que l’ennoiement ait lieu et que ses conséquences soient connues avant d’aller de l’avant (Pièce D-4, à la p 28).

  2. Après l’inondation et après que les Atikamekw se soient installés sur le nouveau site, la Couronne fédérale a relancé le dossier à deux reprises, en 1927 et 1930, mais pour des raisons impossibles à déterminer clairement, ces démarches n’ont pas produit de résultat (Pièce D-4, à la p 28).

  3. En 1942, le Père Meilleur a relancé la question en interpelant directement le Québec qu’il accusait de se traîner les pieds dans cette affaire. Cet effort a trouvé un écho favorable, la province a accepté de procéder, une nouvelle demande de la Couronne a été agréée, un arpentage effectué et le terrain transféré (Pièce D-4, à la p 28).

  4. En 1919, les Atikamekw ont fait la liste de leurs maisons inondées et ont chiffré la valeur de ce qu’ils estimaient avoir perdu. La CEC a également procédé à ces observations, lesquelles ont été communiquées au DAI lors de la rencontre de McLean du DAI et de Lefebvre de la CEC en mai 1920. Le DAI a estimé que l’entente n’était pas déraisonnable, mais a hésité à l’entériner parce qu’on envisageait la possibilité que les Atikamekw désirent déménager plus loin, auquel cas le DAI aurait préféré un règlement en argent. Le DAI s’en est donc remis aux Atikamekw. L’entente qui intervient en 1920entre la CEC et les Atikamekw fait en présence du Père Guinard lève ces doutes, puisque ceux-ci confirment leur intention de se relocaliser à proximité. Aucun document par lequel le DAI déclare officiellement entériner l’entente n’a été identifiée, mais la CEC a considéré que tel était bel et bien le cas (Pièce D-4, aux pp 67–68).

  5. En 1921 et 1922, les choses se gâtent sur le terrain en ce que les relations entre le Père Guinard et la CEC se sont envenimées pendant les étés des années 1921 et 1922. L’appel de Lefebvre de la CEC au DAI en novembre 1922 a provoqué l’intervention du DAI, l’intervention du premier ministre du Québec a exercé de la pression politique sur la CEC, mais c’est la visite de l’inspecteur Parker du DAI à Opitciwan qui a été l’élément déterminant (Pièce D-4, à la p 68).

[244]  La dernière partie de la contre-expertise de l’expert Garneau traite de la présence des marchands et de la vente d’alcool sur la réserve d’Opitciwan et concerne le dossier SCT-2005-11. Elle sera traitée dans le cadre de ce dossier.

b)  Stéphanie Béreau

[245]  Stéphanie Béreau a été appelée comme témoin expert par l’intimée. Le Tribunal a reconnu son expertise comme historienne spécialiste sur l’histoire des peuples autochtones du Québec et de leurs relations avec l’État.

[246]  L’experte Béreau a poursuivi un cursus en histoire à l’Université de la Sorbonne (Paris IV). Elle y a obtenu une maîtrise en 1997 et un Diplôme d’Études Approfondies en 1998. Elle a par la suite suivi des études de doctorat à l’Institut Universitaire Européen de Florence. Sa thèse qui porte sur l’Histoire contemporaine y a été soutenue en novembre 2006.

[247]  Depuis 2005, elle travaille à temps plein en tant que consultante en histoire. À ce jour, elle a remis plusieurs rapports de recherche sur les Amérindiens du Québec à des ministères provinciaux, fédéraux ainsi qu’à des organismes privés comme des musées ou des maisons d’édition. Elle a notamment rédigé plusieurs articles, un ouvrage ainsi que des actes de colloques.

[248]  L’experte Béreau a produit deux rapports.

[249]  Le premier s’intitule La question de la superficie dans la création des réserves au Québec (milieu du XIXe – milieu du XXe siècle), octobre 2013 (Pièce D-5). Ce rapport est soumis plus particulièrement pour le dossier SCT-2006-11 et a comme objectif de :

  1. déterminer d’un point de vue historique, si certaines lois comportaient des dispositions visant la manière dont les superficies des réserves créées après 1851 étaient calculées;

  2. déterminer si un mode de calcul avait pu être adopté par les administrateurs coloniaux pour déterminer la taille des réserves.

[250]  Son expertise à cet égard sera traitée dans le dossier SCT-2006-11.

[251]  Le second rapport de l’experte Béreau s’intitule  La question des délais dans la création des réserves au Québec (milieu du XIXe siècle – milieu du XXe siècle), octobre 2013 (Pièce D-9). Ce rapport est soumis plus particulièrement pour le dossier SCT-2005-11 et sera traité dans ce dossier.

c)  Éric Groulx

[252]  Éric Groulx a été reconnu par le Tribunal comme arpenteur-géomètre et arpenteur du Canada. Il est membre de l’Ordre des Arpenteurs-Géomètres du Québec et de l’Association des Arpenteurs des Terres du Canada.

[253]  En novembre 2013, il a produit une contre-expertise en réponse à l’expertise du Dr Marche intitulée Contre-expertise en arpentage et en géomatique  (Pièce D-18).

[254]  Bien qu’elle trouve aussi application à certains égards dans le présent dossier, sa contre-expertise est traitée dans la décision 2016 TRPC 9 concernant le dossier SCT-2007-11. 

d)  Michel Leclerc

[255]  Michel Leclerc a été reconnu par le Tribunal comme ingénieur spécialiste en hydrologie et en hydraulique.

[256]  Son expertise a été produite pour les fins du dossier SCT-2007-11 et sera traitée dans ce dossier.

e)  Christian Gagnon

[257]  Le Dr Christian Gagnon a été reconnu par le Tribunal comme expert en géochimie. 

[258]  En novembre 2013, en réponse à l’expertise du Dr Marche portant sur la qualité des eaux, il produit un rapport intitulé Contre-expertise en géochimie (Pièce D-41).

[259]  Sa contre-expertise concerne le présent dossier ainsi que le dossier SCT-2007-11. Elle est cependant traitée dans le dossier SCT-2007-11.

IV.  les objections quant à la recevabilité des rapports et témoignages d’experts

A.  Rapport et témoignage de Jacques Frenette

[260]  L’intimée s’objecte à l’admissibilité de plusieurs parties du rapport de Jacques Frenette et des portions corrélatives de son témoignage au motif de non-pertinence puisque cette preuve viserait essentiellement à établir l’existence des droits ancestraux de la revendicatrice, alors que cette question est expressément exclue de la juridiction du Tribunal en vertu de l’alinéa 15(1)f) de la LTRP.

[261]  Plus précisément, l’intimée soutient que les rubriques suivantes et les portions corrélatives de témoignage doivent faire l’objet d’une radiation :

  • Chapitre 2, point 2.5.4, page 40 et suivantes, intitulé : Les impacts sur les territoires de chasse d’Obedjiwan.

  • Chapitre 3, point 3.1, aux pages 52 à 54, intitulé : La nation atikamekw; point 3.2, aux pages 57 à 59, intitulé La bande de poste de traite d’Obedjiwan; et point 3.3, intitulé : Le groupe de chasse.

  • Chapitre 4 au complet, intitulé : L’occupation et l’utilisation du territoire.

  • Chapitre 5 au complet, intitulé : De la traite des fourrures au travail rémunéré.

[262]  Quant aux autres chapitres ou points du rapport, l’intimée plaide qu’ils ne constituent pas une preuve pertinente. Ils ne font que brosser un portrait général de la situation sans rapport avec l’enjeu précis visé par la présente revendication.

[263]  L’intimée cite l’arrêt R c Mohan, [1994] 2 RCS 9 au para 18, 114 DLR (4th) 419, dans lequel la Cour suprême du Canada rappelle que « [c]omme […] toute autre preuve, la pertinence est une exigence liminaire pour l’admission d’une preuve d’expert ».

[264]   L’objection est rejetée.

[265]  Le Tribunal estime que les parties contestées du rapport d’expertise de l’expert Jacques Frenette et de son témoignage sont pertinentes en ce que la description de l’occupation et de l’utilisation historiques du territoire traditionnel constitue une mise en contexte dans les circonstances du présent litige. 

[266]  De plus, certains sujets abordés par l’expert Frenette, notamment la question des marchands sur le territoire, et que l’intimée demande de radier, sont aussi traités par l’expert de cette dernière, Jean-Pierre Garneau.

[267]  Bref, la lecture de chacune des parties visées par l’objection permet de conclure que celles-ci sont utiles à l’objet de la revendication.

[268]  Enfin, il y a lieu de rappeler que l’alinéa 13(1)b) de la LTRP prévoit que le Tribunal peut recevoir des éléments de preuve qu’il estime indiqués, « indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire ».

[269]  Quant à la question relative au fait que le rapport de l’expert Frenette repose sur des sources secondaires plutôt que primaires, il s’agit là d’une question qui concerne la force probante du rapport plutôt que l’admissibilité de celui-ci.

B.  Rapport et témoignage de Claude Marche

[270]  Pour les motifs énoncés dans la décision 2016 TRPC 9 du dossier SCT-2007-11, lesquels s’appliquent mutatis mutandis à la présente décision, le Tribunal rejette l’objection de l’intimée quant à l’admissibilité du rapport et du témoignage du Dr Marche.

V.  la force probante à attribuer aux rapports et témoignages des exeprts

[271]  J’ai conclu précédemment que le rapport et le témoignage de l’expert Frenette sont utiles et pertinents.

[272]  L’intimée soulève le peu de force probante à donner au rapport de cet expert puisque ce dernier n’a utilisé que des sources secondaires.

[273]  Dans Bande Beardy’s et Okemasis Nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, 2015 TRPC 3 [Beardy’s], le juge Slade traite de la question des sources primaires et secondaires dans un rapport d’expert. Il conclut comme suit :

[42]   Il est difficile d’établir le poids qu’il convient d’accorder aux opinions tirées des sources secondaires invoquées par un témoin expert pour justifier sa propre opinion. La cour ne se fonde sur la source secondaire qui fait autorité que si elle respecte les normes du domaine de spécialité de l’auteur. En définitive, le poids accordé à chaque élément de preuve peut faire l’objet d’un examen minutieux par la cour.

[43] Lorsque, comme en l’espèce, les opinions divergent dans la doctrine relativement aux sources secondaires, l’opinion d’un expert risque de se voir accorder plus de poids si elle est fondée sur des sources primaires.

[274]  En l’espèce, l’expert Garneau n’est pas en désaccord avec le contenu du rapport de Jacques Frenette. Il écrit ce qui suit :

Globalement considéré, et sous réserve des critiques spécifiques que nous énoncerons au début de chacun des chapitres de cette contre-expertise, le Bilan déposé par Jacques Frenette contient assez peu d’éléments avec lesquels nous soyons en franc désaccord. En effet, un grand nombre d’affirmations avancées par monsieur Frenette sont de nature si générale qu’elles sont difficilement falsifiables. Dans d’autres cas, il résume si rapidement les faits relatifs à une question que la complexité des évènements et des interactions est perdue. Cette généralité du propos de M. Frenette, ainsi que le fait que son travail s’appuie essentiellement sur des sources secondaires, nous a amenés à rechercher la précision, et à nous appuyer essentiellement sur des sources primaires. [Italiques dans l’original; Pièce D-4, à la p 6]

[275]  Quoique la force probante du rapport d’expertise de Jacques Frenette soit plus faible puisque ce rapport s’appuie sur des sources secondaires, il n’y a pas lieu de n’accorder aucun poids à cette expertise. Il faut plutôt la considérer dans le cadre de ses limites tout en la complétant par la contre-expertise de l’expert Garneau. Lors de prises de position qui peuvent donner ouverture à une divergence entre les deux experts en cause, le Tribunal analysera les expertises respectives à la lumière de la preuve documentaire versée au dossier.

[276]  Par ailleurs, la contre-expertise de l’expert Garneau est utile et pertinente en ce qu’elle permet de situer les faits dans un contexte plus précis. Cependant, le rôle de l’historien consiste à reconstruire une chronicité et l’étendue des enchaînements plausibles en y apportant les nuances nécessaires. Or, à certains égards, ces nuances sont absentes du rapport de l’expert Garneau. De plus, la contre-expertise de M. Garneau dénote une tendance à vouloir corroborer la position de l’intimée, ce qui se manifeste de façon notable lorsqu’après énumération et analyse des faits historiques, l’expert Garneau y va de son interprétation et conclut de ceux-ci démontrent l’absence de négligence ou d’attitude désinvolte de la part de la Couronne fédérale. À titre d’exemple, je note les pages 16, 19, 25 et 29 de sa contre-expertise.

[277]  Il n’appartient pas à un expert de se prononcer sur la qualification des gestes posés quant à la responsabilité d’une partie eu égard aux règles de droit applicables. La question de savoir si des agissements constituent en soi de la négligence engageant la responsabilité de celle-ci relève du tribunal, peu importe le mode de procès.

[278]  Par conséquent, l’utilité du rapport de l’expert Garneau s’inscrit dans le cadre de cette mise en garde. Il s’agit de traiter avec prudence les interprétations et conclusions de sa contre-expertise et son rapport.

[279]  Par ailleurs, la force probante des expertises des autres témoins experts est traitée dans les autres dossiers et s’applique mutatis mutandis dans la mesure où leurs expertises peuvent trouver application dans le présent dossier.

VI.  les principes de droit applicables

A.  Le principe de l’honneur de la Couronne

[280]  La doctrine des droits autochtones découle de l’affirmation par la Couronne de sa souveraineté sur les peuples autochtones (Canada c Première nation de Kitselas, 2014 CAF 150 au para 39, [2014] 4 CNLR 6 [Kitselas CAF]). Cette affirmation et l’exercice de son autorité sur les terres et les ressources, qui étaient jusque-là sous l’autorité de ces peuples, ont engendré l’obligation pour la Couronne d’agir honorablement envers ceux-ci (Manitoba Metis Federation Inc c Canada (PG), 2013 CSC 14 au para 66, [2013] 1 RCS 623, [Manitoba Metis Federation]).

[281]  L’honneur de la Couronne, principe par ailleurs consacré en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11, est toujours en jeu lorsque la Couronne transige avec les autochtones (R c Badger, [1996] 1 RCS 771 au para 41, 133 DLR (4th) 324). L’objectif fondamental de ce principe est la « réconciliation des sociétés autochtones préexistantes avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne »  (Manitoba Metis Federation, au para 66).

[282]  L’honneur de la Couronne est un « principe qui a trait aux modalités d’exécution des obligations dont il emporte l’application » (italiques dans l’original; Manitoba Metis Federation, au para 73). Ce principe « fait naître une obligation fiduciaire lorsque la Couronne assume des pouvoirs discrétionnaires à l’égard d’un intérêt autochtone particulier » (Manitoba Metis Federation, au para 73; Nation haïda c Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73 au para 18, [2004] 3 RCS 511 [Nation haïda]; Wewaykum, aux para 79, 81).

[283]  L’honneur de la Couronne garantit l’exécution par celle-ci de ses obligations, ce qui oblige qu’elle doive agir diligemment et qu’elle prenne les mesures pour faire en sorte que ses obligations soient exécutées (Manitoba Metis Federation, au para 79). Une « tendance persistante aux erreurs et à l’indifférence nuisant substantiellement à l’atteinte des objectifs d’une promesse solennelle pourrait constituer un manquement à l’obligation de la Couronne d’agir honorablement dans la mise en œuvre de sa promesse ». Toutefois, « [l]’honneur de la Couronne ne garantit pas non plus que les objectifs de la promesse se concrétiseront, des circonstances et des événements pouvant en empêcher la réalisation en dépit des efforts diligents de la Couronne » (Manitoba Metis Federation, au para 82).

[284]  Enfin, comme le rappelle la Cour suprême du Canada dans Mitchell c Bande indienne Peguis, [1990] 2 RCS 85 au para 87, 71 DLR (4th) 193 [Peguis] :

[Depuis tout au moins la signature de la Proclamation royale de 1763], la Couronne a toujours reconnu qu’elle est tenue par l’honneur de protéger les Indiens de tous les efforts entrepris par des non-Indiens pour les déposséder des biens qu’ils possèdent en tant qu’Indiens, c’est-à-dire leur territoire et les chatels qui y sont situés. 

B.  Les principes généraux de l’obligation de fiduciaire

[285]  L’affirmation par la Couronne de sa souveraineté à l’égard du territoire occupé par les autochtones et le principe de l’honneur de la Couronne qui en découle ont aussi fait naître l’obligation de traiter les peuples autochtones de façon équitable et de les protéger contre l’exploitation (Mitchell, au para 9).

[286]  Les limites imposées à la souveraineté première des peuples autochtones et le pouvoir discrétionnaire qui en résulte pour la Couronne dans sa gestion des relations avec les autochtones ont conduit à définir cette relation comme étant de nature fiduciaire (Kitselas CAF, au para 39).

[287]  L’obligation de fiduciaire « vise à faciliter le contrôle de l’exercice par la Couronne de l’autorité et des pouvoirs discrétionnaires considérables qu’elle a graduellement assumés à l’égard de divers aspects de la vie des peuples autochtones » (Wewaykum, au para 79).

[288]  Outre qu’elle entraîne des obligations politiques pour le Canada dans ses rapports avec les peuples autochtones, la Cour suprême du Canada a reconnu que la relation fiduciaire est de nature sui generis, marquant ainsi de son empreinte l’action étatique à l’égard de ceux-ci. Elle peut aussi donner naissance à des obligations de fiduciaire exécutoires en justice pour la Couronne (Kitselas CAF, au para 40).

[289]  L’obligation de fiduciaire exécutoire en justice ne se limite pas aux opérations mettant en jeu des terres de réserve. Elle prend naissance également « lorsqu’une loi, un contrat ou peut-être un engagement unilatéral impose à une partie l’obligation d’agir au profit d’une autre et que cette obligation est assortie d’un pouvoir discrétionnaire » (Kitselas CAF, au para 42, citant Guerin c R, [1984] 2 RCS 335 à la p 384, 13 DLR (4th) 321) [Guerin]).

[290]  L’obligation de fiduciaire impose au fiduciaire « d’agir dans le meilleur intérêt de la personne pour le compte de laquelle il agit, d’éviter tout conflit d’intérêts et de rendre compte de façon rigoureuse des biens qu’il détient ou administre pour le compte de cette personne » (Manitoba Metis Federation, au para 47, référant à Lac Minerals Ltd c International Corona Resources Ltd, [1989] 2 RCS 574 aux pp 646–47, 61 DLR (4th) 14).

[291]  Dans Manitoba Metis Federation, au para 49 (référant à Nation haïda, au para 18 et Alberta c Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24 au para 36, [2011] 2 RCS 261 [Elder Advocates]), la Cour suprême du Canada a identifié deux façons par lesquelles une obligation de fiduciaire exécutoire peut naître.

[292]  Premièrement, dans le contexte des affaires autochtones, elle peut découler du fait que la Couronne assume des pouvoirs discrétionnaires à l’égard d’intérêts autochtones particuliers. Ainsi, lorsqu’il existe un intérêt autochtone particulier ou identifiable, et que la Couronne exerce un pouvoir discrétionnaire à l’égard de cet intérêt, une obligation de fiduciaire peut naître.

[293]  Deuxièmement, une obligation de fiduciaire ad hoc peut aussi prendre naissance si les conditions suivantes sont réunies :

  1. un engagement du fiduciaire à agir au mieux des intérêts du bénéficiaire;

  2. l’existence d’une personne ou d’un groupe de personnes définies vulnérables au contrôle du fiduciaire;

  3. un intérêt juridique ou un intérêt pratique important du bénéficiaire sur lequel l’exercice, par le fiduciaire, de son pouvoir discrétionnaire ou de son contrôle pourrait avoir une incidence défavorable.

[294]  Dans Elder Advocates, la question était de savoir à quel moment les gouvernements, par opposition aux personnes physiques, peuvent être liés par une obligation de fiduciaire. La Cour suprême du Canada, sous la plume de la Juge en chef McLachlin, écrit :

L’obligation fiduciaire est issue d’une doctrine de droit privé. Dans le passé, on a conclu à l’existence d’une obligation fiduciaire des représentants de l’État dans des circonstances restreintes, à savoir lorsqu’ils s’acquittent des responsabilités particulières de l’État envers les peuples autochtones et lorsque l’État agit en son nom personnel, comme dans son rôle de tuteur ou de curateur public. [au para 25]

[295]  La Juge en chef McLachlin poursuit en indiquant que les caractéristiques précises des responsabilités et des fonctions du gouvernement signifient que le gouvernement aura des obligations de fiduciaire seulement dans des circonstances restreintes et particulières. Puis, elle cite l’arrêt Guerin, dans lequel le juge Dickson (plus tard Juge en chef) affirme que de façon générale, il n’existe d’obligations de fiduciaire que dans le cas d’obligations prenant naissance dans un contexte de droit privé, et que les obligations de droit public dont l’acquittement nécessite l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire ne créent normalement aucun rapport fiduciaire (Elder Advocates, au para 37).

[296]  Par la suite, la Juge en chef McLachlin réfère à la décision Wewaykum où, à nouveau, l’arrêt Guerin est cité pour rappeler que la Couronne ne saurait être un fiduciaire ordinaire, car elle agit en plusieurs qualités et représente de nombreux intérêts souvent opposés. Cependant, ajoute-t-elle, l’arrêt Guerin a exceptionnellement reconnu une obligation de fiduciaire de Sa Majesté lorsqu’elle gère les terres des Indiens pour leur bénéfice.  Dans un tel cas, l’obligation de Sa Majesté envers les Indiens en ce qui concerne le droit des Indiens sur leur terre n’est pas une obligation de droit public ni de droit privé au sens strict. Elle tient néanmoins de la nature d’une obligation de droit privé. Sa Majesté est donc considérée comme un fiduciaire dans le contexte de ce rapport sui generis (Elder Advocates, au para 38).

C.  L’obligation de fiduciaire relative au processus de création de réserves

[297]  Dans Conseil de la bande dénée de Ross River c Canada, 2002 CSC 54, [2002] 2 RCS 816 [Ross River],  la Cour suprême du Canada a reconnu que la réparation fondée sur l’existence de l’obligation de fiduciaire n’est pas limitée aux réserves indiennes existantes ou aux droits garantis par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. La Cour suprême du Canada, sous la plume du juge LeBel, a affirmé que le processus de création de réserves est présumé faire naître l’obligation de fiduciaire de la Couronne :

Il faut se rappeler que, dans le cadre de la procédure de création des réserves, comme dans les autres aspects de ses rapports avec les Premières nations, la Couronne doit rester consciente de ses obligations de fiduciaire et de leur incidence sur cette procédure, et prendre en considération la nature sui generis des droits fonciers des Autochtones [...] [Ross River, au para 68]

[298]  Ces principes ont été repris par la Cour suprême du Canada dans Wewaykum, aux para 13 et 79, décision abondamment citée par les parties, et qui traite de l’étendue de l’obligation de fiduciaire de la Couronne dans le cadre du processus de la création des réserves indiennes.

[299]  Dans Wewaykum, la Cour suprême du Canada était en présence d’un programme gouvernemental qui visait à créer des réserves sur des terres qui ne faisaient pas partie des « terres tribales traditionnelles » (Wewaykum, au para 77). Celles-ci n’étaient pas encore officiellement reconnues comme terres de réserve au sens de la Loi sur les Indiens. Elles n’étaient que « réservées à titre provisoire » dans le cadre du processus mis en œuvre en Colombie-Britannique en vertu de l’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique, LRC 1985, app II, no 10.

