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Contenu de la décision

DOSSIER : SCT-6002-19

RÉFÉRENCE : 2022 TRPC 2

DATE : 20220216

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

NATION CRIE D’ENOCH

Revendicatrice (demanderesse)

 

Me Steven Carey et Me Amy Barrington, pour la revendicatrice (demanderesse)

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimée (défenderesse)

 

Me Tanya Knobloch et Me Soniya Bhasin, pour l’intimée (défenderesse)

 

 

ENTENDUE : Le 3 août 2021 et le 24 septembre 2021

MOTIFS SUR LA DEMANDE

L’honorable Todd Ducharme


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Première Nation Halalt c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 12; Première Nation (Bande indienne) de Big Grassy (Mishkosiimiiniiziibing) c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2012 TRPC 6; Nation crie de Red Pheasant c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 3; Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord canadien), 2018 CSC 4, [2018] 1 RCS 83; Bande de Kahkewistahaw no 72 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 4; Nation crie de Red Pheasant c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 5; Première Nation de Muskowekwan c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 6; Tsaoussis (Litigation Guardian of) v Baetz (1998), 41 OR (3d) 257 (ONCA), 1998 CarswellOnt 3409; Collins c R, 2011 CAF 171, 2011 CarswellNat 1616; Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44, [2001] 2 RCS 460; Custom Metal installations Ltd v Winspia Windows (Canada) Inc, 2020 ABCA 333, 2020 CarswellAlta 1695; Gates Estate v Pirate’s Lure Beverage Room, 2004 NSCA 36, 237 DLR (4th) 74; Stoughton Trailers Canada Corp v James Expedite Transport Inc., 2008 ONCA 817, 2008 CarswellOnt 7214; Première Nation de Kahkewistahaw c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 5; Première Nation de Keeseekoose c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2017 TRPC 3; Nation crie de Red Pheasant c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 5; Première Nation de Muskowekwan c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 6.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 13.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106

Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119, règle 3.

Sommaire :

Scission – Annulation d’une ordonnance de scission – Scission de l’instance – Revendication instruite en une seule étape – Éléments de preuve précis et convaincants – Mandat du Tribunal – Raison d’être du Tribunal – Règlement juste, rapide et économique – Caractère définitif et stabilité des jugements – Ordonnance interlocutoire sur consentement – Critère applicable à l’annulation d’une ordonnance de scission

Le 2 septembre 2020, le Tribunal des revendications particulières (le « Tribunal ») a prononcé une ordonnance ayant pour effet de scinder l’instance en deux étapes distinctes, avec le consentement des deux parties. Peu de temps après, la revendicatrice a déposé l’avis de demande (la « demande »), lequel est contesté en l’espèce, afin que le Tribunal annule son ordonnance et permette l’instruction de la revendication en une seule étape. La question en litige consistait à savoir si le Tribunal a compétence pour annuler une ordonnance rendue sur consentement des parties et s’il doit exercer cette compétence dans les circonstances.

Le Tribunal a conclu qu’il dispose de vastes pouvoirs lui permettant de s’acquitter de son mandat, lequel consiste à régler les revendications particulières de manière juste, rapide et économique, notamment le pouvoir d’annuler une ordonnance de scission sur consentement à la demande d’une partie. Bien que le caractère définitif des jugements soit un principe juridique fondamental du système de justice canadien qui ne saurait être écarté à la légère, il faut savoir que ce principe s’applique de façon différente selon que l’ordonnance tranche définitivement une question de fond ou que l’ordonnance est de nature procédurale et régit le déroulement de l’instance.

Le Tribunal a conclu qu’une ordonnance de scission rendue sur consentement qui n’est contestée que par une seule partie ne devrait être annulée que si elle porte préjudice à l’une ou l’autre des parties et que son annulation permet au Tribunal de mieux s’acquitter de son mandat, qui est de favoriser un règlement juste, rapide et économique des revendications particulières. Une ordonnance ne doit pas être annulée si cette annulation porte préjudice à l’une ou l’autre des parties. Après avoir appliqué ce nouveau critère, le Tribunal a conclu que l’ordonnance de scission portait préjudice à la Nation crie d’Enoch, que l’annulation de l’ordonnance favoriserait le règlement juste, rapide et économique de la revendication et que l’annulation ne porterait pas préjudice à l’intimée. La demande de la revendicatrice a donc été accueillie. La revendication sera instruite en une seule étape.


 

TABLE DES MATIÈRES

I. introduction 7

II. historique et contexte de la revendication 7

III. positions des parties 8

IV. analyse 11

A. Fardeau de la preuve 11

B. Le Tribunal peut-il annuler une ordonnance de scission sur consentement? 12

1. Compétence du Tribunal 12

2. Mandat et raison d’être du Tribunal 13

3. Scission 13

4. Importance du caractère définitif et de la stabilité des jugements 15

5. Nature de l’ordonnance 16

6. Critère relatif à l’annulation d’une ordonnance de scission 18

C. L’ordonnance de scission devrait-elle être annulée en l’espèce? 18

1. L’ordonnance de scission cause-t-elle un préjudice à l’une ou l’autres des parties? 19

2. L’annulation de l’ordonnance permettra-t-elle au Tribunal de mieux remplir son mandat qui consiste à favoriser un règlement juste, rapide et économique de la revendication? 21

a) La nature de la revendication, la complexité des questions en litige et la nature des réparations demandées 22

b) La question de savoir si les questions que les parties entendent soulever à la première étape sont étroitement liées à celles qui resteraient à trancher à la deuxième étape 23

c) La question de savoir si la décision qui sera rendue à l’issue de la première étape est susceptible de mettre fin à la revendication en son entier, de limiter la portée des questions en litige à la seconde étape ou d’augmenter sensiblement les chances d’arriver à un règlement 24

d) La mesure dans la quelle les parties ont déjà consacré des ressources à l’ensemble des questions en litige 25

e) La question de savoir si la scission d’instance permettra de gagner du temps ou entraînera des retards inutiles 25

f) Tout avantage que la scission d’instance est susceptible de procurer aux parties ou tout préjudice qu’elles risquent de subir 26

3. Est-ce que l’une ou l’autre des parties subira un préjudice qui pourrait justifier que l’ordonnance de scission ne soit pas annulée? 27

4. Conclusion 27

V. conclusion et ordonnance 27


 

I. introduction

[1] Le 2 septembre 2020, le Tribunal des revendications particulières (le « Tribunal ») a rendu une ordonnance portant que l’instruction de la revendication était scindée en deux étapes distinctes, avec le consentement des deux parties.

[2] Neuf mois plus tard, le 7 juin 2021, la revendicatrice (la « Nation crie d’Enoch ») a déposé un avis de demande (la « demande ») afin que le Tribunal annule son ordonnance et permette l’instruction de la revendication en une seule étape. La revendicatrice soutient que la situation a beaucoup évolué, de sorte que les gains d’efficacité que la scission devait initialement permettre sont réduits à néant.

[3] L’intimée s’oppose à la demande d’annulation de l’ordonnance de scission et demande au Tribunal d’instruire la revendication en deux étapes distinctes.