[300]  Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada rappelle que le contenu de l’obligation de la Couronne envers les peuples autochtones varie selon la nature et l’importance des intérêts à protéger. Cette obligation ne constitue pas une garantie générale (Wewaykum, au para 86).

[301]  Puis, référant à Ross River, la Cour suprême du Canada, sous la plume du juge Binnie, réitère que l’exercice de ce pouvoir particulier de création de réserves demeure assujetti aux obligations de fiduciaire. Le juge Binnie cite le juge LeBel qui écrit : « il ne faut pas oublier que les actes accomplis par la Couronne relativement aux terres occupées par la Bande sont régis par les rapports de fiduciaire qui existent entre cette dernière et la Couronne » (Wewaykum, au para 88).

[302]  Par la suite, s’attardant aux faits propres à l’arrêt Wewaykum, le juge Binnie écrit :

Dans la présente affaire, le processus de création de réserves s’est étalé de 1878 environ à 1928, soit sur une période de 50 ans. À partir de 1907 au moins, le ministre a considéré que les réserves existaient, ce qui était effectivement le cas, eu égard au fait qu’elles étaient concrètement occupées. On ne peut raisonnablement affirmer que, durant cette période, la Couronne n’avait aucune obligation de fiduciaire envers les bandes concernées qui, en plus d’occuper les réserves provisoires, étaient entièrement tributaires de la Couronne pour que le processus de création des réserves aboutisse. [Soulignement ajouté; au para 89]

[303]  S’interrogeant en quoi consiste, à l’étape de la création de la réserve, l’obligation de fiduciaire « relativement aux terres occupées par la Bande », le juge Binnie écrit :

Dans la présente affaire, la Couronne fédérale s’acquittait de diverses fonctions qui lui incombaient aux termes de la Loi ou d’accords fédéraux-provinciaux. Elle n’avait pas pour mandat d’aliéner un droit indien existant sur les terres en cause, mais de créer un intérêt entièrement nouveau visant des terres que les Indiens ne revendiquaient pas déjà en vertu d’un droit ancestral ou issu de traités. [Wewaykum, au para 91]

[304]  Puis, le juge Binnie donne le cadre d’analyse applicable dans le litige dont il était saisi pour définir l’étendue de l’obligation de fiduciaire :

Le point de départ de l’analyse est par conséquent le droit des bandes indiennes sur des terres précises ayant fait l’objet du processus de création de réserves pour leur bénéfice et à l’égard desquelles la Couronne s’est constituée l’intermédiaire exclusif auprès de la province. Notre tâche consiste à définir l’étendue de l’obligation de fiduciaire dans ces circonstances particulières. [Wewaykum, au para 93]

[305]  En ce qui concerne le contenu de l’obligation de fiduciaire de la Couronne, le juge Binnie écrit :

2. Avant de créer une réserve, la Couronne accomplit une fonction de droit public prévue par la Loi sur les Indiens, laquelle fonction est assujettie au pouvoir de supervision des tribunaux compétents pour connaître des recours de droit public. Des rapports fiduciaires peuvent également naître à cette étape, mais l’obligation de la Couronne à cet égard se limite aux devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et d’exercice de la prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones de l’obligation.

3. Après la création de la réserve, la portée de l’obligation fiduciaire de la Couronne s’élargit et vise la préservation de l’intérêt quasi propriétal de la bande dans la réserve et la protection de la bande contre l’exploitation à cet égard. [Soulignement ajouté; Wewaykum, au para 86]

[306]  Dans Première nation de Kitselas c Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, 2013 TRPC 1 [Kitselas], une décision du Tribunal confirmée par la Cour d’appel fédérale, les Kitselas soutenaient que le Canada avait manqué à son obligation de fiduciaire en excluant de leur réserve une étendue de terre de 10,5 acres. Tout en reconnaissant que cette étendue n’était pas détenue en fiducie ni ne faisait partie d’une « réserve provisoire », le juge Slade a conclu qu’il ressortait de la preuve que les Kitselas avaient utilisé et occupé le site et qu’il s’agissait, dans le contexte de l’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique, d’un droit indien identifiable (Kitselas, au para 197).

[307]  Le juge Slade a également déterminé que la compétence fédérale, étendue par l’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique, a établi des pouvoirs discrétionnaires à l’égard des décisions concernant la définition et l’attribution de réserves par les commissaires (Kitselas, au para 198).

[308]  Le juge Slade a donc conclu que les faits au dossier permettant de satisfaire au critère relatif à la création de l’obligation de fiduciaire de la Couronne avaient été établis (Kitselas, au para 199).

[309]  La Cour d’appel fédérale saisie d’un recours en révision judiciaire de la décision du juge Slade, conclut ce qui suit :

[L]es conclusions du juge ne me paraissent entachées d’aucune erreur de droit fondamentale.

[…]

Vu ces conclusions de fait, je ne vois aucune erreur de droit dans la conclusion du juge selon laquelle les Kitselas avaient sur la parcelle de terre exclue un droit identifiable dont découlait une obligation fiduciaire comprenant des devoirs de loyauté, de bonne foi et de communication complète, ainsi que celui d’agir de façon raisonnable et diligente dans l’intérêt des Kitselas, s’agissant de décider s’il fallait inclure cette parcelle de terre dans la R.I. no1 de Kitselas ou l’en exclure. La parcelle de terre en question était nettement délimitée et définie, et le droit identifiable à l’égard de cette parcelle de terre était fondé sur l’utilisation et l’occupation actuelle et historique que les Kitselas en faisaient à titre d’établissement [soulignement dans le texte], un droit expressément prévu à l’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique et dans les directives de la Couronne visant la mise en œuvre en cet article. [Soulignement ajouté; Kitselas CAF, aux para 50, 54]

[310]  Enfin, dans Ross River, au para 67, le juge LeBel résume les principes qui régissent la création des réserves :

Par conséquent, tant au Yukon qu’ailleurs au Canada, il ne semble pas exister une seule et unique procédure de création de réserves, quoique la prise d’un décret ait été la mesure la plus courante et, indubitablement, la meilleure et la plus claire des procédures utilisées à cette fin [références omises]. Quelle que soit la méthode utilisée, la Couronne doit avoir eu l’intention de créer une réserve. Il faut que ce soit des représentants de la Couronne investis de l’autorité suffisante pour lier celle-ci qui aient eu cette intention. Par exemple, cette intention peut être dégagée soit de l’exercice du pouvoir de l’exécutif – par exemple de la prise d’un décret – soit de l’application de certaines dispositions législatives créant une réserve particulière. Des mesures doivent être prises lorsqu’on veut mettre des terres à part. Cette mise à part doit être faite au profit des Indiens. Et, enfin, la bande visée doit avoir accepté la mise à part et avoir commencé à utiliser les terres en question. Le processus demeure donc fonction des faits. L’évaluation de ses effets juridiques repose sur une analyse éminemment contextuelle et factuelle. En conséquence, l’analyse doit être effectuée au regard des éléments de preuve au dossier. [Soulignement ajouté]

VII.  les questions en litiges

[311]  Les questions en litige peuvent se résumer comme suit :

  1. Les faits propres au présent dossier ont-ils donné naissance à une obligation légale ou de fiduciaire à la charge de l’intimée ?

  2. Le cas échéant, l’intimée a-t-elle manqué à ses obligations légales ou de fiduciaire envers les Atikamekw d’Opitciwan ?

  3. Le cas échéant, quelles sont les pertes susceptibles d’être compensées lors de la deuxième étape ?

VIII.  discussion et analyse

A.  Les faits propres au présent dossier ont-ils donné naissance à une obligation légale ou de fiduciaire à la charge de l’intimée?

1.  La LTRP et la compétence du Tribunal

[312]  Les alinéas 14(1)b) et c) et 15(1)f) de la LTRP prévoient ce qui suit :

14 (1) Sous réserve des articles 15 et 16, la première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits ci-après en vue d’être indemnisée des pertes en résultant :

  […]

b) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la Loi sur les Indiens ou de tout autre texte législatif — relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens — du Canada ou d’une colonie de la Grande-Bretagne dont au moins une portion fait maintenant partie du Canada;

c) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non-fourniture de terres d’une réserve — notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale — ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation; […]

15 (1) La première nation ne peut saisir le Tribunal d’une revendication si, selon le cas :

  […]

f) elle est fondée sur des droits ou titres ancestraux, ou invoque de tels droits ou titres; […].

2.  Positions des parties

a)  Position de la revendicatrice

[313]  La revendicatrice plaide que les Lois de 1850 et de 1851 et le décret de 1853 forment un ensemble législatif relatif aux Indiens et aux terres réservées pour les Indiens.

[314]  Cet ensemble constitue le cadre législatif de l’obligation de fiduciaire de la Couronne à l’égard des Atikamekw d’Opitciwan concrétisée dans la source immédiate que constitue l’amorce du processus de création de la réserve d’Opitciwan en 1908. Cet ensemble législatif s’inscrit dans le pacte « souveraineté-protection » entre la Couronne et les Premières nations, d’où est née l’obligation de fiduciaire de la Couronne à l’égard des autochtones.

[315]  En d’autres termes, selon la revendicatrice, les faits propres au processus de création de la réserve d’Opitciwan constituent la source immédiate de l’obligation de fiduciaire de la Couronne envers les Atikamekw d’Opitciwan. Cependant, lorsqu’une situation de fait donne naissance à une obligation de fiduciaire, les dispositions statutaires concernant le fiduciaire doivent être interprétées à la lumière de cette obligation.

[316]  Ainsi, ajoute-t-elle, dès que le décret de 1853 a été adopté, il est devenu obligatoire pour la Couronne de finaliser le processus de création des réserves, car les superficies qui étaient mentionnées dans la Cédule approuvée par le décret étaient « affectées » à l’usage des tribus identifiées.

[317]  Dans sa Réplique au Mémoire des faits et du droit de l’intimée, la revendicatrice écrit :

83.  La finalisation de ce processus exigeait que les terres soient sélectionnées et arpentées.

84. Pour les réserves dont le processus de création fut finalisé avant la Confédération, leur administration, gestion et contrôle se trouvaient alors automatiquement transférés au Commissaire des terres des Sauvages par l’opération de la Loi de 1851 [références omises].

85.  Par contre, pour les réserves dont le processus de création n’était pas encore complété au moment de la Confédération, celui-ci devait se continuer en tenant compte du partage des pouvoirs stipulé à la Loi constitutionnelle de 1867, ce qui avait pour effet d’exiger la collaboration des deux paliers de gouvernement.

[318]  La revendicatrice ajoute :

86. Dès que le processus de création d’une réserve était amorcé, la Couronne fédérale avait l’obligation de fiduciaire de faire des efforts raisonnables pour obtenir aux Indiens concernés les terres envisagées dans le plus bref délai. [Réplique au Mémoire des faits et du droit de l’intimée]

[319]  Dans le cas d’Opitciwan, cette obligation ou engagement s’est concrétisé dès 1908 en raison du pouvoir qu’allait exercer le DAI dans le processus de création d’une réserve sur un intérêt spécifique ou identifiable « autochtone » des Atikamekw d’Opitciwan.

[320]  À cet égard, la revendicatrice écrit ce qui suit au paragraphe 222 de son Mémoire des faits et du droit :

L’obligation de fiduciaire de la Couronne tenait non seulement au fait qu’elle allait exercer un pouvoir sur un intérêt « autochtone » spécifique ou identifiable des Atikamekw de Kikendatch/Opitciwan, mais aussi au fait qu’en exerçant ce pouvoir, elle était investie d’une discrétion suffisante à laquelle l’intérêt des Atikamekw pouvait être vulnérable. Il s’agit d’un corollaire du principe de l’honneur de la Couronne [références omises].

[321]  Également, la revendicatrice soutient qu’Opitciwan constituait une « réserve provisoire » au sens de l’arrêt Wewaykum, et ce plus particulièrement à partir du moment où le village fut arpenté en 1914. Elle ajoute que, dans Kitselas, le Tribunal a reconnu que la Couronne fédérale peut être tenue à une obligation de fiduciaire envers une Première nation même à l’égard de terres qui n’ont pas été réservées à titre provisoire. À plus forte raison, la Couronne fédérale était-elle tenue à une telle obligation envers les Atikamekw d’Opitciwan à compter du moment où Opitciwan constituait une réserve provisoire.

[322]  La revendicatrice plaide que, considéré à la lumière du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, l’ensemble législatif constitué des Lois de 1850 et de 1851 et du décret de 1853 offre des similitudes avec l’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique, en ce sens que tous deux confèrent au gouvernement fédéral la responsabilité des Indiens et des terres réservées aux Indiens, et aux deux paliers de gouvernement la responsabilité conjointe de créer des réserves indiennes : le gouvernement fédéral initie le processus et le gouvernement provincial affecte les terres nécessaires et les transfère au gouvernement fédéral pour qu’il les administre en fiducie pour les Indiens (Mémoire des faits et du droit de la revendicatrice, au para 216).

[323]  La revendicatrice ajoute que, tout comme l’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique, l’ensemble législatif en l’espèce constitue le cadre immédiat d’une obligation de fiduciaire à la charge de la Couronne fédérale qui s’inscrit dans le processus de création post-confédératif des réserves indiennes, et qui se concrétise pour chaque bande bénéficiaire lors de la sélection et de la mise de côté des terres de réserve.

[324]  La revendicatrice établit des similitudes entre les Lois de 1850 et de 1851 et le décret de 1853, d’une part, et l’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique, d’autre part, et conclut que, comme les Atikamekw occupaient les lieux en litige, une « réserve provisoire » existait à compter de l’amorce de création de la réserve, jusqu’à ce que le processus soit complété par le transfert des terres par la province au DAI en 1944.

[325]  La revendicatrice soutient également que, dans l’exécution de son obligation de fiduciaire, l’intimée devait aussi tenir compte du décret de 1914 pris en vertu de la Loi sur la protection des eaux navigables, par lequel le fédéral autorisait la construction du barrage, ainsi que de la pratique qu’il suivait en cas d’inondation dans les réserves indiennes.

b)  Position de l’intimée

[326]  L’intimée plaide que la Couronne ne détenait pas d’obligation de fiduciaire envers les Atikamekw dans le cadre général de l’Inondation de 1918.

[327]  Selon l’intimée, il n’est pas nécessaire de trancher les questions d’interprétation afférentes aux Lois de 1850 et de 1851 et au décret de 1853 pour résoudre le présent litige, ni de décider de l’existence de similitudes entre cet ensemble législatif et l’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique, car elle admet qu’un processus de création de réserves peut donner lieu à une obligation de fiduciaire.  De plus, ajoute-t-elle, la réserve au bénéfice des Atikamekw d’Opitciwan a été créée à partir des 100 000 acres libérés en vertu de la Loi concernant les terres réservées aux sauvages, LQ 1922, c 37 (« Loi de 1922 ») et non à partir des 230 000 acres prévus à la Loi de 1851.

[328]  Selon l’intimée, pour savoir si une obligation de fiduciaire existe, il faut considérer les faits qui débutent en 1908. C’est l’intention de créer une réserve qui importe. Or, soutient-elle, dans la province de Québec, cette intention est requise de la part des deux paliers de gouvernements. Ainsi, avant 1944, année où la province transfère les terres de réserve au gouvernement fédéral, on ne peut prétendre à l’existence d’une intention de créer la réserve. Il ne saurait non plus être question de « réserve provisoire » en l’absence de cette intention commune des deux parties de créer la réserve. Au surplus, ce concept n’existe pas au Québec.

[329]  Par ailleurs, ajoute l’intimée, avant la rencontre de volonté entre les deux paliers de gouvernement, la Couronne ne s’est jamais engagée à créer une réserve au bénéfice des Atikamekw d’Opitciwan ni à allouer une superficie particulière. Elle a simplement promis de faire un effort dans ce sens. 

[330]  Enfin, dans l’éventualité où le Tribunal se prononcerait sur les Lois de 1850 et de 1851 et le décret de 1853, l’intimée soumet divers arguments visant à démontrer que cet ensemble législatif ne crée pas une obligation positive de créer des réserves. Des étapes ultérieures, comme la sélection du site spécifique et son arpentage, sont nécessaires.

[331]  Ainsi, selon l’intimée, l’utilisation dans la Loi de 1851 du terme « pourront » confère à la Couronne la faculté de constituer des réserves sans pour autant créer l’obligation de le faire.  L’utilisation de ce verbe fait présumer du caractère discrétionnaire et facultatif du pouvoir conféré, et l’existence d’une obligation d’agir implicite constitue une exception devant être prouvée par la partie qui l’invoque.

[332]  L’ensemble législatif en cause ne constitue pas non plus une promesse faite aux autochtones et n’a pas pour effet d’engendrer une quelconque obligation de fiduciaire à la charge de la Couronne fédérale de créer une réserve spécifiquement pour les Atikamekw de Kikendatch (Opitciwan) à Opitciwan. Le décret de 1853 n’est qu’une déclaration d’intention du gouvernement de distribuer des terres à certains groupes d’Indiens. La décision de la Couronne de déterminer comment allouer les ressources foncières établies par la Loi de 1851 et le décret relève de la prérogative royale. Le décret de 1853 fournit certaines balises aux pouvoirs énoncés dans la Loi de 1851.

[333]  Ainsi, selon l’intimée, le décret octroie des terres aux Atikamekw en général. Le décret prévoyait l’allocation de 45 750 acres à Maniwaki et 16 000 acres à La Tuque pour leur bénéfice et celui d’autres tribus, ce qui a été fait. Des terres ont donc été attribuées aux Atikamekw à titre de réserve, mais ceux-ci ont refusé de s’y installer. Malgré tout, le gouvernement a écouté leurs demandes et créé deux autres réserves, Wemotaci et Coucoucache. Quelques années plus tard, la réserve de Manawan a été créée et par la suite ce fut le tour de la réserve d’Opitciwan. Dans chaque cas, il s’agissait de l’exercice de la prérogative royale et ce faisant le gouvernement a agi de bonne foi.

[334]  Dans la mesure où le Tribunal juge opportun de se prononcer sur la question, l’intimée soutient que la « réserve provisoire » est un concept propre à la création des réserves en Colombie-Britannique qui ne trouve pas d’assise au Québec.

[335]  Dans son Mémoire des faits et du droit, l’intimée écrit que ce qui distingue le Québec de la Colombie-Britannique est que dans cette dernière province le processus est conjoint, ce qui n’est pas le cas au Québec. L’intimée écrit ce qui suit :

162.  Contrairement à ce qu’allègue la Revendicatrice, le terrain convoité par la Revendicatrice n'a jamais eu le statut de réserve provisoirement approuvée au sens de Wewaykum.

163. Les réserves provisoires sont un particularisme propre à la Colombie-Britannique qui découle des Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique (art. 13) qui ne s’appliquent pas dans la Province du Québec.

Le soin des Sauvages, et la garde et l’administration des terres réservées pour leur usage et bénéfice, incomberont au Gouvernement Fédéral, et une ligne de conduite aussi libérale que celle suivie jusqu’ici par le gouvernement de la Colombie-Britannique sera continuée par le Gouvernement Fédéral après l’Union.

Pour mettre ce projet à exécution, des étendues de terres ayant la superficie de celles que le gouvernement de la Colombie-Britannique a, jusqu’à présent, affectées à cet objet, seront de temps à autre transférées par le Gouvernement Local au Gouvernement Fédéral au nom et pour le bénéfice des Sauvages, sur demande du Gouvernement Fédéral; et dans le cas où il y aurait désaccord entre les deux gouvernements au sujet de la quantité des étendues de terre qui devront être ainsi concédées, on devra en référer à la décision du Secrétaire d’État pour les Colonies. (L.R.C. 1985, App. II, no 10)

164.  Le concept de réserve provisoirement approuvée au sens de Wewaykum a été développé par la Cour suprême du Canada afin de caractériser le cas particulier de la Colombie-Britannique qui établit, au terme d’un processus conjoint, l’allocation et l’arpentage des terres des éventuelles réserves indiennes selon l’approbation/désignation provinciale, mais dont l’administration n'avait pas encore été transférée à la Couronne fédérale [références omises].

165.  Contrairement au régime qui prévaut en vertu des Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique qui prévoit en termes explicites l’élaboration d’un processus conjoint de création de réserves, le régime applicable en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867 ne prévoit pas de tel processus de création de réserve.

166.  Au Québec, conformément à la Loi constitutionnelle de 1867, la province est propriétaire des terres du domaine public (article 109 de la L.C. 1867) et exerce les pouvoirs exécutifs et législatifs afin de les gérer et de les administrer (paragraphes 92(5) et 92(13) L.C. 1867) et le processus de création de réserve suit le modèle précédemment explicité.

167.  Cette situation est clairement différente de celle qui prévalait en Colombie-Britannique dans le cadre des Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique.

168.  En effet, si du point de vue de la répartition de la propriété des ressources naturelles et des terres publiques les provinces du Québec et de la Colombie-Britannique sont équivalentes (art. 109 de la L.C. 1867 et article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique), l’impact de ces dispositions n’est pas le même sur le processus de création des réserves dans ces provinces respectives.

[336]  L’intimée ajoute de plus que l’analogie que tente d’établir la revendicatrice avec l’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique est erronée en ce que, en l’espèce, la demande est venue de la revendicatrice, la province de Québec n’a jamais donné son accord sur l’emplacement et la superficie de la réserve à être créée avant 1943, et il n’y a pas eu de transfert de l’usufruit des terres par la Couronne provinciale (cession de la gestion et de l’administration) en faveur du gouvernement du Canada avant le 14 janvier 1944.

[337]  Par ailleurs, en ce qui concerne la première condition pour établir l’existence d’une obligation de fiduciaire, soit l’existence d’un droit indien identifiable, l’intimée soutient que l’utilisation d’un territoire n’est pas suffisante pour qualifier celui-ci de droit indien indentifiable. La revendicatrice doit démonter qu’elle détient un intérêt collectif, précis, préexistant et identifiable sur des terres. Il s’agit d’un intérêt qui se rapproche d’un intérêt « quasi propriétal ». Or, en l’espèce, l’intérêt que les Atikamekw allèguent détenir ne répond pas à ces critères.

[338]  De plus, les Atikamekw ont élu domicile au village d’Opitciwan en 1912. Il ne s’agit pas d’une occupation d’un territoire depuis des siècles comme dans Kitselas. Le lieu où ils se sont installés a été arpenté en 1914 dans un but de négocier les terres de la réserve avec la province, laquelle refusait de consentir à octroyer celles-ci à cause du barrage qu’elle projetait de construire.

[339]  L’intimée ajoute que contrairement aux faits dans Kitselas, dans le cas présent, les terres en litige étaient envisagées à des fins d’utilité publique. En 1914, conclut-elle, les Atikamekw n’avaient aucun droit précis et identifiable sur les terres qui constituent aujourd’hui la réserve, ni sur celles environnant celle-ci. Quoi qu’il en soit, selon elle, le litige porte sur des dommages aux biens appartenant à des individus. Les biens appartenant à des individus ne constituent pas un intérêt « quasi propriétal » sur des terres.

[340]  En ce qui concerne la seconde condition pour faire naître une obligation de fiduciaire, soit l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, l’intimée plaide que les terres convoitées appartiennent à la province et que le gouvernement fédéral ne peut exercer de pouvoir discrétionnaire sur des terres qui ne lui appartiennent pas. La seule chose qu’il puisse faire, c’est chercher la collaboration du Québec. Ses actions ont été dans ce sens et ont porté fruits. De toute façon, pour l’intimée, il n’existe pas de pouvoir discrétionnaire en l’espèce et si un tel pouvoir existe c’est la province de Québec qui le détient. Par conséquent, si responsabilité il y a, ce qu’elle nie, seule la Couronne provinciale y serait tenue.

[341]  L’intimée ajoute que la seule implication du gouvernement fédéral par rapport au barrage a été l’adoption du décret découlant de l’article 7 de la Loi sur la protection des eaux navigables. Lorsqu’elle a émis le décret, la Couronne fédérale agissait dans l’intérêt public. Il ne peut en découler un engagement pour elle de protéger les biens des Atikamekw, ni ne devient-elle responsable de l’exécution de l’entente du 2 juillet 1920 visant à les indemniser pour les dommages subis.

[342]  Bref, selon l’intimée, ni les Lois de 1850 et de 1851 ou le décret de 1853, ni l’arpentage des lieux en 1914 par l’arpenteur White du DAI et ni l’approbation des plans de la CEC par le gouvernement fédéral en vertu de la Loi sur la protection des eaux navigables ne créent  d’obligation de fiduciaire.

3.  Le contexte législatif de la création des réserves

a)  Avant la Confédération

[343]  Sans entrer dans le fin détail de l’historique de la création des réserves au Québec, celui-ci se distingue par son caractère particulier en ce que, tout comme en Colombie-Britannique, la création des réserves au Québec ne s’est pas faite à partir de traités, comme ce fut le cas en Ontario et dans la plus grande partie des provinces de l’Ouest.

[344]  Ainsi, avant la Confédération, le processus de création de réserves s’est fait entièrement sous l’égide du gouvernement colonial dont la politique était de protéger les droits et privilèges des bandes autochtones en prévenant les empiétements sur leurs terres affectées ou appropriées.

[345]  À cet égard, le 10 août 1850, le Parlement du Canada-Uni adopte la Loi de 1850. L’objectif de la Loi, tel qu’indiqué à son premier article, vise à :

[…] [é]tablir de meilleures dispositions pour prévenir les empiétations qui pourraient se commettre, et les dommages qui pourraient être causés sur les terres appropriées pour l’usage des diverses tribus et peuplades de sauvages, dans le Bas-Canada, et pour défendre leurs droits et privilèges : […]

[…] make better provision for preventing encroachments upon and injury to the lands appropriated to the use of the several Tribes and Bodies of Indians in Lower Canada, and for the defence of their rights and privileges: [...] [Soulignement ajouté]

[346]  La Loi de 1850 crée le poste de « commissaire des terres des sauvages » et lui accorde des pouvoirs étendus dans la gestion des terres qui sont ou seront mises à part ou appropriées pour les tribus autochtones :

[…] il est par le présent statué par la dite autorité, qu’il sera loisible au gouverneur de nommer […] un commissaire des terres des sauvages pour le Bas-Canada, lequel, ainsi que ses successeurs […] seront et sont par le présent investis, pour et au nom de toute tribu et peuplade de sauvages, de toutes les terres ou propriétés dans le Bas-Canada, qui sont et seront mises à part ou appropriées pour l’usage d’aucune tribu ou peuplade de sauvages, et qui seront censés en loi occuper et posséder aucune des terres dans le Bas-Canada, qui sont actuellement possédées ou occupées par aucune telle tribu ou peuplade, ou par tout chef ou membre d’icelle ou autre personne pour l’usage ou profit de telle tribu ou peuplade; et ils auront droit de recevoir et recouvrer des rentes, redevances et profits provenant de telles terres et propriétés, et pourront, sous le nom susdit, mais eu égard aux dispositions ci-après établies, exercer et maintenir tous et chacun les droits qui appartiennent légitimement au propriétaire, possesseur ou occupant de telle terre ou propriété: pourvu toujours, que cette section s’étendra à toutes les terres dans le Bas-Canada, maintenant possédées par la Couronne en fidéicommis, ou pour l’avantage de toutes telles tribus ou peuplades de sauvages, mais ne s’étendra pas aux terres maintenant possédées par aucune corporation ou communauté légalement établie et habile en loi à citer et ester en justice, ou à toutes personnes ou personnes d’origine européenne, bien que les dites terres soient ainsi possédées en fidéicommis, ou pour l’usage de telle tribu ou peuplade. [Soulignement ajouté]

[347]  La Loi de 1850 prévoit également que le commissaire des terres des sauvages du Bas-Canada a plein pouvoir et autorité de concéder, de louer ou de grever ces terres et de recevoir et recouvrer les rentes, redevances et profits qui en proviennent. Au surplus, la Loi de 1850 octroie au commissaire le pouvoir d’exercer et de maintenir « tous et chacun » les droits qui appartiennent au propriétaire, possesseur ou occupant des terres qui lui sont dévolues, ainsi que le pouvoir d’instituer les actions nécessaires à cette fin. 

[348]  Le 30 août 1851, le Parlement du Canada-Uni adopte la Loi de 1851, laquelle prévoit que les terres réservées pour les Indiens pourront être désignées, arpentées et mises à part par le commissaire des terres de la Couronne sous l’autorité d’un ou de plusieurs décrets, pour ensuite être dévolues gratuitement au commissaire des terres des sauvages du Bas-Canada visé à la Loi de 1850 pour être administrées par lui :

ATTENDU qu’il est expédient de mettre à part certaines terres pour l’usage de certaines tribus sauvages dans le  Bas-Canada : […] il est par le présent statué par l’autorité susdite, que des étendues de terre n’excédant pas en totalité deux cent trente mille acres pourront, en vertu des ordres en conseil qui seront émanés à cet égard, être désignées, arpentées et mises à part par le commissaire des terres de la couronne; et les dites étendues de terres seront et sont par les présentes respectivement mises à part et appropriées pour l’usage des diverses tribus sauvages du Bas-Canada, pour lesquelles respectivement, il sera ordonné quelles soient mises à part par tout ordre en conseil qui sera émané comme susdit ; et les dites étendues de terre seront en conséquence, en vertu du présent acte, et sans exiger aucun prix ou paiement pour icelles, dévolues au commissaire des terres des sauvages pour le Bas-Canada, et seront par lui administrées conformément à l’acte passé dans la session tenue dans les treizième et quatorzième  années du règne de Sa Majesté, intitulé : Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada. [Soulignement ajouté]

[349]  La Loi de 1851 prévoit également qu’il sera payé annuellement à même le fonds consolidé des revenus, une somme d’argent qui sera distribuée et répartie entre certaines tribus sauvages dans le Bas-Canada par le surintendant général des affaires des sauvages, en telle proportion et de telle manière que le gouverneur général en conseil l’ordonnera de temps à autre.

[350]  En résumé, les Lois de 1850 et de 1851 visent à prévenir les empiétements et les dommages sur les terres déjà appropriées pour l’usage des Indiens et établit un cadre permettant la création de nouvelles réserves indiennes au Bas-Canada. Des étendues additionnelles de terre n’excédant pas 230 000 acres pourront être désignées, arpentées et mises à part en vertu de décrets et appropriées pour les Indiens. Les terres déjà appropriées et celles qui le seront à l’avenir sont placées sous le contrôle d’un « commissaire des terres des sauvages » qui, comme le commissaire des terres de la Couronne, relève du seul gouvernement colonial.

[351]  La Couronne se garde la discrétion de choisir à qui et comment seront répartis les  230 000 acres.

[352]  Le 9 août 1853, le Décret 482 (« décret de 1853 ») est adopté en vertu de la Loi de 1851, lequel approuve la Cédule qui répartit les 230 000 acres de terre en onze réserves. La Cédule indique l’emplacement et la superficie des réserves envisagées ainsi que leurs bénéficiaires. Il y est également mentionné que les Têtes-de-boule partageront 45 750 acres à Maniwaki avec les Algonquins et les Nipissingues, et 16 000 acres à La Tuque avec les Algonquins et les Abénakis de Bécancour.

[353]   Bien que la Loi de 1851 prévoie la possibilité d’adopter plusieurs décrets pour répartir les 230 000 acres entre les tribus indiennes, dans les faits, il n’y en aura eu qu’un seul. 

b)  Après la Confédération

[354]  Avant la Confédération, le Canada-Uni détenait les terres publiques ainsi que les pouvoirs exécutifs et législatifs lui permettant de mettre à part des terres de réserve au bénéfice des autochtones. Le commissaire des terres de la Couronne et le commissaire des terres des sauvages du Bas-Canada relevaient d’un seul gouvernement.

[355]  Ainsi, avant la Confédération, en vertu de la Loi de 1851, les réserves ont été créées au moyen d’un processus unifié, sous l’égide d’un seul gouvernement. Ce fut notamment le cas de la réserve de Maniwaki que les Atikamekw devaient partager avec les Algonquins et les Nipissingues. Celle-ci ayant d’ailleurs été localisée, arpentée et habitée au moment de l’adoption du décret de 1853.

[356]  Avec la Confédération, la Loi constitutionnelle de 1867 vient modifier le processus de création des réserves qui existait sous le gouvernement colonial.

[357]  En effet, le Parlement du Canada reçoit le pouvoir législatif sur les Indiens et les terres réservées pour les Indiens en vertu du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. Par ailleurs, en vertu de l’article 109 de cette Loi, les provinces reçoivent la propriété des terres, mines, minéraux et réserves royales sujets aux charges dont ils sont grevés. De plus, les paragraphes 92(5) et 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 octroient aux provinces le pouvoir législatif en matière de propriété dans la province ainsi que celui d’administrer et de vendre les terres publiques leur appartenant, et des bois et forêts qui s’y trouvent.

[358]  Dans cet esprit, en 1868, le Parlement adopte l’Acte pourvoyant à l’organisation du Département du Secrétaire d’État du Canada, ainsi qu’à l’administration des Terres des Sauvages et de l’Ordonnance, LC 1868, c 42. Il y est notamment prévu que les Lois de 1850 et de 1851 continuent de s’appliquer et que le commissaire des terres des sauvages du Bas-Canada est remplacé par le surintendant général des Affaires indiennes (articles 5 et 26).

[359]  Par ailleurs, la fonction de commissaire aux terres de la Couronne est désormais assumée dans la province de Québec par le ministre des Terres et Forêts de la province (L’Acte concernant la vente et l’administration des terres publiques (32 Vic Cap XI), sanctionné le 5 avril 1869, crée le « Département des terres de la Couronne », présidé par le « commissaire des terres de la Couronne, pour le temps qu’il sera en charge ». En 1897, le Département des terres de la Couronne devient le « Département des terres, forêts et pêcheries ». Il est remplacé en 1901 par le « Département des terres, des mines et des pêcheries », ensuite par le « Département des terres et forêts » en 1905, lequel devient le « Ministère des Terres et Forêts » en 1941).

[360]  Ainsi, les réserves créées en vertu de la Loi de 1851 après la Confédération l’ont été au moyen d’un processus bilatéral sous l’égide conjointe du gouvernement fédéral et du gouvernement de la province de Québec. J’y reviendrai plus loin.

[361]  La Loi constitutionnelle de 1867 ne prévoit pas en termes explicites le processus de création de réserves au bénéfice des Indiens ni n’énonce les rôles et responsabilités incombant à chaque palier de gouvernement à cet égard. Les gouvernements provinciaux (Québec, Ontario, Nouvelle-Écosse et Nouveau-Brunswick) et le gouvernement fédéral se sont donc adressés aux tribunaux à quelques reprises pour faire clarifier leurs droits respectifs (Mémoire des faits et du droit de l’intimée, au para 145; St. Catherine’s Milling and Lumber Company (1888), 14 App Cas 46, 10 CRAC 13 [St. Catherine’s Milling]; Canada (AG) v Ontario (AG), [1897] AC 199, 11 CRAC 308 (Indian Annuities); Ontario Mining Co v Seybold, [1903] AC 73, 13 CRAC 75 [Seybold]; Québec (AG) v Canada (AG), 56 DLR 373, [1921] 1 AC 401 [Star Chrome]).

[362]  Ainsi, en 1888, un litige survient eu égard à la propriété de terres cédées dans la province de l’Ontario, ce qui donne lieu à la célèbre affaire St. Catherine’s Milling. Dans cette affaire, la Tribu Salteaux d’Ojibway détenait des terres localisées à l’intérieur du territoire indien Indian Country ») établi en vertu de la Proclamation royale de 1763. En 1873, elle signait un traité avec la Couronne fédérale dans lequel elle cédait son titre autochtone sur ses terres en échange de divers engagements de la Couronne.

[363]  En 1883, la compagnie St. Catherine’s Milling and Lumber obtint une licence du Canada pour effectuer des opérations forestières sur ces terres. La province de l’Ontario poursuivit cette dernière, alléguant qu’en vertu de l’article 109 de la Loi constitutionnelle de 1867, les terres lui appartenaient et qu’elle seule pouvait en permettre l’exploitation.

[364]  Le Conseil privé conclut que le paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 avait pour effet de conférer au Canada le droit d’éteindre le titre autochtone sur ces terres par voie de traité, alors que les terres visées appartenaient à l’Ontario.

[365]  Dans une autre décision, l’affaire Seybold, analysant les dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867, le Conseil privé écrit ce qui suit concernant le choix des terres indiennes à être appropriées aux fins de la création de réserves :

The result, however, is that the choice and location of the lands to be so appropriated could only be effectively made by the joint action of the two Governments. [au para 12]

[366]  Un autre litige, cette fois-ci au Québec, a donné lieu à la décision du Conseil privé dans Star Chrome. Dans cette affaire, les Abénaquis de Bécancour cédèrent à la Couronne fédérale, en 1882, une partie de la réserve qui leur avait été octroyée à la suite de la Loi de 1851. La Couronne fédérale céda à son tour ces terres à un tiers. En 1907, la compagnie minière Star Chrome Mining Company en acquit la propriété, mais entama par la suite un procès contre la vendeuse, Rosalie Thompson, alléguant que les terres en litige étaient des terres publiques appartenant à la province de Québec et que ni le gouvernement fédéral ni les prédécesseurs de Mme Thompson n’avaient de droit sur celles-ci. Le Conseil privé devait décider si le titre dans les terres de la province de Québec affectées par le décret de 1853 pour l’usage des Abénaquis en vertu de la Loi de 1851 et cédées par la province de Québec à la Couronne fédérale en 1882, appartenait à la Couronne fédérale ou à la province.

[367]  Le juge Duff, s’exprimant pour le Conseil privé, note que la Loi de 1850 vise à prendre les moyens pour empêcher les empiétements sur les terres affectées à l’usage des tribus indiennes et pour défendre leurs droits et privilèges, alors que celle de 1851 vise à mettre de nouvelles terres de côté pour l’usage de ces tribus.

[368]   Puis, référant à l’arrêt St. Catherine’s Milling, le juge Duff conclut qu’après la Confédération, le décret de 1853 n’avait fait que transférer à la Couronne fédérale l’usufruit des terres à l’usage des Indiens, mais que la nue propriété de ces terres demeurait à la province et, qu’en cas de cession de ces terres par les Indiens, la province devenait propriétaire de celles-ci.

[369]  Après avoir analysé les Lois de 1850 et de 1851, le juge Duff ajoute ce qui suit :

It results from these considerations, in their Lordships’ opinion, that the effect of the Act of 1850 is not to create an equitable estate in lands set apart for an Indian tribe of which the Commissioner is made the recipient for the benefit of the Indians, but that the title remains in the Crown and that the Commissioner is given such an interest as will enable him to exercise the powers of management and administration committed to him by the statute.

The Dominion Government had, of course, full authority to accept the surrender on behalf of the Crown from the Indians, but, to quote once more the judgment of the Board in the St. Catherine’s Milling Co.’s Case, 14 App. Cas. 54, it had “neither authority nor power to take away from Quebec the interest which had been assigned to that Province by the Imperial statute of 1867”. [Star Chrome, aux para 17–18]

[370]  À la suite du jugement Star Chrome, le gouvernement du Québec, ne disposant presque plus de terres en vertu de la Loi de 1851 (230 000 acres), adopte la Loi de 1922, portant ainsi à un maximum de 330 000 acres la quantité de terres publiques provinciales pouvant être transférées au gouvernement fédéral aux fins de constituer des réserves indiennes dans la province. En d’autres mots, cette Loi libère 100 000 acres supplémentaires qui s’ajoutent aux 230 000 acres prévus dans la Loi de 1851. La Loi de 1922 prévoit également la nature des droits qui pourront être transférés au Canada et décrit les différentes étapes requises à cet effet par la province :

1. Le lieutenant-gouverneur en conseil peut réserver et affecter, en faveur des diverses tribus sauvages de cette province, l’usufruit des terres publiques désignées, arpentées et classées à cette fin par le ministre des terres et forêts.

L’étendue de ces terres publiques ne doit pas excéder en totalité, une superficie de trois cent trente mille acres.

L’usufruit des terres ainsi désignées, arpentées et classées par le ministre des terres et forêts, est transféré, gratuitement et aux conditions qu’il détermine par le lieutenant-gouverneur en conseil, au gouvernement du Canada, pour être administré par lui en fidéicommis pour lesdites tribus sauvages.

Cet usufruit est incessible, en tout ou en partie, et les terres qui y sont sujettes font retour au gouvernement de cette province, sans aucune formalité quelconque, à compter du jour où les sauvages auxquels elles ont été attribuées en usufruit par le gouvernement du Canada, cessent de les occuper à titre d’usufruitiers.

Les droits des mines ne sont pas compris dans cette concession, nonobstant l’absence d’une mention à cet effet.

Cette réserve ne sera octroyée ou distraite d’aucun territoire sur licence de coupe de bois, à moins qu’on n’ait préalablement obtenu le consentement du porteur de licence.

[371]  La Loi de 1922 est donc une transposition en langage législatif de ce qu’a décidé le Conseil privé dans Star Chrome. À ce titre, la Loi de 1922 se situe dans le prolongement des Lois de 1850 et de 1851 et du décret de 1853.

[372]  En résumé, le processus de création des réserves pour les Atikamekw dans leur ensemble fut amorcé par l’effet combiné des Lois de 1850 et de 1851 et du décret de 1853, mais ne se termina que beaucoup plus tard avec la création formelle de la réserve d’Opitciwan le 14 janvier 1944 pour le bénéfice des Atikamekw d’Opitciwan (voir la décision 2016 TRPC 7 du dossier SCT-2005-11 pour la date de création de la réserve).

[373]  Dès l’adoption du décret de 1853, la Couronne fédérale avait l’obligation de finaliser le processus de création des réserves, car les superficies mentionnées dans la Cédule étaient « mises à part et appropriées pour l’usage des diverses tribus » qui y étaient mentionnées, dont les Atikamekw.

[374]  Initialement, la Cédule de 1853 indiquait que les Atikamekw s’installeraient dans la réserve de Maniwaki et celle envisagée à La Tuque.

[375]  Constatant que les emplacements choisis dans la Cédule de 1853 ne convenaient pas aux Atikamekw, la Couronne créa, après la Confédération, les réserves de Wemotaci et de Coucoucache puis, quelques années plus tard, celle de Manawan. Les acres octroyés pour les réserves de Wemotaci, Manawan et Coucoucache provenaient de la réserve de 230 000 acres.

[376]  Il était prévu que les Atikamekw de Kikendatch (Opitciwan) s’installeraient à Wemotaci. Cependant, cet emplacement ne convenait pas non plus à ces derniers puisqu’il était situé trop loin de leur territoire de chasse.

[377]  En 1908, le Chef Awashish demande au DAI de créer une réserve à Kikendatch ou pas plus de 40 milles au nord de cet endroit pour le bénéfice des Atikamekw de Kikendatch/Opitciwan. Le DAI s’est alors engagé à faire un effort en ce sens et a entrepris des démarches à cette fin.

[378]  Même si, en 1908, il ne restait plus suffisamment de terres dans la banque de 230 000 acres pour la réserve d’Opitciwan, d’autres solutions ont été discutées entre les gouvernements fédéral et provincial pour compléter les acres manquants, notamment l’achat par le gouvernement fédéral de terres à la province ainsi que le transfert d’acres de Wemotaci à Opitciwan.

[379]  Finalement, la réserve d’Opitciwan fut créée à partir des 100 000 acres ajoutés aux 230 000 acres. Le fait que les terres de la réserve d’Opitciwan proviennent de l’ajout des 100 000 acres prévus à la Loi de 1922 ne modifie pas la nature de l’engagement pris initialement par le gouvernement colonial et réitéré par la Couronne fédérale à l’égard des Atikamekw. L’adoption de la Loi de 1922 ne change pas l’objectif poursuivi par les Lois de 1850 et de 1851.

4.  La « réserve provisoire »

[380]  D’entrée de jeu, précisons que les arguments de l’intimée quant à l’absence d’une « réserve de facto » sont non fondés. La revendicatrice n’allègue pas l’existence d’une « réserve de facto ». Comme elle l’a plaidé, elle ne cherche pas à démontrer que la réserve d’Opitciwan était une réserve achevée avant 1944, mais bien que l’intimée avait une obligation de fiduciaire avant cette date puisqu’il existait un processus de création de la réserve.

[381]  En ce qui concerne la qualification de « réserve provisoire », j’estime qu’il existe suffisamment d’éléments factuels pour conclure à l’existence d’une telle « réserve provisoire » dans le dossier qui nous occupe.

[382]  Premièrement, le concept de « réserve provisoire » apparaît pour la première fois dans la jurisprudence de la Cour suprême du Canada avec l’arrêt Wewaykum. Bien que la Cour traite de la création des réserves en Colombie-Britannique et réfère à l’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique, cette disposition ne fait pas référence au mot ou concept de « réserve provisoire ». Ce qualificatif est utilisé pour indiquer que, bien que la coopération fédérale-provinciale était nécessaire dans le cadre du processus de création de la réserve en cause dans l’affaire Wewaykum, seul le gouvernement fédéral avait alors reconnu l’attribution de la réserve :

Quoi qu’il en soit, il s’agissait d’une approbation provisoire, car il faut supposer que le surintendant savait que la Colombie-Britannique n’avait pas encore décidé des terres domaniales qui devaient servir à cette fin. [Wewaykum au para 32]

[383]  De plus, dans Wewaykum, au para 15, le juge Binnie affirme qu’une coopération fédérale-provinciale est nécessaire dans le cadre du processus de création des réserves, « étant donné que, si le gouvernement fédéral avait compétence à l’égard des  “ Indiens et des terres réservées aux Indiens ” au terme du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, les terres domaniales en Colombie-Britannique, où serait nécessairement établie toute réserve, appartenaient à la province ». Pour la Cour suprême du Canada, ce sont donc les termes du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 qui rendent nécessaire un processus conjoint et non l’article 13 des Conditions de l’adhésion de la Colombie-Britannique. Ainsi, la collaboration entre les deux paliers de gouvernement est requise en raison de la division des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial, une question qui est identique en Colombie-Britannique et au Québec.

[384]  Deuxièmement, toujours dans Wewaykum, le juge Binnie affirme que l’attribution des réserves ne relevait pas de la province. Il ajoute que constitutionnellement, la seule « intention » que l’on puisse prêter à la province en matière de « terres réservées aux Indiens » se limitait à la détermination de la taille, du nombre et de l’emplacement des réserves dont elle transférait la maitrise et l’administration à la Couronne du chef du Canada (Wewaykum, au para 70). Ainsi, tout comme en Colombie-Britannique, rien dans les dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867 ne confère à la province de Québec l’attribution des réserves, laquelle relève du gouvernement fédéral en vertu du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867.