II. historique et contexte de la revendication

[4] La revendication particulière de la Nation crie d’Enoch est réputée avoir été déposée auprès du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, maintenant ministre des Relations Couronne-Autochtones (le « ministre »), le 16 octobre 2008. En septembre 2011, la revendicatrice a été informée que le ministre avait rejeté la revendication aux fins de négociation de sorte que la revendication pouvait alors être portée devant le Tribunal conformément à l’alinéa 16(1)a) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008 c 22 [la « LTRP »].

[5] Le 5 décembre 2019, la revendicatrice a déposé sa déclaration de revendication auprès du Tribunal. La revendication est fondée sur le fait que la Couronne aurait omis de fournir les avantages agricoles et d’autres avantages prévus par le Traité no 6, et aurait manqué aux obligations qu’elle avait à l’égard de la revendicatrice, à savoir des obligations issues de traités, des obligations légales, des obligations de fiduciaire et l’obligation d’agir conformément au principe de l’honneur de la Couronne.

[6] Le 6 mars 2020, l’intimée a déposé auprès du Tribunal sa réponse à la déclaration de revendication dans laquelle elle reconnaît que la revendicatrice a adhéré au Traité no 6 et qu’elle a droit aux avantages qui y sont prévus, mais elle affirme les lui avoir fournis conformément aux engagements qu’elle avait contractés par traité. L’intimée nie avoir violé le Traité no 6 ou avoir manqué à ses obligations de fiduciaire en ce qui concerne la fourniture d’avantages agricoles à la Nation crie d’Enoch.

[7] En mai 2020, les parties ont fait part de leur intention de demander que la revendication soit scindée en deux étapes distinctes, soit celle du bien‑fondé et celle de l’indemnisation, comme on peut le constater dans les mémoires qu’elles ont déposés avant la conférence de gestion de l’instance du Tribunal prévue pour le 27 mai 2020. Au départ, la revendicatrice a consenti sans hésitation à la scission parce que la plupart des revendications dont est saisi le Tribunal sont instruites de cette façon, et qu’elle croyait que la scission allait permettre d’accélérer l’instance (plaidoirie de la revendicatrice présentée lors de l’audition de la demande tenue le 24 septembre 2021). En août 2020, les parties ont présenté au Tribunal une ébauche d’ordonnance de scission sur consentement.

[8] Le 2 septembre 2020, le Tribunal des revendications particulières (le « Tribunal ») a rendu une ordonnance portant que l’instruction de la revendication était scindée en deux étapes distinctes, avec le consentement des deux parties.

[9] Dès la première conférence de gestion de l’instance qui a suivi le prononcé de l’ordonnance, la revendicatrice a voulu revenir sur la question de la scission, comme on peut le constater dans le mémoire conjoint de conférence de gestion d’instance du 17 novembre 2020. Le Tribunal a encouragé les parties à discuter et à tenter de résoudre la question entre elles, mais elles n’y sont pas parvenues. Les parties déposent donc les présentes demande et réponse à la demande afin que le Tribunal tranche définitivement la question.

III. positions des parties

[10] La revendicatrice soutient que le Tribunal peut annuler l’ordonnance en vertu du vaste pouvoir qui lui est conféré par l’article 13 de la LTRP, sans égard aux Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les « Règles des CF »], et qu’il peut appliquer la jurisprudence des cours supérieures d’archives par analogie.

[11] Elle soutient que, conformément aux principes juridiques généraux, la scission d’instance est l’exception à la règle et qu’elle ne devrait être maintenue que lorsque ce recours procédural exceptionnel se traduit par une audience plus rapide et plus efficace.

[12] La revendicatrice soutient que l’on n’assiste pas aux gains d’efficacité que l’ordonnance de scission devait initialement permettre et que l’ordonnance va à l’encontre du but visé puisqu’elle incite l’intimée à retarder l’instance. Elle soutient que les retards occasionnés par l’intimée depuis le prononcé de l’ordonnance de scission constituent un changement important des circonstances.

[13] La revendicatrice présente également une liste de 18 revendications qui ont été scindées et de leur échéancier respectif pour démontrer que les ordonnances de scission du Tribunal n’ont pas permis leur règlement rapide, mais qu’elles ont plutôt eu l’effet inverse (Bande indienne d’Osoyoos c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (SCT-7002-11); Première Nation de Kitselas c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (SCT-7003-11); Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (SCT-7004-11); Numéro du dossier du Tribunal, Première Nation de Popkum c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (SCT-7005-11); Premières Nations Huu-ay-aht c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (SCT-7006-11); Bande Lac La Ronge et nation crie de Montreal Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (SCT-5002-11); Première Nation de Doig River et Premières Nations de Blueberry River c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (SCT-7007-11); Première Nation d’Akisq’nuk c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (SCT-7006-12); Première Nation des Atikamekw d’Opitciwan c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (SCT-2007-11); Première Nation des Atikamekw d’Opitciwan c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (SCT-2006-11); Première Nation des Atikamekw d’Opitciwan c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (SCT-2005-11); Première Nation des Atikamekw d’Opitciwan c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (SCT-2004-11); Première Nation des Innus Essipit c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (SCT-2001-13); Bande indienne de Tobacco Plains c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (SCT-7001-14); Première Nation des Malécites du Madawaska c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (SCT-1001-12); Bande indienne de Siska c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (SCT-7002-14); Première Nation de Makwa Sahgaiehcan c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (SCT-5003-11); Premières Nations Huu-ay-aht c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (SCT-7005-13); voir le mémoire amendé des faits et du droit de la revendicatrice, déposé auprès du Tribunal le 30 août 2021, aux para 51–52).

[14] La revendicatrice soutient que les questions en litige sont inextricablement liées et que les chances de succès à l’étape de la détermination du bien-fondé sont si élevées que l’argument de l’intimée selon lequel la scission permettra d’éviter des dépenses inutiles à l’étape de l’indemnisation ne s’applique pas en l’espèce. Elle soutient que la scission ne permettra pas de circonscrire les questions liées à l’indemnisation et qu’elle a eu pour effet de fausser l’évaluation des risques de l’intimée et de la dissuader de régler le litige. La revendicatrice affirme avoir déjà consacré d’importantes ressources pour se préparer à la fois à l’étape du bien-fondé et à celle de l’indemnisation, tandis que l’intimée n’a encore rien préparé et ne subira donc aucun préjudice si l’ordonnance de scission est annulée. La revendicatrice soutient qu’elle subirait un préjudice important à cause du dédoublement de la preuve et des observations nécessaires à chacune des étapes, ainsi que des retards causés par la scission. Elle fait valoir que l’ordonnance de scission devrait être annulée et que l’audience devrait pouvoir se dérouler en une seule étape afin de permettre le règlement rapide et économique de la revendication.

[15] En revanche, l’intimée plaide en faveur du maintien de la scission de la revendication en deux étapes distinctes, celle du bien-fondé et celle de l’indemnisation, parce qu’il serait peu efficace, et probablement peu avantageux, de demander une preuve d’expert sur la question de l’indemnisation sans que le bien-fondé de la revendication n’ait d’abord été établi. L’intimée déclare qu’aucune règle du Tribunal ne prévoit l’annulation d’une ordonnance de scission de sorte qu’il faut recourir à l’alinéa 399(2)a) des Règles des CF, qui dicte le critère auquel la revendicatrice doit satisfaire pour obtenir l’annulation de l’ordonnance de scission, et que cette dernière n’a pas réussi à s’acquitter du fardeau qui lui incombait à cet égard.

[16] L’intimée soutient que le retard important invoqué par la revendicatrice n’est pas la raison sur laquelle celle‑ci s’est fondée lorsqu’elle a soulevé la question de l’annulation pour la première fois, car il n’existait alors aucun retard. L’intimée refuse de reconnaître que la scission a, par exemple, occasionné des retards dans les 18 revendications figurant sur la liste de la revendicatrice, car ces revendications sont antérieures à l’ordonnance de scission. La revendicatrice aurait donc pu en prendre connaissance avant de consentir à l’ordonnance de scission. Elle ajoute que l’argument selon lequel la scission peut donner lieu à des contrôles judiciaires et à des appels, ce qui entraînerait des retards supplémentaires, est purement hypothétique.

[17] L’intimée soutient que les questions soulevées à l’audience sur le bien‑fondé et à celle sur l’indemnisation ne sont pas liées et que les allégations formulées dans la revendication sont complexes et variées — et ouvrent donc la porte à un grand nombre d’issues possibles — de sorte qu’il doit être statué sur le bien‑fondé de la revendication avant qu’elle puisse préparer ses arguments relatifs à l’indemnisation. Elle affirme que toutes ces questions devraient être tranchées avant, et non pas en même temps que les parties préparent les nombreuses analyses sur l’indemnisation qui couvriront tous les scénarios possibles relativement aux pertes historiques que la revendicatrice pourrait avoir subies et détermineront la valeur de ces pertes.

[18] Selon l’intimée, une conclusion sur le bien-fondé permettrait, en fait, de circonscrire de manière significative les questions à trancher à l’étape de l’indemnisation et d’augmenter les chances d’arriver à un règlement. Comme les parties interprètent différemment la nature et l’étendue des avantages agricoles auxquels a droit la Nation crie d’Enoch en vertu du Traité no 6, une décision sur le bien-fondé de la revendication permettrait d’établir les bases nécessaires pour entamer les négociations en plus de réduire les ressources et le temps consacrés à l’étape de l’indemnisation.

[19] L’intimée rejette l’idée que la liste des revendications présentée par la revendicatrice (dont il est question au paragraphe 13 ci-dessus) montre que la scission ne mène pas à un règlement juste et rapide des revendications puisque les retards accusés dans chacune de ces revendications sont attribuables à des circonstances qui leur sont propres. Elle fait également valoir que d’autres revendications relatives aux avantages agricoles présentées au Tribunal ont fait l’objet d’une scission et qu’elle voudrait rester fidèle à cette approche.

[20] L’intimée soutient qu’elle n’a pas préparé ses arguments relatifs à l’indemnisation précisément parce que les parties avaient déjà consenti à l’ordonnance de scission. Elle subirait donc un préjudice si l’ordonnance était annulée, car elle a seulement préparé ses arguments sur la question du bien-fondé. Tout changement de dernière minute se traduirait par des analyses sur l’indemnisation inadéquates ou insuffisantes.

IV. analyse

A. Fardeau de la preuve

[21] Dans les requêtes en scission d’instance, il incombe à la partie qui sollicite l’ordonnance de prouver qu’elle devrait être rendue. Dans les circonstances actuelles, comme il s’agit d’une demande visant à annuler une ordonnance de scission rendue avec le consentement des deux parties, les parties ont reconnu que le fardeau incombe à la partie requérante, la Nation crie d’Enoch.

B. Le Tribunal peut-il annuler une ordonnance de scission sur consentement?

1. Compétence du Tribunal

[22] La LTRP est la source des pouvoirs du Tribunal.

[23] Aux termes de l’article 13 de la LTRP, le Tribunal a les pouvoirs généraux d’une cour supérieure d’archives pour toutes les questions « liées à l’exercice de sa compétence » :

13. (1) Le Tribunal a, pour la comparution, la prestation de serment et l’interrogatoire des témoins, la production et l’examen des pièces, l’exécution de ses décisions, ainsi que pour toutes autres questions liées à l’exercice de sa compétence, les attributions d’une cour supérieure d’archives [...]

[24] Le Tribunal a toujours considéré que sa loi lui conférait de larges pouvoirs pour contrôler sa procédure et s’acquitter de son mandat qui est de voir au règlement des revendications particulières (Voir Première Nation Halalt c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 12 au para 44 [Halalt]; Première Nation (Bande indienne) de Big Grassy (Mishkosiimiiniiziibing) c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2012 TRPC 6 au para 31).

[25] De plus, la règle 3 des Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119, donne au Tribunal le pouvoir exprès de rendre toute ordonnance qui permet un règlement juste, rapide ou plus économique de la revendication particulière, comme l’ordonnance faisant l’objet du présent litige :

3 Le Tribunal peut rendre toute ordonnance qui permet un règlement juste, rapide ou plus économique de la revendication particulière.

[26] Le Tribunal a donc le pouvoir de rendre l’ordonnance demandée.

[27] Il n’a pas besoin de se fonder par analogie sur les Règles des CF relatives à l’annulation d’une ordonnance de scission, ni de s’appuyer sur le critère d’application de l’alinéa 399(2)a) établi dans la jurisprudence, comme l’a fait valoir l’intimée.

2. Mandat et raison d’être du Tribunal

[28] Le Tribunal doit toujours examiner les demandes en tenant dûment compte de sa loi habilitante, ainsi que de son origine et de sa raison d’être.

[29] La LTRP prévoit un processus judiciaire traditionnel afin d’assurer l’indépendance décisionnelle, la transparence et l’équité procédurale. Le processus établi dans la LTRP est également de nature réparatrice et vise à régler les griefs historiques des Premières Nations contre la Couronne. Comme le Tribunal l’a lui-même dit au paragraphe 59 de la décision Halalt, « [l]e contexte entourant l’adoption de la LTRP, et son préambule, révèlent le problème que la LTRP vise à résoudre ».

[30] Le Tribunal « a pour seule raison d’être de faire progresser le règlement des revendications particulières de manière juste, rapide et économique » (Nation crie Red Pheasant c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 3 au para 2 [Red Pheasant]). Autrement dit, il « a été constitué dans le but de statuer sur celles-ci de façon équitable et dans les meilleurs délais afin de contribuer au rapprochement entre les Premières Nations et Sa Majesté de même qu’au développement et à l’autosuffisance des Premières Nations » (Red Pheasant au para 2). L’efficacité et la réconciliation sont au cœur de son mandat.

[31] Comme l’a conclu le Tribunal dans de nombreuses revendications, « [c]ompte tenu de ses objectifs de nature clairement réparatrice, la LTRP doit être interprétée de manière large et libérale, en tenant compte de son objet et en y donnant effet » (Halalt, au para 63, citant Clarke c Clarke, [1990] 2 RCS 795 au para 10, 73 DLR (4th) 1). La « nature de la LTRP justifie également une telle interprétation puisqu’elle “vis[e] les Indiens” » (Nowegijick c La Reine, [1983] 1 RCS 29 à la p 36, 144 DLR (3d) 193).