[385]  Il est clair qu’au Québec, après la Confédération, les deux paliers de gouvernement devaient coopérer dans le cadre du processus de création des réserves, le gouvernement fédéral ayant compétence à l’égard des Indiens et des terres réservées aux Indiens en vertu du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, et la province étant propriétaire des terres domaniales en vertu de l’article 109 de cette Loi.

[386]  Dans le cas des réserves dont le processus de création était complété avant 1867, leur administration, gestion et contrôle étaient transférés au commissaire des terres des sauvages. Pour celles dont le processus de création n’était pas complété avant la Confédération, ce processus se poursuivait en tenant compte de la répartition des pouvoirs stipulée à la Loi constitutionnelle de 1867, ce qui exigeait la collaboration des deux paliers de gouvernement (Wewaykum, au para 15; Seybold).

[387]  Le processus de sélection des terres à des fins de création de réserves prévu dans la Loi de 1851 et le décret de 1853 s’est donc poursuivi, celui-ci devenant toutefois conjoint entre le gouvernement du Canada et la province de Québec (Seybold).

[388]  Ainsi, au Québec, après la Confédération, la collaboration des deux paliers de gouvernement était nécessaire pour créer des réserves, mais le gouvernement fédéral avait la responsabilité de l’initier, alors que le gouvernement provincial était appelé à réagir aux initiatives du gouvernement fédéral (voir également la transcription de l’audience, le 17 janvier 2014, aux pp 14–15). Cependant, en vertu de Loi constitutionnelle de 1867, le gouvernement fédéral devenait le seul palier de gouvernement apte à créer des réserves. La Couronne fédérale s’engageait ainsi à devenir l’intermédiaire exclusif des autochtones auprès de la province à cet égard.

[389]  Par ailleurs, même si, au Québec, l’arpenteur reçoit aussi des instructions du gouvernement provincial, il  peut également en recevoir du gouvernement fédéral, comme ce fut le cas avec la réserve d’Opitciwan. La preuve démontre aussi qu’en ce qui concerne les réserves de Wemotaci et de Coucoucache, le DAI a payé les frais de l’arpentage et c’est à la demande de celui-ci que le MTFQ a donné des instructions à l’arpenteur Duberger (CCPD, à l’onglet 170).

[390]  Il est donc inexact de dire qu’au Québec, c’est la province uniquement qui délimite l’emplacement des réserves indiennes. L’arpenteur peut donc recevoir des instructions des deux gouvernements.

[391]  Bref, au Québec tout comme en Colombie-Britannique, malgré des modalités qui peuvent différer, le processus de création de réserve est un processus conjoint.

[392]  Troisièmement, bien que le processus utilisé pour créer une réserve puisse être différent d’une province à l’autre (Ross River, au para 67), les conditions légales de création d’une réserve au sens de la Loi sur les indiens et l’obligation faite à la Couronne de prendre en considération la nature sui generis des droits fonciers des autochtones sont les mêmes à travers le Canada. Ainsi, dans Wewaykum, le juge Binnie écrit :

Dans l’arrêt Conseil de la bande dénée de Ross River c. Canada, [2002] 2 R.C.S. 816, 2002 CSC 54, rendu le 20 juin 2002, notre Cour a examiné les conditions légales de création d’une réserve au sens de la Loi sur les Indiens. Parmi ces conditions, mentionnons l’existence d’un acte de la Couronne ayant pour effet de mettre de côté des terres domaniales à l’usage d’une bande indienne, l’intention de créer une réserve manifestée par des personnes ayant le pouvoir de lier la Couronne, et l’accomplissement par celle-ci et par la bande indienne de démarches concrètes pour réaliser cette intention (par. 67). Dans cette affaire, la Cour a conclu que la Couronne n’avait jamais eu l’intention d’établir une réserve au sens de la Loi. Au paragraphe 68, le juge LeBel a signalé « que, dans le cadre de la procédure de création des réserves, comme dans les autres aspects de ses rapports avec les Premières nations, la Couronne doit rester consciente de ses obligations de fiduciaire et de leur incidence sur cette procédure, et prendre en considération la nature sui generis des droits fonciers des Autochtones ». [Wewaykum, au para 13, décision concernant des terres en Colombie-Britannique; voir également Canada v Anishnabe of Wauzhshuk Onigum Band, [2003] 1 CNLR 6, une décision de l’Ontario; R v Mason, 2008 NSPC 3 et Montana Band v Canada, 2006 FC 261, [2006] 3 CNLR 70, décisions de l’Alberta; White Bear First Nations v Canada (Minister of Indian Affairs and Northern Development, 2012 FCA 224, [2012] 4 CNLR 332, décision de la Saskatchewan; Musqueam Indian Band v British Columbia (Assessor of Area No. 9 – Vancouver Sea to Sky Region), 2012 BCCA 178, 30 BCLR (5th) 211, décision de la Colombie-Britannique.]

[393]  Par ailleurs, tout comme en Colombie-Britannique, les paramètres de la politique d’attribution de réserves au Québec et l’attribution effective des terres aux fins de la création des réserves ne résultent pas de négociations entre les autochtones et la Couronne. Ceux-ci sont laissés à la discrétion de la Couronne.

[394]  Quatrièmement, l’intimée n’explique pas en quoi l’effet des paragraphes 92(5) et 92(13) et de l’article 109 de la Loi constitutionnelle de 1867 serait différent sur le processus de création des réserves au Québec par rapport à la Colombie-Britannique.

[395]  Cinquièmement, il faut considérer la preuve dans son ensemble et non pas tirer une conclusion d’un seul élément de preuve. Ainsi, s’il est exact qu’en 1908, le Chef Awashish a fait une démarche pour la création d’une réserve à Kikendatch ou pas plus de 40 milles au nord de Kikendatch, cela ne permet pas de tirer la conclusion que le processus s’est amorcé à la demande du chef. En considérant la preuve dans son ensemble, bien que la réserve ait été créée à Opitciwan à la demande des Atikamekw de Kikendatch (Opitciwan), on constate néanmoins que le processus de création fut initié par la Couronne fédérale et s’inscrit dans le prolongement du processus de création de réserves pour l’ensemble des Atikamekw. Il résulte de l’adoption et de la mise en œuvre des Lois de 1850 et de 1851 et du décret de 1853.

[396]  En 1908, si le Chef Awashish a fait une démarche pour la création d’une réserve à Kikendatch ou pas plus de 40 milles au nord de cet endroit, c’est que la Couronne fédérale avait créé une réserve pour chacune des bandes des Indiens de la rivière St-Maurice près de leurs territoires de chasse, à l’exception de la bande de Kikendatch (Opitciwan), pourtant la bande la plus peuplée. 

[397]  Enfin, dans le présent dossier, tout comme dans Wewaykum, les terres convoitées se situaient dans les limites de la province et sur des terres du domaine public. Par ailleurs, on peut assimiler le transfert de l’usufruit du gouvernement du Québec au gouvernement fédéral en 1944 au décret 1036 de 1938 qui transférait l’administration des terres publiques de la Colombie-Britannique au gouvernement fédéral et qui constituait l’étape finale du processus de création des réserves dans Wewaykum.

[398]  En résumé, à compter de l’adoption du décret en 1853, un processus de création de réserve pour les Atikamekw en général s’est amorcé.

[399]  Vers 1890, le DAI disposait de recensements fiables pour les quatre bandes pour lui permettre d’évaluer pour chacune d’elles la proportion des 61 750 acres qu’elles devaient partager avec d’autres tribus à Maniwaki et à La Tuque ainsi que le poids démographique de celles-ci. Constatant que l’emplacement envisagé dans le décret ne convenait pas aux Atikamekw, le DAI a dû choisir des lieux plus près des territoires de chasse.

[400]  Par la suite, la Couronne fédérale créa les réserves de Wemotaci, Coucoucache et Manawan pour le bénéfice des trois bandes Atikamekw. En ce qui concerne la réserve d’Opitciwan, le processus de sa création s’est amorcé en 1853 avec l’identification des Atikamekw comme bénéficiaires d’un certain nombre d’acres de terres aux fins de création de réserves, s’est précisé en 1908 avec la démarche du Chef Awashish pour une réserve à Kikendatch et en 1912 pour une réserve à Opitciwan ainsi qu’avec la réponse favorable des autorités fédérales à cet égard, s’est cristallisé en 1914 avec l’arpentage de White et s’est terminé avec la création de la réserve en janvier 1944.

[401]  Considérant les enseignements de la Cour suprême du Canada, notamment ceux de l’arrêt Wewaykum, bien qu’il ne soit pas identique, le processus de création des réserves au Québec offre suffisamment de similitudes avec celui de la Colombie-Britannique pour que l’on puisse qualifier Opitciwan de « réserve provisoire » à partir de l’arpentage de 1914.

[402]  Soutenir, comme le fait l’intimée, que le processus de création de réserves au Québec ne débute qu’à compter de l’adoption du décret provincial transférant les terres au gouvernement fédéral reviendrait à nier l’existence même d’un tel processus dans la province de Québec.

5.  L’existence d’une obligation de fiduciaire exécutoire

a)  Quant au processus de création de la réserve

[403]  Je conclus de la preuve reçue dans ce dossier qu’un processus de création de réserves pour le bénéfice de l’ensemble des Atikamekw a été initié par la Couronne fédérale à la suite de l’adoption du décret de 1853. La Couronne fédérale a précisé le processus de création d’une réserve pour la bande de Kikendatch/Opitciwan à compter de 1908. 

[404]  Le processus de création de la réserve à Opitciwan s’est cristallisé de fait en 1914 avec l’arpentage de l’arpenteur White.

[405]  Ainsi, au plus tard en 1914, les Atikamekw détenaient un intérêt autochtone identifiable et reconnu sur les terres d’Opitciwan qu’ils utilisaient comme village. Au plus tard, à compter de cette date, la Couronne fédérale a démontré un engagement clair et manifeste de créer une réserve à Opitciwan pour les Atikamekw d’Opitciwan et a reconnu les intérêts de ces derniers dans les terres alors identifiées. Cet engagement et cette reconnaissance imposaient à la Couronne fédérale de compléter le processus de création de la réserve avec le gouvernement du Québec.

[406]  Conformément aux enseignements de la Cour suprême du Canada dans Wewaykum, ce processus engageait notamment la responsabilité de la Couronne fédérale aux devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information eu égard aux circonstances et d’exercice de prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones de l’obligation (Wewaykum, au para 86).

[407]  Mes motifs à l’appui de ces conclusions sont exposés ci-après.

i)  L’intérêt autochtone identifiable

[408]  La preuve démontre l’existence d’un intérêt autochtone identifiable et reconnu sur la réserve d’Opitciwan au plus tard à compter de l’arpentage de 1914.

[409]  Premièrement, les Atikamekw occupaient et utilisaient le site d’Opitciwan bien avant 1914.  D’une part, dans la Notice sur les missions du Diocèse de Québec datée de 1837, on lit que la mission contenait deux postes, dont un à Opitciwan, et que les Indiens nommés Têtes-de-boule (Atikamekw) s’y réunissaient chaque année (CCPD, à l’onglet 405). D’autre part, l’ancien poste de la CBH à Opitciwan figure sur des cartes indiquant les dates de 1827 à 1840 (CCPD, aux onglets 394, 395 et 413). De plus, dans un rapport daté de septembre 1908, le représentant de la CBH indique que cette dernière a déjà eu un poste à Opitciwan, que cet endroit est au cœur des territoires de chasse des Indiens et que c’est là que ces derniers veulent que la CBH déménage son poste (CCPD, à l’onglet 99; voir également Pièce P-3, à la p 19).

[410]  Deuxièmement, à deux reprises, en 1908 et en 1912, le Chef Awashish fait part au DAI de la volonté de sa collectivité de s’y installer aux fins d’y créer une réserve, que ce soit par une lettre écrite par lui en 1908 ou une lettre écrite par le représentant de la CBH en 1912 (lettre transmise par Wilson de la CBH et dont fait état l’inspecteur forestier Chitty du DAI dans un mémo en date du 5 octobre 1912). À compter de 1912, les Atikamekw s’installent à Opitciwan et occupent cet endroit de façon plus intensive à titre de village. La CBH s’y déplace également, se rapprochant ainsi des territoires de chasse (CCPD, à l’onglet 110). Le représentant de la CBH transmet d’ailleurs au DAI, en septembre 1912, une liste d’environ 25 noms de chefs de famille qui sont installés et occupent Opitciwan (CCPD, à l’onglet 111). De plus, en octobre 1912, l’inspecteur forestier Chitty indique qu’au moins 40 familles s’apprêtent à quitter Kikendatch pour s’installer à Opitciwan.

[411]  Bref, il appert de la preuve qu’en 1912, l’endroit où devait être délimitée la réserve était défini, soit au lac Opitciwan, sur la rive nord du détroit, en face du poste de la CBH. Au surplus, en avril 1913, le représentant de la CBH avise le DAI de l’intention des Atikamekw à Opitciwan de commencer à construire des installations et de faire des semailles dès l’été (CCPD, à l’onglet 127).

[412]  Troisièmement, en 1914, le lieu est clairement identifié et reconnu par la Couronne fédérale. En effet, la Couronne fédérale envoie l’arpenteur White délimiter la superficie de la réserve envisagée. L’intimée plaide que, contrairement à la situation qui prévalait dans Kitselas, le site convoité par les Atikamekw devait servir à des fins d’utilité publique. En fait, ce n’est qu’une partie du site, soit la portion en dessous du niveau d’exploitation maximale du réservoir Gouin, qui a été touchée par l’inondation.

[413]  En résumé, la preuve démontre qu’au plus tard en 1914, les Atikamekw d’Opitciwan détenaient un intérêt autochtone collectif identifiable et reconnu sur les terres d’Opitciwan et que ces terres étaient utilisées notamment comme village indien. À la suite de l’arpentage effectué par le DAI en 1914, les terres en question étaient précises et clairement identifiables. Le fait que l’arpenteur Rinfret ait procédé à un nouvel arpentage en 1943 ne change pas la nature de l’intérêt autochtone identifiable préalablement reconnu aux Atikamekw dans ces terres. 

ii)  L’exercice d’un pouvoir discrétionnaire à l’égard de l’intérêt autochtone identifiable et l’intention de la Couronne de créer une réserve à Opitciwan

[414]  La jurisprudence a reconnu que, dans certaines circonstances, un pouvoir conféré au fiduciaire par une disposition statutaire peut signifier un devoir, et ce, notamment lorsqu’il s’agit de protéger les droits ou intérêts des autochtones.  Dans Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, [1996] 2 CNLR 25, la Cour suprême du Canada, sous la plume de la juge McLachlin (maintenant Juge en chef), écrit :

Lorsqu’une partie se voit conférer certains pouvoirs touchant les droits d’une autre partie et que cette dernière se voit privée des pouvoirs en question ou est «vulnérable», la première partie, celle qui détient les pouvoirs, a l’obligation de fiduciaire de les exercer dans l’intérêt de l’autre [...] [au para 115; Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, 2014 TRPC 3, au para 328; Peguis]

[415]  Il ne fait aucun doute que les Atikamekw d’Opitciwan étaient vulnérables. Ils étaient analphabètes, presque tous ne parlaient que l’atikamekw, et ils recevaient en période de disette des secours directs payés à même les sommes affectées en vertu de l’article 2 de la Loi de 1851 et les soins aux malades offerts par le gouvernement fédéral (transcription de l’audience, le 13 janvier 2014, aux pp 96–99, 105; CCPD, à l’onglet 347). Ils étaient totalement dépendants des agissements des gouvernements pour la création de leur réserve.

[416]  Pendant la période coloniale, par le truchement des Lois de 1850 et de 1851 et du décret de 1853, la Couronne s’est engagée unilatéralement à créer des réserves pour les tribus indiennes mentionnées aux emplacements indiqués.

[417]  Comme les superficies étaient mentionnées à la Cédule, les tribus autochtones identifiées avaient le droit de recevoir les quantités de terres prévues, puisque celles-ci y étaient « affectées ». La Couronne avait donc un devoir de finaliser le processus de création des réserves qui étaient mentionnées, ce qui requérait que les terres soient éventuellement sélectionnées et arpentées.

[418]  À la suite de l’adoption du décret de 1853, les 230 000 acres mis a part ont été distribués à l’intérieur d’une certaine période de temps entre des tribus indiennes identifiées, lesquelles incluaient les Têtes-de-boule, dont les Atikamekw de Kikendatch (Opitciwan).

[419]  La preuve démontre que, de façon générale, la Couronne créait les réserves en tenant compte, si possible, des territoires de chasse des tribus indiennes.

[420]  De plus, il appert de la preuve que certains regroupements de Premières nations et localisations de réserves prévus à la Cédule de 1853 n’étaient pas réalistes, ce que conclut également l’expert Garneau (Pièce D-4, à la p 9; transcription de l’audience, le 16 janvier 2014, à la p 38).

[421]  Dans le cas des Atikamekw, la preuve démontre que la réserve de Maniwaki était trop éloignée de leurs terrains de chasse et que les autres groupes à qui celle-ci bénéficiait, notamment les Algonquins, ne désiraient pas les avoir au sein de la réserve.

[422]  Quant à la réserve de La Tuque, les terres n’ont jamais été sélectionnées ni arpentées, les Abénaquis et les Atikamekw ayant décidé de ne pas s’y installer, ce lieu étant trop éloigné de leurs terrains de chasse. De plus, en 1882, le R.P. Guéguen avisait les autorités fédérales que la cohabitation de deux groupes créerait beaucoup de troubles (« disturbance »).

[423]  L’intimée a raison lorsqu’elle plaide qu’en vertu des Lois de 1850 et de 1851 et du décret de 1853, le choix de l’emplacement, de la superficie et du bénéficiaire relevait de la discrétion de la Couronne et que le décret de 1853 ne prévoyait pas de réserve spécifiquement pour les Atikamekw de Kikendatch (Opitciwan).

[424]  Cependant, constatant que les Atikamekw ne s’installaient pas dans les réserves qui leur avaient été destinées, malgré les efforts faits en ce sens depuis 1878, et étant tenu de leur allouer des réserves, le DAI écrit dans un mémo interne daté de 1888 qu’il doit prendre l’initiative de localiser ailleurs pour eux des réserves et ce dans les plus brefs délais étant donné la croissance rapide de la colonisation (CCPD, à l’onglet 55). Exerçant sa discrétion, le DAI choisit donc de modifier l’emplacement et la superficie des réserves initialement prévus pour les Atikamekw en leur allouant de nouvelles superficies, créant ainsi, dans un premier temps, les réserves de Wemotaci et de Coucoucache et quelques années plus tard celle de Manawan.

[425]  Par ailleurs, tant pour la réserve de Wemotaci que celles de Coucoucache et de Manawan, la Couronne fédérale s’est efforcée de localiser des terres de réserve à des endroits satisfaisants pour les Atikamekw concernés, soit près de leurs territoires de chasse (voir notamment le CCPD, aux onglets 37, 39, 41, 55, 76 et 78; voir également la transcription de l’audience, le 14 janvier 2014, aux pp 196 et s). 

[426]  L’intimée plaide que les Atikamekw de Kikendatch/Opitciwan ont consenti à ce qu’une réserve soit créée pour eux à Wemotaci. Elle réfère notamment au recensement effectué en 1888 aux fins de la création de la réserve à cet endroit qui démontre que les Atikamekw de quatre bandes étaient présents à Wemotaci. Également, le recensement permet de constater la présence du Chef Louis Nawashish et du futur Chef Gabriel Awashish, celui qui, à titre de chef, fera une démarche en 1908 pour une réserve à Kikendatch. Enfin, elle ajoute qu’en 1908, le Chef Awashish s’est excusé de ne pas avoir agi plus tôt.

[427]  La preuve démontre que la Couronne fédérale savait, lors du recensement effectué pour la réserve de Wemotaci, que les Atikamekw formaient quatre groupes distincts, soit Wemotaci, Coucoucache, Manawan et Kikendatch (Opitciwan) (CCPD, à l’onglet 54). Il appert également de la preuve que lors du recensement de 1888, tous les Indiens des différents postes du St-Maurice étaient réunis à Wemotaci quelques semaines pour la mission du R.P. Guéguen (CCPD, aux onglets 52 et 53).

[428]  Il est probable que les Atikamekw de Kikendatch (Opitciwan) aient eu connaissance de l’intention du DAI de créer une réserve à Wemotaci. Cependant, la preuve ne démontre pas que ces derniers ni ceux de Manawan aient été consultés, en ce sens qu’on leur ait expliqué ce que signifiait pour eux la création d’une réserve à Wemotaci, à savoir qu’ils auraient à quitter leur lieu d’été alors qu’à cette époque, en 1888 et 1890, il y avait des postes de la CBH à Kikendatch et à Manawan. 

[429]  De plus, en 1893, soit deux ans avant la création de la réserve de Wemotaci, les Atikamekw de Manawan ont informé le DAI qu’ils ne voulaient pas aller à cet endroit qui était situé trop loin de leurs terrains de chasse. Malgré tout, le DAI a fait arpenter la réserve de Wemotaci en tenant compte du nombre d’Atikamekw de Manawan, ignorant la demande de ces derniers.

[430]  Également, en 1898, l’inspecteur MacRae du DAI constate que la réserve de Wemotaci n’est utilisée ni par les Atikamekw de Manawan ni par ceux de Kikendatch (Opitciwan) (CCPD, à l’onglet 82). Le fait qu’il s’agisse d’un document interne ne change rien au constat mis en preuve. Finalement, le DAI procèdera à la création de la réserve de Manawan en 1906. Ce qui explique la démarche du Chef Awashish en 1908 pour une réserve au bénéfice des Atikamekw de Kikendatch (Opitciwan), le groupe le plus nombreux des Atikamekw.

[431]  Or, à la suite de la démarche du Chef Awashish en 1908, le DAI a poursuivi le processus amorcé et exercé sa discrétion en posant des gestes dans le sens de la création d’une réserve à Opitciwan. Ainsi, le 22 août 1908, le DAI demande au Chef Awashish de l’informer dès que possible du nombre d’individus composant la bande et le nom des chefs de famille, ajoutant : « [o]n the receipt of this information an effort will be made to have a reserve laid out for you » (CCPD, à l’onglet 98).

[432]  L’intimée conteste qu’il y ait eu engagement de la Couronne fédérale à créer une réserve à Kikendatch et par la suite à Opitciwan. Elle plaide que la Couronne ne s’est engagée qu’à faire un effort pour créer celle-ci, et qu’elle n’a pas le pouvoir de s’engager à créer une réserve sans l’acceptation par la province de fournir les terres convoitées, laquelle n’a eu lieu qu’en 1944.

[433]  Par contre, la preuve démontre qu’après la démarche du Chef Awashish en 1908, le DAI a pris des mesures pour s’assurer que les terres d’Opitciwan seraient mises de côté et a agi de façon à créer une réserve sur les terres de la Couronne provinciale à cet endroit. 

[434]  Au surplus, la Couronne fédérale s’est clairement constituée comme l’intermédiaire exclusif entre les Atikamekw d’Opitciwan et la Couronne provinciale au sujet de la création de la réserve d’Opitciwan. Le fait que la CBH et les missionnaires transmettaient parfois les informations entre les Atikamekw et le DAI ne change rien à ce constat. Ces échanges n’avaient pour but que de faciliter les communications.