3. Scission

[32] Initialement, la scission visait « à supprimer les délais et les frais associés à l’étape de l’indemnisation lorsque celle-ci n’est plus nécessaire » (Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4 au para 23, [2018] 1 RCS 83, confirmant Bande Lac la Ronge c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2014 TRPC 8 au para 197).

[33] De manière générale, on pensait que la scission aidait les Premières Nations à gérer les coûts occasionnés par le litige puisque le processus était divisé en deux étapes (Red Pheasant au para 7). Elle permettait aux parties d’économiser des ressources et d’éviter d’en consacrer à la préparation de rapports qu’elles n’utiliseraient pas en fin de compte, si le bien-fondé de la revendication n’était pas établi. Elle évitait aussi au Tribunal de rendre des décisions fondées sur toute une gamme d’hypothèses. Par conséquent, il est devenu pratique courante pour les parties de demander au Tribunal de rendre une ordonnance de scission sur consentement, souvent dès la première conférence de gestion de l’instance, afin de réduire les coûts et les délais.

[34] Toutefois, récemment, le Tribunal a été saisi de demandes qui ont mis en lumière les coûts supplémentaires et les retards engendrés par la scission d’une instance avec le consentement des parties. Dans la décision Red Pheasant, le Tribunal a conclu, au paragraphe 8, que « [l’expérience] du Tribunal a démontré que la scission permettait rarement de réaliser les économies de temps et d’argent initialement prévues ». Il a également conclu ce qui suit :

Si une revendication est jugée fondée, les parties doivent recommencer depuis le début et recueillir des preuves, engager des experts et échanger des rapports d’expertise, cette fois sur la question de l’indemnisation. Il n’y a alors aucune économie de coûts, et la résolution définitive de la revendication, que ce soit par un règlement ou par une décision, est nettement repoussée au-delà de la fin de l’étape du bien-fondé. Le processus judiciaire se prolonge, ce qui a des répercussions disproportionnées sur les Premières Nations puisqu’elles sont la partie la moins bien financée.

[35] En fait, les ressources dont disposent les Premières Nations pour présenter ces revendications ne se comparent pas à celles du Canada. Le financement accordé aux Premières Nations dans le but d’appuyer leur participation au processus du Tribunal n’est pas garanti. Il est limité, discrétionnaire, versé annuellement, selon une formule du cas par cas, et toutes les demandes de financement doivent être approuvées avant que les coûts ne soient engagés (Canada, Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada, Financement pour les revendications des Premières Nations auprès du Tribunal des revendications particulières du Canada, en ligne <https://www.rcaanc-cirnac.gc.ca/fra/1529351013700/1551970150264>).

[36] Compte tenu de ces enjeux, le Tribunal a révisé son approche quant à la scission dans la décision Red Pheasant, puis dans Bande de Kahkewistahaw no 72 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 4 [Bande de Kahkewistahaw no 72], Nation crie d’Enoch c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 5, et Première Nation de Muskowekwan 2021 TRPC 6, et a conclu que la scission, comme mesure procédurale extraordinaire, « ne devrait être ordonnée que dans des cas exceptionnels où il existe des éléments de preuve précis et convaincants établissant que la scission permettra au Tribunal de remplir son mandat » (Red Pheasant au para 12).

[37] Le Tribunal a fait preuve de prudence lorsqu’il a précisé que ses conclusions ne devraient toutefois pas empêcher les parties de scinder l’instance si elles y consentaient.

4. Importance du caractère définitif et de la stabilité des jugements

[38] Il est de la plus haute importance que les parties comprennent que les ordonnances rendues par le Tribunal ne peuvent être annulées à la légère. Il est tout aussi important que les parties respectent leur parole et assument les conséquences du consentement qu’elles ont donné librement aux autres parties à l’instance.

[39] Le caractère définitif des jugements est un principe juridique fondamental qui joue un rôle important dans le système de justice canadien. Comme l’a écrit le juge Doherty dans la décision Tsaoussis (Litigation Guardian of) v Baetz (1998), 41 OR (3d) 257 (ONCA), 1998 CarswellOnt 3409 aux para 15–16 [Tsaoussis], pour les parties à un litige, le caractère définitif répond au besoin à la fois économique et psychologique d’éviter que les décisions soient assujetties à une réévaluation et à une variation constantes, ainsi qu’au besoin que les litiges aient un caractère définitif et discernable. Le caractère définitif satisfait également une nécessité pratique pour le système de justice dans son ensemble (Tsaoussis, aux para 15–16).

[40] Les requêtes en annulation d’ordonnance ne peuvent être utilisées comme moyen pour réexaminer une ordonnance chaque fois qu’une partie n’en est plus satisfaite, étant donné que les parties et leurs avocats se fient, à juste titre, à ces ordonnances (Collins c R, 2011 CAF 171 au para 12, 2011 CarswellNat 1616 [Collins]). Cela est essentiel pour préserver l’intégrité et la stabilité du processus judiciaire (Collins au para 12).

[41] Cependant, dans Tsaoussis, le juge Doherty a pris la peine de rappeler que [traduction] « malgré la valeur accordée au caractère définitif des jugements, dans certaines situations, d’autres intérêts légitimes l’emportent clairement sur les préoccupations relatives au caractère définitif » (Tsaoussis au para 19). La Cour suprême du Canada a affirmé que le principe du caractère définitif doit parfois être appliqué avec souplesse pour éviter les injustices (Danyluk c Ainsworth technologies Inc, 2001 CSC 44, [2001] 2 RCS 460).

5. Nature de l’ordonnance

[42] La décision du Tribunal d’annuler une ordonnance antérieure dépend également de la nature de l’ordonnance en question. Dans la présente revendication, l’ordonnance contestée est interlocutoire et procédurale, c’est-à-dire qu’elle régit le déroulement du litige. Il ne s’agit pas d’une ordonnance qui tranche définitivement une question de fond.

[43] La jurisprudence des cours d’appel provinciales regorge d’indications sur l’annulation de telles ordonnances.

[44] Dans la décision Custom Metal Installations Ltd v Winspia Windows (Canada) Inc, 2020 ABCA 333, 2020 CarswellAlta 1695 [Custom Metal Installations Ltd] au para 42, la Cour d’appel de l’Alberta a établi une distinction entre deux types d’ordonnances rendues dans des contextes différents avec le consentement des parties : [traduction] « les ordonnances définitives sur consentement qui mettent fin au litige en tranchant les questions fondamentales qui opposent les parties » et « les ordonnances interlocutoires sur consentement qui font avancer l’instance et sont donc de nature procédurale ».

[45] Dans la décision Gates Estate v Pirate’s Lure Beverage Room, 2004 NSCA 36, 237 DLR (4th) 74, la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a conclu ce qui suit :

[traduction] [...] la raison pour laquelle les tribunaux ne modifient pas ce type d’ordonnance sur consentement est que ces ordonnances donnent effet à des accords conclus à l’issue de négociations au cours desquelles les parties au litige ont pu faire des compromis sur leurs droits et obligations juridiques stricts pour arriver à un règlement. À partir du moment où le tribunal exerce son pouvoir discrétionnaire et reconnaît leur accord en rendant une ordonnance sur consentement, les conditions négociées par les parties et le caractère définitif qu’elles cherchaient à obtenir en signant l’accord doivent être respectés. En modifiant les conditions assortissant une ordonnance sur consentement donnant effet à un tel contrat négocié, le tribunal risque de modifier l’entente intervenue entre les parties au point où elles n’auraient jamais accepté un règlement. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il ne surviendra jamais une situation où il sera juste et équitable d’annuler une ordonnance sur consentement donnant effet à un règlement négocié.

L’ordonnance en cause dans le présent appel est d’une nature différente. Ce type d’ordonnance permet de s’assurer que l’instance se déroule comme il se doit. En l’espèce, l’ordonnance visait à ce que les documents soient divulgués en temps utile. Modifier ce type d’ordonnance ne comporte pas le même risque qu’annuler une entente négociée par les parties. Dans le cas des ordonnances interlocutoires comme celle-ci, il existe un pouvoir discrétionnaire résiduel […] [je souligne; aux para 28–29].

[46] Dans la décision Custom Metal Installations Ltd, la cour a confirmé que cette approche discrétionnaire quant à l’annulation des ordonnances interlocutoires, laquelle est fondée sur la nature de l’ordonnance, [traduction] « est une approche davantage axée sur les principes qui consiste à tenir compte de la véritable nature de l’ordonnance procédurale interlocutoire plutôt que d’appliquer la loi qui pourrait être pertinente, par exemple, à une ordonnance définitive comme un jugement sur consentement » (au para 58).

[47] C’est pourquoi une ordonnance sur consentement définitive mettant en œuvre un accord de règlement commande au Tribunal de faire preuve d’une déférence quasi absolue à l’égard du principe de la chose jugée et ne doit être annulée que dans des circonstances exceptionnelles, alors qu’une ordonnance interlocutoire qui est censée régir le déroulement d’une instance commande un degré beaucoup moins élevé de déférence. En effet, la cour a conclu ce qui suit :

[traduction] Il y a une nette distinction entre un jugement sur consentement qui met en œuvre un règlement sur le fond et déclenche l’application du principe de l’autorité de la chose jugée, et une ordonnance sur consentement interlocutoire qui vise l’exercice des pouvoirs du tribunal et régit le déroulement de l’instance. L’analogie avec le contrat s’applique davantage au premier.

[…]

Le paragraphe 9.15(4) des Règles est clairement discrétionnaire. Une fois qu’il a été déterminé qu’une ordonnance sur consentement est interlocutoire et procédurale et qu’elle n’est pas de la nature d’une décision définitive sur une question de fond, la Cour peut décider de ce qui est juste dans les circonstances. [Je souligne; Custom Metal Installations Ltd aux para 57, 59]

[48] Dans l’arrêt Stoughton Trailers Canada Corp c James Expedite Transport Inc, 2008 ONCA 817, 2008 CarswellOnt 7214, la Cour d’appel de l’Ontario a statué que la juge des requêtes avait commis une erreur en concluant que son pouvoir discrétionnaire d’annuler une ordonnance sur consentement était restreint, et a affirmé, au paragraphe 1, que [traduction] « le pouvoir discrétionnaire est général et devrait être exercé, au besoin, pour que justice soit rendue ».

[49] Lorsque l’ordonnance est de nature interlocutoire et procédurale, le Tribunal dispose donc du pouvoir discrétionnaire général de l’annuler pour éviter de causer un préjudice à une partie et mieux remplir son mandat de régler de manière juste, rapide et économique les revendications particulières. Il convient dans les circonstances de faire preuve de souplesse dans l’application du principe de l’autorité de la chose jugée qui consacre le caractère définitif des décisions.

6. Critère relatif à l’annulation d’une ordonnance de scission

[50] Le Tribunal a le pouvoir d’annuler une ordonnance de scission sur consentement à la demande d’une partie. Toutefois, comme il a été mentionné précédemment, les ordonnances rendues par le Tribunal avec le consentement des parties ne doivent pas être annulées à la légère.

[51] Le Tribunal ne doit exercer son pouvoir discrétionnaire et annuler une ordonnance de scission que si celle‑ci porte préjudice à l’une ou l’autre des parties et que son annulation permet au Tribunal de mieux s’acquitter de son mandat, qui est de favoriser un règlement juste, rapide et économique de la revendication particulière. Une ordonnance ne doit pas être annulée si cette annulation porte préjudice à l’une ou l’autre des parties.

[52] Ce critère est celui qui cadre le mieux avec la tâche de nature particulière qui incombe au Tribunal « de statuer sur [les revendications particulières dont il est saisi] de façon équitable et dans les meilleurs délais afin de contribuer au rapprochement entre les Premières Nations et Sa Majesté » (Red Pheasant au para 2).

[53] L’avertissement suivant est important : dans l’intérêt de l’intégrité et de la stabilité du processus judiciaire, le Tribunal n’annulera pas à la légère les ordonnances interlocutoires et procédurales qu’elle prononce, telles que les ordonnances de scission, et évitera d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour annuler une ordonnance s’il en découle un préjudice pour la partie adverse. Maintenant que les parties ont une meilleure idée des avantages et des inconvénients de la scission, le Tribunal s’attend à ce qu’elles y pensent à deux fois avant de décider de consentir à une ordonnance de scission.

C. L’ordonnance de scission devrait-elle être annulée en l’espèce?

[54] Je vais maintenant examiner si l’ordonnance de scission en cause devrait être annulée à la lumière du nouveau critère décrit ci-dessus.

1. L’ordonnance de scission cause-t-elle un préjudice à l’une ou l’autres des parties?

[55] Le Tribunal a récemment conclu que la scission des revendications causait inévitablement des retards en raison des contrôles judiciaires et appels auxquels chaque étape peut donner lieu, ce qui peut retarder la décision finale sur le bien‑fondé de la revendication et causer un préjudice aux revendicatrices (Bande de Kahkewistahaw no 72 au para 8). La possible reprise des négociations après le prononcé de la décision sur le bien-fondé et la suspension de l’instance devant le Tribunal qui s’ensuit ont aussi pour effet de retarder le règlement des revendications et de placer les revendicatrices dans une situation inextricable, car l’intimée a comme politique de refuser toute négociation pendant que les revendicatrices font valoir leurs revendications devant le Tribunal (Red Pheasant au para 32). Comme il a été souligné plus haut, le Tribunal a reconnu que la « scission permettait rarement de réaliser les économies de temps et d’argent initialement prévues » (Red Pheasant au para 8).

[56] Ces récentes décisions du Tribunal sur la scission jettent un éclairage nouveau sur les préoccupations de la revendicatrice quant aux coûts et aux retards associés à la scission d’instance et sur le fait qu’elle a vite insisté pour que l’ordonnance de scission soit annulée.