[435]  En effet, le représentant de la CBH à Opitciwan agissait souvent comme messager entre les divers intervenants, notamment entre le DAI et les Atikamekw. L’expert de l’intimée, Jean-Pierre Garneau, le reconnaît d’ailleurs dans son rapport, affirmant de plus que ceux-ci ne parlaient ni anglais ni français (Pièce D-4, aux pp 8–9, 13–14, 50). Il est clair également que les missionnaires considéraient aussi le DAI comme le responsable des Indiens.

[436]  Ainsi, entre 1908 et 1925, les interventions de la Couronne fédérale se traduisent de la façon suivante :

  1. Comme on l’a vu, dès le 22 août 1908, le DAI demande au Chef Awashish de lui fournir les informations sur le nombre de personnes composant la bande et le nom des chefs de famille (CCPD, à l’onglet 98);

  2. Le 10 septembre 1909, après avoir obtenu l’information sur le nombre de personnes désirant s’installer à Kikendatch ou à moins de quarante milles au nord, le DAI demande au sous-ministre Taché du MTFQ de créer une réserve indienne d’environ 5120 acres (CCPD, à l’onglet 104);

  3. Le 8 décembre 1909, le DAI propose au sous-ministre Taché d’acheter un terrain d’une superficie de 3000 acres à une faible distance au nord de Kikendatch (CCPD, à l’onglet 107);

  4. Dès 1909, après avoir été informé par le sous-ministre Taché qu’il ne restait que 581 acres dans la banque de terres, le DAI entame des discussions avec les représentants du Québec quant aux options pour combler la différence entre les 3000 acres requis et le solde de 581 acres. Diverses solutions sont envisagées, notamment l’achat de terres par le gouvernement fédéral et la cession d’une partie ou de la totalité de la réserve de Wemotaci ou de Coucoucache;

  5. En 1912, le DAI est informé du déménagement de la CBH à Opitciwan et confirme qu’une majorité des Indiens de Kikendatch sont favorables à ce déménagement. Les Indiens de Kikendatch commencent à se regrouper et déménagent à Opitciwan à la connaissance du DAI, ce dernier reçoit d’ailleurs une liste de 26 familles qui y résident;

  6. Le 5 octobre 1912, dans un mémorandum interne, l’inspecteur forestier Chitty du DAI fait état d’une communication entre le département et le gérant de district de la CBH. Il indique que Wilson de la CBH avait avisé le DAI au mois d’août 1912 que le Chef Awashish désirait savoir quelles démarches avaient été prises par le DAI pour l’acquisition des terres. Le DAI a demandé à Wilson de lui fournir les informations quant au nombre et au nom des Atikamekw désireux de s’y installer. D’autres échanges de correspondance auront lieu à cet égard en 1912;

  7. Le 15 octobre 1912, le DAI informe le sous-ministre Taché que les Indiens désirent s’installer à Opitciwan et réitère la demande du DAI pour la création d’une réserve d’environ 3000 acres à cet endroit;

  8. Le 22 octobre 1912, le DAI écrit au gérant de district de la CBH pour l’aviser qu’un effort sera fait pour procurer aux Indiens une réserve de 3000 acres à Opitciwan;

  9. Le 23 novembre 1912, après avoir été informé par le sous-ministre Dechêne que la province de Québec ne pouvait donner suite, pour l’instant, à la demande du DAI, de créer une réserve à Opitciwan, McLean lui demande de bien vouloir conserver la requête pour considération à une date future (CCPD, à l’onglet 122);

  10. Le 17 avril 1913, la CBH informe à nouveau le DAI que les Atikamekw d’Opitciwan souhaitent que des terres leur soient octroyées à cet endroit et s’enquiert de la situation avant qu’ils ne commencent à construire et à semer (CCPD, à l’onglet 127);

  11. À l’été 1914, une délégation d’Atikamekw se rend à Ottawa pour réitérer leur demande pour l’obtention d’une réserve. En réponse, à la fin d’août, le DAI dépêche l’arpenteur White à Opitciwan « for the purpose of surveying the reserve »(CCPD, à l’onglet 251) et envoie par la suite le plan de White au MTFQ;

  12. Le 10 décembre 1914, le DAI écrit au sous-ministre Dechêne du MTFQ. Référant aux Indiens « settled at Obiduan Lake »,le DAI l’informe que « a surveyor was sent from this Department to select and survey a suitable reserve for that band ». Puis il décrit le lieu qui a été arpenté (CCPD, à l’onglet 147);

  13. Le 13 janvier 1915, le DAI écrit au sous-ministre Dechêne et lui demande de noter que « the tract of land at Obiduan, of which a plan has been sent you, is desired by this Department, in order that no other disposition be made of it » (soulignement ajouté; CCPD, à l’onglet 150). À cet égard, l’arpenteur Éric Groulx, expert appelé par l’intimée, a affirmé qu’encore aujourd’hui ce genre de demande signifie qu’un territoire est voulu, désiré, et que l’on demande au propriétaire des terres de ne pas en disposer (transcription de l’audience, le 23 janvier 2014, aux pp 208–09);

  14. En juillet 1917, informé par la CBH de l’inquiétude du Chef Awashish des risques d’un ennoiement, le représentant de la CBH suggère qu’il serait nécessaire de choisir un autre site. Le DAI lui répond qu’il préfère ne pas considérer cette option avant que les Atikamekw d’Opitciwan ne découvrent si leurs activités de chasse et de pêche seront affectées;

  15. En 1920, à la suite de l’inondation, la CEC propose au DAI de remplacer les terres inondées dans la réserve d’Opitciwan en agrandissant celle-ci d’une superficie équivalente. Le DAI considère cet arrangement satisfaisant (CCPD, à l’onglet 190), mais aucune action concrète n’est prise à ce moment;

  16. En avril 1923, le DAI avise le Père Guinard qu’il accepte de soutenir une école supervisée à Opitciwan et lui transmet des directives à cet égard en 1924 (CCPD, aux onglets 221 et 228). Une demande initiale avait été formulée par un employé des affaires indiennes en 1918 (CCPD, à l’onglet 181). Celle-ci ouvrira ses portes à l’été 1924;

  17. En juillet 1923, un officier du DAI inspecte les maisons des Indiens situées à Opitciwan, conclut qu’elles sont inhabitables et exige de la CEC des assurances que des mesures seront prises immédiatement (CCPD, à l’onglet 222);

  18. En mai 1925, en réponse à une demande de la CBH qui désire s’installer sur la rive nord près du village indien, le DAI l’avise qu’il n’a pas d’objection si les Indiens sont d’accord (CCPD, à l’onglet 251). Dans une autre missive, le DAI avise le gérant de la CBH que « [t]here would appear to be no reason why we should not be willing to accord the Hudson’s Bay Company license of occupation to a reasonable site on the land selected for an Indian Reserve »(CCPD, à l’onglet 252). La CBH remercie le DAI de lui avoir donné la permission de relocaliser son poste sur la réserve indienne (CCPD, à l’onglet 254). L’intimée plaide qu’il ne s’agit pas d’une autorisation, mais d’un constat. Une lecture de la correspondance du 29 mai 1925 (CCPD, à l’onglet 252), du 8 juin 1925 (Pièce D-13) et du 6 juillet 1939 (CCPD, à l’onglet 307) permet de conclure qu’il s’agit davantage d’une autorisation que d’un constat. Au surplus, le fait qu’en 1925, la CBH sollicite l’autorisation du DAI pour déménager son poste de traite dans la réserve est un indice additionnel qui permet de conclure que même les tiers considéraient Opitciwan comme une réserve;

  19. De plus, dès 1918, des officiers du DAI font des visites à Opitciwan;

  20. Par la suite, l’intention du DAI s’est concrétisée par d’autres démarches en ce sens jusqu’à la création de la réserve.

[437]  Bref, la Couronne fédérale détenait un pouvoir discrétionnaire particulier de voir à la création de réserves et la preuve révèle qu’elle avait une intention claire et manifeste de créer une réserve à Opitciwan. Dès 1912, la Couronne a exercé sa discrétion en posant des gestes en ce sens et a concrétisé cette intention par l’arpentage de 1914. Au surplus, l’attitude et la correspondance du MTFQ et de la CEC démontrent que le Québec considérait aussi Opitciwan comme une réserve, non pas une réserve formellement créée, mais suffisamment identifiée et occupée par les Indiens et devant servir à cette fin. Il en est de même des tiers, notamment la CBH et les missionnaires qui y séjournaient.

[438]  Il est à noter que, dans sa correspondance, le DAI utilise fréquemment le mot « réserve » eu égard à Opitciwan. Il en est de même des autres intervenants. Même si l’utilisation de ce mot ne signifie pas pour autant qu’une réserve est officiellement créée, elle constitue définitivement un indice additionnel quant aux intentions du DAI envers ce territoire et la compréhension des autres intervenants du statut de ce site.

[439]  L’intimée plaide qu’elle n’a pas le contrôle ou la possession des terres et que la discrétion qui est exercée à cet égard est celle de la province. Or, l’intérêt autochtone identifiable concerne les terres occupées par les Atikamekw d’Opitciwan comme site d’un village indien et reconnues  à cette fin par la Couronne fédérale au plus tard lors de l’arpentage de 1914. Le pouvoir discrétionnaire en jeu consiste à s’assurer que le processus de création de la réserve soit sécurisé. Il s’agit d’un pouvoir qui relève de la Couronne fédérale.

[440]  Comme le rappelle le juge Binnie dans Wewaykum, au para 88, l’exercice de ce pouvoir particulier, soit le processus de création d’une réserve, demeure assujetti à certains devoirs de la Couronne. Il s’agit là du corolaire du principe de l’honneur de la Couronne. 

[441]  L’obligation de fiduciaire de la Couronne fédérale tient non seulement au fait qu’elle allait exercer un pouvoir sur un intérêt autochtone identifiable et reconnu des Atikamekw d’Opitciwan, mais également au fait qu’en exerçant ce pouvoir, elle était investie d’une discrétion suffisante à laquelle l’intérêt des Atikamekw était vulnérable.

[442]  Je conclus donc à l’existence d’une obligation de fiduciaire exécutoire dans le processus de création de la réserve d’Opitciwan engageant la responsabilité de la Couronne fédérale aux devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information eu égard aux circonstances et d’exercice de prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones de l’obligation (Wewaykum, au para 86).

[443]  La Couronne fédérale était de plus tenue à cette obligation envers les Atikamekw d’Opitciwan à partir du moment où Opitciwan constituait une réserve provisoire, soit à compter de 1914.

[444]  Ces devoirs imposaient à la Couronne fédérale de prendre notamment des mesures nécessaires et adéquates afin d’obtenir de la province de Québec une allocation de terres suffisantes pour remplacer les terres de la réserve provisoire inondées à la suite de l’Inondation de 1918. Je reviendrai sur cette question.

b)  Quant à la condition no. 7 du décret d’autorisation du barrage et l’engagement du gouvernement fédéral

[445]  Je conclus que la preuve démontre que la Couronne s’est engagée délibérément à agir aux mieux des intérêts pratiques importants des Atikamekw, à savoir protéger leurs biens se trouvant sur le territoire affecté par le barrage, incluant certains de ces biens se trouvant sur le territoire environnant Opitciwan.

[446]  Je conclus également que cet engagement délibéré a engendré une obligation de fiduciaire exécutoire à la charge de la Couronne fédérale entraînant la responsabilité de la Couronne fédérale aux devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information eu égard aux circonstances et d’exercice de prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones de l’obligation.

[447]  Ces devoirs n’ont pas été respectés par la Couronne fédérale.

[448]  Mes motifs à l’appui de ces conclusions sont exposés ci-après.

[449]  En novembre 1914, le gouverneur en conseil adopte un décret autorisant les plans et la construction du barrage La Loutre et prévoit comme condition no. 7 que la CEC se tienne responsable de tous les dommages causés par ses travaux ou actions en rapport avec ce barrage.

[450]  En 1919, la montée des eaux commence à affecter la réserve provisoire d’Opitciwan et le territoire environnant.

[451]  On a vu qu’en 1919, un employé de la CEC rédige un rapport faisant état des pertes réclamées par les Atikamekw d’Opitciwan touchés par la montée des eaux. Le 1er mai 1920, lors d’une rencontre au bureau du DAI, Lefebvre de la CEC présente une proposition d’indemnisation à McLean et désire savoir si les conditions d’indemnisation sont acceptables pour le DAI. Le DAI avise la CEC qu’il désire consulter les Atikamekw d’Opitciwan avant de l’approuver. Le 2 juillet 1920, treize chefs de famille atikamekw signent une entente d’indemnisation avec la CEC. Le 4 août 1921, une trentaine de chefs de famille, dont le Chef Awashish, demandent au DAI d’annuler l’entente du 2 juillet. Au lieu de donner suite à cette pétition, le 16 août 1922, le DAI avise la CEC de donner suite à l’entente sans plus de délai.

[452]  Il ressort clairement de la preuve que lors de la rencontre du 1er mai 1920, la CEC a demandé à McLean du DAI d’approuver le programme d’indemnisation qu’elle entendait soumettre aux Atikamekw, demande réitérée dans la lettre du 7 mai 1920, et que le DAI s’est engagé à consulter les Atikamekw avant de ce faire. L’expert Garneau le confirme également (Pièce D-4, à la p 54).

[453]  L’intimée soutient que le DAI a avisé la CEC qu’il consulterait les Atikamekw sur la proposition de règlement soumise par cette dernière, sans pour autant en faire de promesse aux autochtones. De plus, selon elle, rien dans la preuve ne permet de conclure que la consultation n’a pas eu lieu, car il existe un vide factuel dans la documentation à cet égard. Elle ajoute que dans sa contre-expertise, l’expert Garneau écrit que l’« [o]n ne sait pas si le DAI est entré en communication avec les Atikamekw d’Opitciwan suite à cette lettre, ni par quel moyen, si communication il y eut » (Pièce D-4, à la p 55). Selon l’intimée, si, comme le prétend la revendicatrice, il n’y a jamais eu de consultation, alors il faut conclure qu’à l’impossible, nul n’est tenu.

[454]  L’intimée ajoute que le DAI n’a jamais approuvé l’entente de 1920, n’a pas participé à sa négociation et n’est pas partie à celle-ci. Selon l’intimée, il n’existe donc pas d’obligation découlant de l’entente puisque, dans ces circonstances, la Couronne fédérale n’a exercé aucun pouvoir discrétionnaire. Par conséquent, elle soutient qu’il n’existe aucun engagement de la Couronne fédérale envers les Atikamekw pouvant donner lieu à une obligation de fiduciaire.

[455]  Qu’en est-il ?

[456]  Le fait que la CEC ait cherché à obtenir l’approbation du DAI et la réponse de ce dernier indiquent :

  • soit que les deux gouvernements considéraient que l’approbation du DAI était nécessaire en raison de la responsabilité fédérale à l’égard des terres et propriétés des Indiens (article 4 de la Loi des sauvages, LRC 1906, c 81 (Loi sur les Indiens de 1906); paragraphe 91(24) et article 109 de la Loi constitutionnelle de 1867);

  • soit qu’ils ont voulu s’assurer que la condition d’indemnisation intégrale, la conditionno. 7, que le gouvernement fédéral avait imposée à la CEC en autorisant le barrage, serait ainsi remplie à sa satisfaction; ou

  • les deux.

[457]  Quoiqu’il en soit, la confirmation du DAI à la CEC de consulter les Atikamekw d’Opitciwan avant de donner son approbation à l’entente constitue un engagement du DAI. En approuvant le projet sous condition imposée à la CEC d’indemniser tous les dommages en découlant et en s’obligeant à consulter les Atikamekw avant de donner son approbation à la proposition d’indemnisation du 1er mai 1920 rédigée et soumise par la CEC, la Couronne fédérale s’est engagée délibérément à agir au mieux des intérêts pratiques importants des Atikamekw. Elle s’engageait donc à protéger leurs biens se trouvant sur un territoire affecté par le barrage, incluant ceux se trouvant sur le territoire environnant Opitciwan. Je reviendrai plus longuement sur la question de la compétence du Tribunal à cet égard.

[458]  Par ailleurs, la preuve démontre de façon prépondérante que le DAI n’a pas consulté les Atikamekw sur la proposition d’indemnisation de la CEC, tel qu’il s’était engagé à le faire, notamment puisque les dates entre l’arrivée des Atikamekw à Opitciwan au début de l’été 1920 et la date de la signature de l’entente du 2 juillet 1920 sont trop rapprochées et qu’aucun document établissant une consultation n’a été retrouvé. 

[459]  À cet égard, lors de son contre-interrogatoire, l’expert Garneau a reconnu qu’il peut prendre quelques semaines en juin avant qu’un bon nombre d’Atikamekw arrivent à la réserve d’Opitciwan après avoir quitté leurs territoires de chasse et que c’est à partir de la fin de juin à peu près jusqu’au début de septembre que tous les Atikamekw sont présents à Opitciwan (transcription de l’audience, le 16 janvier 2014, aux pp 225– 26). Les aînés Antoine Awashish ainsi que Jérémie et David Chachai ont aussi témoigné en ce sens.

[460]  L’intimée réfère à l’expertise de Jacques Frenette, laquelle indique que les Atikamekw arrivaient à Opitciwan vers la fin mai et le début juin (Pièce P-3, à la p 96). Le Tribunal retient le témoignage de l’expert Garneau, lequel a utilisé des sources primaires, alors que le rapport de l’expert Frenette est basé sur des sources secondaires.

[461]  Également dans le journal de la CBH daté de juin 1924, on lit en date du 5 juin qu’aucun Indien n’est encore arrivé. Le 7 juin il est indiqué que les Indiens commencent à arriver lentement (Pièce P-9).

[462]  En l’espèce, il ne s’agit pas d’un cas où à l’impossibilité nul n’est tenu. Rien n’empêchait le DAI de prendre des mesures afin de s’assurer que la consultation se tienne.

[463]  En avisant la CEC de respecter l’entente du 2 juillet 1920, le DAI se trouvait à la ratifier, se reconnaissant ainsi une obligation d’agir. Cette décision constitue l’approbation de fait, sinon de droit, par le DAI de l’entente de 1920. Notons à nouveau que dans un neuvième rapport annuel, la CEC confirme que l’entente de 1920 est intervenue après des négociations avec le DAI (CCPD à l’onglet 195).

[464]  Cet engagement engendre à la charge du DAI une obligation de fiduciaire ad hoc d’agir au mieux des intérêts des Atikamekw d’Opitciwan dans un contexte où il existe une relation fiduciaire résultant de « [l]a nature unique et historique des relations entre Sa Majesté et les peuples autochtones [...] » (Elder Advocates, aux para 40, 48).

[465]  Cet engagement découle de la nature particulière de la relation entre les Atikamekw d’Opitciwan et la Couronne, laquelle se trouvait en plus en présence de personnes vulnérables et exerçait un pouvoir discrétionnaire ou un contrôle pouvant avoir une incidence défavorable sur leurs intérêts.

[466]  Les pouvoirs discrétionnaires exercés par le DAI sont notamment :

  1. En 1921, l’intervention du DAI auprès de la CEC l’avisant d’exécuter l’entente de 1920 (CCPD, à l’onglet 198);

  2. En 1922, la demande du DAI à la CEC de faire rapport, après avoir reçu une longue liste de griefs des Atikamekw (CCPD, à l’onglet 216);

  3. En 1923, l’envoi par le DAI d’un représentant à Opitciwan pour examiner les problèmes reliés à la construction des maisons (CCPD, à l’onglet 222);

  4. En 1925, la demande du DAI à la CEC de lui fournir les démarches à compléter afin que la CEC se conforme à son engagement pris en 1922 de creuser deux puits, ce qui n’avait pas encore été fait (CCPD, à l’onglet 258).

[467]  Enfin, l’argument de l’intimée selon lequel l’engagement du DAI de consulter aurait été pris envers la CEC et à l’insu des Atikamekw est non fondé. Comme le rappelle la Juge en chef McLachlin dans Elder Advocates, au para 30, l’engagement du fiduciaire peut être exprès ou implicite.

[468]  L’intimée fait valoir que l’adoption de la condition no. 7 résultant de l’autorisation du barrage est de la nature du droit public, car elle ne s’adresse pas uniquement aux autochtones mais concerne les dommages subis par quiconque.

[469]  Or, outre le comptoir de la CBH installé à Opitciwan pour le commerce avec les Atikamekw et quelques biens appartenant aux missionnaires, notamment l’église construite à cet endroit afin d’évangéliser les Atikamekw d’Opitciwan, le territoire ne faisait l’objet d’aucun intérêt non-autochtones. Il n’y avait pas encore d’exploitation par les industries forestières ou minières. Compte tenu des faits, notamment le contexte historique très particulier de l’époque et qu’il s’agissait d’un endroit reculé, occupé et utilisé essentiellement, sinon exclusivement, par les Atikamekw d’Opitciwan qui y avaient leurs territoires de chasse, il en découle que la condition no. 7 visait plus particulièrement à protéger ces derniers et leurs biens.

[470]  De plus, comme l’a rappelé la Cour suprême du Canada à maintes reprises, l’obligation de fiduciaire envers les peuples autochtones est unique et fondée par analogie sur le droit privé :

[…] l’obligation fiduciaire de Sa Majesté envers les peuples autochtones n’est pas restreinte aux cas où les faits soulèvent des « considérations participant » de la nature d’une obligation de droit privé. [Elder Advocates, au para 39]

[471]  Je conclus que les actes posés par le DAI eu égard à la proposition d’indemnisation soumise par la CEC à la suite de l’adoption de la condition no. 7 a engendré à la charge de celle-ci une obligation de fiduciaire ad hoc d’agir au mieux des intérêts pratiques importants des Atikamekw d’Opitciwan.

[472]  En s’engageant à consulter ces derniers avant d’approuver l’entente et, par la suite, en approuvant de fait cette entente et en exigeant de la CEC qu’elle exécute ses obligations découlant de cette entente, le DAI a pris en charge les droits et obligations des Atikamekw d’Opitciwan en regard de l’exécution de la créance de la CEC à leur égard. La Couronne se trouvait ainsi à administrer les éléments d’actifs de la collectivité, incluant l’indemnité reçue par les Atikamekw d’Opitciwan (je reviendrai plus loin sur la question d’éléments d’actifs et leur qualification de collectifs ou individuels).

[473]  Cet engagement unilatéral a engendré à la charge du DAI une obligation de fiduciaire exécutoire.

B.  L’intimé a-t-elle manqué à ses obligations légales et de fiduciaire envers les Atikamekw d’Opitciwan?

1.  Eu égard au processus de création de la réserve

[474]  Les manquements de la Couronne fédérale eu égard au processus de création de la réserve font l’objet des dossiers SCT-2005-11, SCT-2006-11 et SCT-2007-11 et seront traités dans ces dossiers.

2.  Eu égard à l’entente d’indemnisation

a)  Avant l’Inondation de 1918

[475]  Comme nous l’avons vu, le 4 novembre 1912, le DAI est avisé par le MTFQ de la possibilité qu’un barrage soit construit à l’embouchure du lac Opitciwan (CCPD, à l’onglet 119).