[57] Le Tribunal conclut également que la scission de la présente instance cause certains retards qui portent préjudice à la revendicatrice.

[58] Il faut d’abord souligner que la présente revendication découle d’un manquement survenu il y a environ 140 ans, qu’elle a été déposée auprès de la Direction générale des revendications particulières il y a plus de 17 ans, et que le ministre a mis trois ans avant de refuser d’en négocier le règlement, en 2011. La revendicatrice est, avec raison, impatiente, elle en a assez des retards qui s’accumulent et elle s’attend à un déroulement rapide de l’instance devant le Tribunal.

[59] De plus, comme le souligne la revendicatrice, l’intimée a mis 18 mois pour retenir les services de l’expert en histoire qu’elle a chargé de monter son dossier. L’affaire est relativement simple. Elle porte sur la nature, la teneur et l’objectif de la promesse par laquelle la Couronne s’est engagée à fournir à la revendicatrice les avantages agricoles et l’aide en matière d’agriculture prévus dans le Traité no 6. L’intimée a récemment négocié et réglé un certain nombre de revendications de ce type et aurait donc dû savoir qui pouvait agir en tant qu’expert. Bien que l’onde de choc causée par la pandémie de COVID-19 puisse expliquer certains retards, rien ne justifie un processus de passation de marchés aussi long. Par ailleurs, le Tribunal sait pertinemment que l’intimée a conclu un contrat avec son expert seulement après que la revendicatrice eut été autorisée à présenter la demande visant à faire annuler l’ordonnance de scission.

[60] De plus, l’intimée a tardé à retourner ses commentaires sur le projet d’exposé conjoint des faits et le projet d’exposé conjoint des questions en litige, préparés par la revendicatrice dans le but de circonscrire les questions en litige. L’intimée a persisté à vouloir finaliser l’exposé conjoint des questions en litige après que l’expert eut présenté son opinion, comme elle en avait initialement convenu avec la revendicatrice, ce qui explique pourquoi la revendicatrice a multiplié ses demandes pour obtenir le rapport d’expert dans les meilleurs délais.

[61] Enfin, les questions relatives au bien-fondé et à l’indemnisation sont interreliées, ce qui risque de causer un chevauchement et un dédoublement dans la présentation de la preuve si la revendication est instruite en deux étapes. Par exemple, un compte rendu historique de tous les avantages fournis devra être présenté à chacune des deux étapes. En effet, si la revendication s’avère fondée, le Tribunal devra déduire de l’indemnité finale qu’il accordera les crédits pour les instruments aratoires qui ont effectivement été fournis à la revendicatrice et il devra, pour ce faire, s’appuyer sur la preuve historique. Ce dédoublement de la preuve aura pour effet d’alourdir le fardeau financier de la revendicatrice.

[62] Le Tribunal estime que les coûts et les retards occasionnés par l’ordonnance de scission prononcée en l’espèce causent bel et bien un préjudice à la revendicatrice. L’ordonnance de scission ne semble pas atteindre son objectif qui est de favoriser le règlement rapide de la revendication. Les retards inhérents à une scission d’instance, que le Tribunal a mis en lumière dans sa jurisprudence récente, appuient également la préoccupation de la revendicatrice selon laquelle la scission ne fera que retarder encore plus l’instance.

[63] L’intimée, en revanche, n’a pas démontré qu’elle subirait un préjudice important par suite de l’annulation de l’ordonnance de scission, outre le fait qu’elle serait tenue de demander à ses experts d’examiner divers scénarios de responsabilité pour tirer des conclusions quant à l’indemnisation. Le Tribunal n’est pas convaincu que le fait d’instruire en une seule étape cette revendication relativement simple en matière d’avantages agricoles donnerait lieu à tellement de scénarios que l’intimée en subirait un préjudice. Cette façon de faire est la norme dans d’autres domaines de droit et ne saurait être considérée comme préjudiciable.

2. L’annulation de l’ordonnance permettra-t-elle au Tribunal de mieux remplir son mandat qui consiste à favoriser un règlement juste, rapide et économique de la revendication?

[64] Au paragraphe 22 de la décision Première Nation de Kahkewistahaw c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 5 [Première Nation de Kahkewistahaw], le Tribunal a établi une liste non exhaustive des facteurs qui, selon les tribunaux, « ont une incidence sur la façon de permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » (voir aussi Première Nation de Keeseekoose c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2017 TRPC 3 au para 3).

[65] Ces facteurs sont les suivants :

  1. la nature de la revendication, la complexité des questions en litige et la nature des réparations demandées;

  2. la question de savoir si les questions à juger dans le premier procès sont étroitement liées à celles qui seraient soulevées dans le second procès;

  3. la question de savoir si la décision qui sera rendue à l’issue de la première étape est susceptible de mettre fin à la revendication en son entier, à limiter la portée des questions en litige dans la seconde ou à augmenter sensiblement les chances d’en arriver à un règlement;

  4. la mesure dans laquelle les parties ont déjà consacré des ressources à l’ensemble des questions en litige;

  5. la question de savoir si la scission d’instance permettra de gagner du temps ou entraînera des délais inutiles;

  6. tout avantage que la scission d’instance est susceptible de procurer aux parties ou tout préjudice qu’elles risquent de subir;

  7. la question de savoir si la requête en scission d’instance est présentée de consentement ou si elle est contestée par l’autre partie.

[66] Le Tribunal a maintenu ce critère, mais l’a affiné en exigeant une preuve « claire et convaincante » (Nation crie d’Enoch c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC 5 au para 32; Première Nation de Muskowekwan c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2021 TRPC au para 37) ainsi que des « éléments de preuve précis et convaincants » (Red Pheasant au para 12) que la scission favorisera la justice et l’efficacité.

[67] Puisqu’en l’espèce le fardeau de la preuve est inversé, le Tribunal procédera à l’analyse des facteurs établis dans Première Nation de Kahkewistahaw afin de déterminer s’il existe une « preuve claire et convaincante » que l’annulation de l’ordonnance de scission lui permettra de statuer sur la revendication de la façon la plus juste, la plus rapide et la plus économique possible.

a) La nature de la revendication, la complexité des questions en litige et la nature des réparations demandées

[68] La présente revendication en est une relative à des avantages agricoles, semblable à d’autres dont le Tribunal est actuellement saisi. Elle porte sur la nature, la teneur et l’objectif de la promesse par laquelle la Couronne s’est engagée à fournir à la revendicatrice des avantages agricoles et de l’aide en matière d’agriculture conformément au Traité no 6, la mesure dans laquelle ces avantages ont été fournis à la revendicatrice, la question de savoir si l’intimée a manqué à l’une ou l’autre des obligations qu’elle avait à l’égard de la revendicatrice dans la fourniture de ces avantages agricoles, soit les obligations issues de traités, les obligations de fiduciaire, l’obligation d’agir de bonne foi et les obligations légales, et la façon dont la revendicatrice devrait être indemnisée pour les manquements de la Couronne.