[476]  Le 14 novembre 1912, dans son premier rapport annuel, la CEC indique son intention de construire au rapide La Loutre (Gouin) un barrage dont elle évalue à 1324 pieds l’élévation atteinte par la nappe d’eau du barrage au maximum de sa capacité (CCPD, à l’onglet 120).  Elle confirme la construction du barrage dans son deuxième rapport de 1913, produit une carte des superficies ennoyées et précise cette fois qu’à pleine capacité, les niveaux des eaux du réservoir atteindra la cote de 1325 pieds (Pièce P-10, à la p 8).

[477]  La Couronne savait donc depuis la fin 1912, ou pouvait savoir, car le rapport de la CEC était public, que l’emplacement du village d’Opitciwan risquait d’être inondé. En 1913, elle pouvait avoir accès à une carte faisant état des superficies ennoyées.

[478]  Par la suite, le 17 avril 1913, le gérant de la CBH, Wilson, écrit à McLean du DAI que les Atikamekw veulent leur réserve, car ils entendent commencer à construire leurs maisons à l’été 1914 (CCPD, à l’onglet 127). Le DAI répond que la réserve ne peut être envisagée immédiatement par le gouvernement du Québec considérant la construction d’un barrage à l’embouchure du lac Opitciwan (CCPD, à l’onglet 128). Toutefois, malgré que le DAI savait que les terres où les Atikamekw veulent construire leurs maisons risquaient d’être inondées, la preuve démontre qu’il ne donne aucun conseil afin que leurs constructions soient protégées.

[479]  Au contraire, un an plus tard, en réponse aux émissaires Atikamekw qui se rendent à Ottawa pour s’enquérir du statut de leur réserve, le DAI dépêche l’arpenteur White à Opitciwan à la fin août 1914 pour exécuter des travaux d’arpentage de la réserve indienne.

[480]  Peu de temps après, le 4 novembre 1914, la Couronne fédérale adopte son décret autorisant le projet de barrage ainsi que la condition no. 7 qui tient la CEC responsable de tous les dommages en résultant.

[481]  Le 28 décembre 1914, dans une réponse à une lettre du DAI, le MTFQ informe le DAI qu’elle ne peut répondre positivement à la demande de réserve à cause de la grande probabilité que « all this territory around Lake Obiduan becoming flooded […] » (CCPD, à l’onglet 149).

[482]  Sachant que les Atikamekw seraient affectés par le rehaussement des eaux, la Couronne fédérale a fait preuve de prudence en imposant à la CEC la condition no. 7.

[483]  Cependant, l’exercice d’une prudence élémentaire dans l’intérêt des Atikamekw dictait à la Couronne fédérale de se renseigner sur le niveau maximum d’exploitation du barrage avant l’arpentage de White. Un devoir de prudence et de loyauté dictait également à la Couronne fédérale d’aviser les Atikamekw de l’effet concret que le niveau maximum d’élévation des eaux pouvait entraîner à Opitciwan et de leur recommander de construire leurs maisons au-dessus de celui-ci.

[484]  Or, il appert de la preuve que la Couronne fédérale pouvait se faire une idée dès 1912-1913 de la limite d’exploitation maximale envisagée, car elle était indiquée au rapport public de la CEC ainsi que sur une carte qui pouvait être consultée. Il est donc inexact de dire qu’en 1912 et en 1914 personne ne savait jusqu’où l’eau allait monter.

[485]  Le DAI pouvait ainsi savoir qu’au-delà du niveau d’exploitation de 1325 pieds les Atikamekw d’Opitciwan étaient à l’abri. Au minimum, la prudence dictait d’informer les Atikamekw de ce fait.

[486]  Les seules informations que les Atikamekw ont reçues du DAI sur les impacts du barrage sont effectivement venues de l’arpenteur White. Cependant, elles se sont avérées erronées.

[487]  Dans son rapport du 5 décembre 1914 remis au surintendant adjoint McLean du DAI, White écrit à la main : « The Indians were advised at the time of the survey that they should build their houses on high land as I had heard that the water might be raised as much as twelve feet » (soulignement ajouté; CCPD, à l’onglet 146).

[488]  Selon l’expert Garneau, le sens de ce texte laisse peu de place au doute. White a avisé les Atikamekw que les terres où ils se trouvaient étaient appelées à être inondées, et les a encouragés à bâtir leurs maisons en hauteur (Pièce D-4, aux pp 17–18).

[489]   Or, on peut aussi conclure de cette recommandation que White a avisé les Atikamekw  que l’eau pouvait monter jusqu’à un maximum de 12 pieds, information inexacte car à un certain moment l’eau est montée jusqu’à 28 pieds.

[490]  White a arpenté la réserve deux ans après la parution du premier rapport de la CEC. Il est difficile d’accepter qu’il ne savait pas ou ne pouvait pas savoir que l’eau pouvait monter plus que 12 pieds compte tenu de l’information contenue dans le rapport annuel de la CEC en 1912.  Force est de conclure que White a donné une information erronée aux Atikamekw.

[491]  De plus, la preuve ne permet pas de conclure que les Atikamekw ont refusé de suivre la recommandation de White. D’ailleurs, les Atikamekw ont construit leurs maisons au même niveau que les bâtiments de la CBH et des Oblats.

[492]  Même si ce n’est qu’en 1919-1920 que l’eau est montée jusqu’à 28 pieds, le fait est que la limite maximale autorisée était connue dès 1912. Si incertitude il y avait, comme le prétend l’intimée, la prudence dictait non pas de laisser les Atikamekw à la merci de l’élévation incertaine des eaux, comme le DAI a préféré le faire en 1917 après avoir été alerté par le représentant de la CBH des craintes des Atikamekw d’Opitciwan (CCPD, à l’onglet  171).

[493]  En effet, en juillet 1917, le DAI est informé par le commissaire Bacon de la CBH de l’inquiétude exprimée par le Chef Awashish qui dit craindre une inondation une fois les vannes du barrage La Loutre (barrage Gouin) fermées. Bacon ajoute : « I presume it will be necessary to choose another location for the Indian Reserve, and I shall be glad to learn in due course whether this is being done, as the Company will be unable to select a location for their Post until it is known where the Indian Reserve will be situated » (CCPD, à l’onglet 169).

[494]  Or, le 28 juillet 1917, plutôt que d’agir en conséquence, le DAI répond ne pas connaître dans quelle mesure l’inondation des terres affectera les Indiens et comme aucune démarche n’a été entreprise pour acquérir d’autres terres, le DAI prend la décision d’attendre : « It is not likely that a move will be made in that direction unless the Indians find that their hunting and fishing have been adversely affected by the raising of the waters » (CCPD, à l’onglet 171).

[495]  Encore une fois, dans le doute, l’intimée opte de ne rien faire plutôt que de prendre des mesures visant à prévenir le dommage, de conseiller les Atikamekw en conséquence ou de sélectionner un autre emplacement. Cette attitude insouciante contraste avec celle de la CBH qui communique avec la CEC et déménage son comptoir après avoir reçu une indemnité de celle-ci (CCPD, aux onglets 170, 173, 174 et 175).

[496]  De plus, sachant que la réserve que White venait d’arpenter ainsi que le territoire environnant allaient être inondés, l’intimée ne prend aucune mesure pour protéger les biens des Atikamekw. Elle ne dresse pas d’inventaire des biens que possédaient les Atikamekw, tels les maisons, camps et la propriété (« chatels ») de ces derniers ni n’avise ceux-ci de le faire.

[497]  Sans que l’on puisse prétendre à l’existence d’une politique au sein du DAI, la preuve démontre que, dans certains cas, le DAI a pris l’initiative d’enquêter quant aux dommages subis par les Indiens afin qu’ils soient compensés à la suite de l’inondation d’une réserve. Ce fut notamment le cas à Pointe-Bleue dans les années 1920 (CCPD, aux onglets 278, 279 et 293) et à la réserve indienne de Gibson au début des années 1930 (CCPD, à l’onglet 288). 

[498]  En l’espèce, avant l’inondation, la Couronne a démontré une attitude insouciante et imprudente à l’égard des droits des Atikamekw qui était contraire aux devoirs de prudence, de loyauté et de communication complète de l’information que lui dictait son obligation de fiduciaire.

b)  Après l’Inondation de 1918

[499]  On a vu qu’à la suite du rapport de l’émissaire de la CEC en 1919, une rencontre se tient entre les représentants du DAI et de la CEC, le 1er mai 1920, pour discuter d’une proposition d’indemnisation. Celle-ci est suivie d’une lettre de Lefebvre de la CEC datée du 7 mai 1920 qui détaille la proposition soumise. À la lettre est annexé un plan B-847 sur lequel se trouve un inventaire des pertes des Atikamekw comptabilisé alors que les eaux ont commencé à monter mais avant qu’elles atteignent leur pleine capacité. Les démarches entreprises par les parties n’ont pas permis de retrouver le plan. À cause des dates entre la remise du rapport de l’émissaire de la CEC le 15 juillet 1919 et la rencontre du 1er mai 1920, il est probable que l’inventaire annexé au plan B-847 soit la liste des réclamations rédigée en 1919.

[500]  Or, la preuve révèle que l’entente de 1920 diffère de la proposition d’indemnisation soumise par la CEC au DAI le 1er mai 1920, laquelle est en partie différente des réclamations identifiées par l’émissaire de la CEC en 1919, notamment :

  1. Dans la proposition d’indemnisation du 1er mai 1920, la CEC considère ne pas avoir à transporter les corps de l’ancien au nouveau cimetière puisque l’ancien cimetière ne sera pas inondé, ce qui s’avéra faux. Pourtant, en 1919, l’émissaire de la CEC indiquait qu’il s’agissait d’une question très importante pour les Atikamekw.

  2. Le rapport de 1919 indique que les Atikamekw sont d’accord pour le remplacement de leurs maisons à la condition que celles-ci soient à l’épreuve des intempéries. Dans la proposition de mai 1920, la CEC s’engage à fournir à chaque famille atikamekw une maison aussi bonne et confortable que celle qu’elle avait avant l’inondation. Dans l’entente du 2 juillet 1920, il est prévu que les Atikamekw construiront leurs maisons eux-mêmes, que la CEC fournira du bois sec, des clous et du papier à l’été 1921 pour permettre aux Atikamekw d’avoir une maison aussi grande que l’ancienne, qu’elle leur versera chacun 120 $ pour la construction, le défrichement et le déménagement et qu’elle enverra trois menuisiers avec outils. Il n’est plus question de la qualité des maisons.

  3. L’entente du 2 juillet 1920 ne porte la signature que de treize chefs de famille alors que le rapport de 1919 indiquait 20 chefs de famille.

  4. Le rapport de 1919 réfère à six camps de chasse réclamés par trois familles sur le territoire environnant ainsi que du mobilier. La proposition du 1er mai 1920 et l’entente du 2 juillet 1920 n’en font pas mention.

  5. La proposition de 1920 fait état de la construction possible de puits. L’entente du 2 juillet 1920 n’en fait pas mention.

[501]  Également, le 12 mai 1920, Lefebvre de la CEC avise le DAI que le président de la CEC l’a autorisé à dire que celle-ci recommandera au gouvernement du Québec de remplacer les terres inondées de la réserve d’Opitciwan en l’agrandissant d’une superficie équivalente (CCPD, à l’onglet 189).  Le DAI juge cet arrangement satisfaisant, mais il n’y aura pas de suite dans l’immédiat (CCPD, à l’onglet 190).

[502]  Or, les devoirs de prudence et de loyauté de la Couronne lui dictaient d’envoyer un représentant à Opitciwan pour évaluer l’ampleur des dommages au lieu de laisser à la CEC la charge de le faire.

[503]  À défaut, ces devoirs lui imposaient non seulement d’informer les Atikamekw de la proposition d’indemnisation de la CEC, mais également de s’assurer que celle-ci couvrait tous les dommages et inconvénients.

[504]  Dans les circonstances du présent dossier, la Couronne fédérale aurait dû consulter directement les Atikamekw d’Opitciwan au sujet des indemnités auxquelles ils avaient droit. La Couronne fédérale se devait de refuser d’approuver l’entente de 1920 ou chercher à la bonifier, surtout après avoir réalisé que la CEC avait, à son insu, négocié avec les Atikamekw une entente moins profitable pour eux que ce qui était prévu au rapport de 1919 ou à la proposition de 1920. Or, le DAI a préféré ne prendre aucune mesure à cet égard. Au contraire, il a fait approuver cette entente en exigeant de la CEC qu’elle la respecte.

[505]  Au surplus, l’entente de 1920 n’a pas été respectée en ce que, notamment, le bois pour construire les maisons devait être fourni à l’état sec et expédié durant l’été de 1921, ce qui n’a pas été fait; il s’est écoulé cinq années avant que les Atikamekw aient finalement leurs maisons; la CEC devait leur verser chacun 120 $, somme qui n’a été remise qu’en 1925, après déduction du coût de la peinture; les charpentiers ont tardé à se rendre à Opitciwan, etc.

[506]  Par contraste, le Père Guinard a obtenu plus d’avantages que les Atikamekw pour la construction de sa chapelle. Cette dernière sera peinte et vernie à l’intérieur et à l’extérieur aux frais de la CEC, et ce, sans qu’aucune indemnité ne soit déduite de sa compensation. À la fin, le Père Guinard a reçu une compensation satisfaisante, tandis que la CBH a obtenu de la CEC plus qu’elle ne demandait, et ce, rapidement.

[507]  Le DAI se devait d’assurer une supervision rigoureuse et proactive quant aux indemnités à verser aux Atikamekw d’Opitciwan, aux délais d’exécution du programme d’indemnisation de la CEC, à la qualité de l’exécution par la CEC de ses engagements et à l’exécution complète de ceux-ci. Clairement, la Couronne fédérale a failli aux devoirs que lui imposait son obligation de fiduciaire.

[508]  S’appuyant sur l’expert Garneau, l’intimée plaide que c’est l’envoi par le DAI de l’inspecteur Parker à Opitciwan en 1923 qui a été déterminant pour l’achèvement de la construction des maisons des Atikamekw et non la lettre du Père Guinard au premier ministre Taschereau en mai 1924, laquelle a eu un impact sur les biens ecclésiastiques (CCPD, à l’onglet 232; Pièce D-4, aux pp 64–65).

[509]  Or, la preuve documentaire démontre que le 31 juillet 1923, les Atikamekw s’adressent à nouveau au DAI pour se plaindre du fait qu’ils n’ont encore rien reçu de la CEC (CCPD, à l’onglet 223). Par ailleurs, dans sa lettre du 9 mai 1924 au premier ministre Taschereau, le Père Guinard ne se plaint pas uniquement de la lenteur des travaux pour la chapelle mais aussi du fait que les maisons des Atikamekw sont inhabitables et que rien n’a été fait concernant les puits.

[510]  Ainsi, bien que l’intervention du DAI ait aidé à faire bouger les choses, c’est davantage l’intervention du premier ministre Taschereau à la suite de la lettre du Père Guinard qui a fait en sorte que la CEC se soit activée.

[511]  Enfin, le DAI considérait que les pertes mobilières devaient être indemnisées. Il a, en effet, demandé des comptes à la CEC sur chacune des réclamations des Atikamekw, lesquelles incluaient notamment les pertes matérielles sur la réserve et à l’extérieur de celle-ci (CCPD, aux onglets 214 et 216).  Également, le fait que la CEC ait accepté d’indemniser un camp à l’extérieur du territoire démontre que cette dernière n’interprétait pas la condition no. 7 comme limitant sa responsabilité aux biens sur la réserve (CCPD, à l’onglet 242).

c)  La contamination de l’eau et les puits

[512]  La revendicatrice plaide que le DAI n’a pas agi de façon prudente et diligente en intervenant tardivement, mollement et en n’assurant pas de suivi à l’égard de la question des puits et, incidemment, de l’eau potable, malgré sa responsabilité et ses pouvoirs en matière de santé et de salubrité dans les réserves et « localités » indiennes.

[513]  Pour sa part, l’intimée soutient que :

  1. l’eau potable ne constitue pas un actif aux termes de l’alinéa 14(1)c) de la LTRP; que les cours d’eau navigables et flottables de la province de Québec sont des dépendances du domaine public provincial québécois, et qu’à ce titre, l’eau du lac ne peut être considérée comme la propriété des Atikamekw;

  2. que l’alinéa 92(e) de la Loi sur les Indiens de 1906 n’est d’aucun secours en ce qu’il confère à la Couronne la faculté discrétionnaire de faire des règlements en matière de santé et de salubrité et qu’il ne donne pas ouverture à une obligation d’agir;

  3. que l’entente d’indemnisation entre les Atikamekw et la CEC, à laquelle la Couronne fédérale n’est pas partie, ne prévoit rien en ce qui a trait aux puits et à l’eau potable, que le fédéral a pris les choses en main à compter de 1942 et qu’entre cette date et 1950, des efforts importants ont été entrepris par la Couronne fédérale afin de résoudre le problème d’alimentation en eau potable;

  4. qu’il a été démontré dans le cadre de la contre-expertise du Dr Christian Gagnon qu’une augmentation en concentration des produits en décomposition de la matière organique, principalement les substances humiques, n’a pu rendre, à prime abord, les eaux du lac impropres à la consommation.

[514]  L’argument de l’intimée concernant le fait que l’eau potable n’est pas un actif au sens de la LTRP est non fondé car la revendicatrice ne fait aucune réclamation pour de l’eau potable. En effet, elle réclame des dommages résultant de la consommation et de l’utilisation d’une eau contaminée et impropre, lesquels ont été causés par les manquements du DAI à ses obligations de fiduciaire dans l’administration du programme d’indemnisation de la CEC, dont notamment la fourniture de puits promis par celle-ci.

[515]  Tel qu’indiqué en début de cette décision, l’analyse de l’expertise de l’expert Marche sur cette question et de la contre-expertise de l’expert Gagnon a été effectuée dans le dossier SCT-2007-11 et elle s’applique mutatis mutandis au présent dossier.

[516]  J’ai déterminé que la preuve d’experts analysée dans la décision 2016 TRPC 9 du dossier SCT-2007-11 démontrait qu’il était plus que probable que le transport dans l’eau de la décomposition d’œufs de poissons, et autres animaux, de carcasses d’animaux et d’excréments d’oiseaux et d’animaux résultant du marnage du réservoir et du brassage des eaux, ait causé une contamination bactérienne de certaines parties des eaux du réservoir et qu’il était évident qu’une eau chargée de substances humiques entraînent des inconvénients importants alors que cette eau constitue la première source d’approvisionnement des Atikamekw.

[517]  Cela dit, comme la revendication sous étude porte sur les conséquences de l’Inondation de 1918, je m’en tiendrai aux considérations factuelles propres au présent dossier.

[518]  À cet égard, les aînés ont témoigné qu’avant la première inondation, les Atikamekw consommaient l’eau du lac situé en bordure du village. À la suite de l’inondation, l’eau est devenue impropre à la consommation. Au début, plusieurs individus, dont des femmes enceintes et des enfants ont bu de l’eau et éprouvé des maux de ventre. Quelques individus ont été envoyés à l’hôpital, certains y sont morts, dont des enfants, des femmes enceintes ont perdu leur fœtus. Pour sa part, Joséphine Dubé Awashish affirme ne pas connaître les raisons pour lesquelles les gens étaient malades, que l’eau en est probablement la cause, mais qu’il y avait aussi le froid. Antoine Awashish a témoigné qu’il ne savait pas si les gens sont tombés malades à cause de l’eau. Pour leur part, Jérémie et David Chachai attribuent les malaises éprouvés par des Atikamekw ainsi que des décès au fait qu’ils ont bu l’eau du réservoir.

[519]  Après l’inondation, les Atikamekw, dont les femmes et les enfants, ont aussi dû aller chercher l’eau dans un petit lac et un ruisseau, ce qui a nécessité de déboiser certaines parties du territoire pour créer un passage pour s’y rendre. Il fallait à peu près une heure de marche à pied pour se rendre au petit lac et une autre pour en revenir et une heure au total pour aller et revenir du ruisseau. Les Atikamekw, dont les femmes, s’y rendaient avec des chaudières. Les Atikamekw ont creusé certains points d’eau, dont certains ont été par la suite ennoyés. Jérémie Chachai témoigne qu’une fois la construction des maisons en planches de la CEC terminée, les Atikamekw ont creusé quatre puits ou points d’eau dans le village d’une vingtaine de pieds de profondeur. Cela a réglé le problème, en ce que les Atikamekw n’avaient plus à faire de longues marches pour aller chercher l’eau, jusqu’aux inondations survenues plus tard. 

[520]  Jérémie et David Chachai ont témoigné qu’à la suite de la montée des eaux sur le territoire, non seulement le bois n’avait pas été préalablement récolté, mais de nombreux corps d’animaux flottaient sur l’eau. Ils ont parlé notamment de carcasses d’orignaux qui se sont noyés car ils étaient désorientés et qui flottaient dans le réservoir, de castors noyés pris dans leur cage, d’oiseaux, de nids d’oiseaux submergés par les eaux, etc. Les aînés n’ont pas dit que tous les Atikamekw d’Opitciwan sont tombés malades, mais que plusieurs d’entre eux ont éprouvé des malaises dont des maux de ventre après avoir consommé de l’eau et que certains ont été envoyés à l’hôpital et y sont parfois décédés.

[521]  Leurs témoignages sont corroborés par la preuve documentaire qui démontre clairement qu’après l’inondation, l’eau n’était plus potable, en plus de créer un milieu malsain pour la santé. Ainsi :

  1. le 12 mars 1920, une lettre du Père Guinard au R.P. provincial des Oblats fait état de la nécessité « [...] de creuser des puits pour le besoin des Sauvages, vu que l’eau est devenue mauvaise par la chaussée de la Loutre » (CCPD, à l’onglet184);

  2. le 7 mai 1920, Lefebvre indique à McLean du DAI que la CEC fera construire des puits pour l’usage de la communauté, si les prétentions des Atikamekw concernant l’eau de consommation s’avèrent fondées (CCPD, à l’onglet 186);

  3. le 10 avril 1922, le Père Guinard rappelle à McLean du DAI que l’entente de 1920 n’est pas respectée et il précise que les Atikamekw « are forced to quit a place were there was no flies [...] they have no water that they can drink […] [t]hey have to cut down the wood to prepare a site for their new village, to dig wells [...] »(CCPD, à l’onglet 202);

  4. le 11 juillet 1922, le Père Guinard écrit au président de la CEC pour expliquer les problèmes qu’il constate et notamment le fait que l’« on boit encore de la mauvaise eau »(CCPD, à l’onglet 206);

  5. Le 14 juillet 1922, dans un mémo interne, l’ingénieur en chef Lefebvre de la CEC écrit que la CEC a mentionné aux Atikamekw qu’elle creuserait deux puits au nouveau village (CCPD, à l’onglet 207). C’est donc dire que la CEC a conclu que les plaintes des Atikamekw exprimées en 1920 quant à la qualité de l’eau étaient fondées;

  6. le 9 mai 1924, le Père Guinard écrit au premier ministre Taschereau du Québec. Il lui fait part notamment des manquements de la CEC quant à ses obligations envers les Atikamekw, et il indique que la CEC devait construire des puits, mais que rien n’a encore été commencé. Il ajoute :

[...] nous avions eu la mission dans l’ancienne chapelle, qui à cause de l’inondation, se trouvait dans un endroit absolument malsain: tous nous avions été malades, et quatre personnes étaient mortes pendant cette mission. L’an dernier craignant une nouvelle épidémie, j’ai conseillé aux Indiens de demeurer au nouveau village, et de ne venir à l’ancien que pour les exercices religieux. [Soulignement ajouté]

Il termine en disant : « [...] il y a assez longtemps que la Commission des Eaux Courantes de Québec [...] laisse souffrir les Indiens miséreux d’Obedjiwan » (CCPD, à l’onglet 232);

  1. le 7 août 1925, Lefebvre de la CEC est avisé par le surintendant adjoint par intérim Mackenzie du DAI que les deux puits promis par la CEC dans sa lettre du 29 avril 1922 n’ont toujours pas été creusés. Mackenzie écrit qu’il désire être avisé des mesures prises par la CEC à cette fin, car « Chief Gabriel Awashish recently called at this Department and states that up to the present time no water supply has been provided ». Il ajoute que cela cause beaucoup d’inconvénients (CCPD, à l’onglet 258).