[69] Pour illustrer la complexité de la revendication, l’intimée présente la liste non exhaustive suivante de questions qui se rapportent uniquement au bien-fondé et qui devront faire l’objet d’une décision du Tribunal :

a. l’interprétation de la nature et de la portée des droits aux avantages agricoles prévus par le Traité;

b. l’intention commune des parties lorsqu’elles ont adhéré au Traité;

c. le moment où les obligations issues de traités du Canada ont pris naissance à l’égard de la Nation crie d’Enoch;

d. la question de savoir si, aux termes du Traité, les avantages agricoles devaient être continus;

e. la question de savoir si les manquements aux dispositions du Traité relatives aux avantages agricoles doivent être interprétés comme des manquements historiques, ou si le Tribunal doit actualiser les conditions et les obligations relatives aux avantages agricoles;

f. la résolution des différends d’ordre factuel quant à savoir ce que la Nation crie d’Enoch a réellement reçu;

g. la question de savoir si le Canada a réduit le financement attribué à la culture des terres de réserve et à la fourniture de bétail et d’instruments agricoles;

h. la question de savoir si les produits fournis par le Canada étaient de qualité inférieure et si les plaintes formulées à cet égard ont été réglées;

i. la question de savoir si le Canada a omis d’offrir de l’instruction à la Nation crie d’Enoch. [Mémoire amendé des faits et du droit de l’intimée, déposé auprès du Tribunal le 10 septembre 2021, au para 39).

[70] Il est vrai que l’interprétation des traités peut être complexe et que les questions qui précèdent devront être attentivement examinées, mais cette liste que l’intimée a présentée pour démontrer la nature particulièrement complexe de la présente revendication n’est pas convaincante.

[71] Toutes ces questions sont simples et n’ont rien d’inhabituel pour le Tribunal. Les divers scénarios possibles sur le bien-fondé qui en découlent ne donnent pas lieu à une foule de scénarios possibles en matière d’indemnisation qui seraient trop complexes à évaluer pour un expert en indemnisation. Dans sa récente décision Bande de Kahkewistahaw no 72, au paragraphe 8, le Tribunal a rappelé que, malgré la complexité des revendications dont il était saisi, « [il] est suffisamment outillé pour statuer sur des revendications complexes, de grande ampleur et de nature à la fois technique et historique [dans le cadre d’une seule audience] ».

b) La question de savoir si les questions que les parties entendent soulever à la première étape sont étroitement liées à celles qui resteraient à trancher à la deuxième étape

[72] Comme il a été mentionné précédemment, les questions relatives au bien-fondé et à l’indemnisation sont interreliées, ce qui risque de causer un chevauchement et un dédoublement dans la présentation de la preuve si la revendication est instruite en deux étapes. Si la revendication s’avère fondée, le Tribunal devra déduire de l’indemnité finale qu’il accordera les crédits pour les instruments aratoires qui ont effectivement été fournis à la revendicatrice et il devra, pour ce faire, s’appuyer sur la preuve historique. La revendicatrice souligne, à juste titre, les coûts additionnels qu’occasionnera le dédoublement de la preuve si l’affaire demeure scindée en deux instances différentes.

c) La question de savoir si la décision qui sera rendue à l’issue de la première étape est susceptible de mettre fin à la revendication en son entier, de limiter la portée des questions en litige à la seconde étape ou d’augmenter sensiblement les chances d’arriver à un règlement

[73] Le Tribunal rejette l’argument de la revendicatrice selon lequel le bien‑fondé de sa revendication sera presque certainement établi, de sorte que la tenue d’une audience en indemnisation est quasi inévitable. Le Tribunal a déjà précisé, dans des circonstances semblables, qu’il ne se prononcera pas d’avance sur les chances de succès des revendications dont il est saisi (Première Nation de Keeseekoose c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2017 TRPC 3 au para 10(vi)). Comme il n’y a pas d’aveux de la part de l’intimée, il est possible que la décision sur le bien‑fondé mette tout simplement fin à la revendication.

[74] Il n’y a pas non plus suffisamment d’éléments de preuve précis pour démontrer que la scission augmentera les chances d’arriver à un règlement. L’intimée a refusé de négocier la revendication au niveau ministériel et l’argument selon lequel une décision sur le bien-fondé pourrait faciliter la négociation de l’indemnité demeure conjectural. En fait, la politique de l’intimée suivant laquelle elle refuse de négocier avec les Premières Nations qui ont saisi le Tribunal de leurs revendications place les parties revendicatrices dans ce que le Tribunal a appelé une situation inextricable (Red Pheasant au para 32). En effet, la revendicatrice qui choisit de s’engager dans des négociations en vue d’un règlement après que la décision sur le bien‑fondé ait été rendue empêche l’instance de suivre son cours — puisqu’elle sera suspendue pendant les négociations —, et ce n’est que si les négociations échouent que les parties pourront passer à l’étape de l’indemnisation devant le Tribunal, moyennant des frais supplémentaires. Cela pourrait dissuader les parties revendicatrices d’entamer des négociations en vue d’un règlement à cette étape plutôt que de les encourager à le faire.

[75] Au départ, la scission devait aider la revendicatrice puisqu’elle est la partie la moins bien financée (Red Pheasant au para 8). Si la revendicatrice est disposée à prendre le risque de procéder en une seule étape, et qu’elle en a les moyens, sans bénéficier de la première audience pour circonscrire les questions à trancher à la deuxième audience, le Tribunal ne devrait s’y opposer que pour une bonne raison (comme un préjudice à la partie adverse), ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

d) La mesure dans la quelle les parties ont déjà consacré des ressources à l’ensemble des questions en litige

[76] En attendant que l’intimée donne suite à la revendication, la revendicatrice a décidé de commencer à monter son dossier sur l’indemnisation. Comme les parties avaient déjà consenti à une ordonnance de scission qui leur permettait de reporter cette question, cet argument se voit accorder moins de poids qu’il n’en aurait eu autrement.

[77] En revanche, l’intimée, qui n’était pas tenue de préparer ses arguments relatifs à l’indemnité puisqu’elle avait consenti à ce que le Tribunal scinde l’instance, n’est pas très avancée. L’intimée aurait pu subir un préjudice si l’ordonnance de scission avait été annulée plus tard dans l’instance, mais elle n’est pas suffisamment avancée dans sa préparation pour pouvoir prétendre être lésée par le fait qu’elle doit maintenant changer de stratégie.

e) La question de savoir si la scission d’instance permettra de gagner du temps ou entraînera des retards inutiles

[78] La revendicatrice fait référence à une liste de 18 revendications qui, selon elle, démontre que la scission nuit au règlement rapide des revendications devant le Tribunal (pour la liste complète, voir le paragraphe 13 ci-dessus). Bien que la revendicatrice ait raison lorsqu’elle fait état du temps considérable qui s’est écoulé dans ces 18 dossiers — allant de 12 ans, 3 mois et 28 jours à 5 ans, 9 mois et 4 jours — le Tribunal ne peut toutefois pas souscrire à l’idée que ces retards sont une conséquence directe de la scission de l’instance. Comme aucune revendication n’a été instruite en une seule étape par le Tribunal avant de faire l’objet d’une décision finale sur l’indemnisation, les statistiques fournies par la revendicatrice ne sont d’aucune utilité pour savoir quels sont les effets de la scission sur la durée de l’instance.