[522]  Il n’y a pas de réponse à la lettre du DAI répertoriée dans la preuve documentaire ni d’action concrète du DAI à cet égard. Il semble donc, comme le précise d’ailleurs l’expert Garneau, qu’une des obligations de la CEC, soit celle de forer des puits fournissant de l’eau potable, soit restée en lettre morte (Pièce D-4, à la p 65).

[523]  Bref, il ressort clairement de la preuve documentaire et du témoignage des aînés qu’après l’Inondation de 1918, l’eau est devenue impropre à la consommation.

[524]  Bien que les maux de ventre dont auraient été affligés certains Atikamekw ne résultent pas nécessairement ou uniquement de leur consommation de l’eau du réservoir, il est plus que probable qu’à certains endroits, cette eau ait été contaminée par des bactéries résultant de la décomposition d’animaux et ait causé les problèmes de santé dont les aînés ont fait état.

[525]  De plus, la preuve est claire que les Atikamekw ont subi de nombreux inconvénients dus à la mauvaise qualité de l’eau. Ceux-ci se sont traduits notamment par l’obligation de faire bouillir l’eau du réservoir durant plusieurs années, de nombreux trajets en forêts pour se trouver d’autres sources d’approvisionnement en eau potable, le défrichage de chemins à cette fin, le creusage de points d’eau, ainsi que l’obligation d’utiliser une eau malodorante et colorée, etc.

[526]  L’obligation de la Couronne fédérale à l’égard des inconvénients subis par les Atikamekw en ce qui concerne l’eau de consommation dans le village ainsi qu’à l’égard de la construction des puits, qui n’ont pas été creusés avant les années 1940-1950, s’inscrit dans le cadre de la mise en œuvre du programme d’indemnisation de la CEC à laquelle elle était tenue. Si la Couronne avait respecté ses obligations et consulté les Atikamekw quant à la proposition d’indemnisation, la question des puits auraient été prévue à l’entente de 1920 puisqu’elle était déjà prévue dans la proposition de 1920 soumise au DAI (CCPD, à l’onglet 186). De même, si la Couronne avait pris des mesures dans l’intérêt des Atikamekw en refusant d’approuver l’entente lorsque ces derniers lui ont demandé de l’annuler, là encore, la question des puits aurait été discutée.

[527]  À cet égard, la Couronne a manqué à ses obligations en ne veillant pas à ce que tous les dommages causés aux Atikamekw par la construction du barrage soient adéquatement compensés et en négligeant de faire un suivi rigoureux sur cette question alors qu’elle en était informée.

[528]  Bref, je conclus que la Couronne fédérale n’a pas respecté ses obligations légales et de fiduciaire exécutoires tant à l’égard du processus de création de la réserve que de son engagement unilatéral d’agir au mieux des intérêts pratiques importants des Atikamekw d’Opitciwan.

C.  Quelles sont les pertes susceptibles d’être compensées lors de la deuxième étape?

1.  Le Tribunal a-t-il compétence à l’égard des pertes alléguées survenues sur le territoire environnant la parcelle de terre faisant l’objet du processus de création de la réserve d’Opitciwan?

a)  Position de l’intimée

[529]  Le 12 juin 2013, l’intimée dépose une demande de radiation à l’égard de la présente déclaration de revendication sur la base de l’article 17 de la LTRP. Elle allègue que l’indemnisation recherchée par la revendicatrice pour les dommages et inconvénients subis à l’extérieur de la réserve ne peut être accordée aux termes des articles 14 et 15 de la LTRP aux motifs qu’il s’agit d’une revendication de droits ancestraux et que le Tribunal n’a pas compétence à cet égard.

[530]  Plus spécifiquement, l’intimée cherche à faire radier les paragraphes 6, 121 d), g), k), 125 (e) ii), 126 h), i) et j) de la Déclaration de revendication ré-amendée du 8 novembre 2012, lesquels se lisent comme suit : 

6.  La présente revendication concerne l’inondation de la réserve d’Opitciwan (anciennement « Obidjuan » ou « Obedjiwan ») et […] du territoire environnant d’où les Atikamekw d’Opitciwan (autrefois connus sous le nom de Têtes-de-boule de Kikendatch) tiraient une partie importante de leurs moyens de subsistance, suite à la mise en eau du réservoir Gouin en 1918, et les dommages et inconvénients que ceux-ci ont subis en raison de cet événement. Pour plus de certitude, la présente revendication n’est pas fondée sur les droits ou titres ancestraux des Atikamekw d’Opitciwan, ni n’invoque de tels droits ou titres.

121.  Ces faits particuliers comprennent :

d.   le fait que le site de la réserve projetée et le territoire […] environnant soient occupés et utilisés par les Atikamekw d’Opitciwan;

g.   le projet du gouvernement du Québec d’établir un ouvrage de retenue des eaux sur la rivière St-Maurice susceptible d’affecter les terres et la propriété des Atikamekw, et le pouvoir de la Couronne, en vertu de la Loi de la protection des eaux navigables, d’autoriser l’emplacement et les plans de cet ouvrage et d’y poser des conditions;

k.   les consultations entre la Couronne et la CEC au sujet de la relocalisation de la réserve et de l’indemnisation des Atikamekw tant dans la réserve qu’à l’extérieur de celle-ci;

125.   La Couronne a violé ou n’a pas exécuté ses obligations légales, statutaires et fiduciaires, telles que décrites ci-dessus :

e.   sachant que la réserve qu’elle venait d’arpenter et le territoire environnant allaient être inondés,

(ii) en ne dressant pas, avant l’inondation, l’inventaire des maisons, des camps et de la propriété (« chattels ») que les Atikamekw d’Opitciwan possédaient dans la réserve et sur le territoire environnant;

126. Les dommages et inconvénients non compensés des Atikamekw d’Opitciwan, suite à l’inondation de 1918-1922, sont reliés notamment :

h.   à la perte de territoires […] environnant la réserve d’Opitciwan et à la baisse de leur productivité, et par conséquent à des pertes de sources d’alimentation et de revenus;

i.  à la difficulté à se procurer la matière première pour confectionner canots, raquettes, paniers, et autres outils ou objets nécessaires dans la vie courante des Atikamekw;

j.   aux inconvénients découlant de la difficulté d’accès, de circulation et de séjour sur le territoire environnant la réserve d’Opitciwan occasionnée par la montée des eaux et les enchevêtrements de troncs d’arbres et de végétation, et aux accidents occasionnés par cette situation. [Soulignement ajouté]

[531]  Dans son mémoire concernant sa demande en radiation produit le 23 décembre 2014, l’intimée ajoute de nouveaux éléments non allégués dans celle-ci. Notamment, elle soutient que toute partie des territoires de chasse ou environnant se situant à l’extérieur de l’enceinte de la réserve et le territoire formant la réserve mais avant la création de celle-ci ne peuvent fonder à leur face même un élément d’actif pouvant donner lieu à un recours contre elle au sens de l’article 14 de la LTRP et de la définition d’« éléments d’actif » à l’article 2 de la Loi.

[532]  Elle plaide également que les réclamations de la revendicatrice sont soustraites à la juridiction du Tribunal puisqu’elles ne découlent pas d’une perte collective d’une Première nation au sens de l’article 14 de la LTRP. Elle ajoute qu’au moment où les faits se sont produits, les Atikamekw n’étaient pas une Première nation au sens des dispositions de la LTRP.

[533]  Elle fait de plus valoir ce qui suit :

  1. La politique sur les Revendications particulières exclut toute réclamation fondée sur des droits ancestraux ou titres ancestraux;

  2. Le territoire environnant la réserve fait partie du domaine public québécois;

  3. La doctrine des « troubles de voisinages »ne peut trouver application en l’espèce (article 976 du Code civil du Québec).

[534]  Selon elle, la jurisprudence, notamment les arrêts R v Baker, 2008 ONCA 29 au para 9, [2008] OJ No 154 (CA), Saskatchewan (Minister of Environment and Resource Management) v Landry, 2001 SKQB 424 aux para 21–22, [2002] 1 CNLR 330, et R v Paul, 2011 NBPC 23 au para 16, reconnaît qu’en l’absence de preuve quant à l’existence d’un intérêt de la bande dans des biens, ceux-ci ne peuvent être considérés comme servant l’usage collectif.

[535]  Elle ajoute que la preuve révèle, à la suite des témoignages de Jérémie et David Chachai,  que les maisons, les camps et la propriété (« chatels ») qui font l’objet de la revendication sont des biens individuels en ce que :

  1. S’il y a compensation, ce sont les individus eux-mêmes qui se voient compensés;

  2. Les individus peuvent disposer comme ils veulent desdits biens sans consultation ou avis de la collectivité;

  3. Ils sont libres d’utiliser, de réparer, de rénover et de disposer des biens de la façon dont ils l’entendent sans consentement préalable de la bande;

  4. À la mort du propriétaire, ces biens sont transmis à la succession.

[536]  Ainsi, ajoute-t-elle, la preuve documentaire démontre que les montants réclamés pour la perte des maisons du village ou des camps de chasse ennoyés se fait sur une base individuelle et qu’on associe la propriété des maisons et des camps à des individus précis (CCPD, aux onglets 183, 192, 193, 241 et 242).

[537]  Enfin, l’intimée admet qu’à certains égards, l’entente du 2 juillet 1920 peut viser certains aspects de nature collective comme le choix du site, mais que l’essentiel de l’entente vise des réclamations qui sont ultimement de nature personnelle et propres aux individus et non à la bande.

b)  Position de la revendicatrice

[538]  La revendicatrice plaide que la présente revendication n’est pas fondée sur les droits ou titres ancestraux des Atikamekw d’Opitciwan et qu’elle n’invoque pas de tels droits ou titres.

[539]  Elle soutient que :

  1. La véritable nature de la revendication est un recours pour perte d’actifs et pour inconvénients, et qu’une référence à une preuve pertinente d’occupation dans le cadre d’une revendication fondée sur l’alinéa 14(1)c) de la LTRP ne constitue pas une allégation de droits ancestraux;

  2. L’indemnité réclamée à l’extérieur de la réserve concerne les éléments d’actifs affectés et l’indemnité à verser pour leurs pertes, dont le DAI a assumé l’administration par engagement unilatéral à l’occasion de ses négociations avec la CEC en 1920. Cet engagement unilatéral a engendré à la charge du DAI une obligation de fiduciaire qui s’est superposée à celle qu’elle assumait déjà dans le cadre du processus de création de la réserve spécifique aux rapports entre la Couronne et les autochtones;

  3. Ces pertes ou éléments d’actifs sont collectifs et la Première nation de Kikendatch (Opitciwan) était une Première nation au moment où les faits se sont produits;

  4. Le fait que la Couronne provinciale ait ou non été propriétaire du territoire environnant la réserve n’a pas d’importance. Ce qui importe c’est que le Québec, par l’intermédiaire de son mandataire la CEC, ait reconnu le droit de la revendicatrice d’être indemnisée pour les pertes qu’elle avait subies sur le territoire environnant. Autrement dit, la CEC reconnaissait sa responsabilité même à l’égard des biens situés sur les territoires de chasse.

[540]  Dans un premier temps, la revendicatrice s’appuie sur une preuve d’occupation et d’utilisation du territoire afin d’établir les faits sur lesquels est fondée la revendication quant aux dommages et inconvénients situés à l’extérieur de l’enceinte de la réserve. 

[541]  Dans un deuxième temps, la revendicatrice avance l’argument que l’endroit où les biens sont situés est sans importance, car en l’espèce, l’obligation de fiduciaire de la Couronne fédérale eu égard à l’entente de 1920 existe envers les Atikamekw et les biens des Atikamekw.

[542]  Dans son Mémoire des faits et du droit, la revendicatrice écrit :

253.  Cette réponse du DAI reflète un engagement unilatéral explicite de sa part, et de surcroit un engagement à agir au mieux des intérêts pratiques importants des Atikamekw :

a.   en raison de l’obligation de fiduciaire qu’il assumait déjà dans le cadre du processus de création de la réserve [références omises];

b.   parce que la procédure normale voulait que ce soit le DAI qui présente la réclamation des Atikamekw à la CEC, et non l’inverse [références omises];

c.   parce que le DAI n’était pas tenu de se soucier à la fois des intérêts des Atikamekw et de ceux des autres Canadiens, autrement dit parce qu’il n’avait pas à arbitrer des demandes conflictuelles [référence omise].

[…]

255.  Les intérêts pratiques importants des Atikamekw consistaient non seulement en la réserve provisoire, mais aussi en leurs propriétés dans cette réserve et à l’extérieur de celle-ci [références omises].

256.  En outre, l’exercice par le DAI de son pouvoir discrétionnaire – consistant en l’occurrence à se prononcer sur le programme d’indemnisation de la CEC – était susceptible d’avoir une incidence défavorable sur les intérêts des Atikamekw [références omises].

257.  Le DAI avait dès lors le devoir de communiquer avec les Atikamekw, de les consulter au sujet de leurs pertes et inconvénients et d’en dresser l’inventaire, et de se montrer prudent dans l’intérêt de ces derniers, afin qu’ils soient tous indemnisés, et ce le plus complètement et le plus diligemment possible [références omises].

[543]  Selon la revendicatrice, les conditions donnant naissance à l’obligation de fiduciaire ad hoc sont rencontrées en l’espèce.

[544]  En ce qui concerne les pertes sur le territoire environnant, la revendicatrice rappelle que le DAI était investi en vertu de l’article 4 de la Loi sur les Indiens de 1906 du contrôle et de l’administration des terres et de la propriété des Indiens. Elle ajoute que dans l’arrêt Peguis, aux pp 127–31, la Cour suprême du Canada a traduit l’expression « propriété des Indiens du Canada » par le mot « chatels », un anglicisme qui signifie « biens mobiliers », ce qui donne à penser qu’il s’agit de « propriété individuelle », du moins au sens où l’entend la common law (Peguis, au para 87 : « Depuis ce temps [i.e. la Proclamation royale de 1763], la Couronne a toujours reconnu qu’elle est tenue par l’honneur de protéger les Indiens de tous les efforts entrepris par des non-Indiens pour les déposséder des biens qu’ils possèdent en tant qu’Indiens, c’est à dire leur territoire et les chatels qui y sont situés »).

[545]  La revendicatrice invoque également l’article 37A de la Loi des Sauvages, LC 1911, c 14, qui, précise-t-elle, autorisait la Couronne, au nom des Indiens, à réclamer les dommages consécutifs à un empiétement sur des terres dont une bande réclamait la possession sans toutefois qu’il s’agisse d’une réserve indienne.

[546]  Dans sa Réplique au Mémoire des faits et du droit de l’intimée, la revendicatrice écrit :

153.[…] les obligations de fiduciaire du DAI à l’égard du programme d’indemnisation proposé par la CEC découlent non pas de l’art. 4 de la Loi sur le Indiens de 1906, mais :

a.  du processus de création de la réserve d’Obedjiwan;

b.  de son engagement à consulter les Atikamekw au sujet de ce programme d’indemnisation.

154.   Cependant, l’art. 4 de la Loi sur les Indiens de 1906, jouxté à la considération apportée par le DAI et la CEC aux biens mobiliers des Indiens peu importe leur situation, et à la condition d’indemnisation intégrale du décret d’autorisation, soutient l'argument qu'il fallait indemniser complètement les Atikamekw sans égard à la situation physique de leurs pertes et inconvénients. [Soulignement ajouté]

[547]  Il est à noter que malgré les pertes alléguées au paragraphe 126 de la Déclaration de revendication ré-amendée qu’auraient subies les Atikamekw sur le territoire environnant, la revendicatrice écrit ce qui suit dans son Mémoire des faits et du droit : 

306.   Pour les raisons qui précèdent, la revendicatrice demande au Tribunal :

a.   de faire droit à sa revendication au stade du bien-fondé;

b.  de déclarer que l’intimée a manqué à ses obligations envers la revendicatrice et que de ce fait, elle lui a occasionné des pertes devant être compensées en vertu de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières;

c.  de déclarer que ces pertes comprennent :

  […]

x.   la perte de camps et de matériel sur le territoire environnant où les Atikamekw gagnaient leur vie; […]

[548]  La revendicatrice semble donc restreindre les pertes sur le territoire environnant la réserve aux camps et matériel, sans toutefois amender sa déclaration ré-amendée en conséquence.

c)  Analyse

i)  Quant au territoire

[549]  Tel que vu précédemment, la juridiction du Tribunal est décrite à l’article 14 de la LTRP. Ce pouvoir est restreint notamment par l’alinéa 15(1)f) de la Loi qui prévoit :

15 (1) La première nation ne peut saisir le Tribunal d’une revendication si, selon le cas :

[…]

f) elle est fondée sur des droits ou titres ancestraux, ou invoque de tels droits ou titres; […]

[550]  La revendicatrice soutient que sa revendication, bien qu’elle repose sur l’usage et l’occupation du territoire, n’est pas une revendication de droits ancestraux. L’intimée soutient le contraire.

[551]  La preuve d’usage et de l’occupation historiques du territoire environnant la réserve présentée par la revendicatrice se retrouve notamment dans la preuve documentaire, le témoignage des aînés ainsi que le témoignage et le rapport d’expert de Jacques Frenette.

[552]  Dans Kitselas, le juge Slade affirme que, dans un contexte d’une revendication fondée sur l’alinéa 14(1)c) de la LTRP, la mention d’une occupation pertinente ne signifie pas que la revendication est fondée sur des droits ancestraux. Dans cette affaire, le territoire en litige concernait l’exclusion d’une parcelle de terre de 10,5 acres enclavée de trois côtés dans la réserve des Kitselas, le quatrième coïncidant avec la rive. La preuve de l’utilisation et de l’occupation portait sur une parcelle de terre très circonscrite à l’intérieur de la réserve.

[553]  Dans Manitoba Metis Federation, le litige concernant 1,4 million d’acres de terres concédées par le Canada aux enfants des Métis et dont celui-ci avait reconnu la propriété foncière existante. Au surplus, ces terres étaient directement visées au paragraphe 31 de la Loi sur le Manitoba. 

[554]  Par ailleurs, dans Nation haïda,  au para 18, des réparations fondées sur l’existence d’une obligation de fiduciaire étaient demandées. La Nation haïda revendiquait un titre sur les îles Haïda Gwaii et les eaux les entourant depuis plus de 100 ans, titre dont elle tentait d’établir l’existence. Ce titre n’avait pas encore été juridiquement reconnu. Pendant ce temps, la province de Colombie-Britannique avait délivré une concession à une compagnie forestière l’autorisant à récolter des arbres sur le territoire revendiqué. Cette concession a été remplacée et ultérieurement cédée à une autre compagnie. La question était de savoir si, dans ces circonstances, le gouvernement était tenu à une obligation envers la Nation haïda dont notamment l’existence d’une obligation de  fiduciaire.

[555]  Malgré la preuve abondante de l’utilisation et de l’occupation du territoire en jeu, la Cour suprême du Canada a conclu que « [l]’intérêt autochtone en question n’[était] pas suffisamment précis pour que l’honneur de la Couronne oblige celle-ci à agir, comme fiduciaire » (Nation haïda, au para 18).

[556]  En l’espèce, en ce qui concerne le territoire à l’extérieur de la réserve d’Opitciwan, la déclaration de revendication telle que formulée porte sur l’occupation et l’utilisation d’une partie importante et imprécise du territoire allégué comme traditionnel. Il s’agit d’un vaste territoire. À l’exception des camps et du matériel s’y trouvant, et ce pour les raisons expliquées ci-après, j’estime que la réclamation recherchée est davantage de la nature d’une revendication de droits ancestraux, objet sur lequel le Tribunal n’a pas compétence.

[557]  Ceci n’est pas le cas du territoire de réserve arpenté en 1914, lequel nous l’avons vu est suffisamment précis pour donner ouverture à une obligation de fiduciaire propre au processus de création de la réserve. Au surplus, j’ai reconnu ce territoire comme étant une « réserve provisoire ».

[558]  Cela dit, la preuve révèle qu’il existe en l’espèce des circonstances particulières engageant la responsabilité de la Couronne fédérale eu égard notamment aux biens situés à l’intérieur de la réserve, de même qu’à l’égard de camps ou autres maisons et du mobilier situés à l’extérieur de la réserve, à savoir :

  • En 1914, la Couronne fédérale autorise le barrage, sachant que les Atikamekw occupent et utilisent des terres qui risquent d’être inondées, soit à Opitciwan et sur le territoire environnant.

  • Elle impose comme condition à son autorisation « [t]hat the Commission, or its successors or assigns, shall assume all responsibility for any damage whatsoever, which may be caused by the Commission’s works or actions in connection with the construction of the said dam »,sans égard à la localisation des biens (CCPD, à l’onglet 145).

  • En 1919-1920, la réserve d’Opitciwan et le territoire environnant sont en partie inondés.

  • En juillet 1919, alors que le réservoir n’a pas encore atteint sa capacité maximale, un émissaire de la CEC dresse une liste des réclamations des Atikamekw, laquelle réfère à des biens situés hors réserve.

  • En 1920, le DAI s’engage à consulter les Atikamekw sur la proposition d’indemnisation soumise par la CEC avant de l’approuver. Tel qu’indiqué dans les chapitres précédents, il y a clairement ici un engagement unilatéral de la Couronne fédérale d’agir au mieux des intérêts des Atikamekw d’Opitciwan.

  • Le 25 septembre 1922, l’employé DeLair de la CBH, au nom du Chef Awashish et des Atikamekw d’Opitciwan, fait part au président de la CEC des réclamations des Atikamekw, dont des réclamations pour des biens situés sur le territoire environnant la réserve. Cette lettre est transmise au DAI (CCPD, à l’onglet 214). Le 29 novembre 1922, McLean du DAI presse Lefebvre de la CEC de fournir au DAI une information détaillée concernant chaque plainte ou réclamation des Atikamekw d’Opitciwan (CCPD, à l’onglet 216).

[559]  Par ailleurs, le fait que la CEC ait indemnisé le camp du Chef Awashish situé sur le territoire environnant la réserve démontre qu’elle n’interprétait pas non plus la condition d’autorisation comme limitant sa responsabilité aux terres de réserve (CCPD, à l’onglet 242).

ii)  Quant à la nature collective ou individuelle des biens

[560]  L’intimée soumet que les camps et le matériel constituent des biens individuels, réclamations à l’égard desquelles le Tribunal n’a pas compétence.

[561]  L’alinéa 14(1)c) de la LTRP prévoit qu’une première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication fondée sur l’administration par la Couronne de tout élément d’actif de la première nation. Cependant, il faut lire cette disposition en tenant compte des autres dispositions de la LTRP.

[562]  Le terme « actif » est défini à l’article 2 de la LTRP comme « tout bien matériel », sans le qualifier de bien collectif ou individuel.