[79] La seule revendication que le Tribunal a instruite en une seule étape, c’est dans l’affaire Première Nation Saulteaux c Sa Majesté la Reine du chef du Canada (dossier du Tribunal no SCT‑5003‑13). Dans cette revendication, dont le Tribunal est saisi depuis près de sept ans, l’audience consacrée aux témoignages des experts en indemnisation a pris fin à l’automne 2021 et les observations orales n’ont pas encore été présentées. Procéder en une seule étape ne semble donc pas faire gagner beaucoup de temps.

[80] Les retards semblent être causés par une combinaison de facteurs, comme la nature de la revendication et la complexité des questions en litige, la quantité d’éléments de preuve documentaire déposés, l’existence ou l’absence d’aveux de responsabilité, la participation des parties aux négociations et le rythme auquel ces négociations sont menées, le dépôt d’une demande de contrôle judiciaire ou le comportement des parties à l’instance. Cependant, le Tribunal convient qu’à certains de ces facteurs s’ajoute la scission, qui retarde encore plus l’instance.

[81] Les statistiques fournies par la revendicatrice illustrent quand même bien la durée généralement excessive des procédures devant le Tribunal et montrent que ce dernier doit gagner en efficacité, surtout que la scission peut ajouter aux retards.

[82] Le Tribunal a déjà décrit en détail les retards que causait inévitablement la scission des instances, ainsi que les retards propres à la présente instance. Cela étant, le Tribunal peut conclure que la scission entraînera en l’espèce d’autres retards inutiles.

f) Tout avantage que la scission d’instance est susceptible de procurer aux parties ou tout préjudice qu’elles risquent de subir

[83] Comme le Tribunal l’a déjà expliqué, la revendicatrice a présenté « des éléments de preuve précis et convaincants » du préjudice qu’elle risque de subir si la revendication n’est pas instruite en une seule étape (voir Red Pheasant au para 12), y compris le temps que l’intimée a déjà mis pour embaucher un expert qui se prononcera sur la partie de la revendication qui porte sur le bien‑fondé, pour préparer l’exposé conjoint des faits et l’exposé conjoint des questions, et les retards inhérents aux revendications scindées devant le Tribunal.

[84] De son côté, l’intimée n’a pas prouvé qu’elle subirait un préjudice quelconque si l’ordonnance de scission était annulée.

[85] Il ressort de l’examen des facteurs établis dans la décision Première Nation de Kahkewistahaw que la revendicatrice a fourni des éléments de preuve suffisamment précis et convaincants pour démontrer que l’annulation de l’ordonnance de scission permettra au Tribunal de régler la présente revendication de la façon la plus juste, la plus rapide et la plus économique possible.

3. Est-ce que l’une ou l’autre des parties subira un préjudice qui pourrait justifier que l’ordonnance de scission ne soit pas annulée?

[86] Les parties n’ont pas invoqué de préjudice qui pourrait justifier que le Tribunal renonce à exercer son pouvoir d’annuler l’ordonnance de scission pour protéger l’une d’elles.

4. Conclusion

[87] Pour les motifs exposés ci‑dessus, le Tribunal conclut que l’ordonnance de scission porte préjudice à la Nation crie d’Enoch, que le maintien de l’ordonnance nuirait au règlement juste, rapide et économique de la revendication et que l’annulation de l’ordonnance ne porterait aucun préjudice à l’intimée.

[88] La demande de la revendicatrice visant à faire annuler l’ordonnance de scission du Tribunal est donc accueillie. La revendication sera instruite en une seule étape.

V. conclusion et ordonnance

[89] L’article 13 de la LTRP confère au Tribunal de vastes pouvoirs pour contrôler sa procédure et s’acquitter de son mandat de statuer sur les revendications particulières. La règle 3 des Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119, lui confère aussi le pouvoir exprès de rendre toute ordonnance qui permet un règlement juste, rapide ou plus économique de la revendication particulière. Le Tribunal a le pouvoir d’annuler une ordonnance de scission en vertu de sa loi habilitante et de son règlement, sans avoir à se fonder par analogie sur les Règles des CF.

[90] Le Tribunal reconnaît que le caractère définitif des jugements est un principe juridique fondamental qui joue un rôle important dans le système de justice canadien. Toutefois, ce principe s’applique de façon différente selon que l’ordonnance tranche définitivement une question de fond ou que l’ordonnance est de nature procédurale et régit le déroulement de l’instance.

[91] Le Tribunal a conclu qu’il ne doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’annuler une ordonnance de scission que si cette ordonnance porte préjudice à l’une ou l’autre des parties et que son annulation permet au Tribunal de mieux s’acquitter de son mandat, qui est de favoriser un règlement juste, rapide et économique des revendications particulières. Une ordonnance ne doit pas être annulée si cette annulation porte préjudice à l’une ou l’autre des parties.

[92] En l’espèce, la revendicatrice a fourni des éléments de preuve précis et convaincants selon lesquels l’ordonnance lui cause réellement un préjudice, car elle entraîne des coûts et des retards supplémentaires. Après avoir examiné les critères énoncés dans Première Nation de Kahkewistahaw, le Tribunal a conclu que l’annulation de l’ordonnance lui permettrait de mieux remplir son mandat, soit d’assurer le règlement juste, rapide et économique de la revendication. L’intimée n’a pas été en mesure d’identifier le préjudice réel, et non hypothétique, qu’elle subirait si l’ordonnance est annulée.

[93] Les parties doivent comprendre, cependant, qu’il est important qu’elles respectent leur parole. Comme elles pourront désormais consulter la présente décision pour mieux comprendre les avantages et les inconvénients de la scission d’une instance devant le Tribunal, elles devront en général, si elles consentent à une ordonnance de scission dans le cadre d’une revendication particulière, respecter leur engagement, à moins, bien sûr, qu’elles puissent démontrer que le maintien de l’ordonnance de scission leur cause un préjudice.

[94] Compte tenu des coûts et des retards supplémentaires qu’entraînerait la scission pour la revendicatrice, du fait que l’annulation de l’ordonnance de scission cadre davantage avec le règlement juste, rapide et économique de la revendication et de l’absence de préjudice pour l’intimée, le Tribunal conclut que la présente revendication doit être instruite en une seule étape. L’ordonnance du 2 septembre 2020 qui scinde l’instance en deux étapes — soit celle du bien-fondé et celle de l’indemnisation — est par les présentes annulée.

TODD DUCHARME

L’honorable Todd Ducharme

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20220216

Dossier : SCT-6002-19

OTTAWA (ONTARIO), le 16 février 2022

En présence de l’honorable Todd Ducharme

ENTRE :

NATION CRIE D’ENOCH

Revendicatrice (demanderesse)

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimée (défenderesse)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats de la revendicatrice (demanderesse) NATION CRIE D’ENOCH

Représentée par Me Steven Carey et Me Amy Barrington

Maurice Law, avocats

ET AUX :

Avocates de l’intimée (défenderesse)

Représentée par Me Tanya Knobloch et Me Soniya Bhasin

Ministère de la Justice

 

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