[563]  Dans Beardy’s, au para 295, le juge Slade a étudié les termes « élément d’actif » et « bien matériel ». Il écrit :

Le terme « bien matériel » signifie : [traduction] « Bien qui a une forme et des caractéristiques physiques ». Toute chose que l’on peut voir ou toucher, ou qui est autrement perceptible par le sens, est un bien personnel matériel [Black’s Law Dictionary, 10e éd, sub verbo « tangible property » (bien matériel)].

[564]  L’article 15 de la LTRP prévoit que ce qui suit :

15 (1) La première nation ne peut saisir le Tribunal d’une revendication si, selon le cas :

[…]

g) elle est fondée sur des droits conférés par traité relativement à des activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable, notamment des droits de récolte.

(2) L’alinéa (1)g) ne s’applique pas aux revendications fondées sur des droits conférés par traité soit sur des terres, soit sur des éléments d’actif destinés à des activités, tels les munitions, pour la chasse, et les charrues, pour l’agriculture. [Soulignement ajouté]

[565]  L’article 20 de la LTRP prévoit les conditions et les limites à l’égard des décisions sur l’indemnité que doit rendre le Tribunal. Le deuxième paragraphe établit une exception à celles-ci en prévoyant ce qui suit :

(2) Il demeure entendu que le Tribunal peut prendre en compte, pour le versement de l’indemnité visée au paragraphe (1), les pertes relatives aux activités susceptibles d’être exercées de façon continue et variable, notamment les activités liées aux droits de récolte. [Soulignement ajouté]

[566]  Dans les deux cas (paragraphes 15(2) et 20(2) de la LTRP), ce sont des pertes tant collectives qu’individuelles qui sont visées.

[567]  Il va sans dire que les activités de chasse, de pêche et de trappage constituent des activités liées aux droits de récolte. Il est également évident que les camps de chasse et le matériel utilisés pour la pêche, la chasse et la trappe sont intrinsèquement reliés aux droits de récolte. Ils en constituent l’accessoire. Or, les droits de récolte sont des droits collectifs qui sont exercés par des individus. Au surplus, les activités de chasse, de pêche et de trappage s’exercent généralement sur des territoires à l’extérieur de la réserve.

[568]  De même, le fait de permettre les revendications relatives à des biens comme les munitions et les charrues implique nécessairement que des pertes individuelles peuvent faire l’objet d’une revendication.

[569]  De plus, malgré leur nature collective, des droits peuvent posséder des attributs à la fois collectifs et individuels (Moulton Contracting Ltd c Colombie-Britannique, 2013 CSC 26, [2013] 2 RCS 227); sans expliciter sur le sujet, la Cour suprême du Canada a reconnu que certains droits, bien que la collectivité autochtone en soit titulaire, sont néanmoins exercés par des membres à titre individuel ou attribués à ceux-ci.

[570]  À tout évènement, ce qui importe, c’est que ce soit la Première nation qui loge la réclamation et, qu’au final, si une indemnité est accordée, l’intimée soit libérée de toute obligation tant à l’égard de la Première nation que de tous et chacun de ses membres, ce que prévoit d’ailleurs l’article 35 de la LTRP. 

[571]  Ainsi, l’alinéa 35a) de la LTRP prévoit :

35 Lorsque le Tribunal rend une décision établissant qu’une revendication particulière est mal fondée ou accordant une indemnité pour une revendication particulière :

a) chaque partie intimée est libérée de toute responsabilité, à l’égard de la première nation revendicatrice et de chacun de ses membres, découlant essentiellement des mêmes faits que ceux sur lesquels la revendication est fondée; […] [Soulignement ajouté]

[572]  Si ambiguïté il peut y avoir quant à certaines dispositions de la LTRP, s’agissant d’une loi concernant les Indiens et ayant pour but de régler des griefs historiques des Premières nations contre la Couronne, ces dispositions doivent recevoir une interprétation large et libérale en fonction de l’objet de la Loi.

[573]  De plus, la preuve permet de conclure que l’entente de 1920 avec la CEC est une entente collective et a été traitée comme telle tant par le gouvernement fédéral que par la CEC elle-même.

[574]  Premièrement, il est exact de dire que treize Atikamekw ont signé l’entente pour une population totale de 168 membres. Cependant, les signataires ont signé en tant que chefs de famille, ce qui représente environ le tiers de la population.

[575]  Deuxièmement, il n’y a qu’une seule entente d’indemnisation. S’il s’agissait d’ententes individuelles, on s’attendrait à ce que la CEC ait conclu des contrats distincts avec chacun des individus.

[576]  Troisièmement, rien dans l’entente d’indemnisation signée par treize chefs de famille n’indique que la communauté atikamekw ait renoncé à l’ensemble des réclamations qu’elle pouvait avoir. À cet égard, la liste des réclamations confectionnée par le représentant de la CEC en 1919 énumérait 28 maisons réclamées par 20 familles. L’entente d’indemnisation de 1920 n’en fait pas mention. De même, la liste de 1919 réfère à la translation des corps du cimetière, réclamation qualifiée de question très importante pour les Atikamekw (CCPD, à l’onglet 183). Il s’agit d’une demande collective.

[577]  Quatrièmement, en 1921, ce ne sont pas treize personnes qui signent la lettre demandant l’annulation de l’entente de 1920, mais une trentaine de personnes, dont le Chef Awashish.

[578]  De plus, il est clair que le DAI considérait cette entente comme collective. Lorsque le 10 mai 1920, dans un courrier interne, l’arpenteur en chef Robertson du DAI demande de vérifier si les conditions de l’entente sont acceptables aux Atikamekw avant de l’approuver, il écrit : « if these conditions would be acceptable to the Indians » (soulignement ajouté). Il poursuit sa phrase en disant « or if the Indians, as was stated last Fall, would prefer to change their location to some more distant point » (soulignement ajouté; CCPD, à l’onglet 187). À cet égard, dans le compte-rendu manuscrit de l’assemblée des « principaux résidents et intéressés du poste indien du Lac Obidjuan » daté du 2 juillet 1920, on rapporte que les sous-signataires seront satisfaits si la CEC les dédommage de la façon suivante : « nouvel emplacement du village à un endroit situé à trois-quarts de mille du site actuel, […] choisi par les Indiens ». Il est clair que ce ne sont pas treize individus qui peuvent décider de cette question mais plutôt la collectivité (CCPD, aux onglets 192 et 194). 

[579]  Bref, les Atikamekw d’Opitciwan avaient une créance contre la CEC. Tel que vu au chapitre précédent, par ses agissements le DAI a pris en charge cette créance. Il administrait ainsi les éléments d’actifs de la collectivité, notamment la créance à l’égard des camps et du matériel se trouvant à l’intérieur et à l’extérieur de la réserve provisoire ainsi que l’indemnité reçue de la CEC. 

[580]  Conséquemment, les conditions pour démontrer l’existence d’une obligation de fiduciaire générale ou ad hoc ont été établies eu égard à la protection des camps et du matériel se trouvant sur la réserve provisoire et à l’extérieur de celle-ci. En ce qui concerne le territoire de la réserve provisoire, l’obligation de fiduciaire existe également quant aux autres pertes ou inconvénients allégués.

d)  Conclusion sur la requête en radiation

[581]  En conclusion, la requête en radiation de l’intimée sera accueillie en partie, le Tribunal étant sans compétence à l’égard de la réclamation concernant les pertes alléguées reliées à :

  • la perte de territoires environnant la réserve provisoire d’Opitciwan et la baisse de leur productivité, et par conséquent à des pertes de sources d’alimentation et de revenus (Déclaration de revendication ré-amendée, au para 126 h);

  • la difficulté de se procurer la matière première pour confectionner les objets nécessaires à la vie courante des Atikamekw (Déclaration de revendication ré-amendée, au para 126 i);

  • l’inconvénient découlant de la difficulté d’accès, de circulation et de séjour sur le territoire environnant la réserve provisoire d’Opitciwan (Déclaration de revendication ré-amendée, au para 126 j).

[582]  Considérant les circonstances particulières en cause dans le présent dossier concernant  notamment l’entente du 2 juillet 1920, le Tribunal a juridiction à l’égard de la perte des camps et autres maisons et du matériel y relié qui se trouvaient sur le territoire environnant la réserve provisoire, tels que décrits au chapitre suivant.

[583]  Il ne faut cependant pas conclure du fait que le Tribunal se déclare sans juridiction à l’égard des autres pertes alléguées relatives au territoire environnant que les Atikamekw n’en n’ont pas encourues. 

2.  Les manquements de la Couronne fédérale ont-ils occasionné des pertes à la revendicatrice?

[584]  Dans sa Déclaration de revendication ré-amendée, la revendicatrice allègue que les dommages et inconvénients non compensés des Atikamekw suite à l’Inondation de 1918, et réclamés en vertu de l’alinéa 14(1)c) de la LTRP, sont notamment reliés :

a. aux réclamations non considérées en tout ou en partie, notamment la translation des restes du cimetière, certaines maisons non compensées à Opitciwan et le mobilier des maisons à Opitciwan;

b. aux dommages et inconvénients inadéquatement compensés, comme le défrichage du nouvel emplacement du village et la reconstruction des maisons;

c. à la prestation déficiente de la CEC, notamment quant à la question des matériaux fournis pour les maisons;

d. au retard indu dans l’exécution des engagements de la CEC;

e.  aux engagements non respectés de la CEC, notamment en ce qui concerne le creusage de puits et l’envoi d’ouvriers pour construire les maisons;

f. aux inconvénients occasionnés par la contamination du Lac Obedjiuan, notamment l’obligation d’aménager des points d’approvisionnement en eau loin du village, et aux maladies causées par la consommation d’eau contaminée;

g. à la perte de jouissance des terres inondées au village d’Opitciwan et aux inconvénients reliés au déménagement sur le nouvel emplacement du village;

h. à la perte de territoires […] environnant la réserve d’Opitciwan et à la baisse de leur productivité, et par conséquent à des pertes de sources d’alimentation et de revenus;

i. à la difficulté à se procurer la matière première pour confectionner canots, raquettes, paniers, et autres outils ou objets nécessaires dans la vie courante des Atikamekw;

j. aux inconvénients découlant de la difficulté d’accès, de circulation et de séjour sur le territoire environnant la réserve d’Opitciwan occasionnée par la montée des eaux et les enchevêtrements de troncs d’arbres et de végétation, et aux accidents occasionnés par cette situation. [Soulignement dans l’original; au para 126]

[585]  Selon la revendicatrice, la Couronne fédérale est seule responsable des pertes subies, alors que selon l’intimée, la Couronne provinciale doit être tenue entièrement responsable. L’intimée plaide également qu’une part de responsabilité peut aussi être attribuée aux Atikamekw d’Opitciwan qui, bien qu’avertis des risques d’inondation, ont préféré ne pas bouger.

[586]  J’estime que les pertes subies par les Atikamekw d’Opitciwan résultent de la négligence de la CEC dans l’exécution de ses obligations envers ces derniers, mais que ces pertes sont aussi imputables aux manquements par la Couronne fédérale à ses obligations de fiduciaire. La preuve me convainc sans hésitation qu’il existe un lien direct entre les torts dont se plaint la revendicatrice et la relation de fiduciaire de la Couronne fédérale. Par ailleurs, la preuve ne démontre pas qu’il faille attribuer une responsabilité pour ces pertes aux Atikamekw.

[587]  Cela dit, j’estime ne pas avoir de preuve suffisante pour attribuer un pourcentage précis de responsabilité à la Couronne provinciale par rapport à la Couronne fédérale. Il s’agit d’un débat qui se fera lors de la deuxième étape. 

a)  Maisons sur la réserve provisoire

[588]  L’inventaire fait par la CEC en 1919 fait état de vingt-huit maisons réclamées par vingt familles (CCPD, à l’onglet 183). Jérémie Chachai affirme qu’il y avait sur le site de l’ancien village entre dix-huit et vingt maisons en planches et environ 10 misatokokiam qui ont été inondés. Il affirme aussi que plusieurs familles vivaient sous le même toit.

[589]  Dans la correspondance du DAI lors de l’arpentage de White, il est fait état de la présence en 1914 de 35 familles pour une population de 163 personnes. 

[590]  Sur un document confectionné par le Père Guinard en 1925, joint à la liste des vingt chefs de famille qui ont été indemnisés, il est écrit : « [j]’ai payé tous les sauvages pour leur 12000 à l’exception de Sabiel Kitcinew pour une balance de 81,90 que j’ai en mains ». Sabiel Kitcinew est inclus dans la liste des vingt chefs de famille. Cependant, la preuve documentaire démontre que chacun des vingt chefs de famille a reçu 120 $ moins le coût de la peinture, mais non pas que vingt-huit maisons ont été compensées (CCPD, à l’onglet 262).

[591]   Par ailleurs, en 1919, l’ennoiement n’était pas terminé. Dans une lettre écrite en 1922, l’employé DeLair de la CBH fait part à la CEC des réclamations de deux autres Atikamekw : « [t]he Indians wish to remind you that one house has been overlooked, by the Commission, belonging to David Nikwi, and one under construction belonging to Pierre Nikwi, which François Satshaw has inherited […] » (CCPD, à l’onglet 214).

[592]  Enfin, le 18 janvier 1926, le représentant de la CBH avise la CEC que le chef des Atikamekw d’Opitciwan l’informe qu’un Atikamekw du nom de David Nequay n’a pas reçu d’indemnité pour la perte de sa maison (CCPD, à l’onglet 266). Le 6 avril 1926, le Père Guinard confirme à la CEC que David Nequay avait une maison à Opitciwan (CCPD, à l’onglet 269).

[593]  Cela dit, dans la lettre de janvier 1926, après avoir parlé de la maison de David Nequay, le représentant de la CBH ajoute que « as all other claims were satisfactorily settled, this particular claim must have been overlooked […] » (CCPD, à l’onglet 266).

[594]  Selon le témoignage de Jérémie Chachai, les familles avaient construit des cabanons à côté de leurs maisons, lesquels ont été détruits par les eaux et n’ont pas été compensés. Il y avait aussi des tentes fabriquées par les Atikamekw. Les aînés parlent d’une perte totale. 

[595]  Par conséquent, tenant compte de l’ensemble des circonstances, je reconnais comme pertes non compensées ou inadéquatement compensées sur la réserve trente-et-une (31) maisons, misatokokiam inclus, ainsi que des cabanons et des tentes. Par ailleurs, les aînés ont témoigné que ce n’était pas toutes les familles qui avaient une tente mais que toutes avaient un cabanon. Une preuve additionnelle pourra être faite à la deuxième étape, si nécessaire, à l’égard de l’ensemble de ces pertes.

[596]  Toute compensation qui pourrait être invoquée à l’égard des pertes des maisons résultant de la construction des nouvelles maisons par la CEC fera également l’objet d’une preuve additionnelle à la deuxième étape.

b)  Mobilier ou matériel sur la réserve provisoire

[597]  Les aînés ont témoigné que le mobilier fabriqué par les Atikamekw se trouvant dans les maisons ou misatokokiam n’a pas été compensé. Il s’agit notamment de lits, de chaises, de tables, de matelas et de poêles à bois.

[598]  Je reconnais comme perte non compensée le mobilier pour trente-et-une (31) maisons, incluant les misatokokiam. Une preuve additionnelle pourra être apportée à la deuxième étape afin d’identifier plus précisément, si nécessaire, le mobilier meublant des maisons à l’époque.

c)  Autre matériel se trouvant sur la réserve provisoire

[599]  Les aînés ont témoigné que les eaux sont montées très vite et qu’à l’exception de quelques effets personnels, les Atikamekw n’ont pu apporter leurs biens. Ils ont fait état de vêtements, de fusils, de collets à lièvre, de pièges de trappage, de filets de pêche, d’outils et de nourriture provenant de leurs activités de chasse et de trappe et qui étaient rapportés du territoire de chasse. La nourriture rapportée était conservée dans un emplacement au-dessus du terrain et recouvert d’écorce.

[600]  Je reconnais la perte de ce matériel. Une preuve additionnelle pourra être apportée à la deuxième étape afin d’identifier plus précisément les biens que les Atikamekw conservaient sur la réserve ou rapportaient avec eux au retour des territoires de chasse.

d)  Les camps et/ou misatokokiam et/ou maisons et mobilier situés sur le territoire environnant la réserve provisoire

[601]  L’inventaire de 1919 réfère à six camps réclamés par trois familles et du mobilier réclamé par un Atikamekw, soit (CCPD, à l’onglet 183) :

  • Gabriel Awashish : un camp en bois rond sur la rivière Oniganie (200 $)

  • Jimmie Satshihaw : 4 camps en bois rond sur le lac Oscalaneo

  • Johnie Iserhoff : un camp en bois rond sur la rivière Jean-Pierre, réclamation comprise avec celle d’Opitciwan

  • Robert Satshihaw : perte de son mobilier (300 $)

[602]  Le camp réclamé par Gabriel Awashish a été compensé plus tard, quoique à moindre coût. Gabriel Awashish réclamait tout d’abord 200 $ en 1919 et 1922 (CCPD, aux onglets 183 et 214), ensuite 120 $ en 1925 (CCPD, à l’onglet 241), mais on ne lui a offert que 60 $ (CCPD, à l’onglet 242), somme qu’il a acceptée (CCPD, à l’onglet 253).

[603]  David Chachai ne se souvient plus du nombre exact de personnes qui ont perdu leur camp de chasse sur leur territoire suite à l’Inondation de 1918, mais il peut identifier, en plus des trois familles mentionnées dans l’inventaire, quatre autres familles (transcription de l’audience, le 12 septembre 2013, aux pp 88–89) :

  • Charles-Joseph Awashish

  • Arthur Clary

  • Onésime Weizineau

  • Marc-Malek Awashish

[604]  Également, en 1922, l’employé DeLair de la CBH écrit à la CEC pour lui faire part notamment des réclamations des Atikamekw concernant trois camps sur le territoire appartenant à 2 autres familles et autre matériel qui n’étaient mentionnés dans l’inventaire, soit :

(1)  John Iserhoff, one house and contents   $500.00

(2)  Gabriel Awashish  One house and garden  $200.00 

(3)  Mathias Wejina Jr., One hunting shanty    $150.00  (4)  James Satshaw two houses       $400.00  (5)  Paul Megwesh two Bear traps     24.00  (6)  Jack Damé (Ketcimemi) Three bundles roofing,

zinc, paint, one kitchen stove.  $100.00

[CCPD, à l’onglet 214]

[605]  David Chachai a témoigné que les Atikamekw qui avaient des maisons et/ou misatokokiam plus en profondeur dans le territoire ne les ont pas perdus, seuls ceux plus près du bord de l’eau l’ont été.

[606]  Je reconnais à titre de pertes treize (13) camps et/ou maisons et/ou misatokokiam sur le territoire environnant la réserve provisoire comme non compensés ou inadéquatement compensés. Je reconnais également à titre de perte le mobilier se trouvant dans ces camps ainsi que le matériel réclamé ci-haut mentionné.

[607]  Les aînés ont aussi témoigné de la perte d’outils, de pièges, de filets, de pelles, d’attelages, de canots d’écorce, de fusils ainsi que de raquettes et de traîneaux qu’ils avaient fabriqués pour se déplacer durant l’hiver. Je reconnais ces pertes des matériaux. Une preuve additionnelle pourra être faite lors la deuxième étape afin de démontrer le genre de mobilier se trouvant généralement dans les camps ou maisons sur le territoire environnant ainsi que le matériel laissé généralement sur place, etc.

e)  Autres dommages et inconvénients reconnus

[608]  Les autres dommages et inconvénients non compensés des Atikamekw d’Opitciwan à la suite à l’Inondation de 1918 qui pourront être traités lors de la deuxième étape sont les suivants :

  • la translation des restes du cimetière;

  • les dommages et inconvénients inadéquatement compensés relativement au défrichage du nouvel emplacement du village et à la reconstruction des maisons;

  • la prestation déficiente quant aux matériaux fournis pour les maisons ainsi que le retard indu dans la fourniture des matériaux et dans l’exécution par la CEC de ses engagements;

  • les engagements non respectés de la CEC, notamment en ce qui concerne le creusage de puits et l’envoi d’ouvriers pour construire les maisons;

  • les inconvénients occasionnés par la contamination et la malpropreté des eaux du Lac Obedjiuan, notamment les longues marches en forêt pour s’alimenter en eau, l’obligation d’aménager des points d’approvisionnement en eau, les problèmes de santé causés par l’eau et les autres inconvénients résultant d’une eau impropre;

  • la perte de jouissance des terres inondées au village d’Opitciwan et aux inconvénients reliés au déménagement du village sur le nouvel emplacement.

[609]  Enfin, la question relative au fardeau de la preuve quant à la quantification des dommages est une question à être déterminée lors de la deuxième étape.

IX.  dispositif

pour les motifs qui précÈdent :

[610]  Je rejette la demande de la revendicatrice eu égard au contenu de l’ordonnance de scission rendue le 20 mars 2013.

[611]  Je rejette l’objection de l’intimée quant à l’admissibilité de certaines parties du rapport et du témoignage de l’expert Frenette.

[612]  Je rejette l’objection de l’intimée quant à l’admissibilité du rapport et du témoignage de l’expert Marche, pour les motifs qui se retrouvent dans la décision 2016 TRPC 9 du dossier SCT-2007-11.

[613]  J’accueille en partie la demande en radiation de l’intimée et conclus que le Tribunal n’a pas compétence pour se prononcer sur la déclaration de revendication de la revendicatrice quant aux dommages causés à l’extérieur du territoire environnant la réserve provisoire, sauf en ce qui concerne les camps, matériel et mobiliers s’y trouvant.

[614]  Quant à la validité de la revendication, je conclus ce qui suit :

  1. La Couronne fédérale avait des obligations légales et de fiduciaire exécutoires de s’assurer de la mise en œuvre du processus de création de la réserve d’Opitciwan;

  2. La Couronne fédérale n’a pas respecté ses devoirs élémentaires de loyauté dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information et d’exercice de la prudence ordinaire dans l’intérêt des Atikamekw d’Opitciwan auxquels elle était tenue en vertu de ses obligations légales et de fiduciaire exécutoires envers ces derniers;

  3. La Couronne fédérale avait des obligations de fiduciaire exécutoires en regard de la proposition d’indemnisation de la CEC envers les Atikamekw d’Opitciwan, y compris un devoir d’agir dans leur meilleur intérêt lors de l’approbation de l’entente résultant de cette proposition;

  4. La Couronne fédérale n’a pas respecté ses obligations à ces égards.

[615]  Je reconnais les pertes énumérées aux paragraphes 588 à 608 de la présente décision.

[616]  La détermination du montant des pertes subies par la revendicatrice et dont j’ai reconnu l’existence ainsi que le partage de responsabilité entre la Couronne fédérale et la province de Québec fera l’objet de la deuxième étape.

JOHANNE MAINVILLE

L’honorable Johanne Mainville


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20160520

Dossier : SCT-2004-11

OTTAWA (ONTARIO), le 20 mai 2016

En présence de l’honorable Johanne Mainville

ENTRE :

PREMIÈRE NATION DES ATIKAMEKW D’OPITCIWAN

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats de la revendicatrice PREMIÈRE NATION DES ATIKAMEKW D’OPITCIWAN

Représentée par Me Paul Dionne et Me Marie-Ève Dumont

ET AUX :

Avocats de l’intimée

Représentée par Me Éric Gingras, Me Dah Yoon Min et Me Ann Snow

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.